n° 118 - L`Humanité

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Autoportrait, par Pierre Bourgeade, 1995.
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Ce n’est pas impossible… Les Lettres françaises ont rendu
compte régulièrement de la publication de ses livres, en
particulier d’Éloge des fétichistes en 2009, et lui ont rendu
hommage en lui consacrant la une de l’un de ses numéros.
L’édition d’un inédit ne pouvait — à tout le moins — qu’exciter
notre curiosité. Dès réception de l’ouvrage, Venezia donc, j’ai
suspendu toute activité pour le lire. Je dois avouer que sa
lecture m’a, un long temps, littéralement coupé le souffle. Il
m’a fallu quelques heures pour retrouver un peu de calme.
Aucun livre ne m’a bouleversé à ce degré d’intensité proche
du malaise, pas même dans mon adolescence certains romans
de Georges Bataille, pas même évidemment Sade… Livre
majeur, fascinant, douloureux, sarcastique, violent, comment
rendre compte de Venezia ?
Dans leur excellente préface, « Bourgeade, maestro », les
éditeurs, « prosélytes que nous sommes », font remarquer
que sur dix lecteurs interrogés, les réactions vont du rejet
violent (une fois sur dix) ou du rejet embarrassé (deux fois sur
dix) au coup de foudre pour la plupart d’entre eux. Il m’a
semblé, puisque Tristram, en même temps que Venezia, republiait dans sa petite collection « Souple » un autre roman
de Bourgeade, Ramatuelle (2007), qu’il fallait d’abord parler
de ce dernier. Pourquoi ? Peut-être pour préparer le lecteur
à la lecture de Venezia…
L’intrigue de Ramatuelle est relativement simple. Elle se
noue, se développe et se clôt en sept jours, du dimanche 24 juin
au samedi 30 juin-dimanche 1er juillet. Sept jours de la vie
d’une jeune femme, Françoise d’Elbée, trente-cinq ans. Elle
fait partie de la bourgeoisie parisienne : un père médecin, un
mari banquier, deux enfants, une fille et un garçon. Elle habite
à côté du parc Monceau. Le roman est constitué du journal
qu’elle a écrit, la dernière nuit, pour raconter la semaine
pendant laquelle sa vie a basculé, c’est-à-dire, pour reprendre
une définition du dictionnaire, est passée brusquement d’un
état à un autre de façon irréversible.
Beau mariage donc. Voyage à Venise, au fameux Hôtel des
Bains. Elle ne connaît rien des rapports sexuels jusqu’à cette
nuit de noces qui ne semble lui avoir laissé aucun souvenir
particulier. « Pendant une dizaine d’années, mon mari a
dormi plus ou moins régulièrement avec moi, puis il a cessé
de me toucher, et je crois que j’ai préféré ça. » La « vie » familiale est terne et étouffante. Il y a les dîners, le seul repas
en commun, où le maître d’hôtel, André, « glisse comme une
ombre derrière nous, retirant nos assiettes de ses mains gantées, plaçant les suivantes ». On ne s’aperçoit de rien. Le mari,
Charles, ne cesse de parler. Elle a compris très vite qu’il ne
fallait pas le contredire. Naturellement, les enfants n’ont
qu’une hâte, celle d’aller dans leur chambre… Ils sont bien
élevés et rongent leur frein en silence. Ensuite, les adultes
passent au salon. Monsieur boit du café et fume le cigare,
madame ne prend qu’un décaféiné. Dans la chambre « laquée
de blanc comme tout le reste de l’appartement », ils ont
chacun leur lit. Charles, avant de s’endormir, lit un journal
financier et Françoise, un roman…
« Il faut situer les personnages, les lieux, dire les choses
comme elles sont arrivées. » Ce que Pierre Bourgeade fait
avec sobriété, concision, froideur : son héroïne ne s’épanche
pas, elle semble dénuée de sentiment. Elle ne donne signe de
vie, si l’on peut dire, que lorsqu’elle avoue aimer conduire
— et vite — son Austin pour passer une semaine à Ramatuelle
dans la propriété que ses parents lui ont léguée. Une semaine
de solitude avant l’arrivée du mari et des enfants… « C’est
l’unique occasion où je voyage seule et c’est quelque chose
que j’aime. Je passe le péage, le soleil apparaît, le ciel est rouge.
J’aime beaucoup cette maison de Ramatuelle. »
Le récit de la deuxième journée montre comment la vie de
Françoise bascule. J’emploie de nouveau le verbe basculer,
non sans raison. Sur la route des Maures, à une centaine de
kilomètres de Ramatuelle, elle s’arrête pour laisser reposer le
moteur de sa voiture. « Je prends un plaid sur le siège arrière,
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je l’étends du côté de la route, sous les pins, là où les taillis
sont le plus épais, j’enlève mes chaussures, je m’allonge, et à
peine allongée, épuisée, je m’endors. »
Réveillée par des cris, elle assiste à une scène de violence
inouïe : deux jeunes gens s’emparent d’une femme dans sa
voiture « arrêtée à l’extrême droite de la route, presque inclinée
au-dessus du ravin ». Ils la frappent, la violent, la rejettent
dans la Clio, « ils basculent la voiture dans le ravin, explosion ».
Pourquoi, lorsque la police arrive, ne dénonce-t-elle pas les
jeunes gens ? Pourquoi invente-t-elle une thèse selon laquelle
elle était là avant l’accident ? La Clio a manqué son virage, les
jeunes gens sont arrivés trop tard… Pourquoi leur propose-telle de les emmener chez elle ? Les événements des journées
qui vont suivre ne sont jamais que la conséquence de son geste
initial : elle est prise dans un engrenage infernal sadomasochiste
dans lequel elle découvre son corps, la jouissance. Elle n’est
pas seulement une petite-bourgeoise qui aime à se faire peur
en compagnie de jeunes voyous. Même si elle participe à
l’attaque d’une fourgonnette du Crédit agricole, son rôle reste
limité, mais néanmoins complice d’un second crime : « J’attendrai, sous un bouquet de pins, à quelque cent mètres de
là. Je serai au point mort, moteur en marche, prête à foncer. »
Le convoyeur de fonds est mort dans l’explosion de son véhicule. « Julien a vu son visage s’enflammer comme du
papier. »
À me relire, je vois bien que je n’ai montré que l’aspect le
plus « rocambolesque » du roman, en quelque sorte son
squelette. Je me garderai bien de raconter l’épilogue qui peut
s’analyser — mais ce n’est qu’une hypothèse — comme un
retour à l’ordre, une expiation, ou la manifestation d’une
perversité qui fait, selon Baudelaire, « que l’homme est sans
cesse à la fois homicide et suicide, assassin et bourreau ».
Ramatuelle pourrait fort bien se prêter à une adaptation
cinématographique. Françoise n’écrit-elle pas : « Maintenant
c’est dimanche. J’ai écrit toute la nuit, au fil de la plume. La
semaine qui est en train de s’achever s’est déroulée dans ma
tête comme un film dont je n’ai eu qu’à relater rapidement
les épisodes. »
L’écriture de Bourgeade est visuelle : il sait nous faire voir,
sans fioriture, avec une précision des plus rares, quasi anatomique, des paysages, des corps, des situations — je veux dire,
sans faire de la littérature —, ce que les éditeurs ont raison de
souligner : « (Il) nous a montré, au fil du temps, comment ce
qui est trop littéraire est nuisible à la littérature. »
À sa manière, l’écriture de Bourgeade est une histoire de
l’œil. Non pas comme celle de G. Bataille qui reste imprégnée
de judéo-christianisme, mais toujours à distance, froide,
souvent parodique. Ainsi ce passage où Françoise rentre dans
la chambre — Julien est réveillé et lui demande de s’approcher
du lit : « Mon ventre est à la hauteur de son visage. “Écarte”,
dit-il. J’obéis. “Encore.” J’obéis. Ses doigts s’ajoutent aux
miens. Il veut tout voir. Tout voir au plus profond. Mais quoi ? »
Ces quelques lignes qui terminent la quatrième journée sont
précédées d’une étonnante scène où Françoise, devant son
miroir, regarde « son visage étranger » : « Je cligne l’œil droit,
il cligne à gauche. » Puis elle retourne ses paupières supérieures
vers le haut et « apparaît une sorte de boule blanchâtre, répugnante et stupide ».
Le dernier roman de Pierre Bourgeade, Venezia, met en scène
le directeur d’un palace vénitien, le signor Tardelli, le jeune
gigolo, Larry Dawson, de Mrs Springfield, une milliardaire
appelée la Contessa. Miss Carrington, milliardaire elle aussi,
accompagnée de Miss Ingrid Lindstrom « qui a l’honneur de
pousser son fauteuil à roulettes », cinq actionnistes du Village
à New York (quatre hommes et une femme)… et Khadjik…
L’histoire est simple : Mrs Springfield, la Contessa, est une
octogénaire richissime qui a décidé de mourir à Venise au
terme d’une « performance » dont elle a réglé à cette fin les
moindres détails.
Miss Carrington, née prématurée, « avait été condamnée,
dès l’âge de sept ans, au fauteuil roulant ». Là encore, comme
dans Ramatuelle, les traumatismes de l’enfance vont décider
d’un destin. Larry, qui, à première vue, l’avait comparée à
« une orchidée qu’on aurait écrasée d’un coup de talon », à
mieux l’observer la voit un peu différemment : « Elle était
bronzée, elle portait une saharienne noire largement décolletée,
par l’échancrure de laquelle on apercevait deux seins en
pomme, clairs, à demi dénudés. » La jeune fille qui l’accompagne, habillée d’une robe transparente, n’a « pas plus de
poitrine qu’un garçon ».
On comprend très vite que la Miss est son « chauffeursouffre-douleur personnel », autrement dit, son esclave. « Je
ne me contente pas d’enfoncer des aiguilles dans les mains
de cette jeune personne, je lui en enfonce aussi dans les fesses,
les bras, et dans les seins. Elle ne se plaint jamais. C’est mon
esclave » , confie à Larry la dominatrice Barbara
Carrington.
Larry attend Mrs Springfield qui, de jour en jour, par fax,
renvoie à plus tard son arrivée à Venise. Elle a découvert,
dit-elle, un groupe d’actionnistes berlinois… Larry quant à
lui passe son temps avec « l’orchidée broyée » et son esclave.
On le voit, par exemple, participer à une séance « uro » dans
la chambre de ces dames. Il est allongé nu dans la baignoire,
Ingrid au-dessus de lui et « l’infirme, clouée dans son fauteuil, qui nous regarde, le sourire aux lèvres »…
Mais là n’est pas l’important. Sade nous en a raconté
d’autres… L’histoire de Venezia va prendre un autre cours
avec l’arrivée de la Contessa, « quatre-vingt-trois ans depuis
six mois, un mètre quatre-vingt, cent treize kilos, (elle)
venait de passer trois semaines furieuses à Berlin, où elle
s’était éclatée ».
Que faisait-elle donc à Berlin ? Le tour des abattoirs, chaque
soir, en compagnie des actionnistes dont elle ne pouvait plus
se séparer après les avoir découverts à Manhattan. Ils l’avaient
alors fouettée jusqu’au sang. Nous apprenons que la mère
de Mrs Springfield est morte dans un camp de concentration.
Elle engage les cinq actionnistes : « Je veux souffrir par vous,
en raison de ce que ma mère y a souffert. » Puis, soudain,
elle décide de retourner à Venise, à l’hôtel Gubbio. Elle dispose
de sa suite habituelle, trois appartements. Celui du milieu
sera réservé « aux fêtes qu’elle comptait donner. Elle savait
lesquelles, elle n’en dit mot ».
La fête, car il n’y en aura qu’une, sera celle de sa mise à
mort. « À Berlin, vous m’avez fait revivre les premières
étapes de la passion, ici, j’arriverai au terme. (…) Je voudrais
donc, demain, que vous m’attachiez sur la croix et que vous
me frappiez à mort. »
Je ne parlerai pas de ce Golgotha. Il faut laisser au lecteur,
s’il en a la curiosité, la possibilité d’y monter à son tour.
Là encore, dans ce roman, le cinéma a sa place. Celui de
Pasolini, par exemple, et son dernier film, La Ricotta, que
« la démocratie chrétienne ne lui a pas pardonné », pas plus
que Salo ou les 120 journées de Sodome.
Je ne peux souscrire tout à fait aux propos des éditeurs,
pour lesquels « le traitement de (cette obscénité totale) est
celui de la comédie, du sketch, de la bande dessinée ». Certes,
il y a de tout cela dans Venezia. On citera bien sûr ce passage
où Bourgeade décrit Miss Lindstrom et Barbara Carrington
traversant le hall de l’hôtel. Attardons-nous un instant sur
l’accoutrement de Barbara « recroquevillée sur le fauteuil
roulant » : « Elle était coiffée d’une casquette de base-ball
rouge portant l’insigne des New York Yankees, et avait les
yeux cachés par d’immenses lunettes noires en ailes de
papillon. (…) Ses jambes décharnées étaient maintenues par
de hautes guêtres de cuir sombre et ses pieds disparaissaient
dans d’extraordinaires chaussures orthopédiques, aussi
larges que longues, quasiment cubiques, qui ressemblaient
moins à des chaussures qu’à d’incompréhensibles boîtes de
fer-blanc. »
Grand livre, certes. Beau, drôle parfois, tragi-comique,
d’une violence à couper le souffle, je le répète. Dans son
écriture d’un classicisme impeccable, il nous laisse des images
inoubliables.
Allez, je vais être un peu provocateur à mon tour : dirais-tu,
mon cher Pierre, toi aussi : Venise, du sang, de la volupté et
de la mort ?
Jean Ristat
Ramatuelle, de Pierre Bourgeade. Éditions Tristram,
88 pages, 5,90 euros.
Venezia, de Pierre Bourgeade. Éditions Tristram,
118 pages, 6,95 euros.
Voir aussi dans les Lettres françaises n°43
l’entretien entre Pierre Bourgeade et Franck Delorieux.
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Thymus,
de Julien Blaine. Le Castor astral, 196 pages, 18 euros.
