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L’Encéphale (2010) Supplément 3, S71–S76
Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com
journal homepage: www.elsevier.com/locate/encep
Premier épisode thymique : cas particulier
de l’intervention dans la phase précoce
des troubles bipolaires
First episode of mood disorders: an opportunity for early
intervention in bipolar disorders
Ph. Conus
Département Psychiatrie CHUV, Université de Lausanne, Clinique de Cery, 1008 Prilly, Suisse
Mots clés
Intervention
précoce ;
Trouble bipolaire ;
Manie ; Prodrome
KEYWORDS
Early intervention ;
Bipolar disorder ;
Mania ; Prodrome
Résumé Alors que des stratégies d’intervention précoce dans les troubles psychotiques ont été développées
au cours des 20 dernières années, les psychoses affectives et les troubles bipolaires en particulier ont été
jusqu’à récemment négligés par ce mouvement. Pourtant, si l’on considère que l’évolution des troubles
bipolaires est loin d’être aussi favorable qu’on le pense parfois et si l’on tient compte de l’important délai
qui s’écoule entre l’apparition de la maladie et la mise en route d’un traitement adéquat, un tel développement
semble clairement justifié. Dans cet article, nous passons brièvement en revue les arguments justifiant
l’intervention précoce dans les troubles bipolaires, les obstacles théoriques et pratiques qui doivent encore
être surmontés, les stratégies qui permettraient déjà maintenant de diminuer le retard diagnostique, et nous
décrivons l’état actuel de la recherche dans le domaine de l’identification du prodrome de la maladie.
© L’Encéphale, Paris, 2010. Tous droits réservés.
Abstract While early intervention strategies have been developed for psychotic disorders, affective
psychoses and bipolar disorders have been neglected by this movement. However, when considering that
outcome of bipolar disorders is often not as favorable as previously thought and that delay between
illness onset and introduction of an adequate treatment is often very long, such developments seem
clearly justified. In this paper we briefly review arguments supporting early intervention in bipolar
disorders, the practical and theoretical obstacles that still need to be overcome, the strategies that may
already now contribute to decrease treatment delay, and we describe current state of research regarding
identification of the prodromal phase of bipolar disorders.
© L’Encéphale, Paris, 2010. All rights reserved.
Introduction
L’élaboration de stratégies préventives est devenue l’une
des priorités en santé mentale ; l’intervention précoce
dans les troubles psychotiques fait partie de ce mouvement, avec le développement à la fois de programmes de
traitement spécialisés ainsi que d’un vaste domaine de
Correspondance.
E-mail : [email protected]
L’auteur n’a pas signalé de conflits d’intérêts.
© L’Encéphale, Paris, 2010. Tous droits réservés.
recherche. Jusqu’à récemment, l’essentiel de l’attention
s’est porté sur la schizophrénie, et les psychoses affectives
ont été négligées par ce mouvement. C’est probablement
l’influence de la dichotomie kraepelinienne et son impact
sur la perception pessimiste que les cliniciens pouvaient
avoir de l’évolution possible de la schizophrénie, qui a
motivé certains d’entre eux à explorer les possibilités d’une
S72
intervention plus précoce dans la maladie dans le but
d’améliorer le devenir des patients. La publication, au
cours des dix à quinze dernières années, de plusieurs études focalisées sur l’évolution des patients atteints d’un
trouble bipolaire suggère cependant que, contrairement à
ce que l’on a longtemps pensé, l’évolution de cette maladie est également loin d’être bénigne, et ceci déjà après le
premier épisode maniaque. Dans ce contexte, il apparaît
donc comme nécessaire de chercher à améliorer les stratégies thérapeutiques actuellement disponibles, et l’intervention précoce dans les troubles bipolaires pourrait être
une solution intéressante à cet égard [4].
Cibles de l’intervention précoce
dans les troubles psychotiques :
sont‑elles pertinentes dans le contexte
des troubles bipolaires ?
