4. Les défunts Pompée et César dans les propagandes de leurs

4.
Les
défunts Pompée
et
César
dans
les
propagandes
de
leurs
héritiers:
l'exploitation
politique
des
conceptions
philosophiques
et
religieuses liées
à
la
mort à
la
fin
de
la
République
Pierre Assenmaker (Université Catholique de Louvain)"
1.
Introduction
Le livre Mors omnibus instat offert l'occasion de revenir sur certains
aspects idéologiques et sociaux
liés
à la mort dans
le
monde romain. Plu-
sieurs contributions ont été consacrées à l'apothéose des empereurs et au
culte impérial d'une part, aux funérailles aristocratiques républicaines d'au-
tre part. Elles ont rappelé l'importance des interactions entre la sphère po-
litique et
le
domaine funéraire, particulièrement remarquables sous
l'Empire, à une époque
le
culte des empereurs divinisés est devenu l'un
des fondements religieux du pouvoir impérial, mais déjà à l'œuvre sous la
République, la mémoire des ancêtres était constamment entretenue et
activée dans la compétition entre
les
grandes gentesl. Notre contribution a
pour
objectif d'éclairer
ces
interactions pendant
les
années
40
et
30
av.
J.-c.
Nous
nous attacherons plus précisément à mettre en lumière les concep-
tions philosophico-religieuses relatives au thème de la
mort
et de la sur-
vie des âmes qui sous-tendent les idéologies politiques élaborées à cette
époque. Ces deux décennies cruciales
pour
le
destin de Rome et du monde
Chargé
de recherches
du
F.R.S. -FNRS, Faculté de Philosophie, arts et lettres, Collège Érasme, Place
Blaise Pascal, 1 B-1348 Louvain-la-Neuve, Belgique ([email protected]). Les abrévia-
tions
des
titres des catalogues et corpora: ILS:
DESSAU,
H.
(1982-1916; réimpr. 1962): Inscriptiones
Latinae selectae, Berolini, 3 t;
RIC
l':
SUTHERLAND,
C.
H.
V.
(1984) : The Roman Imperial Coinage.
Volume
1.
Revised Edition.
From
31
BC
to
AD
69,
London,
Spink;
RPC
J:
BURNETT,
AMANDRY,
RIPOLLÈS
1998';
RRC:
CRAWFORD
1974.
1
Vid.,
dans ce volume, les contributions d'A. Bravi,
T.
Fujii et A. Rodrîguez Mayorgas.
95
96
Mors omnibus instat
occidental furent en effet placées sous le signe de deux mises à
mort
violentes,
dont
le
caractère
pour
ainsi dire sacrilège marqua profondément
les
esprits et orienta de façon déterminante
le
cours des événements: en
septembre 48, Pompée fut décapité alors
qu'il
débarquait en Égypte;
moins de quatre ans plus tard, César succombait aux poignards des «libé-
rateurs» de la res publica. À la suite des assassinats de ces deux grandes
figures, leurs héritiers politiques poursuivront la lutte et
se
réclameront de
leur souvenir
pour
entretenir l'ardeur de leurs partisans et de leurs trou-
pes, mais aussi
pour
se
gagner la faveur
du
peuple de Rome et convaincre
le Sénat et la nobilitas de la légitimité de leur cause. La référence à
Pom-
pée et à César devint
le
socle des propagandes pompéienne et césarienne,
qui s'articulent autour
du
thème de
la
pietas envers
le
défunt.
C'est
dans
ce
contexte que s'inscrit la divinisation de César, qui est le précédent
direct de l'apothéose des empereurs et
du
culte impérial.
Nous
n'exposerons pas dans tous
ses
détails la «guerre de propagan-
des», désormais bien connue, à laquelle pompéiens et césariens
se
livrè-
rent en parallèle au conflit armé2
Nous
nous
concentrerons
sur
les
références aux deux grands hommes défunts et tenterons de retracer leur
«destin posthume» en
ces
années de guerre civile. Dans
un
premier temps,
nous évoquerons
le
thème de la pietas erga
patrem
développé conjointe-
ment
par
Sextus Pompée et Octavien.