On ne rendrait sans doute rien de Thymus sans évoquer sa teneur visuelle. Cette
poésie tout entière traversée par l’image
se nourrit d’un travail incessant sur la
typographie, la police, la maquette. Les
polices et les tailles foisonnent, les mots
sont parfois coupés par la page ou au
contraire redoublés en miroir. Cette légèreté ludique, parfois teintée d’humour,
ne verse toutefois jamais dans la franche
rigolade. Thymus contient plus généralement une multitude de jeux mais qui
ne sont jamais insignifiants et gratuits.
J’en tiens pour preuve le jeu de « des »
au centre du livre, qui n’est pas sans rappeler les célèbres Bimots de notre auteur.
Le procédé est simple : un mot est associé
à son homonyme précédé du préfixe
« de », ce même préfixe que l’on trouve
dans le verbe latin desum, faire défaut :
« ordre » est ainsi associé à « désordre »,
« faïence » à « défaillance »… En bousculant l’ordre courant de la langue, ce
montage poétique ouvre le chemin d’une
véritable réflexion sur le monde, qui se
passe de toute emphase. C’est aussi un
retour vers l’étymologie et cette communauté de racines à laquelle on ne prend
plus garde : qui de nous entend encore le mot chaîne dans
« déchaîner » ?
Enfin, si je devais caractériser en un mot la poésie de Thymus,
je prononcerais le terme d’« attention ». L’écriture de Julien
Blaine semble attentive à tout : aux signes, à leur forme, leur
taille, leurs sonorités, leurs sens, aux choses. Même à ceux
qui paraissent à première vue insignifiants. En témoignent
de longs passages sur des insectes, notamment celui où un
coléoptère est recueilli dans la main : « J’ai ramassé un magnifique coléoptère aux élytres verts comme un métal vernis
à l’émeraude, c’est celui qu’enfant nous gardions toute la
journée sur nos gilets de laine (…). Il gisait mort sur le goudron
noir, si beau, je le cueillis et le nichai au creux de ma main,
puis je le portai à mon regard pour mieux l’observer. Je le fis
tourner, ventre articulé, pattes recroquevillées puis dos
luisant, bijou animal ; je le fis rouler dans ma paume pour
admirer ses élytres sirop de menthe (…). Dans un premier
délire, je sentis ses pattes remuer sur ma peau, au creux de
ma main ; j’ouvris la main : quelle sensation stupide ! Il était
là, définitivement immobile et mort, bloqué entre ma ligne
de vie et ma ligne de chance. » Puis, lorsque le poète ouvre
une seconde fois sa main, l’animal « déploie ses ailes membraneuses et s’envole ». Ranimé par la poésie. Julien Blaine
a fait part bien souvent de son extrême méfiance à l’égard
des monothéismes : là, il semble pratiquer l’attention enseignée par Bouddha.
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Dès son seuil, Thymus s’éventre, s’interrogeant sur la
possibilité d’une parole poétique, exposant ses premiers
échafaudages. Puis le seuil s’épaissit dans le redoublement
de la page de garde qui caractérise le livre à la fois comme
« autoportrait » et comme « carnet du malheur ordinaire ».
L’écriture autobiographique fonctionne en effet à partir de
photographies, de portraits et d’autoportraits qui déclenchent la mémoire et son écriture. Ni les « je me souviens »
superposés de Georges Perec, ni le temps retrouvé dans une
madeleine, Julien Blaine l’écrit : « Et me revoilà à réfléchir
aux dépens de Georges et de Marcel… » Réfléchir, c’est
activer les miroirs internes de la mémoire et en subir les
ressacs. Toute une partie de Thymus est un album de photographies commentées où le poète entreprend de reproduire
le vrai mouvement de la mémoire qui n’est pour lui ni
chronologique ni ordonné. Au départ, cela semble simple :
on trouve une photographie sur la page de gauche, le souvenir
qu’elle déclenche sur la page de droite. Toutefois, chaque
page de droite reprend systématiquement les souvenirs
précédents, si bien qu’à la cinquième photographie, la page
ne peut plus contenir tous les souvenirs : elle laisse alors
tomber le plus ancien qui glisse à nouveau dans l’oubli, hors
du livre. Ce ressac de souvenirs, a fortiori dans un livre privé
de pagination, berce le lecteur parfois jusqu’à le plonger
dans un mal de mer partagé par l’auteur qui confesse : « Je
relis le texte / et je me sens si futile que j’ai la gerbe / mais
à 163 pages, là / là, au moment où j’écris / autant en finir… »
Et parmi ces photographies, on trouve des membres de sa
famille, des amis, des lettres reçues… Comme il l’écrivait
déjà en 2009, « quand on demande aux poètes et aux artistes
une note biographique, les premiers citent leurs livres, les
autres leurs expositions. On pourrait aussi bien énumérer
nos accidents d’automobile, nos baignades interdites ou les
noms de nos amis ». Thymus convoque les images et les
mots des autres, de ceux dont le chemin croise celui du
poète et qu’il inclut généreusement dans sa situation singulière d’écriture. On retrouve des mots proprement blainiens : « hui » qui se passe du « aujourd’ », « bécile » coupé
de son préfixe.
Cette provocation du souvenir opère comme une résistance
à la mort. Thanatos, personnification de la mort dans la
mythologie grecque, est évoqué ici dans un autre sens :
comme synonyme de la soumission. Ce glissement sémantique inhabituel nous invite à nous interroger sur le voisinage
de la mort et de la soumission : Julien Blaine ne nous incitet-il pas ainsi à la révolte ? Pour être vivant, ne jamais se
soumettre. Ici, Thanatos quitte la statuaire grecque pour
prendre la forme d’idéogrammes dont le montage poétique
est significatif. Courir et sauter sont un même idéogramme,
tandis que le dessin figurant l’immobilité ressemble fortement à un saut. En un sens, courir, sauter et être immobile
ne seraient pas la même chose ? Et si, à force de course, on
sombrait dans l’immobilité ? Dans le contexte de notre
société où la vitesse (de production, de consommation, des
échanges) semble être un critère de conduite, la poésie de
Julien Blaine propose de revoir l’efficacité de cette course
en avant.
Amina Damerdji
CHRONIQUE BD DE SIDONIE HAN
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L’association vient de publier Elle dans la collection « Espôlette », neuf ans après qu’elle a réédité On m’appelle
l’Avalanche. Elle, c’est celle qu’on ne verra jamais, mais
que le personnage principal, seul, enfermé dans une prison
dont on ne sait si elle est réelle ou mentale (ou les deux ?),
ne cesse d’attendre, de fantasmer. Comme souvent chez
Masse, on ne peut s’empêcher de songer à Beckett. Il n’y
a que deux personnages dans Elle, le prisonnier et son
maton, qu’on ne voit jamais mais qui répond parfois à celui
qui attend, dans ce langage particulier qui ressemble au
nôtre mais appauvri, vidé de ses règles grammaticales
complexes. Il y a donc cet homme qui attend, un béret
planté sur la tête, enfermé dans une prison en forme de
siège qui s’ouvre parfois sur la mer ou le métro, et, pour
l’accompagner, du café et des cigarettes. Six cases par page,
et l’impossibilité totale d’en échapper. Au fur et à mesure
que les planches s’accumulent, on pense encore à Woyzeck
qui tue Marie d’un trop-plein d’amour et de son incapacité
à s’adapter à ce monde violent et injuste, on pense aussi à
Kafka et sa description d’une justice arbitraire dont personne
ne peut tout à fait comprendre les arcanes.
Elle est un bel exemple de la force du neuvième art ; en six
cases, Masse ne raconte pas une histoire mais semble révéler
tout ce qui fait notre monde, dans son absurdité, sa violence,
son incompréhension, son appauvrissement. « Tout le
dehors du monde est maintenant retourné comme une
chaussette dans le dedans de sa prison », peut-on lire dans
l’introduction. Cette phrase décrit parfaitement ce qui est
en jeu dans Elle, à la fois tout et pas grand-chose. La simplicité apparente du trait, des situations, de leur enchaînement, donne à voir l’essence même de l’art de la bande
dessinée. Masse joue avec le format, comme il sait si bien
le faire, et avec le lecteur ; « faire spectacle 6 cases… toujours
pareilles, pas pareilles », dit le personnage, renvoyant le
lecteur à sa position. Comme chez Beckett, en refermant
les livres de Masse, on ne sait plus très bien qui est le plus
absurde, le livre, ou le monde qui se tient derrière.
Elle, de Masse. L’Association, collection « Espôlette »,
14 euros, 82 pages en noir et blanc, sortie août 2014.
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Correspondance générale,
d’Alexandre Dumas, tome I. Coll. « Classiques Garnier ».
610 pages, 59 euros.
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Bref, les Classiques Garnier renaissent, ce qui permet au
professeur Claude Schopp, l’inusable inventeur d’Alexandre
Dumas (au sens où l’on invente une grotte, ou le site de
Troie), de publier enfin la Correspondance générale qu’il
collectait depuis trente ans sur d’improbables disquettes
vouées à l’effacement et à des erreurs de manipulation
– hormis les lettres qu’il distillait au fil de ses précieuses
éditions des divers romans.
La publication de cette correspondance du plus grand
romancier français du XIXe siècle – avec Balzac – et de
l’un des plus universels des classiques de notre littérature,
est évidemment un événement, et l’on regrette, bien sûr,
qu’elle soit passée inaperçue (la date de parution, début
juin, une idée digne du professeur Nimbus, au milieu de
la sortie des futurs best-sellers prévus pour l’été, y est
certainement pour beaucoup).
Quoi qu’il en soit, elle est là, elle existe, et on attend avec
impatience, les volumes II et III.
Le tome I, qui nous mène de 1820 (Dumas a dix-huit ans
et écrit à son ami d’enfance Auguste Boussin, « employé
aux Droits réunis » de Villers-Cotterêts) à 1832, et JeanBaptiste Porcher, qui avançait de l’argent aux auteurs,
nous donne à voir le Dumas des débuts, au temps où il
était employé aux écritures du duc d’Orléans, futur LouisPhilippe, à celui où il commence à triompher en inventeur
du drame romantique. Le romancier des Mousquetaires
est encore loin. Tout au plus effleure-t-on les débuts du
narrateur des Impressions de voyage (en Suisse, 1832), un
premier chef-d’œuvre.
La correspondance de Dumas est plus proche de celle de
Stendhal (ennuis administratifs des postes consulaires)
ou de Balzac (qui, sauf lorsqu’il écrit à madame Hanska,
parle essentiellement boutique avec ses créanciers et ses
éditeurs), que de celle de Flaubert, qui devait se douter
confusément qu’il y donnait son grand œuvre, et décorsetait volontairement sa phrase pour montrer qu’il était
capable d’autre chose que de concocter des dictées de
troisième, comices agricoles et autres, ou d’inspirer les
formalistes d’un autre siècle, cent ans après.
Dumas, toujours, reste naturel, et on prend plaisir à le
lire, mais son abondance est réservée à ses écrits personnels, et il ne se laisse pas aller aux effusions romantiques
(hormis, mais là il y a aussi de l’humour à la Gotlib) dans
ses premières lettres, lorsqu’il écrit à son ami Auguste
Boussin : « Il me serait impossible de vous dire toutes les
conjectures que je formais sur votre silence, tantôt je pensais
que vous trouvant au bord de la mer vous étiez allé chercher
fortune en Amérique et tantôt (je ne m’arrêtais à cette pensée
qu’avec peine) que le désespoir avait abrégé vos jours. »
La plupart des lettres qu’offre ce premier volume sont
riches d’enseignement sur une histoire littéraire qui fait
maintenant partie de l’Histoire tout court. On y découvre
que Dumas a eu des relations amicales très proches avec
Vigny, « Mon cher Alfred », (le moins dumassien et le
moins romancier des romantiques, qui nous inflige, à
propos de Cinq-Mars, un inventaire minutieux des moindres
boutons de guêtre de ses conspirateurs, pathétique élève
de Walter Scott qui lui, au moins, s’abreuvait aux sources
de Shakespeare et avait le mérite d’avoir inventé le roman
historique), avant qu’ils ne s’éloignent, ou qu’il appelait
Hugo « Victor », ce qui, à une époque plus protocolaire
que la nôtre où le tutoiement et le « Je t’embrasse » ne
faisaient pas partie des ponts-aux-ânes des écoles de
communication, témoigne d’une réelle proximité. De
Trouville (14 juillet 1831), il lui propose même des douceurs :
« Nous allons vous pêcher un panier de crevettes que nous
vous ferons cuire et vous enverrons en toute diligence :
on nous assure qu’elles arriveront très bonnes à Paris. »
et il signe « Votre frère/Alex Dumas ».
Il est d’ailleurs assez amusant de voir ces « têtes de série »
du Lagarde et Michard (dont Dumas, au grand dam de
Jacques Laurent, était splendidement absent), se désigner
par leur prénom, comme vous et moi, comme un ancien
président de la République et ses épouses successives à la
une de France Dimanche : « Il n’y a dans l’époque que trois
poètes, Lamartine, vous et Victor » (à Vigny, 22 avril 1831).
Il est touchant de voir la générosité dont témoignent ces
grands écrivains, qui tous apparaissent en même temps
sur la scène littéraire : ils se soutiennent, s’encouragent,
se conseillent. En juin 1831, après avoir vu la Maréchale
d’Ancre, de Vigny, Dumas lui dit son enthousiasme, mais
lui donne aussi des conseils : « Recommandez à George
de faire plus haut à la fin son exhortation à la vengeance,
le public a deviné d’instinct une fort belle scène, mais n’a
rien entendu. Deux monologues me paraissent trop longs
ou – tranchons – me paraissent inutiles. »
Suit une page d’indications précises, où Dumas se montre
le plus perspicace et le plus attentif des lecteurs, afin de
permettre à son ami d’améliorer sa pièce.
D’autres lettres témoignent de la véritable humanité de
Dumas, qui n’hésite pas à écrire à Louis-Philippe – dont
il est un opposant notoire – pour lui demander la grâce
d’un condamné aux galères ou celle d’un éditeur d’estampes condamné à six mois de prison. « Cependant, Sire,
voilà une pauvre femme qui vient à moi sans me connaître,
sans m’avoir jamais vu ; mais elle a su que j’avais obtenu une
grâce, et elle a pensé que j’en pouvais obtenir deux. Et elle a
bien fait de s’adresser à moi plutôt qu’aux hommes en faveur.