Les deux axes principaux de l’intervention précoce dans les
troubles psychotiques sont, d’une part, la diminution du
délai qui sépare l’apparition des symptômes de la maladie et
le début du traitement adéquat, et d’autre part, le développement de stratégies spécifiquement adaptées au besoin des
patients qui traversent la phase initiale du trouble. On peut
légitimement se demander si ces deux stratégies sont pertinentes dans le contexte des troubles bipolaires.
Y’a-t-il un retard de traitement
dans les troubles bipolaires ?
Plusieurs études récentes suggèrent qu’un long délai
s’écoule entre l’apparition des symptômes d’un trouble
bipolaire et la mise en route d’un traitement adapté avec
un stabilisateur de l’humeur. À cet égard, Post et al. [21]
ont mis en évidence un délai de dix ans entre l’apparition
des symptômes compatibles avec un diagnostic de trouble
bipolaire et le début d’un traitement adéquat, alors que
Baethge et al. [1] ont trouvé qu’un délai de 9,3 ans s’écoulait entre ces deux événements. Bien que les causes puissent être multiples, les auteurs s’entendent pour en
identifier quatre principales. Premièrement, la dépression
est la première manifestation du trouble dans pratiquement 50 % des cas, et en l’absence de connaissances suffisantes pour différencier un premier épisode de dépression
s’inscrivant dans le cadre d’un trouble bipolaire d’un épisode dépressif s’inscrivant dans le cadre d’un futur trouble
dépressif récurrent, le diagnostic n’est pas posé à ce
moment. Deuxièmement, les épisodes maniaques sont souvent atypiques chez les sujets jeunes, marqués surtout par
une irritabilité et des troubles du sommeil plutôt que par
l’euphorie, ce qui rend leur diagnostic plus difficile.
Troisièmement, manie et hypomanie sont souvent agréables, ce qui fréquemment ne motive pas les patients à
demander de l’aide. Enfin, une comorbidité d’abus de substances est souvent présente, et trouble ainsi le diagnostic.
Quelles qu’en soient les causes, ce retard de diagnostic
a de multiples conséquences potentielles. Parmi celles-ci,
on peut relever l’impact négatif de l’instabilité de l’hu-
Ph. Conus
meur sur le développement psychosocial, un risque suicidaire non négligeable dans la phase non diagnostiquée, une
possible réduction de l’efficacité du Lithium si plusieurs
épisodes sont survenus avant l’introduction du traitement
[21], un risque accru de rechute plus le nombre d’épisodes
maniaques est élevé, un risque de manie induite par les
antidépresseurs s’ils sont prescrits en cas de dépression
bipolaire, et une stigmatisation sociale si la maladie est
confondue avec des troubles du comportement.
Existe-t-il des directives thérapeutiques spécifiques
pour la phase initiale des troubles bipolaires ?
Divers auteurs ont récemment suggéré que les besoins des
patients atteints de troubles psychiatriques varient en
fonction du stade de la maladie auquel ils se trouvent. Berk
et al. [2] ont récemment proposé et discuté l’utilité d’un
modèle de staging appliqué aux troubles bipolaires. Il faut
cependant reconnaître que beaucoup de travail est encore
nécessaire pour mieux définir ces besoins spécifiques en
termes d’intervention biologique ou psychologique dans la
phase initiale des troubles bipolaires.
Quelles cibles peut-on définir
pour l’intervention précoce
dans les troubles bipolaires ?
Un problème majeur dans le développement de stratégies
d’intervention précoce dans les troubles bipolaires réside
dans le fait que la maladie peut débuter sous de multiples
formes : soit sous forme d’un épisode dépressif, soit sous
forme d’un épisode maniaque, soit encore sous forme d’un
début progressif avec oscillations de l’humeur allant en
s’amplifiant. De plus, si les caractéristiques permettant de
poser un diagnostic de trouble bipolaire sont relativement
bien définies, il n’existe pas de consensus pour identifier
précisément le point de début de la maladie, ceci d’autant
plus que les données relatives à la phase précoce de ce
trouble sont encore très peu nombreuses. Il est ainsi impossible de simplement transposer les stratégies de développer dans le cadre des troubles psychotiques, et un important
travail de recherche doit être consenti avant qu’un concept
suffisamment clair ne puisse être articulé.
