DU SOUS-DEVELOPPEMENT AU SOCIALISME LA PROBLEMATIQUE DE LA TRANSITION DANS LES FORMATIONS SOCIALES PRECAPITALISTES Moustapha KASSE Professeur Agrégé Faculté des Sciences Economiques Université Cheikh Anta DIOP Dakar DU SOUS-DEVELOPPEMENT AU SOCIALISME LA PROBLEMATIQUE DE LA TRANSITION DANS LES FORMATIONS SOCIALES PRECAPITALISTES 56 BIS, RUE DU LOUVRE· 75002 PARIS sm - - - - - - - - - - editions édition originale © éditions Silex - 1988 INTRODUCTION GENERALE Le sous-développement en cette fin de siècle, loin de se résoudre s'est amplifié et aggravé au point de devenir l'une des inquiétudes majeures d'un monde caractérisé par une révolution scientifique et technique qui a décuplé le savoir-faire de l'homme et augmenté sa maîtrise sur la nature et les forces productives. Les acquis de la technologie sont si larges qu'il n'existe plus aujourd'hui aucune limite à la valorisation des dotations factorielles naturelles des pays. Comme l'observe Roger Garaudy, les pouvoirs de l'homme sur la nature ont tellement augmenté qu'ils modifient progressivement le destin global de l'humanité. Pourtant, chose curieuse, ce monde de la révolution scientifique et techniquee est marqué par des inégalités dans la répartition du savoir et de la richesse et par des distorsions sociales criantes entre le Sud de plus en plus pauvre et le Nord industrialisé. Il semble même qu'en réalité, la pauvreté des Nations demeure la règle et la richesse constitue l'exception 9-ui concerne une minorité de la population du globe. C est vérifié : les riches deviennent plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres. La famine et la misère ne sont pas encore vaincues dans l'écrasante majorité des pays sous-développés où les populations ne survivent parfois que grâce à l'assistance internationale. Pendant ce temps, les surplus alimentaires des pays avancés soulèvent des problèmes de commercialisation et d'affectation. Les contrastes sont loin de s'arrêter là : les techniques d'exploitation et de valorisation des matières premières sont disponibles en abondance dans le système mondial, le problème est qu'elles ne sont pas transférées au niveau des utilisateurs potentiels du Tiers-Monde. Les capitaux sont abondants au point de déséquilibrer et de perturber les marchés monétaires et financiers. Pendant ce temps, les pays sous-développés connaissent d'amples déficits d'épargne pour le 5 financement de leur développement, ce qui les maintient dans une stagnation séculaire. Toute une génération de théoriciens du développement avait préconisé des modèles de croissance fondés essentiellement sur les principes de la société libérale : mécanismes du marché, initiative privée, spécialisation et ouverture sans entraves aux relations économiques internationales. Les théories élaborées affichaient des certitudes rassurantes sur le capitalisme que l'on disait capable de révolutionner les moyens de production, d'exploiter toutes les ressources naturelles et d'instaurer un processus irréversible de croissance et d'expansion. Cependant ces modèles de développement appliqués depuis quelques décennies ont partout accouché d'un capitalisme misérable, peu performant et empêtré dans des contradictions presque insurmontables : crise agro-alimentaire, détérioration des conditions de vie et de travail, déficits des finances publiques et de la balance des paiements. Ces déséquilibres ont imposé partout des politiques d'ajustement et de stabilisation sous le contrôle des institutions financières internationales qui sont devenues les principaux bailleurs de fonds des pays sous-développés. A l'expérience, ces politiques n'ont encore réglé aucun des problèmes majeurs du développement, ni arrivé à opérer la relance de la croissance et de l'expansion. Dans certains pays, elles ont produit des émeutes et des menaces pressantes de guerre civile. Ces situations commandent de trouver en toute urgence des solutions alternatives plus performantes et plus crédibles. Comment se formule et se présente l'alternative socialiste ? Ou encore existe-t-il une solution socialiste à la stagnation socio-économique des pays sous-développés? Ce sont ces préoccupations qui sont prises en charge dans cette recherche sur la problématique de la transition. Nous avons voulu déterminer, comme le préconisait F. Engels, les phases de développement économique, politique et social par lesquelles ces pays devraient passer pour accéder au socialisme. Ainsi, l'alternative socialiste posée en ces termes ren· voie à un cadre méthodologique sur la transition devant 6 permettre de dégager les prémisses théoriques pour une correcte appréciation des préalables et présupposés de cette transition vers le socialisme. Le marxisme, s'il n'est pas réduit à un dogmatisme stérilisant qui aboutit toujours à des schémas appauvrissants en divorce total avec la réalité, pourrait offrir un cadre adéquat de conception pour approcher toute la problématique de la transition. Pendant une longue période, malheureusement, le marxisme officiel a fait preuve d'une vision mécanique et bornée de la transition qui ne lui a pas permis de cerner toutes les questions complexes que pose cette étape de l'évolution sociale. Ainsi, Imre Morton s'inscrivait en faux contre une certaine désingularisation du général qui a eu pour effet qu'au cours d'une période, les marxistes ont plutôt pratiqué une politique d'imitation rigide et mécanique de l'expérience de la transition en Union Soviétique. Ils considéraient les phases de la transition comme si chaque peuple avait à gravir les marches d'un même escalier avant de parvenir au palier de l'appartement meublé du socialisme. Or la hauteur et la largeur des marches de l'escalier différent. Les travaux théoriques sur cette dialectique du général et du singulier sont rares. Une étude exhaustive de cette dialectique devrait permettre une analyse concrète de maintes expériences et formes de transition. En effet, comme l'observe Imre Morton, les expériences de transition accumulées jusqu'à présent présentent des particularités qu'il est nécessaire de prendre en considération lorsque l'on définit le corps constitutif du général, de la parenté des voies de transition. Cela est d'autant plus impératif que jusqu'à nos jours, les transisions se sont réalisées dans des sociétés qui appartenaient aux variantes du capitalisme colonial. L'absence de théorie générale systématique de la transition chez Marx, Engels et Lénine n'est donc pas aussi désarmante. Dès lors que les lignes théoriques seront claires, les politiques entendues comme l'ensemble des moyens à mettre en œuvre pour atteindre des objectifs clairement définis se préciseront aussi bien sur le plan économique que sur le plan proprement politique. Alors, notre champ de réflexions se trouve délimité. Deux points seront développés: le premier portera sur 7 la théorie de la transition et le second sur les stratégies de développement économique et social pour l'avènement d'un Etat Socialiste. La problématique de la transition avait donné lieu, en Union Soviétique, à de vives controverses parmi les intellectuels du Parti Communiste. Lénine n'avait jamais accepté de trancher les grandes questions qui étaient en discussion entre F. Preobrajensky et N. Boukharine et qui portaient sur les lois de fonctionnement de l'économie socialiste et la politique économique qui devait en résulter. Il reviendra à Staline de mettre tout le monde d'accord en fermant d'autorité le dossier théorique et en imposant la ligne dure de la marche forcée vers le socialisme. Ce n'est donc pas un hasard si le dossier est réouvert aujourd'hui non seulement par les chercheurs, mais aussi par les Partis marxistes du monde entier. S'il est caractéristique que notre époque est celle du passage du capitalisme au socialisme, les mouvements qui gèrent la réalisation du processus doivent savoir en indiquer les formes et les moyens. Depuis la révolution d'Octobre, le mouvement socialiste a connu un important développement affectant des peuples de divers continents ayant des stades de développement inégal et des aires de civilisation complètement différentes. En même temps, les mouvements de libération nationale qui sont à la croisée des options de systèmes manifestent une hostilité grandissante vis-à-vis du capitalisme générateur du phénomène colonial. Le socialisme est alors présenté comme une solution aux problèmes économiques complexes et nombreux. De plus, au sein du système d'Etats Socialistes, des divergences idéologiques profondes portant sur la nature du socialisme et les formes de gestion sont apparues et ont pris l'aspect d'un antagonisme au point d'entraîner un véritable schisme dont on ne mesure pas encore toute l'ampleur et les multiples implications sur la géopolitique mondiale. Ces faits désignent un ensemble de problèmes auxquels il faut apporter des réponses urgentes et correctes : une réappréciation et une réévaluation des voies de passage au socialisme s'imposent. Les directions de solution ne se situent point ailleurs. C'est dans ce cadre que nous ouvrons le débat sur la problématique de la tran- 8 sition. Il est souvent obscurci et passionné par des arrières-pensées politiques et idéologiques qui finissent par apparaître en surface et s'ériger en souci fondamental. Ainsi se trouveront éclipsés les problèmes théoriques au profit de considérations strictement politiques. Il importe en conséquence de déplacer les préoccupations vers la théorie pour dégager quelques coordonnées logiques d'un développement non capitaliste. Les controverses qui s'ouvrent au sein de la pensée marxiste ont d'abord tourné autour des lois de la valeur, de l'existence des catégories marchandes et de la planification socialiste. Seulement, comme l'observe P. Jacquemot (1), ces diverses notions en discussion ne sont que les effets de surface de l'existence objective de rapports sociaux propres au mode de production socialiste. Où en est-on avec sa construction effective? Ses contours généraux sont-ils définitivement établis? Peut-on penser que l'humanité est en train de rompre définitivement avec sa préhistoire? Les voies d'accès sont-elles connues et maîtrisées? Voilà quelques questions vitales que soulève la transition et sur lesqeulles les discussions n'apportent pas encore de réponses définitives et achevées. Il fallait donc « changer de terrain» comme le recommande Charles Bettelheim (2) et s'engager dans une étude théorique de la transition qui éclaire la constitution d'un nouveau mode de production et les transformations apportées au système économique et social. Pourtant, cette étude ne sera pas simple car le concept de transition est obscur et fait l'objet de plusieurs appréciations contradictoires qui ne sont pas de nature à faciliter des clarifications. Signifie-t-elle une étape de l'évolution historique par laquelle passe nécessairement toute société humaine (3) ou bien un passage délibéré d'une formation économique et sociale à une autre, passage dont les diverses étapes sont rigoureusement contrôlées ? Est-elle plutôt une période au cours de laquelle des forces contradictoires s'affrontent et poussent à une tendance à la polarisation soit vers le capitalisme, soit vers le socialisme (4) ? Ou plus simplement un saut d'une séquence sociale vers une autre qualitativement supérieure ? Enfin signifie-t-elle une rupture organique avec l'ancienne forme sociale et la mise en place des préalables 9 préparatoires d'une nouvelle formation sociale (S) ? Chaque réponse apportée est une approche théorique particulière de la transition d'où il résulte une variété de conceptions spécifiques. Justement, cette spécificité est une preuve du caractère partiel des théories en cours sur la transition. Celles-ci se trouvent généralement dans l'incapacité de traduire la problématique dans toute sa complexité. La transition en effet, recouvre d'innombrables facteurs; les uns sont objectifs et apparaissent dans les multiples contradictions se situant dans la sphère économique, politique et sociale du système social qui était en vigueur et les autres sont subjectifs et rendent compte de l'action consciente et organisée des hommes pour opérer de profonds bouleversements dans les rapports sociaux en vue d'établir une nouvelle structure sociale radicalement différente. Ces facteurs n'apparaissent pas toujours et partout sous des formes identiques. En conséquence, les problèmes qu'ils soulèvent seront de nature différente aussi bien dans l'espace que dans le temps. En considérant l'analyse faite des facteurs objectifs dans la sphère décisive qu'est l'économie, le marxisme soutient que les conditions matérielles de la formation sont engendrées au sein même de l'ancienne structure sociale (6). Cette thèse appliquée à la transition présume que l'avènement du socialisme est profondément lié à l'achèvement du capitalisme. En effet, dans ce mode de production, l'arrivée à maturité des contradictions décisives et fondamentales, notamment celles exprimées dans la socialisation excessive des moyens de production et le caractère privé de l'appropriation du profit, prépare la rupture révolutionnaire et donc l'amorce de la transition vers un système social nouveau. Celui-ci doit divorcer d'avec toutes les formes d'exploitation du travail. En conséquence, plus la base économique du capitalisme est développée, plus simple sera le processus de création des rapports sociaux de production socialistes. C'est dans cette optique qu'il faut comprendre la préface de Gramsci dans la « Contribution à la critique de l'économie politique» de Marx et également l'idée avancée par Lénine selon laquelle « le capitalisme monopoliste d'Etat est la préparation matérielle la plus complète 10 du socialisme, l'antichambre du socialisme, l'échelon historique qu'aucun autre échelon intermédiaire ne sépare de l'échelon appelé socialisme» (7). Le processus de socialisation du travail et de la production est plus complet et plus profond dans cette étape du capitalisme que dans aucune autre. Dès lors se pose la question de savoir si les formations sous-développées doivent passer nécessairement par un approfondissement des rapports capitalistes de production et une généralisation du processus d'accumulation. Dans ce contexte, il est plus facile de pousser les contradictions internes pour arriver à la rupture. Il semble d'ailleurs que le mouvement communiste international se soit quelque peu orienté dans cette direction quand il proposait l'Etat de démocratie nationale aux pays qui sortaient de la domination coloniale. La déclaration des 81 Partis Communistes et Ouvriers de Novembre 1960 en son point IV stipulait que « dans la conjoncture actuelle, il se crée des conditions favorables, tant internationales qu'intérieures à la formation dans de nombreux pays d'un Etat indépendant de démocratie nationale, c'est-à-dire d'un Etat qui défend, avec esprit de suite, son indépendance politique et économique; qui lutte contre l'impérialisme ; qui lutte contre les nouvelles formes de colonialisme un Etat où le peuple jouit de larges droits et libertés démocratiques... ainsi que la possibilité de réaliser la réforme agraire, de faire aboutir d'autres revendications dans le domaine des transformations démocratiques et sociales et de participer à l'élaboration de la politique du pays» (8). Cet Etat de démocratie nationale devrait préparer les conditions matérielles et sociales du socialisme. En effet, cet Etat qui consacre l'alliance de la bourgeoisie nationale, du prolétariat et de toutes les couches qui aspirent au changement est un intermède nécessaire durant lequel s'effectuent les transformations démocratiques de la société et de la vie politique, pour donner satisfaction à toutes les justes revendications du peuple. Il s'agit bien, comme nous le verrons, d'une étape de compromis devant permettre une évolution contrôlée des formes capitalistes de production car comme l'observe J. Chesneaux, « le secteur public à vocation socialiste n'a pas encore triomphé définitivement du secteur privé et la démocratie n'est 11 pas encore assurée par des rapports de production socialistes. L'idéologie n'est qu'un socialisme vague et non le socialisme scientifique» (9). La sphère socio-politique constitutive de la seconde catégorie des facteurs objectifs soulève également des problèmes d'importance vitale. Le marxisme, à la suite de Lénine, démontre que la rupture révolutionnaire ne s'opère que dans la réunion de trois conditions - d'abord, l'existence d'une crise politique qui se traduit par une décomposition de la classe dominante telle que celle-ci est placée dans l'impossibilité de maintenir le système de domination en place. L. Trotsky exprimait avec clarté cette situation politique particulière dans laquelle ceux d'en haut ne peuvent plus gouverner comme avant et ceux d'en bas ne veulent plus être gouvernés comme par le passé ; - ensuite, l'existence d'une aggravation de l'exploitation qui se manifeste par une avancée persistante de la pauvreté et de la misère. De plus, les masses opprimées ne voient se dessiner aucune perspective de changement. Dans un tel contexte, elles ne perdent rien que leurs chaînes en prenant les chemins des bouleversements politiques; - enfin, l'existence d'une activité politique mobilisatrice en direction de la lutte finale contre le vieil ordre social. Ces facteurs objectifs doivent être profondément appuyés par un ensemble de facteurs subjectifs au nombre desquels se trouvent l'existence d'une conscience de classe ainsi qu'une organisation politique qui soit véritablement à la hauteur de la situation pour lui imprimer les directions d'actions souhaitées. Ces facteurs, au total, doivent confirmer la capacité d'adaptation des organisations à la situation concrète. Il faut y ajouter, pour en avoir une vision globale, les éléments externes de nature strictement politique ou économique et qui peuvent modifier radicalement les données internes. L'extérieur peut en effet imposer un ensemble de contraintes qui renforcent la marche en avant ou en revanche bloquent celle-ci. La transition se présente ainsi dans toute sa complexité, s'exprime dans la multiplicité des variables qui 12 rentrent en jeu. De fait, on ne peut la réduire à une dimension exclusivement politique, économique ou sociale; elle intègre tout cela à la fois. La théorie comme reflet de la réalité, non pas dans toute sa globalité mais dans ce qu'elle a de plus fondamental, doit rendre compte de cet ensemble complexe d'éléments. L'objet de cette étude est de tenter d'apporter quelques éléments d'évaluation, quelques coordonnées logiques et historiques de la transition au socialisme dans des formations sociales précapitalistes caractérisées par la pluristructuralité manifestée dans la coexistence de plusieurs modes de production. Dans ce cas, nous avertit I. Morton, la pensée théorique doit éviter deux écueils: la dégénéralisation du singulier et la désingularisation du général. Nous avons alors analysé les éléments constitutifs des singularités de la transition pour mieux cerner les politiques à mettre en place en vue de l'instauration d'une société socialiste à partir de formations sociales précapitalistes ou appartenant au capitalisme retardataire. Nous avons ainsi organisé notre réflexion autour de deux points traitant respectivement: - du concept de la transition et de la théorie du passage au socialisme ; - de la stratégie politique et économique. Notre objectif n'est nullement de fournir des réponses définitives à des problèmes complexes, mais simplement d'apporter quelques clarifications théoriques qui permettent d'entrevoir en toute lucidité et rigueur l'alternative socialiste dans des formations sociales précapitalistes. 13 NOTES (1) Jacquemot (Pierre) : Essai sur le concept de transition vers le Socialisme. Revue Algérienne vol. X, n. 3, sept. 1973. (2) Charles Bettelheim et P. Sweezy : Lettres sur quelques problèmes actuels du Socialisme. François Maspéro, 1972. (3) Nous retrouvons là une formulation propre à Staline, partisan d'une conception linéaire de l'histoire dans laquelle le socialisme est une phase décisive et préparatoire à la société communiste. (4) Cette position est défendue par Imre Morton pour qui la transition est un jeu serré d'affrontements entre deux tendances irréductibles. Elle s'achève avec la victoire de celle qui exprime le socialisme. (5) Cette attitude est propre à Charles Bettelheim et Etienne Balibar qui estiment que la transition est « l'effet de rupture révolutionnaire de l'antagonisme entre les forces productives et les rapports de production qui déterminent le passage d'un mode de production à un autre (lire le « Capital », t. 2, p. 82). (6) Cette idée est exprimée dans le « Programme de Gotha et d'Erfurt» (Editions sociales, Paris 1966) où Marx note que « entre la société capitaliste et la société communiste, se place la période de transformation révolutionnaire de celle-ci en celle-là. A quoi correspond une période de transition politique où l'Etat ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat» (p. 44). Les mêmes idées sont exprimées par F. Engels dans Socialisme scientifique et socialisme utopique et dans la préface faite par A. Gramsci dans la « Contribution à la critique de l'économie politique ». L'auteur y observe que « aucune société ne se propose des tâches pour la solution desquelles les conditions ne sont pas encore mûres; aucune société ne disparaît avant d'avoir exprimé toutes ses potentialités ». (7) V.l. Lénine: La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer. Œuvres choisies, T. 2, pp. 150-151. (8) Déclaration de Novembre 1960, de la Conférence tenue à Moscou par les 81 Partis Communistes et Ouvriers. Recherches Internationales, n. 39-40, 1963. (9) Chesneaux (Jean) : Qu'est-ce que la démocratie nationale? Revue « La Pensée» n. 118, Déc. 1964. 14 PREMIERE PARTIE CONCEPT DE TRANSITION ET THEORIE DU PASSAGE AU SOCIALISME PREMIERE PARTIE CONCEPT DE TRANSITION ET THEORIE DU PASSAGE AU SOCIALISME Une vision globale des analyses de la transition laisapparaître que celle-ci est, pour la plupart des auteurs, définie comme un intermède préparatoire du socialisme. Pour que la phase ne soit pas perçue comme simple à priori, il importe de voir plus précisément ses origines profondes. On peut aborder les lois générales d'accès au socialisme en partant implicitement et explicitement de l'idée que le socialisme sortira des entrailles de la société capitaliste d'où l'expression de Lénine selon laquelle le capitalisme monopoliste d'Etat est la meilleure préparation du socialisme. Ces considérations reposent sur trois éléments : - d'abord, la parfaite homologie sociale des pays qui amorcent le passage : les pays capitalistes avancés présentent en effet des structures de classes identiques donc des contradictions sociales similaires; - ensuite, l'identité des régimes politico-économiques qui est caractéristique. Elle conditionne les formes politiques d'administration de toute la superstructure et les formes économiques de répartition du produit social, de même que l'inégalité de statut des classes sociales face aux moyens de production; - enfin, l'identité des contradictions principales qui se présente comme conséquence des éléments antérieurs. La contradiction fondamentale et décisive dans un système capitaliste avancé est celle qui existe entre le caractère social de la production et la forme privative d'appropriation des surplus. A partir de ces caractéristiques communes, se dégagent les lois générales au triple plan économique, politique et idéologique. s(~ 17 D'abord au plan économique, le passage du capitalisme au socialisme impose : - l'abolition des formes privatives des instruments de production, ce qui va permettre une centralisation et une réelle socialisation des surplus; -la socialisation de l'agriculture qui autorisera une coopération effective de producteurs libres; - le développement planifié qui permettra l'instauration d'un réel débat démocratique. Au plan politique, la question la plus importante est celle de savoir quelle est la force politique qui doit prendre la direction des luttes populaires et gérer l'édification du socialisme. Depuis le Manifeste du Parti Communiste, les fondateurs du marxisme avaient avancé que de toutes les classes qui s'opposent à la bourgeoisie et à sa domination, la classe ouvrière est la plus conséquente et la plus intéressée au renversement du capitalisme. A la différence des autres classes sociales appartenant au prolétariat, la classe ouvrière est la plus exploitée et de plus, étant liée à la grande industrie, elle évolue avec elle à la même vitesse accélérée. Dans des circonstances données, elle peut s'allier avec d'autres couches sociales qui peuvent avoir intérêt au changement de la base de la société. Une fois le pouvoir conquis, le prolétariat doit exercer sa dictature. Car tant que le socialisme n'est pas définitivement assis, les exploiteurs continueront de nourrir l'espoir d'une reconquête des anciennes positions tout aussi bien au niveau économique qu'au niveau politique. Il s'agit alors pour le prolétariat au pouvoir de briser toute l'ancienne machine étatique et de faire disparaître l'exploitation et les agents qui l'ont touiours véhiculée (1). Ainsi s'amorce une période de profondes transformations, de bouleversements et de luttes sociales entre les forces du renouveau et du progrès et celles du passé. Enfin au plan idéologique. la transition soulève des questions de réorientations. Le problème est d'apporter une modification des comportements des hommes vis-àvis du travail et de la propriété, mais également d'introduire une culture et une morale nouvelles en conformité avec les normes de vie et les objectifs de l'ordre nouveau. Ce sont donc là des lois générales qui traduisent des tendances objectives que devra emprunter tout pays 18 qui prépare l'accession au socialisme. Bien évidemment, des nuances sont nécessaires pour atténuer précisément le caractère général et impératif des lois et relativiser certaines formes et tendances. L'analyse doit alors se concentrer à la fois sur les lois générales et les lois spécifiques. Ces lois spécifiques, théoriquement, partent de deux observations. La première est de F. Engels qui, dans une lettre à Bebel, note qu'il serait absurde de vouloir conférer au mouvement une forme unique dans tous les pays. La seconde est de Lénine quand il estime que « la marche de la révolution dans les divers pays se poursuit sous des formes différentes, à un rythme différent ». Il affirmera plus précisément encore que «toutes les nations viendront au socialisme; cela est inévitable mais elles n'y viendront pas toutes d'une façon absolument identique, chacune apportera son originalité dans telle ou telle forme de démocratie, dans telle ou telle variété de dictature du prolétariat, dans tel ou tel rythme de transformations socialistes des différents aspects de la vie sociale.» En conséquence, précise-t-il, «rien n'est plus indigent au point de vue théorique et plus ridicule au point de vue pratique que de se présenter au nom du matérialisme historique un avenir monochrome, couleur de grisailles, ce serait un barbouillage informe et rien de plus ». Les particularités et les spécificités qui sont à la base de ces lois peuvent remettre en question le caractère universel des lois générales. Il s'agit là, d'une manifestation de la désingularisation du général. En effet, ces particularités et spécificités reperees dans une formation économique et sociale indiquent que les formes de passages de prise et d'exercice du pouvoir politique et de gestion économique, seront particulières par rapport à celles exprimées par les lois dites générales. En d'autres termes, les lois générales élaborées partant d'une société capitaliste avancée, ont très peu de chance de trouver des points d'application dans des structures socio-économiques différentes telles que celles des formations sous-développées (2). Ces formations présentent des éléments qui constituent le fondement même de la singularité de la transition: les modes de production articulés, leurs traits évolutifs 19 permettant d'éclairer sur la Société civile et la Société politique ainsi que leur rapport mutuel, les processus de formation de la Nation et de l'Etat national, les composantes de la nation et les modalités de leur intégration en une totalité organique, l'aire culturelle, sociologique et linguistique, impact local et régional de l'impérialisme, historique du mouvement de libéraiton et interférence avec le mouvement ouvrier. Il faut voir comment s'articulent tous ces éléments pour bien saisir les formes que revêt la transition. Pour les avoir ignorés, les analyses orthodoxes ont abouti à des visions mécaniques et rigides de la transition. Elles n'ont pas alors contribué à l'enracinement et à la propagation du marxisme qui est ainsi réduit à un dogme figé et a-historique. Des lors, les analyses traditionnelles ne risquent pas d'être en adéquation avec la réalité. En conséquence, la théorie du passage au socialisme reste à élaborer pour les formations qui nous intéressent. Cela est d'autant plus nécessaire que le socialisme comme mode de production est très mal connu. En dehors de sa signification trop générale qui est la domination exercée par les producteurs sur leurs instruments de travail et de production et ainsi que la nature particulière de l'Etat, on ne sait plus grand chose, sinon les solutions historiques et nationales apportées à tel ou tel problème par tel ou tel Etat édifiant le socialisme. C'est dire que le contenu du socialisme n'est pas détachable des contingences nationales. En clair, on ne peut retrouver les principes généraux du socialisme qu'en dépouillant les questions qu'il soulève des éléments introduits par la praxis sociale des nations. Ces observations appellent une double action: la première est de clarification du concept de transition vers le socialisme. Cette clarification permettra dans le fond de saisir toutes les réalités couvertes par la mise en place des structures ouvrant l'accès au socialisme. La seconde consiste à apprécier la séquence historique qui résout les diverses contradictions ou capitalisme périphérique. Il s'agit surtout d'indiquer les préalables de l'ouverture du passage au socialisme. En fait, ce qui a échappé profondément à certains théoriciens de la transition, c'est le caractère organique de cette phase préparatoire qui des- 20 sine les contours généraux que devra prendre le socialisme. NOTES (1) V.L Lénine : preCIse avec insistance l'opportunité et l'importance de cette dictature du prolétariat. Il affirme dans « La maladie infantile au Communisme» que « la dictature du prolétariat est une lutte opiniâtre, sanglante et non sanglante, violente et pacifique, militaire et économique, pédagogique et administrative contre les forces et les traditions de la vieille société (p. 32). De même, dans « l'Etat et la Révolution ", il note que « le passage du capitalisme au communisme ne peut évidemment pas ne pas fournir une énorme abondance et diversité de formes politiques; mais leur essence sera inévitablement une : la dicta- ture du prolétariat» (p. 37). (2) Lénine, à plusieurs occasions, rappelle la nécessité et l'opportunité d'une correcte appréciation des particularités qui sont déterminantes. Sa polémique avec Sereti, dirigeant du Parti Socialiste d'Italie, est sur ce point édifiante. Il observait que les principes révolutionnaires doivent s'adapter aux particularités des différents pays. Il écrit que « nous n'avons jamais voulu que Sereti imite en Italie la Révolution Russe. Ce serait stupide et nous avons suffisamment de sagesse et de souplesse pour éviter cette stupidité ». 21 CHAPITRE PREMIER LE CONCEPT DE TRANSITION VERS LE SOCIALISME Il est généralement admis qu'au strict plan méthodologique, toute analyse qui se veut rigoureuse doit éviter de commencer par une définition des concepts et catégories utilisés. Cependant, si cette opinion est vraie dans ses grandes lignes, elle mérite d'être nuancée car, comme le note Ota Sik, il faut à chaque étape du déploiement d'une pensée être en mesure de définir la nature des concepts et catégories, afin de nous comprendre les uns les autres, de faire barrage à la phrase spéculative et à l'utilisation des concepts abstraits que nous ne serions pas à même d'expliciter suffisamment (1). Une telle observation est d'un grand intérêt quand il s'agit d'un concept-foyer, comme celui de transition dont les significations sont multiples et recouvrent des faits variables, très enchevêtrés et d'une extrême complexité. Ce concept diffus fait en réalité l'objet de plusieurs définitions dont chacune sous entend une théorie déterminée. Donc c'est à travers les définitions qui nous sont offertes que nous pouvons réellement ouvrir le dossier théorique compris comme un ensemble de concepts et de catégories articulés dans un système cohérent. Il importe alors dans un premier temps de passer en revue les différentes définitions du concept de transition et dans un second temps d'analyser les théories impliquées. Section 1 : Sens et portée du concept de transition Les analyses marxistes les plus édifiantes font apparaître deux conceptions non essentiellement contradictoires du concept de transition vers le socialisme. Dans la première, la transition est une coupure brutale ou non avec l'ancienne totalité structurée et dans la seconde elle est conçue comme une phase préparatoire à un nouvel ordre social qualitativement supérieur: le socialisme. 22 Voyons de plus près ces différentes conceptions ainsi que les conséquences qu'elles impliquent. Un certain nombre d'auteurs comme le professeur Charles Bettelheim définissent la transition comme une rupture intervenant au sein d'un mode de production à la suite d'une l-évolution sociale elle-même conséquence de contradictions arrivées à maturité. Les bouleversements radicaux qui font suite à la révolution traduisent une volonté de dégager de nouvelles orientations au triple plan politique, économique et social. Dès lors, observe Charles Bettelheim, «le problème théorique de l'économie de transition concerne la théorie d'un mode de production complexe à la suite d'une rupture avec l'ancienne totalité structurée» (2). E. Balibar se fait l'écho de cette signification et se refuse à concevoir la transition comme un «« hiatus irrationnel entre deux périodes qui sont soumises au fonctionnement d'une structure c'est-à-dire qui sont leur concept spécifié» (3). Les mérites de cette approche de la transition sont assez nettes. En effet, la transition n'est pas un saut en soi vers une autre structure mais elle s'en apparente par son origine (4) qui tient à un ensemble de contradictions, ces contradictions se situant tout aussi bien au plan économique qu'à celui de la politique et du social. Elles bloquent tout dynamisme dans la formation sociale et introduisent une situation d'insatisfaction généralisée et une volonté organisée de changer les bases mêmes de la société. En conséquence, la formation sociale est condamnée et n'aura point de ressort pour résister aux attaques frontales dont elle est l'objet. Il arrive donc un moment précis où les forces contraires l'emportent sur toutes celles qui défendent le vieil ordre. A partir de cet instant, rien ne sera plus fait ni conçu comme avant, autrement dit, l'écroulement des bases de l'ancien ordre socio-économique commande l'amorce d'une évolution sociale qualitativement différente. Cependant, les réalités objectives propres au contexte socio-économique peuvent introduire quelques différences avec les lignes directrices affirmées dans le projet de société socialiste. Il n'est absolument pas évident que la transition se fasse dans les meilleures conditions histo- 23 riques (5). Dès lors, le décalage entre réalité et théorie pose des problèmes explicités par le concept de non correspondance. Le mode de production étant entendu comme une combinaison de deux structures irréductibles (les forces productives et les rapports de production), sa stabilité relative postule une liaison dialectique adéquate entre elles. Cette liaison est formulée dans la. loi de la correspondance qui exprime cette conformité entre niveau de développement et rapports de production. Pourtant, ce n'est pas le cas dans la formation sociale en transition où on découvre un écart entre les rapports établis ou à établir (qui doivent être fondés sur une maîtrise directe des producteurs sur les instruments de production) et le niveau effectif des forces productives. D'une façon générale, les décalages qui peuvent se manifester dans toutes les sphères de la société expriment la distance entre ce qui devrait être fait et ce qui est matériellement réalisable. Ainsi compris, ils montrent que le fonctionnement du système ne peut être assuré que par des médiations dont la plus édifiante a été la période de la N.E.P. (6) en Union Soviétique. La non-correspondance et le décalage renvoient alors à la coexistence momentanée de plusieurs modes de production, ce que E. Balibar souligne à juste titre quand il écrit que « le décalage des relations et des instances dans les périodes de transition ne fait que réfléchir la coexistence de deux modes de production ou plus dans une seule « simultanéité », la dominance de l'un sur l'autre» (7). C'est là toute la limite de la conception faisant de la transition une rupture introduite au sein d'une totalité structurée. Cette première définition, cependant, présente le défaut majeur de ne point rendre compte de toute l'instabilité structurelle de l'étape historique. En effet la rupture, si elle est effective, n'est qu'institutionnelle et n'affecte que le pouvoir d'Etat (8). Elle se circonscrit principalement dans la sphère politique et même dans ce domaine, les choses ne sont pas complètement réglées car les forces qui soutiennent les anciennes institutions, bien que défaites, ne sont pas totalement vaincues et liquidées. Leur capacité de récupération demeure très forte surtout au niveau de l'économie. 24 Ces forces sociales peuvent connaître un nouveau dynamisme et nouer des alliances nouvelles pour aller vers la reconquête du terrain politique perdu. Elles seront aidées d'une part par la déstabilisation momentanée des structures politico-économiques et d'autre part par l'incertitude qui plane à tous les niveaux des appareils politicoadministratifs et technico-économiques quant à leurs nouvelles orientations et formes de gestion. En définitive, elles seront particulièrement servies par la distance séparant les déclarations généreuses des nouvelles autorités politiques et l'austérité effective qu'impose la situation économique. Le socialisme qui en est l'objectif est un projet dont l'instauration fait suite à une série d'actions complexes dans tous les domaines. Ni les voies y menant, ni les implications ne sont clairement connues et maîtrisées à l'avance. L'on sait sans doute ce que le socialisme ne devra pas être mais on ne sait pas encore ce qu'il devra être. C'est dire que la rupture avec le mode de production antérieur pourrait amener des problèmes parfois graves parce que les éléments essentiels du mode de reproduction socialiste ne sont pas encore en place. Ces éléments d'infrastructure et de superstructure sont à construire dans des conditions historiques objectives qui détermineront la nature de la formation socialiste. De même, leur mise en place se déroule dans des affrontements extrêmement serrés de forces antagonistes. Enfin, ces éléments constituent souvent des préalables que la transition doit précisément résoudre. En conclusion, ces obstacles empêchent de saisir ce qui est fondamental dans la problématique à savoir le caractère organique de la transition. Les formes de celle· ci dépendent pour l'essentiel de la nature et de la forme de la société à édifier. En ne considérant pas ce caractère, on s'expliquera difficilement les variétés structurel· les du socialisme à travers le monde. La seconde définition donnée de la transition fait de celle-ci une phase préparatoire instable et contradictoire. Ainsi Ludolfo Paramio entend par la transition vers le socialisme « la période où un secteur de propriété existant déjà ou étant en formation, le mode de production n'est pas dominant de par la désarticulation du système 25 productif qui le fonde; mais où le secteur socialiste n'articule pas encore le système productif» (9). La force de cette conception de la transition réside dans le délai de préparation et dans la dominance exercée au niveau des structures productives et politiques par certains éléments caractéristiques du système productif. Dans cette conception, la transition apparaît comme un long et lent processus de transformation des structures économiques, politiques et étatiques qui se perpétue tant que les bases matérielles et superstructurelles du socialisme n'ont pas définitivement vaincu les forces antagoniques à toutes les échelles politique, économique et sociale. Cette victoire est le préalable nécessaire d'une véritable maîtrise du pouvoir politique dans toutes ses composantes et du processus de production dans ses éléments majeurs. Ces considérations sur les orientations de l'économie et de la politique nous autorisent à dire qu'il doit en permanence exister un ajustement entre les objectifs posés et les moyens pour les réaliser. s'il n'en était pas ainsi, le décalage risquerait d'être la source de conflits pouvant mettre un terme à la transition. Certains auteurs ont essayé d'analyser ce décalage en parlant d'avance ou de recul de la superstructure par rapport à l'infrastructure. Une telle conception n'est pas dépourvue d'intérêt, seulement elle pose problème car la superstructure ne peut pivoter en permanence dans le vide et être déplacée en fonction des orientations du moment. Ce qui peut exister, c'est une fuite en avant qui installe les sphères dirigeantes dans des illusions totalement décalées de la réalité objective en les entraînant à prendre des décisions dont les conditions de la réalisation n'existent pas encore. Ces deux attitudes obligent à un réalisme rigoureux dans l'élaboration des stratégies de cette période complexe dans laquelle les forces politiques d'avant-garde ne possèdent pas encore tous les moyens de leurs options. Dans toutes les sphères décisives de la vie, la transition laisse entrevoir une dualité conflictuelle que les concepts de non-correspondance et de décalage permettent d'appréhender. Lénine insistait avec vigueur sur cette dualité et rappelait chaque fois la nature hybride des 26 structures qui dévoilent une coexistence durable des éléments relevant du capitalisme et du socialisme ainsi que des rapports économiques et sociaux différents. Seulement dans la phase de transition, les éléments appartenant au socialisme doivent être en permanence renforcés par la volonté nette de les rendre exclusifs dans l'avenir. C'est en cela que réside le fondement de toutes les politiques qu'elles soient économique, sociale, ou culturelle. Il s'agit d'aider partout au triomphe des structures et mécanismes du socialisme. Ainsi, au plan économique, comme nous le verrons plus loin, le secteur socialiste devra être le noyau dynamique et propulseur qui articule l'ensemble du processus productif. La socialisation des instruments de production et de travail permettra une centralisation et une meilleure utilisation productive des surplus. De même au niveau politique, l'appareil d'Etat est appelé à subir des mutations profondes tant dans sa nature que dans son contenu social et dans ses orientations. Sans ces mutations, il sera dans l'incapacité de gérer adéquatement la nouvelle formation sociale dans les conditions d'un débat démocratique ample et profond. Au total, les deux acceptations de la transition et les limites qui s'y attachent permettent maintenant d'envisager les lignes directrices d'une théorie de la transition vers le socialisme. Celle-ci passe par la définition des fondements mêmes du socialisme qui est l'objectif ultime des structures préparatoires à la nouvelle société. Section 2 : Les axes d'une théorie de la transition vers le socialisme. A ce niveau, l'objet de notre analyse est de réunir les éléments épars en vue de dégager les axes d'une théorie de la transition vers le socialisme dans des formations caractérisées par un faible niveau des forces productives et une domination extérieure prononcée. Observons que Marx et Engels n'étaient nullement les tenants d'un dogme figé et sans vie, ni de schémas rigides et définitifs qui auraient le pouvoir magique d'expliquer une réalité et une situation objective dans toute leur complexité. C'est une méprise que d'avoir une telle opi- 27 nion de leurs travaux. Hommes de sciences. ils étaient plus soucieux de pénétrer le réel pour en extraire les éléments qui peuvent fonder une praxis sociale (l0). Dans la problématique de la transition, la doctrine ne pouvait être achevée car cela signifierait que Marx et Engels puissent devancer le rythme historique réel des masses (lI). En conséquence, ils n'ont fait que ce qui était scientifiquement possible à savoir : poser les pierres angulaires et le cadre méthodologique pour appréhender correctement les contradictions du capitalisme et l'alternative socialiste ainsi que les voies pouvant mener vers cette nouvelle étape de l'existence sociale. De fait, les directions analytiques sont ainsi clairement posées. Il s'agit de s'interroger sur le socialisme et les conditions objectives de sa réalisation et non de piétiner sur les mots. Plus précisément encore, la réflexion sur cette question doit être dépouillée des mythes et de l'obscurantisme que la propagande bassement politique a introduits dans la signification du socialisme. Ce faisant, ou renoncera à toutes les conceptions dogmatiques et fossilisées pour avancer vers des idées novatrices sur le projet socialiste. Ce n'est de cette façon que l'on pourra spécifier les lois générales et particulières qui s'appliquent pour l'instauration d'une société socialiste. Il s'agit en second lieu, de formuler les voies de passage entendues comme les préalables à réunir pour créer tel ou tel Etat socialiste. Ces préalables relèvent aussi bien de la conjoncture interne que de la situation externe. Postulée en ces termes scientifiques, donc non occultes, la transition ne laisse transparaître aucune voie royale et universelle d'accès au socialisme. A. - Les Fondements du socialisme. Les idées socialistes remontent très loin dans l'histoire de l'humanité depuis la République de Platon jusqu'aux ébauches de sociétés communistes de Thomas Moore et Giovanni Campanela. En effet, ces auteurs s'étaient attachés à partir d'une critique de l'ordre social, à imaginer de nouvelles formes d'organisation sociale plus juste et plus harmonieuse par une suppression radicale de toutes les inégalités. Moore et 28 Campanela font un effort de développement systématique de ces nouvelles cités humaines. Le premier imagine une île qui porte l'idéal communiste où le travail de chacun contribue à l'épanouissement de l'ensemble de la collectivité. Le gouvernement dans cette société aura à assurer une double tâche: diriger la production économique et organiser une répartition égalitaire du produit social. Dans le même ordre d'idées, Giovanni Campanela développe la nécessité de construire une société fondée sur l'amour et qui devrait vaincre toutes les formes de division et d'opposition pour arriver à une harmonie universelle excluant toute inégalité sociale (12). Ces idées de socialisation de la vie ont pour finalité la création de rapports sociaux plus harmonieux qui excluent toute propriété privée. Elles joueront un rôle décisif à partir du XVIIIe siècle dans la formation des grandes doctrines socialistes modernes. C'est surtout au XIXe siècle avec la généralisation et l'approfondissement des rapports de production capitalistes que les systèmes socialistes des « grands utopistes» apparaissent. La France et l'Angleterre sont les pays où s'élaborent ces modes de pensée. L'Angleterre était un champ de réflexion car dans ce pays s'était formée la première grande industrie qui selon F. Engels, « développe d'une part, les conflits qui font d'un bouleversement du mode de production une nécessité inéluctable et d'autre part. développe seule dans ces gigantesques forces productives les moyens de résoudre aussi ces conflits» (13). La France présentera d'autres traits permettant l'apparition d'idées socialistes. Dès la fin du XVIIIe siècle jusqu'au milieu du XIXe, elle connaît une vie orageuse, saturée de mouvements politiques et sociaux, d'événements et d'idées (14). Elle propagera par toute l'Europe, les idées du socialisme. Ce courant du socialisme prémarxiste de Saint-Simon (1760-1825) à R. Owen (1771-1858) en passant par C. Fourier (1772-1837) remet en question toutes les formes d'exploitation et propose un nouvel ordre économique et social avant pour but d'::tffranchir les travailleurs de la tutelle du capital. Ces changements radicaux seront le fait des savants et des techniciens. Dans cette ligne de pensée Saint-Simon estimait qu'il revient aux philosophes et aux 29 techniciens de concevoir un système d'organisation sociale meilleur et d'inciter les gouvernements à le mettre en application. Cette organisation sociale doit être absolument débarrassée de tous les maux comme l'ignorance, le parasitisme et la misère. En plus, la direction des hommes doit y faire place à l'administration des choses ce qui annonce le dépérissement de l'Etat que Marx reprendra. Quant à l'industrie, elle doit s'organiser en dehors des interventions maladroites des pouvoirs publics. Sur ce point, Saint-Simon sera vivement critiqué par Marx qui défendra plutôt la socialisation des moyens de production. Cette idée est fortement présente dans les analyses de Fourrier pour qui l'harmonie universelle ne peut être atteinte que si la société arrive à exclure l'appropriation privée, à supprimer toute exploitation de l'homme par l'homme donc à réaliser profondément une socialisation de la vie économique et sociale. Ainsi, ce courant prémarxiste avait perçu, parfois avec beaucoup de clairvoyance, les tares du système capitaliste et l'opportunité d'opérer le passage vers de nouvelles sociétés qui corrigent toutes les inégalités et les injustices. Les transformations décisives des nouveaux édifices sociaux doivent être conçues par les intellectuels et les techniciens et réalisées par les populations laborieuses. Ces analyses ont été sévèrement critiquées par Marx et Engels. Les critiques se situent à trois niveaux: - en premier lieu, il est reproché aux socialistes prémarxistes de n'avoir pas saisi le rôle politique du prolétariat dans la lutte pour la liquidation du capitalisme. Pourtant, ces auteurs ne pouvaient pas sérieusement appréhender ce rôle fondamental du prolétariat car les conflits issus de l'ordre capitaliste n'étaient qu'en devenir; dans ces conditions, comme le reconnaît F. Engels, le prolétariat était absolument incapable d'avoir une action politique indépendante au regard de la faiblesse de sa conscience de classe, de son état d'organisation et de ses effectifs; - en second lieu, le nouveau système social proposé est sorti de la raison pensante et non des contradictions caractéristiques du mode de production capitaliste. Or, écrit Engels « ce n'est pas dans la tête des hommes, dans leur compréhension croissante de la vérité et de la jus- 30 tice éternelle, mais dans les modifications du mode de production et d'échange qu'il faut chercher les causes dernières de toutes les modifications sociales et de tous les bouleversements politiques: il faut les chercher non dans la philosophie mais dans l'économie de l'époque considérée» (15) ; - en troisième lieu, la vision du monde, si généreuse qu'elle soit reste utopique. C'est le produit d'un décalage entre une vision abstraite de l'esprit et l'architecture complexe de la réalité objective. D'ailleurs, ces projets une fois élaborés sont octroyés de l'extérieur ce qui traduit une absence d'investigation sur les moyens effectifs de leur matérialisation. Comme pour excuser ces lacunes, Engels s'efforce de montrer pourquoi ces courants socialistes ne pouvaient aboutir à l'élaboration de théories justes du socialisme. Dans cette optique, il note : {{ à l'immaturité de la production capitaliste, à l'immaturité des classes, répondit l'immaturité des théories. La solution des problèmes sociaux, qui restait encore cachée dans les rapports économiques embryonnaires, devait être tirée du cerveau» (16). De fait, les théories ainsi élaborées par les élites en dehors des structures productives et sociales effectives ne sont pas en mesure d'indiquer les causes profondes qui légitiment l'arrivée d'une nouvelle formation économique et sociale et qui désignent les moyens précis qu'il importe de mettre en œuvre pour accéder à cette formation sociale. Marx et Engels se présenteront comme les successeurs légitimes des conceptions les plus avancées des socialistes utopiques. C'est cela qui explique la boutade de Engels selon laquelle le socialisme se rattache au fond des idées existant. Pour ramener ces conceptions sur le plan scientifique, il fallait les placer sur le terrain du réel. Dès lors, il ne s'agit plus simplement d'inventer par la pensée de nouveaux modèles de société et des moyens d'éliminer les anomalies de la société capitaliste. Ces modèles et ces moyens sont à découvrir dans les faits matériels de la production. Donc le socialisme scientifique découlera des contradictions du mode de production capitaliste. Quels sont alors les fondements du socialisme? A la suite de P. Jalée (17), le socialisme scientifique 31 de Marx repose sur deux piliers: la socialisation de l'économie et l'avènement d'un pouvoir politique populaire et démocratique capable d'assumer une gestion adéquate des instruments de production faisant l'objet d'une appropriation sociale. En d'autres termes, la socialisation de l'économie passe par un impératif qu'est l'abolition de la propriété privée des moyens de production, d'échange, de crédit et de transport. Selon Engels, cette prise de possession des moyens de production par la société élimine la production marchande et par suite, la domination du produit sur le producteur. L'anarchie à l'intérieur de la production sociale sera remplacée par l'organisation planifiée consciente (18). Cependant, cette socialisation n'est en définitive qu'un moyen au service d'une fin ultime : la socialisation de la vie et de l'homme (19). En effet, F. Engels observe que « la propriété d'Etat sur les forces productives n'est pas la solution du conflit. mais elle renferme en elle le moyen formel, la façon d'approcher de la solution» (20). On peut donc déjà remarquer que la socialisation intervient dans une société capitaliste mûre où les forces productives sont devenues trop grandes et les contradictions qu'elles soulèvent ne se résolvent que dans un changement radical de la base de la Société. C'est pour cette raison que V.L Lénine affirmait que « le capitalisme monopoliste d'Etat est l'anti-chambre du socialisme » c'est-à-dire la meilleure préparation pour l'édification d'une Société socialiste. En effet, ce stade ultime du capitalisme réalise un degré supérieur de la socialisation de la production, de la maîtrise des forces naturelles et sociales et du progrès technique et scientifique. La contradiction principale qui entrave l'avènement de progrès encore plus importants réside dans les formes privatives dominant~s. Cependant, la transition s'est effectuée dans des sociétés qui n'avaient pas atteint un tel développement des forces productives et qui ont appartenu soit au capitalisme retardataire, soit au c8pitalisme périphérique dépendant. La pensée théorique doit alors prendre en compte cette situation pour en tirer toutes les implications théoriques et pratiques. Pour ce qui est du pouvoir politioue. il revêt une nature et des formes différentes et doit également avoir des 32 fonctions exorbitantes par rapport à l'ancien appareil d'Etat. Celui-ci était considéré comme un instrument au service du capital et des fractions hégémoniques de la bourgeoisie. Un tel appareil politique avait principalement des fonctions répressives et de sauvegarde de l'ordre social du capital. Désormais, il doit subir de profondes transformations pour pouvoir accomplir pleinement les nouvelles finalités de socialisation de la vie économique, politique et sociale. Il doit, par ailleurs, assurer une démocratie réelle et non formelle c'est-à-dire une démocratie qui garantisse une participation effective des travailleurs à la gestion aussi bien de l'économie que de l'Etat. Une telle démocratie exclut toute fonction répressive. En plus, une fois toutes ces tâches accomplies, l'appareil d'Etat doit dépérir. On retrouve là une idée des socialistes prémarxistes que Marx et Engels ont reformulée. En effet, lorsque l'Etat représente réellement la société globale, il devient superflu; alors « le gouvernement des personnes fera place à l'administration des choses et à la direction des opérations de production ». Engels précise que l'Etat en réalité n'est pas aboli mais il s'éteint (21). A ces deux piliers, on pourrait en ajouter un troisième qui aurait trait à l'idéologie et à la culture. R. Garaudy est l'auteur qui a le plus insisté sur cet aspect qui se traduirait par « une révolution socialiste dans l'idéologie et la culture présentant le double caractère de détruire les aliénations engendrées dans l'esprit des hommes (22) ... et de créer les conditions permettant l'accès de tous aux acquisitions millénaires de la science et de la culture » (23). Cette rapide analyse des fondements du socialisme scientifique de Marx et Engels appelle deux observations essentielles pour nos développements futurs. La première est que le socialisme ainsi envisagé prend la suite d'une formation sociale capitaliste très développée, donc arrivée à la pleine utilisation de ses capacités de production. La contradiction entre la socialisation excessive de la production et la forme privée d'appropriation des surplus en est la preuve la plus évidente. En conséquence, dans des formations qui ne connaissent 33 pas le même niveau de développement des forces productives, les problèmes peuvent se poser tout autrement. Cela introduira alors la nécessité d'une nouvelle conceptualisation du socialisme (24). Cette première observation en appelle une seconde qui lui est directement liée. Une vision globale des analyses de Marx et d'Engels permet d'établir une étroite dé· pendance du socialisme par rapport à la structure économique et sociale. A y réfléchir, cette liaison postule l'existence d'une pluralité de modèles socialistes. En effet, le projet socialiste sera différent selon que la transition s'amorcera à partir d'une base capitaliste avancée ou de structures socio-économiques de faible niveau. Or, comme nous l'avons établi, la transition a toujours un caractère organique propre qui détermine les formes que prendra le socialisme. Cette thèse est importante. Deux faits viennent l'appuyer et la confirmer. Le premier, de nature théorique, nous est fourni par Lénine qui observe que ni la régularité, ni la proportionnalité, ni l'harmonie n'ont jamais existé dans le monde capitaliste et qu'en conséquence les pays qui construisent le socialisme peuvent présenter un régime politique et une structure d'Etat différents. De ce fait, Lénine était convaincu que chaque nouvelle révolution devait dépasser les modèles existants et offrir de nouvelles formes plus progressives. Le deuxième fait découle de l'expérience historique des pays socialistes d'Europe de l'Est, d'Asie et d'Afrique. Cette expérience laisse apparaître des variétés structurelles traduisant les différences des voies et formes d'accès au socialisme. On est alors tout fondé pour établir une véritable typologie politieo-économique du socialisme (25) et saisir la pluralité des modèles et les implications profondes notamment pour des formations sous-développées caractérisées par une immaturité des rapports de production et des structures sociales. Cette pluralité est encore plus nette lorsque l'on envisage exclusivement les voies d'accès au socialisme. B. - Les voies d'accès au socialisme. Les voies d'accès au socialisme ont soulevé de très 34 vives polémiques, de vigoureuses et passionnantes controverses. Deux conceptions se sont toujours heurtées: pour la première, la transition fait suite à une rupture révolutionnaire et violente alors que la seconde estime que les voies d'accès au socialisme sont multiformes et ne peuvent être prédéterminées; en conséquence, le passage pacifique est une éventualité que l'on ne saurait nullement exclure. Ces deux conceptions continuent de s'affronter particulièrement dans les formations politiques et syndicales d'avant-garde. Le débat de fond qu'elles postulent est de savoir si la révolution est possible de façon non violente (26). Pour notre part, nous estimons que la transition dépend à la fois de facteurs internes et externes qui déterminent la nature et l'ampleur des contradictions socioéconomiques. Celles-ci, bien qu'importantes, ne sont pas déterminantes en dernière instance quant aux formes que prendra l'accès au socialisme qui dépend aussi du niveau de conscience des forces sociales exploitées, de leur état d'organisation, des rapports de force, et des perspectives démocratiques ouvertes. Par ailleurs, il faut s'entendre définitivement sur le fait que la révolution ne se définit pas simplement par des manifestations violentes, mais qu'elle signifie l'utilisation de tout moyen susceptible d'apporter un changement radical dans les rapports de production et dans la superstructure. Dans ce sens, Roger Garaudy rappelle que « les deux possibilités, violente et pacifique, sont toujours ouvertes et leur actualisation dépend de la conjoncture» (27). En clair, la question ne peut se résoudre dans l'absolu et les expériences concrètes montrent des processus d'accès multiformes dont aucun n'est pur (28). C'est dire qu'il n'existe aucune mécanique. Les voies de passages dépendent à la fois des traditions de lutte, de l'état des classes sociales, de leur degré d'organisation et des rapports des forces sociales à l'échelle nationale et internationale. De plus, cette idée de pluralité des voies de passage introduit par un autre biais la pluralité des modèles, car les structures que des forces radicales conséquemment préparées mettent en place peuvent être qualitativement différentes de celles qu'installent d'autres forces négociant prudemment le passage vers le socialisme. 