Les hommes en faveur ont tant à demander pour eux qu’ils
n’auraient certes rien à demander pour elle. Moi, Sire, je n’ai
au contraire rien que je veuille ou puisse demander pour moi. »
Élégance, dignité, limpidité de l’écriture : la lettre pourrait
être signée d’Athos.
Les lettres les plus personnelles de ce volume, on les
connaissait déjà depuis leur publication par Claude Schopp,
en 1982 : ce sont les lettres à Mélanie Waldor. On y lit
l’histoire vécue d’une grande passion romantique, des
premiers émois à l’accomplissement, puis aux déchirements de la jalousie, à l’amertume de la rupture, puis à
l’apaisement : « Oh ! Alexandre ! Tu vaux encore mieux que
les autres hommes ! Je te méprisais ; à présent je t’excuse et je
ne rougis plus de t’avoir aimé ! Car, toi, tu as l’âge pour excuse,
tu as ton sang africain, ton âme de feu et quand tu m’as aimée,
tu n’as pas calculé froidement ma perte, tu n’as pas entassé
ruses sur calcul pour m’y amener… » lui écrit Mélanie en
août 1831. On y voit aussi Dumas au travail – Antony est
en répétitions ; Dumas commentant l’actualité politique
– le Paris en feu des Trois Glorieuses ; en jeune ambitieux
balzacien qui se fraie un chemin vers la gloire dans une
société en pleine ébullition.
L’édition de Claude Schopp est évidemment impeccable,
et on lui sait gré d’avoir, dans la mesure du possible, joint
aux lettres de Dumas, celles de ses correspondants. Les
notes sont précises et passionnantes, et font souvent
revivre des personnages – musiciens, acteurs, journalistes
- dont le nom a sombré dans l’oubli, et qui retrouvent
ainsi leur place dans l’histoire d’une époque.
La publication de cette Correspondance générale de Dumas
est un événement littéraire de l’année 2014. Souhaitons
que Claude Schopp ne perde pas de temps pour nous en
concocter la suite !
Christophe Mercier
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Jack Bilbo, Rebelle par passion,
traduit de l’allemand par Alexia Valembois.
Préface d’Henry Miller. Éditions les Fondeurs
de briques, 444 pages, 23 euros.
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« Six mois avant qu’Hitler n’accédât au pouvoir, j’appelai les meneurs des partis antifascistes à se réunir, et je leur soumis le plan que
j’avais élaboré pour supprimer les quarantehuit dirigeants nazis en l’espace de vingtquatre heures, opération à laquelle la révolution
aurait dû immédiatement faire suite. Mais les
représentants des partis redoutaient cette
responsabilité. On ne put ou ne voulut se
résoudre à franchir le pas. » Est-ce d’avoir
été interné en Angleterre pour la seule
raison qu’il était allemand, en dépit de ses
convictions antifascistes, qui a poussé Bilbo
à ajouter ce genre de fanfaronnades puériles ? Pourtant son ode à la liberté et à la
liberté de l’imagination suffisait.
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Sébastien Banse
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Le Livre des trahisons,
de Philippe Pivion. Le Cherche-Midi éditeur,
504 pages, 21 euros.
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On ne manquera pas d’objecter que c’est
là davantage travail d’historien que de
romancier, et surtout que les bonnes intentions ne font pas forcément les bons
romans. S’il est vrai qu’un mauvais roman
restera toujours un mauvais roman, de
quelque côté qu’il penche, il n’est nullement
interdit à un romancier de revisiter le passé.
Philippe Pivion n’est pas un historien mais
bel et bien un romancier qui a choisi d’insérer ses personnages dans une période
donnée avec laquelle il entretient des affinités, ne serait-ce qu’à cause du rapprochement qu’on ne peut manquer de faire
avec les éléments politiques et sociaux qui
favorisent la montée actuelle de l’extrêmedroite. Il ne faut pas lire ses romans comme
des ouvrages d’histoire, même si celle-ci
y est traitée avec un maximum de sérieux
dans son cadre général et dans la documentation de certains faits.
Ainsi, dans le Complot de l’ordre noir, qui
a pour fond historique l’assassinat de Louis
Barthou, Philippe Pivion a mis au jour un
fait jusque-là ignoré : la participation de
la police française dans la mort de Barthou
par des éléments probablement infiltrés
par la Gestapo. Le Livre des trahisons procède
lui aussi d’une solide documentation, en
particulier sur le projet de déportation des
juifs à Madagascar, la préparation des accords de Munich ou la tentative de putsch
militaire des officiers allemands. D’où,
d’ailleurs, le sous-titre du roman : le crépuscule des officiers prussiens qui eurent
l’herbe coupée in extremis sous les pieds
par la politique d’apaisement de la France
et de la Grande-Bretagne.
Philippe Pivion a l’art de mêler la grande
histoire avec la petite. La grande, ce sont
les faits et gestes des personnages réels qui
s’affrontent : Daladier, Léger, Bonnet,
Chamberlain, Schuschnigg, Goering, Hitler,
Litvinov et d’autres, tous montrés comme
vraisemblablement ils étaient. Là, la vérité
vient du romancier et on adhère à ce qu’il
en dit. La petite histoire, elle, concerne le
monde personnel d’Étienne Frottier, diplomate chargé des relations avec l’Allemagne au Quai d’Orsay. Comme la question
allemande est au cœur de la vie politique,
Frottier en retire une importance certaine,
accrue, il est vrai, par le comportement
versatile d’Alexis Leger (alias Saint-John
Perse), qui n’arrive pas à trouver son point
d’équilibre dans les changements de la
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Saint-John Perse.
politique étrangère française. Frottier n’est
pas un grand héros mais un homme révulsé
par ce qui se trame. Cela donne à ses réactions un relief et une cohérence éthique
terriblement accusatrice pour les différents
ministres qu’il est tenu de servir.
Philippe Pivion se garde de tomber dans
l’excès de critique, rétrospectivement facile.
Il reste mesuré et cette mesure rend d’ailleurs
le propos plus accusateur. Ainsi, si Bonnet
fait indiscutablement le jeu de l’Allemagne,
sa part d’incompétence n’est pas occultée.
Alexis Leger, lui, se croyait le sphinx du ministère, capable de le diriger en sous-main,
il en vient à se paralyser lui-même par ses
propres revirements. Daladier commence
par se révulser à la pensée de céder aux Anglais, puis accepte de tout céder à Munich et
enfin décide de tirer gloire de sa capitulation.
Le chef de la police allemande, Arthur Nebe,
toujours très professionnel dans tout ce qu’il
entreprend, met toute ses capacités à rendre
possible le putsch militaire, tandis que les
officiers qui vont le réaliser sont montrés
enthousiastes, résolus, naïfs mais finalement
désireux de restaurer l’empire. Le portrait
de Chamberlain, certainement fidèle au personnage, est le plus implacable tant il montre
la volonté de tout céder à Hitler, pourvu que
celui-ci s’oriente vers l’est.
L’univers du Livre des trahisons est très
vaste, de Marseille à Vienne, Londres, Berlin,
Genève, en fait, partout où se joue l’avenir
de l’Europe. Cela favorise plusieurs opérations intertextuelles qui permettent à l’auteur
de faire se croiser dans les salons de l’hôtel
Adlon, à Berlin, le grand policier Nebe et
Bernie Gunther, jadis chassé de la Kripo,
mais en réalité un important personnage
du romancier anglais Philip Kerr. Cette
petite touche inscrit davantage le roman
dans l’univers mental de ceux qui connaissent bien la littérature consacrée à l’Allemagne. Il en est de même du député Visconti,
montré participant au congrès radical à
Marseille, alors que ce personnage n’existe
que depuis qu’Aragon l’a créé pour les Communistes. On voit clairement chez Aragon
que Visconti finira chez Pétain. La reprise
que Philippe Pivion en fait le place tout à
fait dans cette voie.
Le Livre des trahisons aide magistralement
à comprendre quels sont ceux qui avaient
intérêt à ce que le feu prenne à l’Europe et
pourquoi.
François Eychart
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Joseph Conrad,
de Michel Renouard. Folio biographies,
352 pages, 8,90 euros.
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Depuis Marseille, où son français se colore
de l’accent provençal, le monde s’ouvre.
Les voyages s’enchaînent et la découverte
des mers, des océans, des ports, des pays,
des paysages, et des visages. La Caraïbe,
le Venezuela, la mer Noire, Malte, l’Australie, Java, Bangkok sont ses premières
découvertes de matelot. Bornéo le fascine,
comme le golfe de Siam, le Congo et la
Malaisie qui serviront de décor à ses plus
fameux romans : Lord Jim, la Folie Almayer,
Au cœur des ténèbres (dont se souviendra
Francis Ford Coppola pour Apocalypse
Now), Un paria des îles, la Rescousse. C’est
en anglais, sa troisième langue, qu’il passe
ses examens d’officier. Il est lieutenant puis
commandant. Ce qu’il aime, ce sont les
voiliers ; ce qu’il déteste, ce sont les vapeurs.
Conrad reste un homme de l’ancien monde.
Chrétien de culture, il est obsédé par la
chute, la déchéance, la trahison, le mensonge, la honte, la volonté du rachat, la
rédemption, la loyauté. La jungle qui englue
ses personnages fait souvent vaciller leur
raison, et, sous les tropiques, face à l’inconnu et dans la folie des tempêtes, le vernis
moral de l’homme occidental est soumis
à de rudes épreuves.
Beaucoup deviennent des parias
Pour ses nombreux commentateurs et
biographes – qui ont cette fâcheuse tendance à parler « d’un mystère Conrad »
comme il y eut la mode du « mystère Rimbaud » –, sa vie s’appréhende généralement
en trois actes : la jeunesse et les années de
formation ; la période des navigations et
des découvertes ; puis celle où, en bon
bourgeois anglais atrabilaire et goutteux à
monocle, chapeau melon et grande écharpe,
il puise dans le « butin » de ses expériences
pour composer son œuvre de fiction. Ils
s’accordent à ne lui connaître aucun vice,
excepté une addiction au tabac et une propension à dépenser l’argent qu’il n’a pas.
On sent leur embarras face à cet aventurier
sans aventures (avérées) amoureuses, marié
à une fille de libraire rondelette et bientôt
impotente qui lui donne deux enfants,
excelle dans les tâches domestiques et culinaires et l’encombre quand il choisit de se
déplacer en Bretagne, en Suisse, à Capri,
à Cracovie où la déclaration de guerre le
surprend, en Corse où il se documente
d’abondance pour un livre sur Napoléon
qu’il ne terminera pas et la presqu’île de
Giens qu’il arpente avec Edith Wharton et
Paul Bourget et dont il s’inspire pour son
ultime roman, Frère-de-la-Côte. Il aimait
accompagner les rééditions et les traductions de ses livres de notes et de préfaces.
Dans la préface de l’Agent secret, il écrit :
« En ce qui concerne tous mes livres, j’ai
toujours fait mon métier. Je l’ai fait en m’y
donnant complètement. Cette affirmation
n’est pas non plus de la vantardise. Je n’aurais
pas pu faire autrement. Je me serais trop ennuyé
si je m’étais contenté de faux-semblants. »
Il meurt en 1924 quelques semaines avant
que ne soit attribué le prix Nobel de littérature à l’un de ses ex-compatriotes, l’oublié Wladislaw Reymont. Il est inhumé
selon les rites de l’Église catholique à Cantorbéry. Sur sa stèle, il a souhaité que fussent gravés ces vers d’Edmund Spenser
extraits de la Reine des fées (1590) : « Le
sommeil après la peine / Le port après la
mer déchaînée / Le repos après le combat
/ La mort après la vie / Tout cela est fort
plaisant. »
La biographie de Michel Renouard propose
une efficace synthèse rythmée en vingt
chapitres de ce que l’on sait de celui qu’on
s’acharne à considérer comme « un écrivain
de la mer ». Pour le novice, il apporte d’intéressants éclairages sur la vie littéraire de
l’Angleterre victorienne, la situation du
Congo saigné par Léopold, les relations de
Conrad avec ses éditeurs (Garnett, Doubleday), ses confrères (John Galsworthy,
Henry James, Stephen Crane, Ford Madox
Ford, H. G. Wells, T. E. Lawrence) et
convives du restaurant Mont-Blanc à
Londres, sa fidélité aux œuvres de Flaubert,
Maupassant et Daudet, ses rencontres avec
Gide et Larbaud, sa relation avec ses traducteurs français (d’Humières, Néel,
G. Jean-Aubry), sa réception tardive aux
États-Unis. Pour ceux qui rechigneraient
à se lancer dans les épais volumes de l’exigeante œuvre romanesque, nous ne saurions
trop conseiller les nouvelles de Quintette
où se cachent de superbes pépites à moins
qu’ils n’investissent dans le volumineux
Quarto des Nouvelles complètes éditées
par Jacques Darras.
Jean-François Nivet
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Vers et proses,
de Maïakovski (1), choisis, traduits et présentés
par Elsa Triolet
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Vers et proses est un fort volume de près de 500 pages.
Une somme maïakovskienne… C’est le livre par lequel de
nombreux lecteurs français, dans les années 1960, ont
découvert l’ampleur et la diversité de l’œuvre de Vladimir
Maïakovski.
Depuis cette époque, fort heureusement, l’édition française
de Maïakovski s’est enrichie de nombreuses autres traductions (notamment celles de Claude Frioux, Irène Sokologorsky, Charles Dobzynski, Christian David ou Henri
Deluy), qui sont autant de lectures différentes et complémentaires. Nous ne disposons pas encore de la totalité de
l’œuvre en français, mais la plupart des grands poèmes
épiques et le théâtre sont maintenant disponibles. La plupart
de ces titres le sont aux éditions du Temps des cerises, qui
ont fait de Maïakovski l’un de leurs principaux auteurs.
Mais on peut trouver aussi des ouvrages de Maïakovski chez
d’autres éditeurs, comme Gallimard, Grasset ou L’Harmattan. Cette accessibilité de Maïakovski en français n’enlève
rien à l’intérêt de cette réédition. Et pas seulement pour
des raisons de curiosité littéraire et historique.
