L’Encéphale, 2006 ;
32 :
10-24, cahier 2 Neurologie de l’action et de la motivation : de l’athymhormie à l’hyperactivité
S 11
Un « nouveau » syndrome neurologique
En effet, les deux patients, deux hommes dans leur sep-
tième décennie, avaient, selon leur entourage, et selon
leurs propres dires, radicalement changés de personna-
lité, après ce qui s’est avéré être une succession de petites
lacunes, probablement liées à une hypertension ancienne
méconnue. Alors qu’ils étaient tous deux des personnes
très actives, très impliquées dans leur profession comme
dans leur vie familiale, ils étaient devenus, à la suite de
ces lésions, totalement inertes, apathiques, inactifs et
sans plus aucun indice apparent de ce que Dide et Guiraud
(22) dénommaient l’élan vital, sans doute par analogie
avec le concept bergsonnien du début du siècle. Cette
apathie, cette absence d’activité spontanée, se doublait
également de deux aspects qui se sont ensuite imposés
comme des éléments fondamentaux du syndrome : une
apparente indifférence affective, ou du moins une incapa-
cité de l’environnement usuel à provoquer les actions
habituelles soit de recherche du plaisir soit d’évitement
des désagréments, et une absence de pensées sponta-
nées, véritable vide mental, parfois impressionnant par
son intensité. Ainsi un des deux patients, professeur d’uni-
versité en activité avait pu rester près d’une heure immo-
bile face à son examinateur, lui-même occupé à compul-
ser ses dossiers, sans poser aucune question, sans la
moindre marque d’impatience ni de curiosité face à
l’incongruité de la situation. Au contraire, lorsque après ce
long moment l’examinateur lui demanda comment il se
sentait, il répond « parfaitement bien » et à quoi il avait
pensé pendant toutes ces minutes, « à rien, absolument
à rien ». L’autre patient était resté 24 heures sans s’ali-
menter, attendant patiemment que son épouse le lui pro-
pose, mais mangea ensuite d’un appétit normal le plateau
qu’elle lui amena. D’autres cas similaires de lésions bicau-
dées ont également été ensuite publiés qui portaient les
mêmes caractères cliniques (48, 75). Kumral
et al.
(48)
ont ainsi collecté 25 cas de lésions caudées, dont 15 pré-
sentaient ce qu’ils appellent une « aboulie », qu’ils défi-
nissent comme «
decreased spontaneous activity, prolon-
ged latency in responding to questions, fatigue, and an
aversion to any activity
». On voit bien là la nature très spé-
ciale de ce tableau, surtout lorsqu’on réalise que les capa-
cités sous-jacentes sont intactes : les patients ne bougent
pas spontanément, restent des heures dans la même
position, mais si on les incite à se déplacer, ils le font très
facilement, souvent même de manière anormalement
docile. De même si on les interroge sur leurs connaissan-
ces, leur mémoire et si on mesure leurs aptitudes intellec-
tuelles, on s’aperçoit que celles-ci sont étonnamment res-
pectées, parfois supérieures, et qu’en tout cas l’on n’a pas
affaire à des personnes souffrant de troubles cognitifs au
sens habituel du terme. Certes, les capacités attention-
nelles, l’empan numérique et certaines épreuves exécu-
tives comme le test de Wisconsin peuvent être altérés,
mais globalement, on ne retrouve pas les déficits habi-
tuellement retrouvés lors de lésions frontales, surtout cel-
les accompagnées de tels états d’apathie, comme lors de
démence avancée, ou de dégâts traumatiques sévères
des lobes frontaux. Ici, du reste, le cortex frontal est intact
et même la substance blanche des lobes frontaux est dans
sa majeure partie préservée. Ce tableau nous amena
même à reconsidérer un concept qui était à l’époque très
couru, celui de démence sous-corticale ; certes les lésions
étaient sous-corticales, mais on ne retrouvait pas la dis-
tinction alors classique entre fonctions instrumentales
intactes et fonctions basiques ou exécutives altérées : ici,
ni l’attention, ni la mémoire, ni même les apprentissages
procéduraux n’étaient significativement atteints, et du
reste, on ne pouvait pas parler de démence puisque les
tests neuropsychologiques n’étaient pas significativement
déficitaires. Et pourtant le handicap était majeur, faisant
de ces personnes intellectuellement et physiquement
« normales » de grands handicapés dans leur vie quoti-
dienne, totalement dépendants d’autrui pour survivre.
Résurrection d’un ancien concept : l’athymhormie
En fait, la nature du déficit rappelait plutôt celui de cer-
tains patients schizophrènes, volontiers qualifiés de défi-
citaires aujourd’hui, jadis appelés hébéphrènes, et à pro-
pos desquels Dide et Guraud (22) avaient créé le terme
d’
athymhormie
, des deux racines grecques
ορµη
(hormé),
qui signifie élan, impulsion, et
θυµος
(thumos), qui signifie
sentiment, humeur [pour une revue exhaustive de l’histo-
rique du concept, voir l’excellent papier de Luauté et Sala-
dini (52)]. De fait la ressemblance est troublante entre les
deux types de pathologie, l’une psychiatrique, l’autre neu-
rologique, au point que si l’on n’avait la certitude des
lésions cérébrales, et surtout de la survenue
de novo
du
trouble à la suite de ces lésions, on pourrait aisément envi-
sager certains diagnostics psychiatriques, la schizophré-
nie, mais aussi et peut-être surtout la dépression, avec
laquelle l’athymhormie partage beaucoup de points
communs : l’apathie comportementale, un certain degré
d’aboulie, qui caractérise souvent le déprimé, le désinté-
rêt, parfois total et profond ; mais c’est surtout au niveau
des émotions et de la vie psychique en général que se
situe précisément la différence, entre l’athymhormique qui
n’a aucune pensée spontanée, et s’en trouve plutôt bien,
et le déprimé qui ressasse ses pensées négatives, voire
morbides, et qui souffre proportionnellement à l’intensité
de son activité mentale. Du reste, dans une de nos obser-
vations publiées par la suite (37), nous rapportions le cas,
illustrant bien cette différence, d’un homme de 35 ans qui
à la suite d’une affection cardiocirculatoire, avait présenté
deux accidents ischémiques, le premier ayant détruit la
tête du noyau caudé gauche, et dont les conséquences
neuropsychologiques avaient été pratiquement inexistan-
tes, hormis une dépression sévère ayant nécessité plu-
sieurs hospitalisations, avant que ne survienne une
deuxième lésion, dans la profondeur de l’hémisphère
droit, dont les conséquences ont été l’apparition d’un
tableau athymhormique typique et sévère et la totale dis-
parition de tout symptôme dépressif, en particulier au
niveau de son vécu douloureux dont sa femme nous rap-
portait « qu’il avait disparu, comme par enchantement ».
Enfin l’athymhormique rapporte souvent ressentir les
émotions normalement, ce sont ses envies, ses désirs qui