35 En définitive, on peut retenir de l'examen de la théorie du socialisme scientifique que celui-ci se définit par des critères précis qui se réduisent aux objectifs de la nop.velle société. Les critères sont, d'abord l'avènement d'un pouvoir prolétarien capable de diriger la vie économique, politique et sociale et d'améliorer de façon soutenue les conditions matérielles (29) d'existence des masses laborieuses et ensuite l'extension de la propriété sociale qui apporte une mutation radicale dans les rapports sociaux de production de manière à garantir une réelle participation des producteurs à la direction et à la gestion des unités de production. Ces principes sont altérés par les structures économiques et sociales de la transition de sorte qu'à l'arrivée, la formation socialiste révèlera des particularités qui la différencieront du schéma icléal. A la lumière de ces analyses, les éléments de base d'une théorie de la transition, entendue comme une phase préparatoire au socialisme et organiquement complexe et structurée, se précisent mieux et permettent d'indiquer les tâches à entreprendre. Dans ce cas, la formation sociale se caractérisera par un ensemble de composantes structurales dont une sera dominante. Chaque composante sera un mode de production que les stratégies mises en place devraient bousculer ou renforcer. Ainsi, dans la transition doit être réglé le problème de l'Etat qui est un appareil et non l'expression d'intérêts abstraits de la société. Par son contenu social et son organisation, il doit être en mesure de diriger et de conduire les changements fondamentaux. Il est en permanence menacé par le phénomène bureaucratique qui peut le transformer en une gigantesque machine hautement répressive et inefficiente. C'est dans ce sens que Lénine recommandait d'utiliser ({ les organisations ouvrières pour défendre les ouvriers contre leur propre Etat» (30). Sur le plan économique également, les tâches de la transition vont s'avérer complexes. Le problème central est de savoir comment arriver au renforcement du secteur socialiste pùur qu'il soit suffisamment large et effiCqce pour introduire les changements dans les rapports de production et améliorer les conditions de travail et de 36 production. En fait, la socialisation des instruments de production est un moyen au service d'une élevation continue du niveau des forces productives et de la productivité du travail sans laquelle la transition ne produit autre chose qu'une socialisation de la misère et de la pauvreté. Il faudrait alors que le nouvel appareil d'Etat soit capable d'assumer des fonctions de gestionnaire. A l'évidence, l'exercice de fonctions économiques exorbitantes, sans une préparation technique et humaine, risque d'installer l'inefficacité et le gaspillage des ressources. Tout compte fait, une juste solution de ces problèmes de la transition nécessite une correcte appréciation de la structure centrale de la formation sociale et des rapports sociaux impliqués. C'est à partir de leur connaissance qu'il est possible d'établir une périodisation du processus de transition qui selon P. Jacquemot « désigne les changements effectivement opérés dans l'état des rapports sociaux fondamentaux et principalement quant au rôle des producteurs immédiats dans l'articulation des procès de production et de répartition du produit social» (31). En somme, cette périodisation permettra de saisir les divers facteurs perturbateurs et les obstacles qui retardent les progrès du socialisme et d'envisager les moyens à mettre en œuvre pour les lever. A ce niveau de la réflexion théorique, on peut tirer quelques enseignements utiles pour les développements ultérieurs et pour la définition de lignes directrices d'une praxis sociale pour l'édification du socialisme. Le premier enseignement, de loin le plus important théoriquement et politiquement, est qu'il n'existe pas un modèle socialiste achevé, universel et homologué que les forces politiques progressistes appliquent dès l'instant où elles prennent le contrôle de l'appareil politico-administratif. Les théories de la transition établissent qu'il faut une période qui peut être longue durant laquelle les forces du progrès social négocient par des méthodes réformistes et prudentes les mutations qui rendront la prise du pouvoir effective par les travailleurs et en même temps leur contrôle sur les principaux instruments de producfion. Si le socialisme, en définitive, commence par le contrôle des instruments de travail, il devrait s'achever quand les producteurs maîtriseront leur vie et auront l'initiative 37 historique. 11 est clair que le simple contrôle du pouvoir politique ainsi que des moyens de production n'est pas suffisant pour liquider l'analphabétisme de larges couches sociales, les perversions bureaucratiques et le retard économique. La théorie enseigne que la transition est cette période de grands compromis à l'échelle de toutes les sphères déterminantes de la vie. Le second enseignement découlant de l'analyse est que la transition par l'instabilité des structures, l'ambiguïté des orientations et les compromis politiques nécessaires, impose une large ouverture démocratique qui doit se traduire par l'octroi à toute personne du droit de s'interroger, de critiquer et de proposer une autre vision du monde. Dans ce contexte, il faut alors élaborer de nouveaux instruments politiques qui permettent de penser les problèmes et de persuader les grandes masses. Bien entendu, selon le mot de Medhi Ben Barka, cet instrument politique ne peut être ni la police, ni la gendarmerie qui n'ont jamais été des moyens efficaces de persuasion. Il importe d'élaborer des stratégies économiques et des valeurs idéologiques mobilisatrices c'est-àdire qui expriment les aspirations profondes des peuples à vaincre la misère et la famine. Il est certain que ni les syncrétismes idéologiques totalement étrangers aux traditions populaires, ni les valeurs élaborées par les bureaucrates ou les technocrates de l'élite du pouvoir ne pourront constituer le levain. Le troisième enseignement est que pendant tout l'intermède de la transition, l'Etat n'aura pas un caractère centralisé et autoritaire dictant d'en haut et du dehors ce que doivent faire les masses laborieuses au plan politique et économique. Tout bonapartisme et tout paternalisme étatique déboucheraient irrémédiablement sur les pesanteurs bureaucratiques incapables de conduire les mutations structurelles préparatoires au socialisme. L'Etat doit traduire les compromis et alliances sociales et rendre possible les formes autogestionnaires et la démocratie directe qui associent de larges couches au processus de prise de décision. Pour toutes ces raisons, la phase de transition est extrêmement complexe et difficile à gérer. Les décideurs, tout en mettant en place les conditions objectives pour 38 l'avènement du socialisme, doivent éviter de se condamner au dogmatisme, au conservatisme et à la fixité. Ils doivent alors regarder avec une extrême lucidité les choses telles qu'elles sont avec des yeux bien ouverts sur la réalité vivante. NOTES (l) Ota Sik : En finir acvec les séquelles du dogmatisme en économie politique. Planification-débats et problèmes du socialisme. Recherches Internationales, n. 47, Mai-Juin 1965. (2) Ch. Bettelheim : La transition vers l'économie socialiste. Edit. F. Maspéro Paris 1968. pp. 19-20. (3) L. Althusser et Balibar : Lire le capital, tome 2. Petite collection F. Maspéro, Paris, 1973. p. 178. (4) Cette idée est exprimée par Marx dans sa lettre à Kugelman en date du 17 avril 1871. Marx y observait que « créer l'histoire serait certainement chose facile, si l'on pouvait le faire en n'entreprenant la lutte que lorsqu'on a pour soi, infailliblement toutes les chances ». (5) Evidemment, Ch. Bettelheim note que l'économie de la période de transition est celle du lendemain d'une coupure, donc elle n'est pas celle des origines, mais celles du commencement d'un nouveau mode de production» (p. 20). Cela est absolument vrai car il ne s'agit pas de renverser une situation pour réinstaurer une autre qui lui est identique. Mais les motifs du renversement sont à chercher dans l'ancien ordre social. (6) N.E.P. : Nouvelle Politique Economique (<< New Economie Policy»). (7) E. Althusser et E. Balibar : op. cit p. 225. (8) P. Jacquemot : op. cit. (9) Ludolfo Paramio : Sur la nature de l'Etat soviétique. Temps modernes, Août-Sept. 1975. (l0) Marx rappelle dans «l'idéologie allemande» (Edit. Sociales, 1965) «qu'à l'encontre de la philosophie aLlemande qui descend du ciel sur la terre, c'est de la terre au ciel que l'on monte ici, on part des hommes dans leur activité réelle, et c'est à partir de leur processus de vie réel que l'on représente aussi le développement des reflets et des échos idéologiques du processus vital.» (1) Ferry Anderson: Sur le marxisme occidental, Petite Collect. F. Maspéro, p. 13; Lénine (Œuvres complètes, t. IV) affirme plus nettement encore que nous ne tenons nullement la doctrine de Marx pour quelque chose d'achevé... nous sommes persuadés 39 qu'elle a seulement posé les pierres angulalires de la science que les socialistes doivent faire progresser dans toutes les directions. (12) H. Denis: Histoire de la pensée économique. Collection « Thémis", pp. 79-120. (13) F. Engels : Socialisme utopique et socialisme scientifique in K. Marx et F. Engels, Œuvres choisies, édit. du Progrès, page 126. (134) G. Cogniot : Le socialisme utopique de Saint-Simon et Fourier, le Socialisme petit-bourgeois de Proudhon, les Cahiers du C.E.R.M., n. 3, 1963. (15) F. Engels: op. cit. p. 143. (16) F. Engels : op. cit. (17) Pierre Jalee : Le projet socialiste: approche marxiste. Petite Collection F. Maspéro, Paris 1976. (18) F. Engels : op. cit. p. 161. (19) Qui de ce fait pourra faire lui-même sa propre histoire en pleine conscience. En somme ce sera le fond du régime de la nécessité à celui de la liberté. (20) F. Engels : op. cit. p. 156. (21) F. Engels : op. cit. p. 159. (22) De ce point de vue, le Pr Henri Bartoli souligne les effets aliénants de l'argent. Il observe que « la monnaie devenue pouvoir et fin... corrompt les rapports de travail, la vie politique, la justice, la presse, le sport, la vie privée, l'art, la charité même. Le temps où les choses mêmes, qui jusqu'alors étaient communiquées, jamais échangées; données, jamais vendues, requises, jamais achetées - vertu, amour, opinion, science, conscience, etc... Tout enfin passe dans le commerce atteint de capitalisme de ce temps tout autant que le capitalisme du siècle passé ». H. Bartoli : Hypothèses marxistes (travail et condition humaine, Edit. Fayard, Paris 1963, p. 72). (23) Roger Garaudy : Pour un modèle français du socialisme. Collection Idées Actuelles, Gallimard, Paris, 1970. (24) On peut dire que toute imitation mécanique ou tentative de construire un modèle socialiste sur ces bases dans les formations sous-développées mépriserait carrément les réalités objectives. En conséquence, le décalage entre la théorie et le réel ouvre une voie sûre à l'échec. Lénine administre de ce point de vue une magistrale leçon de recherche non dogmatique d'une transition vers le socialisme, assise sur le niveau effectif de développement des forces productives. Tous les problèmes théoriques ouverts à la discussion des intellectuels du parti ont été brutalement résolus par la force par Staline qui a physiquement liquidé tous les protagonistes. Le combat cessa, faute de combattants avec l'exé· cution de tous les intellectuels impliqués au début. (25) Guy Aimard : Typologie politico-économique du socialisme, in Revue Algérienne des Sciences Juridiques, vol. VII, n. l, Mars 1970. (26) Ce problème des conditions de la révolution a soulevé de vives polémiques dans les mouvements de libération nationale. F. Fanon figure en bonne place (Les damnés de la terre, Edit. François Maspéro) dans les défenseurs de la lutte violente à côté 40 de Che Guevara (La Guerre de guérilla, Edition François Maspéro). (27) Roger Garaudy : op. cil. p. 305. (28) F. Engels : Sur la question est très pragmatique. Il écrit: «pour moi en tant que révolutionnaire, tout moyen conduisant au but est valable, le plus violent comme celui qui semble ie plus pacifique ». De même, Marx observe que «nous agirons contre les gouvernements bourgeois pacifiquement là où cela est possible, par les armes quand cela est nécessaire ». Lénine ne dit pas autre chose dans sa polémique avec les gauchistes qui ignorent l'opportunité du compromis. (29) Denis Clerc dans un article « marxisme et nouveaux problèmes» (Economie et humanisme, Mai-Juin 1977) souligne cet aspect productiviste du marxisme car dans la doctrine, la mission du prolétariat est de se servir de sa suprématie politique pour accroître au plus vite la masse des forces productives. L'auteur, à tort me semble·t-il, condamne cette problématique productiviste sans laquelle toute amélioration des conditions d'existence serait illusoire. Personne ne peut raisonnablement soutenir un socialisme de la pauvreté ou une socialisation de la misère. (30) N. Boukharine: Etait parfaitement conscient de la gravité du phénomène bureaucratique ce qui l'amenait à observer que « dans les pores de notre gigantesque appareil sont nichés des éléments de dégénérescence bureaucratique absolument indifférents aux intérêts des masses, à leur vie, à leurs intérêts matériels et culturels ». (31) Pierre Jacquemot : op. cil. p. 598. 4'1 CHAPITRE 2 TRANSITION VERS LE SOCIALISME ET VOIE NON CAPITALISTE DE DEVELOPPEMENT Des développements précédents, il ressort que la connexion des formations sous-développées au processus productif mondial conduit au niveau de celles-ci, d'une part à la destruction de l'économie domestique qui va désormais se plier aux conditions de production des pays capitalistes avancés et d'autre part au développement des secteurs tournés vers l'extérieur. De même, les mécanismes mis en place produisent un ensemble d'effets qui bloquent toute élevation des forces productives; ce sont: - un transfert de surplus dont l'aspect le plus visible se traduit par la détérioration permanente des termes de l'échange; - une extension des économies productrices de matières premières et de denrées agricoles avec des méthodes artisanales de production; - une faible productivité du travail et un faible développement technique; -une accumulation intérieure insuffisante qui ne permet pas un développement des investissements intérieurs. De tels faits et mécanismes, à l'évidence, entretiennent un processus cumulatif de sous-développement c'est-à-dire une reproduction de la stagnation et même de la régression. En conséquence, la voie capitaliste à la périphérie n'offre pas d'autres issues qu'un renforcement de la désarticulation, de l'extraversion et des disparités régionales au sein même des pays sous-développés. A cela s'ajoute sur le plaIn social, un renforcement des inégalités créatrices d'injustices qui peuvent entretenir un climat d'instabilité et d'insécurité défavorable au développement économique et social. Dans ces conditions, le socialisme se pose comme 42 une alternative à la reproduction du sous-développement et doit apporter des réponses claires aux problèmes économiques et sociaux inédits. Cela lui confère toute sa singularité. La transition doit alors résoudre dans un même processus l'élevation des forces productives et la mise en place des bases du socialisme. C'est cette singularité qui lui vaut la dénomination de voie non capitaliste de développement qui a été à la fois développée et défendue par le mouvement communiste international et certains dirigeants du Tiers-Monde. n importe en conséquence d'abord d'expliciter cette notion de voie non capitaliste de développement et qui est une phase de résorption des contradictions spécifiques aux formations sous-développées et ensuite d'analyser l'Etat de démocratie nationale proposée comme structure étatique et organique de gestion de la voie non capitaliste. Section 1. - Une transition vers la résorption des contradictions spécifiques aux formations sous-développées : La voie non capitaliste de développement. La voie non capitaliste revêt en apparence une double ambiguïté quant à son objet et à la société dont elle ouvre l'accès. Par cette expression, on veut alors désigner toute formation sociale où toutes les actions tendent à empêcher que le capitalisme ne prenne racine en contrôlant le procèès de production et de travail. Plus positivement, ces actions doivent contribuer à préparer et rendre possible l'avènement et la consolidation des structures socio-économiques caractéristiques d'une société socialiste. En conséquence, comme l'observe A. Bouzidi, « la voie non capitaliste rend compte d'une période où les sociétés complexes, dans leur développement historique caractérisé par des conditions particulières, préparent les bases de la révolution socialiste» (1). Ces sociétés complexes représentent en fait les formations sous-développées et les conditions particulières traduisent les multiples contradictions propres à l'état de sous-développement et d'arriération des forces productives matérielles et humaines. Les formations sous-développées sont en réalité des sociétés complexes par la coexistence de plusieurs modes 43 de production sans qu'aucun ne soit suffisamment apte à déployer tout son dynamisme. On a donc des composantes structurales incapables d'autonomie, ce qui se traduit par des singularités tout aussi bien au niveau économique, social que politique. Globalement, trois traits matérialisent ces singularités (2) : - ce sont des pays qui sortent à peine de la domination coloniale qui a totalement perturbé leur processus d'évolution naturelle; - l'unité nationale n'est pas effective; - l'économie repose sur une monoproduction agricole destinée au marché mondial, ce qui conduit à une double dépendance vis-à-vis de l'extérieur tant au niveau des exportations qu'à celui des importations. Toutes ces contraintes empêchent un auto-développement et constituent des facteurs de blocage de la formation sous-développée. Si on analyse ces contraintes séparément, on se rend compte qu'elles sont les conséquences des formes d'implantation du capitalisme. En conséquence, elles ne peuvent être levées que dans des formes de développement économique et social non capitaliste. Le pays qui s'engage dans cette direction se donne les moyens et les tructures d'une défense de son indépendance politique et économique, contre toute forme de domination. Il s'agit d'amorcer alors une lutte anti-capitaliste conséquente qui se matérialise dans l'instauration progressive de rapports sociaux socialisants. Toute la difficulté résidera alors dans l'organisation de la coexistence de tendances contradictoires pour contrôler leur développement, consolider politiquement les forces sociales progressistes et accroître le rôle des masses travailleuses et de la classe ouvrière (3). Il y a donc là la recherche et la structuration d'un compromis car la rupture avec la division internationale du travail du système capitaliste - qui est en fait la solution radicale de la contradiction entre le Centre capitaliste et la Périphérie sous-développée - est hautement préjudiciable au développement économique et social et surtout à l'élevation des forces productives. En effet, une rupture brutale risque de mettre le pays à l'écart de la technologie universelle, variable stratégique de la crois- sance économique, et d'accentuer le retard du système productif extraverti. En conséquence, la voie non capitaliste est un processus d'organisation de l'économie d'une part dans le sens d'une plus grande introversion qui autoriserait un développement autocentré et nécessairement original par rapport aux pays capitalistes développés, et d'autre part dans le sens d'une maîtrise plus importante des secteurs-clefs et décisifs de l'économie nationale. Le résultat sera alors l'amorce d'un développement des forces productives qui élargira les bases matérielles de la classe ouvrière. La voie non capitaliste est également un compromis sur le plan politique. Il s'agit de chercher à entraîner toutes les couches sociales dans la lutte contre le capitalisme en leur faisant les concessions nécessaires. Il en est ainsi parce que le prolétariat est trop faible pour se battre sur tous les terrains et assumer correctement la direction du pouvoir politique. Il faut donc un système complexe d'alliances d'une part avec la paysannerie qui souhaite une correcte solution de la question agraire, et d'autre part avec l'intelligensia, porte-parole idéologique du mouvement de libération nationale ainsi qu'avec la bourgeoisie nationale qui peut avoir des intérêts à court terme dans la lutte contre le capitalisme mondial qui l'opprime et la rejette sur des créneaux où elle végète et se marginalise. La voie non capitaliste est alors une étape progressive qui peut permettre la résorption des contradictions des formations sous-développées et partant, pourra combler le retard économique et faciliter le passage de la petite production à la production moderne. La gestion d'une situation aussi complexe est dévolue à l'Etat de démocratie nationale, notion introduite par la déclaration des Partis Communistes et Ouvriers de 1960, notamment en son point 4. Cette notion très controversée au départ n'est pas une nouveauté car elle a constitué une étape importante de l'édification du socialisme en Chine. En effet, ce pays a donné au monde le slogan des « cent fleurs» inaugurant ainsi l'ère de la démocratie nationale dans laquelle « les cent fleurs fleurissent et les cent écoles rivalisent ». Bien sûr, la querelle idéologique entre la Chine et le reste du 45 mouvement communiste a obscurci notablement le con· cept (4). Que recouvre-t-il exactement aujourd'hui? Quelle est sa portée pratique? Section JJ. - L'état de démocratie nationale et la voie non capitaliste. Le Pro Jean Chesneaux observe que la thèse sur la démocratie nationale est par essence « incompatible avec tout dogmatisme et schématisme, ce qui lui confère une très grande richesse. Par ailleurs, elle s'oppose radicalement à une philosophie politique « du tout ou rien» qui caractérisait l'époque du culte de la personnalité» (5). Une telle thèse durant la période stalinienne aurait été très énergiquement combattue par le Parti qui avait la prétention de s'installer dans la vérité absolue au grand mépris de la réalité objective. La notion de démocratie nationale n'est nullement une notion nouvelle. Elle fut élaborée et appliquée dans trois situations historiques : la révolution mongole (6), la constitution de la base révolutionnaire de Canton (7) et le programme économique et politique du Viet-Min en 1941. Si elle ne s'est pas imposée, c'est précisément à cause du dogmatisme dominant dans le mouvement communiste de l'ère stalinienne. Il faut s'interroger pour savoir pourquoi la thèse a été redécouverte et réactualisée à l'heure actuelle particulièrement par les théoriciens et praticiens marxistes. Sans doute, les impasses du dogmatisme et les interrogations qu'elles soulèvent ont créé dans la pensée marxiste des conditions favorables pour des recherches et réflexions neuves sur l'histoire mouvante des peuples. Deux autres éléments supplémentaires ont aussi favorisé ces réflexions et recherches. Le premier élément concerne le Mouvement de libération nationale et son poids économique et politique dans la géopolitique mondiale. L'avènement des nouveaux Etats indépendants a certes affaibli le système colonial, mais il soulève surtout la problématique de la stratégie que ces pays doivent adopter pour résoudre les diverses contradictions auxquelles ils sont confrontés. Les faibles bases économiques et l'immaturité des classes sociales ne peuvent permettre l'amorce d'une tran- 46 sition vers le socialisme. Le manichéisme des conceptions staliniennes ne leur ménageait aucune issue objective qui, sans être socialiste, serait par nature anti-capitaliste. De plus, ces conceptions soutenaient que le mouvement de libération nationale devait être subordonné à la stratégie politique des Partis de la classe ouvrière de l'ancienne métropole (8). En clair, le socialisme à la périphérie était conditionné à sa réalisation au Centre. Ceci est perçu très tôt par certains courants politiques comme un blocage de toute révolution originale, donc conforme au puissant dogme stalinien dominant. Il fallait par conséquent corriger de telles conceptions et dans cette optique, la thèse de la démocratie nationale se présentait comme une alternative au développement du capitalisme périphérique. Le second élément, qui a du reste des liens avec le premier, est d'ordre théorique. La décolonisation est un fait nouveau qui, selon R. Garaudy, signifie effectivement que {{ l'Occident n'est plus le seul centre d'initiative historique, le seul créateur de valeurs, de civilisation et de culture» (9). Il fallait donc s'ouvrir aux problèmes que ces pays posent et surtout les réévaluer à ·la lumière du marxisme dépouillé de son européocentrisme. Comme l'observe Garaudy, un algérien de culture musulmane peut accéder au socialisme scientifique à partir d'autres voies que Hegel, Ricardo ou Saint-Simon : il a eu son socialisme utopique avec le mouvement des Carmathes, sa tradition rationaliste et dialectique avec Averroes, son précurseur du matérialisme historique avec Ibn Khaldoun; c'est sur ces traditions qu'il peut greffer le socialisme scientifique» (10). C'est donc un retour à Marx, aux sources du matérialisme historique pour y découvrir les instruments opératoires d'investigations sur les nouvelles formations sociales. les problèmes qu'elles posent et les solutions possibles. L'étape de la démocratie nationale peut répondre à de telles préoccupations théoriques à cause de son contenu assez large et de sa formation souple. Il importe, pour mieux cerner la thèse, de préciser son contenu et les réalités objectives qu'elle recouvre. L'Etat de démocratie nationale peut être qualifié comme une séquence historique lors de laquelle un ensemble de forces politiques s'entendent autour d'un pro{< 47 gramme d'orientation non capitaliste dont l'essence est d'améliorer le niveau des forces productives et de bâtir une société progressivement débarrassée de toute exploitation et visant l'avènement d'une indépendance économique vis-à-vis de la division internationale du travail. Il s'agit donc d'un rejet dans cette étape du capitalisme comme système, ce qui se traduit par la prise d'un ensemble de mesures qui facilitent l'avènement, puis le perfectionnement des rapports de production socialistes. Ces mesures doivent comprendre entre autres: - la liquidation de toutes les structures administratives et économiques qui maintenaient et renforçaient l'ordre ancien et la dépendance; - la création d'une superstructure étatique et juridique nouvelle et conforme aux profondes aspirations au changement; - la création progressive d'un secteur public avec une participation des producteurs directs à sa gestion; - le développement et le renforcement de la coopération au niveau de l'agriculture; - la réglementation rigoureuse du secteur privé, de ses modalités de fonctionnement et de son domaine d'intervention. Ainsi compris, l'Etat de démocratie nationale se caractérise par trois traits essentiels qu'il importe d'analyser plus en détail. En premier lieu, la démocratie nationale peut contribuer à la consolidation des nations et assurer une indépendance politique et économique effective dans des pays qui viennent d'achever leur processus de libération nationale. En effet, come l'affirme J. Chesneaux, le passage à la démocratie nationale peut être à la base d'un sursaut national, d'une volonté collective d'indépendance et de changement. La colonisation est intervenue dans des formations précapitalistes retardataires et a contribué à aviver les particularismes tribaux, ethniques et religieux. Or, ces particularismes font obstacle à la formation d'une authentique conscience nationale c'est-à-dire une volonté d'organisation d'une vie commune. La démocratie nationale, dès lors qu'elle libère les forces en brisant les cadres étroits de la petite produc- 48 tion et ensuite en élargissant le marché national, moyen d'une communauté de vie économique, permet la réalisation d'une unité nationale solide assise sur des éléments objectifs et durables. De même, elle devrait rendre possible un approfondissement de l'indépendance économique et politique. L'indépendance politique ne peut avoir de sens que si elle s'accompagne d'une indépendance économique. Le capitalisme périphérique a fait la preuve de son incapacité à élever de façon durable les forces productives matérielles et humaines et à corriger les diverses distorsions sociales issues du processus productif extraverti. Il revient, en conséquence, à la démocratie nationale de trouver des solutions adéquates qui libèrent systématiquement les forces pour l'instauration des conditions d'un progrès économique et technique soutenu. Elle ne peut réaliser ces tâches qu'à partir d'un contrôle des maillons décisifs du processus de production. Cela implique une large participation des masses et ensuite la réalisation d'une démocratie effective. Les contradictions complexes et multiformes soulevées par la situation de sous-développement ne peuvent trouver de solutions sur le plan simplement technique. En effet, les plans les plus ingénieux ne seront jamais exécutés sans une large participation des masses à qui les changements sont destinés. Cette participation, cependant, ne sera effective que si l'Etat leur assure les formes démocratiques d'existence et par ailleurs les intéresse en les associant à tous les secteurs et structures où se décide le sort de la nation, en liquidant les divers privilèges, et en prenant des mesures juridiques qui, à moyen ou long terme, devront améliorer leur situation sociale. Le second trait caractéristique de la démocratie nationale réside dans la base sociale hétérogène de l'Etat. Sobolev insiste nettement sur cette base sociale mobile de l'Etat de démocratie nationale en notant que le caractère spécifique et transitif de l'Etat de démocratie nationale sera dû au fait qu'il ne sera pas l'Etat d'une classe, ni même de deux classes, les ouvriers et les paysans; ce ne sera pas non plus la dictature d'une ou de deux classes. Ce sera un Etat incarnant les intérêts de toute la partie patriote de la nation. En d'autres termes, l'Etat est géré ,49 par un bloc de classes unies par leur patriotisme et représentées par des formations politiques dont les orientations peuvent être différentes. Cela soulève le problème des organisations ouvrières et de la bourgeoisie nationale dans l'alliance. Ces questions ont fait l'objet de très vives discussions. Pour un premier courant, la classe ouvrière et ses organisations, bien que numériquement faibles, doivent occuper un rôle dirigeant justifié par le fait que dans un processus de développement, la classe ouvrière progresse sur une base plus large que les autres couches sociales et d'autre part qu'elle est la classe la plus concernée par la construction du socialisme. Elle se présente également comme la classe la plus conséquente dans la lutte contre toutes les formes capitalistes de domination et d'exploitation. En conséquence, dans la lutte anti-capitaliste, on ne peut se passer d'une classe aussi déterminante pour la réalisation de l'objectif final. Quant à la bourgeoisie nationale, la question est plus complexe et plus controversée. La complexité provient, comme l'observe Walter Markov, du caractère objectivement contradictoire de cette classe (l1). Elle est, dans l'alliance, hésitante et inconséquente : elle désire maintenir le mouvement dans les voies qui favorisent son objectif de classe à savoir indépendance politique, création d'un Etat bourgeois, deux moyens qui mettront toute l'économie sous sa domination. Bien que cela soit vrai, il faut cependant observer que la bourgeoisie n'est pas toujours une classe à isoler; elle est à la fois une réalité économique et sociale dont il faut évaluer les intérêts précis qui peuvent l'entraîner à rejoindre la démocratie nationale pour s'opposer aux monopoles internationaux ou métropolitains qui entravent son expansion économique et restreignent le volume de ses profits. C'est le cas de toutes les bourgeoisies nationales liées au marché intérieur et ayant de faibles liens avec le capitalisme mondial. Donc, cette base sociale hétérogène de l'Etat fait que la démocratie nationale peut déboucher sur une transition irréversible vers le socialisme périphérique et cela explique d'ailleurs le troisième trait. Le troisième point qui mérite de retenir l'attention 50 est une catégorie fixe et statique. C'est une mouvance sociale complexe. J. Chesneaux précise qu'elle se caractérise essentiellement par son extrême mobilité et sa dynamique. Il en va ainsi car elle est un compromis que Lénine décrit comme « l'abandon de certaines revendications, d'une partie de ces revendications en vertu d'un accord avec un autre parti» (12). Mais tout compromis traduit un certain équilibre des forces en présence; en conséquence, tout déséquilibrage dans les rapports entraînerait la rupture. Dans le fond, tout système social produit contradictoirement à la fois les forces qui ont pour vocation de le détruire et celles qui ont pour objet de le servir. Il s'agit de les conjuguer et de faire en sorte qu'elles se neutralisent positivement. Il apparaît à ces considérations que le processus de consolidation et d'approfondissement de la démocratie nationale est à la fois instable et mouvant comme dans toute dynamique sociale de changement. Au fur et à mesure que les anciennes contradictions sont résolues, le système social en secrète de nouvelles de nature parfois totalement différente. Ces nouvelles contradictions traduisent les luttes internes au sein du bloc qui dirige l'Etat. Elles peuvent être aiguës au point de déboucher sur des conflits aboutissant à un blocage systématique des différentes institutions publiques. Ce n'est pas grave tant que le mouvement est accepté. Dans une telle situation, les masses seules détiennent la clef de la solution. De toute évidence, elles arbitreront en faveur des forces politiques qui défendent leurs intérêts matériels et moraux. Ces aspirations sont en principes exprimées et correctement défendues par les forces socialistes qui tireront toute leur puissance de leur liaison étroite avec les couches laborieuses. C'est cela qui explique qu'elles ne doivent pas, au risque de disparaître, s'éloigner des masses. Toute inconséquence ou tout avantgardisme excessif les rendront extrêmement vulnérables de même que toute avancée par rapport aux masses les mettra à la portée des forces conservatrices. Leur défaite compromettra alors le processus de démocratie nationale. De fait, la voie non capitaliste par la démocratie nationale, peut bien se présenter comme une alternative au 51 capitalisme périphérique. La lettre de Marx à Mikhailovski le l~issait par ailleurs entrevoir assez clairement. Dans des pays sortant d'une situation coloniale et fortement insérés dans la division internationale du travail capitaliste, la démocratie nationale peut permettre l'économie de la phase capitaliste et éviter tous les aléas sociaux qui s'y rapportent. Cette phase doit aider au parachèvement de la révolution socialiste par un développement soutenu des forces productives car le socialisme n'est possible qu'à partir d'un niveau élevé des forces productives tant matérielles qu'humaines. En conséquence, la voie non capitaliste n'est nullement une troisième voie entre le capitalisme et le socialisme. Elle veut rendre compte d'une réalité superstructurelle complexe où la force politique dirigeante n'est pas à composante essentiellement prolétarienne. Cette force essaie d'entraîner la totalité de la société dans une lutte anti-capitaliste conséquente en vue de l'amorce sur des bases solides d'un processus de transition vers le socialisme. Ce processus appelle l'élaboration d'une stratégie de mutations et de bouleversements profonds sur le plan économique, politique et social. Une fois l'objectif de construction d'une société socialiste clairement posé, il reste à déterminer les moyens à mettre en œuvre pour y accéder. NOTES (1) A. Bouzidi : op. cit. p. 332. (2) Voir sur ce point le discours de Idrissa Diarra au VIe Congrés de l'Union Soudanaise R.D.A. tenu à Bamako les 10, 11 et 12 Septembre 1962, qui introduisait les orientations fondamen· tales de ce Parti. « Le socialisme est, dit-il, un choix délibéré partant d'une considération des rapports de force au sein de la société malienne au lendemain de l'accession à l'indépendance".. Recherches Internationales, n. 39-40, 1963. (3) Oulianov : La conception léniniste du développement non 52 capitaliste. Revue des Sciences Sociales, Académie des Sciences de l'U.R.S.S.. (34) Voir à ce propos: - Mao-Tse-Toung : A propos de la démocratie nationale. Edit. en langues étrangères, Pékin. - J. Chesneaux : Qu'est-ce que la démocratie Nationale? Revue La Pensée. - Ponomarev : Sur l'Etat de démocratie nationale. (5) Chesneaux: op. cit. pages 11-12. (6) Il s'agit de la révolution de 1921, où le Parti Révolutionnaire Populaire de Mongolie s'était engagé dans une lutte pour l'indépendance nationale. Cette lutte devait s'élargir et déboucher sur des positions du socialisme. (7) Cette base révolutionnaire était dirigée par le Kuomintang qui était en réalité une vaste alliance de forces anti-capitalistes sous la direction de Sun Yat Sen (la Plateforme du Congrès de 1924 de cette organisation défendait une thèse très voisine de la démocratie nationale). (8) Il Y a de ce point de vue l'exemple concret du Parti Communiste Français dans la Guerre d'Algérie. Cette organisation a fini par satelliser le Parti Communiste Algérien à telle enseigne que celui-ci s'est mis presque en marge du mouvement de libération nationale. (9) Roger Garaudy : Marxisme du XXe siècle; Collect. 10-18. page 43. (10) R. Garaudy : op. cit. p. 44. (11) Walter Markov: Mouvement national et classes sociales dans le Tiers-Monde: Cahiers Internationaux, n. 117, Mars-Avril 1961. (12) V.1. Lénine: Au sujet des compromis. Œuvres choisies, vol. 2, Edit. de Moscou, p. 258. 53 DEUXIEME PARTIE LA STRATEGIE POLITIQUE ET ECONOMIQUE DE L'EDIFICATION SOCIALISTE Analyser la transition sous l'angle des stratégies politiques et économiques est une tentative de concrétisation d'une problématique abstraite. Dans une telle optique, la question est de savoir d'une part la nature exacte de l'appareil politique devant opérer la gestion de la formation sociale en transition et d'autre part la politique économique à appliquer. Cette recherche de solution postule une connaissance exhaustive des problèmes soulevés dans les divers secteurs de la vie et impose un rappel des éléments caractéristiques des formations capitalistes périphériques. Ces formations insérées dans la division internationale du travail et donc dans le processus productif mondial du capitalisme peuvent être caractérisées selon Samir Amin, par une triple distorsion en faveur des activités exportatrices, des branches et techniques légères et des activités tertiaires. Chaque distorsion a des implications importantes et toutes sont préjudiciables au développement économique et social véritable. Le premier type de distorsion concerne la prédominance dans le système productif d'activités destinées au marché mondial. Les pays sous-développés se spécialisent dans des productions agricoles et minières qui ne dépendent pas d'une demande interne mais des besoins du système central. Il en résulte une forte dépendance vis-àvis de l'extérieur qui va être renforcée par les firmes multinationales qui maîtrisent et manipulent selon leurs intérêts exclusifs, tous les mécanismes de fixation des prix sur le marché mondial. La détérioration des termes de l'échange, qui est une expropriation des revenus des producteurs directs, s'explique en partie par l'intervention de ces multinationales. Cette forme de distorsion confère 57 aux relations économiques internationales un aspect extrêmement important dans les formations sous-développées. La transition doit réévaluer ces relations économiques et les réorienter dans un sens plus conforme aux options d'un développement indépendant. La seconde distorsion porte sur les formes légères d'industrialisation introduites à la fois par le capital colonial et les petites et moyennes entreprises de l'ancienne métropole. Ces entreprises trouvent à la périphérie des conditions idéales d'expansion, de rentabilité, donc de réalisation de substantiels profits. D'un côté, elles disposent dans ces espaces des matières premières souvent abondantes et très bon marché et de l'autre, elles trouvent une main-d'œuvre docile, compétente et peu coûteuse. La conjugaison de ces deux éléments induit des coûts de production bas et par conséquent une excellente rémunération du capital. On trouve là l'une des raisons de l'implantation des Petites et Moyennes Entreprises industrielles et comerciales dans les pays périphériques. Contrairement aux firmes multinationales, ces entreprises ont des effets induits et de rayonnement très réduits; elles n'industrialisent donc que très faiblement. A cela s'ajoute que leur production porte sur des biens de consommation finale, ce qui leur confère des liens restreints avec les autres secteurs de l'économie notamment l'agriculture. En conséquence, la problématique des voies de l'industrialisation reste totalement ouverte et la transition doit apporter des réponses claires. Quel profil et modèle d'industrialisation? Avec quels moyens? La dernière distorsion concerne l'hypertrophie des activités tertiaires. Dans les pays capitalistes avancés, cette hypertrophie procède des difficultés particulières de réalisation de la plus-value par suite d'un développement à grande échelle de l'automation réductrice de l'utilisation de la main-d'œuvre. Dans les pays sous-développés, elle s'explique par l'insuffisance des bases industrielles et la crise de l'économie agricole. Il en résulte un chômage grandissant. Ce secteur tertiaire, par nature improductif, se compose essentiellement de la lourde bureau- 58 cratie administrative qui devient le facteur déterminant de la crise des finances publiques. Cela pose à la transition des problèmes complexes de reconversion des appareils bureaucratiques et l'urgente nécessité d'une politique adéquate d'emploi. Ces trois distorsions sont à la base de l'extraversion caractéristique des formations sous-développées; elles renforcent les mécanismes de reproduction du sous-développement. Nous retrouvons l'idée que le sous-développement n'est pas issu d'une évolution structurelle interne, mais procède intimement de phénomènes extérieurs, notamment la colonisation qui a réalisé au profit du capital privé externe la transition de l'économie naturelle de subsistance à une économie marchande. La valorisation du capital ne peut s'effectuer en dehors d'une économie marchande. Il en est résulté sur le plan économique une connexion des processus productifs nationaux à la division du travail, ce qui fait des relations économiques internationales une instance décisive qui bloque le développement en ce qu'elle ne permet pas une libération des forces productives et une valorisation des ressources naturelles. Sur le plan social, la conséquence est, d'une part la création d'une bourgeoisie locale qui évolue sous les ailes du capitalisme international et qui est incapable de se transformer en une classe dynamique de capitaines d'industrie et d'autre part, la constitution d'une importante bureaucratie absorbant une bonne part des maigres ressources publiques financières au détriment des investissements productifs. Incontestablement, la perspective de prolétarisation est claire dans ces cadres car les vagues démographiques ne peuvent être absorbées par les secteurs productifs qui se révèlent peu dynamiques et pour la plupart inefficaces. Ces conséquences diverses désignent les problèmes auxquels la transition doit apporter des solutions claires et définitives. Pour ce faire, les anciens rapports de production qui fonctionnent au bénéfice du Centre doivent être détruits. Ce qui implique la nécessité d'une rupture avec le système capitaliste mondial, responsable de la mise en place et de la perpétuation de ces rapports de production, en vue de l'établissement de nouveaux types de rapports. 59 Si la rupture est un préalable logique, sa réalisation soulève d'énormes problèmes liés aux multiples rapports que le pays noue avec le système mondial. En effet, en rejetant l'autarcie comme dangereuse dans la mesure où elle ne peut résoudre aucun des problèmes économiques et sociaux soulevés par le sous-développement, la transition doit définir les liens avec l'économie capitaliste mondiale et les agents qui interviennent directement dans les divers secteurs productifs internes. Résoudre de telles questions est un pas vers l'établissement de nouveaux rapports de production dans la mesure où ces questions posent à la fois la nécessaire socialisation des instruments de travail. La problématique de la nationalisation est ainsi posée; elle soulève incidemment les formes de gestion de la propriété sociale. La stratégie économique de la transition ne sera nullement simple du fait de la multiplicité des problèmes qu'elle introduit. Elle exige beaucoup de prudence et d'attention car toute solution inadéquate compromettra le processus de transformation des bases de la société. Cette stratégie économique s'acompagne d'une stratégie politique devant préciser les fonctions imparties à l'appareil d'Etat destiné à gérer la transition ainsi que le rôle dévolu aux masses laborieuses. Pour déterminer cette stratégie, il faut au préalable procéder à une évaluation exhaustive des classes sociales, de leur niveau de conscience, de leur capacité de mobilisation pour faire front aux difficultés socio-économiques absolument inévitables dans une période de transition. 