L’ouvrage s’ouvre par les Souvenirs d’Elsa Triolet sur le
poète. La première version de ces Souvenirs était parue
avant guerre aux Éditions sociales internationales, puis,
après guerre, chez Seghers. À les relire aujourd’hui, on se
Maïakovski, par Rodchenko.
dit que ce texte d’une soixantaine de pages reste le plus
beau portrait en français de Maïakovski. C’est par la lecture
de ce portrait, publié chez Seghers et découvert dans la
bibliothèque d’un oncle, que pour ma part j’ai découvert
l’auteur du Nuage en pantalon et je reste à jamais reconnaissant à Elsa Triolet de cette découverte. Je crois d’ailleurs
qu’il est bon de pouvoir découvrir ainsi un poète. C’était
tout le mérite de la collection « Poètes d’aujourd’hui ». Un
poète, ce n’est pas seulement en effet une œuvre. C’est
aussi une vie. Une vie transformée en poèmes. Le visage
du poète fait partie intégrante de son œuvre. Même quand
ils savent manœuvrer à haut régime dans la fiction (comme
le fit Maïakovski), la plupart des poètes lyriques n’écrivent
que de ce qu’ils vivent, en le transposant plus ou moins.
Le portrait que dessine Elsa reste aujourd’hui d’un intérêt
sans pareil. D’abord parce qu’elle fut un témoin privilégié.
Amie (et un temps amoureuse) de Maïakovski, elle lui resta
liée par sa sœur Lili, le grand amour du poète. Même après
avoir quitté la jeune Russie soviétique, quand elle a vécu à
Berlin puis à Paris, elle demeura toujours en contact avec
Maïakovski. C’est elle qui l’accueillit à plusieurs reprises
en France et qui lui servit d’accompagnatrice et de
traductrice.
Son témoignage, qu’on le veuille ou non, est déjà pour
cette raison d’une autre valeur que les biographies écrites
après coup par des critiques, plus ou moins bien intentionnés. Mais s’ajoute à cela sa qualité littéraire. Elsa excelle
dans l’art du portrait. Son écriture précise, sensible, concrète,
fait merveille. Dès les premières lignes on voit vivre Maïakovski. On l’entend murmurer ou rugir. On voit sa grande
silhouette de voyou amoureux, d’ours sentimental et blessé,
de tragédien à l’humour dévastateur, se découper dans
l’encadrement de la porte.
Après les symbolistes dont la nouveauté était depuis
longtemps acquise, « il nous fallait, écrit-elle, un nouveau
tremblement de terre, et ce tremblement de terre était
Maïakovski ».
Cette introduction s’achève sur la lettre qu’on a trouvée
près de lui, après son suicide et qui commence ainsi :
« À tous !… Je meurs, n’en accusez personne. Et pas de
cancans. Le défunt avait ça en horreur… »
Voici un rappel toujours d’actualité. J’avais déjà eu l’occasion dans ces colonnes d’écrire ce que je pensais de la
biographie de Jangfeldt qui abonde justement en « cancans ». Mais de récentes publications me poussent à y
revenir.
Les éditions La Nerthe (2) viennent ainsi de publier un
opuscule présentant une nouvelle édition de Comment
on fait des vers, qu’Elsa Triolet avait traduit pour Vers et
proses. Ce texte de Maïakovski est son principal écrit
théorique sur le métier du poète. À l’opposé de toute la
mythologie idéaliste, il y dit avec une clarté sans égale ce
que sont le travail poétique, l’inspiration, la commande
sociale, le travail du vers, de la rime, l’importance des
réserves…
Philippe Blanchon, qui signe l’adaptation, ne fait jamais
référence à la traduction d’Elsa Triolet (qui a dû pourtant
lui être utile). Son mérite est d’avoir essayé de traduire
des exemples de rimes et de vers qu’Elsa, jugeant difficiles
à rendre en français, avait renoncé à traduire. L’essai est
intéressant même s’il n’est pas vraiment concluant. Mais
l’introduction qu’il donne montre qu’il est maintenant
devenu banal, Maïakovski et aucun de ses proches n’étant
plus là pour répondre, de prendre des libertés avec les
faits. C’est ainsi qu’il écrit qu’à sa sortie des prisons du
tsar où il avait été emprisonné pour quinze ans, « il jettera
sa carte du Parti à sa libération et (qu’)il ne la reprendra
jamais, y compris après 17 ». D’où il faut sans doute déduire
que Maïakovski n’était pas vraiment communiste… (Et
l’auteur de renvoyer lui aussi à Jangfeldt, lequel prétend
même en faire un menchevik !)
Maïakovski a pourtant répondu par avance à ce genre
de cancans. Et à plusieurs reprises. Notamment dans son
autobiographie, Moi-même, qu’Elsa traduit dans Vers et
proses et qui est un document essentiel, quasiment jamais
cité par ces commentateurs d’aujourd’hui qui réécrivent
l’histoire.
En prison, le jeune Volodia a beaucoup lu. Les classiques.
Et il en est sorti avec la volonté de créer un « art socialiste ». Pour cela il doit se mettre sérieusement à étudier,
ce qui n’est pas compatible, explique-t-il, avec la poursuite
de son militantisme illégal. Sur Octobre 17, Maïakovski
écrit aussi : « Fallait-il adhérer ou pas ? Cette question ne
se posait pas pour moi (ni pour les autres futuristes moscovites). C’était ma révolution à moi. »
Sans parler des derniers vers, ou de son dernier grand
poème, À pleine voix, qui est sans ambiguïté sur le sujet.
Mais outre cette valeur de témoignage historique (d’Elsa
et de Maïakovski) que présente ce grand livre, il faut dire
un mot de sa valeur littéraire et poétique.
On a parfois reproché à Elsa d’avoir un peu « peigné »
Maïakovski, d’avoir un peu gommé le côté hirsute et
turbulent de sa poésie, qui se manifeste dans ses rimes,
ses rythmes, ses néologismes… Elle fait effectivement un
travail d’acclimatation au français et, sauf exception, tout
en essayant de respecter le ton, le rythme et le souffle des
poèmes, elle ne tente pas de donner un équivalent des
rimes. Mais sa traduction est en général tout à fait réussie.
Certaines de ses versions restent à mes yeux sans égal.
C’est vrai de poésies brèves, comme Écoutez, si on allume
les étoiles… (je peux l’affirmer, ayant moi aussi livré ma
traduction de ce poème). Mais aussi de grands poèmes,
comme ce chef-d’œuvre qu’est De ceci (Pro eto).
Enfin, ce beau volume vaut pour la traversée qu’il offre
de toute la production de Maïakovski, depuis la Flûte des
vertèbres, jusqu’aux poésies posthumes, en passant par
les affiches Rosta, les films, les réclames, ou les épopées
comme 150 000 000 ou Ça va ! (Khorocho).
Vers et proses s’achève par une longue étude d’Elsa sur
le théâtre de Maïakovski, et la traduction intégrale des
Bains, drame en six actes avec cirque et feu d’artifice
(1930). Les Bains est certainement la pièce la plus aboutie
de Maïakovski ; chaque phrase, chaque réplique y fait
mouche dans le combat qu’il avait engagé pour l’amour
et la révolution, contre le bureaucratisme et la médiocrité
de la vie quotidienne, le style de vie petit-bourgeois qu’en
russe on nomme l’obyvatel.
Francis Combes
(1) Vers et proses, de Maïakovski, présentés par Elsa Triolet.
Collection « les Lettres françaises », éditions le Temps des
cerises, 488 pages, 22 euros.
(2) Comment écrire des vers, de Maïakovski, adaptation
de Philippe Blanchon. La Nerthe éditions, 74 pages, 10 euros.
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L’un des deux ouvrages présentés, au demeurant très
différents, en est l’illustration. Le second, dont l’auteur est
plus jeune, laisse entrevoir un automne qui ne finit pas.
Dans un livre précédent – Zone de turbulences, La Différence, 2012 –, Abdellatif Laâbi affirme que le corps humain
est régi par les mêmes lois que l’univers. Dans la Saison
manquante, il déclare : « De l’Univers / Nous sommes la
quintessence / Son expansion / Part de nous. » Ne crions
pas à un anthropocentrisme invétéré. Le poète Laâbi ne
considère pas que l’Homme (l’être humain) est au centre
du monde, ce qui serait séparer celui-ci en deux : l’humanité, d’une part, et tout le reste, d’autre part. Au contraire,
il ressent en lui une parenté vive, mouvante, avec cet univers. La connaissance que nous en avons dépend de la
représentation que s’en fait notre cerveau. Il y a peu de
temps que son expansion est une hypothèse généralement
admise. La saison manquante se situe dans cette vision
contemporaine.
La saison manquante est la cinquième saison, celle qui en
finirait avec les apocalypses, les haines, les injustices, avec
le règne de barbarie, dirons-nous pour rappeler le livre
écrit par Abdellatif Laâbi dans les geôles de Hassan II.
Il crie son refus « D’un monde détraqué / Juché / Sur la
corne d’abondance / Se lavant les mains / Avec le sang
d’Abel / d’Al-Hallaj / Des enfants de Homs et d’Alep. » Il
est né, dit-il, « Avec cette blessure / Ce chancre / Sans
autre médication que la parole ».
Alors, il tente d’imaginer : « Demain / On fêtera / Le retour
triomphal / Des peuples disparus. »
Après le cri, vient la respiration : « La musique / De la
parole / Précédant l’écriture », « Un parfum de pensées /
Proches de la sagesse ».
C’est la maturité, « Les désirs reviennent / Sans la
férocité d’antan ». Le poète est conscient que la mort
rôde autour de lui, mais il ne se sent pas proche de la
vieillesse. Il interroge son corps, ses sens, sur la réalité
de son existence. Chaque matin apporte ses merveilles ;
aux passants vus de la fenêtre se joignent Nazim Hikmet
et Federico Garcia Lorca, puis un souvenir d’enfance ; la
main déplace des livres, des lettres, se met à écrire ;
enfin, une quatrième preuve, irréfragable, d’être bien
sur terre est la présence de l’aimée.
C’est ainsi que le livre passe tout naturellement à un second
titre, Amour jacaranda. Le jacaranda est un arbre originaire
du Paraguay, venu, après bien des migrations, s’acclimater
au pays de Laâbi, qui le regarde en frère :
« Ne cherchait-il pas à travers le vaste monde, parmi les
humains, quelque confident, un être pouvant se sentir
arbre, rire et pleurer arbre, donner ce que donne l’arbre
en ne demandant en retour qu’un peu d’eau, de lumière,
de temps en temps une caresse ? » Faire de son nom le
qualificatif de l’amour qui unit le couple Laâbi depuis près
d’un demi-siècle, c’est signifier que cet amour enraciné
au plus profond de l’humain a résisté à une rude époque et
repris de plus belle sa floraison. Celle du jacaranda a lieu
deux fois l’an, au printemps et en automne.
« L’automne, l’ultime saison » : après viendra la mort,
sans perspective de résurrection des corps, mais « Notre
sève va se réfugier / Au plus lointain des racines » du jacaranda, lui aussi mortel. Elle attendra des siècles, voire
des millénaires, pour féconder quelque monde futur.
« L’univers persistera / Sans nous ? Oh que non ! / Avec
nous. » Ces tout derniers vers du livre élargissent ceux que
nous citions au début.
Le volume comporte treize encres de Claude Margat.
Peintre, poète et romancier, connu pour entretenir une
relation féconde avec la culture extrême-orientale, sa vision
artistique ne s’y enferme pas, comme le montre son partage
avec les poèmes d’Abdellatif Laâbi.
L’Épingle du jeu de Bruno Grégoire s’ouvre sur une question
vertigineuse : « Et si la seule notion du vide / Nous séparait
encore / De la préhistoire ? » Que le lecteur ne s’effraie pas,
ce court poème n’augure pas de savantes dissertations.
Posé comme les suivants – deux à sept vers chacun – sur
le blanc de la page, il n’offre une immersion dans le vide
que pour suspendre nos fièvres. Cela commencerait par
« Revenir au gris presque rose de l’eau / Sans la joie ni la
cruauté de la pêche ». Il y a là un regard heureux, dans
l’apaisement de l’avidité qui nous voulait maîtres et possesseurs de la nature (Descartes). Plus loin, ce sera « Ressentir autrement le monde / Comme une hache couchée »,
qui étend au monde entier un amour non destructeur.
L’ouvrage est le troisième d’une série « traits d’union »
(les deux premiers étaient Loin de Cluj , Obsidiane,
2004, et le Lendemain le monde , Rehauts, 2009).
L’épingle, un trait d’union ? Pourquoi pas, si, au lieu de
la tirer du jeu, Bruno Grégoire propose : « Induire, glisser
l’épingle du jeu » ?
Entre lui et sa compagne, à qui l’ouvrage est dédié, il y a trait
d’union. Elle est sa remontée des tourments de toute une vie:
« Je t’ai trouvée comme une cité engloutie. » Il lui reconnaît le
pouvoir de neutraliser les gouffres. Avec elle, il postule une sagesse
qui ne nie pas l’existence du mal (sans majuscule, on peut entendre: le malheur), se contente de lui assigner une place.
Le dernier vers du dernier poème s’abstient de conclure :
« Le vers qui n’en finit plus » peut s’entendre de diverses
façons, dont l’une serait : le vers qui prolonge à l’infini le trait
d’union.
Un second recueil, Sans, suit dans le même volume l’Épingle
du jeu. Les courts poèmes vont deux par deux, séparés par
un large blanc mais reliés par une esperluette. De la préposition
sans, Bruno Grégoire fait un personnage qui semble bien être
son double. Poète voyageur, « Sans arpente les quais / Sans
savoir à quel navire / Il n’abordera jamais ». Il avoue
clairement :
« Sans est devenu son manque. » Il s’exprime avec ironie
dans la contradiction, méritant d’être défini comme « ce
drôle d’ermite amoureux du monde », ce que pourrait aussi
bien revendiquer le signataire de l’Épingle du jeu.
L’écriture de Bruno Grégoire fait œuvre de poésie sans pathos,
sans prétention, discrètement pourrait-on dire. C’est une
bien grande qualité et, là aussi, une marque de sagesse.
Revues : la prochaine chronique sera entièrement consacrée
à la poésie dans les revues.
