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Ce n’est pas impossible…
Les Lettres françaises
ont rendu
compte régulièrement de la publication de ses livres, en
particulier d’
Éloge des fétichistes
en 2009, et lui ont rendu
hommage en lui consacrant la une de l’un de ses numéros.
L’édition d’un inédit ne pouvait — à tout le moins — qu’exciter
notre curiosité. Dès réception de l’ouvrage,
Venezia
donc, j’ai
suspendu toute activité pour le lire. Je dois avouer que sa
lecture m’a, un long temps, littéralement coupé le soue. Il
m’a fallu quelques heures pour retrouver un peu de calme.
Aucun livre ne m’a bouleversé à ce degré d’intensité proche
du malaise, pas même dans mon adolescence certains romans
de Georges Bataille, pas même évidemment Sade… Livre
majeur, fascinant, douloureux, sarcastique, violent, comment
rendre compte de
Venezia
?
Dans leur excellente préface, « Bourgeade, maestro », les
éditeurs,
« prosélytes que nous sommes »
, font remarquer
que sur dix lecteurs interrogés, les réactions vont du rejet
violent (une fois sur dix) ou du rejet embarrassé (deux fois sur
dix) au coup de foudre pour la plupart d’entre eux. Il m’a
semblé, puisque Tristram, en même temps que
Venezia
, re-
publiait dans sa petite collection « Souple » un autre roman
de Bourgeade,
Ramatuelle
(2007), qu’il fallait d’abord parler
de ce dernier. Pourquoi ? Peut-être pour préparer le lecteur
à la lecture de
Venezia
…
L’intrigue de
Ramatuelle
est relativement simple. Elle se
noue, se développe et se clôt en sept jours, du dimanche 24 juin
au samedi 30 juin-dimanche 1er juillet. Sept jours de la vie
d’une jeune femme, Françoise d’Elbée, trente-cinq ans. Elle
fait partie de la bourgeoisie parisienne : un père médecin, un
mari banquier, deux enfants, une fille et un garçon. Elle habite
à côté du parc Monceau. Le roman est constitué du journal
qu’elle a écrit, la dernière nuit, pour raconter la semaine
pendant laquelle sa vie a basculé, c’est-à-dire, pour reprendre
une définition du dictionnaire, est passée brusquement d’un
état à un autre de façon irréversible.
Beau mariage donc. Voyage à Venise, au fameux Hôtel des
Bains. Elle ne connaît rien des rapports sexuels jusqu’à cette
nuit de noces qui ne semble lui avoir laissé aucun souvenir
particulier.
« Pendant une dizaine d’années, mon mari a
dormi plus ou moins régulièrement avec moi, puis il a cessé
de me toucher, et je crois que j’ai préféré ça. »
La « vie » fa-
miliale est terne et étouante. Il y a les dîners, le seul repas
en commun, où le maître d’hôtel, André,
« glisse comme une
ombre derrière nous, retirant nos assiettes de ses mains gan-
tées, plaçant les suivantes »
. On ne s’aperçoit de rien. Le mari,
Charles, ne cesse de parler. Elle a compris très vite qu’il ne
fallait pas le contredire. Naturellement, les enfants n’ont
qu’une hâte, celle d’aller dans leur chambre… Ils sont bien
élevés et rongent leur frein en silence. Ensuite, les adultes
passent au salon. Monsieur boit du café et fume le cigare,
madame ne prend qu’un décaféiné. Dans la chambre
« laquée
de blanc comme tout le reste de l’appartement »,
ils ont
chacun leur lit. Charles, avant de s’endormir, lit un journal
financier et Françoise, un roman…
« Il faut situer les personnages, les lieux, dire les choses
comme elles sont arrivées. »
Ce que Pierre Bourgeade fait
avec sobriété, concision, froideur : son héroïne ne s’épanche
pas, elle semble dénuée de sentiment. Elle ne donne signe de
vie, si l’on peut dire, que lorsqu’elle avoue aimer conduire
— et vite — son Austin pour passer une semaine à Ramatuelle
dans la propriété que ses parents lui ont léguée. Une semaine
de solitude avant l’arrivée du mari et des enfants…
« C’est
l’unique occasion où je voyage seule et c’est quelque chose
que j’aime. Je passe le péage, le soleil apparaît, le ciel est rouge.
J’aime beaucoup cette maison de Ramatuelle. »
Le récit de la deuxième journée montre comment la vie de
Françoise bascule. J’emploie de nouveau le verbe basculer,
non sans raison. Sur la route des Maures, à une centaine de
kilomètres de Ramatuelle, elle s’arrête pour laisser reposer le
moteur de sa voiture.