Cependant, en l’état actuel de nos connaissances,
diverses cibles d’intervention et de recherche (telles par
exemple une amélioration de l’identification du premier
épisode maniaque, une meilleure caractérisation de la
dépression bipolaire, une exploration de la phase du prodrome initial des troubles bipolaires, le développement
d’approches psychologiques adaptées aux besoins des
patients et le développement directif pharmacologique
spécifique) pourraient contribuer à améliorer le traitement
de cette phase de la maladie. Parmi ces points, nous allons,
dans la suite de cet article, discuter des caractéristiques
qui contribuent à améliorer le diagnostic différentiel entre
une schizophrénie et un trouble bipolaire en cas de premier
épisode psychotique, et deuxièmement, nous résumerons
les données actuelles concernant la phase prodromale des
troubles bipolaires.
Premier épisode thymique : cas particulier de l’intervention dans la phase précoce des troubles bipolaires
Premier épisode psychotique :
schizophrénie ou trouble bipolaire ?
En présence de symptômes psychotiques, et a fortiori lors
d’un premier épisode de psychose, la tendance est de diagnostiquer une schizophrénie. Une fois ce diagnostic posé,
il est extrêmement difficile qu’il soit remis en question par
les cliniciens. De plus, Joyce [13] a pu mettre en évidence
que la manie est très largement sous-diagnostiquée dans la
pratique clinique commune. L’enjeu est donc d’améliorer
les identifications des premiers épisodes psychotiques s’inscrivant dans le cadre d’un trouble bipolaire.
Trois questions se posent alors :
•Peut-on différencier un épisode maniaque avec caractéristiques psychotiques d’un premier épisode de schizophrénie accompagné d’agitation ?
•Sur quels éléments faut-il se baser pour faire cette différenciation : peut-on se baser sur la présence de symptômes maniaques classiques, ou existe-t-il des symptômes
psychotiques réellement spécifiques de la schizophrénie ?
•Les classifications actuelles sont-elles adaptées à la phase
initiale des troubles psychotiques ?
État maniaque chez le patient jeune :
une présentation souvent atypique
La présentation clinique de l’état maniaque est souvent
atypique chez les adolescents et les jeunes adultes. Comme
l’ont relevé Berk et al. [2], la symptomatologie est marquée avant tout par de l’irritabilité (92 %), par une augmentation de l’énergie (66 %), ou par une fuite des idées
(63 %), alors que l’euphorie n’est rapportée que dans 17 %
des cas. De plus, la symptomatologie maniaque a tendance
à être plus « chronique », c’est-à-dire que l’anomalie de
l’humeur est présente tous les jours pendant toute la journée, au lieu de fluctuer au cours de la journée. Enfin, les
présentations mixtes (coexistence de symptômes maniaques et dépressifs) sont plus fréquentes qu’une alternance
successive de manies et de phases dépressives, ou que les
états uniquement maniaques [23].
De plus, on relève la présence d’une haute fréquence
de comorbidités chez les patients jeunes, qui conduit à une
superposition complexe avec les manifestations des autres
troubles. Ainsi, Wozniak et al. [23] ont rapporté une fréquence élevée, chez les patients bipolaires jeunes, de
troubles hyperactifs et de déficit d’attention, d’anxiété,
de comportement antisocial, et naturellement, d’abus de
substances. Le tableau est également compliqué par la présence fréquente de symptômes psychotiques [3, 16].
Le caractère potentiellement atypique de la présentation de l’état maniaque chez le sujet jeune suggère donc
qu’il est important de ne pas conclure trop rapidement à une
schizophrénie en présence de symptômes psychotiques.
Faible spécificité des symptômes psychotiques lors
d’un premier épisode
Comme nous l’avons mentionné plus haut, les symptômes
psychotiques sont fréquents lors d’un premier épisode de
manie, comme l’ont par exemple démontré Geller et al.
