ÉTOPIA | ÉCONOMIE - ÉCOLOGIE | 6
« Les économistes ne sont pas garants de la civilisation, mais de la
possibilité de la civilisation », disait au lendemain de la première guerre
mondiale John Maynard Keynes, l’un des papes de l’économie moderne1.
Ce jugement, il le réservait à l’attitude à adopter à l’égard de l’Allema-
gne vaincue. Il entendait en l’occurrence mettre en garde les politiques
contre une dureté qui empêcherait le pays de se rétablir et l’engagerait
inéluctablement dans une voie remplie de périls. En 2008, on voudrait être
certain que la lucidité agissante soit une valeur aussi largement partagée
par la communauté des économistes. Or rien n’est moins sûr. La crise des
subprimes, la flambée des prix de l’énergie et des matières premières
ont peut-être été prévues par certains économistes. Mais elles n’ont pas
vraiment été « anticipées » au sens où des mesures de précaution n’ont
guère été préconisées pour empêcher les crises que nous sommes en
train de vivre et dont les conséquences frappent d’abord les plus faibles
des terriens. On voudrait éviter tout procès d’intention comme tout procès
pour non-assistance à planète en danger. Mais nous devons cependant
constater que le discours économique dominant a largement contribué à
confondre l’économie et la manière dont elle fonctionne avec une sorte de
processus naturel dans lequel l’homme – machine à optimiser – n’aurait
guère de responsabilité. Il en irait du marché et de ses lois comme des
phénomènes naturels : le choix des hommes n’y serait pour rien ou alors
pour si peu, et donc les gouvernements auraient tout intérêt à s’en mêler
le moins possible, à quelques corrections de « défaillances de marché »
près. Le plus étonnant reste au fond que tout le monde (en ce compris
les économistes) sait bien que rien n’est moins vrai et que même les «
non-choix » sont des choix. Par exemple, quand les gouvernements bel-
ges traînent à préparer l’impact du vieillissement, nous voyons de mieux
en mieux qu’il y a en réalité un choix pour renforcer le pilier de la capita-
lisation dans notre système de pension. D’une certaine manière, il faut
« vouloir ne pas vouloir », même quand on présente les évolutions comme
le fruit d’une inexorable loi d’airain.
Le présent dossier de la revue étopia entend précisément réinterro-
ger cette « naturalité » du modèle du marché dominant en économie et
comment, en l’occurrence, depuis un certain temps déjà, il se construit
paradoxalement sur une dangereuse exclusion de la limite que consti-
tue pour l’activité humaine, tant il est aveugle aux irréversibilités dont
elle est le siège et incapable de prendre en compte les conditions de
vie des générations futures. Dans son cours d’économie politique de
1840, un des économistes libéraux les plus connus du XIXème siècle
n’affirmait-il pas que « Les richesses naturelles sont inépuisables, car
sans cela nous ne les obtiendrions pas gratuitement. Ne pouvant pas
être multipliées, ni épuisées, elles ne sont pas l’objet de la science
économique » ? Aujourd’hui, on voudrait être certain que les écono-
mistes ont définitivement renoncé à ce qu’en langage psychanalytique,
on appelle, une forclusion, à savoir au rejet pur et simple (plus fort que
le refoulement dans l’inconscient) de la nature de la pensée économi-
que dominante. Or l’évolution du monde de ces dernières décennies
n’est à cet égard pas très rassurante, tant le rapport entre l’économie
classique et la nature semble encore et toujours dominé par un désir
d’exploitation mêlé d’ignorance et de pulsion destructrice, dans lequel
l’environnement apparaît au mieux comme une variable d’ajustement
ou une ressource quantifiable et payable parmi d’autres. Or, le chan-
gement climatique et la disparition de la biodiversité montrent bien
l’impasse d’une telle approche. Nous devons repenser complètement
notre manière de comprendre notre rapport à la planète. Et l’écologie
doit y contribuer.
Ecologie-économie sont comme un couple de jumeaux penchés sur
le même objet : l’oikos, le domaine, la maison, l’habitat. En l’occur-
rence, notre maison, notre habitat, notre planète, celle où se déroule
la vie commune des hommes. Lisons Alain Lipietz : « Quelle est en effet
la différence entre écologie et économie ? Les deux premières syllabes,
on l’a vu, ont la même racine : le domaine. Puis vient, pour le premier
de nos jumeaux, le logos, c’est-à-dire le sens, la raison d’être et d’agir,
et pour le second, le nomos, c’est-à-dire la règle et la mesure. L’éco-
nomie s’occupe de mesurer des quantités (en argent, en rendements),
l’écologie s’intéresse à la valeur d’usage de ce qui est fait (au sens