« Je prends un plaid sur le siège arrière,
je l’étends du côté de la route, sous les pins, là où les taillis
sont le plus épais, j’enlève mes chaussures, je m’allonge, et à
peine allongée, épuisée, je m’endors. »
Réveillée par des cris, elle assiste à une scène de violence
inouïe : deux jeunes gens s’emparent d’une femme dans sa
voiture
« arrêtée à l’extrême droite de la route, presque inclinée
au-dessus du ravin »
. Ils la frappent, la violent, la rejettent
dans la Clio, «
ils basculent la voiture dans le ravin, explosion »
.
Pourquoi, lorsque la police arrive, ne dénonce-t-elle pas les
jeunes gens ? Pourquoi invente-t-elle une thèse selon laquelle
elle était là avant l’accident ? La Clio a manqué son virage, les
jeunes gens sont arrivés trop tard… Pourquoi leur propose-t-
elle de les emmener chez elle ? Les événements des journées
qui vont suivre ne sont jamais que la conséquence de son geste
initial : elle est prise dans un engrenage infernal sadomasochiste
dans lequel elle découvre son corps, la jouissance. Elle n’est
pas seulement une petite-bourgeoise qui aime à se faire peur
en compagnie de jeunes voyous. Même si elle participe à
l’attaque d’une fourgonnette du Crédit agricole, son rôle reste
limité, mais néanmoins complice d’un second crime :
« J’at-
tendrai, sous un bouquet de pins, à quelque cent mètres de
là. Je serai au point mort, moteur en marche, prête à foncer. »
Le convoyeur de fonds est mort dans l’explosion de son vé-
hicule.
« Julien a vu son visage s’enflammer comme du
papier. »
À me relire, je vois bien que je n’ai montré que l’aspect le
plus « rocambolesque » du roman, en quelque sorte son
squelette. Je me garderai bien de raconter l’épilogue qui peut
s’analyser — mais ce n’est qu’une hypothèse — comme un
retour à l’ordre, une expiation, ou la manifestation d’une
perversité qui fait, selon Baudelaire,
« que l’homme est sans
cesse à la fois homicide et suicide, assassin et bourreau ».
Ramatuelle
pourrait fort bien se prêter à une adaptation
cinématographique. Françoise n’écrit-elle pas :
« Maintenant
c’est dimanche. J’ai écrit toute la nuit, au fil de la plume. La
semaine qui est en train de s’achever s’est déroulée dans ma
tête comme un film dont je n’ai eu qu’à relater rapidement
les épisodes. »
L’écriture de Bourgeade est visuelle : il sait nous faire voir,
sans fioriture, avec une précision des plus rares, quasi anato-
mique, des paysages, des corps, des situations — je veux dire,
sans faire de la littérature —, ce que les éditeurs ont raison de
souligner :
« (Il) nous a montré, au fil du temps, comment ce
qui est trop littéraire est nuisible à la littérature. »
À sa manière, l’écriture de Bourgeade est une histoire de
l’œil. Non pas comme celle de G. Bataille qui reste imprégnée
de judéo-christianisme, mais toujours à distance, froide,
souvent parodique. Ainsi ce passage où Françoise rentre dans
la chambre — Julien est réveillé et lui demande de s’approcher
du lit :
« Mon ventre est à la hauteur de son visage. “Écarte”,
dit-il. J’obéis. “Encore.” J’obéis. Ses doigts s’ajoutent aux
miens. Il veut tout voir. Tout voir au plus profond. Mais quoi ? »
Ces quelques lignes qui terminent la quatrième journée sont
précédées d’une étonnante scène où Françoise, devant son
miroir, regarde
« son visage étranger »
:
« Je cligne l’œil droit,
il cligne à gauche. »
Puis elle retourne ses paupières supérieures
vers le haut et
« apparaît une sorte de boule blanchâtre, ré-
pugnante et stupide »
.
Le dernier roman de Pierre Bourgeade,
Venezia
, met en scène
le directeur d’un palace vénitien, le signor Tardelli, le jeune
gigolo, Larry Dawson, de Mrs Springfield, une milliardaire
appelée la Contessa. Miss Carrington, milliardaire elle aussi,
accompagnée de Miss Ingrid Lindstrom
« qui a l’honneur de
pousser son fauteuil à roulettes »
, cinq actionnistes du Village
à New York (quatre hommes et une femme)… et Khadjik…
L’histoire est simple : Mrs Springfield, la Contessa, est une
octogénaire richissime qui a décidé de mourir à Venise au
terme d’une
« performance »
dont elle a réglé à cette fin les
moindres détails.
Miss Carrington, née prématurée,
« avait été condamnée,
dès l’âge de sept ans, au fauteuil roulant »
. Là encore, comme
dans
Ramatuelle
, les traumatismes de l’enfance vont décider
d’un destin. Larry, qui, à première vue, l’avait comparée à
« une orchidée qu’on aurait écrasée d’un coup de talon »
, à
mieux l’observer la voit un peu diéremment :
« Elle était
bronzée, elle portait une saharienne noire largement décolletée,
par l’échancrure de laquelle on apercevait deux seins en
pomme, clairs, à demi dénudés. »
La jeune fille qui l’accom-
pagne, habillée d’une robe transparente, n’a
« pas plus de
poitrine qu’un garçon »
.