60 CHAPITRE 1 L'ECONOMIE POLITIQUE DE LA TRANSITION « Toute science est un moyen de connaissance, une réponse à des questions que la vie pose» (1). La science économique ne fait pas exception, seulement les questions essentielles qu'elle soulève et s'efforce de résoudre dans la transition peuvent être totalement inédites. Les catégories économiques comme le capital, la plus-value, l'accumulation, la circulation monétaire et marchande, la reproduction, si elles subsistent intrinsèquement, revêtent néanmoins des significations et des formes de fonctionnement différentes du fait de la spécificité de leur terrain d'apparition. En d'autres termes, tant que la production marchande continuera d'exister, les catégories et les instruments d'analyse de la science économique demeureront. Cependant, la spécificité structurelle caractéristique de la transition impose une sorte de nouvelle économie politique dont l'objet est d'appréhender le fonctionnement particulier des catégories économiques. Cette nouvelle économie politique est d'autant plus opportune que dans l'édification de la formation socialiste, les processus et les rapports sociaux n'ont pas été bien appréhendés et clairement expliqués par les classiques du marxisme-léninisme. Dans ce sens, Ota Sik note que ces classiques « ont étudié de façon très approfondie certaines catégories et certains rapports; leurs allusions sur certains autres points se limitent à diverses formulations importantes, sans être même un résumé complet de la question; certaines catégories n'ont été parfois définies que très généralement et l'on y trouve seulement diverses remarques particulières» (2). Ces silences et insuffisances conduisent à une réflexion sur les catégories économiques impliquées dans le processus de développement économique et social. Cette réflexion par ailleurs, devra permettre : - l'élaboration des axes d'une nouvelle politique capable de combler le retard économique et d'é- 61 difier une économie performante et indépendante; - la fixation d'un processus planifié et programmé de toutes les tâches économiques à réaliser dans le temps et dans l'espace. Il faut alors étudier les deux catégories économiques fondamentales qui conditionnent toute l'édification de la société socialiste : les rapports sociaux et la planification. La connaissance des rapports économiques doit édifier sur les conditions de la production, de la circulation et sur les formes de gestion les plus rationnelles. Pourtant, quelques équivoques pèsent lourdement sur une catégorie économique aussi centrale. Tant qu'elles ne seront pas levées, l'examen de certains problèmes économiques sera ardu de même que leur solution sera difficile à réaliser. Les mêmes observations peuvent être faites sur la planification qui doit établir des liaisons organiques entre les unités économiques dans la sphère de la production et les moyens disponibles. Cependant, elle appelle trois interrogations : - par qui sera-t-elle faite? - comment s'élabore-t-elle? - dans l'intérêt de qui sera-t-elle faite? Ces questions vitales ne reçoivent pas toujours de réponses universelles et uniformes, ni sur le plan théorique, ni sur le plan pratique. Il est en conséquence important, comme l'observe Youri Popov (3) de trouver une juste mesure entre les traits universels et les traits particuliers pour mettre cette planification au service des politiques économiques. Cela s'avère d'autant plus nécessaire que le développement planifié de l'économie a tendance à se généraliser et que les pays socialistes ne sont pas en mesure d'offrir des exemples édifiants car leur intervention n'est pas toujours dépourvue d'une certaine spontanéité. Ces problèmes n'ont pas souvent été clairement perçus car les dogmes économiques qui prévalaient à l'époque de J. Staline s'y opposaient. Ces dogmes avaient fini par perdre de vue que dans toute science, la connaissance « non seulement du spécifique, mais encore du général est une condition indispensable à une connaissance 62 toujours plus complète des spécificités concrètes qui se manifestent dans le monde matériel » (4). Une fois encore, le marxisme ne saurait être l'expression close et finie du devenir social. En conséquence, il faut dépasser les dogmes fossiles et stérilisants qui empêchent de trouver des solutions hardies et inédites. L'explication de ces « concepts-foyers» s'avère, en toute conséquence, difficile à donner afin de pouvoir trouver les prémisses théoriques auxquelles doit renvoyer la praxis. Section J. - Les rapports sociaux de production. Au plan général, les rapports de production sont définis comme étant les relations qui s'établissent entre les hommes à l'occasion de la production de la vie matérielle. Plus précisément, ils indiquent la position des individus par rapport aux moyens de production. Ainsi ces rapports de production revêtent une grande importance pour la connaissance même de la société car ils constituent la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s'élève la superstructure juridique et économique. A partir de cette compréhension, on peut établir une distinction dans les catégories de relations homme-homme et les relations homme-chose. Les premières définissent à la fois les fonctions et le statut de chaque individu dans le processus de production. Quant à leurs formes, ces relations peuvent être de domination, de subordination, de collaboration et/ou de coopération. Chaque forme dépend des types d'appropriation des instruments de production, donc dépend des relations homme-chose; ainsi dans une société de classes, comme le capitalisme, le processus de production révèle deux catégories sociales : la classe ouvrière qui crée la valeur par le travail vendu et la classe capitaliste qui accapare les résultats parce que simplement propriétaire des moyens de production. Dès lors, la propriété privée est justement ce pouvoir à la fois capable d'affecter les moyens de production et de disposer des résultats. Elle porte les formes d'exploitation mais en même temps, elle est à la base de la répartition inégalitaire du produit social. 63 On sait que dans toute production marchande, la loi de la valeur se présente comme un régulateur spontané de la production et des prix c'est-à-dire que la valeur de la marchandise est déterminée par le temps de travail socialement nécessaire à sa fabrication. C'est cette dernière grandeur qui préside à la formation des prix. En somme, le processus de formation de la valeur n'est pas si séparé du processus de formation des prix (5). La marchandise opère « un saut périlleux à la recherche d'un prix, mais elle part avec un coût social ». Dès l'instant où le prix est unique dans la lutte concurrentielle, la firme qui présente de meilleures conditions de travail doit en fait obtenir des résultats meilleurs. Ainsi la valeur va se trouver à la base de l'élevation des forces productives. Elle est également à l'origine de l'exploitation car dans la pensée de Marx, la loi de non-équivalence postule une inégalité entre la valeur du travail et son produit c'est-àdire qu'il y a production d'un sur-travail non payé qui revient au détenteur des moyens de production. On comprend donc que la forme de la propriété est édifiante dans le système. Elle conditionne les formes d'exploitation, de répartition et de reproduction. On peut penser qu'en changeant la nature profonde de la propriété, on introduit des relations nouvelles de collabora· tion et de coopération. La venue d'une forme sociale d'appropriation liquiderait le divorce entre processus de production et processus de distribution et, en uniformisant le statut des producteurs, permettrait une répartition du produit social à partir de critères identiques pour tout le monde. En plus, cette appropriation sociale autorise la suppression de l'anarchie de la production. En effet, dans le capitalisme, l'absence totale de toute coordination entre les diverses entreprises entraîne une concurrence ruineuse et désordonnée préjudiciable à l'expansion économique globale. Le marché est le lieu des conflits et la sanction des erreurs d'appréciation des entrepreneurs. Or, cela peut être évité par l'uniformisation des centres de décision autorisée par la socialisation des instruments de production. Ainsi, la socialisation des moyens de production se trouve au centre des rapports de production et soulève beaucoup de problèmes car si l'appropriation sociale est 64 une condition nécessaire pour l'avènement du socialisme, elle n'en constitue pas une condition suffisante. En effet, les problèmes se posent déjà dans la qualification même de la propriété sociale. Que recouvre exactement l'épithète «sociale ». Signifie-t-elle que la propriété des instruments de production appartient à la société? Sert-elle à qualifier la propriété collective comme une propriété commune de tous les hommes? (6). Ce sont là quelques questions qu'il faut se poser pour apporter plus de clarté à la notion essentielle de propriété sociale des instruments de production (7). Il y a donc des zones d'ombre sur la notion qui est à peine esquissée dans la théorie sociale et même dans les écrits des classiques du marxisme-léninisme. Jovan Djordjevic, pour expliciter cette notion et lui donner une traduction concrète, formule sept postulats à savoir que la propriété sociale : - est une formule de désappropriation des moyens de production et des rapports sociaux tondamentaux ; - sert à désigner une qualité nouvelle des moyens de production qui sont restitués aux producteurs directs; - est la manifestation des nouveaux rapports sociaux de production établis entre les producteurs à l'occasion du processus de production. Par ce biais, les travailleurs vont pouvoir constituer une communauté de travail et disposer en conséquence des produits de leur travail ; - exprime des rapports de solidarité de travail et de solidarité sociale, ce qui indique que chaque travailleur est gestionnaire et chaque gestionnaire est travailleur, conduisant à l'effacement de la distinction entre fonction de direction et fonction d'exécution; - présuppose des motivations économiques qui peuvent prendre la forme d'un intéressement à l'activité économique; - modifie le droit de propriété et le transforme en un rapport de responsabilité non seulement à l'égard de soi-même, mais aussi de la société tout entière; 65 - doit dépérir et se transformer en une possession commune des moyens de travail. Comme on peut l'observer, chaque postulat introduit un comportement des hommes vis-à-vis d'eux-mêmes et vis-à-vis des instruments de production. Donc, la propriété sociale n'est effective que par la réalisation du contenu de chaque postulat. L'arrivée des nouveaux rapports sociaux est au prix de la réalisation effective de chaque postulat. On est donc, par l'analyse de ces postulats, renvoyé à l'idée essentielle selon laquelle l'avènement du socialisme n'est pas inscrit dans l'ordre naturel, mais qu'il est lié à un ensemble de préalables à la fois économiques, sociaux, culturels et idéologiques. En d'autres termes, le socialisme ne saurait se définir exclusivement par ses moyens à savoir la socialisation des instruments de production et de travail, mais aussi par ses fins qui sont la réalisation de l'homme. Pour atteindre de telles fins, on met l'accent sur la production des biens matériels donc sur l'économie qui devient de ce fait la sphère déterminante en dernière instance. La socialisme ne saurait signifier une collectivisation de la misère; en conséquence, il est mobilisateur car les masses le croient capable d'élever dans les meilleurs délais la base matérielle du système productif et de satisfaire les besoins sociaux essentiels. Le socialisme ne saurait s'accomoder de pénuries permanentes car cela signifierait une socialisation de la pauvreté et en ce moment, il n'apporterait pas la preuve qu'il est un système social supérieur au capitalisme. Par ailleurs, seul un niveau élevé des forces productives permet d'améliorer les revenus des individus. Autrement dit, la propriété sociale ne doit pas produire la pauvreté, sinon le nouveau système social ne serait pas l'alternative à la paupérisation des masses laborieuses. La réalisation des rapports de production nouveaux est un processus lent et long et n'intervient qu'à une phase avancée du développement économique et social. Dans cette direction, Edouard Kardelj s'oppose aux conceptions selon lesquelles le problème des rapports socialistes de production est résolu dès lors que les instruments de production sont socialisés (8). Il se peut bien que la 66 socialisation en question installe une administration hypertrophiée, inefficace et technocratique incapable de résoudre les problèmes et de réaliser les espérances soulevées par le socialisme. Il se peut même que cette bureaucratie s'établisse à son propre compte et confisque les principaux acquis des luttes populaires (9). C'est le cas lorsqu'elle élabore selon les critères technocratiques des plans d'édification du socialisme desquels les travailleurs sont totalement exclus tant au niveau de l'élaboration qu'à celui du contrôle. Ce socialisme apporté d'en haut et en dehors des peuples échouera incontestablement. En réduisant la socialisation à ses traits essentiels, se posera la nécessité d'une liquidation de l'exploitation de l'homme par l'homme et celle de la mise en place d'un contrôle effectif des travailleurs sur leurs moyens de travail. Il faut alors un changement radical dans l'organisation du travail et dans la direction de la production de telle sorte que progressivement, la production soit restituée aux producteurs. Ainsi pourront alors s'établir de nouvelles organisations de la répartition et de la distribution des produits car les travailleurs associés intimement au procès de production pourront opérer progressivement un contrôle du surproduit. Ce sont là quelques problèmes que la politique économique doit techniquement résoudre pour ouvrir l'accès au socialisme. Bien entendu, toutes ces questions spécifiques aux formations sous-développées doivent trouver des réponses spécifiques. Les décideurs commettront des erreurs graves s'ils tentent de régler ces questions par une imitation mécanique et bornée de ce qui s'est fait ailleurs. Comme aimait à répéter Lénine, les révolutionnaires ne doivent régler leurs actions présentes, ni celles des autres sur les révolutions du passé. Les formations sousdéveloppées doivent renouveler les formes et découvrir des solutions originales concernant les problèmes de la socialisation de la production qui ne soit ni exclusive de l'initiative privée ni exclusive des producteurs. Ce problème soulève clairement la place dévolue au secteur privé, qu'il soit national ou étranger, dans l'édification d'une société non capitaliste. Le problème présente d'autant plus d'intérêt que les formations sous-développées ont un faible volume de capital, un stock tech- G7 nologique limité et des cadres de direction et d'administration quantitativement et qualitativement insuffisants. Ces facteurs, le secteur privé, notamment étranger, peut les apporter sans difficultés particulières. Sur un autre plan, le secteur privé est aussi introduit par les rapports mondiaux. Que faire? Faut-il le liquider en procédant ainsi à une rupture avec l'économie mondiale? Une telle attitude déboucherait sur l'autarcie forcément régressive qui ne permettrait nullement la réalisation des objectifs du socialisme. C'est alors le lieu de souligner que les responsables doivent faire preuve de responsabilité en n'oubliant pas le célèbre conseil de Lénine qui remarquait que les succès d'un mouvement ouvrier dépendent de sa capacité à être à la fois révolutionnaire et réaliste. Les tâches économiques imposent le réalisme qui passe par l'organisation d'une économie mixte qui peut être comprise selon 1. Sachs comme « une économie où se trouvent à la fois un important secteur public pas nécessairement vaste mais dynamique et un grand secteur privé au sein duquel coexistent des éléments traditionnels et modernes dans les zones aussi bien rurales qu'urbaines» (10). On serait tenté d'assimiler cette nouvelle organisation économique à celle qui découlerait de l'ordonnance keynésienne, qui propose aux sociétés capitalistes en crise des transformations de leurs systèmes productifs par introduction d'un vaste secteur public qui joue des fonctions régulatrices. Dans de telles sociétés, selon Keynes, la propension à consommer est faible et la propension à épargner forte : c'est la conséquence de la loi psychologique fondamentale qui veut que dans une société riche, lorsque le revenu s'accroît, la consommation s'accroît également mais d'une quantité inférieure à l'accroissement du revenu. Cependant, l'épargne qui se constitue sur cette base n'est pas entièrement utilisée du fait de la faible incitation à investir due à la raréfaction des occasions d'investissement. Dans ce contexte, l'équilibre qui s'établit est un équilibre de sous-emploi. Pour en sortir, Keynes préconise trois politiques : - le maniement du taux de l'intérêt; - la redistribution des revenus; - une politique d'investissement. 68 Dans le fond, la crise en question tire son origine du déséquilibre créé entre les capacités de production et les capacités de consommation. En posant avec clarté la problématique, Keynes a bien saisi les directions de solution qui résident dans un accroissement de la consommation pouvant être réalisé par la politique de redistribution des revenus et d'investissement. Cette dernière introduit l'impérative intervention de l'Etat dans la mesure où le secteur privé est incapable de saisir toutes les occasions d'investissement. L'Etat prend alors le relais et intervient dans les domaines où il ne doit ni gêner, ni rentrer en concurrence avec le secteur privé. Dès lors selon Keynes, hors la nécessité d'un contrôle central pour maintenir en équilibre la propension à consommer et l'incitation à investir, il n'y a pas plus de raison qu'auparavant de socialiser la vie économique (11). Cependant, aucune précision n'est apportée sur le domaine et les formes de cette intervention publique. Au total, les interventions de l'Etat dans le capitalisme contemporain sont une conséquence des difficultés du système qui, abandonné à lui-même, se trouve dans l'impossibilité d'assurer le plein-emploi. D'ailleurs, cette intervention comme le fait remarquer Paul Mattick « a transformé l'économie du laisser-faire en économie mixte; de nouveaux progrès dans cette direction ne pourraient que métamorphoser cette dernière à son tour» et l'auteur d'ajouter que « l'économie capitaliste n'a jamais uniquement reposé sur l'entreprise privée; elle s'est assortie de tout temps d'un secteur public d'une importance variant en fonction des conditions historiques qui ont régi le développement de chacun des pays capitalistes» (12). Cette économie mixte, quelle que soit l'idée que l'on s'en fait, a tout de même permis de surmonter la crise et d'entretenir l'expansion. En somme, la création d'un secteur public visant le double objectif d'une mise en valeur des ressources et l'entretien d'une dynamique de croissance régulière, confère à l'Etat capitaliste des fonctions économiques nouvelles qui ont notablement contribué à amortir les crises cycliques du système. Il ressort de ces analyses que l'économie mixte dans une formation sociale en transition a une toute autre si- 69 gnification et un objet totalement différent. Son application exige une stricte organisation des relations entre les deux secteurs de la vie économique. Dans un système capitaliste, ces relations ne sont pas organiques et passent par le marché. Cependant, le secteur public dans ce cadre est un complément indispensable au secteur privé dans la mesure où il assume des tâches économiques indispensables qui n'auraient pas été rentables pour l'initiative privée. Il en va tout autrement dans une formation en transition où l'économie mixte est organisée de 'llanière à assurer une prépondérance du secteur socialiste qui, par son dynamisme, doit articuler l'ensemble du processus de production. Cette organisation des rapports entre les deux secteurs reste un point central de la politique économique. Une fois la coexistence sectorielle organisée, l'établissement du nouvel ordre social exige une solution des problèmes soulevés par les relations économiques internationales et les rapports mondiaux de production. Si le réalisme invoqué plus haut commande d'écarter la solution radicale d'une rupture avec l'économie mondiale qui entraînerait un coût économique et social excessif, il importe de s'orienter vers un contrôle du commerce avec l'extérieur pour que les relations avec le marché mondial ne soient pas abandonnées au libre jeu des forces aveugles du marché. Cela fausserait complètement le processus planifié du développement. Il faut analyser cette question qui est techniquement importante. En définitive, l'analyse de la socialisation montre que la liquidation des anciens rapports de production n'est pas une chose aisée; elle s'effectue au travers d'un long processus d'organisation de l'économie nationale qui s'appuie sur un secteur public dynamique. Celui-ci, s'il n'existe pas, doit être créé. Ainsi se trouve posé le problème de la nationalisation considérée comme une question essentielle. La nationalisation est un moyen important de la socialisation et permet la constitution par le capitalisme d'Etat d'un secteur d'évolution des rapports sociaux socialistes qui sera l'instrument d'action de la politique économique. Marx et Engels affirmaient déjà dans « Le Manifeste» que le prolétariat devait mettre à profit sa 70 domination politique pour exproprier les expropriateurs. Cette expropriation entame la propriété capitaliste et permet la liquidation des rapports de production qui s'y rapportent. Cependant, cette proposition concerne des formations capitalistes avancées où la socialisation de la production divorce d'avec les formes privées d'appropriation des moyens de production. Dans ce cas, la nationalisation des instruments de production et d'échange est une reprise. Elle permet à l'Etat d'une part de prendre les leviers de commande de l'économie et d'autre part, de préparer l'élimination des rapports capitalistes mais de façon progressive car il ne faut pas perdre de vue que dans la transition, les deux catégories de rapports coexistent. Les rapports capitalistes et traditionnels ne sont pas éliminés et les rapports socialistes ne s'imposent pas. C'est cette coexistence qui explique le caractère hybride de toutes les structures socio-productives de la société de transition. Dans une formation sous-développée, où les moyens de production sont limités et très peu développés, la nationalisation soulève des problèmes propres aux formes, aux méthodes et aux rythmes. En premier lieu, il faut savoir sur quels secteurs elle doit porter; ensuite, il faut dégager les formes de gestion des entreprises transférées à l'Etat et enfin, il faut régler la question de l'indemnisation et du sort à réserver aux anciens propriétaires. Commençons par observer que la nationalisation n'est pas une fin en soi, mais un moyen qui permet de mettre entre les mains de l'Etat des instruments de sa politique. Dès lors, le principe d'un contrôle des secteursclés de l'économie est ainsi soulevé de même que la nécessité pour l'Etat de se préparer à une gestion rentable et efficace des entreprises qui lui sont affectées. En conséquence, la nationalisation nécessite un minimum de préparation sinon l'économie risque d'être le foyer de crises graves, précisément parce que les secteurs-clés font l'objet d'une mauvaise gestion et ne peuvent exercer aucun rôle entraînant sur le processus productif. En fait, le développement de la nationalisation signifie effectivement un recul de l'entreprise privée. L'Etat doit alors pouvoir assumer entièrement toutes les tâches productives et sociales anciennement exercées par les entreprises privées. 71 Par ailleurs, la nationalisation, une fois entreprise, appelle un processus ininterrompu. En effet, lorsque la propriété d'Etat devient prépondérante, elle fait disparaître l'entreprise privée car celle-ci, placée dans des relations marchandes et monétaires inégales, sera incapable de soutenir la concurrence. Ainsi le domaine de l'économie publio que ira en s'élargissant. Bien entendu, ce processus tendanciel peut être accéléré ou ralenti selon les nécessités objectives et les capacités gestionnelles de l'Etat. Dans une autre alternative, l'entreprise privée peut se situer dans une position socio-économique forte au point de gêner l'expansion normale du secteur public; c'est un cas où la nationalisation s'impose. Au total, la nationalisation permet une expansion sans à-coup du secteur public. Seulement, l'Etat doit être prêt à assumer ses nouvelles responsabilités et tâches économiques pour que les entreprises nationalisées ne constituent pas une charge pour les finances publiques. Tout cela impose une large et profonde préparation pour que le secteur nationalisé puisse être économiquement bien tenu. Les programmes et plans doivent en conséquence déterminer avec précision les secteurs à nationaliser et surtout les formes que cette nationalisation devra revêtir. En même temps, ils doivent expliciter les modalités de gestion et le statut des producteurs vis-à-vis de la propriété transférée à l'Etat. Il peut bien se développer un paternalisme étatique qui dicterait aux travailleurs leur comportement pour améliorer leurs conditions d'existence. De ce fait, ces travailleurs cessent d'être les animateurs du progrès pour devenir de simples éléments du système d'administration. On est alors loin des relations impliquées par la socialisation. Pourtant, toutes les formes de gestion technico-administratives mènent à ce paternalisme étatique. C'est pourquoi, E. Kardelj recommande d'ouvrir par l'autogestion la voie qui reliera le travailleur aux conditions, aux moyens et aux fruits de son travail et qui fera de l'homme la principale force motrice du progrès social. En définitive, cette analyse des rapports sociaux de production nous aura permis de découvrir certains obstacles qui peuvent freiner la socialisation effective des moyens de production. Mais également, elle désigne les positions médianes par lesquelles la transition doit passer pour liquider les anciens rapports et préparer l'instauration de rapports sociaux nouveaux. Ces positions doivent être concrétisées par les politiques économiques; cela signifie que tout échec de ces politiques compromettra dangereusement la marche vers le socialisme et pourra même entraîner des conséquences économiques et sociales plus catastrophiques que celles de l'ancien ordre social. C'est le cas des transitions qui avortent par infantilisme créant alors les meilleures conditions d'un retour des forces conservatrices. Le socialisme sera rendu responsable de tous les maux de la société. Les masses seront alors désabusées et montées à bloc contre tout changement. Dans ce cas, elles n'inculperont ni les orientations, ni les dirigeants, mais elles s'en prendront au socialisme que l'on taxera de système totalement inapproprié. C'est dire que la politique économique doit mesurer tous les enjeux et requérir les instruments les plus efficients pour atteindre des objectifs qui, même modestes, améliorent la situation sociale des peuples que le socialisme mobilise. La planification doit être une technique de cette rationalité. Section II. - Le processus planifié de l'économie. La planification, au point de vue pratique, est une technique relativement récente. Elle a été lancée et expérimentée avec le premier plan soviétique de 1928. Il est probable comme le souligne P. Massé (13) que « les idées qu'elle recouvre remontent très loin dans l'histoire, mais la dimension pratique est d'origine soviétique ». Il en va ainsi car la planification est principalement une utilisation optimale de ressources limitées pour des objectifs socio-économiques déterminés. Dans la Russie en pleine mutation politique et économique, maintenue dans un isolement total par le capitalisme mondial, il s'avérait impérieux de trouver une technique de mise en œuvre consciente et rationnelle des ressources pour améliorer dans de brefs délais les conditions de production, de travail et de vie. Très vite, la planification sera l'instrument de régulation de toute la vie économique et sociale de ce 73 pays lui conférant une importance et une dimension décisives. Pourtant, malgré cette place capitale, les bases théoriques de départ sont extrêmement faibles si bien qu'en la matière, la pratique a devancé la formulation théorique (14). Les classiques du marxisme n'offrent pas dans leurs travaux scientifiques fondamentaux une exhaustive et cohérente formalisation du processus planifié de l'économie. Tout au plus, dans tel ou tel ouvrage, on peut découvrir quelques allusions plus ou moins vagues qui ne peuvent objectivement fonder une praxis. Cela est valable aussi bien pour K. Marx et F. Engels que pour Lénine. Bobrowsky le confirme dans des réflexions célèbres quand il note: « autant la position implicite de Marx au sujet du principe de la planification est claire, autant il est difficile de trouver dans son œuvre des références explicites, tandis que fait défaut toute prise de position directe et générale ». L'auteur ajoute que « les planificateurs sont partis alors armés uniquement des armes qu'ils s'étaient forgées eux-mêmes. Ni la théorie soviétique, ni à plus forte raison la théorie «bourgeoise », ne leur ont fourni d'outils valables» (15). Marx s'est en effet toujours refusé à formuler des prévisions pour les gargottes de l'avenir car la planification est profondément une exploration de l'avenir, P. Massé dirait une aventure calculée. Il en est ainsi parce que K. Marx s'est toujours interdit d'être un prophète, mais un homme de science qui par principe se refuse des positions de visionnaire sur la société à édifier. On trouve dans son œuvre quelques références qui sont tellement générales et tellement imprécises qu'elles n'ont pas pu servir de lignes directrices à l'action. Les œêmes remarques peuvent être faites de Lénine qui n'a jamais accordé un grand crédit à la planification. C'est plutôt l'opposition de gauche constituée par L. Trotsky et E. Preobrajensky qui développera les thèses essentielles de la planification. Lénine ne s'est jamais passionné pour ce débat théorique sur la planification. On peut donc affirmer que la pratique a enrichi la théorie de la planification. Cette pratique démarre avec la période de la marche forcée vers le socialisme condui- 74 te par Staline. La planification en tirera son caractère centralisateur notablement marqué. Cet aspect empirique et historique oblige à définir la notion pour cerner son contenu et évaluer les problèmes méthodologiques qu'elle soulève dans son application aux formations sousdéveloppées en transition. La pratique sociale permet de considérer la planification comme un interventionnisme permanent et généralisé de l'Etat qui prend un caractère organique et vise à organiser le fonctionnement de l'économie et à effectuer les mutations structurelles adéquates pour atteindre des objectifs politiques, économiques et sociaux définis à l'avance. C'est donc une volonté de rationaliser l'économie et les activités économiques au niveau d'une société donnée. Ainsi définie, la planification suppose: - une réflexion préalable sur les objectifs à atteindre ; - une spécification des moyens à mobiliser pour réaliser ces objectifs; - la détermination d'une période de réalisation de ces mêmes objectifs. A partir de ces bases, on comprend mieux les différences de fond existant entre la planification socialiste et celle appliquée dans les formations capitalistes avancées. Ces pays sont venus au processus de planification sur une base de crise. En effet, la crise de 1929 a révélé par sa profondeur, sa largeur et son étendue que le libre jeu des mécanismes du marché ne conduisait pas à l'équilibre de plein- emploi. Keynes ira même plus loin en établissant que toute économie abandonnée à elle-même va irrémédiablement vers un équilibre de sous-emploi. Dès lors, l'organisation de l'économie nationale s'impose et elle sera faite par l'Etat à travers une planification des activités économiques ne remettant pas en question les grandes options de base du libéralisme économique et politique. Planification indicative ou programmation économique, la sémantique ne présente qu'un intérêt secondaire. L'essentiel réside dans les objectifs impliqués par un tel interventionnisme de l'Etat et les moyens envisagés pour les atteindre pendant une période déterminée. Même en acceptant la définition de Stroumiline de la piani- 75 fication comme la science de la direction, de l'administration et de la gestion de l'économie, dont l'objet est l'économie dans sa totalité, la programmation des pays capitalistes apparaît comme une forme de planification. En tant que telle, elle peut différer d'une autre par le contenu, les techniques, les démarches, les objectifs et les moyens. Ces différences, cependant, ne doivent pas masquer les ressemblances sur des aspects essentiels. Voyons donc comment se présente la question dans les pays socialistes. La planification y est présentée comme « des plans de directives qui ont un caractère obligatoire pour les organes dirigeants et qui déterminent l'orientation du développement économique à l'avenir et à l'échelle de tout le pays» (16). La planification concerne donc tous les domaines de l'économie nationale aussi bien la production, la consommation que la répartition. Les décisions prises sont celles qui sont impliquées dans le projet socialiste. Ces décisions ne se réali· sent que si les organes d'exécution disposent d'une maÎtrise totale sur les agents économiques. En conséquence, la planification socialiste ne peut être effective sans la propriété sociale des moyens de production. Cette socialisation, si elle est réelle, les tâches du planificateur se trouvent grandement facilitées, car le plan disposera d'un ensemble de moyens pour agir directement sur la structure économique qui lui est entièrement soumise et qu'il doit en définitive promouvoir. Dans ce contexte, le plan dispose de tous les moyens techniques et politiques pour exercer un contrôle direct sur les principaux agents économiques dont il détermine les domaines d'évolution, les conditions de production et de commercialisation, les méthodes d'administration et de gestion économique et sociale. Le Plan se trouve ainsi dans une parfaite position pour unifier les sphères politique et économique. Il est le bras et le cerveau politiques. Sur le plan économique, il établit toutes les tâches et fixe les priorités. Il organise toutes les relations institutionnelles au sein des unités économiques ainsi qu'entre celles-ci et l'organe central de planification. Ces relations ont toujours existé dans tout système social, mais leur nature change totalement dans une société socialiste. Ainsi, les 76 relations entre l'organe central et les unités économiques étaient matérialisées par les interventions très limitées de l'Etat dans la vie économique. Désormais, le plan exerce des fonctions décisives de régulation de l'ensemble de l'activité économique. Les relations au sein des unités économiques étaient fondées sur la forme privative des movens de production oui permettait aux propriétaires de déterminer en toute liberté la politique de l'entreprise. Dans une organisation socialiste. les relations entre travailleurs et gestionnaires sont administrativement réglées. Les relations entre les unités économiques dans l'ancienne société étaient marchandes et passaient par le marché. Dans la nouvelle société. ces relations passent par des contrats établis sous l'autorité de l'organe central (17). De plus, le plan détermine les objectifs globaux et sectoriels que la société doit atteindre et qui sont consignés dans les directives élaborées dont l'exécution est obligatoire. Les étapes de réalisation sont fixées et ri2:oureusement contrôlées. En définitive. le plan module toute la vie économique et sociale et met les moyens en place pour réaliser la double tâche d'élargissement des rapports socialistes et d'accroissement de l'efficience du svstème économique. Sur cette base. la planification se nrésente comme un interventionnisme économiaue noussé oui s'attaque aussi bien au fonctionnement qu'à. la structure même de tous les secteurs de l'économie. Incontestablement, cette stnlcture organisationnelle 8 permis: - une mise en valeur extrêmement rapide des ressources nationales; - une transformation des structures nroductives à partir de priorités préalablement fixées; - une élevation dans des délais-records des forces productives matérielles faisant passer le système productif de l'agriculture vers l'industrie. La planification a donc permis une gestion rationnelle du développement économique et social et une utilisation efficiente de toutes les ressources dans le sens d'une croissance accélérée. Son caractère centralisé. obligatoire et autoritaire a permis de mobiliser tout un peu77 pIe, de le mettre au travail pour rattraper dans les meilleurs délais son retard économique et social. Si le système de planification a permis tous ces progrès et performances économiques incontestables qui ont fait de l'Union Soviétique la seconde puissance mondiale, alors qu'elle était il y a seulement une cinquantaine d'années encore un pays économiquement et socialement arriéré, il connaît néanmoins présentement certaines imperfections paralysantes que les analyses de Libermann ont révélées. Quelques-uns de ces travers et imperfections méritent d'être évalués. La planification centralisée a produit au plan pratique des effets qui ont fini par confisquer son efficacité. C'est en premier lieu le développement démesuré d'une bureaucratie qui se caractérise par une lenteur extrême dans l'exécution des tâches et l'introduction de processus décisionnels inefficaces qui allongent les délais de conception et de contrôle (18). En second lieu, la centralisation excessive introduit une rigidité trop grande de l'appareil de production qui réagit avec retard aux sollicitations des besoins sociaux, produit des biens de mauvaise qualité, engendre des gaspillages de ressources et de faibles niveaux de productivité du travail, une mauvaise connaissance des capacités effectives de production et éventuellement leur sous-utilisation (19). En troisième lieu, la planification centralisée n'apporte plus une solution satisfaisante à la conciliation nécessaire entre la direction planifiée de l'économie nationale et l'initiative dans les entreprises. Ce problème était l'objet d'une vive controverse au niveau des économistes soviétiques. Dans ce sens, Lev Leontief remarque que « le plan de l'Etat qui a force de loi, réglemente, normalise et prédétermine tous les aspects de l'activité d'une entreprise jusqu'aux plus petits détails; il reste alors peu de place pour le choix des moyens à mettre en œuvre en vue de réaliser les objectifs» (20). La direction du plan doit donc faire coïncider les directives données aux entreprises avec la mise en œuvre de méthodes économiques souples. Cela suppose, observe Lev Leontief, que le centre de gravité se déplace des méthodes strictement administratives vers des méthodes principalement économiques de direction. 78 Or, ce n'est pas le cas et il va en résulter des gaspillages dont le montant est loin d'être soupçonné. Ainsi, les directives données par l'organe central peuvent amener les entreprises à faire de nouveaux investissements pour atteindre et dépasser les objectifs fixés alors même qu'elles n'utilisent pas toutes les capacités de production internes. Cela procèdera essentiellement de la gratuité des fonds de production qui ne permet pas à l'entreprise d'avoir une exacte évaluation des dépenses de production. On peut sans doute être satisfait d'avoir atteint les normes fixées, mais au prix d'un gaspillage parfois énorme de ressources. Pour éviter cela Evseï Libermann pose l'opportunité de la réintroduction du bénéfice comme critère fondamental de mesure de l'efficacité de l'entreprise (21). On aurait pu poursuivre l'énumération des défauts actuels du système centralisé de planification, mais la théorie commence à s'en préoccuper. En effet, les travaux de E. Libermann (22) ont révélé le débat ouvert en Union Soviétique sur la théorie et la pratique de la planification dont C. Bettelheim et Marie Lavigne se sont fait l'écho (23). Les problèmes soulevés par les travaux de Vassili Nemtchinov concernant les organes de planification et les entreprises, le système de gestion autonome planifié, le système de prix équilibré, le principe de rentabilité, l'automatisation des systèmes de direction et l'intéressement de chaque entreprise à la réalisation du plan général, traduisent l'ampleur du débat qui a abouti aux réformes de 1965 qui ont atténué dans tous les pays socialistes la centralisation excessive et augmenté l'initiative locale en matière de décision de production. Vassili Nemtchinov commence par observer « qu'il est urgent que les économistes soviétiques dégagent la théorie d'une expérience de près d'un demi-siècle» (24). Cette théorie est d'autant plus nécessaire que la planification pénètre tous les pores de l'économie. En conséquence, il devient impérieux que ces méthodes et techniques soient en meilleure adéquation avec la direction de tout le processus économique. Sur cette base, la planification a été corrigée par l'introduction d'une plus grande souplesse dans les formes de gestion, de direction et de détermination des prix. Dans ce sens, Vadim Trapeznikov propose d'élaborer un 79 système de stimulants économiques à l'usage des entreprises, de déterminer l'extension des droits des dirigeants d'entreprises ainsi que des formes souples d'attribution des primes (25). Ce mouvement fut largement suivi dans le reste des pays socialistes d'Europe de l'Est. On a même parlé en République Démocratique Allemande de lignes directrices pour un nouveau système de planification et de direction de l'économie nationale. Il est question ici d'utiliser les leviers économiques dans le nouveau système de planification. La Tchécoslovaquie n'est pas en reste et le XIIe Congrès du Parti Communiste recommandait d'orienter l'économie en vue d'un développement intensif et d'élever le niveau scientifique de la gestion de la société dans son ensemble, notamment de la gestion de l'économie nationale. On retrouve les mêmes soucis en Pologne où des décisions sont prises par le IVe Congrès du Parti Ouvrier Unifié (26). Les pays socialistes redécouvrent les avertissements de Lénine selon lesquels si après avoir créé les entreprises et les groupements selon les principes d'une bonne comptabilité, nous ne savons pas sauvegarder nos intérêts par des méthodes d'hommes d'affaires, nous sommes des idiots. Il affirme qu'il ne faut pas craindre de calculer comme un commerçant car ce n'est que par de tels calculs que l'on édifie l'économie. De telles mises en garde ne pouvaient être perçues quand régnait le puissant dogme de la planification centralisée. Ces nouvelles réflexions n'ont pas manqué d'affecter les conceptualisations caractéristiques des pays socialistes selon lesquelles « les choix et objectifs économiques sont décidés avant tout effort d'analyse de l'application rationnelle des moyens disponibles aux buts assignés» (26). Ce volontarisme est issu d'une invasion, puis d'une domination de l'idéologie et de la politique qui dictent les lignes directrices et surtout les objectifs devant être impérativement réalisés. Les prescriptions doivent être exécutées au prix d'une violation du principe de non gaspillage, fondement de toute rationalité économique. En prenant l'exemple de l'Union Soviétique, ces choix et objectifs se résument à la priorité accordée à l'industrie lourde et aux techniques d'avant-garde et d'autre part au rattrapage et dépassement de certains pays capitalistes pris comme référence : les Etats-Unis. La voie est ouverte pour une compétition quantitativiste. La relation avec les développements antérieurs est établie quand on sait que dans l'accomplissement des objectifs fixés, la cohérence ne s'impose pas comme contrainte ultime et impérative. Autrement dit, l'intervention politique peut ne point s'accommoder d'une recherche systématique de l'efficacité. On arrive, de ce point de vue, à des décisions de type politique dont la réalisation n'obéit à aucune norme économique rationnelle. Un tel volontarisme ne pouvait pas survivre aux efforts de rationalisation du système globalisé de planification. La voie ouverte confère une prééminence de la technique sur la politique. En clair, l'économie désigne les choix alternatifs et la décision optimale : la politique tranche en dernière instance. Tous ces problèmes sont révélateurs des mutations fondamentales et nécessaires que traverse le processus planifié des économies socialistes. La planification est rétablie sur le terrain d'une véritable technique d'utilisation et de répartition optimales des ressources disponibles, pour atteindre des objectifs prioritaires fixés comme des fins désirées. Ces fins peuvent être de nature politique, économique et sociale. En conséquence, ni le technicien, ni l'économiste n'ont les qualités requises pour les définir: cela relève du domaine de l'idéologie et des organisations politiques. Autrement dit, la politique désigne les fins, le technicien fixe les modalités de réalisation. Cette planification améliorée peut-elle être appliquée aux formations sociales en transition? La question a d'autant plus d'intérêt que le système planifié porte les stigmates des premiers pays qui l'ont adopté et contient des traits spécifiques non universalisables. Youri Popov le confirme, en observant qu'il est extrêmement important pour les jeunes Etats de trouver une juste mesure entre les traits universels et les traits particuliers de la planification. C'est en cela que réside tout l'art de la politique économique qui n'est pas une imitation inconsidérée, aveugle et systématique des recettes qui ont fait leur preuve dans des structures données et à des périodes déterminées (27). Cela se justifie d'autant 81 que la planification avant d'être une théorie a été une simple technique. Les problèmes que les formations en transition doivent résoudre sont : d'abord trouver une référence acceptable et ensuite dégager les aspects méthodologiques conformes aux structures. La planification actuellement en cours dans les pays capitalistes ne semble pas pouvoir inspirer les formations en transition. En effet, la planification s'explique dans ce régime par la volonté de résoudre la contradiction ouverte par le déséquilibre entre capacités de production et capacités de consommation. L'intervention de l'Etat y a pour fin dernière, la prise d'un ensemble de décisions visant à régulariser l'économie dans le sens d'une résorption du déséquilibre. Dans cette optique, cette intervention partielle et souvent indirecte, ne remet pas en question la propriété privée dans les secteurs économiques clés. De plus, elle se réalise à partir des mécanismes du marché national des facteurs de production. Par ailleurs, dans ces formations en transition, le marché est souvent en pleine formation et en conséquence, il ne saurait correctement opérer l'affectation et la répartition des ressources et des facteurs. Les relations économiques internationales introduisent une autre complication par le fait que l'essentiel de la production ne procède pas d'une demande interne, mais est commercialisé sur le marché extérieur. L'inadaptation est également effective au niveau des instruments utilisés. La planification capitaliste fait un large usage du tableau de Leontief des relations inter-industrielles fondées sur les échanges inter-sectoriels effectifs et permanents. Cependant, dans les formations en transition, ce tableau pose des problèmes liés à la désarticulation inter-sectorielle qui entraîne de faibles rela· tions entre les secteurs économiques vitaux. Les instruments et les méthodes sont donc à chercher dans les expériences accumulées par les pays socialistes d'Europe Orientale dont deux seulement (la R.D.A. et la Tchécoslovaquie) étaient relativement développés au moment de leur transition vers le socialisme. Dans cette direction, Bobrowsky observe que les pays hier sous-développés, aujourd'hui socialistes, dont l'économie se caractérise par une croissance rapide et une 82 transformation très profonde des structures, peuvent offrir des références du processus planifié du développement. En réfléchissant sur ces expériences, on déduit qu'elles apportent la preuve qu'il n'existe point une planification en soi, mais que celle-ci est utilisée pour résoudre, par des moyens précis, des problèmes socio-économiques spécifiques. Partant de cette considération, Youri Popov avertit avec fermeté que « la transplantation automatique des formes et méthodes de la planification contemporaine, par exemple celle de l'Union Soviétique, relèverait de l'aventurisme économique» (28). D'abord parce que le contexte socio-économique est totalement différent (29) et ensuite parce que cette planification est passée par différentes étapes édifiantes avant d'avoir mis en place un ensemble de prémisses matérielles, politiques et organisationnelles. Il serait donc préjudiciable de brûler les étapes. Enfin, même dans sa phase actuelle, la planification pose des problèmes multiples et complexes sur le plan des normes de gestion et sur celui de son efficacité globale. Les formations sociales en transition, caractérisées par la coexistence de plusieurs modes de production obéissant à des centres de décision différents, donc à une pluralité structurale, ne possèdent ni les moyens, ni l'homogénéité structurelle nécessaire pour l'application d'une planification centralisatrice. L'existence d'un secteur privé comme centre autonome d'initiative impose la prise en compte dans le processus planifié du caractère mixte de l'économie. L'Etat, à partir de son plan, ne peut déterminer que les orientations générales du développement économique en s'appuyant principalement sur son propre secteur. Il ne peut que fixer une politique bien souple pour le secteur privé qu'il ne contrôle guère. La planification pose donc l'opportunité de l'organisation de la coexistence des diverses structures impliquées dans le développement. Théoriquement et pratiquement se trouve formulée la nécessité d'une voie médiane qui pourrait concilier l'orientation :t la détermination des objectifs généraux par l'Etat et l'initiative privée. Cette voie médiane comme toute formule hybride est forcément complexe et difficile à appliquer sur le terrain pratique et technique. 83 Seulement, les objectifs généraux sur le plan économique sont connus et se formulent aisément dans la transition. Il s'agit principalement d'envisager les transformations structurelles adéquates pour amorcer un processus d'accroissement soutenu des forces productives et de mise en valeur des ressources. Ce qui se traduit par la fixation d'objectifs quantitatifs au plan sectoriel et des objectifs qualitatifs au plan structurel. Que faire alors? De fait, la planification dans cette optique doit embrasser les indices essentiels de la production industrielle et agricole, des transports et des services, des sources diverses d'accumulation et leur utilisation dans les diverses branches économiques, des équilibres des relations avec l'extérieur, des besoins en main-d'œuvre et en cadres, de la santé, de l'enseignement et du pouvoir d'achat, mais elle insistera sur les mesures à prendre, les réformes à mettre en œuvre ainsi que les moyens à mobiliser pour la réalisation des objectifs définis. Pour être efficace et fonctionnelle, elle doit s'appuyer sur: - un contrôle des investissements; - un contrôle du commerce avec l'extérieur, des changes et du mouvement des capitaux; - une action indirecte sur les prix. Cependant, il convient de remarquer avec I. Sachs que « la planification ne peut être le substitut d'une politique économique, car elle exige, pour avoir un sens, que la politique économique qui doit assurer sa réalisation soit incorporée dans le plan» (30). Il faudra alors dans les développements ultérieurs, analyser plus largement cette politique. Dès lors que les cadres généraux sont tracés, il reste à déterminer la structure institutionnelle de l'économie planifiée dans une formation en transition. Les travaux de Mouhamed Dowidar établissent que toute économie qui se planifie, organise sur des bases administratives, techniques et économiques, trois relations qui rendent le fonctionnement harmonieux de l'économie nationale: -les relations entre l'organe central et les diverses unités économiques; -les relations entre les unités économiques ellesmêmes; - les relations au sein de l'unité économique. 