S73
[11], qui ont observé que 60 % des adolescents présentant
un premier épisode de manie présentaient également des
symptômes psychotiques. La tendance est alors fréquemment de poser un diagnostic de schizophrénie et de négliger les aspects thymiques du problème. La question qui
peut alors se poser est de savoir si la nature des symptômes
psychotiques positifs est un bon guide pour le diagnostic
différentiel entre une schizophrénie et un trouble bipolaire. Dans une étude publiée en 2006 [5] nous avons
retrouvé, dans un échantillon de 87 patients présentant un
premier épisode maniaque dans le cadre ce qui, au cours
des 18 mois suivants, s’est avéré être un trouble bipolaire,
la présence d’un échantillon très large de symptômes psychotiques. Si les délires de grandeur étaient présents chez
88 % des patients, des symptômes psychotiques non
congruents avec l’humeur étaient présents chez 74 % d’entre eux, des délires de persécution chez 70 %, et des symptômes schneidériens chez pratiquement 60 % d’entre eux.
Il apparaît donc, d’une part, que de manière générale,
même si certains symptômes peuvent être plus fréquents
en moyenne chez les patients souffrant de trouble bipolaire, au niveau individuel, la nature des symptômes psychotiques est un mauvais guide pour le diagnostic. De plus,
contrairement à ce que l’on a pu penser, les symptômes
schneidériens peuvent également être observés chez les
patients souffrant d’un trouble bipolaire, et ce à une fréquence relativement élevée. Cette observation va dans le
sens de celle rapportée par Nordgaard et al. [17], qui
concluaient que la validité des symptômes schneidériens de
premier rang pour le diagnostic était surévaluée dans les
classifications DSM-IV et ICD-10, à un degré qui n’était pas
justifié par les données générées par la recherche.
Anomalies de l’expérience subjective
Dans le cadre de l’intérêt pour un diagnostic précoce des
troubles du spectre de la schizophrénie, on a observé un
regain d’intérêt pour la psychopathologie fine de l’expérience subjective chez ces patients, pour l’évaluation de
laquelle Gross et al. [12] ont développé l’échelle BSABS
(Bonn Scale for the Assessment of Basic Symptoms). Les anomalies de l’expérience subjective font partie des « symptômes de base », qui sont des anomalies subtiles, non
psychotiques, de l’expérience subjective dans les domaines
de la perception, de la cognition, de la motricité et du sens
de soi. On parle alors de perte du contact vital avec la réalité, de la perte de la certitude du sentiment d’être soi,
ainsi que de la perte d’automatismes moteurs. Diverses études ont exploré la spécificité de ces symptômes pour les
troubles du spectre de la schizophrénie. Ainsi, Parnas et al.
[19] ont comparé la présence de ce type de symptômes chez
les patients souffrant de schizophrénie et ceux souffrant de
troubles bipolaires. En comparant ainsi 21 patients schizophrènes et 23 patients bipolaires, ils ont pu observer que
les troubles du sens de soi étaient liés de manière significative au diagnostic de schizophrénie (odds ratio = 9,07 ;
p < 0,0007). Poussant plus loin leur étude des éléments particulièrement liés à l’anomalie du sens de soi, Parnas et al.
[18] ont exploré cet aspect spécifique chez les patients pré-
S74
sentant un premier épisode de schizophrénie. En comparant
100 patients souffrant d’un trouble du spectre de la schizophrénie à 50 autres personnes diagnostiquées de trouble
non psychotique, ces auteurs ont pu observer que les anomalies de l’expérience subjective étaient clairement plus
prononcées chez les patients souffrant d’un trouble du spectre de la schizophrénie. C’est ainsi qu’ils ont récemment
développé une nouvelle échelle, visant spécifiquement
cet aspect de la symptomatologie (EASE, Examination of
Anomalous Self-Experience, Parnas et al. [20]).
Un important travail de validation est encore nécessaire
pour mieux définir la spécificité de ce type de symptômes, qui
constituent une alternative intéressante qui pourrait améliorer notre capacité à différencier schizophrénie et troubles
bipolaires dans une phase déjà précoce de la maladie.
