Pour régler la crise écologique, l'homme
doit réapprendre à jouir du monde
Hicham-Stéphane Afeissa et Nonfiction Economie Monde France Boire & manger Science & santé 05.02.2015 - 18 h 54
Onde de Kelvin Helhmoltz au Mont Aiguille / yosedolo via CamptocampCC
Corine Pelluchon signe en ce début d'année un grand livre de
philosophie de l'environnement, qui est l'un des importants
jamais écrits dans ce domaine.
Si, en d’autres domaines, les grands jets de fumée publicitaire, les trompettes
tonitruantes et les nuages de confettis n’ont plus de quoi surprendre, ce n’est pas sans
scrupule que l’on se résout à appliquer au monde philosophique les règles du
marketing mieux connues du côté des lessives, de la cosmétique et de la téléphonie
mobile. La fonction de la critique littéraire et philosophique ne se confond en aucune
manière avec celle de la promotion commerciale, de sorte qu’il n’y a pas de place ici
pour la «pub-philosophie», pour rependre l’amusante expression forgée par François
Aubral et Xavier Delcourt dans leur pamphlet toujours aussi revigorant contre la
«nouvelle philosophie». Non, un livre de philosophie n’est pas une savonnette. La
philosophie n’est pas un marché, et les livres, des produits qu’il faut «lancer». Parler
de «livre-événement», comme le faisaient complaisamment lesdits «nouveaux
philosophes» pour qualifier leurs productions respectives (que, bien entendu, plus
personne ne lit aujourd'hui) n’est ni plus ni moins qu’un procédé de foire. Ce qui ne
veut toutefois pas dire qu’il ne se produit jamais des événements dans le domaine de la
philosophie aussi, là où l’on travaille patiemment le concept au mépris des brouhahas
et des jugements hâtifs, et que certains livres, plus que d’autres, sont appelés à faire
date. Tel est le cas du livre que Corine Pelluchon publie en ce début d’année qui,
disons-le sans plus tarder et sans effet de manche, nous apparaît comme étant l’un des
plus importants publiés en France en philosophie de l’environnement depuis Le
contrat naturel de Michel Serres (1990) et les Politiques de la nature de Bruno Latour
(1999).
Depuis la publication en 2005 de son étude sur la philosophie politique de Leo Strauss,
couronné du prix François Furet en 2006, l’auteure, Professeur à l’université de
Franche-Comté, spécialiste de philosophie politique et d’éthique appliquée, s’est
surtout fait connaître pour ses travaux en bioéthique[1], dans lesquels elle élabore une
éthique de la vulnérabilité d’inspiration nettement lévinassienne, en ménageant une
place de plus en plus grande, d’une publication à l’autre, à une réflexion relevant de la
philosophie animale et de la philosophie environnementale.
Mais l’angle d’analyse adopté jusqu’alors focalisé sur la vulnérabilité comme fragilité
ou besoin de l’autre, et la vulnérabilité comme ouverture à l’autre ou responsabilité
pour l’autre–, en dépit de son indéniable pouvoir d’élucidation, ne permettait guère
d’articuler les principes d’une philosophie de l’environnement prenant à bras le corps
des problèmes aussi complexes que ceux des dégradations multiformes infligées à la
nature, du réchauffement climatique et de la malnutrition mondiale. Pour y parvenir,
il fallait que se produisent un tournant conceptuel majeur et un élargissement inédit
de la perspective théorique. C’est précisément ce que vient de réaliser avec éclat Corine
Pelluchon, en prolongeant son éthique de la vulnérabilité en une philosophie de
l’existence mettant au centre de l’attention, non plus la passivité inhérente au sujet
vulnérable, mais la jouissance d’un sujet qui se nourrit du monde, en renouvelant ainsi
de fond en comble la compréhension de notre dépendance à l’égard des conditions de
notre existence, dans un ouvrage qui, à n’en pas douter, est le meilleur qu’elle ait écrit
à ce jour.
L'inspiration de l'éthique environnementale
Pour donner une idée de l’ambition exceptionnelle qui anime son essai, le mieux, nous
semble-t-il, est d’esquisser une comparaison avec l’entreprise générale des théoriciens
d’éthique environnementale en désignant par-là le courant philosophique qui s’est
développé dans les pays anglo-saxons dans les années 1970 et qui, depuis, a été assez
largement diffusé en France.
La singularité de l’éthique environnementale, par rapport aux approches
prédominantes sur le Vieux Continent, consiste en ceci qu’elle entend poser les
problèmes environnementaux à un degré de profondeur inhabituel, en les situant,
comme le nom l’indique, sur le terrain de la moralité. Or cette façon de poser les
problèmes pourrait paraître pour le moins curieuse, étant donné que la crise
environnementale ne se présente pas à nous à la façon d’un problème moral dont il
conviendrait d’apprendre à mesurer les enjeux, mais plutôt sous la forme beaucoup
plus technique d'une perturbation qui défie les possibilités de reconstitution des stocks
naturels et de restauration de ses équilibres. Les interventions humaines, parce
qu’elles sont de plus en plus massives et de plus en plus concentrées dans le temps,
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