84 On avait analysé ces relations pour appréhender la façon dont elles ont fonctionné dans le système centralisé de planification des pays socialistes. Il importe de voir comment elles doivent être organisées dans une formation sous-développée. La première catégorie de relations doit fixer les liens organiques entre le centre de planification et les diverses entreprises chargées de réaliser les objectifs retenus dans le plan. Dans les expériences socialistes, les unités économiques sont sous la tutelle absolue du Centre qui trace à travers les directives, les lignes d'évolution. Autrement dit, l'entreprise à la base ne possède aucune initiative, elle possède peu de place pour le choix des moyens à mettre en œuvre en vue de réaliser les objectifs du plan. Dans ce système, le caractère bureaucratique ne donne pas à l'entreprise beaucoup de liberté pour agir efficacement sur son environnement immédiat et réaliser une combinaison optimale des facteurs de production. Dès lors, dans la transition, l'existence d'un Centre de planification s'impose pour réaliser une collecte de l'ensemble des informations économiques et sociales en vue de l'établissement de la base statistique du plan, de l'évaluation exhaustive des résultats obtenus par l'économie nationale et surtout de la fixation des objectifs sectoriels à atteindre et les moyens à déployer. La tutelle sur les unités économiques doit être souple et se fonder sur des méthodes économiques de direction. Ces méthodes de direction libèrent suffisamment l'entreprise publique de certaines pesanteurs pour affronter victorieusement certaines difficultés dont la concurrence avec les entreprises privées. Le Centre accomplit en définitive une double fonction de coordination des différentes activités économiques et d'harmonisation. Ces deux fonctions partent d'orientations déjà précisées concernant les voies de l'industrialisation, les relations entre industrie et agriculture, le modèle de consommation et la place des relations économiques internationales. La seconde catégorie de relations concerne les unités économiques. Ce sont essentiellement des relations d'échange. Dans un régime totalement libéral, elles passent par le marché, défini d'ailleurs comme le point de jonction des demandeurs et des offreurs. Donc, la problé- 85 matique soulève l'existence et le rôle du marché. Il n'est nullement concevable que la transition supprime les relations marchandes; elle doit seulement les surveiller et les organiser rigoureusement car une économie ayant une pluralité structurale ne peut fixer administrativement les prix (31). En le faisant, elle glisserait progressivement vers l'irrationalité. En revanche, elle doit organiser les relations entre les diverses unités en vue de soustraire l'économie au fonctionnement des mécanismes aveugles du marché. Cette organisation devrait porter sur: - les rapports qui doivent s'établir entre les entreprises du secteur socialiste ; - les relations entre le secteur socialiste et le secteur privé. La formation en transition peut opérer cette organisation en utilisant des leviers économiques, des mesures administratives ou une mixture technico-administrative, mais ces diverses formes d'intervention ne sont pas exclusives l'une de l'autre. La première soulève des questions qui se rapportent aux prix, aux profits et à l'intéressement matériel. Le problème est de savoir comment déterminer une allocation optimale des ressources sans le biais du marché donc d'une libre détermination des prix. Oscar Lange dans le même ordre d'idées affirme que l'Organe Central de Planification (Planning Board) peut remplacer les forces du marché en déterminant un prix à partir d'un levier économique comme la loi de l'offre et de la demande. Mais il s'agit d'un processus de tâtonnement, de « trial and error)} (32). Par delà ces problèmes, l'organisation des relations entre les unités économiques nécessite une connaissance approfondie des structures productives, des prix, des mécanismes monétaires et la disposition d'outils adéquats qui permettent une utilisation consciente des lois économiques. Ces relations peuvent aussi être organisées sur des bases administratives. Le Centre intervient alors par des mesures administratives pour centraliser les offres et les demandes et procéder à des répartitions. Il s'agit donc d'une généralisation effective des contrats obligeant les parties en relation. La troisième catégorie de relations à organiser se situe au sein même de l'entreprise publique. Le socialis- 86 me appelle présentement ou à terme, le contrôle des producteurs directs sur les instruments de production. S'il en est ainsi, il importe de trouver des formes d'organisation qui garantissent cette participation démocratique et qui sauvegardent l'intérêt général de tous les utilisateurs des services de l'entreprise. La gestion démocratique impose la participation des travailleurs à l'élaboration, au contrôle et à l'exécution des principales décisions. C'est le point actuel en discussion dans les pays socialistes d'Europe de l'Est et qui fut introduit par la Yougoslavie à partir du développement des formes autogestionnaires. Le problème, comme l'observe l'idéologue de la Ligue des Communistes Yougoslaves E. Kardelj, est de faire en sorte que « les organes de gestion économique, sociale et d'Etat soient responsables vis-à-vis de ceux qui les ont élus ou de ceux qui les ont nommés... Autrement dit, les choses doivent être organisées de telle manière qu'il n'y ait pas seulement une responsabilité «vers le haut », mais qu'au contraire il y en ait également une « vers le bas », envers les masses et les organes d'autogestion» (33). Le responsable de la gestion répond de celleci devant ceux qui l'ont élu. Cette forme démocratique de gestion, dans la transition, revêt une très grande signification car elle permet d'éviter que ne se crée à travers le secteur socialiste une classe bureaucratique qui confisquerait tous les acquis socio-économiques et se transformerait en classe parasitaire d'un entretien coûteux et improductif à cause de sa consommation ostentatoire. Cependant, cette forme de gestion doit également s'élargir, s'approfondir pour prendre en compte les intérêts de la société. En effet, il y a toujours une tendance plus ou moins contradictoire entre les intérêts d'un groupe spécifié et limité et ceux de la société globale. Si une contradiction arrivait à se préciser, l'Organe Central doit effectuer l'arbitrage nécessaire tout en sauvegardant les équilibres globaux. Il est bien armé pour accomplir cette tâche. Au total, il apparaît que l'aménagement d'une structure institutionnelle adéquate et fonctionnelle pose des problèmes extrêmement difficiles car la forme de la planification dans la transition ne peut être pure; en conséquence, ses modalités ne sauraient être simples. En ma- 87 tière de planification d'ailleurs, on ne possède jamais une solution universelle et achevée. Le processus de planification est un processus continu d'apprentissage. Cette structure, une fois définie, doit être au service d'une stratégie de croissance généralisée qui s'appuie sur une politique industrielle, agricole, de distribution des revenus, d'investissement mais aussi sur un choix de modèle de consommation, de technologie et d'optimisation des relations commerciales avec l'extérieur. Les techniques proprement dites de la planification, une fois tous ces problèmes réglés, ne soulèvent pas beaucoup de questions. Une option claire dégage toujours implicitement ou explicitement la technique la plus adaptée, donc la meilleure. A ce niveau de la réflexion, il est possible de tirer quelques conclusions : A travers tous ces développements, la transition se confirme comme une voie moyenne avec des dominantes. Dans la sphère déterminante de l'économie, toutes les solutions sont à chercher non pas dans les formes pures mais dans l'économie mixte. Le secteur socialiste est simplement dominant et en conséquence, il n'articule pas l'intégralité du processus de production. Il coexiste avec un secteur privé plus ou moins important. Seulement, ce secteur socialiste, par sa place et ses fonctions, doit avoir des formes de gestion et de fonctionnement optimalistes. Ce secteur commande l'élevation des forces productives sans laquelle il n'existerait guère l'amorce d'une amélioration de la situation sociale des masses laborieuses. La planification s'impose comme une organisation irremplaçable pour actionner le développement économique et social dans le sens des objectifs socio-économiques déterminés par la (ou les) formation politique qui gère l'Etat et dirige la construction du socialisme. Donc, la politique joue en matière de planification un rôle décisif; elle doit organiser la mobilisation et la conscientisation des masses pour qu'elles soient disponibles dans le sens de la réalisation des fins poursuivies par le plan. L'expérience montre que les masses ne se mobilisent que si les objectifs fixés traduisent leurs aspirations les plus profondes. Ce souci de prendre en considération les aspirations 88 légitimes de même que celui d'associer très étroitement les populations au processus de transformations de la société doit trouver sa traduction dans la régionalisation du plan. L'objet principal de la planification socialiste est d'établir un nouveau cadre institutionnel rendant le développement harmonieux et équilibré. La réalisation de ce double résultat nécessite d'une part un contrôle des principaux moyens de production et d'autre part l'organisation des relations entre les principaux acteurs de l'activité économique que sont l'Organe Central de Planification, les Unités Economiques et les Travailleurs. Dans l'expérience soviétique de planification, les contingences politiques de l'encerclement et de la rupture brutale avec le système de la division internationale du travail, de même que le retard économique et la conjoncture de guerre civile permanente avaient fini par imposer partout, y compris dans l'économie, une centralisation excessive. Elle exigeait un contrôle à tous les échelons par les cadres et responsables du Parti qui disposaient alors de tous les pouvoirs pour surveiller le processus productif. Bien entendu, un tel système a abouti à deux conséquences politiquement et économiquement dramatiques : d'une part un Etat centralisateur autoritaire et excessivement répressif c'est-à-dire ne laissant aucune place à l'initiative individuelle ou locale, aucun droit de penser autrement, et d'autre part une transmutation des cadres en bureaucrates qui confisquent et exercent tous les pouvoirs dévolus dans l'organigramme étatique aux masses laborieuses. La bureaucratie qui prend en charge les intérêts de la société socialiste devient un frein au développement des forces productives et à l'expansion de la révolution scientifique et technique. Marc Paillet peut, avec une pointe anti-communiste qui n'enlève rien cependant au caractère pénétrant de ses observations sur la dégénérescence économique, résumer celle-ci par les traits suivants: - économie bureaucratique qui engendre une baisse de la productivité et de la rentabilité. Cette dégénérescence aboutit à une stagnation économique; - système économique engendrant une déperdi- 89 tion fantastique de matières premières, d'énergie, de main-d'œuvre; - blocage ou faible progression de la modernisation indispensable des entreprises socialistes qui privilégient la technologie du passé; - développement déséquilibré de l'économie qui se manifeste dans le maintien d'une certaine pénurie pour certains biens et production pléthorique pour d'autres; - désintérêt des travailleurs découragés par le manque de biens de consommation durables et non durables, par la mauvaise qualité des biens et services (34). En soulignant ces aspects gangrenés de la gestion économique technobureaucratique, on veut insister sur certains de ses mauvais résultats pour, dès à présent, envisager d'autres formules de planification du développement socialiste. Dans la transition, comme on ne cesse de le souligner, il faut unifier la théorie et la pratique et non tenter de construire un modèle de développement et des techniques étrangers. 11 importe de trouver des réponses concrètes aux problèmes concrets que le sous-développement pose. La régionalisation de la planification est une des réponses techniques. La régionalisation du plan procède du caractère désarticulé, pluristructuré et déséquilibré des systèmes productifs des pays sous-développés. Elle procède aussi de l'énorme retard des forces productives et des déséquilibres dans la répartition des secteurs économiques. Ces déséquilibres entraînent des phénomènes de polarisation excessive de l'infrastructure matérielle et de la superstructure institutionnelle dans les zones urbaines creusant ainsi l'écart entre villes et campagnes. L'issue de cette situation économiquement et socialement répréhensible se situerait dans l'exploitation des ressources locales, la stimulation de toutes les initiatives économiques dans les diverses régions. En comptant ainsi sur les potentialités naturelles et les forces locales pour résoudre les diverses distorsions, s'impose l'établissement de programmes intégrés de développement économique et social de chaque région. Le processus de planification ne sera plus alors une mécanique unilatérale qui réalise 90 Le transfert de haut vers le bas de directives de production et de normes de contrôle. Désormais, le processus décisionnel est inverse. Le Plan National va alors s'appuyer sur des organes régionaux décentralisés ayant vocation à promouvoir à chaque échelon régional un développement harmonieux. Cette tendance à l'octroi d'une grande initiative au niveau régional doit être un élément essentiel de la politique économique nationale. Elle permet d'atteindre de façon efficiente les objectifs suivants : - le développement et la mise en valeur des ressources naturelles disponibles dans chaque région; - la répartition équilibrée et harmonieuse des secteurs économiques ; - la réalisation des conditions d'une décentralisation du pouvoir économique, ce qui entraîne une plus grande démocratisation. Ces trois tâches doivent être réalisées par le Plan National et influeront sur l'ensemble du processus de développement économique et social. La régionalisation permettra d'une part une meilleure répartition des forces productives, la suppression des faux frais, l'élevation de la productivité et l'augmentation de l'efficacité économique, et d'autre part une mise en valeur plus systématique des ressources naturelles qui accroît le potentiel économique. Il y a aussi que la régionalisation pourrait apporter une solution à des phénomènes comme : - l'exode rural qui s'aggrave du fait de la paupérisation des campagnes; - le sous-emploi de la population active des régions périphériques; - la dégradation du niveau de vie des populations; - la répartition inégale de l'infrastructure sociale (dispensaires, écoles) et de l'infrastructure de base (routes, électricité,...). Une planification régionalisée permettra de faire participer toutes les populations et couches du pays au processus de transformations socio-économiques radicales pour une autre restructuration du système productif interne. Le développement socialiste ne sera plus simple- 91 ment l'apanage des élites urbaines. De plus, tous les processus édifiants au plan économique et social comme la réforme et la modernisation de l'agriculture, l'industrialisation et l'exploitation des ressources naturelles, l'utilisation des acquis de la révolution scientifique seront plus adéquatement gérés par une planification régionale. Toutes les unités (entreprises, coopératives) de même que les régions doivent élaborer leurs plans propres qui seront articulés au Plan National. Bien évidemment, la régionalisation sera un travail extrêmement difficile qui exigera une parfaite connaissance du pays, mais aussi une activité permanente, large et intense des organisations des masses. NOTES (1) Ernest Mandel : Traité d'économie marxiste, Edit. Julliard, Tome II. p. 430. (2) Ota Sik : op. cit. p. 201. (3) Youri Popov : Aspects méthodologiques de la planification en Afrique, Revue Algérienne n. 1, Mars 1967. Voir également l'article dans le journal « El Moujahid », 1967, du Professeur Bobrowsky sur la planification dans les pays du Tiers-Monde. (4) Ota Sik : Op. cit. p. 200. (5) Maurice Godelier : Tente un rapprochement entre théorie marginaliste et théorie marxiste car pour lui, les marginalistes crurent édifier une théorie de la valeur mais développèrent en fait des éléments d'une théorie des prix. En face d'eux, les marxistes répondirent par la théorie de la valeur alors qu'ils croyaient en plus développer une théorie des prix, cf. « Rationalité en Economie ", Edit. F. Maspéro; 1966, p. 212. (6) Ota Sik : S'érige contre cette logique formelle qui pose les choses côte-à-côte et qui est incapable de concevoir l'unité réelle du monde matériel, les rapports des phénomènes généraux et particuliers et les divergences entre les phénomènes. (7) Jovan Djordjevic : Contribution à la théorie de la ~roprié­ té sociale. Questions actuelles du Socialisme, n. 83, Oct.-Déc. 1966. (8) Edouard Kardelj : Problèmes et objectifs du développement socio-économique. « Recherches Internationales» n. 45, 1965. (9) C'est dans ce sens qu'il faut comprendre les perversions dénoncées du socialisme dans les pays Est-Européens où la bureaucratie finit par envahir toutes les structures et à écarter les masses de la gestion de l'économie et de la politique. Voir à 92 ce sujet Roger Garaudy, dans "L'Alternative », Edit. R. Laffont, Paris 1973, et Wittefogel : Le Despotisme Oriental, Ed. du Seuil. (10) Ignacy Sachs : Pour une économie politique du développement, Edit. Flammarion, Paris 1977, p. 13. (11) J.M. Keynes: Théorie générale, p. 372. Edit. Payot. Keynes affirme avec clarté que" les conséquences de sa théorie sont assez conservatrices ». On ne saurait être plus précis. (12) Paul Mattick : Marx et Keynes : les limites de l'économie mixte. Edit. Gallimard, Paris, p. 175. (13) Pierre Massé : Le plan ou l'anti-hasard. Collect. Idées, Edit. Gallimard, Paris 1965, p. 144. (14) Le Pr Charles Bettelheim: rappelle sur ce point qu'il y a plusieurs façons de concevoir une étude de la planification. Il est possible de partir d'une analyse empirique afin de remonter de ces tentatives à une conception théorique. Il peut en être ainsi précisément du fait que les prémisses théoriques au départ sont très faibles. (15) C. Bobrowsky_: Formation du système Soviétique de planification. Edit. La Haye, paris 1956, p. 17. (16) Charles Bettelheim : Problèmes théoriques et pratiques de la planification. Edit. François Maspéro, Paris 1966, p. 27. (17) Mouhamed Dowidar : Les schémas de reproduction et la méthodologie de la planification socialiste. Edit. Tiers-Monde, Alger, 1964. (18) Ces délais peuvent entraîner des actes économiques qui sortent de toutes logiques. Henri Bartoli souligne cette commande faite par une entreprise soviétique pour des habits d'hiver et qui ne reçoit la livraison qu'en plein été. In ({ Systèmes et structures» (Les cours de Droit). (19) W. Brus : Les problèmes généraux de fonctionnement de l'économie socialiste. Edit. F. Maspéro. (20) Lev Leontief: Plan et méthodes économiques de direction. Revue Internationale, n. 47, 1965, p. 118. (21) Evseï Libermann : Encore une fois à propos du plan, du bénéfice et des primes. Revue Internationale, n. 47, 1966. (22) Idem : Plan, Bénéfice, Prime... (23) Charles Bettelheim : Problèmes théoriques et pratiques de la Planification; Calcul économique et formes de propriété. Marie Lavigne : Le problème des prix en Union Soviétique. Edit. Cujas. Les Economistes socialistes, Collection U. Edit. Armand Colin. (24) Vassili Nemtchinov : Gestion et Planification sociales. Revue Internationale, n. 47. (25) Vadim Trapeznikov : Pour une gestion souple. Revue Internationale, n. 47. (26) Pierre Jacquemot : Thèse, op. cit. p. 275. (27) La planification française confrontée au dilemme d'une économie intégrale de marché et une direction centralisée de l'économie, a trouvé selon P. Massé une voie médiane qui sera moins pure dans ses principes et moins simple dans ses modalités d'application (le plan ou l'anti-hasard, pp. 144-145). (28) Youri Popov: op. cit. p. 62. (29) L'auteur observe avec pertinence que l'Union Soviétique 93 a commencé à planifier dans des conditions de l'autarcie économique imposée. Ceci n'est plus le cas des formations qui amorcent leur transition et peuvent non seulement trouver des sources internes de financement, mais aussi des sources externes et en· suite bénéficier des expériences accumulées dans les pays d'Europe. Voir sur ce point « La planification scientifique en U.R.S.S.» écrit sous la direction de A. Efimov, Edit. du Progrès, Moscou. (30) 1. Sachs: op. cit. p. 21. (31) Tant que les relations marchandes subsistent, le marché s'impose comme structure d'arbitrage entre offre et demande et la loi de la valeur persistera également. Or, c'est justement le cas dans la transition. On se souvient que A. Bebel écrivait que dans la Société socialiste, on produirait non pas des marchandises à acheter et à vendre, mais des objets destinés aux besoins vitaux et l'argent serait remplacé par un certificat attestant la quantité de travail accompli. Dans ce sens, G. Plekhanov notait que dans le socialisme, le commerce équivaudrait à une cinquième roue de téléguidage ou à des bottes en omelette. Lénine s'était attelé à révéler de telles erreurs. (32) Voir sur ce point: - Maurice Dobb : Welfare economic and the economics of socialism. Cambridge University Press, 1969, 215 p. - Marie Lavigne: Les économies socialistes. Collection U, A. Colin, Paris 1970, SIl p. - C. Bettelheim : Problèmes théoriques et pratiques de la planification. Edit. F. Maspéro, 1966, 304 p. - D. Baldwin : Economic planning and its applications. - Oscar Lange : Economie politique et leçons d'économétrie. (33) E. Kardelj : « Le grand dilemme : autogestion ou étatisme », in Questions actuelles du socialisme, n. 83. Voir du même Auteur son intervention au Vile Congrès de la LCY, Revue Economique et Politique, n. 128, 1965. (34) Marc Paillet : Marx contre Marx : la société technobureaucratique. Edit. Denoël-Gonthier, pp. 31 et 32. 94 CHAPITRE II LES POLITIQUES DE LA PERIODE DE TRANSITION L'alternative socialiste procède intimement de l'incapacité du capitalisme périphérique à résorber le sous-développement économique et social. Dans le capitalisme misérable de la Périphérie, tous les mécanismes fonctionnent au profit exclusif du système mondial : accumulation internationale, échange inégal. L'exportation des profits, l'annulation des effets multiplicatifs et le transfert financier bloquent et confisquent le financement du développement. Le déficit structurel de la balance commerciale est résolu par un recours systématique à l'endettement extérieur. Il sera aggravé par la crise des finances publiques. Le système social qui produit et entretient ces mécanismes de la pauvreté ne réserve aux masses que des perspectives de famine et de misère. Le socialisme est presque une nécessité. Il est aussi une opportunité au plan strictement économique. En prenant le modèle industriel, il laisse apparaître les deux secteurs : l'un est externe et produit des biens de production et l'autre est interne et produit les biens de consommation finale. Ces deux secteurs comme le remarque Meir Merhav « peuvent être concurrentiels sur le marché interne en ce qui concerne l'utilisation des facteurs de production, mais n'étant ni sur le même marché, ni techniquement indépendants, ces secteurs peuvent se développer de manière divergente puisque les niveaux de production et d'emploi, et par conséquent le degré d'inversion du secteur exportateur, sont indépendants du niveau de la demande du secteur interne mais non l'inverse» (1). Il en va ainsi car la demande de biens de production induite par le secteur interne est limitée par la capacité d'importation du secteur exportateur. C'est ici qu'apparaît une différence de taille entre la formation capitaliste et la formation sous-développée. Dans la première, le processus de développement est fonction d'une utilisation 95 optimale des facteurs de production internes, du progrès technique et du volume de l'accumulation alors que dans la seconde l'expansion des exportations limite le développement. Dans ces conditions structurelles, les politiques économiques n'apportent pas les mutations décisives car elles visent soit un approfondissement des formes d'industrialisation, soit un renforcement des capacités effectives d'exportation. Dans le premier cas, l'expansion de l'industrie légère atteint très vite la contrainte imposée par une saturation des marchés internes et de surcroît, elle ne peut poursuivre son expansion qu'au prix d'un accroissement de la dépendance extérieure. Les faibles effets d'entraînement font que cette forme d'industrialisation affecte très peu le reste de l'économie nationale. Sur un autre plan, elle ne résoud que de façon limitée le problème du chômage car il est connu que les branches légères ont des capacités faibles d'absorption de la main-d'œuvre. Dans le deuxième cas, les résultats définitifs ne sont guère meilleurs. L'accroissement des capacités d'exportation se traduit par une confiscation des gains de productivité, par des mécanismes de transfert exprimés dans la détérioration des termes de l'échange, et par l'échange inégal. L'augmentation des prix des importations en croissance soutenue n'est compensée que par un accroissement des quantités exportées dont les prix baissent ou à la limite stagnent. Même dans une situation de compensation relativement parfaite, les revenus supplémentaires obtenus permettent l'achat de biens de consommation fournis par le secteur industriel lié à l'extérieur. Dans un cas comme dans l'autre, les sources d'accumulation ne sont pas positivement affectées pour permettre le financement des investissements stratégiques capables d'élever les capacités de production. Or, les politiques économiques ne remettent pas en question les structures extraverties et les mécanismes économiques qu'elles créent tout comme elles n'envisagent aucune modification profonde du processus productif ainsi que la spécialisation dépendante. Elles poursuivent plutôt des objectifs quantitatifs dans les différents secteurs sans envisager de changer : 96 - les orientations de production, donc les priorités sectorielles, la spécialisation dépendante et les finalités du développement économique et social; - la nature déséquilibrée et dualiste du système productif qui est à la base de l'hétérogénéité structurelle paralysante de certaines opérations; - les structures privées de valorisation du capital public ou privé. L'économie du développement qui n'envisage pas de régler ces problèmes d'orientation et de modification du système productif et de ses mécanismes de fonctionnement risque d'aboutir au blocage du développement du fait d'obstacles que les politiques économiques doivent lever pour l'amorce d'un processus d'expansion. Ces obstacles se situent dans : - l'agriculture qui, tout en étant considéré comme secteur prioritaire, ne remplit pas sa double fonction de nourrir les villes et de créer des surplus pouvant servir au financement du devloppement; - la démographie dont les taux d'accroissement élevés nécessitent de lourds investissements qui grèvent les faibles moyens financiers et contribuent à la stagnation du niveau de vie; - la technologie importée qui, bien qu'ayant éliminé les techniques traditionnelles, ne possède que de faibles effets de diffusion et de plus s'avère non conforme aux capacités d'absorption de l'environnement social; - le coût élevé des investissements qui n'autorise pas une extension des capacités de production. Une observation même rapide révèle que ces obstacles, en dernière analyse, sont de nature structurelle et résultent du façonnement des formations sous-développées faites pour fonctionner par et pour le système économique mondial. Certaines théories estiment que ces contraintes peuvent être levées dans des délais relativement courts. C'est le cas des politiques de développement préconisées notamment par W. Rostow et A. Lewis qui pensent pouvoir résoudre les difficultés par un développement des échanges et la coopération internationale. Les échanges inter- nationaux, dès lors qu'ils existent, sont disent-ils favorables aux partenaires. Ces auteurs pensent en conséquence que toutes les difficultés peuvent être résolues dans un pays sous-développé qui respecte les principes du libéralisme, accepte de se spécialiser et s'ouvre à une politique systématique de promotion du développement des échanges et de la coopération internationale. En dernière analyse, les relations économiques internationales confèrent aux différents partenaires des chances identiques de développement. Chaque pays doit alors s'ouvrir aux relations internationales en valorisant, en vue de l'échange, les facteurs naturels pour lesquels il possède les meilleurs avantages relatifs. De plus, l'ouverture sur le système de la division internationale du travail, affirme-t-on, permet de bénéficier des mécanismes de péréquation des ressources financières à l'échelle mondiale. Kindelberger fera la théorie du transfert de ressources en capital en fonction du niveau de développement. De l'étape de « jeune débiteur» jusqu'à l'étape ultime de « créancier mûr », le capital ne sera pas une limite sérieuse au développement économique et social. On postule alors une espèce de transferts automatiques de ressources des pays développés vers les formations sous-développées. A partir de telles considérations, on a déduit que ces formations peuvent lever toutes les contraintes. On découvre au passage le rôle essentiel que doivent jouer l'Etat et la planification. L'Etat, même dans cette optique, est l'initiateur du programme planifié en fonction des ressources mobilisables. Cette planification permettrait de résoudre les problèmes liés à l'insuffisance de la capacité d'organisation et à l'absence de coordination des diverses activités. Dans ce contexte, trois étapes s'ouvrent dans la stratégie de développement: -la première concerne le développement des activités exportatrices agricoles ou minières; - la seconde s'appuie sur le développement de l'industrie de subtitution d'importation; - la troisième se fonde sur l'accroissement des exportations de biens manufacturés. Sur cette base, l'économie est dotée d'un dynamisme propre totalement impulsé de l'extérieur. Autrement 98 dit, la formation sous-développée est incapable d'avoir une conjoncture propre et par conséquent une politique économique endogène. Toute cette stratégie part d'une fausse appréciation des obstacles et de leur origine. En évaluant correctement ces obstacles, on trouve qu'ils expriment des distorsions structurelles profondes qui ont leur racine dans l'articulation au système capitaliste mondial. Dans ce cadre, toute amélioration quantitative de la production bénéficie principalement au système mondial dominant. En conséquence, toute politique économique qui se veut efficace doit commencer par évaluer les contraintes structurelles et leur origine en vue de l'établissement d'un système productif autocentré et orienté dans une voie non capitaliste de développement. La problématique, dans la formation en transition, sera certes la réalisation d'objectifs quantitatifs clairement explicités dans le plan, mais doit essentiellement comporter en même temps un ensemble d'actions destructrices des anciennes structures et génératrices de nouvelles structures dynamiques autorisant une expansion soutenue des forces productives matérielles et humaines. Cette double action sur les objectifs quantitatifs et sur les structures d'encadrement et de gestion du dé· veloppement suppose l'élaboration d'une stratégie cohérente qui serve de support à la politique économique. Les questions qu'une formation sous-développée soulève sont nombreuses et complexes: comment redresser l'économie et relancer la croissance? Comment valoriser les matières premières disponibles? Comment financer l'industrialisation ? Comment profiter des progrès de la révolution scientifique et technique? Comment enrayer l'exode rural? Comment rendre équitable la répartition des revenus et améliorer le niveau de vie? La politique économique doit apporter des réponses concrètes et doit spécifier les voies et moyens ainsi que la durée de réali· sation des objectifs. Il va sans dire que la planification technocratique ne sert à rien si elle n'est pas soutenue par une volonté politique et accompagnée de modifications des stnlctures socio-économiques. La problématique consiste alors dans la transition à fixer des objectifs quantitatifs d'une croissance soutenue 99 et à mettre en place les structures les plus fonctionnelles pour les atteindre. C'est dire que le Plan doit être accompagné de modifications des structures et des liaisons institutionnelles qui permettent l'avènement de conditions favorables de fonctionnement. NOTES (1) Opinion citée par Hector Silva Michelena in «u sous-développement au socialisme », IDEP-ET-CS-2347-46. SECTION 1 Les options de base dans les secteurs décisifs de la vie économique et sociale Le caractère privé de la propriété des instruments essentiels de production doit être prioritairement réglé. Il n'est guère possible, sous prétexte d'éviter les dangers de la précipitation, de s'abstenir de nationaliser les secteurs-clés de l'économie. S'il n'en était pas ainsi, la politique économique n'aurait aucun moyen d'action réellement déterminant pour ouvrir la voie au socialisme. La question essentielle est alors de savoir ce qu'il faut nationaliser. Trois personnalités marquantes de pays qui avaient amorcé une voie non capitaliste ont apporté des réponses claires à la problématique. D'abord Bachir Boumaza, alors Ministre de l'Economie Nationale de l'Algérie, déclarait dans sa présentation de la loi des Finances que « face à ceux qui sont impatients de voir l'Etat tout gérer, nous devons répondre qu'il faut d'abord donner à l'Etat les moyens de cette gestion. Avant d'assurer aux masses la prise en main totale de l'économie, il nous faut les organiser, former les hommes de notre économie, les former aux responsabilités nouvelles... Et on exigerait que nous gérions des cafés, des salons de coiffure de luxe 100 ou autres? Non» (1). Il y a ensuite, comme pour faire écho à cette déclaration, ces remarques de Idrissa Diarra qui observait au VIe Congrès de l'Union Soudanaise R.D. A. qu'« en créant le monopole du commerce extérieur et intérieur, nous avons enlevé dans une large partie au secteur commercial la possibilité de nous créer des difficultés importantes ... Seulement notre inorganisation générale en matière commerciale, les difficultés que nous aurions éprouvé à nous approvisionner de la même manière constituèrent des raisons qui nous incitèrent à la prudence» (2). Dans la même direction se situe l'opinion défendue par D.N. Aidit selon laquelle, le secteur privé peut être accepté à condition de donner aux travailleurs la possibilité de défendre leurs intérêts. Généralement, ces questions font l'objet de très sérieuses préoccupations dans les formations politiques d'avant-garde des pays sous-développés; elles sont conscientes qu'une nationalisation mal menée peut déstabiliser les bases matérielles et sociales du régime et retarder l'avènement des rapports sociaux socialistes. Elle peut aussi mener vers l'aventurisme économique aux conséquences politiques incalculables. C'est pourquoi ces formations politiques s'efforcent de régler théoriquement toutes ces questions se rapportant à la nationalisation. Elles ont le temps de la réflexion pour entrevoir les mesures à prendre et évaluer leurs effets économico-politiques. Au total, dans l'approche de l'économie de la transition, il est nécessaire de tenter d'unifier la théorie avec la pratique c'est-àdire d'indiquer les contours des tâches concrètes d'édification du socialisme. La nationalisation n'est pas une fin en soi, mais un moyen qui permet d'un côté un contrôle effectif sur les instruments de production en vue de disposer des moyens d'action sur toutes les composantes et rouages de l'économie et de l'autre, de valoriser les ressources naturelles dans l'intérêt principal du pays tout entier. Elle élargit alors le secteur socialiste. Du fait de cette importance, l'acte de nationalisation pour reprendre l'heureuse formule du Pro A.K. Boye (30) doit être méticuleusement préparé au triple plan juridique, économico-financier et social. Une fois déterminés avec précision tous les coûts d'opportunité de caractère monétaire, social et politique, 101 il faut dégager un cadre juridique approprié qui règle et liquide les droits des parties en cause. Les décideurs doivent déterminer avec tous les intéressés, anciens propriétaires et salariés, trois tâches à savoir - la fixation des secteurs et entreprises nationalisables : il s'agit d'expliquer avec clarté les objectifs visés par la nationalisation et les critères et paramètres à partir desquels la décision a été prise. Ces explications permettent de mobiliser de larges couches sociales pour la défense des pouvoirs publics contre tout acte de sabotage économique et de subversion politique; - la définition des critères et les formes de calcul de l'indemnisation; c'est une question délia cate qu'il faut cependant correctement résoudre. De sa solution dépendront pour une large part, les relations conflictuelles ou de confiance entre d'une part les pouvoirs publics et de l'autre le secteur privé étranger et national; - la détermination des modes de gestion des secteurs et unités nationalisés; l'option de gestion doit être clairement précisée : gestion déficitaire, équilibrée ou bénéficiaire. Ainsi les résultats négatifs ne seront pas exploités par d'éventuels adversaires pour démontrer l'inopportunité et les contre-performances de la nationalisation. De même, le statut des travailleurs et le rapport entre utilisateurs et unités nationalisées doivent être fixés. La nécessité de clarifier et de solutionner cet ensemble de problèmes auxquels s'ajoute celui des charges financières établit la complexité de la nationalisation et les en· jeux qu'elle implique. Des décideurs comme A. Boumaza et Idrissa Diarra avaient su évaluer toute la délicatesse de la question et avaient prévenu leur opinion publiquesouvent impatiente de voir certains secteurs économiques rapidement nationalisés par l'Etat - de la nécessaire prudence qu'il convenait d'observer pour que la nationalisation atteigne les objectifs socio-économiques que l'on est en droit d'en attendre. Fondamentalement, la nationalisation est le point de 102 départ obligé pour une valorisation des ressources naturelles et suppose que l'Etat dispose de moyens d'action en vue d'opérer les transformations structurelles capables d'aider à promouvoir une croissance économique soutenue pour rattraper et combler le retard économique. Les secteurs-clés dont le contrôle est nécessaire pour atteindre ces objectifs de développement sont: - les banques et le crédit: les institutions financières et bancaires seraient unifiées, mais spécialisées pour le financement des opérations productives inscrites dans le plan de développement. La nationalisation de ce secteur est un moyen adéquat de rationalisation et de spécialisation des Banques et du Crédit. Elle devra surtout permettre l'élaboration et l'exécution de politiques monétaires et de crédit pour d'une part mobiliser l'éparqne intérieure en vue de sa transformation en investissements productifs et d'autre part contrôler les transferts afin que ceux-ci tiennent compte des impératifs du développement économique et social ; -les transports notamment maritimes et aériens en vue de limiter les charges en devises afférentes au frêt des marchandises et à la circulation des personnes. Par ailleurs, la nationalisation permettra l'amorce de la création d'une marine marchande qui exploitera les façades maritimes; - le commerce extérieur mais aussi intérieur doit être à la fois nationalisé et rigoureusement réglementé pour procéder à une diversification des échanges susceptible d'améliorer l'état de la balance commerciale et de paiements; de même, cette nationalisation permettra un meilleur contrôle des composantes (import-export) des relations internationales. Des efforts doivent être accomplis dans le sens d'une plus grande maîtrise du commerce intérieur pour enrayer toutes les spéculations, approvisionner régulièrement les marchés et offrir un support pour la commercialisation des produits locaux; -les sources d'énergie ainsi que tous les circuits de commercialisation et de distribution doivent 103 être totalement nationalisés en vue d'une part de la création d'une structure unique d'élaboration et de gestion de toute la politique énergétique (c'est-à-dire de fixation des priorités, d'utilisation des sources énergétiques et de détermination des prix et de leur péréquation) et d'autre part, du développement des recherches sur des sources énergétiques alternatives; - les unités industrielles et agro-industrielles qui utilisent les ressources naturelles de base et répondent à des besoins de consommation intermédiaire (facteurs modernes pour la production agricole) du système productif ou de consommation finale. La nationalisation permet l'élaboration d'une politique industrielle qui s'appuie sur la transformation des matières premières et la création de filières industrielles. Elle autorise aussi une alimentation des fonds d'accumulation et une élevation de la productivité du travail; - les ressources principales du sol et du soussol pour leur mise en valeur véritable et la renonciation de leur exportation sur le marché mondial à des prix instables et non rémunérateurs. Cette énumération non exhaustive montre que les objectifs visés par la nationalisation des secteurs-clés de l'économie se résument à : - donner à l'Etat les moyens de lever toutes les contraintes qui bloquent le développement économique et social, de liquider toutes les structures coloniales, d'asseoir et de contrôler des politiques sectorielles qui concourent à créer une agriculture efficace capable de satisfaire les besoins vivriers des populations et une industrie de biens d'équipement et de consommation; - donner aux décideurs les moyens d'exécution du plan de développement dans tous les secteurs décisifs de l'économie nationale; - accroître l'accumulation de capital pour le financement du développement par la mobilisation dans un Fonds d'Investissement National de tous les surplus qui se forment au niveau des unités économiques nationalisées; 104 - réaliser les objectifs de régionalisation de l'économie, de diversification et de liquidation de certaines distorsions structurelles, etc... L'existence d'un vaste secteur public apporte aux décideurs et techniciens des instruments sûrs d'action directe sur les structures et les mécanismes économiques afin de les entraîner dans le sens des objectifs fixés. Une fois encore, il existe toujours dans un processus de nationalisation un ensemble de risques encourus par les décideurs et qui sont liés à la précipitation. L'acte de nationalisation doit être méthodiquement analysé, économiquement et financièrement évalué et politiquement préparé pour être un succès. Il doit être populairement soutenu et pour ce faire, les décideurs se doivent d'associer les travailleurs à l'élaboration des décisions, à la gestion des unités et au contrôle de l'exécution des tâches imparties aux unités nationalisées. Les nationalisations simplement technobureaucratiques avortent souvent pour des raisons liées à l'absence de soutien populaire et à la confiscation par la bureaucratie de la gestion des unités économiques. La liquidation du sous-développement passe par la réalisation d'une crosisance économique rapide, régulière et au taux le plus élevé compte tenu des ressources dis· ponibles. Des objectifs d'une telle ampleur appellent d'une part la définition d'orientations sectorielles de production et d'autre part la planification rigoureuse de tous les efforts productifs. Précisément, la nationalisation doit être au service de ces orientations sectorielles qu'il importe de clarifier. En parcourant l'importante littérature sur la problématique du sous-développement, on s'aperçoit que tous les courants de pensée s'affrontent sur trois problèmesclés qui déterminent tendanciellement les politiques de développement: - la question agraire, - le modèle d'industrialisation, - la place des relations économiques et financières internationales. La stratégie non capitaliste de développement doit apporter une réponse claire et concrète, sous forme de politique économique, à chaque problème posé. 105 A. - LA QUESTION AGRAIRE DANS UNE STRATEGIE NON CAPITALISTE DE DEVELOPPEMENT. La question agraire dans les formations sous-développées suscite des recherches variées et complexes à la mesure de l'apport du secteur dans l'économie nationale et de l'importance de la population active qu'il concerne Il s'y ajoute aussi que ces pays connaissent une très profonde crise agraire qui se manifeste dans : - l'archaïsme des outils et méthodes de production aboutissant à de faibles productivités du travail dont la meilleure illustration est la grande disproportion entre l'apport de l'agriculture à la production nationale (entre 20 à 30 %) et la population active utilisée (entre 60 et 80 %) ; -le caractère autarcique de la consommation se traduisant par le développement de l'autoconsommation, donc la restriction de l'expansion du marché; - la faible diversification débouchant sur le développement prioritaire des cultures industrielles et de rente destinées à nourrir les activités exportatrices au détriment des cultures vivrières; - les relations fortement inégalitaires entre villes et campagnes se matérialisant par des distorsions en faveur des zones urbaines dans la répartition des revenus et de l'infrastructure de base économique et socio-culturelle ; - la persistance d'une paupérisation absolue qui chasse les paysans des campagnes vers les villes. L'agriculture, dans le contexte de telles orientations de production et de structures, est incapable de remplir sa triple fonction dans le développement économique et social à savoir : 1.) La centralisation de surplus importants qui vont alimenter l'accumulation en vue de l'élargissemetn de ses propres bases matérielles, et du financement d'autres secteurs décisifs de l'économie; 2.) La libération d'une partie de la main-d'œuvre par suite de l'amélioration de l'efficacité sectorielle du travail agricole provenant d'une utilisation plus systématique du progrès scientifique et technique ainsi que d'une mécanisation appropriée; 106 3.) L'élargissement des débouchés, donc du marché intérieur, pour le système industriel et commercial. Les réformes agraires multiples et variées n'ont pas encore réussi à résoudre la crise du monde rural qui s'amplifie pour revêtir aujourd'hui une dimension politiquement et socialement explosive précarisant ainsi les fondements des systèmes politiques. Dans cette optique, on saisit mieux la vivacité des polémiques stériles sur la question agraire surtout qu'au plan strictement scientifique, il n'existe pas « une science ou une discipline spécifique des problèmes agraires, encore moins des méthodes et instruments propres à l'étude de ces problèmes» (4). Ajoutons à cela qu'au plan des évaluations quantitatives, il n'existe pas de critères neutres et socialement acceptables par toutes les parties concernées par une réforme agraire. En d'autres termes, toutes les transformations et réformes des structures de l'agriculture concernent des orientations ou des classes sociales précises; dès lors, elles peuvent être jugées bonnes pour des catégories sociales déterminées et mauvaises pour d'autres. 11 s'avère alors indispensable, au regard de l'importance de l'agriculture dans la stratégie de développement et des fonctions socio-économiques qu'elle doit accomplir, de relancer la réflexion en explicitant: - les contradictions socio-économiques du capitalisme formel dans les campagnes; - la socialisation de l'agriculture comme réponse à la stagnation; -les axes d'une politique agraire dans une stratégie non capitaliste de développement. I. - Les contradictions socio-économiques du capitalisme formel dans les campagnes. Dans « Les fondements de la critique de l'Economie Politique» (5), Marx observe que « c'est à la campagne que commencent les transformations bien qu'elles s'y achèvent en dernier avec toutes leurs conséquences et sous leurs formes les plus pures. C'est pourquoi, les anciens qui n'ont jamais dépassé l'activité urbaine dans les arts, ne purent parvenir à la grande industrie. Celle-ci impli- 107 que avant tout que la campagne, dans toute son ampleur, soit entraînée dans la production, non pas des valeurs d'usage, mais des valeurs d'échange» (6). Cette importance des campagnes commande qu'on l'étudie minutieusement à travers la formation et le fonctionnement des rapports capitalistes de production qui déterminent en dernière instance le surproduit social, sa répartition et son utilisation. Dans les pays sous-développés précapitalistes, l'agriculture représente l'activité économique principale et la rente foncière y est la forme essentielle du surplus. L'analyse des rapports de production doit alors indiquer à la fois le processus de formation et d'appropriation de la rente. Cette problématique a fait l'objet d'importantes recherches et a soulevé de vives controverses portant sur la nature exacte des rapports de production dominants dans les campagnes (7). Dans le cadre latino-américain, la thèse la plus couramment défendue est celle de l'existence de rapports de production féodaux qui coexisteraient dans une première étape avec le capitalisme et qui seraient dans une étape ultérieure pénétrés ou envahis par les formes capitalistes. A partir du féodalisme, on interprète alors toute la réalité agricole latino-américaine ainsi que la crise latente qui la marque. La dynamisme se situe du côté du secteur capitaliste dont justement l'expansion est entravée par les multiples archaïsmes caractéristiques du secteur traditionnel, féodal de nature. A y regarder de près, on trouve la théorie de la dualité sectorielle car en définitive, il existe deux systèmes d'organisation obéissant à des rapports de production différents, avec des méthodes et des structures sociales également différentes. On y ajoute même que le secteur traditionnel est relativement isolé et fermé, ce qui est la cause de son arriération tant économique que sociale. De cette approche, on déduit une politique de développement économique fondée sur l'abolition des structures féodales paralysantes, donc de la grande propriété foncière. Cette thèse sur le féodalisme (8), version du dualisme dans l'agriculture, présente d'importantes lacunes théoriques. En effet, ce qui est caractéristique de ces rapports de production soi-disant féodaux, c'est l'extrême 108 concentration de la propriété foncière entre les mains d'une classe de propriétaires fonciers. Selon Abdellatif Benachenhou, les formes d'exploitation sont de deux sortes: le métayage et l'exploitation directe (9). Dans la première, le métayer doit au propriétaire une partie de la récolte et une corvée en travail, tandis que dans la seconde le propriétaire emploie des travailleurs salariés ou du travail forcé de ses métayers ou de ses esclaves. Mais ce qui est important dans ce système, c'est la commercialisation de la production destinée au marché extérieur. Ces culutres industrielles déterminent à leur tour les activités du secteur de subsistance. Tous ces éléments montrent qu'on est en présence de rapports de production capitalistes. Quelques particularités résident cependant dans la faiblesse de l'équipement utilisé par les unités de production avec des niveaux de productivité faibles et dans la forte concentration des revenus, qui n'autorise par un rapide élargissement du marché national donc une extension des rapports de production capitalistes. Ces particularités traduisent le caractère inachevé de l'accumulation primitive pour reprendre la problématique théorique formulée par A. Benachenhou. Il s'agit dans le fond d'une expression de la transition où précisément, il ne peut exister une parfaite adéquation entre la structure des forces productives et celle des rapports de production. Dans cette optique, on peut s'expliquer le fait que le capital accumulé sur la base des mécanismes propres au capitalisme n'élargit, ni ne transforme profondément le procès de production. Les raisons apparaissent évidentes lorsqu'on s'interroge sur l'utilisation des surplus dans les formations sous-développées. Si les études sur la percée des rapports de production capitalistes dans les campagnes latino-américaines sont nombreuses et variées, il n'en va pas de même pour l'Afrique Noire (10). Il nous faut rappeler très brièvement les deux phases de l'exploitation coloniale qui ont façonné le système productif des formations africaines au moment où celles-ci étaient dans une situation de domination des formes communautaires et des tendances tribo-patriarcales. La première phase de la colonisation est celle qui a succédé à la Conférence de Berlin (1884-1885) consa- 109 crant le partage définitif de l'Afrique. C'est une phase de mise en valeur rudimentaire et primaire. L'avènement de la première Guerre mondiale a affaibli notablement les puissances coloniales qui, au sortir de cette hécatombe, n'avaient plus les ressources financières et humaines pour procéder à une exploitation rationnelle de colonies assez étendues. Le système mis en place était simple. Il fallait extraire les matières premières et les ressources naturelles les plus immédiatement disponibles le long des grands axes maritimes. Pour ce faire, des installations infrastructurelles sommaires étaient nécessaires. Les travailleurs étaient commis de force pour les grands travaux publics. Dans le même temps, on procédait à quelques regroupements des villages autour des axes de communication ouverte, ce qui permettait un contrôle administratif plus facile. Dans les pays où se développait le système concessionnaire, les travailleurs pouvaient être requis pour des travaux dans des entreprises privées. Les cultures d'exportation se développaient au niveau des villages. L'impôt exigé en nature se généralisa et exerça quelques effets décomposants sur l'économie. Le paysan, se trouvant dans l'obligation de s'en acquitter, allait développer principalement les cultures d'exportation au détriment des cultures vivrières et de subsistance. Cet aspect se perpétua en se renforçant de telle façon que les cultures vivrières reculèrent au point d'introduire dans les campagnes africaines d'importants déficits vivriers. Cette forme d'exploitation coloniale contenait deux limites essentielles ayant trait d'un côté au caractère arbitraire des méthodes employées et de l'autre aux formes mêmes de la production. L'utilisation abusive du travail forcé sur les chantiers publics ou privés entraîna une surexploitation du travailleur pouvant déboucher sur des révoltes; dès lors, l'appareil colonial se trouva dans l'obligation d'accroître les moyens répressifs qui eurent un coût excessif et multiplièrent l'encadrement administratif, entraînant de lourdes charges d'infrastructures. Il devient évident que ces charges étaient trop lourdes pour les métropoles coloniales ruinées par la guerre. La seconde phase vit apparaître des formes désuè- 110 tes de production. Celle-ci, pour être rentable, exigeait l'existence d'une infrastructure adéquate et d'un appareil administratif. Tout cela nécessitait de lourds investissements que les métropoles ne pouvaient réaliser puisqu'engagées dans la reconstruction de leur propre économie. Le système du recrutement forcé portant sur des travailleurs n'ayant aucune qualification n'était rentable que pour les petites entreprises coloniales; les grandes elles, avait de plus en plus besoin d'une main-d'œuvre lettrée, plus qualifiée, et s'accomodent mal de l'inexistence d'un marché du travail. Pour ces deux séries de raisons, cette forme d'exploitation était condamnée à disparaître. Après la seconde Guerre Mondiale, le système capitaliste allait subir de très profondes mutations structurelles. Ce nouveau capitalisme plus efficace dans ses formes d'organisation et de gestion, plus organisé et plus exigeant, introduisit dans les colonies de nouvelles formes de mise en valeur qui furent plus fonctionnelles avec le renforcement du réseau routier et ferroviaire, l'extension des cultures d'exportation et l'encouragement par diverses mesures (11) des activités commerciales. Dans ce nouveau cadre, l'impôt fut désormais payé en numéraire, ce qui allait d'abord accélérer à la fois le processus de dissolution des anciens rapports de production et de monétarisation de l'économie et ensuite généraliser l'échange marchand. Ainsi, les zones de production non marchande furent entraînées dans ce processus et se trouvèrent dans l'obligation de vendre une partie des récoltes pour se procurer le numéraire permettant de faire face à certains besoins sociaux. C'est à partir de ce commerce que se forma toute une classe d'intermédiaires et d'usuriers vecteurs de l'endettement du paysannat (12). Quant à la production agricole, elle se déroula dans le cadre de la communauté domestique qui avait la charge, au travers de rapports de oroduction précapitalistes, de reproduire le système social et la force du travail. En nrenant l'exemple des pays où dominent encore aujourd'hui les rapports communautaires, on observe que tout le procès de production est fondé sur l'organisation familiale et villageoise (13) dont la caractéristique est l'absence de propriété privée du sol. Dans ce cadre, l'accès à la 111 terre est fonction du statut de chacun dans le groupe, lequel est déterminé par les responsabilités que l'on exerce dans la famille. On retrouve là les traits caractéristiques des modes de production « petit paysan» où l'unité de production se réduit à la famille. A ce niveau de l'analyse, le problème qui se pose est de savoir comment les rapports de production capitalistes vont s'implanter dans les campagnes dans l'optique de la transition vers ce capitalisme périphérique. Samir Amin est incontestablement l'auteur qui a donné de cette problématique les développements les plus lucides, les plus profonds et les plus rigoureux (14). Il observe que la tendance du capitalisme est de devenir exclusif lorsqu'il est fondé sur l'élargissement et l'approfondissement du marché interne. Seulement, tel n'est pas le cas pour les formations sociales sous-développées; dans ces pays, le capitalisme introduit de l'extérieur est dominant mais non exclusif. Dès lors, à l'homogénéité grandissante des formations du Centre, s'oppose l'hétérogénéité persistante de celles de la Périphérie. Cependant, cette hétérogénéité n'a aucun lien avec le dualisme sectoriel dont l'auteur rejette les prémisses théoriques. Il estime plutôt que toutes ces formations périphériques présentent trois caractères essentiels communs: - la prédominance du capitalisme agraire et commercial dans le secteur national ; - la constitution d'une bourgeoisie locale dans le sillage du capital étranger dominant; - la tendance à un développement bureaucratique original. C'est principalement le premier trait qui rentre dans notre propos. Il est d'ailleurs présenté comme le caractère classi· que le plus frappant, le plus visible des pays sous-développés. En effet, dans ces pays, la classe dominante classique est le grand propriétaire, non pas féodal, mais planteur qui produit pour l'exportation. C'est en Amérique Latine qu'on en retrouve la forme la plus achevée, c'est-àdire la forme latifundiaire; et Cuba est l'exemple typiQue où cette forme a été mise en place sans grande transformation des structures précapitalistes. Seulement, lorsque la formation du latifundium procède de la transfor112 mation des structures précapitalistes, elle se heurte à des résistances sociales (15). C'est le cas des pays où la communauté villageoise est dominante. Cette résistance est justificative de la stagnation car en définitive, le capitalisme ne réussit pas à modifier les rapports de production traditionnels. Cependant, certaines conditions peuvent amener une modification de la situation et permettre l'avènement d'un capitalisme agraire, spontanément, dans les campagnes. Ces conditions analysées par Samir Amin sont au nombre de quatre (16) : -l'existence d'une société traditionnelle suffisamment hiérarchisée, de manière que certaines couches de la chefferie traditionnelle disposent d'assez de pouvoir social pour s'approprier des parcelles importantes de terres claniques; - l'existence de densités de population moyenne de l'ordre de 10 à 30 habitants au kilomètre carré. Des densités plus faibles rendant l'appropriation privative des terres inefficace et l'offre potentielle de main-d'œuvre salariée insuffisante; -l'existence de cultures riches permettant de dégager par hectare et par travailleur un surplus suffisant dès le premier stade de la mise en valeur caractérisée par une faible mécanisation et, de ce fait, par une médiocre productivité de l'agriculture, encore extensive; - l'existence d'une autorité politique favorable à ce type de développement. Les facilités offertes pour l'appropriation privée du sol, la liberté du travail, le crédit agricole individuel ont joué partout un grand rôle dans la constitution de cette bourgeoisie rurale. L'avènement du capitalisme, seul susceptible d'opérer les transformations Qualitatives de l'agriculture, n'intervient que si ces conditions sont remplies. Ainsi pour Samir Amin, l'absence de telles conditions explique que « d'immenses zones demeurent encore hors du mouvement}) ; il s'agit là de l'Afrique « qui n'est pas partie », « qui ne peut pas partir ». C'est aussi l'Afrique nlrale « sans problèmes », en ce sens qu'elle peut faire face à sa croissance démographique sans modification des structures, par simple extension de l'économie traditionnelle de subsistance» (17). 