Nous
aborderons ensuite le plus
remarquable développement de la politique religieuse menée par les cé-
sariens: la divinisation de César et le culte
du
diuus 1 ulius. Il ne s'agira pas
de reprendre dans sa globalité
ce
dossier complexe et débattu depuis des
décennies:
nous
examinerons particulièrement la «montée au
ciel»
de
César, signalée
par
l'apparition de la comète de juillet 44, car c'est dans
cette particularité de l'apothéose césarienne que
l'on
appréhende au
mieux la récupération des conceptions relatives à la
mort
et à l'immorta-
lité des âmes, qui,
pour
la première fois à Rome,
se
traduisent en décrets
officiels et sont introduites dans la religion de l'État.
2
Vid.
notamment
WALLMANN
1989: 163-177
et
185-210;
POWELL
2002: 118-129 (sur la
propagande
de
Sex. Pompée).
Les défunts Pompée et César dans
les
propagandes de leurs héritiers
2.
Venger
Pompée
et César: la pietas erga
patrem
comme
légitimation de l'action politique
La
pietas est
un
concept
central de la vie religieuse à
Rome
et de la
définition de l'identité romaine. Elle
ordonne
les relations entre les
hom-
mes et les dieux, mais règle aussi la vie de la communauté,
tant
au niveau
de
l'État
que de la famille3Dans le domaine funéraire, la pietas joue aussi
un
rôle essentiel: elle est le principe moral et religieux qui contraint la familia
et les relations
du
défunt à lui offrir une sépulture et à
honorer
sa mémoire
par
les rites appropriés. Dans le cas
le décès est causé
par
une
action in-
juste et criminelle, la piété appelle à venger le scelus et, le cas échéant, lé-
gitime le recours à la violence. Ces conceptions étaient si bien ancrées dans
la mentalité romaine
qu'on
ne s'étonne pas
qu'à
la suite de l'assassinat
du
Grand
Pompée, ses fils continuèrent la lutte contre César en brandissant,
pour
ainsi dire,
l'étendard
de la pietas4
La
justification première qu'ils
donnent
à leur action
n'est
pas la sauvegarde de la
res
publica, mais leur de-
voir filial de vengeance. Désormais,
sur
la majorité des émissions de deniers
qui financeront les campagnes des pompéiens jusqu'à leur défaite finale
en
36, figurera au
droit
le
portrait
de l'imperator défuntS. Cette représentation
se rattache à la tradition
du
monnayage des décennies précédentes,
cer-
tains monétaires faisaient représenter des membres de leur famille défunts.
Cependant, dans le contexte de ces années, elle ne revêt plus seulement une
signification familiale, mais devient
un
signe de ralliement politique.
Après
la
mort
de
Cnaeus, c'est Sextus, le fils cadet
du
Grand
Pompée,
qui
prend
la tête
du
parti
pompéien. Celui-ci se
présente
comme
le ven-
geur
de
son
père et de
son
frère assassinés et accentue encore la référence
à la pietas erga patrem, à laquelle se
combine
celle erga fratrem.
Au
re-
vers des deniers
qu'il
émet
durant
la période séparant la bataille de
Munda
de
son
départ de l'Espagne (45-44), est représentée
une
figure féminine te-
nant
un
sceptre dans la main
droite
et
une
palme dans la gauche, identi-
fiée
par
la légende
PIETAS
(Fig.
1)6.
Le
monnayage
romain
n'avait
3
Cf
HELLEGOUARC'H
1972': 276-279.
4
C'est
ce terme qui fut utilisé comme
mot
de reconnaissance des troupes pompéiennes à
Munda:
App.
B
Civ.
2, 104.
5
RRC
470; 477/1; 479; 483; 511/3 (cf les portraits de Pompée et de son fils Cnaeus au revers de
RRC
511/1). Vid.
ZEHNACKER
1973: 1007-1014.