On comprend très vite que la Miss est son
« chaueur-
soure-douleur personnel »
, autrement dit, son esclave.
« Je
ne me contente pas d’enfoncer des aiguilles dans les mains
de cette jeune personne, je lui en enfonce aussi dans les fesses,
les bras, et dans les seins. Elle ne se plaint jamais. C’est mon
esclave »
, confie à Larry la dominatrice Barbara
Carrington.
Larry attend Mrs Springfield qui, de jour en jour, par fax,
renvoie à plus tard son arrivée à Venise. Elle a découvert,
dit-elle, un groupe d’actionnistes berlinois… Larry quant à
lui passe son temps avec
« l’orchidée broyée »
et son esclave.
On le voit, par exemple, participer à une séance
« uro »
dans
la chambre de ces dames. Il est allongé nu dans la baignoire,
Ingrid au-dessus de lui et
« l’infirme, clouée dans son fau-
teuil, qui nous regarde, le sourire aux lèvres »
…
Mais là n’est pas l’important. Sade nous en a raconté
d’autres… L’histoire de
Venezia
va prendre un autre cours
avec l’arrivée de la Contessa,
« quatre-vingt-trois ans depuis
six mois, un mètre quatre-vingt, cent treize kilos, (elle)
venait de passer trois semaines furieuses à Berlin, où elle
s’était éclatée ».
Que faisait-elle donc à Berlin ? Le tour des abattoirs, chaque
soir, en compagnie des actionnistes dont elle ne pouvait plus
se séparer après les avoir découverts à Manhattan. Ils l’avaient
alors fouettée jusqu’au sang. Nous apprenons que la mère
de Mrs Springfield est morte dans un camp de concentration.
Elle engage les cinq actionnistes :
« Je veux sourir par vous,
en raison de ce que ma mère y a souert. »
Puis, soudain,
elle décide de retourner à Venise, à l’hôtel Gubbio. Elle dispose
de sa suite habituelle, trois appartements. Celui du milieu
sera réservé «
aux fêtes qu’elle comptait donner. Elle savait
lesquelles, elle n’en dit mot ».
La fête, car il n’y en aura qu’une, sera celle de sa mise à
mort.
« À Berlin, vous m’avez fait revivre les premières
étapes de la passion, ici, j’arriverai au terme. (…) Je voudrais
donc, demain, que vous m’attachiez sur la croix et que vous
me frappiez à mort. »
Je ne parlerai pas de ce Golgotha. Il faut laisser au lecteur,
s’il en a la curiosité, la possibilité d’y monter à son tour.
Là encore, dans ce roman, le cinéma a sa place. Celui de
Pasolini, par exemple, et son dernier film,
La Ricotta,
que
« la démocratie chrétienne ne lui a pas pardonné »
, pas plus
que
Salo ou les 120 journées de Sodome
.
Je ne peux souscrire tout à fait aux propos des éditeurs,
pour lesquels
« le traitement de (cette obscénité totale) est
celui de la comédie, du sketch, de la bande dessinée »
. Certes,
il y a de tout cela dans
Venezia
. On citera bien sûr ce passage
où Bourgeade décrit Miss Lindstrom et Barbara Carrington
traversant le hall de l’hôtel. Attardons-nous un instant sur
l’accoutrement de Barbara
« recroquevillée sur le fauteuil
roulant »
:
« Elle était coiée d’une casquette de base-ball
rouge portant l’insigne des New York Yankees, et avait les
yeux cachés par d’immenses lunettes noires en ailes de
papillon. (…) Ses jambes décharnées étaient maintenues par
de hautes guêtres de cuir sombre et ses pieds disparaissaient
dans d’extraordinaires chaussures orthopédiques, aussi
larges que longues, quasiment cubiques, qui ressemblaient
moins à des chaussures qu’à d’incompréhensibles boîtes de
fer-blanc. »
Grand livre, certes. Beau, drôle parfois, tragi-comique,
d’une violence à couper le soue, je le répète. Dans son
écriture d’un classicisme impeccable, il nous laisse des images
inoubliables.
Allez, je vais être un peu provocateur à mon tour : dirais-tu,
mon cher Pierre, toi aussi : Venise, du sang, de la volupté et
de la mort ?
Jean Ristat
Ramatuelle, de Pierre Bourgeade. Éditions Tristram,
88 pages, 5,90 euros.
Venezia, de Pierre Bourgeade. Éditions Tristram,
118 pages, 6,95 euros.
Voir aussi dans les Lettres françaises n°43
l’entretien entre Pierre Bourgeade et Franck Delorieux.
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