113 Au total, pour Samir Amin, le handicap des structures rurales primitives de l'Afrique Noire - l'absence de grandes propriétés foncières - devrai t se muer en avantage à l'époque contemporaine. En effet, tandis qu'en Orient et en Amérique Latine, la solidité des structures de type semi-féodal constitue encore très souvent un obstacle majeur au développement capitaliste, dans de nombreuses régions d'Afrique noire, une bourgeoisie rurale de planteurs modernes s'est constituée très rapidement» (18). L'auteur introduit cependant quelques restrictions, car finalement, le progrès n'a pas affecté l'ensemble des Etats africains et en conséquence d'importantes régions stagnent en dehors de cette transformation. Ainsi se trouvent résumées les positions théoriques qui, d'une part lient le dynamisme au capitalisme et la stagnation aux modes de production traditionnels que ceux-ci soient de type communautaire ou tributaire et d'autre part présentent les conditions de formation d'une bourgeoisie rurale seule capable de transformer radicalement les campagnes africaines. Cette analyse débouche sur l'évaluation des limites propres au développement du capitalisme agraire (19) : possibilité d'une expansion des zones stagnantes et d'utilisation improductive des faibles revenus des Koulacks. Cette conception est d'une très grande cohérence et révèle des formulations tout astucieuses; cependant, elle soulève une foule de questions. Il y a en premier lieu les interrogations ponctuelles par lesquelles il faut commencer. Les théories de Samir Amin bien que séduisantes, ont le défaut de reposer presque toujours sur des hypothèses non démontrées à partir desquelles l'auteur édifie son échaffaudage de déductions. C'est le cas notamment des conditions supposées nécessaires pour l'instauration du capitalisme agraire. C'est mal connaître les sociétés africaines que d'imaginer qu'elles ne sont pas suffisamment hiérarchisées. Bien au contraire, depuis la cellule de base qu'est la famille jusqu'aux échelons supérieurs de la société, chaque individu a un statut réel précis. Ainsi au niveau de la famille, le chef détient toutes les prérogatives de la décision sur les personnes qui lui sont subordonnées. Il décide de la répartition des terres et des revenus et même des actes de la vie civile. 114 Evidemment, Samir Amin en affirmant l'inexistence d'une forte hiérarchisation l'entoure au départ de condi· tions qui, par leur importance, finissent par être la règle. La même remarque peut être faite à propos de l'existence de cultures riches. Observons que la colonisation a imposé principalement des productions agricoles qui faisaient à l'époque, l'objet d'une demande importante au niveau de la Métropole. On ne comprendrait donc pas qu'elle imposât une culture pauvre. D'ailleurs, la richesse ou la pauvreté d'une culture ne peuvent décider des formes de production, ni d'exploitation. Si nous prenons le cas de l'arachide, elle a été pendant longtemps considérée comme une culture pauvre, ce qui s'est avéré par la suite totalement faux au regard des diverses utilisations dont elle fait actuellement l'objet. On sait au Sénégal qu'une exploitation mécanisée de l'arachide était expérimentée par des entreprises privées (CFAO) et publiques (CGTO). Les rendements obtenus étaient extrêmement appréciables (1 tonne/ha). Seulement, si ces formes d'exploitation ont été abandonnées. cela ne tient absolument pas à une quelconque pauvreté de la culture en question. mais simplement au fait qu'il était plus rentable pour le système d'abandonner la production à l'exploitation familiale (donc à la petite production paysanne) dont les charges étaient beaucoup moins lourdes. Celle-ci procure un double avantage souligné par le Comité d'Information du Sahel qui note que « la production de denrées de subsistance (mil, sorgho) par le groupe rend possible la diminution du coût de l'entretien de la force de travail qui s'applique à la culture d'exportation. De plus, cette dernière peut bénéficier d'une augmentation du volume de cette forme de travail grâce aux liens de dépendance ou de coopération qui lient les membres du groupe domestique}} (20). L'avantage est net du côté du système central qui peut ainsi disposer d'une production (21) aux moindres coûts, car les moyens de subsistance nécessaires pour la reproduction du travail sont assurés à l'intérieur des rapports sociaux traditionnels. Ceci montre toutes les limites Qui s'attachent à cette condition de naissance du capitalisme à partir d'une culture riche. Le système dans son ensemble organise la production de la façon la plus 115 rentable sans accorder un intérêt particulier à la richesse ou à la pauvreté de la culture imposée. Quant à la condition démographique, elle ne nous avance pas plus que les autres. Quel que soit le volume réel de la population, l'individu ne peut avoir qu'un droit d'usage sur la terre; ce qui est, selon le mot de G.A. Kouassigan, une forme de participation à une souveraineté collective (22). En envisageant l'hypothèse d'une forte densité démographique ayant pour ultime conséquence l'impossibilité pour certains producteurs de trouver une parcelle de terre, il restera à prouver que cette situation débouchera sur un renforcement ou une instauration de la propriété privée du sol. Il est parfaitement possible - cela s'est observé dans certaines régions - que les vagues démographiques excédentaires prennent les chemins de l'exode ou changent de métier; ce qui rétablit l'équilibre. Il est également possible que cet équilibre se réalise par un accroissement des prix sans lien direct avec les formes de propriété. Encore convient-il de préciser que cette hypothèse a très peu de chance de se réaliser au regard de l'important stock de terres et du faible niveau démographique. Que peut-on enfin penser de la quatrième condition portant sur la volonté de la puissance publique de favoriser le capitalisme dans les campagnes? Nulle part dans les colonies, cette volonté n'a fait défaut. Dans cette direction, certains administrateurs comme Faidherbe ont même tenté d'introduire les formes privatives d'appropriation du sol. Cette décision a été très rapidement abandonnée car elle ne présentait pas un grand intérêt ni pour les colons, ni pour les populations locales. Au total, on peut dire avec Jean-Pierre Olivier que pour « un économiste qui se réclame de Marx, il y a là, de bien étranges « conditions» à l'émergence d'une classe sociale: ni trop, ni trop peu de hiérarchie, ni trop ni peu de densité, de bons rendements et la bienveillance des gouverneurs coloniaux» (23). Par-delà ces remarques ponctuelles, les thèses de S. Amin soulèvent des interrogations plus profondes. Nous en soulignerons essentiellement deux concernant directement notre propos. La première est que tout compte fait, S. Amin reconduit le dualisme sectoriel bien qu'il ait fermement critiqué cette vision. Quelle que soit l'astuce analytique pour 116 montrer que le fonctionnement des structures de la périphérie dépend du Centre, on retrouve dans sa démarche, des dualités finement habillées entre: centre-périphérie capitalisme - traditionnalité transformations dynamiques - stagnation. Cette dualité est expliquée comme étant l'expression de l'hétérogénéité caractéristique des structures des formations périphériques. Les connexions ne sont que rarement apparentes dans la dynamique même des formations sociales en présence. Le premier couple Centre-Périphérique dans sa version platement dualiste est aujourd'hui sérieusement remis en question (24). Ce ne sont pas les concepts qui sont directement en cause, mais la réalité profonde qu'ils recouvrent. Ce qui nous intéresse le plus immédiatement, c'est la dualité au niveau de la périphérie entre la stagnation propre aux modes de production traditionnels et le dynamisme caractéristique du capitalisme. Pour Samir Amin, «l'Afrique qui ne peut pas partir» est précisément celle où dominent les modes de production traditionnels et où le capitalisme ne peut prendre racine. En fait, le capitalisme vecteur des transformations ne peut se développer du fait de la résistance opposée par les rapports de production traditionnels. que l'on avait théoriquement rejetée. En effet, les campagnes arriérées et stagnantes sont bien celles qui gardent encore les rapports traditionnels. En tant que cette situation dure, aucun développement véritable ne s'opèrera. L'amorce de ce développement est liée à l'instauration du capitalisme réputé dynamique par essence. La politique économique qui s'impose sera celle qui fera sauter le blocage constitué par la traditionalité pour libérer les forces potentielles du capitalisme agraire. s'il n'en était pas ainsi, ce serait la stagnation. A ces conceptions, on peut apporter les mêmes critiques que Samir Amin formule parfois à l'endroit des théoriciens du dualisme. Dans le fond, les modes de production dans la périphérie africaine ont été profondément transformés pour permettre au capitalisme de contrôler l'essentiel des procès de travail et de reproduction, partant l'extorsion de la plus-value. En somme, cela semble fondamental : le processus de réalisation est toujours historique et em117 prunte diverses formes qui expliquent les variétés structurelles du capitalisme. Qu'il y ait stagnation, c'est un fait macroéconomique incontestable. Seulement, la stagnation n'a jamais été une entrave rigide à la rentabilité des unités capitalistes de production. Est-il pensable de concevoir un seul instant que le capitalisme périphérique pouvait présenter des avantages sociaux pour les populations locales ? Concevoir cela équivaudrait à admettre qu'à la périphérie, le capitalis. me est porteur d'un dynamique exceptionnel. Cette affirmation assez curieuse est pourtant clairement présente dans les formulations de S. Amin, ou en filigrane dans certaines de ses analyses (25). Or, il ne nous semble pas que le capitalisme puisse induire les transformations nécessaires à cause de son modèle d'accumulation fonctionnant exclusivement au profit des économies du Centre et du fait que le dynamisme de ce système est historique. Il n'est en conséquence ni permanent, ni éternel. En plus, il n'existe aucune certitude, ni théorique, ni pratique selon laquelle le capitalisme est le seul système social capable de mener à bien les transformations. On touche au mythe qui a la vie très dure et qui veut que les formations sous-développées ne puissent nullement faire l'économie de l'étape capitaliste (26). La deuxième interrogation de fond que soulève la théorie de Samir Amin est qu'en définitive, elle ne nous édifie pas précisément sur la nature exacte des rapports de production traditionnels et les divers liens de subordination entre les pouvoirs traditionnels et l'appareil d'Etat. L'absence d'une caractérisation correcte des rapports sociaux à la campagne est donc la source de certaines imprécisions sur l'analyse du capitalisme périphérique et de ses contradictions internes. De même, la négligence apportée aux divers liens entre les différents pouvoirs en place conduit à étudier la récupération des structures traditionnelles et leurs transformations organiques pour servir le capitalisme. A la suite de J.P. Olivier, nous pouvons déceler dans les campagnes africaines trois catégories de rapports de production articulées au capitalisme. D'abord, les rapports de production traditionnels 118 dont les formes sont souvent maintenues car elles servent mieux dans cet état le capitalisme. Dans la plupart des régions, les productions sont destinées à l'exportation et doivent permettre d'acquérir les revenus monétaires nécessaires à l'achat de certains produits manufacturés et au paiement de l'impôt. Les cultures de subsistance produites sous des rapports sociaux traditionnels autorisent la reproduction du travail dans les meilleures conditions. Là où prédominent les formes communautaires, se développent des relations de solidarité au sein du groupe domestique pour assurer la consommation quotidienne aux producteurs. Ainsi, l'entretien et la reproduction de la force du travail sont reportés sur le groupe domestique, sur la structure familiale. Ensuite, on trouve les rapports de production propres à la petite production paysanne. Cette production est le lieu d'une différenciation sociale entre paysans ri· ches et paysans pauvres. Il est le domaine, comme le souligne J.P. Olivier, d'évolution du Koulack de Samir Amin. Celui-ci est dans la plupart des situations, un paysan-commerçant relié par des formes diverses au secteur industriel et commercial. Les revenus annexes que le Koulack peut tirer de ses activités purement spéculatives peuvent s'avérer plus importants que les revenus d'origine agricole. D'ailleurs, les paysans pauvres peuvent aussi avoir des revenus annexes importants. En effet, le paysan pauvre est obligé d'exercer des métiers auxiliaires durant les mor tes saisons. Le Comité du Sahel note dans cette direction que « cette double combinaison : d'un côté le paysan ayant des activités commerciales et usuraires, de l'autre le paysan obligé d'exercer des activités auxiliaires pour subvenir aux besoins du groupe domestique, traduit un certain degré de pénétration du capitalisme dans l'agriculture» (27). Il y a enfin les rapports de production propres au secteur agro-capitaliste. Il s'agit d'un sous-secteur où le travail salarié est combiné avec des instruments de production exigeant des investissements lourds (terres, barrages, matériels hydro-agricoles, technologie). Le capitalisme prenant pied de cette façon, impose ses formes d'exploitation et la logique du profit optimum. Il le fait souvent pour saisir des opportunités d'investis119 sement ou des situations de pénurie qui peuvent rentabiliser l'intervention d'unités de production ou de valorisation agricole. Toutes les analyses, quelles que soient leurs limites méthodologiques, la faiblesse de leur formulation et la fragilité de leurs hypothèses, ont tout de même établi unanimement que dans les campagnes des formations sociales sous-développées, le capitalisme ne contrôle pas le procès de production et de travail et en conséquence n'impose pas ses rapports de production et ses formes d'exploitation. Cependant, dans certains cas, ces rapports constituent le noyau central qui se subordonne aux autres modes et formes de production. C'est dire que le capitalisme dans l'agriculture ne présente pas une tendance à devenir exclusif et à prendre racine définitivement. Ce qui est caractéristique, c'est que le capitalisme qui s'établit est strictement formel et s'avère totalement inapte à amorcer un processus dynamique de transformation et d'accumulation. Il importe alors d'évaluer les potentialités du capitalisme formel dans l'agriculture, les contradictions caractéristiques pour mieux cerner les réponses socialistes à la crise de l'agriculture. En résumant les conclusions auxquelles les réflexions ont abouti, on peut dire que le capitalisme dans les campagnes n'a pas systématiquement recherché (28) ni réussi à contrôler directement le procès de production et de travail; ce qui se serait traduit par: - la généralisation des formes privatives d'appropriation du sol et pour l'Afrique Noire la liquidation ou le recul des structures communautaires (29) ; - la transformation du système des forces productives avec l'introduction de nouveaux moyens de travail ; - l'apparition et la consolidation d'un salariat agricole. Si de telles conditions étaient réunies et fonctionnaient correctement, le capitalisme s'instaurerait pour impulser son dynamisme propre et son mode de reproduction. Tout dans les pays sous-développés semble établir que l'on est loin d'un passage net vers des formes privées d'appropriation et d'exploitation de la terre avec une stra- 120 tification socio-économique appropriée opposant d'un côté une minorité riche et de l'autre l'écrasante majorité des paysans sans terre. La preuve la plus apparente de cette non généralisation du capitalisme agraire réside dans le dualisme qui voit la coexistence d'un sous-secteur moderne où évoluent sans encombre les rapports capitalistes de production et un sous-secteur traditionnel. Le fait que ces deux sous-secteurs ne soient pas unifiés traduit les limites mêmes du capitalisme qui n'arrive pas à évoluer des formes formelles vers des formes réelles, lesquelles auraient permis l'uniformisation dans l'agriculture du procès de production et du procès de travail. Cette problématique a été posée et analysée avec une rare clairvoyance par A. Benachenhou qui estime que « le dualisme constitue un effet de surface d'une accumulation primitive avortée» (30) qui place le capitalisme dans l'incapacité de restructurer l'agriculture. C'est là, une ligne théorique qui permet un véritable retour à Marx et se démarque de ces formulations astucieuses fondées sur d'hypothétiques conditions d'avènement du capitalisme dans les campagnes. Le concept d'accumulation primitive est un concept de transition vers le capitalisme, autrement dit l'avènement de celui-ci est profondément lié à la réalisation de celle-là. Le processus historique du passage d'une forme non capitaliste vers le capitalisme s'est toujours effectué par un double mouvement : l'un destructeur des formes précapitalistes et l'autre reconstructeur, donc de mise en relation des éléments issus de la dissolution. Le second mouvement amorce le commencetnent du fonctionnement du mode capitaliste de production. Cependant, comme l'observe A. Benachenhou, « il est pratiquement impossible de distinguer dissolution et mise en relation car l'une est synonyme de l'autre; il en est ainsi dans tous les cas où le capital prend possession simultanément des moyens de production et de la force de travail et qu'il a sous sa dépendance formelle le procès de production tel qu'il existait déjà» (31). Dans les formations sous-développées, le processus de dissolution s'est réalisé sur des bases particulières. Il n'est pas intervenu par suite de mutations structurelles qui seraient l'aboutissement de contradictions internes 121 venues à maturité: il s'est plutôt déclenché de l'extérieur à partir du déploiement du capital à l'échelle mondiale, donc il tient son origine de l'impérialisme et de l'internationalisation du capital. Ainsi, la connexion des pays sous-développés à la division capitaliste internationale du travail conditionne aussi bien les structures productives que les formes d'accumulation au sein de l'agriculture. Elle entraîne d'une part une spécialisation dans des productions agricoles destinées au marché mondial et d'autre part la ruine de l'artisanat et la substitution des biens initialement offerts par ce secteur par des produits importés. Par ailleurs, les artisans totalement ruinés vont se transformer en producteurs séparés de leurs instruments de travail et disponibles pour servir le capital. La conjugaison de ces deux. conséquences détermine les formes particulières d'accumulation qui ne permettent pas au capital d'éprouver l'opportunité d'investir totalement l'agriculture. Elles dé· terminent aussi les formes de constitution de l'armée de réserve. Toute la littérature actuellement consacrée aux pays sous-développés et les statistiques illustratives dénotent une nette prédominance des activités agricoles dans le processus productif. En réalité, l'agriculture joue un double rôle dont le premier est de produire les biens destinés à l'exportation et le second de produire les biens de subsistance nécessaires à la reproduction du groupe domestique. Ces questions ont certes été effleurées mais il faut y revenir pour bien illustrer le caractère pervers de l'accumulation. Le système dominant impose la nature des activités exportatrices qui lui sont destinées. Ces structures spéculatives procurent aux producteurs le numéraire nécessaire pour le paiement de l'impôt et l'acquisition des biens manufacturés de consommation. Les cultures vont alors se présenter désormais comme un vecteur de la monétarisation et de l'accélération de la circulation marchande. Cependant, elles restreignent le développement de la production vivrière. En effet, les produits vivriers n'ayant pas de circuits modernes de commercialisation - principalement parce qu'ils ne font pas l'objet d'une demande extérieure, donc n'intéressent pas les opérateurs 122 modernes - ils ne peuvent satisfaire les besoins croissants en numéraire des producteurs. Dans ces conditions, leur volume reste stagnant ou même diminue et de plus, ils donnent naissance à une forte spéculation de la part d'intermédiaires locaux chargés de leur commercialisation dans des circuits traditionnels. A partir de ces considérations structurelles, il importe de s'interroger sur la répartition et l'utilisation des revenus en provenance des activités agricoles. Les revenus distribués à l'occasion de la commercialisation de la production agricole font l'objet d'une répartition particulière entre divers groupes sociaux évoluant à l'intérieur ou en marge du secteur agricole. Soulignons tout d'abord que ces revenus subissent une première ponction de la part du système mondial à travers les mécanismes de la détérioration des termes de l'échange, expression de l'accumulation à l'échelle mondiale. La seconde ponction est le fait de la Puissance Publique dont les finances sont essentiellement nourries par les divers impôts et taxes qui frappent les activités agricoles. Ces ressources contribuent à l'entretien et à la reproduction des lourdes bureaucraties politico-administratives; la troisième ponction est opérée par les paysans-commerçants, certains intermédiaires et divers spéculateurs. En effet, les circuits de distribution dans le milieu agricole sont très particuliers et secrètent une gamme d'intermédiaires et de spéculateurs qui contribuent à alourdir la dette de la paysannerie. Les marchés des produits vivriers étant inorganisés, ces intermédiaires trouvent là un créneau et l'occupent. En situation d'abondance, ils achètent les surplus à des prix très bas pour les écouler à des prix élevés dans les périodes de soudure. Un autre procédé consiste à faire des opérations de prêt financier à des taux usuraires lorsque les paysans sont pressés par le fisc ou un besoin social comme le financement d'une cérémonie. Enfin, une quatrième ponction est faite sous forme de rente. Bien que celle-ci n'apparaisse pas uniformément partout, quand elle le fait, elle demeure la forme essentielle du surproduit social (32). Dans ce cas, le producteur est amené à verser une 123 partie de son travail soit en nature, soit en espèce au propriétaire foncier. A partir de cette répartition, on s'aperçoit que les populations rurales, quelle que soit leur contribution qualitative et quantitative à la formation du produit social, sont très loin de jouer un rôle en conformité avec leur importance effective. Elles profitent très peu de leurs efforts productifs. Les bas revenus dont elles disposent expliquent qu'elles ne participent que marginalement à l'expansion du marché national. On comprend alors pourquoi le modèle de consommation induit par le sous-système industriel ne se généralise pas à l'ensemble national : le faible niveau des revenus à la campagne en exclut entièrement les populations rurales. De plus, l'avènement de la monétarisation et des intermédiaires complique la circulation des produits vivriers si bien qu'au bout du compte, l'agriculture ne réussit même plus à nourrir adéquatement le paysan. L'absence de surplus au niveau des producteurs agricoles ne permet pas véritablement une amélioration des techniques de production. Dès lors, ces travailleurs continuent d'utiliser les techniques traditionnelles qui, bien que parfaitement adaptées aux conditions naturelles, donnent de très faibles rendements. A ce niveau, il apparaît plus clairement encore que le capitalisme dans les formations sous-développées restera formel (33). Les rapports de production proprement capitalistes n'envahissent pas tous les secteurs de la vie économique et sociale pour leur insuffler un dynamisme propre auto-entretenu. En effet, l'expérience historique montre que le capitalisme prend véritablement racine dans une formation sociale lorsqu'il réussit à faire éclater les rapports précapitalistes préexistants. La destruction, par des voies et des formes différentes, des bases de l'ancienne société entraîne en premier lieu la libération de la force de travail (en conséquence leur transformation en prolétaires), en second lieu la séparation de ces travailleurs d'avec leurs instruments de travail (ce qui entraîne l'obligation de la vente de la force de travail, base de la création du salariat) et en troisième lieu l'accumulation capitaliste. Ces conditions historiques d'instauration du capitalisme sont loin d'être réunies à quelque niveau où le pro- 124 blème est envisagé si bien que malgré l'imposition de l'extérieur des rapports capitalistes, ceux-ci sont incapables de détruire, de décomposer totalement les formes précapitalistes. Dans les cas où les rapports précapita· listes connaissent un processus de dissolution, on constate que le capitalisme ne réussit pas ou n'éprouve pas la nécessité d'imposer ses propres formes, sa propre dynamique. On perçoit, en conséquence, une impossibilité de passage d'un capitalisme formel à un capitaliste réel. C'est peut-être là le lieu d'une transition bloquée au sens où l'entend Samir Amin. Ce blocage s'expliquerait par un ensemble d'obstacles dont au moins quatre méritent d'être soulignés. Le premier obstacle a trait à la circulation des surplus des campagnes vers les villes. A. Smith. on se rappelle, avait déjà établi que dans les économies agraires, l'agriculture demeurait la principale source d'accumulation qui alimentait le fond des investissements productifs pour les secteurs primaire et secondaire. Or, tel ne semble plus être le cas dans les formations agraires sousdéveloppées où les surplus qui se forment dans les campagnes prennent la direction des villes pour s'investir principalement dans la spéculation immobilière et commerciale. La conséquence de cette utilisation des surplus explique en partie la reproduction de la stagnation dans les campagnes, ce, d'autant plus que lE's maigres revenus laissés aux paysans ne leur permettent même pas l'acqui sition de biens de production canables de changer posi tivement les conditions de travail. Le second obstacle souligné réside dans la faiblesse de la snhère de la circulation; en effet, les diverses pono tions financières opérées sur les campagnes par divers agents et divers procédés limitent la demande solvable, donc la circulation des marchandises. Les possibilité~ d'extension du marché dans les campagnes seront très restreintes et en conséquence. l'étendue de la snhère de la circulation dépendra de J'accumulation dans les villes qui vont déterminer en fin de compte le volume du be· son social en matières premières, en produits industriels et alimentaires. Il devient alors clair comme l'observe A. Benache· nhou que le capitalisme formel ne peut se transformer en 125 capitalisme agraire réel que dans les limites qui lui sont tracées par le développement du capitalisme dans l'industrie. Le troisième obstacle est d'ordre financier et se présente en réalité sous deux aspects : l'accès difficile au financement et les termes de l'échange entre produits industriels nécessaires à l'agriculture et produits agricoles. En effet, les canaux du crédit sont parfaitement fermés à l'agriculture, notamment traditionnelle. Ce refus de financement tient à plusieurs raisons dont la plus importante est la non intervention du grand capital dans ce sous-secteur. Le grand capital privé ne s'est intéressé que très peu à l'agriculture parce que certaines cultures industrielles sont beaucoup plus rentables dans le cadre d'une production familiale. Ces petites exploitations ne peuvent intéresser ni qualitativement, ni quantitativement des institutions financières. De plus, leur faible surface commerciale n'offre pas suffisamment de garantie et ne cadre pas avec les critères capitalistes d'octroi de crédit. Le second aspect de ce troisième obstacle, réside dans les ter mes de l'échange qui sont défavorables à la campagne On retrouve ici une question importante mais qui est restée sous-analysée dans la théorie économique. Ce peu d'intérêt procède de l'utilisation exclusive des termes de l'échange comme instrument de mesure des relations extérieures. De ce fait, on finit par restreindre le champ d'application des termes de l'échange qui, au sens plein du mot, mesurent aussi les relations intersectorielles internes. Dans ce sens, ils ont fait l'objet de très vives discussions théoriques dont l'enjeu était de savoir si dans la construction du socialisme en Union Soviétique, la classe ouvrière ne devait pas exploiter la paysannerie. En effet, en élevant les prix des produits industriels et en abaissant ceux des produits agricoles, on procède à un transfert de revenu de la paysannerie vers la classe ouvrière. A partir de cet échange inégal, la reproduction de la force du travail industriel s'effectue aux moindres coûts; cela entraîne une appréciation des fonds d'accumulation en faveur de l'industrie. Cette problématique se retrouve dans des termes identiques dans les formations sous-dé- 126 veloppées où l'élevation des prix de biens industriels et la relative stabilité de ceux de l'agriculture correspondent à une détérioration des termes de l'échange défavorable à l'expransion du capitalisme dans les campagnes. Cette détérioration correspond en fait à une extorsion de surplus au profit des agents produisant ou distribuant les biens d'équipement destinés à l'agriculture. Seulement, cette élevation permanente des prix, liée à la fois au degré de monopolisation et à la situation inflationniste caractéristique des sociétés industrielles, limite l'expansion de la demande déjà trop faible en biens d'équipements du monde rural. Ainsi, un certain seuil de prix vite franchi exclut une bonne part de paysans à revenu moyen qui pouvaient prétendre, par une modernisation de leur exploitation, à améliorer leur situation sociale. Au total, le problème financier analysé sous ce double aspect se présente comme un obstacle à l'élargissement et à la consolidation des bases du capitalisme. Et on voit qu'en définitive, cet obstacle du passage d'un capitalisme formel à un capitalisme réel est profondément lié aux contradictions internes du fonctionnement de la formation sociale et non à de quelconques archaïsmes propres aux campagnes ou même à l'absence de conditions particulières. Le dernier obstacle est d'ordre politique. A. Benachenhou souligne dans ce sens que le propriétaire foncier n'a aucun intérêt à transformer radicalement son exploitation lorsque pèse en permanence sur lui la menace d'une réforme agraire. Celle-ci est absolument inévitable dans des formations sous-développées où la ruralité est dominante alors même que les campagnes n'exercent pas un rôle comparable à leur poids économique et politique. Dans ces conditions, les paysans à revenu moyen ou ceux qui sont en voie d'enrichissement n'éprouvent pas la nécessité de transformer radicalement les campagnes dans le sens de l'instauration d'un capitalisme réel. Souvent, ils préfèrent investir leurs surplus dé'll1s l'économie urbaine accentuant ainsi la dés accumulation caractéristique dans les campagnes (34). Le jeu de ces obstacles établit que le capitalisme agraire ne s'est installé définitivement nulle part car il n'est pas une condition nécessaire et suffisante pour l'ex127 pansion et le développement d'une agriculture productrice de biens destinés au marché mondial. Dans ce contexte, il est évident que tout réaménagement structurel entrepris par l'Etat pour établir et renforcer des rapports de production capitalistes est irrémé· diablement voué à l'échec. L'illustration la plus édifiante peut être décelée dans les résultats très décevants des réformes agraires accomplies en Amérique Latine et au Maghreb; elles ont entraîné: - une paupérisation des paysans avec quelques ilôts de prospérité; - une crise agraire qui se manifeste dans l'inpacité du secteur à couvrir les besoins vivriers des villes; - les faibles productivités et rendements. La misère, la famine et l'immobilisme, caractéristiques des campagnes des formations sous-développées, traduisent les multiples contradictions internes propres au fonctionnement de telles formations. Il n'y a dans le fond aucune fatalité de la pauvreté, mais simplement un processus d'accumulation induisant des formes particulières d'exploitation de la paysannerie. La profonde inégalité de la répartition des revenus ne montre pas autre chose. Les revenus centralisés par les classes privilégiées sont pour l'essentiel improductivement utilisés pour couvrir des consommations de luxe. Ce type de répartition et d'utilisation des surplus est un facteur décisif de stagnation. Christian Morrisson apporte dans cette optique quelques réflexions édifiantes en observant que lorsqu'on exclut l'aide extérieure, la forme de distribution n'exerce pas une influence déterminante sur la croissance. En effet. le même type de distribution n'implique pas les mêmes choix de consommation. d'épargne, de placement et d'investissement par les groupes à revenu élevé (35). Si les bureaucraties d'Etat se renouvellent. c'est hien sur la base des ressources tirées principalement de l'agriculture. Les usuriers, les propriétaires fonciers et les autres commercants tirent leurs revenus de l'ag:riculture et les utilisent 'en placements faciles souvent dans l'immobilier ou à l'étranger (.36). La conséquence ultime est que les surplus ne se réinvestissent pas là où ils se sont 128 formés, ce qui restreint les bases mêmes de la production. Ces formes particulières d'accumulation et d'absorption des surplus ne peuvent entretenir une dynamique d'expansion et de croissance économique. En revanche, elles reproduisent de façon élargie la misère et la pauvreté dans les campagnes. Ni le système mondial par la division internationale du travail mise en place, ni les classes sociales ne militent en faveur d'une rupture avec un tel modèle d'accumulation. Bien au contraire, ils feront obstacle à toute velléité de changement. L'Etat peut être amené à introduire dans des situations données, des réformes qui suppriment ou atténuent quelques-uns des obstacles qui limitent l'extension des rapports de production capitalistes ou bien qui limitent l'action de certains agents nationaux ou étrangers. Mais cette intervention publique se heurtera, dans un cas comme dans l'autre, à des difficultés énormes d'ordre politique, financier voire simplement social qui finissent par atténuer la portée des mesures. En définitive, à quelque niveau que l'on envisage l'analyse, on perçoit que les mécanismes économiques et les structures sociales en place tendent à reproduire les traits et phénomènes caractéristiques du sous-développement, lesquels ne laissent aux populations paysannes d'autre issue que le maintien de la pauvreté. Les conséquences nettes des relations économiques internationales comme la détérioration des termes de l'échange, les for· mes particulières de répartition des revenus, donc de centralisation et d'utilisation des surplus, font puissamment obstacle à une pénétration dynamique du progrès technique et à une profonde transformation des rapports de production. De ce fait, on se trouve installé en permanence au cœur des mécanismes du « développement du sous développement» selon la formule de G. Frank. Deux alternatives sont théoriquement ouvertes: d'une part, la mise en place de puissants moyens qui ne peuvent être que d'origine publique pour opérer le passage à un capitalisme réel ou d'autre part l'amorce d'une transition vers le socialisme. A la suite des arguments antérieurement avancés, il nous paraît que cette voie du capitalisme réel est complètement bouchée car les obstacles internes et 129 externes sont si puissants et si tenaces que l'on ne dispose pas de force socio-politique capable de les bousculer. En plus, on n'a absolument aucune certitude que le capitalisme même réel puisse rompre l'équilibre de la misère et résoudre les multiples problèmes économiques, politiques et sociaux soulevés. D'autres orientations et options s'imposent alors. Elles s'appuient sur la socialisation systématique de l'agriculture. II. - LE DEVELOPPEMENT SOCIALISTE DE L'AGRICULTURE Le capitalisme formel dans les campagnes s'appuie sur les exploitations minifundiaires qui constituent les bases de survie de la famille rurale et sur le développement des cultures de rente destinées aux exportations. Une telle agriculture semble inapte à générer d'importants surplus, à accroître le niveau des revenus des producteurs ; elle doit alors être restructurée dans une voie non capitaliste. Pour résoudre ces problèmes, une réforme agraire profonde brisant tous les obstacles socio-économiques s'impose impérativement. Le premier axe de cette réforme serait l'amorce d'une socialisation progressive de la terre qui s'exprime dans le retour de la terre à ceux qui la cultivent. Cette organisation ne devrait pas soulever de grands problèmes dans la mesure où les rapports de production capitalistes n'ont pas systématiquement envahi l'agriculture. De plus, les bourgeoisies terriennes qui se sont établies ne s'intéressent pas à la mise en valeur véritable de la terre. Celle-ci est utilisée simplement comme moyen de spéculation. C'est dire que, dans beaucoup de pays, la socialisation ne se heurte pas à de fortes résistances sociales. En revanche, les problèmes seront sérieux quand il s'agira de trouver une formule adéquate de coopération dans le secteur rural. Cette question est d'autant plus importante que le socialisme européen n'a pas trouvé une solution efficiente aux problèmes de l'agriculture. La preuve est apportée par les multiples réformes intervenues dans le secteur et la dépendance de plus 130 en plus forte de ces pays à l'égard de l'agriculture capi taliste américaine et canadienne (37). Les pays socialistes d'Europe de l'Est n'offrent pas en matière de réforme agraire des expériences édifiantes et exemplaires. Tout au plus peuvent-ils indiquer ce qu'il ne faut pas faire en ce domaine. Les solutions sont à chercher en direction d'une systématisation de la Commune Rurale. Une telle forme d'organisation présente des éléments pouvant permettre, par une transformation des structures, de résoudre les diverses inerties qui bloquent l'expansion du secteur agricole. En effet, la Commune Rurale assure une indépendance réelle du producteur et débloque l'esprit d'initiative et d'innovation. L'agriculteur devenu maître de sa terre se trouve dans l'obligation, pour améliorer ses conditions d'existence, de rationaliser son travail et sa production. Il sera aidé dans cette tâche par l'Etat. De plus, le producteur peut être politiquement responsabilisé dès lors qu'il est associé directement au contrôle et à l'administration des structures destinées à gérer la politique agraire (38). Dans une deuxième étape, la coopération des producteurs libres peut s'imposer comme forme dominante. La mécanisation de l'agriculture étant une nécessité, celle-ci ne peut nullement s'effectuer dans de petits lopins de terre qui ne sont pas des surfaces optimales pour rentabiliser les machines-outils utilisées. La socialisation devra permettre à l'Etat d'apporter, à travers sa politique agricole, l'assistance nécessaire au secteur sans que celle-ci aboutisse à l'installation d'une bureaucratie inefficace et paternaliste. Elle doit se traduire par une amélioration du potentiel de production qui impose une série de mesures techno-agronomiques précises qui ne peuvent s'imposer que si elles sont comprises et acceptées par le monde rural. Ce sera le rôle des organisations de masse de faire le travail de persuasion et de mobilisation en faveur de telles mesures. D'ailleurs sur ce point, E. Mandel note que « la mobilisation de milliers de paysans pour un travail régulier qui bouleverse les coutumes ancestrales exige la présence d'une force politique et (ou) sociale mobilisatrice, capable d'obtenir cet effort volontaire des paysans» (38). 131 Les mutations structurelles, les remises en question des orientations de production, des conditions de travail et du statut propre de la paysannerie nécessitent que les populations rurales soient étroitement mobilisées et impliquées. Une telle réforme agraire peut alors entraîner au plan économique global une double conséquence : la création d'un surplus plus important et l'établissement de rapports qui permettent une expansion du secteur industriel. Le niveau du surplus est, dans quelque secteur que ce soit, fonction de l'efficacité de la production et des for· mes de répartition. Le processus de développement agricole dans la nouvelle optique suppose que l'Etat apporte un aménagement général du cadre institutionnel dans lequel évolue le secteur: réseau routier et de commercialisation, politique hydraulique et système d'irrigation. En somme, il s'agit d'un ensemble de grands travaux qui rendent l'in· vestissement agricole rentable et la production efficace Une fois cette infrastructure mise en place, il est possible d'orienter la production dans le sens des besoins réels de l'économie nationale. Le plan national pourra alors quantifier les objectifs à atteindre et indiquer les moyens à mobiliser. Dans ces conditions d'amélioration des cadres d'accueil, l'agriculture peut se développer sur des bases saines et dégager des surplus importants. III. - LA POLITIQUE AGRAIRE DANS UNE STRATEGIE NON CAPITALISTE L'agriculture abandonnée à elle·même reproduit sa crise permanente qui se manifeste par l'archaïsme des moyens et méthodes de production, la stagnation des rendements et de la production, la baisse de la productivité du travail et la dégradation de la condition sociale des producteurs. L'intervention de l'Etat dans le sens de l'imposition de la propriété et de l'exploitation privées n'a pas systématiquement levé les contraintes et obstacles structurels qui bloquent l'expansion de l'agriculture. Bien au contraire, là où elle s'est systématisée, elle s'est accompagnée d'une souffrance accrue des grandes masses de paysans sans terre et qui n'ont bénéficié d'aucune for· 132 me d'assistance publique. Finalement, cette intervention publique a approfondi objectivement la stratification sociale sans améliorer véritablement la production. Le socialisme devient dans ce contexte l'alternative à ces formes économiquement et socialement régressives du développement agricole. Il doit devenir un système social capable de résoudre les contradictions inhérentes aux rapports sociaux et de production qui bloquent l'expansion des activités agricoles. Dans ce système, le producteur devenu possesseur et maître de ses principaux instruments de travail sera placé dans les conditions les meilleures pour d'une part rationaliser sa production et son travail et d'autre part chercher systématiquement à améliorer ses conditions d'existence. Pour ce faire, l'Etat devra être l'artisan principal des transformations dans le secteur rural. La tâche consistera à chercher la voie la plus simple, la plus accessible aux paysans pour introduire toutes les mutations structurelles pour faire passer le secteur rural du stade du sous-développement, de l'exploitation et de la mono-production vers un stade socialiste, donc de socialisation effective qui assure une indépendance totale du producteur et débloque son esprit d'initiative, de créativité et d'innovation. Le paysan, dans la nouvelle orientation, sera politiquement responsabilisé et associé directement à l'élaboration, à l'administration et au contrôle de toutes les institutions d'encadrement et de gestion de la politique agraire. L'Etat devra intervenir seulement pour apporter l'assistance économique, technique et financière, de même qu'il devra apporter tous les aménagements structurels en fonction des impératifs de l'élargissement des bases de l'accumulation et de l'instauration des formes de pro· priété et d'exploitation socialistes. Il s'agit là d'un programme volontariste et hardi dont la réalisation sera forcément très lente et comportera d'énormes difficultés. Cependant, son accomplissement dépendra du degré d'adhésion et de participation enthousiaste des paysans euxmêmes. Il reviendra aussi à l'Etat de veiller à ce que son assistance et son encadrement n'aboutissent pas à l'installation d'une bureaucratie lourde, inefficace et paternaliste qui mépriserait les capacités de création et de travail des populations rurales. 