6
RRC
477. Cette émission a fait l'objet
d'une
étude, restée fondamentale, de
BUITREY
1960, à laquelle
97
98
Mors
omnibus
instat
compté
auparavant que deux représentations parfaitement assurées
-c'est-à-dire identifiées par une inscription-de cette divinite: l'impact de
cette image ne
peut
donc
aucunement être minimisé.
La
signification
exacte de la présence de Pie tas sur les monnaies de Sextus est précisée par
les types de droit de cette émission, qui
donnent
à voir soit le portrait
du
Grand
Pompée
(RRC
477/1 et 3), soit celui de son fils Cnaeus
(RRC
477/2). C'est bien la Pietas en tant qu'incarnation de
la
pietas erga patrem
et fratrem que Sextus revendique comme divinité porteuse de victoire (va-
leur symbolisée par la palme qu'elle tient en
mainS).
À
la
même époque,
il
ajouta à
sa
nomenclature le cognomen Pius, qui fait précisément son appa-
rition sur certains deniers à
la
Pietas9
Ce
surnom restera
un
élément cen-
tral de la nomenclature de Sextus, qui, dans
les
émissions siciliennes (RR C
511), renoncera à son praenomen et ne
se
désignera plus que sous
le
nom
de Magnus Pius 10. Le fils de Pompée ne se contenta donc pas de figurer sur
ses
monnaies la Pietas comme sa déesse patronne, mais
se
présenta comme
le
«Pieux» par excellence
ll
.
Un
passage de la cinquième Philippique de Ci-
céron, prononcée en début janvier 43, évoque
la
pietas des
fils
de Pompée.
L'orateur
y évoque Cnaeus et Sextus en ces termes: duos Cn. Pompei,
summi
et singularis uiri,filios [
...
J,
quibus certe pietas fraudi[sl
esse
non de-
buit
12. Cicéron répond ici manifestement à des attaques portées contre Sex-
tus Pompée. Cette allusion atteste que
la
propagande pompéienne centrée
on
ajoutera principalement
CRAWFORD
1974: 486 et 739;
SEAR
1998: 137-138;
AMELA
2000;
WOYTEK
2003: 497-499.
7 La première au
droit
des deniers de
M.
Herennius
(RRC
308), datés de la fin
du
Ile
siècle; la seconde
au
droit
d'une
émission de D. Iunius Brutus Albinus
(RRC
45012), datée de 48.
Dans
les deux cas, la tête
féminine diadémée est identifiée au
moyen
de
la
légende
PlET
AS.
D'autres
figures féminines
ont
aussi
été identifiées à Pietas
(RRC
262/1; 374; 448/1; 452; 466), mais sans que cette
interprétation
ne soit
assurée, dans la mesure
elles ne sont pas accompagnées
d'une
inscription: vid.
PERASSI
1997.
8
BUTTREY
1960: 84-85; cf
WALLMANN
1989: 165-166.
'Le
cognomen
Pius,
absent des deniers
RRC
477/1-2, figure sur les variantes
RRC
477/3a-b.
BUTTREY
1960: 89 a montré que sur ces dernières monnaies,
ce
mot
a été ajouté dans
un
second
temps aux coins,
après qu'ils avaient déjà été achevés.
Le
remaniement des
coins
permet de dater avec
une
certaine préci-
sion
le
moment
Sextus revêtit le surnom
Pius.
10
R.
Syme a jadis souligné l'importance de cette «manipulation onomastique», qui est
un
précédent à
celle d'Octavien,lequel, au cours des années 30, prendra officiellement
le
nom
d'
Imperator Caesar
Diui
f
(SYME
1958). Sur l'évolution de l'onomastique de Sextus Pompée, vid. aussi
WALLMANN
1989: 163-
165;
AMELA
2000: 114-115.
11
CRESCI
MARRONE
1998 a montré que la pie tas de Sextus Pompée ne consistait pas seulement
en
la
piété
filiale, qui
le
poussait à venger son père, mais s'exprimait aussi dans l'aide apportée aux victimes de
la
proscription triumvirale, laquelle avait
donné
une terrible actualité au thème de la pietas erga patrem.
12
Cic.
Phil.
