La fin de l’exception occidentale «Un des conflits les plus terribles de l’histoire humaine a été l’ultime guerre de religion, qu’on a appelé la guerre de Trente Ans, et qui a ensanglanté tout le centre de l’Europe. Quand elle s’acheva, un principe fut inventé pour en finir avec ces carnages», me raconte Pierre Radanne, un expert en politique énergétique. «Inscrit dans le traité de Westphalie en 1648, ce principe était celui de la souveraineté nationale. Un peuple avait la même religion que son roi, et son roi ne pouvait pas faire la guerre à son voisin au motif de sa religion. Cette tentative de pacification des relations humaines a reconnu les Etatsnations et a posé des limites aux ingérences d’un pays dans un autre. Le principe de la souveraineté nationale a été aux fondements de l’Organisation des Nations Unies en 1945.» «Mais aujourd’hui, poursuit Radanne, le changement climatique pose un problème spécifique : le climat est indivisible. Il n’y a pas un climat séparé pour chaque pays. Le climat ignore les frontières, c’est un objet unique, global, planétaire, insécable. Et donc, la souveraineté nationale ne peut pas résoudre la question du changement climatique. Le climat d’un pays va dépendre de ce que vont faire tous les autres pays.1 » Ou nous répondons ensemble à la crise écologique, ou nous en pâtissons tous. Depuis une trentaine d’années, un grand nombre de pays du Sud ont émergé économiquement. Avec la Chine et l’Inde au premier rang, ils ont connu une croissance très rapide. Cela donne à l’ensemble de ces pays émergents un poids bientôt dominant dans l’économie mondiale : près de 50% en 2010, selon l’OCDE. Cet essor a fait reculer d’un quart en vingt ans le nombre de personnes vivant avec moins d’un dollar par jour. Mais un milliard et demi d’humains sont encore dans ce dénuement, tandis que le revenu moyen des pays du Sud de la planète reste très en deçà de celui des pays riches. Par exemple, en 2009, le PIB par habitant en Chine est de l’ordre de 6500 dollars contre 32000 au Japon, en Inde de 3000 dollars contre 38000 au Canada, en Algérie de 7000 contre 32000 en France, en Bolivie de 4500 contre 46000 aux Etats-Unis2. Or la crise écologique, qui s’aggrave d’autant plus vite que la croissance de ces pays est intense, constitue un mur dressé sur leur route. Leur essor va se poursuivre mais l’éventualité qu’ils rejoignent le niveau actuel de prospérité des habitants du Nord est très improbable. Cette inégalité ne parait pas justifiable sur le plan moral. Elle est d’autant plus mal acceptée qu’à travers la généralisation de la télévision, les pauvres aperçoivent l’opulence du Nord et rêvent d’y goûter. Ce qui est en jeu, en réalité, c’est la fin progressive de l’exception occidentale. La révolution industrielle démarrée en Europe, puis élargie aux Etats-Unis et au Japon, a ouvert une parenthèse durant laquelle les pays occidentaux se sont écartés sensiblement, en termes de richesse et de puissance, du reste du monde. Cet écart a atteint son apogée au début du XXIè siècle lorsque, par exemple, le revenu moyen par habitant des EtatsUnis a atteint 42 fois celui d’un Ethiopien. Mais la banalité de cette situation depuis quelques générations nous a fait oublier qu’elle est très anormale au regard du temps long de l’histoire. Si l’on ne s’intéresse qu’aux conditions matérielles d’existence, on peut assurer que jusqu’au XVIIIè siècle, les paysans de France ou de Chine, ceux d’Italie ou d’Inde, vivaient dans une misère tout à fait comparable, et leurs aristocrates respectifs dans un luxe semblable. 1 http://www.reporterre.net/spip.php?article1077 2 http://www.inegalites.fr/spip.php?article1579&id_mot=116 L’étude en a été faite précisément par l’historien Kenneth Pomeranz3 : comparant l’Angleterre et la région chinoise du bas Yangzi (en amont de Shanghai), il a constaté des ressemblances très fortes en ce qui concerne la densité de population, l’espérance de vie ou le niveau de vie. S’il avait alors existé un service statistique mondial, nul doute qu’il n’aurait pas recensé de différence notable dans le niveau de vie moyen des différentes populations de la planète. Nous commençons à vivre le resserrement de l’écart extraordinaire des richesses qu’a creusé le monde depuis deux siècles. Ce resserrement ne pourra pas se faire seulement par un relèvement du bas. En raison des limites écologiques, tous les habitants de la planète ne pourront pas vivre comme un Etats-Unien, ni comme un Européen ou un Japonais, d’ailleurs. La réduction de l’écart des richesses devra s’opérer par un abaissement important du haut. La politique de la biosphère indique une direction à contre-courant de tout le discours dominant : les Occidentaux doivent réduire leur consommation matérielle et leur consommation d’énergie, afin de laisser une marge d’augmentation à leurs autres compagnons de planète. L’appauvrissement matériel des Occidentaux est le nouvel horizon de la politique mondiale. Les trois scénarios Ainsi se dessine le cadre des choix politiques qui se présentent aux sociétés occidentales. On pourrait le décrire sous forme de trois scénarios : oligarchique, productiviste, écologiste. Les deux premiers scénarios sont croissancistes, c’est à dire adhèrent à l’idéologie selon laquelle la croissance économique améliore la situation générale. • Dans le scénario oligarchique, la classe dirigeante refuse la logique de la situation, et continue de proclamer la nécessité d’augmenter l’abondance matérielle par la croissance du PIB. (...) • Dans le scénario de gauche croissanciste, les dirigeants s’obstinent à chercher la croissance du revenu moyen, en corrigeant cependant l’inégalité sociale, à la marge pour ne pas heurter les «élites économiques». (...) • Dans le scénario écologiste, les dirigeants convainquent les citoyens que la crise écologique détermine l’avenir proche. Remettant explicitement en cause la démesure de la consommation matérielle, la politique économique réoriente une part de l’activité collective vers les occupations à moindre impact écologique et à plus grande utilité sociale -l’agriculture, l’éducation, la maîtrise de l’énergie, la santé, la culture... (...) Hervé Kempf in «L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie» p. 127-131 Le Seuil, 2011 3 http://blog.passion-histoire.net/?p=5352