133 Plus positivement, cette intervention de l'Etat doit se traduire par : -la prise de mesures de nature techno-agronomique, financière et structurelle, pouvant améliorer le potentiel de production; - la création d'unités de production capables, conformément aux orientations de la politique nationale, de contribuer au développement des forces productives dans l'agriculture et d'y diffuser les technologies progressives et les acquis de la révolution scientifique et technique. Toutes ces actions, en dernière analyse, soulignent l'impérieuse nécessité d'élaborer une politique agraire, vision prospective de ce qu'il faut faire. Cette politique s'organise autour de cinq axes qui doivent être articulés dans un plan national de transformation radicale de l'agriculture: 1) L'organisation de la coopération agricole Marx établissait déjà que le mouvement coopératif est une force transformatrice de la société. Son grand mérite, ajoutait-il, est de montrer pratiquement que le système actuel de subordination du travail, despotique et paupérisateur, peut-être supplanté par le système républicain de l'association de producteurs libres et égaux (39). La coopération permet en effet de résoudre toutes les contradictions et déséquilibres introduits par les rapports sociaux dans les campagnes. Elle doit en conséquence viser la réalisation de trois objectifs (40) : - la transformation des rapports de production; - le perfectionnement des techniques agricoles; - l'éducation et la mobilisation des campagnes en vue du développement économique et social. Selon Le Chau, ces trois objectifs sont intimement liés et exercent une influence stimulante sur le développement et la diversification des activités agricoles. La transformation des rapports de production permet la réalisation immédiate ou progressive de la collectivisation des instruments de production et de travail. Au plan économique, la socialisation permet la constitution d'exploitations de tailles optimales à partir desquelles on peut obtenir une productivité du travail élevée, 134 un niveau de production appréciable. Ces objectifs contribuent à l'augmentation du surplus agricole donc de l'accumulation (41). La socialisation favorise le perfectionnement de la technique qui contribue à l'élevation des rendements. Il importe alors de mobiliser les paysans pour «un travail régulier qui bouleverse les coutumes ancestrales» (42). Bien entendu, il est impensable que les orientations soient socialisées alors que les mentalités paysannes restent foncièrement empreintes d'individualisme et de capitalisme. Il faut alors, comme le recommandait F. Engels, convaincre les paysans que « nous ne pouvons sauver et conserver leur propriété qu'en la transformant en une propriété et une exploitation coopératives. Car c'est précisément l'exploitation individuelle conséquence de la propriété individuelle qui fait la perte des paysans. S'ils s'accrochent à l'exploitation individuelle nécessairement, ils seront chassés de leurs terres et de leurs fermes ; inéluctablement, leur mode de production dépassé fera place à la grande exploitation capitaliste» (43). Il faudra beaucoup de patience et un énorme travail de persuasion et d'éducation pour amener les paysans à se mobiliser avec enthousiasme en vue d'assumer les transformations (44). Il importe donc de faire preuve d'une très grande souplesse dans l'instauration de la coopération. Celle-ci doit partir et s'appuyer solidement sur certaines structu· res et propriétés qui lui sont favorables comme par exemple les structures communautaires en Afrique Noire. Dans ce cadre, I. Andreev et D. Toumarkine observent taires dans le mouvement coopératif n'est pas un idéal, que « l'utilisation des formes et des traditions communaumais une méthode à laquelle on est conduit à recourir dans une période de transition pour faciliter sur le plan psychologique et social l'entrée de la paysannerie communautaire dans une époque historique nouvelle (45). D'ailleurs, dans certains cas, le succès du mouvement coopératif est fonction de l'identification et de la prise en compte de ces structures communautaires. E. Mandel nous rappelle que la mobilisation volontaire et enthousiaste de la paysannerie, bien qu'indispensable, est très difficile à réussir. Toute tentative de brûler les étapes, ou d'embrigadement aboutirait fatalement à un échec qui 135 risque de porter des torts irréparables à la coopération. Il ne suffit pas de prendre des décrets et des lois car tous les ordres qui viendraient d'en haut risqueraient de rester lettre morte (46); il faut alors amener le paysan à prendre une nette conscience de la nécessité des transformations car tout dans la socialisation doit s'effectuer par la persuasion et par l'adhésion. La coopération, pour réussir, doit reposer sur des principes clairement définis qui doivent assurer: - une gestion démocratique des unités coopératives qui se manifesterait dans l'élection des organes dirigeants, le contrôle du fonctionnement et des finances ; - une liberté totale et absolue d'adhésion ou non à la coopérative sans aucune espèce d'obligation ou de contrainte; cela permettrait l'instauration d'une compétition stimulante entre les coopératives et d'autres formes d'exploitation; la coopération est ainsi condamnée à faire preuve de sa supériorité d'organisation et d'efficience ou à disparaître ; - un bénéfice mutuel qui permettrait de régler les intérêts de la coopérative en tant que personne morale et ceux de ses membres. Il sera donc question des conditions de formation et de répartition du fonds d'accumulation, mais aussi de la rémunération de la force du travail. Dans ce domaine aussi, la coopération doit faire la preuve qu'elle offre à court ou moyen terme des ressources financières ou matérielles plus importantes. La coopération est souhaitée car on estime qu'elle est une forme d'organisation plus efficiente permettant une meilleure valorisation de la production et du travail agricoles. Les interventions publiques d'impulsion et d'assistance au mouvement coopératif procèdent de la conviction qu'au plan socio-économique, l'exploitation coopérative est supérieure à la petite exploitation individuelle et par ailleurs qu'elle peut rendre des avantages accessibles à la grande majorité des paysans. Par sa dimension et la libération du producteur, l'exploitation coopérative permet la réalisation d'économies d'échelle qui se matérialisent dans l'utilisation la plus efficiente des facteurs mo- 136 dernes de production et la division sociale du travail favorables à une élevation de la productivité. Ce cadre structurel réalise les meilleures conditions de génération d'un surplus beaucoup plus important pouvant être utilisé sous forme de réinvestissements internes pour améliorer les instruments de production ainsi que le niveau de vie des coopérateurs. En somme, une coopération menée avec clairvoyance et lucidité à partir d'objectifs matériels clairs, accessibles et acceptés par les paysans, constitue le meilleur moyen, la voie la plus sûre, la plus simple pour lever les obstacles et les contraintes à l'édification d'une agriculture moderne et efficace capable de répondre à la demande croissante en produits vivriers et en matières premières pour les agro-industries. Cependant, les politiques agraires devront opérer dans la quasi-totalité des pays sous-développés des réorientations de la production agricole dans la double direction d'un abandon progressif des monocultures de rente destinées à l'exportation et d'un développement de nouvelles productions permettant de satisfaire les besoins internes. La réalisation programmée d'une infrastructure de base pour l'agriculture: C'est le second axe de la politique agraire qui se traduit par la mise en place progressive d'une infrastructure matérielle rendant possible l'accélération et l'intensification de la production agricole. Cette infrastructure tourne autour: - de l'exploitation du potentiel hydraulique et énergétique; - de la création d'un réseau routier permettant le fonctionnement de mécanismes autorégulateurs de marché avec une libre circulation des biens et des facteurs de production. Le développement agricole passe par la maîtrise de l'eau et la réalisation de grands travaux d'irrigation. Ces deux éléments constituent la condition essentielle d'un accroissement de la production et d'une réduction des calamités naturelles et de leurs effets. Ces dernières années, le puissant Mouvement Ecologiste Européen a re2. - 137 lancé le débat sur les choix alternatifs entre la petite et la grande hydraulique. Beaucoup d'arguments ont été développés pour condamner les grands barrages auxquels il est reproché : - les effets déstabilisateurs des écosystèmes fragiles; - les effets négatifs sur l'environnement humain et la santé dans les abords des régions irriguées; - les coûts excessifs des investissements accen· tuant la dépendance financière; - la dépendance technologique et de l'écoulement de la production découlant de la délocalisation vers les pays sous-développés des activités industrielles. Ce sont là quelques arguments plus ou moins raffinés que l'on oppose aux politiques de grands barrages appliquées pour une agriculture moins tributaire des aléas climatiques et de l'extrême instabilité de l'environnement. La solution alternative proposée par les écologistes tourne autour de la petite hydraulique aux coûts financiers et humains beaucoup moins excessifs et aux effets moins dévastateurs pour l'environnement physique et humain. Tous ces arguments demeurent quelque peu légers au niveau économique, social et scientifique. Ils traduisent profondément les préoccupations de personnes que la famine et la misère ne menacent guère et qui n'ont pas à régler une crise agro-alimentaire aux effets sociaux incal· culables, ni à trouver les voies et moyens pour élever dans les délais les plus brefs le niveau des forces productives matérielles et humaines. Comment peut-on demander aux pays sahéliens de continuer à développer des systèmes agraires aux faibles rendements et totalement dépendantes des caprices du climat et de l'instabilité de l'environnement. Ces pays ont besoin de contrôler toutes les composantes de la production agricole depuis l'irrigation jusqu'aux facteurs modernes de production. Ils doivent utiliser non pas de petites technologies alternatives très peu performantes, mais les techniques les plus progressives que la révolution scientifique et technique peut mettre à leur disposition. Les formations sous-développées doivent se raccor- 138 der aux technologies les plus avancées pour refaire leur retard économique et accroître particulièrement leur savoir-faire. Ces visions que l'on nous offre sous des vocables d'une apparente innocence comme technologies appropriées, technologies douces, secteur informel, autodéve· loppement à partir des communautés de base, relèvent de conceptions totalement anesthésiantes et rétrogrades qui veulent maintenir les pays sous-développés dans l'arriération économico-sociale. Elles émanent toujours de personnalités scientifiques de pays avancés qui n'ont donc plus un problème de savoir-faire, mais de savoir quoi faire. Que l'exploitation capitaliste ait entraîné une exploitation bornée et anarchique de l'environnement, c'est un fait évidemment incontestable, mais ce fait ne saurait être le prétexte d'une hypothèque de la valorisation de la nature. C'est la technique qu'il faut maîtriser et mettre au service du développement économique et social. Les grands barrages, quels que soient leurs coûts, restent une option progressive d'une maîtrise de l'eau. Le problème fondamental ne se situe pas dans les effets négatifs qu'ils peuvent produire, mais réside dans leur capacité à régler les problèmes-clés des politiques agraires. Si celles-ci sont réfléchies et restent au service des masses laborieuses, elles doivent permettre l'exploitation de toutes les potentialités de développement qui s'ouvrent et dans cette direction la petite hydraulique ne saurait être écartée. Il importe aussi de la développer en la corrigeant car les formes minifundiaires qu'elle secrète sont souvent tournées vers de petites exploitations individuelles souvent économiquement inefficientes. Les pays sous-développés ont des urgences de survie qui leur commandent d'exploiter la nature avec des moyens qui peuvent être écologiquement répréhensibles mais dans bien des cas, ils n'ont pas d'autres choix. Seulement, ce serait un hasard qu'ils aient les mêmes préoccupations que les mouvements écologistes qui prônent une exploitation douce de la nature. Si la maîtrise de l'eau est une nécessité impérieuse, elle doit être accompagnée d'une politique énergétique cohérente et adéquate. L'énergie est une variable essen139 tielle dans le développement agricole. Dans cette direction, un rapport de la National Academy of Sciences ob· serve que « le processus de la croissance économique a pris naissance au moment où la machine a remplacé l'homme pour les travaux agricoles, industriels et domestiques... La production phénoménale de l'agriculture aux Etats-Unis et dans d'autres grands pays exportateurs d'aliments s'explique en grande partie par une utilisation massive d'énergie et d'engrais, l'apport de la main-d'amvre diminuant très rapidement à mesure que s'intensifient les pressions exercées par l'accroissement des salaires dans les industries secondaires et tertiaires» (47). Il importe alors d'élaborer une politique énergétique qui permette d'obtenir un accroissement de la production agricole et qui pourrait s'organiser autour: - de l'évaluation exhaustive des besoins énergétiques pour une agriculture en expansion; - de l'exploitation de toutes les ressources éner· gétiques disponibles ; - de l'utilisation des technologies énergétiques les plus progressives en vue de l'augmentation de la production et des rendements. Il s'agira là aussi d'utiliser toutes les sources sans aucune exclusive. Les coopératives de production doivent être aidées pour la mise en place de programmes d'utilisation d'énergies renouvelables à des fins de développement rural. Le développement d'une infrastructure de base est indispensable pour créer un réseau routier désenclavant toute les zones de production agricole et contribuant à la constitution du marché national, structure d'allocation des facteurs de production. L'Etat devra, par le Plan, fixer les objectifs à atteindre, les moyens à mobiliser pour réaliser le programme et les ressources internes disponibles. Cette programmation empêchera l'apparition de distorsions dans l'utilisation des fonds du développement économique et social. 3) La planification du perfectionnement de la technique et de l'utilisation généralisée des facteurs modernes de production agricole : 140 c'est là un aspect extrêmement important de la politique agraire. La recherche techno-agronomique est un domaine totalement négligé. Pourtant, rien absolument ne justifie ce traitement. Une agriculture socialiste a particulièrement besoin d'une utilisation systématique de la révolution scientifique et technique pour atteindre des niveaux élevés de productivité du travail. Cela pose la nécessité de la formulation d'une politique cohérente de recherche pour le secteur agricole et qui viserait : - la modernisation des procédés de culture et la rénovation des instruments de production ; - l'expérimentation scientifique et la diffusion de nouvelles techniques, ce qui implique la création d'unités expérimentales qui ont vocation à être de véritables laboratoires au service du développement agricole; - la formation de cadres compétents au plan technico-agronomique et technico-administratif. Cette question soulève les limites des systèmes universitaires des pays sous-développés qui ne s'intéressent que très marginalement aux activités rurales qui fournissent pourtant jusqu'à 70 % des ressources nationales. Une Faculté d'Agronomie a beaucoup plus d'intérêt économiquement et socialement qu'une Faculté de Droit ou de Lettres. Il circule des idées totalement erronées selon lesquelles les pavsans feront eux-mêmes la révolution technique et scientifique. 11 faut les corriger car cette révolution scientifique et technique sera le fait des savants et des techniciens évoluant dans les campagnes et y opérant des recherches systématiques. Cependant, seul l'Etat a les moyens et le personnel pour l'impulser et l'organiser. Il peut le faire à trois niveaux : - celui de l'identification des produits et systèmes agraires pouvant contribuer à la croissance économique du pays ; - celui de la localisation dans l'espace et des contraintes sociologiques; - celui des technologies les plus appropriées 141 pour atteindre les niveaux de production et de productivité les plus élevés. Il importe alors d'identifier les priorités de recherche ainsi que les objectifs du développement technologique. Les pays en voie de développement qui connaissent des retards importants et qui évoluent dans des environnements naturels défavorables à l'agriculture doivent accorder une grande attention aux activités de recherche qui auront pour objectifs d'éliminer les contraintes et obstacles aussi bien naturels que technologiques qui empêchent une expansion soutenue de l'agriculture. Les pays sous-développés doivent chercher à tirer profit de la révolution verte en la systématisant et en l'adaptant aux conditions de leur environnement. Ils pourront ainsi développer l'expérimentation et les recherches au niveau : - des produits chimiques pour étudier les conditions d'accélération de la croissance des plantes en vue de l'amélioration des rendements et les effets de l'utilisation des pesticides et engrais sur la production et les sols ; - des manipulations génétiques pour améliorer les espèces et accroître les rendements; - de la photosynthèse, de la prévision météorologique. Nous estimons que les pays sous-développés doivent très rapidement se mettre aux techniques de l'ordinateur qui sera d'un apport décisif pour l'agriculture du futur. Comme l'observe Hal Helmann, dans le futur, non seulement les ordinateurs dirigeront le matériel agricole, mais encore ils tiendront la comptabilité, surveilleront le progrès des cultures et de l'élevage, calculeront les meilleurs mélanges de nourriture et d'engrais en fonction des besoins et des prix et même établiront les programmes d'irrigation d'après des prévisions météorologiques enregistrées automatiquement sur bandes magnétiques» (48). Il s'agit dès maintenant de réaliser des recherches systématiques des services que l'ordinateur peut rendre dans le processus de révolutionarisation des campagnes. C'est dire que l'agriculture du futur doit se préparer à une utilisation des équipements et des découvertes scientifiques. 142 Cela signifie en clair que la mécanisation est un volet essentiel de la politique agraire et doit contribuer à une modernisation rapide du secteur rural. Elle seule permet d'élever la productivité du travail et d'approfondir la division du travail à l'intérieur même du secteur agricole. Il faut bien comprendre que la mécanisation est un objectif vers lequel on tend par étapes successives passant du perfectionnement des instruments agricoles traditionnels à la machine fonctionnant sans même l'intervention de l'homme. Tout ce processus nécessite une organisation rigoureuse et une gestion adéquate. La planification s'impose pour une gestion rationnelle de la politique de transformations structurelles radicales des campagnes. L'Etat sera le vecteur de tous les changements, de toutes les modifications, comme cela a été le cas dans un pays ultra-libéral, en l'occurrence les Etats-Unis. Dans ce pays, comme dans bien d'autres, l'Etat est constamment intervenu en mobilisant des moyens financiers et technologiaues massifs pour permettre aux agriculteurs d'affronter l'environnement national et international diversifié et changeant. L'agriculture est le secteur où les principes du libéralisme n'ont iamais fonctionné comme le h\Ïssent croire les manuels. De plus, elle est bénéficiaire de très importantes subventions. 4) La nécessité de la définition d'une politique adéquate de crédit. C'est le quatrième élément de la politique agraire qui devrait rendre possible le financement des opérations productives et permettre à l'agriculteur de se redresser. Fautil regretter que l'on ne soit pas encore complètement revenu sur les structures bancaires d'économie de traite et de renforcement des distorsions stnlcturelles caractéristiques du sous-développement. Le système bancaire ne prévoit qu'accessoirement le financement des activités agricoles. Pourtant, les besoins financiers sont énormes dans l'optique d'une profonde révolution agraire qui exige un recours à la mécanisation, à l'utilisation des facteurs modernes de production et même à certains travaux d'infrastructure. Le crédit agricole permettrait alors aux exploitations d'avoir les ressources pour le financement des 143 opérations productives. L'Etat devra mobiliser des ressources budgétaires ainsi que l'épargne rurale pour disposer de moyens financiers pour l'agriculture. La révolution agricole appelle l'élaboration d'une politique financière cohérente qui met en place un système de crédit organisé et structuré qui permette aux paysans d'échapper aux excès de l'usure et à la dépendance vis-àvis des divers fournisseurs de biens intermédiaires. Il faut alors résoudre toutes les questions liées à l'encadrement du crédit, au taux d'intérêt, à la durée des prêts, au rythme de remboursement et aux problèmes des garanties. 5) La politique de stockage et des prix incitateurs pour les grands produits. La désaffection des paysans pour certaines cultures peut s'expliquer par l'absence d'une politique incitatrice de prix. En effet, certains prix parfois administrativement fixés ne sont pas assez rémunérateurs pour inciter le producteur à accroître le volume de sa production et à procéder à des réinvestissements pour améliorer ses instruments de travail. En clair, la problématique des relations inégales entre villes-campagnes à travers les relations de prix doit être résolue. Dans cette optique, M. Gutelman montre au plan théorique que les intérêts fondamentaux de la classe ouvrière et de la paysannerie sont, quant au fond, absolument divergents tant qu'existe le marché et que le mode de production capitaliste domine (49). Par les rapports de prix agricoles et industriels s'opèrent toujours des transferts de valeur des campagnes vers les villes, de la paysannerie vers les autres classes sociales. Cet échange inégal est l'essence même de l'accumulation primitive qui profite aussi à la classe ouvrière. Il est aussi caractéristique de l'accumulation socialiste comme l'ont clairement établi les travaux de Préobrajenskv dans « la Nouvelle Economique ». Les mécanismes de financement de l'industrialisation par la paysannerie ont été clairement analvsés. On pourrait se demander en définitive si le fait d'avoir fait payer l'industrialisation principalement par la paysannerie n'explique pas en partie les échecs des politiques agraires et la crise 144 de l'agriculture des pays socialistes d'Europe. Beaucoup de travaux établissent et insistent sur une désaffection de la paysannerie des systèmes productifs et rouages économiques officiels pour créer des structures de production et de commercialisation parallèles qui fonctionnent de façon très efficiente. Cette économie parallèle finit par se sructurer très solidement car elle rétablit des termes de l'échange favorables aux activités rurales, corrige en toute conséquence les déséquilibres des revenus et des conditions d'existence entre ruraux et citadins. Ce sont ces objectifs qui devraient être ceux de la politique des prix agricoles. Une paysannerie pauvre ne saurait contribuer à transformer les campagnes. Elle fera même obstacle à tout processus de transformation et s'alliera plus facilement aux rentiers, ce qui montre qu'en définitive la pauvreté n'est pas une condition nécessaire et suffisante de la révolution socialiste dans les campagnes. Ces cinq éléments constituent les bases d'une véritable politique agraire. Ils doivent être articulés et coordonnés dans le Plan national qui les traduirait en objectifs et indiquerait les moyens à mettre en œuvre pour leur réalisation. Des mesures ponctuelles, si habiles et si appropriées qu'elles soient ne sauraient remplacer une politique cohérente qui seule peut permettre à l'agriculture: - de créer des surplus importants, donc d'alimenter les fonds nationaux d'accumulation pour le financement du développement économique et social (50); - d'accroître et de diversifier la production agricole et de couvrir ainsi les besoins vivriers en croissance rapide du fait de l'explosion urbaine; - d'élever la productivité et l'efficacité du travail permettant de libérer une partie de la main-d'œuvre pour d'autres activités productives; - d'élargir et de diversifier les bases de l'industrialisation. Si l'agriculture doit accomplir ces fonctions économiques et sociales, elle doit être rationnellement réorganisée par l'Etat à qui revient l'initiative de créer des fermes ou des exploitations d'expérimentation et de recherche qui contribueront à lui permettre une plus grande 145 maîtrise du développement des forces productives dans le secteur. A ce niveau de notre réflexion, on peut dire que dans les formations sous-développées, la politique agraire à appliquer doit offrir une alternative à la situation présente de l'agriculture qui se caractérise par: - le développement de monocultures de rente destinées à l'exportation avec des techniques stagnantes et une faible productivité du travail ; - la régression vers des formes archaïques d'autosubsistance ; - la paupérisation absolue de la population entraînant un exode rural massif de travailleurs que ni l'industrie, ni le secteur tertiaire ne peuvent absorber par suite de leur absence totale de qualification professionnelle; - le repli vers des visions et idéologies bornées, totalement hostiles au progrès économique et social, favorisant les formes autarciques d'existence et les barrières ethno-tribales. Dans tous les pays en développement, ces politiques agraires n'ont réussi à couvrir que très faiblement les besoins vivriers installant ainsi une très grave crise alimentaire qui se traduit par une dépendance excessive vis-à-vis de l'extérieur. De plus, les mesures de modernisation introduites ont produit un processus de différenciation sociale entre une élite paysanne qui a profité de l'introduction de nouvelles technologies et la masse appauvrie. Dans ce contexte, l'exode rural observé est le double signe de la paupérisation des campagnes et de l'incapacité du secteur rural à capter et à utiliser sa propre force de travail. Pour dépasser cette situation, une transformation radicale des structures à partir d'un autre modèle de développement économique et social s'impose. Dans cette direction, la politique agraire doit être entièrement repensée et reformulée pour rendre le secteur apte à dégager un surplus important et à élever la productivité du travail. Pour ce faire, une attention particulière doit être accordée au progrès technique et à la recherche scientifique. Les pays sous-développés n'ont ni les mêmes échéances, ni les mêmes exigences que les formations sociales 146 mûres, que celles-ci soient capitalistes ou socialistes; ils doivent trouver des raccourcis pour combler le retard de leurs forces productives matérielles et humaines. Ils ne peuvent le faire qu'en utilisant systématiquement et de façon généralisée les technologies les plus avancées, les plus progressives. Le progrès technique est à mettre, quel qu'en soit le coût, au service du développement économique. En effet, si le progrès technique se retourne contre l'homme, cela tient à la nature même des rapports sociaux et de production. La recherche est à élever au rang des préoccupations fondamentales. Les tâches en la matière se résument principalement dans les orientations et options suivantes : - l'élaboration d'une politique et d'une administration non bureaucratisée d'impulsion et de gestion de la recherche technico-agronomique qui aura vocation à coordonner et à harmoniser toutes les recherches entreprises par les institutions nationales privées et publiques; - la mobilisation des moyens financiers mais aussi humains et matériels en vue de l'équipement et du fonctionnement de laboratoires et autres stations d'expérimentation; - la création de banques de données pour tous les chercheurs et autres professionnels de l'agriculture ainsi que l'institution de puissants moyens de diffusion et de vulgarisation des résultats obtenus; - la réforme radicale des institutions universitaires de formation et de recherche pour les impliquer davantage dans le processus de transformation de l'agriculture. Ces institutions mettront à la disposition de l'agriculture des cadres techniques et en même temps prendront en charge la recherche fondamentale et diffuseront dans la jeunesse des modes de pensée favorables à l'agriculture. Le socialisme ne triomphera dans les formations agraires que s'il revalorise profondément l'agriculture et s'il permet aux paysans d'être une force sociale dynamique, politiquement et techniquement préparée à assumer un vaste et profond mouvement de bouleversement de 147 leur environnement socio-économique. Il faudra alors considérer les paysans non pas comme une source d'alimentation des caisses de l'Etat, mais comme une force dynamique, capable de contribuer à la construction nationale. Les promesses faites par les hommes politiques et les fonctionnaires n'ont pas souvent été tenues, par conséquent, le monde rural retombe toujours dans la prostration et l'apathie... Les vieux qu'on trouve dans les villages sont fatigués et les jeunes des villes ne veulent pas s'y rendre sans être assurés de pouvoir profiter de tous les avantages du monde moderne. Il faudrait alors revaloriser les campagnes, leur redonner leurs valeurs culturelles et leur indiquer des méthodes de production susceptibles de promouvoir un développement autocentré (51). Ce sont là des tâches que le socialisme seul peut entreprendre et réussir s'il sait échapper aux travers bureaucratiques, au paternalisme, au volontarisme étatique et aux folles prétentions d'apporter du dehors et d'en haut les modifications structurelles du milieu rural. Il doit alors trouver les voies et les formes les plus simples, les plus faciles, les plus progressives, les plus accessibles et les plus acceptables pour les masses rurales en vue de la réalisation de toutes les transformations économiques et sociales. En Mrique, le socialisme ne prendra racine dans l'agriculture que si les dirigeants se démarquent des expériences européennes, entreprennent une autocritique rigoureuse et courageuse et réconcilient les mots et l'action. NOTES (1) Bachir Boumaza : Discours portant sur la loi des finances. Alger Républicain, 31 Déc. 1963. (2) Idrissa Diarra : Rapport d'orientation au VIe Congrès. Compte rendu du VIe Congrès, Edit. Librairie Populaire du Mali, 1962. 148 (3) A.K. Boye : L'acte de nationalisation. Ed. Berger Levrau1t et NEA. 1979, 213 pages. (4) Michel Gutelman : Structures et réfonnes agraires: Instruments pour l'analyse. Petite Collection F. Maspéro. Paris 1974, 200 pages. (5·6) Karl Marx: Les fondements de la critique de L'Economie Politique, Tome 1, Edit. Anthropos. page 477. (7) Voir sur ce point les travaux des économistes latino-américains : Gunder Frank (Capitalisme et sous-développement en Amérique Latine); Celso Furtado (Amérique Latine), R. Stavenhagen (marginalité, participation et structure agraire en Améri· que Latine), P. Baran (Economie politique de la croissance. Edit. François Maspéro, 1972, 301 pages). (8) Voir sur ce point 'le chapitre 4, de G. Frank: Capitalisme et sous développement en Amérique Latine (Edit. F. Maspéro, Paris 1972 pp. 203-252) où l'auteur expose le mythe du féodalisme dans l'agriculture et expose les différentes théories avancées. (9) A. Benachenhou : Dualisme rural ou accumulation primitive inachevée : essai d'une nouvelle problématique théorique INDEP-ET-ES-237S-27. (10) Voir sur ce point : - Samir Amin : Le développement inégal : chapitre V, Paris, Edit. Minuit. - J. Adam: L'arachide, Paris 1905. - A. Vanhaeverbeke : Rémunération du travail et commerce extérieur. C. Meillassoux : Développement ou exploitation. Pierre P. Rey : Colonialisme, néo-colonialisme et transi· tion au capitalisme. Edit. F. Maspéro, Paris 1971, 522 p. (11) On peut observer que les codes des investissements sont inspirés sur glusieurs aspects de la 'législation coloniale. Voir notre thèse « Tourisme international: évaluation de l'impact sur le développement des économies en voie de développement, fascicule 1 pp. 215-234. (12) L'absence de canaux adéquats de commercialisation des produits vivriers impose des intermédiaires qui achètent les produits à bas prix surtout lorsqu'il y a des perspectives de bonnes récoltes. Ils les revendent à crédit dans les périodes de soudure. Il s'ensuit un processus d'endettement du paysan vis-à-vis de ces intermédiaires. (12) Dans cette optique, J. Adam signale un rapport du Juge royal de Saint-Louis en 1864 où il est noté avec clarté les avan· tages qu'on pouvait attendre de la production de l'arachide dans un cadre familial. Le rapport note que «l'-arachide cultivée sur une grande échelle ne présente que des chances de ruine... Ces inconvénients disparaissent pour la petite culture entreprise par les Noirs qui travaillent chez eux, aidés de leurs familles sans frais et sans dépenses. (14) Voir l'accumulation à l'échelle mondiale (Edition Anthropos, 1970) notamment la section III qui traite des formations du capitalisme périphérique pp. 339-376. Les mêmes développements se retrouvent dans "le développement inégal» (Editions du Minuit, Paris 1973) au chapitre V - 149 intitulé : Les formations sociales périphériques contemporaines, pp. 257-339. (15) S. Amin: Le développement inégal, pp. 292·293. Idem p. 294-295, Edit. de Minuit. (16) S. Amin: Idem, p. 296. (17) S. Amin: Ibidem. (18) S. Amin : Ibidem. (19) Ces limites sont au nombre de trois : la réduction de l'incitation à l'accroissement de la productivité, l'utilisation improductive des revenus des Koulacks assimilés à une rente et la faiblesse relative de ces revenus. Chacun de ces éléments s'oppose à l'extension du capitalisme agraire. Dbsel'Vons au passage l'assimilation des revenus des Koulacks à une rente de monopole. Alors qu'il s'agit comme dans les pays d'Amérique Latine d'un profit. Samir est en-deça de P.P. Rey. (20) Comité d'information du Sahel : Qui se nourrit de la famine? Edit F. Maspéro, p. 80. (21) A. Vanhaeverbeke : (in Rémunération du travail et commerce extérieur) observe dans ce sens que « l'exploitation familiale, pour qui l'arachide constitue un appoint aux cultures vivrières, n'a pas d'alternative à l'utilisation de son travail; il lui faut choisir entre l'inactivité ou ce revenu arachidier sUlpplémentaire » (p. 129). (22) G.A. Kouassigan : L'homme et la terre, Thèse de doctorat d'Etat soutenue à Paris, 1966, p. 7. (27) J.P. Olivier : Afrique : qui exploite qui? Revue «Les Temps Modernes» n. 346 et n. 347, Mai 1975, Juin 1976, pp. 1745-1775. (24) Des opinions dans ce sens sont eJq)rimées par C. Palloix, G. Franck et même par les animateurs de la Revue « Critique de l'Economie Politique» et qui sont proches des conceptions défendues par S. Amin. La critique la plus limpide est celle de J.P. Olivier qui note que « la conception même qu'il (Amin) a de l'impérialisme (Centre-périphérie) s'oppose totalement aux « réseaux» de G. Frank. Pour celui-ci, le mode d'eJq)loitation des pays dominés par les pays occidentaux se trouve à l'intérieur des premiers. De même que la bourgeoisie impérialiste pille les nations du Tiers Monde, de même les bourgeoisies urbaines de cel. les-ci pillent les arrières-pays; chacun eX!ploite celui qui lui est subordonné et retrocède à celui qui le domine. L'économie mondiale ne se compose donc pas de deux sous-ensembles de struc· tures radicalement différentes, mais d'un système unique de hié· rarchies successives... chez Samir Amin, le dualisme centre-périphérie se double d'un dualisme interne (pp. 1533-1536). (25) Il donne même parfois l'impression d'être gêné que le capitalisme ne prenne pas pied assez solidement. Cette attitude curieuse fait que J.P. Olivier le présente comme un défenseur intelligent des bureaucraties africaines et de leurs alliés. (26) Nous trouvons par ce biais une discussion qui a longtemps agité les marxistes sur le capitalisme. Cette phase doit permettre l'élevation des forces productives et en même temps l'apparition des contradictions caractéristiques du système. A partir de ce moment peut s'amorcer réellement la révolution socialiste. 150 (27) J.P. Olivier: Op. cit. p. 1772. (28) En fait, le capitalisme utilise les lois de son environnement et s'y adapte. Ainsi il ne cherche 'pas à reproduire le rapport capital-travail à l'identique. La reproduction de la force de travail est abandonnée à une structure précapitaliste : le cadre domestique. Le coût du travail pour le propriétaire est de fait allégé. (29) La dégradation et la dégénérescence des structures précapitalistes et communautaires traditionnelles ne sont pas aussi rapides; bien au contraire, ces structures continuent encore d'occuper une place importante. Elles ne sont donc pas sérieusement ébranlées par la propriété et l'exploitation privées. (30) Abdelatif Benachenhou : « Dualisme rural ou accumulation primitive innachevée. Essai d'une nouvelle problématique théorique». Revue Algérienne, vol. X, n. 3 sept. 1973. pp. 614-647. (31) A. Benachenhou : ({ Dualisme rural ou accumulation primitive inachevée, essai d'une nouvelle problématique théorique". Op. cit. p. 621. (32) Ernest Mandel: Dans son ({ Traité d'économie marxiste» (tome 1, Edit. Julliard, 1964) observe avec justesse que la rente foncière naît seulement lorsque entre la terre et le processus de production s'intercale un propriétaire foncier (p. 367). Cerpendans cette appropriation privative de la terre n'est nullement un phénomène caractéristique de toutes les formations précapitalistes comme il l'avance (p. 331). En effet dans les pays d'Afrique Noire, les formes privatives sont loin d'être dominantes dans les campagnes comme nous l'avons déjà établi; dès lors, la rente n'y est pas un phénomène connu. (33) A. Bouzidi : Dans « Réflexions autour de la notion de voie non capitaliste de développement» (Revue Algérienne, vol. XII, n. 2-3, Sept. 1975) est plus catégorique car pour 'lui, toute voie capitaliste est complètement 'fermée aux pays dits sous-développés, la cc bonne bourgeoisie » qui a permis le développement de l'Europe au XVIIe siècle ne peut plus exister et en plus, ces pays ne peuvent trouver par cette classe la solution à leurs innombrables problèmes. (34) Cette opinion est citée par J.S. Canale dans L'Afrique noire, ère coloniale 1900-1945, (Edit. Sociales, Paris 1964. p. 200). Le Pro Auguste Chevalier ayant visité les campagnes du Sénégal à la fin du XIXe siècle éprouve en 1947 une impression d'immobilisme. Ces cases sont toujours misérables, les paysans toujours en haillons; il s'interroge alors pour savoir l'utilisation qui a été faite des revenus procurés par la vente des cacahuètes. (35) Christian Morrisson : Répartition des revenus dans les pays du Tiers-Monde, Edit. Cujas, Paris 1968, p. 243. (36) Gaston Leduc : Dans son Economie du Développement, constate l'importance de ces placements à l'étranger effectués par les classes {lrivilégiées des pays en voie de développement. De telles opératIOns offrent une dlscrétion et une sécurité absolues. C'est également la même opinion que développe Christian Morrisson qui note que «ces investissements des profits, des salaires des cadres n'a rien d'assuré, les bénéfices commerciaux sont souvent placés à l'étranger ou consacrés à l'achat de biens 151 fonciers qui confèrent un prestige social ou certains pouvoirs,. (op. cit. p. 244). (37) Voir René Dumont: Sovkhozes et Kolkhozes, la problématique de l'agriculture socialiste. Edit. du Seuil. (38) E. Mandel: Traité d'Economie Marxiste, Editions Julliard Tome 2, page 290. (39) K. Marx: Rapport du Conseil Central de l'A.I.T. 1866, Cité par Jean Malle : La coopération agricole face au capital. CEP : n. 24-25, sept. 1976. (40) Le Chau : Le Viet.Nam Socialiste, une économie de tran· sition. Edit. Maspéro, pp. 170-187. (41) A. Bouzidi : La question agraire dans une stratégie nationale de développement. Revue Algérienne, n. 2, Juin 1976. (42) E. Mandel: Traité d'économie marxiste, Edit. Julliard, p. 296. (43) F. Engels : La question paysanne en France et en Alle· magne, Edit. Sociales. (44) Dans un ouvrage collectif, il est souligné que « Bien que les Fellahs auront subi, pendant des années l'exploitation féodale, ou capitaliste, la misère et l'oppression, ils auront acquis des habitudes tenaces de petits exploitants et seront empreints des liens de dépendance avec les exploiteurs. (45) 1. Andreev et Toumarkine : Les structures communau· taires et le développement social. Sciences sociales, Académie des sciences de l'URSS, n. 4, 1976. (46) Ensemble d'auteurs: Réforme Agraire au Maghreb, Edit. F. Maspéro. (47) National Academy of Sciences: L'énergie et le Dévelop(48) Hal Hellman: Nourrir l'homme de demain, Edit. Nouveaux Horizons, 1976, p. 267. pement rural. Washington D.C. 1977. (49) Michel Gutelman : Op. cit. p. 198. (50) M. Gutelman observe dans ce sens que dans toute réforme agraire, la question essentielle est de savoir où est passée la rente? Celle-ci peut être utilisée à la consommation somptuaire et personnelle de celui qui la perçoit ou bien elle peut être transformée en capital technique soit dans le secteur agricole lui-même, soit dans le secteur industriel. C'est cette transformation de la rente qui est désignée par l'expression « capitalisation de la rente» (p. 183). (51) Club de Dakar: Evolution passée et situation actuelle des pays francophones. Rapport de M. lUy de l'Mrique équatoriale. Document ronéoté. Il y est écrit que ce qui manque au niveau des gouvernements, c'est une prise de conscience sans réserve et une appréciation approfondIe des actions de développement menées depuis l'indépendance, une mise en évidence des défaillances humaines, politiques et administratives. Ce qui se produit dans les démocraties à travers les débats parlementaires, les changements de pouvoir et une presse éclairée et compétitive, n'est point possible en Afri· que: on crée et entretient des tabous et des mythes, des terrains sacro-saints et une communication à la hauteur de radio-trottoir. 152 B. - Voie et modèle d'industrialisation dans la transition vers le socialisme. Dans la transition vers le socialisme, les décideurs politiques et les techniciens seront confrontés à l'incontournable question de l'industrialisation qui consiste d'une part à définir un modèle d'industrialisation et d'autre part à spécifier la structure institutionnelle de gestion de cette industrialisation. L'expérience chinoise en la matière enseigne que dans cette période d'édification des bases du socialisme, il faut « marcher sur deux jambes» c'est-à-dire élaborer une politique de développement qui permette de jouer sur tous les tableaux de la scène économique: l'agriculture et l'industrie. Dans cette optique, la stratégie est à la fois large et souple et s'ordonne autour d'un développement prioritaire de l'agriculture à laquelle est lié aussi bien en amont qu'en aval le secteur industriel. Cette conception procède-t-elle du cadre analytique marxiste ou est-elle propre à la Chine? Quelle voie d'industrialisation les formations sociales sous-développées peuvent-elles emprunter? Quelles leçons peuvent-elles tirer du processus d'industrialisation? La clarification de telles questions ouvre les directions pour l'élaboration d'une stratégie conséquente d'industrialisation. Pour ce faire, il faudra : - d'abord retracer le cadre théorique qui éclaire le dilemme industrie lourde-industrie légère, et indique l'option la plus efficiente d'industrialisation; - ensuite dégager les axes et les moyens de la politique industrielle dans l'optique des formations sous-développées extraverties fortement insérées dans la division internationale du travail. 153 I. - LE CADRE ANALYTIQUE DU DILEMME INDUSTRIE LOURDE - INDUSTRIE LEGERE Le modèle d'industrialisation dans la pensée marxiste a pour origine théorique les schémas de la reproduction élargie développés par K. Marx. Sans reprendre le fonctionnement des schémas, il faut apporter quelques précisions qui permettent de mieux comprendre les formes industrielles qu'ils impliquent. Dans la reproduction élargie, la totalité de la plus-value qui se forme n'est pas improductivement consommée. Une part est utilisée pour l'achat d'éléments additionnels du capital productif. Ce qui postule que le montant du capital variable et de la plus-value de la section qui produit les biens de production doit être supérieur au capital constant de la section productrice des biens de consommation. C'est là la condition de base de la reproduction élargie. La réalisation de cette condition exige que le capital variable et la plusvalue de la première section augmentent plus rapidement que les mêmes éléments de la section deuxième. En clair, un modèle d'industrialisation accélérée doit s'appuyer sur un développement prioritaire du secteur des biens de production. Ce secteur contribue à la fois à l'accroissement des biens de production et des biens de consommation. Dans une formation capitaliste achevée, l'industrialisation est précisément rapide parce que la production des moyens de production est plus rapide que celle des biens de consommation. Ce qui s'exprime dans l'élevation permanente de la composition organique du capital. Cet aspect de la question a été développé par Lénine et non par Marx qui, dans « le Capital », raisonnait à partir d'une composition organique invariable. Lénine abandonne cette hypothèse et établit que dans le système capitaliste, « ce qui croît avec le plus de rapidité, c'est la production des moyens de production pour produire les moyens de production; puis la production pour les moyens de consommation; et plus lentement, la production des moyens de consommation» (1). C'est à partir de ces considérations que Staline croit trouver la loi de la priorité de l'accroissement de la production des moyens de production dans le socialisme. 154 Pourtant, cette idée était présente dans l'analyse de Lénine lorsqu'il observait que le socialisme ne peut être édifié que sur la base de la grosse industrie mécanisée qui est seule capable de réorganiser l'agriculture (2). C'est donc cette conception que J. Staline va élever au rang d'une option doctrinale rigide, dogmatique selon laquelle une prépondérance absolue doit être accordée « à l'accroissement de la production des moyens de production car cette production a le mérite d'assurer l'équipement de ses propres entreprises et des entreprises de toutes les autres branches économiques; mais aussi parce que sans elle, il est absolument impossible de réaliser la reproduction élargie )) (3). L'industrialisation aura donc sa base dans le développement de l'industrie lourde (4). L'avènement de ce dogme s'est réalisé à partir de la liquidation de deux conceptions qui se dessinaient depuis la NEP : celle de M. Boukharine et celle de l'opposition de gauche représentée par L. Trotsky et E. Preobrajensky. Le premier soutenait que la priorité dans le développement devait être accor· dée à l'agriculture qui seule est en mesure de créer un surplus disponible à la fois pour l'exportation et l'expansion du secteur industriel. Ce développement de l'agriculture permettrait en plus de nourrir correctement les villes et de fournir les matières premières nécessaires à l'industrie. En retour, celle-ci disposerait à partir des revenus agricoles, de débouchés pour ses produits. Ces positions théoriques ont été vivement critiquées par l'opposition de gauche qui dé· fendait l'idée qu'il fallait développer l'industrie par une mobilisation des ressources disponibles qui devaient fi· nancer les nouveaux investissements productifs. Par ailleurs, ces ressources proviendraient d'une restriction des consommations au niveau d'une agriculture intégralement socialisée. Staline réalisera une synthèse des deux attitudes théoriques et imposera pratiquement une collectivisation forcée de l'agriculture, permettant une mobilisation obligatoire des surplus pour le financement de l'in· dustrialisation. C'est donc sur cette base que se dévelop· pera la conception de la croissance prioritaire de l'industrie lourde comme voie pour rattraper et dépasser le pays capitaliste le plus avancé : les Etats-Unis. Il remar- 155 quait dans ce sens que l'Union Soviétique était en retard de cinquante ans sur les pays avancés et qu'elle devait parcourir cette distance en dix ans. Sur cette base se consolida la thèse selon laquelle l'industrialisation véritable a pour fondement la loi de la croissance prioritaire du secteur 1 que Marie Lavigne formule de la manière suivante : « dans les conditions de la grande production moderne, la croissance plus rapide de la production du secteur l, par rapport à celle du secteur II est une nécessité» (5). Tous les économistes marxistes à quelques nuances près, ont pérénisé cette ligne de pensée. Mais ces nuances peuvent avoir une signification appréciable qui remette en question l'option même du développement prioritaire impératif de l'industrie lourde. Dans cette optique, Maurice Dobb apporte une autre dimension de réflexion en affirmant que « l'industrialisation dépend principalement de la taille du marché et des capacités d'exportation. En conséquence, l'industrie lourde ne se justifie que quand elle s'applique à des pays assez grands et sans aucune hésitation à ceux qui sont aussi vastes que l'Inde» (6). Cet aspect de la question revêt une grande importance quand on prend en ligne de compte les formations africaines dont les marchés étroits ne commandent certainement pas une industrie lourde. L'industrie lourde en effet exige, pour être viable, de disposer d'un marché large qui n'atteint pas très rapidement un point de saturation. C'est dire que l'objection faite par C. Bettelheim à une politique de développement prioritaire de l'industrie légère (qui ne pourrait se justifier que si le pays est assuré d'un marché extérieur) serait tout aussi valable pour une industrie lourde qui ne tiendrait pas compte de la contrainte du marché (7). A cette contrainte, peuvent s'ajouter d'autres comme le niveau de l'accumulation interne, la technologie et l'indisponibilité des facteurs de production. La théorie économique non marxiste présente à son tour des visas et des modèles différents en matière d'industrialisation. Elle recommande, compte tenu du stock limité de capitaux, du faible niveau technologique et de l'étroitesse des marchés, une industrie légère de substi· tution d'importation. 156 L'industrie légère est proposée à partir de l'expérience britannique dont on fonde le point de départ sur le textile qui exige très peu de capitaux et de savoir-faire pour sa mise en valeur. Cependant, il faut observer que cette direction de pensée est progressivement abandonnée dans la mesure où le développement de ces branches n'a induit nulle part encore une industrialisation véritable et irréversible. Un tel modèle n'a résolu aucune des questions fondamentales pour lesquelles l'industrie est souhaitée - élevation des forces productives; - résorption du sous-emploi; - baisse du déficit extérieur et rupture de la dépendance extérieure. Une seconde voie est ouverte dans la théorie de l'industrie de substitution d'importation qui se veut une forme adaptée aux conditions des formations sous-développées. En effet, elle permet la production de biens de consommation qui faisaient l'ob.iet d'une production extérieure et qui avaient une double conséquence à savoir l'alourdissement des importations et l'accentuation de la dépendance extérieure. En plus, une industrialisation de ce type peut être un prolongement du secteur productif traditionnel. Cependant, une appréciation de fond révèle très vite les limites d'un tel processus d'industrialisation conditionné par quelques variables. En effet, la demande interne est celle de la minorité fortunée locale qui détermine aussi bien sa nature que son niveau. En somme, l'industrialisation répond aux exigences d'un modèle de consommation préexistant et en même temps prédéterminé dans la mesure où sa structure est téléguidée par le système mondial. Cet aspect de la question établit d'ailleurs que le capitalisme mondial diffuse dans les pays dominés ses modèles et formes de consommation. En conséquence, le passage de l'importation à la production locale n'apporte Que très peu de modification dans la mesure oh le marché national n'est oue très faiblement élargi. De plus, cette forme d'industrialisation ne remet pas en cause la distribution inégalitaire des revenus : les salaires n'évoluent que très faiblement en fonction des productivités par suite de l'extrême élasticité de l'offre de main-d'œu- 157 vre. Le cœfficient du capital dépendra donc des exigences de consommation de la minorité. Ainsi apparaît un renforcement de l'hétérogénéité structurelle caractéristique des formations sous-développées. Le sous-système industriel s'autonomise par rapport au reste de l'économie, ce qui va se traduire par une absence complète de noircissement du tableau des relations inter-industrielles. Le résultat est que le système industriel, loin de constituer un prolongement de l'appareil productif ou une transformation de ce dernier, constitue un transfert, du Centre vers la Périphérie, d'activités productives liées à une clientèle consommatrice conditionnée et contrôlée. Cette tendance est encore plus nette dans le processus de délocalisation industrielle qui consiste à transférer certains segments de production vers la Périphérie. A y réfléchir, on s'aperçoit que les segments transférés sont ceux qui utilisent la main-d'œuvre et les matières premières locales bon marché. On réussit ainsi à obtenir une production industrielle à des coûts très faibles donc génératrice de profits élevés. Une telle forme d'industrialisation, non seulement ne profite pas aux pays sous-développés, mais elle alourdit le déficit de leur balance des paiements. La politique de sous-traitance internationale produit des résultats identiques. Une véritable industrialisation procède d'une autre logique et d'autres objectifs qui doivent partir des dotations factorielles de chaque pays et des priorités imprimées au développement économique et social. Il importe alors de préciser les axes d'une stratégie d'industrialisation conséquente dans les formations sousdéveloppées. II. - LES AXES D'UNE STRATEGIE DE DEVELOPPEMENT INDUSTRIEL Toutes les théories et controverses soulignées enseignent que l'industrialisation s'Impose dans le système socialiste comme une priorité dans la répartition des ressources et l'organisation sociale. S'il en est ainsi, c'est 158 bien parce que le système industriel contribue d'une part à sortir l'homme de l'emprise de la nécessité par une maîtrise de l'environnement physique et d'autre part à surmonter à moyen ou long terme tout état de pénurie. Cette valorisation et exploitation de la nature constitue une des orientations fondamentales du socialisme qui ne sera effectif que s'il réussit à satisfaire les besoins fondamentaux dans les délais les meilleurs et de la façon la plus efficiente financièrement et socialement. Les débats rapportés plus haut doivent être relancés à la lumière des préoccupations des formations sous-développées qui se caractérisent généralement par leurs faibles bases industrielles. Dans cette direction, trois problématiques doivent être nettement élucidées: Premièrement, quels sont les effets attendus de toute forme d'industrialisation: autrement dit, quelles ont été les fonctions essentielles de l'industrialisation dans les processus historiques de développement économique et social? Deuxièmement, ces fonctions peuvent-elles se reproduire dans des formations sous-développées fortement articulées à la division internationale capitaliste du travail ; autrement dit, une stratégie conséquente d'industrialisation est-elle possible dans des pays dominés et aux structures productives extraverties ? Troisièmement, s'il n'existe aucune perspective d'une industrialisation maîtrisée, quelle politique faut-il suivre? Si ces trois problématiques ne sont pas bien éclaircies, on ne saura jamais maîtriser l'industrialisation et encore moins les politiques qu'elle appelle. a) Quelques observations sur les effets produits et attendus de toute industrialisation Si les débats sur les perspectives et les modèles d'industrialisation dans les pays en voie de développement sont d'une affligeante pauvreté, cela procède souvent des obscurités de départ sur le rôle historique de l'industrialisation dans le processus de développement économique et social. Faute d'avoir cerné ces fonctions industrielles, les théoriciens ont balancé entre deux extrêmes : la première qu'on pourrait qualifier d'industrialisme explique 159 toutes les évolutions socio-économiques par la révolution industriellle. En d'autres termes, c'est elle qui a introduit toutes les ruptures dans le système productif et même social pour installer des mécanismes d'une croissance soutenue. L'industrie apparaît alors comme une condition nécessaire et suffisante du développement économique et social. On sort de la barbarie par la transformation des outils. La seconde extrême considère l'industrialisation comme une étape moins importante rendue possible par une révolution agraire préalable qui a fourni les moyens financiers, libéré la main-d'œuvre et offert les débouchés. Pour sortir de ces visions extrémistes, il nous faut réévaluer les fonctions de l'industrialisation telles qu'elles se révèlent à l'expérience dans des pays actuellement industrialisés. A grands traits, l'histoire des pays actuellement dé· veloppés établit que l'industrie a produit cinq séries d'effets qui font qu'elle est considérée comme une variable décisive du processus de transformation des forces productives matérielles et humaines. Ces effets peuvent se résumer comme suit : - l'accroissement de la productivité du travail et de celle des autres sous-secteurs de l'activité économique. En d'autres termes, l'industrie en assistant les bras de l'homme et les autres secteurs d'outils fonctionnels, a toujours augmenté leur niveau d'efficacité (8); C'est ainsi que certains goulots d'étranglement sont liquidés, ce qui permet l'avènement d'un travail plus efficient; - la valorisation des ressources naturelles conformément aux besoins des autres secteurs. De ce fait, l'industrie devient la source d'importantes économies externes. C'est cela qui permet le fonc· tionnement d'un système productif cohérent au niveau des différentes activités de production; - la formation et l'accroissement du capital productif national. Le processus d'industrialisation est largement générateur de surplus financiers qui peuvent être réinvestis pour accroître les capacités intra-sectorielles de production (investissement autonome) ou transférés vers d'autres utilisations productives; ainsi l'industrie se présen160 te comme une source importante d'accumulation; - l'industrie contribue largement à la création et à l'affermissement du marché national. Elle ne peut exister sans élargir la sphère de la circulation des biens et briser les barrières régionales. Elle contribue ainsi à la création d'une infrastructure de base. Comme l'observe J.E. Rweyemamu, l'industrie a « développé les économies en les intégrant et en les rendant souples et capables d'engendrer elles-mêmes une croissance autonome» (9). - l'industrie accroissant et diffusant la technologie. Elle devient ainsi un moyen d'élargissement du potentiel scientifique et technique; un amplificateur du savoir-faire. Ces effets attendus justifient la mise en place de politiques industrielles qui, en dernière instance, permettent non seulement une amélioration de la productivité globale et des aptitudes techniques, mais aussi une valorisation ou une exploitation des ressources naturelles conformément aux besoins de l'activité économique. Cependant, ces effets ne peuvent être produits dans les meilleures conditions par n'importe quelle structure industrielle. Si le secteur des biens d'équipement est jugé prioritaire, c'est principalement à cause de sa capacité à optimiser chacune des cinq fonctions retenues. On dit alors que la forme industrielle optimum est l'industrie industrialisante qui possède la capacité d'installer des structures industrielles pouvant produire de vastes effets d'entraînement et de polarisation, possédant les moyens internes de formation et de diffusion d'une importante technologie. Bien entendu, les conditions de création de cette forme d'industrialisation ne sont pas toujours présentes. Historiquement, dans ces pays développés, elles ont été facilitées, selon J.F. Rweyemamu, par deux facteurs: la nécessité objective de produire ces biens en l'absence de toute autre possibilité et le fait qu'il n'y ait pas eu une grande disparité entre les technologies modernes et les technologies traditionnelles. Ces deux facteurs sont largement battus en brèche dans les formations sous-développées par les possibilités d'importation des biens d'équipement qui ne rendent 161 plus nécessairement impérative leur production interne. Il en est de même de l'important fossé technologique qui sépare le secteur moderne et le secteur traditionnel. Cependant, ces particularités ne remettent pas en question le fait que l'industrie qui maximise les effets induits est l'industrie industrialisante. Ce modèle d'industrialisation peut-il être édifié dans des formations sous-développées articulées à la Division Internationale du Travail (DIT) ? Quelles sont ses chances de succès ? b) L'industrialisation avortée des formations sous-développées insérées dans la DIT Le processus d'industrialisation des formations sousdéveloppées insérées dans la DIT se caractérise selon l'expression de Samir Amin par une « distorsion en faveur des branches et techniques légères ». Cette distorsion apparaît, au demeurant, dans les deux formes dominantes de l'industrialisation par substitution aux importations et de la délocalisation faisant suite à l'émergence tendancielle d'une nouvelle DIT. Il faut alors s'interroger sur les perspectives qu'offrent ces deux modèles d'industrialisation extravertie c'est-à-dire animée financièrement et technologiquement par l'extérieur principalement selon la logique même de la valorisation internationale du capital. 