déresponsabilisation et à une certaine forme de désengagement des équipes soignantes. Cela me semble peu
compatible avec les valeurs de conscience, de responsabilité et de confiance indispensables aux représentations et à
l’affirmation de la dignité du soin. Mais dans ce domaine également, je me garderai bien d’être par trop général dans mes
constats. J’observe de belles initiatives dans le champ de l’éthique clinique – notamment en Île-de-France avec le Centre
d’éthique clinique du CHU Cochin – dès lors que de véritables compétences contribuent, elles aussi, à l’émergence
d’une attention éthique et à la diffusion d’une pédagogie qui bénéficient à l’exercice professionnel.
J’ai été impressionné par une sollicitation qu’avait adressé en 2002 le Samu social de Paris à l’Espace éthique/AP-HP. Il
nous était demandé d’approfondir avec l’équipe de professionnels une réflexion née à la suite d’un drame humain dont ils
avaient été les témoins impuissants. Au cours d’une maraude, ils découvrent un homme prostré sous un pont, fébrile et
donc très éprouvé par le froid hivernal. Le dialogue s’engage et un hébergement est proposé pour la nuit. L’homme
refuse, préférant rester dehors. Après lui avoir servi une soupe chaude, un sac de couchage lui est remis. Plus tard,
l’équipe revient. Cette personne est transie de froid. Il lui est suggéré à nouveau un transfert vers un centre d’accueil, ce
qu’elle refuse. Au petit matin, cet homme est retrouvé mort, recroquevillé sous un carton dans le sac de couchage. Une
telle situation appelle un questionnement éthique. Fallait-il le contraindre, considérer que son état général était
incompatible avec sa faculté de discernement ? Le débat a été douloureux tant il touchait au sens même de l’intervention
en maraude. Qu’avait-on en fait à lui proposer, si ce n’est de manière provisoire et en fait insatisfaisante ? Ne
convenait-il pas, avant toute autre considération, de respecter son autonomie, de ne pas bafouer cette ultime expression
de sa dignité ? Cette confrontation à la précarité interroge le soin dans ses capacités et ses limitations. Elle ne peut que
rendre à la fois humble et pourtant résolu. C'est dans la complexité et la profondeur de ces situations que le
questionnement éthique doit s'inscrire, sans jugement a priori, dans l'écoute, le discernement, la clarification, en fait le
respect partagé. Dans un tel contexte, le rôle de l'éthique n'est pas de produire des recommandations ou des
préconisations, mais de poser le plus clairement possible le problème, d'y associer des principes ou des valeurs, parfois
dissonant (par exemple, dans ce cas, entre autonomie, bienfaisance et justice) mais qui, s’ils sont inscrits dans la
complexité d'une situation, permettent de toute façon de gagner en dignité lorsque le réel révèle la fragilité de l'existence.
Oui, c'est la raison d'être d'un Espace éthique tel que nous l'avons conçu et tel que nous le faisons vivre encore
aujourd'hui. Il nous est apparu indispensable de constituer un lieu hospitalier à cette sollicitude dans le soin et au « souci
de l’autre ». En éthique, un tel souci s’affirme tout d’abord sous la forme d’une exigence portant sur la confrontation des
points de vue et des expériences sans viser de manière urgente ou immédiate des protocoles, des procédures, voire des
prises de décisions. C’est admettre une inquiétude, une certaine humilité, voire une restriction dans la tentation de l’agir
empressé ou compassionnel. Cela s’ajoute, certes, aux difficultés d’arbitrages déjà suffisamment complexes qu’on ne
peut pour autant éviter. Car c’est aussi accepter de prendre le risque de « penser autrement », parfois même d’être plus
solitaire dans l’affirmation d’une conception intervenant à contre-courant, susceptible d’être refusée et contestée au sein
d’une institution ou d’une équipe soumise à ses logiques internes et aux contraintes que l’on connaît. Cet engagement
éthique ne se satisfait pas de conceptions par trop théoriques de principes comme le respect, la bienveillance et la
justice qu’assèche souvent une rhétorique, pour ne pas dire un catéchisme évidé de l’exigence d’une argumentation. Elle
ne se contente pas de l’affichage éthique, des slogans et des résolutions incantatoires. Elle considère l’éthique comme
une forme de militance au service des valeurs de la démocratie, et ne peut s’envisager que dans le cadre d’une
concertation, d’une élaboration ouverte à tous, sans exclusive, visant le bien commun, mais incarnée, impliquée et
fondamentalement responsable. Il nous est apparu indispensable dans notre approche éthique d’aborder les
circonstances du point de vue de leur complexité, de leur évolutivité, de l’anticipation et de l’adaptation de réponses
proportionnées, plurielles, tenant compte, avant toute autre considération, de l’intérêt direct et immédiat de la personne
malade mais également des conséquences de certaines décisions qui ont à voir avec nos représentations sociales, pour
ne pas dire nos valeurs d’humanité. C'est ce que nous avons fait dans notre démarché éthique à propos de la maladie
d'Alzheimer.
C'est donc une certaine conception de l'éthique que vous défendez, au moment où ce mot est utilisé dans une
certaine confusion tant dans ses relations à la morale qu'au droit ou à la politique. Comment une telle posture
s'éprouve concrètement ?
Donc, selon vous, l'éthique ne doit pas choisir entre, d'un côté, la référence à des principes et des valeurs et,
d'un autre côté, l'attention à porter aux singularités et aux méandres du réel. Ce que vous défendez en éthique,
c'est finalement une forme d'universel concret pour reprendre une expression de Paul Ricœur, avec pour ligne
d’horizon le souci de l'autre ?