Ma conviction est qu’il faut enrichir la philosophie du sujet héritée des Lumières. Nous ne dirons jamais assez tout ce que
nous lui devons en termes de libertés et de droits civiques et sociaux. De même, la promotion par les Lumières de la
liberté de pensée et de la liberté par la pensée est toujours d’actualité. Cependant, cette philosophie ne nous permet pas
de résoudre les problèmes écologiques auxquels notre modèle de développement nous confronte. Dans l’éthique et la
politique classiques, le droit est fondé sur l’agent moral individuel qui peut user de tout ce qui est bon pour sa
conservation. La seule limite à son action, qui rend légitime l’intervention de l’État, est l’autre homme, dont il doit
préserver la vie et dont la liberté doit être compatible avec la sienne. Aujourd’hui, on ne peut pas s’en tenir à cette
conception qui structure le contractualisme sous sa forme actuelle. La conception du sujet et le fondement du droit sur
lesquels repose le libéralisme politique ne suffisent pas à nous faire concevoir nos devoirs envers les autres vivants et
les entités non humaines. En effet, les droits de l’homme rencontrent une autre limite lorsque leur exercice met en péril la
survie des autres espèces, des autres hommes et des générations futures. À cet égard, le point essentiel est que
l’individu contemporain parvienne à intégrer au cœur de son vouloir-vivre le souci de ne pas imposer aux autres hommes
et aux autres espèces une vie diminuée et de transmettre aux générations futures un monde habitable, qu’il se rapporte
à lui-même en intégrant le souci des autres au cœur de soi. Cette manière d’installer la responsabilité au cœur du sujet
le renverse et modifie le sens de la liberté, le sens de l’éthique et de la justice qui sont liées aux limites que j’impose à
mon bon droit et au partage des ressources avec les autres hommes et les autres vivants.
Si nous ne plaçons pas l’écologie au cœur de l’existence, nous ne pourrons pas faire preuve de créativité sur le plan
philosophique et nous ne pourrons pas procurer à l’écologie la philosophie première dont elle a besoin. Nous en
resterons à un catastrophisme de bon aloi, qui ne conduira à rien d’autre qu’à un repli de l’homme sur lui-même. Il se
réfugiera dans la jouissance du présent, considérant qu’il ne lui reste plus que cela. L’écologie est une invitation à
transformer la crainte en espoir mobilisateur et non en culpabilité stérile.
Les usages que nous avons de la terre et des vivants en disent long sur nous, révèlent ce que nous sommes, les valeurs
auxquelles nous accordons la priorité, la place que nous faisons ou pas aux autres hommes, aux autres cultures, aux
autres formes de vie, le pouvoir que nous nous octroyons sur ces dernières et les raisons pour lesquelles nous les
exploitons ainsi. Nous continuons d’honorer les valeurs d’égalité et de justice sociale, nous parlons de développement
durable, nous reconnaissons que l’animal est un être sensible. Mais, dans le même temps, nos pratiques, la manière
dont nous forçons les animaux à s’adapter aux contraintes de l’élevage industriel, au mépris de leurs besoins
éthologiques, et l’exploitation intensive des sols montrent que nous ne reconnaissons pas de valeur supérieure à la
rentabilité. Ainsi, la crise environnementale n’est que l’expression d’une crise plus générale, où la dictature du profit
produit une organisation sociale et politique fondée sur le déni du réel, sur la confusion des sphères de bien, puisque
l’élevage, par exemple, est confondu avec l’industrie et que le travail est organisé en fonction d’un chiffre de productivité
déterminé d’avance. Bien plus, ce modèle de développement ne prend pas en considération la limite externe de la
production ni la valeur des êtres, humains et non humains, impliqués. Ne faudrait-il pas reconnaître que la justice ne
concerne pas exclusivement nos rapports à l’autre homme et aux autres cultures ? Nos usages des vivants et de la terre
relèvent également de la justice, non seulement parce que ce sont d’autres hommes, présents et à venir, qui subissent
les conséquences irréversibles de notre mode de vie et de nos décisions, mais aussi parce que notre manière d’habiter
la Terre, de l’exploiter et de consommer contredit, par-delà nos déclarations d’intention et nos contradictions, les idéaux
ou principes auxquels nous accordons la priorité. Enfin, les besoins éthologiques des bêtes dont il a été question plus
haut limitent notre droit de les exploiter comme bon nous semble, ce qui veut dire que l’élevage intensif ne soulève pas
seulement un problème moral, lié aux conditions de vie cruelles réservées aux bêtes, mais qu’il est l’épreuve de notre
justice. À travers lui, ce sont les fondements de notre droit, le droit du droit, l’organisation du travail et l’aberration du
capitalisme que l’on peut voir.
Comme le soulignent Michel Serres ou Bruno Latour, il ne faut plus voir la nature d’un côté et l’homme de l’autre. Il faut
dépasser le dualisme nature- culture et reconnaître que nous dépendons des autres vivants, des écosystèmes, autant
que nous les façonnons. L’histoire de l’humanité ne fait pas seulement intervenir les relations entre les hommes et entre
les nations, elle comprend également les relations avec la nature, même si celle-ci est hybride et non vierge, et renvoie à
ce dont nous vivons. Dès lors, deux notions éthiques peuvent nous aider à reconsidérer la place que nous accordons à
la nature. Il s’agit tout d’abord de la notion de valeur intrinsèque. Elle signifie que les vivants et les écosystèmes n’ont
pas seulement une valeur instrumentale découlant des usages qu’en fait l’homme, mais qu’ils représentent des formes
de vie ayant leurs normes spécifiques et une valeur propre qui n’est pas relative au point de vue économique ou au profit
que nous retirons de leur exploitation. Bien sûr, cette notion est compliquée à utiliser, car elle peut faire croire qu’il y a
une valeur des choses qui existeraient en soi et que les hommes découvriraient. Il faut Dieu pour penser cela. Or, c’est
toujours l’homme qui confère la valeur, qui est donc anthropogénique, mais la valeur des choses n’est pas relative au
point de vue de l’homme. Il y a plus dans le monde que ce que nous y mettons, ce dont nous avons une idée quand nous
Dans quelle mesure cette éthique écologique implique-t-elle de donner une nouvelle place à la nature ?