La Saison manquante suivie d’Amour jacaranda,
d’Abdellatif Laâbi. Éditions de la Différence,
2014. 192 pages, 18 euros.
L’Épingle du jeu suivie de Sans, de Bruno Grégoire.
Obsidiane, 2014, 108 pages, 15 euros.
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Portrait craché,
de Jean-Claude Pirotte. Le Cherche-Midi
éditeur, 192 pages, 16,50 euros. À Saint-Léger
suis réfugié. L’Arrière-Pays (1, rue de
Bennwihr, 32360 Jégun), 72 pages, 11 euros.
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Jean-Claude Pirotte est parti, pour toujours,
une nuit de mai dernier, dans sa ville natale
et longtemps exécrée de Namur. Très tôt en
rébellion contre un père transparent et une
mère hostile et acariâtre, il se réfugie dans
le silence, les livres, la maladie et s’ouvre
déjà le grisant infini des chemins buissonniers.
Adolescent, il fugue en Gueldre, s’assagit,
devient un brillant « avocat subversif ». Il
raconta mille fois, par gentillesse, sa radiation
du barreau pour une faute qu’il jurait n’avoir
jamais commise, sa cavale, son séjour à Joinville en Haute-Marne, ses rencontres avec
André Dhôtel dans les Ardennes grâce à Patrick Reumaux, sa liberté retrouvée enfin,
comme si, toujours, d’un malheur naissait
l’éblouissement.
Son bonheur était d’écrire, de lire, et
d’admirer.
Il était rempli de mots. Depuis l’enfance,
grâce au grand-père qui avait assisté à l’enterrement de Victor Hugo, il s’était initié aux
dictionnaires et au madère. Il avait appris à
aimer les « voix solitaires » : Chavée, Michaux,
Perros, Thomas, Arland, Chardonne, Dhôtel,
Lubin, Follain, Réda, Jaccottet, et Joubert,
sauvé de l’oubli par Chateaubriand, qui l’accompagnera jusque dans ses derniers jours.
Bien sûr, les biographes collecteront une
pluie d’anecdotes sur ses ivresses, ses incartades. Bah ! c’est qu’il aimait les rencontres,
l’atmosphère des cafés, le billard, une bohème
conviviale, le vin, rouge, blanc, et le jaune
d’Arbois. S’il était ivre, c’était surtout de
livres. À l’hôpital, où il avait rejoint « la communauté fraternelle des cancéreux », il se
plaignait de ne pas les avoir tous à disposition
autour de lui. Il relisait Maurice Scève, le
Neruda de Né pour naître.
La maladie a aiguisé en lui l’ironie de l’observation qu’il aimait tant retrouver chez
Montaigne. Il raconte que, très jeune, son
sempiternel sourire en coin agaçait sa mère.
C’est avec ce même sourire qu’il apprit la
nouvelle de ses cancers, et sa condamnation.
Dans Portrait craché, son dernier « roman »
(il répétait sans cesse qu’il ne pourrait jamais
écrire de romans), il relie plusieurs continents,
celui de l’éducation compressive et celui du
grand âge mûr piégé par les sournoises métastases. Il est à peine surpris par l’imminence
de cette mort qu’il croyait avoir apprivoisée,
par la douleur, les infirmités, et la paralysie
faciale qui l’empêche de fumer à loisir. Cet
ultime petit livre (« Les petits livres, note
Joubert, sont plus durables que les gros ; ils
vont plus loin »), comme le précédent,
Brouillard , est construit de courts
chapitres.
Le récit alterne la première et la troisième
personne : la parole de l’homme souffrant,
épiant les sentiers secrets de la douleur, espérant et conjurant le mal en faisant rouler
dans ses phrases le tambour de mots sonores
et barbares : stomie, chimiothérapie, mastoïde, cervelet ; et la parole de l’homme affranchi de son corps, visitant encore une fois
ces merveilleux pays de l’enfance d’où l’on
ne revient jamais que pour l’adieu. Il contient,
et c’est très rare chez lui, si bienveillant d’ordinaire, des pages terribles sur la vacuité des
écrivains contemporains et la sottise de notre
monde hurlant livré aux « machines triomphantes en face desquelles se démolissent la
vue et le corps des esclaves ».
Lui, le Belge errant, qui avait connu tant
de maisons de villes et de villages, en
Gueldre, en Bourgogne, en Charente, en
Cabardès, dans les Juras, avait fini par
trouver un havre de silence et d’écriture
dans le sud de la Champagne, entre la
Langres de Diderot et la Troyes des troubadours, dans ces plaines pouilleuses
piétinées jadis par les hordes cosaques
pourchassant un empereur crotté. Il en
résulte cinquante-six poèmes publiés par
L’Arrière-Pays, hommage aux écrivains
vénérés, à sa compagne et à ses amis des
dernières années, à une terre qu’il affectionna, à la nature si libre et apaisante où
trône un cerisier centenaire : « Définitivement perclus / me voici donc ici reclus
/ à Saint-Léger clos des Garennes / attendant que la mort me prenne / je m’étiole
je ne sors plus / je suis un vieux chardon
crépu / pris de vertige ancien rebelle /
toujours privé de parentèle / jadis interdit
de séjour / repris de justice exilé / qui
jamais ne sut où aller / et qui se déplaçait
toujours / mal vêtu à peine chaussé / évitant la maréchaussée. » Puisse sa poésie
retrouver celle de Rutebeuf et de François
Villon en postérité.
Jean-François Nivet
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Tristesse de la terre,
d’Éric Vuillard. Actes Sud, 158 pages, 18 euros.
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Tristesse de la terre n’est d’ailleurs pas une biographie à
proprement parler. Comme l’indique le sous-titre de
l’ouvrage, Éric Vuillard donne à lire « Une histoire de
Buffalo Bill Cody ». Et donne à voir aussi des photographies
qui, pour connues qu’elles soient, figurent une étrange
nostalgie sur le beau papier du livre. C’est qu’à partir de
Buffalo Bill, l’auteur se propose d’écrire l’histoire de tout
ce qui passe, de tout ce qui est hors d’usage.
William F. Cody, dit Buffalo Bill, né en 1846, fut soldat
durant la guerre de Sécession et dans les guerres indiennes,
connut les débuts du Pony Express (le service de distribution
rapide de courrier américain), joua son rôle dans la conquête
de l’Ouest par le développement des chemins de fer en
massacrant les troupeaux de bisons (il en tua, dit-on, 69
en un seul jour)… La légende de Buffalo Bill naît sous la
plume de l’écrivain Ned Buntline, qu’il rencontre et qui
sent aussitôt le bon filon. Buntline écrit le personnage de
Buffalo Bill dans une série de romans d’aventures et de
récits exaltants, de contes à dormir debout, la conquête du
Far West : ce sont les premières fredaines de la nation
américaine. Les récits fondateurs. Ici, la vie de William
Cody bascule, et sa vie s’efface. Il crée une troupe de théâtre,
un spectacle, le Wild West Show, où il rejoue inlassablement
les épisodes de l’épopée américaine, incarnant le personnage de sa légende, dans des rôles qu’il n’a jamais tenus,
à tel point que lui-même ne saura plus discerner le vrai du
faux. Sous le chapiteau du Wild West Show, Buffalo Bill,
sur son grand cheval blanc, sauve Custer de la défaite à
Little Big Horn ; le massacre des Lakotas sans défense à
Wounded Knee devient la Bataille de Wounded Knee et ses
deux armées valeureuses. Ça n’a pas d’importance, qui
viendra chipoter ? C’est le happy end, la magie du
spectacle.
Le succès est immédiat. Les Américains viennent en
famille voir et revoir leur histoire mythifiée. Le Wild West
Show façonne l’inconscient collectif. On y apprend à être
américain, à penser en américain. Le spectacle peut bien
raconter l’histoire de travers du moment qu’il exhibe les
preuves de l’histoire. C’est ce qu’ont bien compris Éric
Vuillard et Buffalo Bill. Cody achète les vêtements et les
objets indiens volés sur les cadavres, il rassemble les Sioux
survivants de Wounded Knee pour leur faire rejouer jusqu’à
la lie la fausse histoire de leur vie, il embauche, ou plutôt
débauche, le vainqueur de Little Big Horn, le chef indien
Sitting Bull… Les spectateurs ont devant les yeux, dans
un tonnerre de galopades et de poussière, de fusils et de
faux sang, les protagonistes de l’histoire. La renommée
de Buffalo Bill est planétaire. Le show se joue en Europe,
sous la tour Eiffel, à Nancy, à Londres, à Venise…
Mais tout passe, déjà. Le Wild West Show finit par s’épuiser
après trente ans de représentations. Buffalo Bill est sur la
fin, grotesque, dépassé par le cinéma, un mythe hors de
saison. Il règne sur Tristesse de la terre une lumière douce
et crépusculaire, une atmosphère de fête foraine ancienne
qu’on aurait oublié de démonter. La construction du livre
elle-même ressemble au Wild West Show : un agrégat de
saynètes et de pauvres épisodes sans chronologie particulière. Le Buffalo Bill d’Éric Vuillard est bien cette vieille
crapule qu’il a sans doute été, mais c’est surtout un clown
triste. Qu’est-ce qui autorise l’auteur à cette interprétation ? Comme il l’écrit lui-même : « Quant à ce que pouvait
penser l’entrepreneur de spectacles, la superstar qu’il était
devenue, c’est encore plus difficile à savoir. Il n’est pourtant
pas de ceux qui n’ont pas laissé de traces, mais l’excès est une
autre épreuve que le manque, et si l’archéologie est la science
des vestiges, il n’existe pas encore de recherches sur ce qu’on
a trop vu. » Il s’agit donc d’une histoire subjective, violente,
mais tendre, mais triste. Infiniment triste. Qu’on ne se
trompe pas aux exclamations nombreuses qui émaillent
le récit : elles sont sans joie. C’est l’histoire d’un homme
dont la vie fut entièrement factice, mangée par son personnage, et qui survécut à sa gloire passagère. Cela semble
courant aujourd’hui ; on voit tous les jours de ces idoles
démodées dont les frasques font encore parfois la une des
magazines. Et l’on dit : voyez les excès des mass médias,
de la télé-réalité, où cela nous mène… Mais Vuillard fait
de Buffalo Bill l’inventeur du showbiz, et montre très
justement que ce qui nous semble être la dérive d’un
système – l’invasion vertigineuse du faux par la transposition du spectacle au cœur même de la vie – était en
réalité présent dès l’origine du show-business. Éric Vuillard
interprète la fondation de Cody par Buffalo Bill, la ville
idéale, la ville née du spectacle, baptisée paradoxalement
de son vrai nom, comme « un rêve de romanichel », le désir
de trouver « une forme réelle », pérenne, solide, vraie,
dans la république de l’éphémère. La nostalgie du vrai,
qui a si souvent hanté les jargonneurs de l’authenticité au
XXe siècle, n’a pas besoin de système philosophique.
Vuillard fait de la nostalgie une « forme (de) savoir » d’une
civilisation devenue « un alliage impossible de nouveautés
et de regrets ». C’est tout. La tristesse n’est pas un problème,
c’est une façon d’appréhender le monde, de se sentir
passer, de se sentir y passer. L’écriture de Vuillard est fine
et, si l’on peut redonner sens à un mot usé lui aussi à force
d’utilisations creuses, pénétrante. En manipulant justement des mots de la modernité, des anglicismes (manager,
showbiz, show, merchandising…), Vuillard laisse transparaître l’ouvrage du temps sur la langue affreuse du
quotidien : la tristesse. Ce qui était pour nous les mots de
l’habitude semble tout à coup empreint d’une étrange
vieillesse alors que des expressions rares ou désuètes sont
douées d’une lumière triste et savoureuse qui prête à rêver :
« Se racrapoter, une route un peu capricante, une « ombre
estime… » Comme si, au milieu du babil universel, Vuillard
voulait nous faire comprendre que le langage aussi est un
spectacle.
Victor Blanc
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Le Cercle des tempêtes,
de Judith Brouste. Gallimard, coll. « L’infini »,
198 pages, 17 euros.
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En épousant Percy Shelley, Mary Godwin
liait son destin à un poète monstrueux d’égocentrisme et hanté comme elle par le mythe
de Prométhée, qui sous-tend tout l’imaginaire de Mary devenue Shelley. Judith
Brouste a choisi de raconter, à travers un
prisme très personnel, la vie de ce couple à
la fois béni et maudit : béni par la grâce de
la création poétique et maudit par un destin
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tragique. Mort d’enfants, suicides, trahisons,
duplicités, accident mortel.
Percy Shelley n’était guère fait pour le mariage
et la fidélité. Il commença par trahir sa première femme, qui se suicida enceinte. Mary
Shelley elle-même, malgré elle, entraînait la
chute de ses deux demi-sœurs. L’une d’elles,
Fanny (fille d’un premier lit de Mary Wollstonecraft), se tua. L’autre (en réalité la fille
de la marâtre de Mary) la suivit dans sa vie
conjugale, formant avec le couple un ménage
à trois pathétique auquel devait s’ajouter un
troisième génie, Byron. En Suisse et en Italie,
ces figures démoniaques et romantiques devaient rencontrer un autre personnage, le
médecin Polidori, qui mourra tragiquement
lui aussi.
Ces épisodes capitaux du romantisme européen
frappèrent bien entendu les imaginations des
contemporains et des générations suivantes.
Il y a une vingtaine d’années, le romancier
américain Paul West leur consacrait un roman
érudit et visionnaire, le Médecin de Lord Byron
(Rivages, 1990), plutôt centré sur la figure de
Polidori. Judith Brouste, qui jusqu’ici a surtout
écrit des récits autobiographiques où elle révélait
une merveilleuse liberté de pensée et d’amour,
s’attache à cette phase de l’histoire littéraire
en la mettant en corrélation directe, à travers
sa propre vie, avec une autre époque romantique
que furent les années 1970. Le Living Theatre,
la Factory d’Andy Warhol furent également
fascinés par le mythe de Frankenstein, et Judith
Brouste place en miroirs mutuels ces années
distantes de plus d’un siècle et demi.
En ayant elle-même fait l’expérience d’une
transformation physique par l’ablation de ses
seins (elle a évoqué son cancer dans des romans
antérieurs), elle essaie de penser ce qu’est la
mutation, la monstruosité vivante. « Quand
on m’a tranché les seins, je n’ai pas été étonnée.