1.) Les effets de l'industrialisation par substitution aux importations La littérature sur cette question de l'industrialisation par substitution aux importations est aujourd'hui fort variée, mais il n'existe aucun auteur pour soutenir que ce modèle a produit des effets d'entraînement sur les économies concernées. L'unanimité semble même se faire autour de l'idée, confirmée par les statistiques, selon laquelle l'industrie par substitution aux importations (I.S. 1.) part d'une demande préexistante formée par les besoins de la minorité fortunée liée aux activités exportatrices, spéculatives d'origine commerciale et immobilière, ou aux hautes sphères des fonctions publiques et dotée 162 d'un modèle de consommation similaire à celui des pays capitalistes développés. Cette demande détermine les techniques à adopter c'est-àdire le cœfficient de capital. Le processus d'industrialisation est donc conditionné par ces préalables et fonctionnera en circuit fermé pour les minorités locales fortunées. La conséquence, comme le souligne M. Ikonicoff, est que ni la disponibilité des facteurs, ni la constellation des ressources à l'échelle nationale ne sont des données significatives du choix de la technologie (10). Autrement dit, le vecteur de l'industrialisation est la demande interne à satisfaire, en conséquence, les effets induits sur les facteurs de production seront limités. Dans ces conditions, « 1'1.5.1., loin de constituer une prolongation de l'appareil productif traditionnel ou une transformation de ce dernier constitue un transfert du Centre vers la Périphérie d'activités productives liées à une clientèle consommatrice conditionnée et contrôlée » (l1). Par ailleurs, ce modèle d'industrialisation augmente, puis accentue les déséquilibres dans le système productif et dans la structure sociale. En effet, il exclut de la consommation des biens manufacturés de trop larges couches de la population. C'est ainsi que va se renforcer l'hétérogénéité structurelle défavorable au progrès socio-économique. Toute la littérature sur l'industrialisation de substitution d'importation s'accorde sur un certain nombre de constatations à savoir : - que le modèle ne contribue ni à la création de biens d'équipement ni à l'accroissement des économies externes des autres secteurs de l'activité économique avec lesquels il a du reste des liens très réduits, ni même à l'augmentation de la productivité du travail ; - que le modèle accroît la dépendance technique et financière, sans que celle-ci soit quelque peu compensée par des retombées positives sur la technologie, la productivité et l'accumulation interne de capital. Dans cette optique, 1'1.5.1. contrôlée au triple niveau technique, financier et gestionnel est à la 163 fois un facteur d'endettement et de déséquilibre extérieurs ; - qu'il consolide les enclaves industrielles, désarticule l'économie et favorise la création de structures oligopolistiques non concurrentielles; - qu'il développe des effets sociaux importants en creusant « la dichotomie entre d'une part la masse marginalisée des ruraux et des populations périurbaines et d'autre part les minorités liées au secteur moderne industriel, administratif et commercial des villes» (12). Pour des pays dont le système des forces productives est très faiblement exploité, et qui ont par conséquent besoin d'une industrialisation accélérée, augmentant (quel qu'en soit le coût) la productivité du travail et des autres secteurs, permettant une mise en valeur intégrale des ressources naturelles, l'industrialisation par substitution d'importation n'est pas la voie. Même si l'I.S.I. est la source d'une croissance reposant sur des actions polarisées, elle restera toujours limitée par l'étroitesse du marché intérieur circonscrit principalement aux hauts revenus urbains (13). C'est pour cela que l'I.S.I. est une forme avortée d'industrialisation c'est-à-dire qu'à terme, elle connaîtra irrémédiablement un blocage insurmontable qui la ramènera à une industrie fonctionnant en circuit fermé (14). Elle ne permet pas, comme il est normalement attendu de tout processus d'industrialisation, la construction d'un appareil productif capable d'exploiter les ressources locales, de satisfaire les besoins en produits intermédiaires et technologiques des autres secteurs de l'économie nationale et de créer une chaine de déséquilibres créateurs de croissance. Le processus de l'I.S.I. restera bloqué tant que le système industriel ne s'élargira pas à la demande des populations rurales et des autres secteurs décisifs de la vie économique. Seulement si cette extension s'opérait, cela signifierait que l'industrialisation cessera d'être une industrie de substitution aux importations pour devenir une industrie lourde. En clair, l'avenir industriel n'est pas dans la stratégie d'industrialisation par substitution aux importations qui est imposée (et non maîtrisée) dans ses différentes composantes aux formations sociales sous-développées. 164 Un tel système fonctionne pour les économies centrales qui en sont les principaux bénéficiaires. Qu'en est-il de la seconde tendance que l'on observe dans les pays sous-développés articulés à la division internationale du travail : la délocalisation industrielle? 2.) La délocalisation caractéristique de l'émergence d'une nouvelle DIT est-elle industrialisante ? La crise que traverse l'économie mondiale depuis la fin des années 60 sans être aussi spectaculaire que celle de 1929, n'en demeure pas moins plus ample, plus étendue, plus profonde et plus longue. Au plan économique, la baisse généralisée des gains de productivité engendraient des rétrécissements de marges bénéficiaires, voire des pertes financières. Les secteurs monopolistiques et oligopolistiques, dans le cadre de l'administration des prix à la vente, ont utilisé l'inflation pour restaurer l'équilibre initial. Ce qui explique en partie la brutale flambée des prix des biens manufacturés après 1973. Dans le même temps, l'impossibilité d'indexer sur l'inflation mondiale les prix des matières premières et d'autres produits finis ou semi-finis exportés par le TiersMonde, contribuait progressivement, mais inexorablement au renforcement du déséquilibre actuel des rapports internationaux. Au plan financier, la faillite du SMI et les dérèglements monétaires de 1968, du 15 août 1971 et de 1979 vont aggraver le phénomène d'ensemble. Face à la relative saturation de la demande interne que traduisait l'essouflement de la consommation, les pays industrialisés utilisèrent la technique dite « d'économie d'endettement international» pour élagir leurs débouchés en direction des pays du Tiers-Monde, ceci afin de maintenir un niveau de demande compatible avec les capacités de production. A cette fin sera mobilisé le système bancaire international qui, la nécessité de recycler les excédents de pétrodollars aidant, multipliera les crédits de divers types sans aucune considération de la capacité objective d'endettement des pays bénéficiaires. Ce rappel de quelques tendances de l'économie inter- 165 nationale permet d'élucider l'articulation entre termes défavorables d'échange (sphère économique) et montée de l'endettement (aspect financier). Tout laisse croire que la constitution d'un monde multipolaire autour de blocs relativement autonomes est le moyen envisagé pour sortir de la crise. Il s'agit pour le monde capitaliste de procéder à une restructuration de la DIT ainsi que des rapports monétaires et de crédit. Cette nouvelle stratégie de division des risques confère à chaque pôle du capitalisme la possibilité de mettre sur pied des compromis pour résoudre les tensions internes et organiser les rapports avec la partie du Tiers-Monde qui est à sa portée. Dans ce cadre, l'approfondissement de la DIT au sein de chaque bloc pourrait alors se traduire soit par une industrialisation partielle de certains pays en voie de développement, soit par une délocalisation de certains segments du système industriel. Les Etats vont alors jouer des rôles essentiels dans la mise en œuvre de ces srtatégies : protection du bloc de la concurrence internationale, politique contractuelle au plan interne, sécurité des investissements réalisés à l'extérieur. Ainsi, la sortie de la crise est envisagée à l'échelle du système capitaliste mondial par l'éclatement de la DIT, avec cependant son extension dans un certain nombre de pays du Tiers-Monde qui seront alors les nouveaux pays industrialisés (NPI). Il :,'agit donc de créer une nouvelle hIérarchisation fondée principalement sur la maîtrise de certains élements du pool technologique. Quel en est le prmcipe ? Selon A. Faire, les bases objectives de la délocalisation sont l'épuisement des innovations technologiques majeures au Centre et le fait que la concurrence devenant essentiellement une concurrence par les coûts pousse les groupes vers des régions à faible rémunération du travail. En effet, les groupes qui ont les coûts les plus faibles peuvent espérer élargir leurs marchés aux dépens des autres (15). Ce processus de délocalisation tendant à rejeter vers la périphérie certains sergments de production concerne principalement les secteurs industriels déclinants, certaines productions technologiquement obsolètes ou absor- 166 bant beaucoup de main-d'œuvre (16). Comme l'observe A. Faire, « qu'il s'agisse d'unités de production de produits banalisés contrôlées par les groupes multinationaux... ou appartenant aux secteurs non monopolistiques de l'industrie du Centre (textile, habillement, cuirs et chaussures...), la relative stagnation des marchés centraux provoquée par la crise, rend considérablement plus sévère la concurrence par les coûts. Dans la mesure où la crise a déjà réinstauré le leadership américain dans le monde occidental, on pourrait penser que rien ne s'oppose plus à un mouvement important de délocalisation industrielle vers les pays du Tiers-Monde, concernant l'ensemble des branches industrielles, à l'exception des industries de pointe (17). Ces transferts peuvent être importants et concerner des secteurs décisifs (sidérurgie, pétrochimie). Seulement au meilleur des cas, ils forment un processus industriel contrôlé constituant un facteur d'articulation au marché mondial et ayant un coût financier et social excessif. En effet, les firmes délocalisées jouent le rôle de sous-traitantes à l'échelle internationale et cela entraîne une modification du transfert technologique vers le pays d'accueil. La délocalsation ne saurait alors présider à une stratégie conséquente d'industrialisation. Son contrôle échappe aux décideurs. Les Zones Franches Insdustrielles installées dans les PSD offrent une parfaite illustration des limites de la délocalisation. L'ISl comme la délocalisation industrielle ne constituent pas des modèles d'une politique industrielle conséquente. Elles procèdent de la volonté du capitalisme mondial de dominer ses marchés extérieurs comme prolongements indispensables des marchés intérieurs, et d'opérer un redéploiement international du capital. C'est dire que le capitalisme périphérique extraverti n'offre aucune perspective véritable d'industrialisation indépendante et capable de produire d'importants effets induits sur l'emploi, la technologie et la productivité. Quelle est la stratégie d'industrialisation la plus progressive? 167 C. - Les axes d'un autre modèle d'industrialisation. Les axes d'une politique industrielle indépendante et autocentrée se formulent aisément et se réduisent: - à la définition et à la mise sur pied d'une industrialisation rurale qui ne procède d'aucune accumulation primitive, mais s'organise pour fournir des moyens de production à l'agriculture. L'industrie doit rendre possible la révolution agricole; - à l'installation d'un tissu industriel qui valorise les ressources du sol et du sous-sol conformément aux besoins internes des secteurs d'activités et des populations; - à l'élaboration d'une politique, de mécanismes d'appropriation et de diffusion de la technologie permettant une amélioration de la technique et de la productivité du travail. La réalisation de tels objectifs passe par une analyse des articulations expressives: - agriculture-industrie; - industries lourdes-industries légères; - technologie à cœfficient capitalistique élevé, technologie utilisatrice de main-d'œuvre. Cette analyse permettra de dégager les directions d'action ainsi que les formes d'allocation des ressources financières et humaines. 1.) L'industrialisation rurale: l'organisation des relations de production inter-sectorielles. Les formations sous-développées sont principalement des sociétés où l'agriculture est le secteur dominant par les ressources qu'elle procure et la population qu'elle occupe. Pour cette double raison et également pour les fonctions qu'elle a historiquement jouées dans le développement économique et social, elle est un élément essentiel, une pièce centrale dans la stratégie des transformations socio-économiques. La crise profonde dans laquelle est placée l'agriculture et qui se matérialise dans la faiblesse de la productivité du travail, le caractère rudimentaire des outils, le faible volume des surplus formés et la dé- 168 gradation permanente des conditions d'existence des producteurs, trouve sa solution dans deux directions: d'une part les transformations structurelles et d'autre part son articulation en amont comme en aval avec le secteur industriel. Disons le clairement, les formations sous-développées ne pourront accéder à une mutation structurelle adéquate et une transformation radicale de leur agriculture si elles ne constituent pas un système industriel qui satisfasse les besoins en amont et en aval de l'agriculture. En amont, ce système industriel doit fournir les instruments de travail mécanique, les produits phyto-sanitaires, les fertilisants nécessaires pour réaliser une expansion régulière de la production et en aval l'industrie doit contribuer à la valorisation de la production agricole. Cela commande la promotion des industries agro-alimentaires, dans le textile, les cuirs, et les produits pharmaceutiques. C'est de cette manière que l'industrie, contrairement à l'expérience historique européenne, rendra possible la révolution agraire indispensable. Les relations entre l'agriculture et l'industrie deviennent dès lors déterminantes pour un développement économique équilibré. Elles vont constituer un ensemble de systèmes complexes qui sera au cœur des préoccupations des décideurs politiques et des techniciens du développement. L'élaboration d'un modèle, entendu comme schématisation grossière d'une réalité riche et complexe, est nécessaire pour représenter les diverses articulations entre les deux secteurs et pour opérer des choix décisionnels. Les axes pourraient être: - premièrement, l'analyse du système rural pour saisir l'ensemble des éléments interconnectés et appréhender toutes les contraintes et les obstacles qui s'opposent aux transformations. Cela concerne l'éco-système, la force de travail, l'ethnie, la culture. Cette analyse revêt toute son importance car elle devra permettre de décrypter toutes les relations des divers éléments de la structure agraire. On verra alors les modifications à apporter et la méthode à utiliser; - deuxièmement, la spécification des moyens de production nécessaires et adaptés au système ru- 169 raI considéré comme un tout intégré. Pierre Gonod (18) distingue trois catégories de moyens de production : les moyens de production exogènes c'est-à-dire ceux fournis par l'industrie (moyens mécaniques, chimiques, énergie). On pourra observer que chaque catégorie de moyen peut donner lieu à la constitution d'une industrie. On aurait alors trois sous-secteurs industriels liés aux activités agricoles : celui de l'aménagement des infrastructures de base: réseaux d'irrigation, barrages, bâtiments de stockage, etc... ; celui des biens de consommation intermédiaires que sont les intrants agricoles: les machines-outils, les engrais, les produits phytosanitaires; celui enfin de la valorisation et de la conservation de la production agricole. Il apparaît à la simple énumération de ces domaines d'action que le secteur agricole peut et doit, en dernière instance définir le contenu de l'industrialisation. En d'autres termes, la structure industrielle à développer devra être orientée pour servir principalement l'expansion soutenue de la production et des activités agricoles. - troisièmement, les techniques de production pouvant articuler de façon harmonieuse celles qui sont extensives avec celles qui sont intensives. C'est à ce niveau que l'on perçoit tout l'intérêt de l'industrialisation rurale. Selon l'observation de P. F. Gonod, « les unités agricoles en tant que centre de pouvoir réagissent aux perturbations économiques externes », Elles sont obligées d'améliorer leur forme d'organisation et de gestion pour ne point subir de sanctions économiques négatives qui les condamneraient à la disparition. Elles vont se trouver ainsi dans l'obligation d'instaurer une nouvelle rationalité en cherchant les combinaisons les plus efficientes des intrants industriels pour maximiser les profits. Ainsi l'industrie déclenchera au niveau de l'agriculture, non seulement un esprit productiviste mais aussi de nouvelles normes de décision, de production et de gestion des unités économiques. De même, la propension à l'utilisation d'une technologie progressive dans le monde rural va s'élargir. La paysannerie comprendra toute seule (ou aidée par les divers services de 170 recherches et de vulgarisation) que l'obtention d'une production élevée, donc de revenus monétaires appréciables, ne pourrait découler que d'une agriculture intensive au plan de la productivité du sol et du travail. Or ces objectifs de productivité sont atteints par une utilisation des engrais et de la mécanisation. Si la socialisation de l'agriculture est recherchée, c'est bien pour obtenir des unités économiques de dimension optimale permettant une utilisation efficiente des intrants de l'industrie rurale. C'est l'une des raisons pour laquelle le socialisme doit d'une part lutter, mais très démocratiquement, contre le principe travailliste de «la terre à ceux qui la travaillent» et d'autre part mettre sur pied de façon non bureaucratique des fermes d'Etat. Dans le premier cas, le morcellement des terres installe des formes minifundiaires qui posent plus de problèmes qu'elles n'en résolvent. Comme le note A. Bouzidi, « saisir les terres puis les redistribuer selon ce principe ne règle absolument pas la question de savoir dans quel cadre doivent travailler ceux qui perçoivent la terre. Pour quels objectifs précis doivent-ils le faire et comment les amener à le faire effectivement» ? (19) Ce problème est trop important; seulement il doit être réglé démocratiquement par une persuasion de la petite paysannerie pauvre et parcellaire pour l'entraîner vers la coopération. Dans le second cas, l'Etat devra donner l'exemple en réorganisant de façon rigoureuse et conséquente l'agriculture. Il pourra alors créer des unités de dimension appropriée pour introduire la mécanisation et les autres facteurs modernes de production agricole. Bien entendu, le travers bureaucratique devra être dépisté et vigoureusement combattu. Au total, l'unité économique qui optimise les intrants de l'industrie doit être de grande taille car s'il n'en était pas ainsi, les investissements techno-agronomiques réalisés ne pourraient être rentabilisés. En effet, toute baisse tendancielle des surplus monétaires de la paysannerie serait un frein au processus recherché de modernisation de l'agriculture et des exploitations agricoles. L'industrialisation doit permettre aux formations sous-développées de passer dans les meilleures conditions de la révolution verte à une profonde révolution agraire. 171 Il s'agit de mettre la science et le savoir-faire technique au service d'un vaste mouvement de transformations radicales et profondes des structures et de la base matérielle du secteur agricole. Le second aspect de l'industrialisation concerne la valorisation en aval de la production. Ces industries d'aval exercent d'importants effets sur les techniques de production. Il s'agit principalement d'un feed-back qui « se manifeste sous forme contractuelle dans les cas d'intégration verticale par le respect de programmes de production, de livraison, de standards de qualité, qui sont directement liés à l'utilisation de techniques déterminées» (20). De plus, de telles industries fournissent aux populations rurales un complexe de biens permettant de couvrir certains besoins quotidiens. Enfin, elles contribuent dans une large mesure à la décentralisation industrielle. En définitive, l'industrialisation rurale permet: - premièrement, le double accroissement de la productivité du sol et du travail et donc l'augmentation de la production; - deuxièmement, le développement conséquent d'une substitution aux importations et donc la réduction du déficit extérieur; - troisièmement, le transfert et la diffusion technologiques ; - quatrièmement, l'augmentation de l'efficience d'ensemble des structures de production et même de commercialisation. La Chine a offert des expériences édifiantes sur la politique d'industrialisation rurale. Pour soutenir l'agriculture, il a été développé un système diversifié d'industries en amont et en aval du secteur selon le principe de la ligne de masse qui consiste à « prendre les grandes entreprises comme ossature tout en multipliant les moyennes et les petites ». Pour Patrick Tissier, ce principe apparut très tôt comme le seul capable de traduire dans les faits les mots d'ordre « d'indépendance et d'autonomie », de «compter sur ses propres forces », de « lutter directement» et « d'édifier le paysage avec diligence et économie» (21). Ainsi, l'industrie rurale sera intégralement au servi- 172 ce de l'agriculture et permettra la constitution d'un réseau industriel fait de grandes et petites unités locales. Cependant, cette expérience chinoise ne peut être reproduite de façon mimérique; seulement, elle indique des directions d'action pour valoriser économiquement et socialement le monde rural d'une part en s'appuyant sur les acquis séculaires de la paysannerie et d'autre part en offrant aux paysans de profondes motivations pour le travail créateur, en les libérant des pires formes d'inégalités et d'exploitation (22). Les Vietnamiens ont également réalisé quelques expériences d'envergure et leur politique industrielle a produit un ensemble d'effets bénéfiques qui ont permis la liquidation de la famine. Cette industrialisation au service du monde rural a permis aux pays socialistes d'Asie d'atteindre des niveaux acceptables de sécurité alimentaire. C'est là un acquis de taille comparé aux situations désastreuses des pays du Sahel qui est une zone d'insécurité et d'instabilité alimentaire et où les populations ne survivent que grâce à l'assistance alimentaire internationale. L'instabilité de l'environnement ne saurait ni expliquer, ni excuser les énormes erreurs des politiques agraires. Tous nos développements établissent en conclusion que les relations entre l'agriculture et l'industrie sont déterminantes pour l'amorce d'un processus de croissance et d'expansion économiques et sociales. L'industrialisation, pour être effective, doit prendre en charge tous les besoins du secteur agricole. Celui-ci connaîtra alors des niveaux élevés de productivité et les populations rurales auront des revenus monétaires plus importants permettant la formation d'une demande de biens de production et de services à l'industrie. Cette dernière, à son tour, va se consolider, améliorer ses performances techniques et élargir progressivement ses bases. L'industrialisation rurale permet de résoudre les distorsions sectorielles caractéristiques des formations sousdéveloDpées ainsi que la dichotomie croissante et socialement dangereuse entre villes et campagnes. 2.) Le dilemme industrie lourde-industrie légère : la nécessité de l'élaboration d'une politique cohérente 173 de filières industrielles valorisant les ressources de base. Dans les développements antérieurs, il a été établi qu'historiquement, l'industrie lourde a été à la base du développement de tous les systèmes sociaux capitalistes comme socialistes. Tous les processus d'industrialisation véritable sont partis de tendances lourdes qui ont introduit des mécaniques nouvelles qui vont détruire et remplacer systématiquement toutes les vieilles techniques. Ainsi, le capitalisme a vaincu tous les autres systèmes sociaux antérieurs en révolutionnant systématiquement les moyens de production. C'est cela qui faisait dire à Marx que la bourgeoisie a joué un rôle historique éminemment progressiste qui consiste à tirer l'humanité de la stagnation, de la barbarie. Dès lors, le pays qui a le plus développé les tendances lourdes a dominé la division internationale du travail et a assujetti les autres systèmes productifs. Le socialisme, dans ses versions européennes s'est développé par l'industrie lourde. Le développement du secteur des biens de production est la condition première de toute reproduction élargie (23). Les formations sous-développées qui veulent réaliser un développement rapide et autocentré de leurs forces productives doivent avoir une politique industrielle comportant deux composantes : d'une part le développement prioritaire des industries rurales et d'autre part la constitution simultanée de secteurs de valorisation des ressources naturelles existantes. Bien entendu, cette politique d'industrialisation doit, comme le note S. Amin, « lier le secteur moderne de l'industrie rénové dans ses orientations au secteur des petites industries rurales qui permettent de mobiliser les forces latentes du progrès» (24). Ce développement industriel essentiel et au service des besoins internes, s'appuie sur les secteurs suivants: - celui de la production des biens d'équipements industriels (permettant de valoriser les matières premières locales) et celui de la production de machines-outils et d'instruments (qui peuvent être destinés au secteur rural) ; - celui de l'industrie chimique: industrie chimi- 174 que minérale (électro-chimie, soufre), engrais, produits phyto-sanitaires, produits pharmaceutiques, produits de la chimie organique; - celui de l'énergie; ce secteur est vital en ce qu'il accompagne et conditionne le développement industriel. Dans ce cas, il est impératif pour les décideurs des formations sous-développées d'élaborer une structure industrielle cohérente et introvertie. L'Etat, dans cette optique, est appelé à jouer des fonctions importantes au triple niveau de la définition des secteurs prioritaires, de l'allocation des ressources et de la participation à la création d'unités industrielles. Cette politique est socialiste par le fait que l'Etat en est l'initiateur et le réalisateur à titre principal. Il faudra bien sûr éviter d'écarter les initiatives privées, même externes, qui voudraient participer à l'exploitation dans de meilleures conditions de certains sous-secteurs industriels et satisfaire aux moindres coûts une partie de la demande de biens manufacturés. C'est le cas dans les industries de transformation. L'Etat devra éviter une intervention directe et massive dans ce secteur des industries de transformation qui doivent être partiellement ou totalement abandonnées à l'initiative privée. Celle-ci, aidée, encadrée et incitée par diverses mesures (fiscales ou financières) devrait exploiter et mettre en valeur de façon efficiente les matières premières locales existantes. Certains Etats socialistes se sont énormément distraits à vouloir contrôler toutes les filières industrielles et ont fini souvent par installer des bureaucraties lourdes gérant de vastes domaines industriels composés pour l'essentiel d'unités de production déficitaires et maintenues grâce à des subventions publiques. Ce gaspillage énorme de ressources rares doit être évité en limitant l'intervention de l'Etat au niveau des unités décisives de l'industrie de base qui nécessitent de lourdes immobilisations financières qui ne sont pas à la portée des entrepreneurs privés nationaux ou étrangers. En effet, ces agents ne pourraient point s'intéresser à de telles entreprises si la rentabilité économique et financière est lointaine ou simplement douteuse. 175 Cependant, la création de complexes industriels qui ont un caractère industrialisant entraîne trois séries de conséquences qu'il faut entièrement assumer à savoir : - une dépendance souvent très forte vis-à-vis de l'engineering international; - une dépendance financière à l'égard des institutions financières externes; - une dépendance vis-à-vis des marchés internationaux sur lesquels il faut écouler les surplus de production du système industriel. Cette triple dépendance est souvent dénoncée, particulièrement par les forces politiques dites progressistes - comme si elle était inévitable. Dans le fond, il faut sa· voir avec exactitude ce que l'on veut dans une politique économique : la finalité reste-t-elle la construction d'un système industriel ou faut-il chercher les moyens partout où ceux-ci peuvent se trouver et accepter les conséquences tout en essayant cependant de les atténuer? Cette dépendance est le prix à payer par les pays qui ne contrôlent pas les éléments essentiels de l'industrialisation. Ils doivent accepter cette triple dépendance pour s'en libérer progressivement avec d'une part l'émergence d'un engineering national et d'autre part la création de surplus financiers importants. Si les formations sous-développées refusent l'alternative de l'autarcie et de la stagnation, leur processus d'industrialisation passera par une période longue de dépendance extérieure. Le « raccourci de rattrapage» passe par l'acceptation de ce développement dépendant. Dans cette optique, Mao Tsé-Toung reconnaissait que « sans aide étrangère, en prétendant ne compter que sur nos propres forces, nous n'y arriverons pas ». Le forcing industriel est donc à ce prix. Il est certain qu'il comportera des gaspillages, des retards et des pannes, mais le développement accéléré est à ce prix. C'est de la sorte Que le Japon, l'Union Soviétique et la Chine se sont industrialisés. Analysons rapidement ces trois expériences de pays qui se sont industrialisés par une ouverture très grande sur l'extérieur et par l'acceptation de conditions dures et parfois léonines. Pour le Japon. il faut dire après A. Emmanuel que « ce pays loin de s'opposer à l'afflux de la technologie oc- 176 cidentale est allé la chercher. Il l'a imitée, copiée, plagiée, contrefaite à tour de bras et à la limite de la légalité. Résultat : loin d'aggraver sa dépendance, il a, ce faisant, forgé les instruments de sa libération et mis en place les moyens qui lui ont permis ensuite d'entreprendre ses propres recherches scientifiques et techniques (25). Il en va de même pour l'Union Soviétique qui, depuis Lénine, a systématiquement accepté la dépendance extérieure pour maîtriser la révolution scientifique et technique. On peut se souvenir de « la loi sur les concessions» du 23-11-1920, de Lénine qui offrait des avantages et concessions véritablement exorbitants pour obtenir un afflux de capitaux et de technologie. Dans ce sens, la NEP n'était pas un recul. La Chine est aussi un exemple édifiant d'acceptation d'une dépendance externe dans le domaine de l'industrialisation et de la technologie. Les importations massives venaient d'Union Soviétique et maintenant elles proviennent principalement du Japon. Dans la Conférence sur la question des intellectuels le 20-1-1957, Mao TseToung reconnaissait la nécessité de trouver des raccourcis technologiques par recours à l'Extérieur. C'est bien cela qui se passe actuellement en Algérie où le processus d'industrialisation s'accompagne d'une dépendance externe et d'un endettement massif (26). Il s'agit de contraintes avec lesquelles il faut compter. L'essentiel ne se situe pas à ce niveau de relations inégales, mais il réside dans la définition d'objectifs réalistes, dans la mise en place d'une structure institutionnelle pour gérer adéquatement et rigoureusement le modèle industriel et dans la mobilisation de tous les moyens pour, à terme, assimiler et contrôler tous les processus industriels. Toute industrialisation lourde ayant des séquences d'effets d'entrainement passe par la recherche dans la division internationale du travail de compromis, de formules nouvelles de collaborations capables de créer et de donner aux formations sous-développées les conditions d'accession dans les délais les plus brefs aux technologies et industries de pointe. C'est de la sorte que s'établiront les bases d'une économie nationale homogène, autocentrée et autodynamique. 177 3.) Définition des domaines d'action industrielle dans le cadre des Etats africains. Les espaces réduits des Etats africains constituent un handicap majeur à la rentabilisation d'industries lourdes réclamant de vastes marchés, une maîtrise technologique et des capitaux considérables. L'intégration permet de contourner les difficultés en instaurant, par le biais d'une Division Régionale du Travail, l'organisation d'une autonomie collective. Celle-ci devrait permettre aux Etats membres de soutenir un rythme de développement supérieur à celui qui pourrait être atteint sans intégration et de faciliter une industrie lourde en conciliant les ambitions de chaque Etat en la matière. Dans ce cadre, l'OUA et la CEA (Commission Economique pour l'Afrique) ont défini des programmes de développement industriel pour le continent (27). Ainsi pour le Plan de Lagos, il importe de réaliser rapidement une croissance industrielle et une industrialisation auto-entretenue qui permettent de satisfaire les besoins nationaux. Le plan préconise pour cela, et entre autres, les stratégies suivantes : - la création d'une structure de production industrielle permettant de faire face aux besoins locaux ; - l'exécution d'activités de production, de commercialisation ,de recherches propres à promouvoir la croissance économique d'ensemble; - l'expansion et la restructuration des marchés nationaux intégrant l'économie rurale au secteur industriel; - l'intégration économique sous-régionale visant à développer les industries de base et l'industrie des biens d'équipement sur des marchés intégrés. Le document élaboré par la Commission Economique pour l'Afrique, l'Organisation de l'Unité Africaine et l'Organisation des Nations-Unies pour le développement industriel apporte un schéma directeur solide et cohérent d'une industrialisation de l'Afrique. Il a été identifié, en effet, des projets industriels intégrés dans les sous-secteurs prioritaires : alimentation, textile, matériaux de construction, énergie, forêts, métaux, produits chimiques, 178 ingénierie et petites industries. Les projets, selon le document, ont été choisis sur la base d'un ou de plusieurs éléments suivants: - priorités retenues dans le Plan d'Action de Lagos; - fourniture de facteurs de production à d'autres industries et activités économiques, principalement l'agriculture ; - utilisation optimale des ressources nationales surtout pour la consommation africaine suivant l'objectif de l'auto-suffisance ; - remplacement des facteurs essentiels importés dans les Etats membres dont la capacité d'importation ne cesse de diminuer; - une exploitation de l'effet multiplicateur des industries de base (28). Dans cette direction, ont été recensées les variables qui sont à la base de l'autonomie, de l'autosuffisance et d'un développement intégré à savoir : les ressources naturelles, les matières premières et l'énergie. A partir de ces variables vont alors s'élaborer des projets industriels. Deux catégories de projets ont été distinguées dont les plus importantes sont les projets des sous-secteurs industriels hautement prioritaires. Voyons rapidement le contenu de cette grande catégorie. a) Les sous-secteurs industriels hautement prioritaires: Le point de départ de l'analyse du contenu de ces sous-secteurs est très significatif. Des industries hautement prioritaires consistent en un rejet systématique de la stratégie de substitution d'importation suivie par les Etats africains. Il est alors décidé que « les pays africains ne peuvent et ne devront plus continuer dans ce chemin de substitution aux importations qui les mène vers le désastre» (29). Ils devront alors changer radicalement la structure existante et se diriger vers l'autonomie collective et le développement de l'autosuffisance. Ceux-ci ne peuvent se réaliser qu'à partir d'un développement systématique des priorités basées sur des ressources et des industries de base, qui ont des effets multiplicateurs et des relations optimales avec d'autres secteurs économiques. Les activités retenues dans cette optique sont: 179 1) Les industries de transformations alimentaires. Elles sont appelées à jouer des fonctions économiques extrêmement importantes surtout dans l'optique de la recherche systématique de l'autosuffisance alimentaire. Elles sont à la base d'un approvisionnement régulier en vivres et produits alimentaires, d'une sécurité alimentaire et d'une réduction progressive des importations. Par ailleurs, elles permettent aussi la stimulation de la production rurale en offrant à celle-ci des débouchés préalables et sûrs, un accroissement des investissements agricoles, le développement des secteurs connexes et l'élevation du niveau général de la productivité du travail. Bien entendu, pour que ces effets se produisent, il faudra élaborer une politique claire en la matière qui intègre à la fois les activités de production, de transformation et de commercialisation (30). Dans cette optique, les projets suivants peuvent être réalisés s'ils ne fonctionnent déjà de façon dispersée en Afrique : - la transformation des céréales, racines et tubercules, cultivées localement pour la production de farine (31) ; - la transformation des huiles comestibles; - la transformation de fruits et légumes; - la production d'aliments pour bétail ; - l'industrie de la viande, du lait et produits laitiers; - les produits marins. De telles unités permettent de réduire les importations (32) et d'accroître les capacités d'emploi (33). Seulement, la réalisation de cette industrie doit s'accompagner positivement de l'imposition généralisée d'un modèle de consommation fondé sur l'utilisation des produits locaux et négativement de mesures protectionnistes permettant aux entrepreneurs privés ou publics de saisir toutes les situations de pénurie pour réaliser des investissements productifs. Une politique hardie, volontariste et cohérente s'impose dans ce secteur où les Etats disposent de bonnes dotations naturelles et des besoins importants. Elle devra définir avec précision les objectifs à atteindre en terme d'autosuffisance alimentaire, de quantifier la demande à satisfaire en rapport avec la distribution des reve- 180 nus, de formuler un programme intégré de développement de l'industrie alimentaire et de déterminer une politique de prix incitatrice de consommation de la production locale. Tout cela devra être accompagné d'un train de mesures législatives protégeant cette jeune industrie et la production locale. Il faudra utiliser tous les moyens de persuasion et toutes les structures institutionnelles pour créer des habitudes de consommation de la production locale en trouvant des formules dissuasives de la consommation des biens importés. 2) L'industrie textile et l'habillement. Elle constitue un domaine où il est possible de réaliser assez rapidement l'autosuffisance d'autant plus qu'il s'agit d'un secteur qui est l'objet d'une politique de délocalisation industrielle et où les innovations technologiques sont encore réduites. Cela accroît les chances d'un développement des productions locales (tissus et fibres artificiels) et d'une baisse des importations. Le secteur absorbe beaucoup de main-d'œuvre surtout non qualifiée. Ce qui devrait permettre d'améliorer l'emploi productif. 3) Les industries à base forestière. Il s'agit d'un sous-secteur dont l'importance n'a nullement échappé aux rédacteurs du Plan de Lagos. C'est une industrie qui peut satisfaire certains besoins dans le domaine du logement, de l'habillement, du papier, de l'ameublement et surtout de l'énergie. Les analyses de l'UNIDO révèlent que pour ce secteur « les importations régionales de produits forestiers ont plus que quintuplé passant de 221 millions de dollars en 1967, à 1,74 milliards en 1978, tandis que les chiffres correspondants pour les exportations ont triplé passant de 266 millions à 837 millions pendant la même période» (34). Ces chiffres sont révélateurs des possibilités d'une industrie forestière. Ils montrent en effet qu'il existe bel et bien une demande solvable. Les interventions indus trielles pourraient se situer dans la création des scieries, d'usines de panneaux, de meubles où existe un très vaste marché. En outre, ces sous-secteurs sont créateurs 181 d'emplois et peuvent contribuer à la solution du chômage endémique. Dans ce domaine aussi, les décideurs doivent élaborer des politiques de développement des industries forestières qui permettent une exploitation rationnelle de ces ressources qui ont d'importants effets sur l'environnement et le milieu physique. En effet, pour éviter un épuisement rapide et préjudiciable aux générations futures des ressources forestières, la valorisation industrielle doit être systématiquement accompagnée de vastes et rigoureux programmes de reboisement. 4.) Les industries du bâtiment et des matériaux de construction. Les fortes tendances à l'urbanisation (plus de 5 %) commandent qu'un grand intérêt soit porté à ce soussecteur. A cela s'ajoute que la croissance économique et sociale, dans les formations sous-développées est fortement tributaire des activités industrielles de la constructions. Elles contribuent entre 40 et 60 % à la formation brute du capital en Afrique et apportent entre 4 et 10 % du PIB. Par ailleurs, l'industrie de la construction est très grande consommatrice de main-d'œuvre. Toutes ces raisons sont parfaitement comprises par le Plan de Lagos (paragraphe 56) qui recommande la création rapide d'une base industrielle axée sur une valorisation des ressources locales. Toutes les études mettent l'accent sur les matériaux de construction qui constituent la composante essentielle et la résultante de l'industrialisation dans le sous-secteur. Ils procurent la valeur ajoutée la plus importante. Cependant, ils exigent d'importantes recherches pour trouver la technologie la plus efficiente en vue de l'utilisation systématique des matériaux locaux. C'est cela qui permet d'abaisser les coûts de prodûuction et de mettre, en conséquence, l'habitat (par exemple) à la portée des titulaires de revenus moyens. 182 5.) Les industries métallurgiques et mécanqiues, électriques et électroniques. Le développement de ces sous-secteurs constitue la clef de l'industrialisation. Ils permettent la production d'équipements de base et des machines-outils nécessaires à l'expansion du secteur agricole. La sidérurgie est généralement considérée par les formations sous-développées comme l'industrie de base industrialisante au premier chef par l'utilisation des ma· tières premières locales, ses effets sur l'emploi, la distribution des salaires, la hausse du niveau de vie et les échanges commerciaux qu'elle entraîne (35). Ce secteur immobilisant des capitaux extrêmement importants, il importe d'étudier très rigoureusement les conditions de sa création, ses modalités de fonctionnement et de gestion. 11 en va ainsi à cause des dimensions réduites des marchés nationaux qui sont totalement inaptes en isolement, à rentabiliser les investissements lourds dans l'industrie de la sidérurgie et dans celle du cuivre ou de l'aluminium. A cet égard, les politiques à élaborer devront systématiquement s'insérer dans le cadre d'une coopération intra-africaine, régionale ou sous-régionale. Il s'agira principalement de définir des projets multinationaux prioritaires comme : - des unités d'acierie et de sidérurgie sur la base des ressources existantes et utilisant les procédés de réduction directe et des fours électriques ou des hauts fourneaux classiques; - des unités industrielles d'aluminium; à ce niveau la CEA observe que l'Mrique possède environ 43 % des ressources mondiales de bauxite, mais ne fournit qu'environ 15 % de la production mondiale et convertit environ 2,6 % de la production mondiale de bauxite en alumine et aluminium primaire ; - des unités industrielles du cuivre; là encore, les ressources naturelles existent, il s'agit de les valoriser; Parallèlement, d'autres industries devront aussi être exploitées comme le plomb, le zinc, l'étain. Pour chacun de ces minéraux, s'impose la création d'unités industrielles fonctionnelles. 183 Il est reconnu aujourd'hui que le caractère indus· trialisant ne concerne que certaines branches parmi lesquelles se placent la sidérurgie, la métallurgie, la mécanique et la construction électrique. La mise en valeur de ces sous-secteurs appelle des capitaux importants et des tech· nologies de pointe qui ne sont pas en possession des pays sous-développés. C'est pourquoi les politiques à mettre en place doivent être planifiées, réalistes et élaborées en étroite collaboration avec les multinationales. 6.) Les industries chimiques. Pierre Chauleur observe que c'est « une industrie qui a pris en Afrique depuis un demi-siècle, un essor impressionnant tant sur le plan de la chimie minérale que sur celui de la chimie organique. La grande industrie chimique fournit aux pays africains suivant leur degré de modernisation, l'air liquide, l'acide sulfurique, l'acide nitrique, la soude caustique, l'amoniaque, le chlore et les engrais minéraux dont ils ont besoin» (36). Le Plan de Lagos a parfaitement situé l'importance liée à ce secteur (paragraphe 56 a) qui contient des effets de liaison en aval comme en amont appréciables et qui peut permettre le remplacement de certains produits manufacturés souvent importés. Les principaux projets industriels pourraient s'articuler autour: - des unités de production des produits destinés à l'agriculture; c'est le cas des engrais et pesticides qui contribuent d'une part à augmenter la production et d'autre part à réduire les pertes alimentaires et de production (37) ; - des unités de production pharmaceutique qui sont indispensables pour réduire et liquider les importations qui se sont élevées à 1,326 milliards de dollars en 1978. Par ailleurs, de telles unités devront contribuer à fournir des produits à base de plantes médicinales traditionnelles (38). - des unités de production de pesticides notamment à base d'oxyde de cuivre, des insecticides chlorés à base de phosphore. Des efforts gigantesques sont à faire dans 184 ce sous-secteur où les Africains sont dépendants presque totalement des importations. 7.) Les petites et moyennes industries (PMI). Elles jouent des fonctions essentielles dans le développement économique et social et prennent des formes de plus en plus modernes. Dans cette direction, E. Staley et R. Morse notent que lorsqu'un pays traverse une phase de transition qui le fait passer du stade d'une économie où les structures traditionnelles prédominent à celui d'une économie plus moderne, le caractère de sa petite industrie se modifie... son industrie artisanale se transformera, son industrie à domicile sera remplacée et ses usines petites mais modernes se développent (39). La PMI présente des avantages importants dont quelques-uns méritent d'être soulignés: - elle complète la grande industrie par la sous-traitance, le traitement ou la production de certains biens indispensables à la grande entreprise et le traitement des déchets; - elle permet la décentralisation industrielle et la valorisation de la petite production locale. C'est ainsi que les villages et les petites villes rurales vont présenter certains avantages naturels favorables à l'implantation de la PMI notamment de traitement de produits d'origine agricole; - elle permet la centralisation et la transformation productive de l'épargne locale; - elle contribue, plus que la grande entreprise, à la création d'emplois et procède facilement à la formation de la main-d'œuvre; - elle favorise la naissance et la consolidation de l'esprit d'entreprise. Comme l'observent E. Staley et R. Morse « la puissance de la PMI réside surtout, dans sa souplesse, ses possibilités d'adaptation, ses étroites relations personnelles et la faculté qu'elle possède, dans une certaine mesure, de s'émanciper de l'administration bureaucratique et de tous les frais généraux qui en résultent» (40) ; - elle contribue à la recherche et à la diffusion technologique (41). Par ailleurs, elle atteint rapidement 185 le seuil optimum de rentabilisation de la technologie. La PMI est véritablement une entreprise à la mesure de la capacité créatrice et imaginative de l'homme. Structure assez souple, elle s'adapte sans grande difficulté aux situations les plus fluctuantes et satisfait certains besoins sociaux aux meilleures conditions de prix et de qualité. Enfin, la petite et moyenne industrie est un instrument indispensable du développement équilibré car elle est le cadre de production le plus approprié qui s'adapte le mieux au secteur traditionnel en redonnant des conditions nouvelles de travail et d'efficience à l'artisanat. Dans cette optique, elle catalyse l'exode rural qui est essentiellement le fait des artisans ruinés. Tous ces effets positifs justifient que dans la politique d'industrialisation, un recours systématique aux PME et PMI s'impose. Elles doivent occuper une place de choix et remplir des fonctions socio-économiques décisives dans la stratégie d'industrialisation. Cette importance n'a pas échappé au Plan de Lagos qui recommande aux Etats africains, la création d'un réseau dense et diversifié de petites et moyennes industries, comme principal facteur de modernisation de l'économie rurale. En effet, la PMI peut réaliser d'une part l'intégration sans difficulté de l'agriculture à l'économie monétaire et d'autre part sortir le secteur rural du traditionalisme par le développement des industries agricoles. Pour que la PMI exerce tous ces effets bénéfiques dans le processus d'industrialisation, il faut élaborer une politique systématique et rigoureuse de sa promotion. Cela nécessite les actions suivantes: -l'élaboration d'un programme complet et cohérent de développement des PMI; il s'agit de situer toutes les opportunités de production, d'élaborer des projets de réalisation englobant tous les aspects financiers, technologiques et institutionnels. Ainsi les opérateurs économiques disposeront d'une Banque de Projets et seront mieux édifiés sur les occasions d'investissement qui s'offrent à eux; - la définition d'une politique globale de promotion spécifiant avec clarté d'une part les avantages et concessions accordés aux PMI, les diverses protections vis-à-vis d'une concurrence inégale et déloyale et d'autre part tou- 186 tes les obligations qui pèsent sur elles en matière de valorisation des productions locales, de diffusion technologique, d'utilisation et de formation de la main-d'œuvre; - la définition d'une politique de prix qui protège (ou tente de le faire) les intérêts divergents des producteurs, travailleurs et consommateurs. La structure flexible des coûts de production permet la réalisation de cette mécanique d'économie concertée; - la définition de cadres appropriés de sous-traitance industrielle, qu'elle soit nationale ou internationale. Il s'agit de délimiter les formes de la sous-traitance: la sous-traitance de capacité et de complément, la sous-traitance de spécialité, la sous-traitance marginale lorsque la grande entreprise reçoit trop de commandes et la soustraitance d'économie. Le cadre juridique à définir devra protéger les intérêts des différentes parties et encourager la promotion de la sous-traitance acceptée comme un des instruments du développement industriel (42) ; - la définition d'une politique de formation de cadres capables de répondre aux exigences de production et de gestion de la PMI. Il s'agit d'une formation strictement professionnelle pour disposer d'une main-d'œuvre qualifiée, de cadres et d'un personnel de direction compétents. Tous ces développements montrent que si l'industrialisation est une nécessité impérieuse pour combler le retard, elle n'est pas une panacée, une voie facile ni une solution simple par suite d'une part des intérêts fort complexes qui sont en jeu et d'autre part de la pluralité des variables qui sont impliquées. Analysant les expériences historiques d'industrialisation dans le bassin méditerranéen, René Gendarme tire trois enseignements significatifs qu'il faut avoir souvent à l'esprit dans toute réflexion sur l'industrialisation dans les formations sous-développées : - le premier est que l'industrialisation n'est qu'un des moyens pour parvenir au développement et elle ne saurait exclure les autres moyens; elle doit même les articuler, les rendre plus urgents et plus nécessaires; - le deuxième est qu'autant que les usines, l'industrialisation exige une transformation des hom- 187 mes, ce qui veut dire qu'industrialiser, c'est aussi changer les structures, le contenu et le système d'éducation; - le troisième enfin est que le succès d'une industrialisation dépend aussi des politiques des autres Etats du système mondial (43). L'Etat devra intervenir systématiquement, mais dans les aspects les plus fondamentaux de la stratégie d'industrialisation à savoir : - la définition d'orientations et d'options claires fixant les domaines d'intervention publique, les moyens nécessaires à mobiliser et la durée de réalisation des objectifs considérés comme prioritaires; - la fixation d'une structure non bureaucratique d'administration et de gestion de la totalité organique de la politique industrielle; - la détermination d'un vaste cadre juridique fixant toutes les règles de fonctionnement, toute la législation de stimulation, d'intéressement et de promotion de l'initiative privée nationale et étrangère; - la détermination de politiques financière, technologique et de formation de cadres techniques et administratifs pour le secteur industriel. Cette stratégie d'industrialisation complexe doit être menée de façon volontariste et permanente. Elle réclame que l'Etat dispose de moyens sûrs d'une intervention directe pour amener les impulsions nécessaires et les transformations permettant l'avènement d'une rationalité industrielle. Ces considérations indiquent que l'Etat doit contrôler certaines unités de base (44) pour pouvoir instaurer les conditions d'une relance industrielle crédible et capable d'une expansion auto-entretenue. Si le socialisme est accepté comme une alternative crédible, cela procède du fait qu'il peut créer et entretenir un processus d'industrialisation, qu'il est une bonne opportunité de mobilisation des moyens matériels et humains pour une transformation radicale des bases de la société sous-développée. Ces problèmes nombreux et complexes ne peuvent être résolus par de simples initiatives individuelles ou par les mécanismes aveugles du marché. 