En pratique et en résumé, des éléments décrits ci-dessus, il ressort quatre points principaux :
•Pour identifier les éléments maniaques chez un patient
présentant un premier épisode psychotique, il faut tenir
compte du caractère atypique de la présentation clinique
chez les sujets jeunes, et garder en mémoire que c’est
avant tout l’irritabilité et l’augmentation de l’énergie qui
en sont la caractéristique, plutôt que les éléments
d’euphorie. Il faut également être vigilant à ne pas
confondre les éléments maniaques avec des troubles du
comportement, d’autant plus si ils sont liés à la présence
d’une comorbidité d’abus de substances.
•Les symptômes psychotiques positifs sont fréquents dans
les accès maniaques chez les jeunes, et leur nature est un
mauvais guide pour les diagnostics différentiels entre un
trouble bipolaire et une schizophrénie.
•Les symptômes de base et les troubles de l’expérience
subjective pourraient devenir des éléments diagnostiques
utiles, mais leur validité doit encore être étayée par des
projets de recherche bien conduits.
•Il est cependant parfois, voire souvent, utile de garder le
diagnostic différentiel ouvert. En effet, les classifications
actuelles ont été développées sur la base de syndromes
constitués, dans des populations de patients présentant les
diverses formes de maladie depuis un certain temps pour
la plupart d’entre elles. Il apparaît que ces classifications
sont mal adaptées à la phase précoce des troubles psychotiques, au cours de laquelle le concept de diagnostic
dimensionnel de psychose fonctionnelle semble être plus
utile. Dans une telle approche [15], on tient compte de
chacune des composantes du tableau dans le traitement,
plutôt que de chercher à réduire le tableau clinique pour
le faire correspondre à l’une ou l’autre forme de diagnostic catégoriel. Une telle approche permet de ne pas enfermer les patients dans un diagnostic, et de se donner du
temps jusqu’à ce que la situation soit plus claire.
Prodrome des troubles bipolaires : état
de la recherche et développements récents
Le prodrome d’un trouble est la période lors de laquelle le
comportement et le vécu de la personne changent, avant que
le développement des signes florides du trouble lui-même ne
Ph. Conus
soit survenu. Le problème, dans les troubles bipolaires, est
qu’il est difficile de définir un début pour la maladie. Il
n’existe en effet à cet égard aucun consensus pour savoir s’il
faut considérer que le début du trouble se situe au moment
des premières fluctuations d’humeur, du premier épisode
dépressif, ou du premier épisode maniaque.
Dans ce contexte, il est important de définir des cibles
réalistes, ce qui permettrait d’initier la recherche dans ce
domaine. Par analogie avec le premier épisode psychotique, il nous semble que le focus de la recherche devrait,
dans un premier temps, se concentrer autour du premier
épisode maniaque. On pourrait ainsi s’intéresser à l’étude
des signes prodromiques annonciateurs du premier épisode
maniaque, qu’il faut différencier clairement des prodromes de la rechute maniaque qui eux, ont été relativement
fréquemment étudiés. Dans ce contexte, nous avons lancé,
à EPPIC (Early Psychosis Prevention and Interventions
Centre, Melbourne), une étude en 2001, dans laquelle nous
voulions explorer les symptômes observés durant les douze
mois qui précédaient le premier épisode maniaque, ainsi
qu’identifier des facteurs de risque ou des marqueurs de
vulnérabilité des patients qui se présentaient pour un premier épisode maniaque.
Résultats de recherches préalables
La littérature concernant cette phase des troubles bipolaires est relativement peu conséquente. Dans le cadre d’une
revue de la littérature [6], nous avons pu observer que l’ensemble des données suggérait qu’avant le développement
d’un premier épisode maniaque, les patients traversent
effectivement une phase de prodrome. Cependant, les
symptômes observés dans cette phase de prodromes sont
probablement peu spécifiques, et il semble donc nécessaire
d’identifier d’autres éléments de profil de risque, qui, combinés à la présence de certains symptômes, permettraient
un diagnostic plus spécifique.