Cela devait arriver : ressembler ce que j’étais
restée, à ce que j’avais voulu rester, un enfant.
Mes seins ont disparu, ai-je pensé. Retour en
arrière, au commencement, où je parlais sans
être entendue. » Si bien que ce qui pourrait
n’être qu’une savante et sensible reconstitution
d’un épisode littéraire, ou une étude biographique, devient une réflexion extrêmement
originale sur la passion, la création littéraire
et la réflexion eschatologique.
La figure de Shelley, comparée à celle de
David Bowie, le romantisme mis en rapport
avec Debord, le sacrifice d’une vie à l’œuvre,
ces éléments donnent à ce livre une vitalité
particulière qui lui fait dépasser le simple
statut d’une rêverie romantique ou d’une
analyse historico-littéraire. « Les couples
fatals sont en place. Frankenstein et sa créature,
Mary et Shelley, inscrits dans leur course au
malheur », résume l’auteur en comparant le
roman de l’épouse et le poème de l’époux.
La noyade de Shelley, en 1822, quand il avait
moins de trente ans, inscrit son destin dans
une sorte de monumentalité du désespoir
romantique. Il est Werther, il est René incarnés.
Il outrepasse par sa vie et sa mort l’imaginaire
que n’ont cessé de provoquer les poètes romantiques, et en particulier Byron, Mary,
Polidori et Shelley lui-même, et tous les rôles
secondaires qui ont entouré leur vie. On dit
que l’année 1816, rapporte Judith Brouste,
connut des événements climatiques exceptionnels qui firent envisager, une fois encore,
l’apocalypse. « Un froid terrible sévit cet
été-là. Les puits gèlent, il neige à Londres en
plein mois d’août. Un volcan indonésien, le
Tambora, vient d’émettre des nuages de
cendres, de gaz, de poussière qui se promènent
à travers le monde. »
Pendant ce temps, le quintette que Shelley,
Mary, Byron et Claire, la demi-sœur de Mary,
formaient avec Polidori, installés dans la villa
Diodati au bord du lac Léman, crée un cercle
dangereux, expérimental, où la poésie, la
théologie, la science s’entremêlent dans une
transgression constante du rationalisme. Byron
sait qu’il est l’essence même de la poésie pour
l’Europe entière. Musiciens, peintres le prennent pour modèle. Mary a inventé un archétype
du fantastique. Et Shelley, en quelque sorte,
se sacrifie.
Ce qui se passa, cette année-là, dans la villa
Diodati, paraissait devoir influencer plus d’un
siècle de poésie et, plus généralement, de
création. Comme si ces artistes n’avaient pas
assez de leur vie pour la rêver et devaient
contaminer celle des générations suivantes.
René de Ceccatty
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La Domination,
de Max Weber, traduit de l’allemand par Isabelle Kalinowski.
Édition française établie par Yves Sintomer,
éditions La Découverte, 427 pages, 29 euros, 2014.
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Cet intérêt pour Max Weber au sein de la gauche critique
peut sembler paradoxal car le sociologue allemand ne
déclarait aucune parenté idéologique avec cette dernière.
Revendiquant son appartenance à la bourgeoisie, dont il
disait partager les valeurs, Max Weber afficha très longtemps des idées conservatrices et défendit l’impérialisme
allemand et sa politique de puissance, ainsi que l’entrée
en guerre de l’Allemagne en 1914. S’il se prononça pour
la croissance des pouvoirs du Parlement allemand, il
n’exposa pas d’idée hostile à l’empire et condamna tout
d’abord la révolution allemande qui chassa le Kaiser.
Hostile au capitalisme libéral sur le modèle anglo-saxon,
il fut cependant très réticent devant les premières tentatives d’instaurer des lois sociales. Et s’il se rallia au parti
démocrate allemand récemment créé dans le sillage de la
révolution allemande et afficha alors des positions plus
modérées, on ne peut en faire un démocrate, un libéral,
voire encore moins un proche du socialisme, malgré son
intérêt évident pour Karl Marx.
Une œuvre à la portée critique
L’intérêt pour Max Weber au sein de la pensée de gauche
tient donc à autre chose qu’au profil individuel du sociologue,
mais plutôt à la portée intrinsèquement critique de son œuvre.
On pense notamment aux constats de Weber sur les dangers
de la rationalisation extrême des mécanismes sociaux et sur
la perspective de voir se transformer la société en une sorte
de « cage d’acier » à laquelle se heurteraient ses acteurs. On
pense aussi à ses constats implacables sur les mécanismes
de domination inscrits au cœur même des mécanismes
économiques et sociaux. Une majorité de ses réflexions étaient
concentrées dans un ouvrage publié de manière posthume
par sa femme, Marianne Weber, sous le titre Économie et
société. Constitué d’un assemblage de textes divers, Économie
et société a permis à de nombreux lecteurs de découvrir les
aspects les plus stimulants de la pensée de Max Weber, mais
le livre ne correspond plus tout à fait aujourd’hui aux exigences
de l’édition universitaire. Depuis plusieurs années, les œuvres
complètes de Max Weber sont éditées de manière exhaustive
et scientifique, et il est possible de se confronter aux textes
du sociologue tels qu’il les avait rédigés.
Les éditions La Découverte publient dans ce contexte un
recueil de textes intitulé la Domination. Il reprend un ensemble
de manuscrits de Max Weber qui s’intéressent tout particulièrement à ce thème, thème qui s’avère ainsi beaucoup plus
approfondi que dans la version d’Économie et société dont
nous disposions jusqu’alors. On y retrouve évidemment la
célèbre typologie webérienne qui distingue trois formes de
domination – la domination patrimoniale, la domination
bureaucratique et la domination charismatique –, ces dominations donnant lieu à des formes de légitimité différentes
– la légitimité de type traditionnel, la légitimité de type rationnel et la légitimité liée au charisme d’une personne. On
a parfois reproché à Max Weber le peu d’originalité de cette
typologie, les deux premières formes de légitimité étant
connues depuis bien longtemps et la troisième étant un peu
bancale et manifestement associée aux autres de manière
artificielle. Les longs développements que Weber consacre
ici aux trois dominations démontrent au contraire la validité
de la thèse webérienne.
Un foisonnement d’informations et de réflexions
L’ensemble est très foisonnant, notamment du fait de l’approche historique adoptée : Weber traque ainsi les indices d’une
forme de domination bureaucratique dans la Chine ancienne
(pour mieux les relativiser), il suit les différentes formes d’affermage des revenus fonciers dans les empires arabo-musulmans
pour y chercher les formes de domination patrimoniale, il
scrute la constitution embryonnaire de sorte de fiefs dans les
royaumes hellénistiques par l’installation de colons militaires…
Énorme lecteur, le sociologue allemand présente toute une
suite d’informations au sein desquelles on se perd parfois et ce
d’autant plus que le plan adopté par Max Weber n’est en rien
chronologique mais thématique. En outre, le propos s’avère
parfois obscur, sans doute du fait du caractère inachevé des
textes présentés. On distingue toutefois bien la thèse de l’auteur:
l’humanité a connu deux formes de domination stable et pérenne, à savoir la domination patrimoniale, constituée à partir
de la cellule domestique sous l’autorité du père de famille, et
la domination bureaucratique qui se met en place lorsqu’un
système de codes et de règles abstrait s’instaure. La domination
bureaucratique est évidemment la forme de domination en
vigueur dans les sociétés modernes, Weber constatant avec
pertinence qu’elle traverse à la fois la sphère administrative et
gouvernementale, mais aussi le monde de l’entreprise. La
domination charismatique, inscrite dans les mentalités religieuses, est, elle, plus temporaire et a tendance à se fondre dans
ce qu’il appelle une forme de « quotidianisation ».
Derrière l’avalanche de concepts lumineux et féconds
(patrimonialisme, charisme de fonction, féodalisme « liturgique »…), on peut toutefois discerner un manque : la domination, dans la conception de Weber, assujettit, contrôle et
ne trouve que rarement des résistances. Celles des paysans
sont sporadiquement évoquées, mais comme le constate dans
sa préface Yves Sintomer, celles de la classe ouvrière sont
définitivement escamotées. Si le mouvement ouvrier est
traité, ce n’est pas comme force d’émancipation mais comme
machine à constituer des élites. Il y a là une cécité dont le
profond sociologue allemand aurait sans doute été le premier
à accepter le reproche.
Baptiste Eychart
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Récemment, à Marseille, dans l’exposition
« Visages » à la Vieille Charité, Toutes les
lumières (1962), œuvre emblématique du
peintre, aurait pu servir d’introduction à
« Paul Delvaux, le rêveur éveillé », exposition qui se tient actuellement au musée
Cantini. En une centaine d’œuvres, pour
la plupart des huiles sur toile, mais aussi
des pièces graphiques (lithographies,
encres de Chine, crayons, fusains) présentées sur près de 1 000 m2, selon un
parcours thématique en six sections, nous
pénétrons dans l’univers insolite d’un
créateur, qui connut sa vie durant une
telle joie de peindre, qui habitait si intensément son œuvre que l’expression « fuir
dans le tableau » semble faite pour lui.
Paul Delvaux (1897-1994) a très tôt envie
de dessiner. Son père, l’avocat Jean Delvaux, et sa mère, Laure Jamotte, acceptent
de l’inscrire à l’Académie des beaux-arts
de Bruxelles. Très vite, il s’en écarte.
Il travaille d’après nature, sur le motif, notamment à Rouge-Cloître, dans la forêt de
Soignes, au sud-est de Bruxelles, et il expose
avec le groupe belge Le Sillon. Après cette
période postimpressionniste, il est influencé
par les expressionnistes flamands, James
Ensor (à propos duquel il écrira une notice),
Constant Permeke et Gustave de Smet. Datent
de cette période le Couple (1931) ou la Dispute
(1934). Dans la Vénus endormie (1932), les
grotesques couleurs terre, à l’arrière-plan,
contrastent avec la jeune femme nue, allongée
sur une étoffe lie-de-vin.
À la kermesse de Bruxelles, Delvaux découvre la collection du fameux Dr Spitzner,
qui le marque durablement. C’est alors
qu’il introduit les squelettes dans son
« théâtre d’apparition ». Ensuite, l’exposition « Minotaure » au palais des
Beaux-Arts de Bruxelles, qui présente
notamment des œuvres de Giorgio de
Chirico et Magritte, infléchit son parcours
pictural ( le Rêve, 1935). Dès 1936, il
construit lentement son propre univers,
né du rapprochement insolite d’objets, où
l’architecture métallique des gares (il peint
des trains depuis les années 1920) voisine
avec les églises, les temples grecs et les
aqueducs romains, où les lumières artificielles se juxtaposent aux flammes des
lampes à pétrole et des bougies, où les
frontières entre l’extérieur et l’intérieur
sont abolies, où les jeunes filles aux seins
de lait côtoient les dames en dentelles, où
les vierges sages sont proches des courtisanes. De cet univers, où règnent les
déesses, « femmes plus belles d’être semblables » (Éluard), les hommes sont le
plus souvent absents. Le peintre (quelquefois représenté) est-il le seul initié, le
seul à être admis dans le temple d’amour ?
Le peintre (ou son double, Jules Verne, le
visionnaire) est-il le seul à voir juste, à
être en capacité de bâtir au-delà des
apparences ?
Delvaux n’improvise pas. Il construit
chaque œuvre minutieusement (par étapes :
croquis, esquisses, etc.), accordant une
extrême importance aux détails.
Les objets sont fidèlement représentés (les
trains, les maisons, les chapeaux, les drapés), mais il subvertit l’académisme non
seulement par l’introduction d’éléments
hétérogènes, mais par la multiplicité des
perspectives, par les jeux de miroirs, les
encadrements intérieurs, les jeux optiques.
Ainsi naissent des œuvres magistrales
comme Solitude (1955), les Ombres (1965),
l’Acropole (1966), Chrysis (1967), Sérénité
(1970) ou l’Ermitage (1973).
Le peintre Walter Vilain disait justement :
« Paul Delvaux crée un drôle de silence. À
l’intérieur de ces espaces, on laisserait tomber
une pierre, elle ne ferait pas de bruit. » Monde
imaginaire. Univers du mystère et de l’inquiétude, univers angoissant de l’attente,
u n ive r s é ro t i q u e d e s re n c o n t re s
potentielles.
Martine Sagaert
« Paul Delvaux, le rêveur éveillé »,
exposition au musée Cantini, du 7 juin au
21 septembre 2014 (réalisée en collaboration
avec le musée d’Ixelles, Bruxelles, Belgique).
Paul Delvaux, le rêveur éveillé, catalogue
d’exposition, textes de Georges Banu, Olivier
Cousinou, Laura Neve, Régine Rémon,
Baldine Saint Girons, Gaëtane Warzée.
Éditions Snoeck, 2014, 30 euros.
Voir aussi :
Fondation Paul-Delvaux, Saint-Idesbald,
Belgique :
http://www.delvauxmuseum.com
« Paul Delvaux dévoilé », exposition au
musée d’Ixelles, Bruxelles, du 23 octobre
2014 au 18 janvier 2015.
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CHRONIQUE ARTS DE MARC SAGAERT
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Rétrospective, l’exposition montre de manière chronologique toute l’étendue et la richesse de la trajectoire de l’artiste,
depuis sa fameuse période pop, qui lui a permis d’acquérir
dès les années soixante une renommée internationale,
jusqu’aux travaux réalisés ces dix dernières années, jusque-là
peu ou pas exposés. L’artiste a choisi, durant les années deux
mille, de se consacrer presque exclusivement à son œuvre,
peintures de grand format, fresques monumentales et statuaires. Il s’éloigne du monde de l’art et de ses institutions.
On le voit peu sur la scène artistique.
Les expositions individuelles qui lui sont consacrées,
sont surtout celles de la Galerie de France de Catherine
Thieck, qui suit l’artiste depuis longtemps. Et la dernière
grande rétrospective de son œuvre en France, dans la
galerie du Jeu de paume à Paris, date de 1992.
Martial Raysse est un artiste majeur aux multiples facettes,
qui passe avec la même aisance de la sculpture à la peinture
et au cinéma. Il répond à d’importantes commandes publiques.