5,39:
«les
deux
fils
de Cn. Pompée, cet homme excellent et sans égal, eux qui, vraiment, n'au-
raient pas
se
voir reprocher leur piété». Sur
la
chronologie des Philippiques, vid.
MANUWALD
2007: 9-31.
Les défunts Pompée et César dans
les
propagandes
de
leurs héritiers
sur
le thème de la pietas était bien
connue
à Rome, et qu'elle suscitait des
réactions de la
part
des adversaires de l'héritier
du
Grand
Pompée.
Une
personne,
à Rome, devait particulièrement
prendre
ombrage
de
la prétention de Sextus à incarner l'idéal de la pietas erga patrem: Octavien,
qui, dès ses premiers pas
sur
la scène politique, s'était lui aussi présenté
comme
le
champion
de cette
vertu
romaine
traditionnelle.
En
mars 43,
dans la treizième Philippique,
Cicéron
le qualifie d'adulescens
summa
pie-
tate et memoria parentis sui13 Son
adoption
par
César
avait
introduit
le
jeune
homme
dans la gens Iulia, faisant de lui
un
descendant
d'Énée,
le
modèle
héroïque
par
excellence de la pietas erga patrem. Il
n'est
pas
for-
tuit
que, dans
l'abondant
monnayage
émis
en
42
pour
les triumvirs, le
portrait
d'Octavien
au
droit
des aurei frappés
par
L. Livineius Regulus
soit
accompagné au revers de la représentation
d'Énée
sauvant
son
père
(RR
C 494/3). Il est intéressant de comparer cette représentation avec celle
du
revers des deniers frappés
par
César
après Pharsale
(RRC
458),
le
fils
d'Anchise
tenait devant lui le Palladium,
un
élément
qui
soulignait sa
pietas erga deos. Le
type
iconographique
utilisé
pour
les aurei de Regu-
lus
n'intègre
pas le pignus imperii et
met
donc
l'accent
sur
la pietas erga
patrem
d'Énée,
laquelle préfigure évidemment celle
d'Octavien,
son
der-
nier
descendant
l4
Le
thème
était parfaitement
approprié
en
cette année
de «guerre de vengeance»
contre
les assassins de César
1s
Il restera au cen-
tre
de
la
propagande
d'Octavien
et de ses partisans
durant
les années
qui
suivirent la victoire de Philippes, à
une
époque
le conflit avec Sextus
Pompée
est au centre des
préoccupations
de l'héritier de César.
Dans
ce
contexte, il est
important
de souligner que la référence à la pietas,
qui
de-
viendra, à travers la figure
d'Énée,
un
des fondements idéologiques
du
Principat augustéen, a été développée
d'abord
par
les pompéiens.
Ce
n'est
que
dans
un
second temps
que
ce
thème
fut exploité
par
Octavien,
dont
13
Cie. Phil. 13,47;
cf.
13,46 (où Cicéron opère
un
habile glissement de sens, passant de la pietas enten-
due au sens de «piété filiale» vers
la
maxima
pietas, consistant en
la
sauvegarde de l'État).
14 Ainsi
PETRILLO
SERAFIN
1982;
cf.
CRESCI
MARRONE
1998: 14-15.
15
Octavien était
le
seul césarien à pouvoir
se
réclamer de
la
pie tas erga
patrem
au sens
propre
pour
mener
la
guerre contre les assassins de César. Cependant, l'assassinat
du
pontifex
maximus
et Parens patriae
constituait
un
scelus qui ne touchait pas seulement
la
gens lulia, mais souillait
la
res
publica dans son en-
semble: ainsi les Ides de Mars furent-elles déclarées
jour
parricide (Suet. lui. 88,3; sur
la
date de l'octroi
du
titre de Parens patriae à César, vid.
la
discussion de
WOYTEK
2003: 414-415, qui la situe en fin dé-
cembre 45). À l'instar d'Octavien, les deux autres triumvirs et tous
les
partisans
du
dictateur défunt, dé-
sormais devenu un dieu, faisaient donc également acte de pietas en vengeant ce meurtre.
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