Parmi les recherches déjà conduites, on distingue deux
groupes de travaux explorant la symptomatologie prodromale.
•Certains chercheurs se sont concentrés sur la partie distale
du prodrome, c’est-à-dire sur les premiers signes manifestes au cours de l’enfance, la plupart du temps dans des
populations d’enfants de patients souffrant d’un trouble
bipolaires. L’ensemble de ces études [9, 10, 14] ont mis en
évidence trois sous-groupes de symptômes présents au
cours de cette phase. Il s’agit de symptômes thymiques
(éléments dépressifs, éléments maniaques, fluctuations de
l’humeur), de troubles du sommeil (diminution du besoin
de sommeil ou de la durée du sommeil) et, troisièmement,
de symptômes généraux (diminution du niveau de fonctionnement, changement de niveau d’énergie, troubles du
comportement, irritabilité et colère).
•Le deuxième groupe d’étude, en plus petit nombre et
portant sur de très faibles nombres de patients [22, 24]
s’est focalisé sur les manifestations survenant dans les
quelques mois qui précédaient le premier épisode manique, dans le cadre d’études rétrospectives. Ils ont également mis en évidence la présence des mêmes sous-groupes
Premier épisode thymique : cas particulier de l’intervention dans la phase précoce des troubles bipolaires
de symptômes, soit des modifications de l’humeur (élévation de l’humeur ou instabilité de l’humeur), des troubles
du sommeil (perturbation du sommeil et diminution du
sommeil) et des symptômes généraux (irritabilité, colère,
augmentation de l’énergie, anxiété, diminution du fonctionnement, augmentation de l’activité). Dans une étude
récente, Correll et al. [8] ont confirmé la présence d’un
prodrome précédant le premier épisode maniaque, mais
ont également mis en évidence, en comparant ces
patients avec des patients développant un premier épisode schizophrénique, qu’aucune des caractéristiques
cliniques ne permettait de différencier le prodrome bipolaire du prodrome schizophrénique.
Prenant en compte ces éléments, nous avons recherché
dans la littérature des éléments complémentaires qui permettraient d’enrichir le diagnostic et d’en augmenter la
spécificité. Nous avons alors recensé dans la littérature
deux ensembles de caractéristiques, qui se définissent
comme suit :
•Facteurs de risque : dans le contexte théorique du
modèle vulnérabilité-stress, on considère que certains
facteurs de stress peuvent déclencher la maladie lorsqu’ils
surviennent chez une personne qui présente un certain
degré de vulnérabilité à développer ce trouble. Les facteurs de risque ne sont donc pas des manifestations précoces de la maladie, mais plutôt des caractéristiques que
l’on retrouve plus fréquemment dans l’histoire des
patients atteints par la maladie que dans la population
générale, ou dont il a été prouvé qu’il conserve un risque
plus élevé de développer la maladie. Parmi ceux-ci, on
relève la présence d’une histoire familiale de trouble
bipolaire, la présence de complications obstétricales, la
survenue d’un traumatisme cérébral périnatal ou dans
l’enfance, une histoire d’abus de substances, une histoire
d’abus physiques ou sexuels dans l’enfance, l’exposition
à un facteur de stress majeur, tel que par exemple le
décès d’un proche, en particulier par suicide. Bien que le
mécanisme qui lie la survenue de ces événements, et que
le développement ultérieur d’un trouble bipolaire n’ait
pas pu être établi, il ressort encore une fois de la littérature qu’il existe une association entre eux et le développement ultérieur d’un trouble bipolaire.