À Nîmes : fontaine au crocodile, réaménagement de la place
d’Assas ; et à Paris : sculpture en bronze et panneaux mosaïques
pour les métopes du Palais d’Iéna ; grande peinture de douze
mètres de long, Mais dites une seule parole, pour les espaces
de lecture de la bibliothèque nationale de France, site François-Mitterrand ; vitraux pour l’église Notre-Dame-del’Arche-d’Alliance ; et enfin, deux œuvres monumentales :
Sinéma, les anges sont avec toi, un dessin au néon réalisé
pour le cinéma MK2 quai de Loire, et ReLeBainTurc, un
diptyque de néons multicolores d’après Ingres, qui orne la
façade du cinéma MK2 Bibliothèque. Martial Raysse est
aujourd’hui l’artiste vivant le plus cher du monde. Le prix
japonais Praemium Imperiale lui sera remis en octobre. Et
pourtant, l’artiste longtemps boudé par la critique, reste peu
connu du grand public.
Une occasion unique, donc, de découvrir ou redécouvrir
cette œuvre fascinante jusque dans ses replis les plus
iconoclastes et ses détours les plus singuliers.
L’œuvre d’un artiste de près de quatre-vingt ans, né à
Golfe-Juan Vallauris, sur la Riviera niçoise en février 1936,
qui, comme l’écrit Dimitri Salmon, est animé de la fougue
d’une jeunesse retrouvée, d’une jeunesse qu’on dirait
éternelle. Une peinture « en perpétuelle évolution, toujours
plus étincelante de vigueur et même de verdeur ».
Celui qui, à l’âge de douze ans, faisait ses premières
aquarelles, se voyait d’abord poète, écrivain. Il optera
assez vite pour « cet au-delà des mots », la peinture, considérant le langage visuel comme le plus universel.
Cependant, jamais totalement abandonné, le texte sera
présent chez lui sous différentes formes. Dans des poèmes
objets comme Bleu citron, une gouache sur papier datant
de 1957, où on peut lire : « Tu marches/ Et voici que se déroule/ Tout le ciel antique ». En guise d’introduction, comme
dans la série Graal, présentée à la nouvelle Biennale de
Paris en 1985, une maxime écrite à l’envers et qui se lit
par l’entremise d’un miroir : « Par la juste mesure du monde
et pur savoir d’amour au travers du Montsalvat vers le Graal ».
Ou encore, dans des estampes plus récentes comme Ce
trottoir (ex-voto), 2000 : « Ce trottoir où marchait le maréchal
putain » ou À cet instant, 2004 : « À cet instant le cheval
blanc de bel atour », par exemple. Poésie qui se retrouve
également dans les titres ludiques des tableaux et dans
les textes qui accompagnent les œuvres avec humour et
distance.
Si la trajectoire de Martial Raysse est associée à ses débuts
au mouvement des Nouveaux Réalistes, initié par le critique
Pierre Restany, dont l’artiste signe le manifeste au domicile
parisien de Klein le 27 octobre 1960, celui-ci s’en détachera
assez vite, pour réaliser des œuvres d’une esthétique
proche des artistes pop américains. Cependant, comme
le souligne Catherine Grenier, « l’inventivité de l’artiste
n’entend pas se laisser brider par un mouvement ou une
esthétique ». Et Martial Raysse n’aura de cesse, quels que
soient la période ou le matériau utilisé, de réinventer « son
propre métier ».
L’exposition, constituée de près de deux cents œuvres,
permet de découvrir des crayons et aquarelles aux lavis
d’encre, des pastels aux détrempes, des fusains aux collages, des peintures aux sculptures et des films et vidéos
aux installations, une « esthétique de la vision » de l’artiste,
de dérouler le fil de la création. Et l’on se surprend à sourire
et même à éprouver une sorte de jubilation devant « toutes
les étoiles du ciel » de l’artiste et même parfois, dans l’atmosphère et l’éclat d’un matin, de s’étonner de l’étrangeté
d’un « jour qui marche sur les mains ».
Les premières œuvres présentées sont fondées sur l’appropriation et l’assemblage d’objets divers de consommation courante. Elles sont montées sur tiges de fer et
forment des arbres. Elles s’organisent en vitrine ou s’assemblent en colonnes à l’abri du Plexiglas. Puis viennent
des photographies aux contours rehaussés, des portraits
et des corps de femmes ornés d’accessoires. Des collages,
des assemblages de matériaux divers sur panneaux de
bois. De grandes odalisques empruntées à Ingres vivement
grimées en pin-up. Des dessins de silhouettes et de
contours. Des corps qui s’émancipent au-delà du cadre
du tableau, dont le châssis est désarticulé.
Des flocages et des néons montés sur toile. Des œuvres
qui inscrivent le film au sein de la toile.
Intitulée Raysse Beach, une grande installation réalisée
en 1962 et reconstituée dans l’exposition, accapare le
regard. Il s’agit d’une suite de neuf panneaux de bois
verticaux de couleurs vives sur lesquels évoluent des
baigneuses grandeur nature. Un parasol est accroché à
l’un des panneaux, à l’autre une serviette de plage, des
fleurs artificielles, un filet garni de fruits en cire. Les
panneaux s’ouvrent sur une plage de sable fin où traînent
des jouets gonflables et autres ballons.
On y rencontre aussi, dans un coin, un juke-box.
Dans une autre installation, intitulée Oued laou, présentée
en mai 1971 au musée d’Art moderne de Munich, et qui
n’avait jamais été reconstituée depuis, une toile est tendue
sur une armature cintrée et forme une voûte de près de
cinq mètres de hauteur au sommet de laquelle des images
cosmiques sont projetées, alors que des cris d’hyène et
des chants d’oiseaux se font entendre. Un univers peuplé
de « formes en liberté » qui prennent place parmi les
étoiles et les astres, près de la croix « non du Christ mais
de pharmacie » et des signes d’une écriture psychédélique,
réinventée.
Chez Martial Raysse, « les nuages n’ont pas d’âge ». La
figure féminine traverse toute l’œuvre. Des corps alanguis,
des visages, de facture très différente, quasi patibulaires,
dont certains acquièrent au fil du temps une certaine
gravité. Ce que l’exposition donne également à voir sont
les fresques les plus récentes dont certaines pour la première fois dévoilées : de curieuses bacchanales, des suites
carnavalesques, un « théâtre de la cruauté », d’étranges
mises en scène, telle Ici Plage, comme ici-bas, qui « fait
une synthèse magistrale de toutes les intentions et trouvailles de ces dernières années » (Catherine Grenier). Des
compositions « aux allures de Jugement dernier ». Des
suites cauchemardesques de personnages aux visages
grinçants.
Faux anges ou vrais démons ? Des personnages souvent
« agités des tourments de l’humanité ». Un cauchemar
présent depuis la jeunesse de l’artiste, qui, comme il le
confiait à Catherine Grenier dans un récent entretien, est
aussi ponctué d’instants délicieux.
Martial Raysse, 1960-2014, rétrospective,
Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne,
jusqu’au 22 septembre.
Martial Raysse, catalogue, sous la direction
de Catherine Grenier. Textes de Catherine Grenier,
Françoise Viatte, Dimitri Salmon, Anaël Pigeat
et Cécile Debray. Éditions du Centre Pompidou,
2014, 301 pages, 44,90 euros.
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« Viallat, une rétrospective »,
musée Fabre, Montpellier (Hérault),
jusqu’au 2 novembre.
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HWGXFK¿VVLVDevenu mythique, ce dernier
groupe d’avant-garde français cherchait à
démystifier l’objet artistique en exposant
différentes techniques et manipulations qui
participent au processus de sa fabrication. Dès
1966, Viallat ou Dezeuze, Devade ou Dolla,
passent en revue tous les constituants physiques du tableau de chevalet (toile, cadre,
châssis), chaque artiste se donnant un champ
d’étude et d’action spécifique.
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C’est ainsi que Claude Viallat invente une
forme qui ne relève que du domaine visuel
car, tout en restant immédiatement reconnaissable, elle est impossible à nommer.
Devenue la signature de l’artiste, ni organique, ni géométrique, ni symbolique, ni
figurative, à mi-chemin entre le haricot et
la palette (est-ce un simple hasard ?), cette
marque colorée est répétée sur une toile
non tendue, distribuée sur une bâche ou
un autre matériau de hasard, souvent aux
contours irréguliers. De telle sorte que
l’artiste, qui expérimente un geste pictural
simple et archaïque, dénué de toute virtuosité ostentatoire, se donne comme but
de re t rouver le s « origines de la
peinture ».
Au fil des ans, le support a légèrement
évolué : les bâches, simples surfaces de toile
brute, sont maintenant des morceaux de
tentes militaires avec leurs sangles et leurs
petites fenêtres fermées. La présentation
aussi a changé : la bâche a fait place à des
toiles superposées. Si le motif demeure
identique, les couleurs et leurs harmonies,
parfaitement maîtrisées, varient sans cesse.
L’exposition récente est une rétrospective,
où le parcours, pas toujours facile à suivre,
permet de comprendre l’évolution complète
de cette production. Particulièrement éclairant est le chapitre qui montre la genèse
du fameux « haricot », résultat d’une lente
gestation, loin de tout fantasme d’une
apparition fulgurante. Ailleurs, on découvre
les plus anciennes peintures figuratives de
Viallat, peu connues, ou encore sa fascination pour la tauromachie. D’autres sections (Un artiste de la matière, L’éloquence
de la couleur ou encore Jeu des supports)
offrent des analyses précises du processus
de travail de celui qui prétend que : « Je
n’apprends pas la peinture, c’est elle qui m’apprend ce qu’elle est. » Face à ce feu d’artifice
chromatique jouissif, qui flirte parfois avec
le décoratif, le plaisir de l’œil est immense.
Le seul défaut de l’exposition est sa générosité. Boulimique, l’artiste cherche à tout
montrer au risque de dépasser la capacité
visuelle des spectateurs. Trop d’éloquence
tue l’éloquence ?
Itzhak Godberg
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CHRONIQUE CINÉMA – LUC CHATEL
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par Madeleine, ils vont organiser
leur propre stage de survie en
forêt… qui va mal tourner. Adèle
Haenel et Kevin Azaïs donnent à
ces post-adolescents perdus une
magnifique présence, composée
de silences, de gestes maladroits,
de regards de braise et de corps
d’athlètes. Un mélange fascinant
de puissance et de fragilité. On
suit la progression de leur relation, filmée avec finesse et empathie. Ils n’ont pourtant rien de
spécialement séduisant, ces deux
jeunes adultes pataugeant dans
un nihilisme qui leur vient d’on
ne sait d’où mais qui colle parLes Combattants, de Thomas Cailley, avec Adèle Haenel, Kevin Azaïs.
faitement à l’époque. Ils pourraient
être sortis d’un roman de Houellebecq, tout comme ces s’étire autant en longueur qu’il s’égare en propos lors de
militaires qui recrutent pour l’armée sur les plages en offrant dialogues interminables qui l’affaiblissent. Pris en étau
des matelas pneumatiques, et comme ces décors naturels entre son parcours raté de comédien promis à un bel avenir,
superbement filmés : de longues routes filant entre les pins, sa jeune et magnifique femme qui ne l’aime plus et sa sœur
de petites plages touristiques sans grand attrait, et ces averses qui se morfond, Aydin nous plonge dans d’interminables
et ces incendies qui perturbent des journées monotones. discussions, avec cette dernière notamment, qui donnent
Le film, lui, n’offre ni temps mort ni faiblesse : la lumière à la longue un sentiment de ressassement et de surplace.
est superbe, le montage efficace, tout comme la bande-son Son personnage de moraliste aigri et solitaire en devient
et le scénario, aussi cohérent qu’original. Sans doute les presque caricatural. Il y a pourtant de belles échappées
personnages auraient-ils mérité un peu plus d’épaisseur, singulières avec des personnages secondaires, notamment
mais l’ensemble est une vraie belle surprise.
cette famille de locataires qui ne peut plus payer son loyer
et qui le confronte, lui l’humaniste affiché, à son dédain et
Les Combattants, film français de Thomas Cailley,
à sa misanthropie. Sur le fond, certains propos restent
ambigus, notamment sur la place de la religion. Elle est à
avec Adèle Haenel, Kevin Azaïs, 1 h 38, en salles.
la fois vertement critiquée à travers le portrait d’un imam
II
veule, et défendue dans certaines répliques cinglantes de
De l’épaisseur, on en trouvera sans problème dans la palme la femme d’Aydin, qu’il enferme et méprise à la façon des
d’or 2014, Winter Sleep, de Nuri Bilge Ceylan. On en trouvera religieux les plus obscurantistes. Un peu de fluidité, de
même un peu trop… Si la réalisation est magistrale, le décor nervosité et de clarté auraient été bienvenues.
superbe – aussi bien cette région d’Anatolie avec ses étranges
montagnes rondes, lisses et mystérieuses que cet hôtel Winter Sleep, film turc de Nuri Bilge Ceylan, avec Haluk
troglodyte improbable – et les comédiens fabuleux, le film Bilginer, Melisa Sözen, 3 h 16, en salles.
'5
I
Premier long métrage de Thomas Cailley, réalisateur
trentenaire diplômé de la Femis, les Combattants a été
présenté au Festival de Cannes 2014, où il a fait sensation.
Mais d’où il est reparti sans grosse récompense – si ce n’est
celle du prix SACD de la Quinzaine des réalisateurs. Ce film
mérite pourtant d’être salué. Son apparente facilité, dans
la réalisation comme dans le propos, dissimule de vraies
audaces – et souligne par contraste l’excès de pesanteur
d’un autre film présenté à Cannes… qui en est reparti avec
la palme d’or (lire ci-dessous). Prise de risque la plus visible
et parfaitement réussie : le choix des comédiens. Ils sont
deux à porter le film de bout en bout, puisque c’est leur
périple initiatique qu’il raconte : Adèle Haenel et Kevin
Azaïs. La première a été remarquée dans l’Apollonide.
Souvenirs de la maison close, de Bertrand Bonello, ou dans
L’homme qu’on aimait trop, d’André Téchiné. Le second
n’a fait que quelques apparitions et tient ici son premier
grand rôle. Adèle Haenel interprète Madeleine Beaulieu,
fille unique d’une famille aisée, étudiante en master d’économie… qui se prépare à intégrer les commandos parachutistes. Non par vocation militaire, mais pour être prête au
moment de la fin du monde, qu’elle sent proche : guerres,
terrorisme, épidémies…, ce ne sont pas les menaces qui
manquent, explique-t-elle un soir de belle étoile à la famille
d’Arnaud qui l’avait invitée à dîner. Orphelin de père,
Arnaud, lui, se destine à travailler avec son frère aîné dans
l’entreprise familiale de menuiserie. C’est en construisant
un cabanon pour la piscine des Beaulieu qu’il apprend à
connaître Madeleine. Tandis qu’il est un peu paumé, ne
sachant que faire de sa vie, a fortiori dans cette partie des
Landes où l’ennui rôde même en pleine saison, Madeleine
le fascine par sa volonté de fer. Il la voit s’entraîner aux
nages commandos dans sa piscine, et s’exprimer avec
aplomb et insolence. Féminité et masculinité jouent à front
renversé. Intrigué, séduit, envoûté, il décide lui aussi de
suivre le stage commando auquel elle s’est inscrite, à quelques
kilomètres de là. Et qui vire au désastre : Madeleine y démontre plus que jamais son individualisme forcené et sa
misanthropie aiguë. Arnaud craque, et s’échappe. Rattrapé
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S’il est communément admis qu’il
n’existe pas de progrès en musique, on
est cependant en droit de se demander
d’où vient la musique.
Selon N. Harnoncourt, l’art, la musique
apparaissent dans le développement de
l’être humain, inexplicablement. On situe
la recherche et la découverte d’instruments anciens dans le cadre d’un mouvement de renaissance auquel a largement
participé notre auteur, dans les pas de la
résurgence de ce que l’on nomme le « revival baroque ». Comment entendait-on
la musique au temps de Jean-Sébastien
Bach, de Joseph Haydn, de Félix Mendelssohn, etc. ? Recherche légitime qui
justifie de sonder les sons initiaux, largement malaxés depuis, dans le souci de
gagner une impossible perfection.
La profondeur de Mozart
Plus on travaille sur Mozart et plus on
s’aperçoit qu’il se situe à part, malgré des
références évidentes. Mais dans le mouvement général de l’histoire de la musique,
il se situe à l’une des premières places.
Il est important de saisir que Mozart n’est
pas un « romantique stricto sensu ». Selon
N. Harnoncourt c’est la « 40e Symphonie
en sol mineur qui change sa vie », et d’ajouter
que son « caractère musical se situe à l’opposé
de son assurance personnelle ». C’est pourquoi la biographie musicale doit être distincte de l’étude sociologique de l’homme
(d’où l’importance du travail de Norbert
Elias).
Beethoven et Berg
À bien des égards, c’est Beethoven qui
introduit le « je » en musique, la composante personnelle accompagnée d’éléments
intellectuels, programmatiques, une relation
nouvelle avec l’inspiration littéraire, en
particulier ; ce sont là des traits
romantiques.
En rapport avec la surdité du compositeur,
N. Harnoncourt évoque une « oreille imaginaire », sans oublier pour autant les fameux « cahiers de conversation ».
Les contrastes de Schubert
L’un des problèmes avec Franz Schubert
tient à la précarité de sa vie qui exclut la
possibilité de références d’interprétation
d’époque. Par exemple les Trios. Ceci expliquerait-il que ce soit le généreux Brahms
qui a reconstitué une édition complète
des Symphonies de Schubert. C’est également lui qui a mis de l’ordre dans le
corpus de François Couperin. En vérité,
N. Harnoncourt considère l’œuvre de
Brahms comme une émanation de l’esthétique baroque dont les interprétations
modernes trahiraient l’esprit. Cette vision
nous échappe ! N. Harnoncourt évoque la
tentation opératique chez F. Schubert :
Alfonso et Estrella (1822) et note un certain
rapport avec Euryanthe, de Carl Maria
von Weber. Du reste, N. Harnoncourt,
plus généralement, estime que Schubert
est un compositeur sous-estimé, tant à
son époque que de nos jours.
S’agissant de Robert Schumann, il s’arrête
sur Genevova, opéra dénué d’action dramaturgique et qui serait « un regard sur
l’âme » ; une œuvre à la temporalité exclusivement poétique où les chanteurs expriment une sorte de magie du chant. Un retour,
une programmation s’imposeraient !
Brahms vieux garçon rusé
Indépendamment de ses collaborations
avec des musiciens disparus, vues ci-dessus,
N. Harnoncourt s’intéresse spécialement
à la première de ses symphonies jugée,
comme souvent à l’époque, comme étant
la 10e de Beethoven. La seconde comme
une illustration de la Carinthie musicale
(région de l’Autriche) tandis que les deux
dernières ne sont guère présentes.
Bruckner
Météore venu d’une autre planète. Si comme
l’on sait Richard Wagner l’enflamma, Anton
Bruckner appartenait, néanmoins à une autre
éducation. Sans Bruckner pas de Gustav
Mahler. Une sorte de précurseur, de pionnier,
inégal parfois, nous illumine par ses éclairs
de génie et sa complexité. Un authentique
pour la « musique autrichienne » qui fascine
N. Harnoncourt.
Carmen et Verdi
N. Harnoncourt a dirigé davantage Carmen
comme un opéra au sens plein. Il perçoit
Aïda comme « une grande musique de
chambre de premier ordre ». Verdi n’était
guère pieux, mais le Requiem en hommage
à Manzoni « le pardonne pour l’éternité ».
Claude Glayman
La Parole musicale – Propos sur la musique
romantique, de Nikolaus Harnoncourt,
préface et traduction de Sylvain Fort.
Actes Sud, 235 pages.
Mozart et la France, de Jean Gribenski et
Patrick Taïeb. Symétrie, 153 pages. 39 euros.
Sociologie d’un génie, de Norbert Elias.
Le Seuil, 1991.
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interrompue pour cause d’averse, etc.– n’avait pas été capable
d’assumer. Pour le reste, rien de véritablement révolutionnaire ; le Festival se déroula au fil des jours et des nuits cahincaha avec ses hauts – le Mahabharata-Nalacharitam, du
Japonais Satoshi Miyagi, donné dans la carrière de Boulbon,
et dont j’avais dit ici même qu’il ferait un tabac lors de ce
Festival, l’ayant apprécié dans son pays natal, Le Sorelle
Macaluso, de la Sicilienne Emma Dante – et ses bas, Falstafe,
de Novarina, vu par Lazare Herson-Macarel, Dire ce qu’on
ne pense pas dans des langues qu’on ne parle pas, de Bernardo
Carvalho, mis en scène par Antonio Araujo. Rien de franchement bien particulier, pas même le début de polémique
virant carrément au lynchage médiatique concernant un
spectacle qui cumulait tous les défauts : annoncée devoir
durer trois heures, la représentation s’étirait sur cinq heures !
Il était signé par une jeune femme nouvellement nommée
à la tête du Centre dramatique national de la Commune à
Aubervilliers, ce qui déjà ne plaisait pas à tout le monde.
Marie-José Malis, c’est d’elle qu’il s’agit, présente en outre
le défaut d’être une intellectuelle brillante, passée par Normale sup (tous les articles incriminant son spectacle le stipulent), et travaille avec Alain Badiou. Son Hyperion, de
Hölderlin, fut donc décrié (le mot est faible) avec acharnement, ce qui, même si en l’état actuel des choses il ne fonctionne pas vraiment, est totalement injuste. D’ailleurs au fil
des représentations, la tendance de la réception du spectacle
commença à s’inverser. L’autre question que pose ce spectacle
est de savoir quel public le Festival tente de toucher. À l’évidence celui visé par Marie-José Malis ne correspond pas
vraiment à un public festivalier en demande de réjouissances bien plus légères, et l’on se pâmera bien plus volontiers aux dix-huit heures d’Henry VI, de Shakespeare
(que je n’ai pas vu, m’étant arrêté aux deux heures trente
de la première partie donnés en cours de saison aux Gémeaux de Sceaux), conçu comme une suite de séries de
télévision, selon les propos du metteur en scène, Thomas
Jolly, en dehors également du côté performance sportive
de la durée. Le spectacle de Marie-José Malis doit faire
l’ouverture du Théâtre de la Commune d’Aubervilliers à
la fin de ce mois. Retravaillé et resserré, on souhaite vivement qu’il trouve son public : l’enjeu est de taille et nous
restons dans l’accompagnement attentif de la démarche
de la nouvelle équipe que dirige Marie-José Malis.
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( 6
Ce n’est pratiquement qu’au bout d’une
bonne dizaine de jours que le Festival
nouvelle version sembla enfin trouver
son rythme de croisière, les intentions
d’Olivier Py se faisant plus nettement
jour. Avec enfin de bons spectacles,
ceux des Néerlandais Ivo van Hove (The
Fountainhead) et Josse de Pauw (Huis)
remettant au goût du jour le dramaturge
Michel de Ghelderode, tombé dans
l’oubli, ou encore celui de la Roumaine
Gianina Carbunariu, Solitaritate, tous
dans des recherches de formes en accord
avec notre temps, le plus souvent dans
des thématiques tournant autour du
thème de la mort. L’une des autres thématiques sur lesquelles Olivier Py voulait
absolument mettre l’accent dans sa
programmation concerne le (ou la) politique. Sur ce plan autant dire que nous
fûmes très loin du compte. Peu audible
avec le texte de Bernardo Carvalho (Dire
ce qu’on ne pense pas…) à cause d’un travail scénique nous
renvoyant à du vieux théâtre des années 1970, vu et revu
mille et une fois, ce qui se dégageait dans le spectacle de
danse de Robyn Orlin, At the Same Time we Were Pointing
a Finger at You… était tout simplement insupportable dans
sa forme populiste, alors que le très attendu La Imaginacion
del futuro, du Chilien Larco Layera, faisant de Salvador Allende
une marionnette responsable de la dictature de Pinochet
rejoignait curieusement dans sa forme même le propos de la
chorégraphe sud-africaine… Pour aussi contestables que
furent ces spectacles auquel on peut ajouter Vitrioli, du Grec
Yannis Mavritsakis, mis en scène dans un inutile tapage par
Olivier Py lui-même, le désir d’aborder le politique, tout
comme la volonté d’être universel (accueil de l’Égyptien
Hassan El Geretly et d’autres artistes du pourtour méditerranéen) sont à prendre en considération.
Nul doute que la mutation du Festival (avec notamment une
programmation destinée au jeune public) est à suivre avec
attention… Nous n’en avons eu, avec cette première édition,
que les prémices.
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La faute aussi, en ce qui concerne le rêve virant au cauchemar, au… ciel, en qui Olivier Py a toujours affirmé croire, et
qui, pour l’occasion, et pour contredire son souhait, redevint
« autoritaire ». Bref, des trombes d’eau vinrent perturber
les premières représentations de la nouvelle édition du Festival,
dont on se demandait légitimement s’il aurait vraiment lieu
et qui, au moment de son difficile démarrage, se voyait pour
ainsi dire puni par des éléments dits naturels. À partir de là
on comprend aisément que dans sa conférence de presse
finale Olivier Py ait pu se féliciter du bon déroulement des
opérations, même si le « manque à gagner » n’est pas négligeable et risque d’obérer les prochaines éditions du Festival.
Pour le reste il s’agissait pour le nouveau directeur (le premier
à être également metteur en scène depuis Jean Vilar) d’imprimer sa marque. Et pour se faire redessiner spatialement
les lieux, non pas des représentations, c’eût été mission
impossible, mais de déambulations dans la cité papale et de
rencontres. Car, ce fut dit, il s’agissait de redonner la parole
au public (pour autant qu’elle l’avait perdue). Le centre
névralgique du Festival commença à glisser du cloître SaintLouis vers le site Louis-Pasteur de l’université. Décentrement
qui en perdit plus d’un, bousculant les habitudes de tous.
Tant mieux. Pour ce qui concerne la programmation proprement dite, on aura assisté à de véritables infléchissements
plus qu’à des changements radicaux, retrouvant même l’un
des « chouchous » de l’équipe de direction précédente,
Thomas Ostermeier, ou encore Claude Régy dans un registre
particulier, celui d’une mise en scène d’une pièce de Maeterlinck (Intérieur) avec des acteurs japonais, mais il est vrai
que cette fois-ci prééminence fut donnée au théâtre dit de
texte. On ne voit pas comment il aurait pu en être autrement
avec Olivier Py, poète et dramaturge qui nous offrit donc à
la FabricA un somptueux Orlando ou l’impatience de près
de quatre heures, véritable manifeste de son art théâtral, de
son art de vie tout simplement, que malheureusement nombre
de spectateurs professionnels trouvèrent trop long et répétitif,
mais malgré tout réussi. À partir de là, concernant une œuvre
très personnelle et intime comme celle de Py, on peut se
poser la question de sa longueur et de l’ennui qu’elle serait
censée distiller si elle ne correspond pas à notre propre capacité à épouser sa durée. Se pose, à mes yeux tout au moins,
la question de la légitimité du créateur de choisir sa propre
logique et la propre durée de sa création. En tout cas, long ou
pas, Orlando ou l’impatience lançait véritablement le Festival,
que le Prince de Hombourg, de Kleist, mis en scène par Giorgio
Barberio Corsetti en ouverture du Festival dans la cour d’Honneur – première annulée pour cause de grève, troisième
Orlando ou l’impatience, d’Olivier Py.
Jean-Pierre Han
Trois en un, du Yes Theatre
Compagnie d’Hébron, Cisjordanie, Palestine
En tournée en France, du 24 septembre au 14 octobre 2014
Trois en un est une création collective avec Raed Shyoukhi,
Mohamed Titi et Ihab Zahdeh, qui interroge la fonction du
théâtre dans une société qui a d’autres préoccupations. Le
spectacle a été primé au festival international de Milan par
un jury composé de personnalités du théâtre telles que
Lev Dodine, directeur du Maly Drama Théâtre de SaintPétersbourg, Luis Pasqual, directeur de l’Odéon à Paris,
Luca Ranconi, directeur de la Scala à Milan.
www.amis-alrowwad.org
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