•Marqueurs de vulnérabilité : par marqueurs de vulnérabilité, on entend la présence de caractéristiques développementales, comportementales ou de personnalité, qui
ont été rapportées comme étant fréquemment observées
dans l’histoire de vie des patients bipolaires. Ils pourraient être des manifestations précoces du trouble bipolaire, mais ils ne se présentent pas clairement comme des
symptômes atténués d’un trouble bipolaire, et n’ont pas
clairement été prouvés qu’en étant des manifestations
précoces du trouble. Jusqu’à ce que ceci soit éventuellement fait, nous estimons donc qu’il est plus adapté de les
considérer comme des marqueurs de vulnérabilité. Parmi
ceux-ci, on retient les problèmes d’attention dans l’enfance, les troubles des conduites dans l’enfance (troubles
du comportement), les troubles hystériformes, les épiso-
S75
des de dépersonnalisation, les troubles alimentaires dans
l’enfance, les difficultés scolaires, les retards d’acquisition du langage, des fonctions motrices et du développement social dans l’enfance, les aspects cyclothymiques
de la personnalité, et le tempérament ou la personnalité
hyperthymique.
Dans une étude récemment conduite sur un échantillon
de 22 patients présentant un premier épisode maniaque à
caractéristiques psychotiques, nous avons, au travers d’interviews conduites avec les patients et leurs proches, cherché à reconstituer la période des 12 mois qui avaient précédé
la survenue du premier épisode maniaque [7]. Nos résultats
nous ont permis de confirmer que tous les patients avaient
traversé une période de prodrome d’une durée moyenne de
22 semaines, caractérisée par la survenue de troubles du
sommeil, d’une labilité émotionnelle, d’une élévation de
l’humeur et de symptômes généraux comprenant irritabilité,
anxiété, sentiment de stress et diminution du fonctionnement. Près de 40 % des patients avaient présenté des troubles du développement ou des acquisitions dans l’enfance et
on relevait des signes d’infléchissement du fonctionnement
pré-morbide au début de l’adolescence. Soixante-six pour
cent des patients avaient une anamnèse familiale de troubles psychiatriques, et 33 % un parent de premier degré
souffrant d’un trouble de l’humeur. Soixante-dix-huit pour
cent abusaient de substance, et 67 % avaient augmenté leur
consommation dans la phase des prodromes. Enfin, 94 %
avaient été exposés à un événement traumatisant dans les
semaines précédant le premier épisode maniaque.
Bien que très limitée dans sa taille, cette étude suggère
que les patients qui vont développer un premier épisode
maniaque traversent une phase de modification de leur
fonctionnement mental, marquée par des symptômes thymiques, une modification du sommeil et une perturbation
du fonctionnement global. À elles seules, ces modifications
sont trop peu spécifiques pour poser un diagnostic de risque ; leur survenue dans le contexte de certains facteurs
de risque (histoire familiale, histoire d’abus de substances)
ou marqueurs de vulnérabilité (histoire d’épisode dépressif
dans l’enfance, caractère hyperthymique, diminution progressive du niveau de fonctionnement depuis l’adolescence, exposition récente à un événement traumatisant,
augmentation d’un abuse de substance préexistant) devrait
cependant faire évoquer la possibilité de ce diagnostic.
Diverses études sont cependant en cours, qui visent à
explorer la validité de certains profiles cliniques ou de questionnaires visant à identifier les patients à risque imminent
de développer un premier épisode maniaque, et le chemin à
parcourir est encore considérable avant qu’ils puissent être
utilisés dans la pratique clinique à large échelle.
Conclusions
Les arguments développés dans cet article montrent la
nécessité d’étendre les stratégies d’intervention précoce
aux troubles bipolaires, et l’importance de les adapter aux
caractéristiques particulières de cette maladie. Si le
concept du « prodrome initial des troubles bipolaires »
S76
reste encore flou et nécessite un important travail de
recherche, une meilleure connaissance des caractéristiques cliniques des premiers épisodes maniaques chez les
adolescents et jeunes adultes pourrait permettre d’éviter
un certain nombre de diagnostics tardifs. Cependant, un
important effort de politique de santé doit également être
consenti de manière à développer des programmes spécialisés qui facilitent l’accès aux soins pour les jeunes patients,
et facilitent leur engagement dans la prise en charge qui
doit être soutenue si l’on veut améliorer le pronostic de
cette maladie plus grave qu’on ne l’imagine parfois.
Remarque : Le Dr Philippe Conus est soutenu par une
bourse de relève académique de la Fondation Leenaards,
Lausanne, Suisse.
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