188 Dans les pays où les traditions étatiques sont assez faibles, et où le personnel administratif est très peu préparé à des fonctions dynamiques et novatrices, l'Etat, sous peine de tomber dans les pesanteurs bureaucrati· ques, ne doit point exercer toutes les tâches industrielles. Cela pose la nécessité de définir les formes et domaines de son intervention. L'Etat socialiste doit contrôler, totalement ou en association avec des monopoles ou firmes internationales détentrices des capitaux et de la technologie les industries industrialisantes. Celles-ci nécessitent des ressources en capital et en compétences techniques qui dépassent les possibilités des initiatives individuelles. Affirmons très clairement que la coopération et la collaboration doivent être recherchées et nouées avec n'importe quelle firme pouvant contribuer à la réalisation de !'industrialisation. Le socialisme ne saurait être prétexte à un quelconque immobilisme découlant d'un refus de valorisation industrielle qui serait le fait d'entreprises privées nationales ou étrangères. Le socialisme se doit de créer non seulement les conditions capables de combler le retard économique et social, mais aussi celles d'une indépendance industrielle. Si les pays sous-développés veulent rattraper leur retard, ils doivent brûler beaucoup d'étapes et ils ne peuvent le faire qu'en nouant des relations étroites mais au niveau de l'avantage mutuel avec les firmes multinationales. D'ailleurs, celles-ci procèdent, dans le monde multipolaire en gestation, à une réorganisation de leurs stratégies dans le sens de l'approfondissement des divisions régionales au sein de chacun des blocs. Progressivement, elles exercent les effets de polarisation sur leurs zones d'influence et y réalisent des processus contrôlés de délocalisation. L'Union Soviétique offre une expérience originale de relations avec les multinationales dans le cadre de la mise en valeur de la Sibérie. Le développement de cette région est considéré par les autorités comme un « problème non seulement soviétique mais mondial ». Les Etats en transition ont toutes les raisons d'entretenir des relations avec les multinationales pour l'approfondissement de leur industrialisation et même de définir une stratégie d'investissement soumise aux priorités de développement retracées par leurs plans nationaux. 189 Cependant, ces Etats doivent avoir toutes les initiatives et devront exercer des rôles privilégiés dont les formes et les domaines doivent être nettement spécifiés. En ce qui concerne les domaines d'intervention de l'Etat, celui-ci doit disposer d'un secteur public industriel qui doit rester essentiellement un instrument d'action sectorielle. Le contrôle des industries de base découle de l'importance stratégique de celles-ci mais aussi de leur rentabilité problématique. Cependant, l'initiative privée doit être encouragée, stimulée et soutenue dans beaucoup de sous-secteurs industriels car en dernière analyse, le socialisme ne saurait se confondre avec l'étatisation. Il faut comprendre une fois pour toutes, (comme disent les dirigeants chinois) que dans la société socialiste, l'économie et le commerce d'Etat ne peuvent tout faire. On est alors renvoyé à l'idée qu'il faut nationaliser ce qui est nationalisable. L'industrie est un secteur où le risque de structuration d'une bureaucratie est très élevé. C'est un travers très paralysant qu'il faut éviter à tous les prix. Pour ce qui est du domaine d'intervention de l'Etat, il se situe en premier lieu dans les industries lourdes qui permettent la valorisation des matières premières. Ainsi le développement et la croissance vont pouvoir désormais s'amorcer sur la base d'une exploitation des ressources internes. On peut alors parler de développement endogène et auto-entretenu car la dynamique de ce processus se situe au niveau de l'économie nationale. Le second aspect de l'intervention publique consiste en la création d'une superstructure institutionnelle adéquate, et fonctionnelle de gestion et d'administration de la politique industrielle. La planification s'avèrera indispensable pour une gestion effective et efficace de l'ensemble de la politique industrielle. Elle devra spécifier les grands projets, maÎtriser les moyens et les sources de financement et fixer des délais de réalisation. Elle devra encourager l'innovation et l'efficacité des PMI et PME. Au total, la politique industrielle doit créer les liens intersectoriels comme suit sous l'impulsion des pouvoirs publics. 190 "-AN Tt NOURRITURE, ENGRAtS PESTlCIPf$ HABITAT. HA81llEMENT TRANSPORT 1 PMQOlJlTS PHARMACEUTlOUES. CIMENT, VERRl. MA TI E RES PLAS'ft· INSEC"TICIDI:S. DESINFECT ANTS. SAliONS, DETERSIFS CAOUTCHOUC••1C. 1 ~~J='~ OUES. TEINTURE. PRODUI T'S CHIMIWES INTERMEDIAIRES "MPLIQUANT PLUSIEURS STADES _ LA FABRICATION! 1 1 PRDOUln C>1.MIQUES DE IIASE IACIDE SULFURIQUE. AMMONIAllUE. CHLORE. SOUDE CAUSTlllUE. BENZENE. ETHyLtNE..... , 1 1 1 MATIERES PREMIERES 1 lCONCfNTRATION. RAFF'NAlK••~I _... 1 "'NE RAUX Pvrn. Mtn.,fI6e~M ""c..e..". -.. u.u.,t. Sol Il"*,,'', e.:. - 1 1 1 HVDlIOCARIURES PIlDIIJI1S AGlIIIXlLI1S AUTRES BD.. AM CIlaIl>an c._ fou L_ Au".., plentn Gu .._ "-'1* m'dk:uwn f...... ' ...... lUtreI huila, UNn., P'W".thrum. ete..) PtodulU .cond~R' d'or......,""" . b.) Les modalités de réalisation de la stratégie d'indus trialisation. Ayant esquissé les domaines et formes d'intervention qui constituent les axes d'encrage de la politique indus· trielle, il nous reste à déterminer les moyens et ressour· ces à mobiliser. Ces questions constituent toujours les Cô' tés faibles des stratégies d'industrialisation. D'entrée de jeu, nous pouvons affirmer que la réali· sation d'un vaste programme d'industrialisation indispensable pour le développement économique et social est l'objectif primordial à atteindre. Cela exige des ressources financières, humaines et technologiques pas totalement disponibles au niveau interne. Que faire pour surmonter cette situation? Deux approches sont en confrontation: la première défendant une ligne pure et dure d'une mobilisation interne des ressources et d'une renonciation à tout développement dépendant, tandis que la seconde est celle qui s'appuie sur la recherche d'un compromis réa· liste. Il est curieux de constater que le radicalisme éco· nomique découlant de la première approche est souvent préconisé par les idéologues des Partis Communistes d'Europe dont les pays ont pourtant suivi un tout autre cheminement. Les conditions socio-économiques internes et internationales imposent aux formations sous-dévelop· pées la mise en place d'une économie socialiste concer· tée et ouverte qui exploite toutes les opportunités de coopération avec des partenaires privés individuels ou relevant de firmes multinationales. Les autorités publiques doivent ériger les compromis avec ces partenaires au rang de principe intangible et présenter les meilleures garanties pour leur respect scrupuleux. Deux raisons justifient de telles positions. La première est une raison d'opportunité : le radicalisme économique est une attitude généreuse et idéale, mais que n'autorisent malheureusement pas l'ampleur et la complexité des tâches auxquelles les formations sous-développées sont confrontées vu la modicité des moyens dont elles disposent pour leur réalisation. L'état avancé du retard des forces productives matérielles et humaines et les moyens internes limités imposent la re· cherche de formules de coopération avec les détenteurs 192 de capitaux et de technologies. Ces compromis ne relèvent d'aucun libéralisme; ils seront enfermés dans une politique claire d'accumulation. D'ailleurs, il ne faut attacher aucun crédit aux thèses développées par ces économistes au verbe haut qui, ignorant parfois totalement la situation exacte que connaissent leurs économies et méprisant tranquillement les faits, sont incapables de dégager les lignes d'un vaste plan de collaboration et de concertation économique qui traduise l'équilibre des forces politiques du moment. Lénine recommandait aux décideurs de toujours avoir les yeux rivés sur la réalité afin de trouver les meilleurs compromis. La seconde raison de l'anti-radicalisme économique procède de l'histoire. L'étatisation excessive au double niveau politique et économique est un produit de l'histoire de la première révolution socialiste que le capitalisme international avait voulu contenir et enfermer dans un espace réduit et isolé des mécanismes de l'économie mondiale. L'Union Soviétique a été exclue dès 1917 des relations internationales. Le rideau de fer a été imposé pour l'écarter du système de la DIT tout comme on inventera le péril jaune pour en exclure la Chine de l'époque. La réponse à cet isolement a été partout l'économie du Communisme de Guerre. La crise mondiale du système capitaliste et la valorisation internationale du capital comme perspective de solution posent autrement que par le passé les questions de la coopération internationale et celles de la gestion du socialisme. Les décideurs dans les formations sociales sous-développées ne doivent absolument pas se tromper d'époque. Les conditions du redéploiement du capital à l'échelle mondiale, l'existence et la consolidation d'un système mondial de pays socialistes sont des facteurs positifs pour une meilleure coopération. Celle-ci n'impose plus un radicalisme. Les pays socialistes d'Europe offrent une parfaite illustration de la recherche systématique d'une coopération avec la DIT et d'une collaboration avec tous les secteurs capitalistes, et notamment les firmes multinationales. Personne n'est choquée de les voir s'installer solidement en Union Soviétique, en Hongrie, en Pologne, en Roumanie. Personne ne remet en question la revendication par les pays socia- 193 listes d'Europe d'une coopération scientifique et technique systématisée avec les pays capitalistes, mais dès qu'il est question des pays sous-développés, les attitudes changent totalement. Il est rare de voir les auteurs dits progressistes dénoncer les codes des investissements des pays socialistes d'Asie qui ont besoin de faire de larges concessions fiscales et douanières pour attirer les capitaux privés étrangers. Or, il n'en va pas de même pour les formations sousdéveloppées. Tout se passe comme s'il leur était totalement interdit d'avoir des rapports avec le système capitaliste mondial dans lequel sont insérées toutes les formations sociales. Cela indique que les pays sous-développés ont une révolution à faire vis-à-vis de leurs idéologues et parfois de leurs alliés qui leur indiquent des visions déformées et dogmatiques de l'édification socialiste. Il est temps de poser économiquement les problèmes économiques et d'éviter d'en avoir à chaque fois une perception politico-idéologique. C'est de la sorte que l'on échappera au fétichisme politique dominant qui ramène tout à l'affirmation selon laquelle « la politique est une force qui commande ». Un tel slogan amène toujours à commettre des erreurs irréparables notamment dans la transition. Il oublie que la politique ne revêt une grande importance que si les lois économiques sont prises en considération, que si le pouvoir politique s'appuie sur l'analyse rigoureuse des tendances objectives au développement économique et social. On a souvent tendance à oublier que l'édification du socialisme est un processus nécessairement lent et que pour atteindre l'objectif, il ne suffit pas seulement de socialiser les movens de production. A ce propos, Lénine rappelait qu'« il faut faire un grand pas en avant dans le développement des forces productives» (45). Pour ce faire, il importe de créer toutes les conditions d'utilisation rationnelle des acquis de la révolution scientifique et technique qui peut permettre d'économiser des ressources et contribuer à l'exploitation des forces productives. Alors. une organisation rigoureuse de la société s'impose avec l'instauration de politiques sectorielles cohérentes et réalistes. 194 Dans cette optique, la politique industrielle doit bénéficier de toutes ces ressources pour réaliser les raccourcis nécessaires. Il nous faut donc spécifier les politiques de mobilisation des ressources pour la réalisation de l'industrialisation. 1.) La politique de financement du développement industriel. Cette question revêt une importance particulière et comporte deux aspects: d'une part, la mobilisation des disponibilités financières internes et de l'autre, le recours au financement extérieur donc à l'endettement. Sur le premier aspect, le financement du développement industriel doit d'abord compter sur les ressources financières internes et donc sur la politique d'accumulation. Cet aspect de la question va poser d'énormes problèmes et contradictions entre l'objectif d'industrialisation et celui de la transformation radicale des campagnes. Il s'agira principalement de voir comment concilier une politique agraire visant tout à la fois le développement des forces productives et l'amélioration des conditions d'existence et de travail des agriculteurs ainsi que le nécessaire financement de l'industrialisation devant s'effectuer par des transferts de surplus de l'agriculture vers l'industrie. Il y a là un problème délicat d'accumulation et d'allocation de ressources. Ces questions doivent être réglées dans le cadre des priorités sectorielles retenues et de la politique de génération et d'absorption des surplus qui sera développée plus loin. Le second aspect de la politique de financement est le recours aux ressources externes, à l'endettement extérieur. Sur ce point également, il s'avère indispensable d'apporter quelque lumière pour replacer les problèmes dans leur véritable contexte. La question principale n'est ni le niveau de l'endettement, ni son origine. Elle réside essentiellement dans l'utilisation productive ou non des ressources empruntées. Bien entendu, le capital emprunté n'a pas la même incidence sur l'économie interne selon qu'il est utilisé pour construire des monuments, des aéroports modernes, ou s'il est employé productivement pour créer des usines. En clair, si l'opération d'investis195 sement est rentable, l'endettement permet le développe ment. Dans ce sens, A. Emmanuel observe que les grands banquiers prêteurs constituent un groupe international de pression en faveur de tout ce qui renforce la solvabilité et partant, l'économie nationale de leurs débiteurs... Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le pouvoir de mar· chandage des pays en voie de développement qui a dépassé cette borne s'en trouve considérablement renforcé. En fait, le seul motif que les PVD ont aujourd'hui de con· tinuer à honorer leurs dettes, c'est de sauvegarder leur solvabilité et pouvoir ainsi s'endetter davantage (46). A cela, il convient d'ajouter le fait que tous les pays qui ont résolu le problème du financement du développement sont passés par une phase de grand débiteur. Une fois encore, il faut savoir ce que l'on veut. Comme l'écrit avec clairvoyance A. Emmanuel, « on a le droit de considérer le label national comme une fin en soi et le recours à l'étranger comme le mal suprême. Il faut savoir de quoi l'on parle: si l'on parle de prestige et de satisfaction morale ou d'un problème économique. Dans le second cas, il faut savoir que l'indépendance d'un pays, quel que soit le sens du mot, est fonction croissante du niveau de son développement et de son potentiel économique. C'est avant tout la faim et la misère qui rendent dépendant. » En clair, dans un processus d'industrialisation et de développement accéléré, il faut exploiter toutes les possibilités de financement extérieur et sur toutes les places financières. L'endettement n'est pas nécessairement un handicap insurmontable comme le laissent entrevoir les bilans terriblement sombres et alarmistes de certains secteurs d'opinion (47). Cet alarmisme se fonde essentiel· lement d'une part sur le fait que le processus de dévelop· pement économique et social implique des besoins de fi· nancement que ne peut couvrir la faible épargne intérieu re (cela rend l'endettement presque obligatoire) et d'au tre part par le fait que l'aggravation de l'endettement à des taux mercantiles a amené les pays du Tiers-Monde à emprunter pour payer leur dette (48). Ce mécanisme bloqué est à lui seul insuffisant pour expliquer toutes les craintes. Mais il ne faut pas faire de l'amalgame car ce Qui gène profondément, ce sont les risques d'insolvabilité des pays débiteurs. 196 La distorsion entre l'affectation et l'utilisation de la dette extérieure, en ce qu'elle ne crée pas les conditions d'extorsion de surplus nécessaires à l'amortissement régulier du service de la dette (principal et intérêts échus) constitue assurément le fondement de la crise actuelle de paiements que traversent les pays endettés et dont la perpétuation débouchera sur une crise de solvabilité. La rationalité économique et financière voudrait que toute décision d'investissement, surtout lorsque celle-ci est fondée sur un emprunt extérieur, soit subordonnée à un nécessaire calcul coûts/avantages. Or ce principe de base semble avoir été peu ou très médiocrement appliqué et cela en pleine période de flambée des taux d'intérêt internationaux, de dégradation et d'instabilité chroniques de l'environnement extérieur rendant aléatoire la rentabilisation des projets économiques internes. Ces risques d'insolvabilité peuvent être corrigés par des choix d'investissement plus pertinents et des modes de gestion plus efficients. Dès lors, ce qui est en question, ce n'est pas l'endette· ment, mais l'utilisation inefficiente des ressources empruntées. L'expérience des pays socialistes établit le recours nécessaire à l'endettement (49). Le premier argu· ment est que si les ressources financières empruntées à des coûts excessifs ne sont pas improductivement utilisées, elles permettront d'accroître le potentiel productif et de rendre possible, et sans grand dommage pour l'économie, le remboursement. Un second argument est qu'il n'existe pas une parfaite et rigoureuse corrélation entre échéancier de remboursement et délai de récupération surtout si l'investissement sur fonds empruntés est réalisé par l'Etat dont la bureaucratie est lente à démarrer les projets; en conséquence, le remboursement de la dette peut poser conjoncturellement des problèmes. La troisième argument est que l'endettement a permis à certains pays de sortir systématiquement du sous-développement et d'amorcer un processus irréversible d'expansion éco·· nomique. Mais il a été profitable au marché capitaliste mondial qui a vu ses débouchés s'élargir empêchant l'avènement d'une crise de surproduction. N'oublions pas que les pays les plus fortement endettés du Tiers-Monde sont les grands clients, les débouchés des systèmes industriels 197 des pays capitalistes développés. Toutes ces raisons expliquent que les pays les plus en endettés du Tiers-Monde sont systématiquement renfloués par leurs créanciers qui ont besoin de les mettre dans les conditions les meilleures qui rendent le remboursement possible. Comme les pays socialistes et les pays capitalistes (50), le Tiers-Monde devra continuer à chercher partout les financements à ses projets prioritaires d'industrialisation et de développement. C'est une forme de réalisa· tion d'une péréquation des liquidités et des ressources Cette péréquation s'effectue normalement entre pays ca· pitalistes développés par des biais divers: les institutions financières internationales, les marchés financiers et les institutions nationales spécialisées. Cette mobilité financière doit être réalisée en faveur des pays du Tiers-Monde, En guise de remarques terminales sur cette question d'endettement, nous pouvons observer que les faits sont sans rapport avec la dramatisation excessive des problèmes relatifs à la dette du Tiers-Monde. Non seulement, elle est négligeable en rapport avec la montagne de det· tes des institutions américaines (Etat, Collectivités, Sociétés, personnes privées), mais moyennant des aménagements d'échéances, les pays débiteurs du Tiers-Monde ont fait face à leurs charges de remboursements même s'il est vrai qu'ils n'ont pu le faire que grâce à de nouveaux crédits. Si la relance est la condition du remboursement, emprunteurs et prêteurs doivent la rendre possible. Pour ce faire, il faut renouveler les crédits aux emprunteurs, revoir les échéances et les taux d'intérêt. Pour l'Afrique, dans la recherche des moyens de financement, deux possibilités s'offrent qu'il importe d'exploiter : les emprunts aux institutions financières régionales et la coproduction (51). La première voie concerne les emprunts régionaux généralement insuffisamment utilisés. Dans le cadre d'une industrialisation, les possibilités de la Banque Africaine de Développement et des autres institutions financières et bancaires doivent être mobilisées. En plus, les Etats devront s'orienter vers la création de mécanismes financiers appropriés et de Fonds Spécialisés dans le financement des activités industrielles. De tels Fonds seront alimentés par des ressources internes mais aussi externes 198 pourvu qu'ils ouvrent leur capital à des organismes, des institutions, des opérateurs économiques et des Etats non africains. La philosophie est de mobiliser toute ressource, tout excédent financier disponibles dans le monde. La seconde voie à exploiter est la coproduction. Le Plan d'action de Lagos recommande particulièrement le développement d'une coopération industrielle dans le cadre d'un processus intégrateur. Ces actions d'industrialisation devront être rigoureusement planifiées. C'est de cette façon que l'on peut réaliser une autonomie collective régionale qui permette d'exploiter toutes les aires de liberté qu'offre la division internationale du travail. A côté de cette politique de financement, il faut définir une politique technologique appropriée. 2.) La définition d'une politique technologique appropriée La politique d'industrialisation doit régler de la meilleure manière la question essentielle de la technologie qui a fait l'objet ces dernières années de nombreuses et originales recherches mais aussi de grandes controverses. Cependant, on peut constater que ni la profondeur, ni l'étendue et la complexité des recherches, ni même l'âpreté et la sévérité des polémiques n'ont clarifié les questions essentielles que voilà : - quels sont les besoins technologiques des pays en voie d'industrialisation? Autrement dit, quelle technologie pour quel développement? - quelles sont les alternatives qui s'offrent et à quels coûts? - quels sont les moyens d'absorption et les formes de la diffusion technologique ? - quels sont les coûts d'opportunité à tous les niveaux? En d'autres termes, les réponses à ce questionnement sur la technologie sont quantitativement et qualitativement limitées. Cela procède d'une part de la mauvaise formulation du problème de la technologie dans les formations sous-développées et d'autre part de la confiscation d'un discours scientifique par des idéologues culturalistes et environnementalistes. Les culturalistes ont évacué au nom de la culture les questions essentielles de na199 ture économique et scientifique à partir des conséquences socio-culturelles comme si la technologie n'a d'incidence notable que sur la sphère culturelle. Dans une rencontre récente du Club de Dakar (12-14 Octobre 1981) à Vienne sur « les nouvelles technologies, développement et identité culturelle », deux attitudes contradictoirement troublantes ont attiré l'attention. La première est celle du professeur Pascal Lissouba qui observe que « la technologie ne saurait faire l'objet d'un transfert. Leur placage, leur calque béat, la transformation sans relais ni nuance dans nos sociétés ont fait plus que perturber et désorganiser; ils ont davantage aliéné. Il faut, et c'est l'évidence, concevoir autre chose, faire autre chose ». La deuxième attitude est celle du Professeur Yoshimori qui déclare que« les Japonais voyaient de plus en plus les pays asiatiques colonisés par les puissances occidentales, et ceci était ressenti par eux comme une réelle menace à l'intégrité nationale du Japon. La seule solution pour les Japonais face à ce défi technologique tout à fait énorme est de concurrencer les occidentaux sur leur propre terrain, c'est-à-dire en empruntant, en assimilant systématiquement les technologies occidentales» (52). La première intervention n'a pas le sens de l'histoire et elle est foncièrement un recul par rapport à la seconde. Les pays sous-développés doivent se débarrasser définitivement de ce culturalisme, qui tente de les maintenir dans l'archaïsme et l'arriération par la préservation de valeurs désuètes. Ils devront également se débarrasser des visions écologistes et environnementalistes formulées par des chercheurs compétents mais qui ignorent totalement les urgences de survie des pays sous-développés. Il faut se convaincre définitivement que la révolution technologique, si elle permet une transformation radicale du système des forces productives, a des incidences sur plusieurs sphères de la société dont elle modifie la base matérielle. Elle va agir indubitablement, entre autres, sur le travail productif, la division sociale interne, sur l'enseignement, la culture et même la psychologie des hommes. Ainsi, l'utopie consisterait à croire qu'une technologie pourrait être socialement, culturellement et politiquement neutre. 200 Ces insatisfactions, de même que les faibles résultats des débats théoriques obtenus, imposent des réflexions préalables à la recherche d'une politique technologique cohérente et capable de faire de ces éléments des variables décisives du développement de la production. Le socialisme crée justement les meilleures conditions d'accélération de la technologie et de la science car il fait de la science le fondement pour la maitrise des forces de la nature et pour la direction de l'ensemble des processus sociaux d'autodéveloppement de la société et de l'industrie. Les questions théoriques et pratiques concernant la problématique de la technologie amènent d'abord à reprendre les controverses pour en tirer les enseignements essentiels, ensuite à évaluer le pool technologique disponible pour les formations sous-développées, et enfin à poser les jalons d'une stratégie de maîtrise des anciennes technologies et l'ouverture sur celles de la troisième révolution industrielle. Développons donc ces trois points. En premier lieu, la technologie a fait l'objet de vives controverses théoriques à la suite d'une revendication des pays du Tiers-Monde pour son transfert sans entraves. Depuis, bien des points de vue se sont heurtés. Il importe d'en tirer tous les enseignements en vue de l'élaboration d'orientations correctes, capables de faire de la technologie et de la science les outils opératoires du développement économique et social. Sur le transfert, à proprement parler, deux opinions se sont affrontées et continuent encore de le faire autour de deux questions essentielles que ce transfert soulève à savoir : - le coût de la technologie au plan financier et son incidence sur la balance des paiements; - les effets économiques, culturels, sur l'environnement humain et physique. Ainsi, la technologie est un impératif pour la transformation du système industriel; elle permet en outre une exploitation efficiente des ressources naturelles, élève le niveau de productivité du travail, accroît les connaissances scientifiques et techniques. Ces conséquences positives la rendent indispensable pour des pays caractérisés par : 201 - le retard appréciable des forces productives matérielles et humaines; -l'archaïsme et l'inefficience des moyens de production et de travail ; - la faible productivité du travail qui explique à la fois le volume réduit de la production et des revenus. La révolution technologique est seule à même de rompre avec cette situation d'arriération généralisée; de permettre de dépasser l'économie traditionnelle, régressive, en circuit fermé et la production artisanale; de modifier les conditions de production et d'instaurer une autre rationalité économique favorable à l'avènement d'un processus soutenu et irréversible de croissance et d'expansion économique. Dès lors, la technologie, quelle que soit son incidence financière et socio-culturelle, doit être systématiquement recherchée. Elle est profondément un facteur privilégié d'indépendance économique et d'émancipation scientifique. En second lieu, on peut observer que si la technologie peut s'avérer être une variable nécessaire, elle demeure un moyen de perpétuation de la domination extérieure. Les pays du Tiers-Monde seront encore pour une période, des importateurs nets de technologie: or, qui possède ce facteur contrôle l'utilisateur. Par ailleurs, les auteurs ajoutent à ce premier aspect défavorable deux autres qui concernent d'une part les coûts excessifs de la technologie qui auront une incidence négative sur les ressources en devises et d'autre part l'aliénation culturelle qui finira par rendre la technologie inopérante. Ce dernier point a été notablement développé : la technologie importée véhicule un mode de vie, une vision du monde et une division du travail contraires à ceux du pays récepteur. En conséquence, elle doit être rejetée ou acceptée avec prudence. Au total, pour des raisons liées à la dépendance et aux conséquences socio-culturelles et même économiques, il est recommandé aux formations sous-développées une extrême prudence en matière technologique. L'innovation nécessaire au développement doit être assumée par des recherches appropriées au plan interne. S'il n'en était pas ainsi, l'importation massive de technologie pourrait être à l'origine d'un vaste mouvement de décul- 202 turation et de perte d'identité, tout en échouant dans l'objectif de transformation des forces productives et d'accélération du développement économique et social. Bien entendu, pour des pays qui viennent d'accéder à l'indépendance, qui restent attachés à certaines valeurs culturelles, seules ciment d'une unité nationale fragile, un tel discours porte. C'est sans doute pour cette raison que ce courant de pensée est dominant au point d'imposer et d'imprimer aux recherches et réflexions ses références et ses normes d'appréciation. Au nom de la culture et d'une certaine dépendance qu'introduirait la technologie, on prône l'immobilisme, le passéisme et l'autarcie. Ces idées sont scientifiquement non fondées et dangereuses. En effet, la problématique de la technologie ne relève d'aucune ambiguïté. Il s'agit pour des pays en retard de trouver à l'intérieur ou à l'extérieur, les meilleures réponses techniques aux problèmes que soulève le développement nécessairement accéléré de leurs forces productives. Il faut trouver donc un pays émetteur qui commercialise ce bien techonologique. Le pays récepteur procède alors à un calcul économique de coûts-bénéfices dans lequel les considérations morales n'ont absolument aucune place et ne sauraient être des éléments décisifs du choix. Faut-il souligner que l'on n'y a jamais demandé aux pays sous-développés de renoncer à l'importation de certains biens de luxe ou à d'autres commodités parcequ'ils véhiculent des valeurs aliénantes ou déculturantes. Par ailleurs, certains arguments avancés n'ont qu'une pertinence limitée ou alors sont scientifiquement et historiquement erronés. C'est notamment le cas des conséquences culturellement négatives de la technologie importée. Une telle idée est partiellement fausse car si la technologie est un facteur de développement, elle l'est en ce qu'elle affecte positivement la base matérielle de la production sociale, la teneur et la forme du travail humain, et la division sociale. Elle favorise l'accumulation de connaissances et élève le niveau intellectuel du travailleur. Elle peut même aplanir l'écart entre travail manuel et travail intellectuel. On ne voit pas très clairement où peuvent se situer les aspects négatifs qui justifieraient une opposition à la technologie. L'argumentation n'est pas historiquement véri- 203 fiée. En effet, il est établi que la technique n'étant jamais neutre, elle produit des perturbations culturelles. Seulement, la culture n'est pas une donnée fixe, immuable; elle progresse en fonction du développement des forces productives et du niveau général des connaissances, donc de la technologie. L'histoire du Japon, de la Chine et de beaucoup d'autres pays ayant opéré des mutations technologiques par transfert, le montre de façon édifiante. En définitive, toutes ces controverses établissent que pour s'industrialiser, il n'existe, pour les formations sous développées que deux alternatives: l'autarcie et le trans f ~rt. Il faut alors opérer des choix clairs. Dans le premieI cas, qui est celui de l'autarcie, comme l'indiquent les te nants du culturalisme, il ne faut se fixer aucune échéan ce. On postule implicitement ou explicitement que le dé· veloppement est un vaste processus nécessairement long et lent qui doit cependant se dérouler de façon indépendante par mobilisation exclusive du potentiel scientifique et technique interne. Le pays se barricade et recommen ce par ses moyens propres tout le cheminement techno logique de l'humanité. Bien entendu, cette orientation est tout à fait respectable, seulement chaque fois que le pays s'ouvrira sur l'Extérieur, ce sera pour se refermer à cause de son retard technologique de plus en plus important. Au demeurant, le pays sera par rapport au reste du monde dans une permanente préhistoire. Cette autarcie n'a jamais été historiquement appliquée; ici comme ailleurs, elle ne donnerait aucune solution. Le rejet de ce choix irrationnel ramène en discussion, comme l'observe A. Emmanuel, les conditions qui doivent accompagner la seule voie restante à savoir celle du transfert et de l'utilisation des acquis technologiques des pays développés (53). Reliées à leur politique de développement économique et social, les formations sousdéveloppées ont des besoins technologiques énormes. Une fois encore, on peut attendre de la technologie et de la science un parachèvement rapide de l'industrialisation, un accroissement considérable de la productivité du travail, l'industrialisation de l'agriculture, le dépassement des différences socio-économiques entre ville et campa· gne ainsi que l'égalisation progressive de la base matérielle et technique. 204 Les expériences du Japon, de l'Union Soviétique et de la Chine sont de ce point de vue extrêmement édifiantes car les technologies les plus progressives, les innovations techniques les plus avancées ont été importées et mises au service du développement économique ct ont contribué à combler le retard économique. L'internationalisation du capital et de la production présente aujourd'hui des conditions meilleures de transferts technologiques. Les formations sous-développées doivent exploiter toutes les opportunités qu'offre la division internationale du travail. Seulement, elles doivent éviter les innovations scientifiques et techniques de nature ponctuelle, par foyer et enclave qui entraînent un accroissement des disproportions sectorielles sans augmentation appréciable de la productivité. Elles doivent puiser dans le potentiel scientifico-technique les technologies qui contribuent à la réalisation d'une croissance économique accélérée, à la restructuration de la production et à l'exploitation des ressources naturelles. C'est seulement après avoir réglé ces problèmes du rôle de la technologie dans le développement économique et social, qu'il faut s'interroger sur son impact culturel. En effet, il ne saurait être question de sous-estimer l'incidence que pourrait entraîner un recours massif à la technologie pour introduire des ruptures dans les cadences de la croissance et de l'expansion économiques. En partant de l'observation que la culture n'est pas une donnée immuable, il s'agit d'analyser la nature des effets déformants que la technologie induit au niveau culturel pour ensuite apporter les corrections au besoin. A. Emmanuel, dans cette direction. fait observer que les peuples ont toujours la culture de leur technologie et qu'il serait illusoire de prétendre à l'inverse (54). Or, dans cette époque de forte accélération de la révolution scientifique et technique, de la division internationale du travail et de la mondialisation des phénomènes de production et de consommation, les valeurs culturel· les nationales s'homogénéisent tendanciellement. Ici, comme ailleurs, l'économie mondiale fait reculer les barrières nationales étroites et organise une extrême mobilité des modèles culturels et de consommation. Elle impose à tous les peuples, avec des vitesses de pénétra- 205 tion différentes, la culture scientifique comme dominante. Au demeurant, dans quelques années, la micro-électronique caractéristique de la troisième révolution scientifique transformera définitivement les cultures nationales, même celles des pays les moins avancés. Les valeurs sociales, musicales, architecturales et autres seront gérées de façon optimale et efficiente par les ordinateurs. Il ne sert à rien d'être passéiste et de vouloir engager des combats d'arrière-garde perdus à l'avance. Il faut plutôt procéder à une rigoureuse réorganisation qui assure les conditions optimales à l'utilisation de la technologie dans l'intérêt du progrès économique et social. Le sens de l'histoire est de comprendre qu'à notre époque, le point de départ obligé de tout acte culturel passera par le clavier du micro-ordinateur. Dans cette direction, Roger Garaudy observe que les changements induits par la révolution scientifique et technique posent de manière aiguë le problème de l'enseignement, de l'assimilation, de la diffusion et de la maÎtrise de ces conquêtes. L'ampleur des questions soulève : - d'abord un problème politique par suite de l'accroissement du pouvoir technique entre les mains de quelques hommes qui vont ainsi disposer d'une information et d'une organisation terrifiantes; - ensuite un problème pédagogique car si la masse des connaissances a doublé en huit ou dix ans, il ne suffit pas d'ajouter un chapitre au programme des classes terminales pour donner aux enfants une connaissance, même sommaire, de ce qui se crée (55). Dès lors, la révolution technologique exige de repenser fondamentalement le problème de la culture, surtout pour les formations sous-développées. On est renvoyé à nouveau à l'opportunité d'élaborer une politique qui parte d'une claire conscience que la technologie est une impérieuse nécessité et que les pays sous-développés doivent organisationnellement se préparer pour un meilleur usage. Parallèlement, une lutte idéologique ferme et sans concession doit être engagée contre les publicités entreprises par les écologistes et les environnementalistes qui s'opposent à l'utilisation des technologies appropriées notamment dans l'agriculture. Ils dénoncent la chimisation et la motorisation qui condui- 206 ront, selon eux, vers des catastrophes inévitables. Ces opinions répandues à grande échelle dans les pays sous-développés sont scientifiquement mal fondées et n'ont le moindre souci de ce qu'il faut faire pour les ventres creux (56). Les catastrophes et les problèmes sont ailleurs, ils résident dans la misère et la famine qui anéantissent des populations entières en empêchant toute transformation radicale des structures agraires. Toutes ces réflexions, malgré leur extrême diversité, ainsi que les recherches qui les sous-tendent, s'accordent unanimement sur le fait que la technologie agit comme accélérateur de l'industrialisation, du développement éco< nomique et affecte positivement le travail social en élevant la productivité. Ce sont ces aspects que les politiques doivent rendre optimales tout en minimisant les effets négatifs qui pourraient apparaître, qu'ils soient de nature sociale, culturelle ou autre. Tout cela est à relier à la fois aux politiques de développement et aux options socialistes dont les lois, les catégories économiques et les leviers administratifs devraient favoriser l'intensification et l'éclosion de la technologie. En dernière analyse, cette variable doit contribuer à une rapide liquidation du retard économique par une expansion soutenue des forces productives, condition véritable d'une amélioration de la rémunération du travail et de la répartition des revenus. La politique technologique devra résoudre toutes ces questions liées au choix de la technologie la plus appropriée. Dans cette direction, Jacques Bugnicourt observe qu'il existe un pool technologique comprenant quatre composantes: - les technologies modernes importées; - les technologies occidentales modernes mais désuètes en Occident; - les technologies artisanales locales ou importées d'autres pays du Tiers-Monde; - les nouvelles technologies adaptées issues de la modernisation des techniques artisanales. Cette catégorisation permet de préciser les différentes options et combinaisons possibles pour les agents directement concernés par l'utilisation de la technologie. Les choix procèderont d'une part des objectifs visés par le producteur et qui pourraient être l'accroissement de la 207 production, l'amélioration de la qualité ou de l'efficacité, l'élevation du volume du profit, et d'autre part des con· traintes techniques, sociales ou de revenu. c'est dire que le choix procède toujours d'une certaine rationalité conforme à la politique qui est poursuivie. Donc le déterminisme technologique n'existe pas, les options correspondent à des objectifs nettement spécifiés comme l'apparition de nouveaux produits, une exploitation et valorisation des facteurs naturels, la réduction du temps de travail, l'augmentation de la productivité, etc... On ne peut finalement exclure ou même privilégier telle ou telle composante technologique. Les critères de choix seront fonction des politiques appliquées. Il y a seulement une réserve de principe à opérer sur les technologies occidentales modernes en désuétude. L'analyse de W. Rostow et de tous les tenants de la thèse du retard s'était évertuée à montrer que les PSD disposant de faibles capitaux devraient acquérir les équipements vétustes des pays développés. Deux décennies n'ont pas confirmé le bien fondé d'une telle orientation. En définitive, le problème à résoudre de façon urgente pour les pays du Tiers-Monde, concerne l'élaboration d'une politique technologique cohérente et intégrale qui définisse avec clarté les critères qui président au choix technologique, à l'appropriation et à la diffusion des technologies importées, à la promotion de la recherche scientifique et technique et à la détermination des moyens et canaux de vulgarisation des innovations. Il s'agit en dernière instance d'élaborer une stratégie globale qui retrace toutes les politiques et actions à entreprendre. Elle devrait s'organiser autour des volets suivants: Le premier volet réside dans l'élaboration d'une stratégie globale, durable et planifiée du développement scientifique et technique; ce qui suppose : - la détermination des besoins technologiques à moyen et long termes en fonction des options sectorielles du développement économique et social; - la quantification des moyens et leur répartition fonctionnelle ; - l'établissement des priorités; 208 - la définition d'un système de formation des chercheurs hautement qualifiés et d'un personnel auxiliaire adapté au développement de la science et de la technique. Cette stratégie doit faire partie intégrante de la politique socio-économique et culturelle d'ensemble dont les objectifs demeurent l'élevation des forces productives par une industrialisation conséquente, la construction d'une économie nationale capable d'autonomie vis-à-vis de l'extérieur, la satisfaction des besoins matériels, l'amélioration du niveau de vie et l'élevation du niveau culturel et spirituel des producteurs. La science et la technique deviennent ainsi des outils indispensables pour la réalisation des tâches de développement et de transformation dans le sens de l'édification d'une société socialiste dont il est dans l'essence et la nature de créer les conditions les plus favorables à l'accélération de l'utilisation de la science et de la technique au bénéfice de la société. Le second volet de la stratégie concerne la création et la mobilisation de tous les moyens qui peuvent non seulement concourir à une maîtrise par les agents économiques et les scientifiques des anciennes technologies, mais aussi déboucher sur la troisième révolution industrielle. Il faut donc combler le « gap» par un transfert contrôlé et à moindres coûts. Deux moyens peuvent s'offrir: le premier consisterait à encourager l'implantation de filiales de sociétés productrices de technologie et le second serait d'en créer sur place. Pour le premier moyen, on sait qu'en règle générale, les sociétés-mères transfèrent automatiquement nécessairement leurs techniques de production, leur savoirfaire et cela quel que soit le niveau de développement du pays d'accueil de la filiale. C'est cela qui fait observer à Dimitri Germidis « une tendance à l'homogénéisation des techniques de production dans chacune des branches industrielles indépendamment des caractéristiques socioéconomiques et culturelles des pays d'accueil» (57). La réduction de la sophistication et de la mécanisation des techniques observables dans les formations sous-développées ne procède que des faibles dimensions des marchés internes. L'installation de filiales ou d'autres formes du genre contribue au transfert technologique. 209 Le second moyen disponible est l'importation directe par l'opérateur économique interne de la technologie appropriée. L'Etat pourrait encourager cette politique par des subventions financières ou par des incitations fiscales et douanières avec pour objectif d'alléger les charges de l'entreprise importatrice de technologie. Dans ces deux cas, le transfert est encouragé pour combler tout gap technologique ou pour empêcher qu'il ne se constitue un autre de plus important dans l'avenir. Bien entendu, les technologies à transférer sont celles qui contribuent à forcer l'allure de l'industrialisation, qui permettent une valorisation des matières premières de base, une absorption de la main-d'œuvre, un accroissement de la productivité des secteurs économiques et une augmentation des revenus. Les pays sous-développés doivent mobiliser leurs ressources financières et humaines pour s'ouvrir systématiquement sur les nouvelles technologies caractéristiques des mutations fondamentales en cours, s'effectuant à partir de la filière électronique qui approfondira le développement des bio-industries. Selon Michel Richonnier (58), les nouvelles technologies de la troisième révolution industrielle ne sont pas toujours aussi nouvelles; ce sont principalement: - les énergies renouvelables qui datent de plusieurs millénaires ; - les énergies nucléaires de fusion dont les filières sont scientifiquement maîtrisées depuis quelques décennies; - les nouvelles technologies électroniques amorcées au milieu des années 60; - les biotechnologies qui amènent de prodigieuses découvertes de processus nouveaux de production. En effet, les pays sous-développés doivent être extrêmement attentifs à ces nouvelles technologies qui transformeront radicalement les conditions de production dans tous les secteurs d'activité. Ainsi, pour l'agriculture, on peut souligner les importants impacts suivants: - elle deviendra plus économe en énergie et d'autres instants grâce à un double progrès : la bio- 210 conversion et la microbiologie. Cela est important quand on sait que la révolution verte était fondée sur un modèle à profil énergétique élevé (59) ; - elle deviendra plus productive par suite d'une utilisation systématique de la mécanisation et le recours à la télédétection qui permettra d'une part une meilleure connaissance des sols et des climats et d'autre part un choix plus approprié des cultures. De telles technologies contribueront à élever la production agricole et à améliorer les bases de la production. Pour le secteur industriel, l'automatisation, la robotisation et la microélectronique entraîneront des révolutions dont on est loin de soupçonner présentement toutes les conséquences socio-économiques. Dans les branches productives où ces technologies sont introduites, les gains de productivité attendus seront exceptionnels. Dans ce sens, on peut insister sur deux aspects : d'une part, la rabotisation qui développera des ateliers flexibles pouvant opérer les assemblages mais aussi faire reconnaître des formes (robots palpens) ; d'autre part, la fabrication assistée par ordinateur qui procèdera à la production dans des industries de séries commandées directement à partir d'une salle de contrôle, avec une optimisation en temps réel pour réduire au maximum les stocks et répondre à des demandes flexibles. Dans le secteur tertiaire également, les nouvelles technologies apportent une autre dimension, une autre efficience par le recours généralisé à l'informatique et à la bureautique. Ces facteurs modifient complètement le système décisionnel et entraînent des gains de productivité et de temps. En définitive, une stratégie crédible de développement technologique ne saurait se désintéresser de ces mutations en cours qui modifieront dans un futur proche les systèmes et les conditions de production, qui bouleverseront radicalement les modes de vie et de pensée; et feront reculer les prévisions d'épuisement des ressources naturelles. Que ces technologies impliquent des coûts financiers qui peuvent être considérables et des incidences socio-culturelles qui seront assez importantes, ne saurait être un prétexte pour ne point les importer et contribuer 211 à leur maîtrise. Cela d'autant plus qu'elles s'imposent tendanciellement dans les pays développés comme facteurs de sortie de crise. Les pays sous-développés qui ont raté toutes les révolutions industrielles et techniques doivent s'organiser sous l'impulsion des pouvoirs publics et des opérateurs économiques pour s'impliquer davantage dans cette troisième révolution, capable d'accélérer le progrès et la croissance économiques. Le troisième volet de la stratégie technologique concerne la création d'instituts de recherche pourvus de moyens financiers, d'équipements, de cadres, d'ingénieurs et de chercheurs adaptés aux besoins du développement de la science et de la technique. Ces structures devront permettre la coordination de la recherche avec la production, ce qui va permettre l'utilisation des acquis scientifiques dans la production matérielle. Comme l'observe une étude monographique de l'Académie des Sciences de l'URSS, «l'achèvement des recherches et parfois leur réalisation, nécessitent des équipements spéciaux sophistiqués, des appareils et des ma· tériaux dont la fabrication n'est possible que dans des conditions industrielles et exigent la création d'industries nouvelles et d'installations dépassant par leur envergure et leur complexité les usines les plus modernes» (60). Les instituts de recherche auront alors pour fonction d'orienter et de réaliser les politiques de recherche-développement. Le quatrième volet concerne la planification de la recherche ainsi que son organisation pour une diffusion (dans le corps de métier et chez les utilisateurs potentiels) des acquis technologiques. L'efficacité de la recherche s'apprécie par le volume de brevets formalisés, diffusés et commercialisés. Le cinquième volet intéresse une réforme fondamentale de l'Université et du système de formation technique et professionnelle. Souvent, les Universités sont moyennageuses dans leurs structures, vieillies dans leurs contenus, totalement désuètes et incapables de gérer les mutations scientifiques et technologiques rapides (61). La refonte du système universitaire, scolaire, de formation et de recherche s'impose et passe par la redéfinition des trois missions de l'Université à savoir: 212 - une mission de formation de cadres techniques compétents, au service du développement économique et social dont la réalisation nécessite d'abord la définition d'un contenu fonctionnel, adapté aux besoins techniques et culturels, ensuite de méthodes appropriées de transmission du savoir, d'infrastructures et de moyens qualitativement suffisants; - une mission de développement de la recherche fondamentale et de la diffusion des résultats qui suppose des structures et des orientations de recherches épousant les options et les priorités du développement économique et social, la mobilisation de moyens matériels, financiers et humains importants, la définition de conditions motivantes et stimulantes pour les chercheurs et d'une politique de coopération internationale pour une mobilité de l'information scientifique; - une mission politico-idéologique consistant à diffuser des idées justes et utiles au sein de la société et impliquant la définition de normes démocratiques de fonctionnement qui assurent au personnel universitaire des libertés individuelles sans lesquelles le progrès scientifique sera limité. La politique universitaire est une composante essentielle de la stratégie de développement scientifique et technique. La redéfinition des missions est aussi une redistribution des fonctions entre l'acquisition d'un savoir normatif de sérénité et la vie active. Le sixième volet de la stratégie de développement technologique concerne la définition d'une matrice culturelle (62). De celle-ci devra sortir des manières de vivre, d'appréhender le monde et de mieux « connaître l'ancien pour mieux servir le nouveau ». c'est elle qui permet de résister à certaines agressions de l'Extérieur (63). Par ailleurs, c'est cette matrice culturelle qui devra adapter ses valeurs à la technologie et non l'inverse. L'ethnocentrisme culturaliste, au nom duquel on rejette les technologies extérieures, n'est qu'une attitude de bonne conscience que voudrait afficher une élite qui ne remet en question ni son modèle de consommation importé, ni la distribution inégalitaire de revenus qu'il impli- 213 que. Nulle part, cette élite du pouvoir n'a renoncé (au nom des valeurs socio-culturelles de base) aux consommations somptuaires et parasitaires qui constituent cependant une véritable distraction de ressources financières rares et introduisent de profondes distorsions dans le tissu social. Par ailleurs, elle occulte tous les effets politico-économiques et socio-culturels des modèles de consommation importés. Ni la culture, ni l'indépendance nationale ne sauraient être des arguments acceptables pour un refus systématique de la technologie. Pour conclure sur cette analyse concernant la technologie, il faut dire qu'en la matière, ni les propositions, ni les bilans ne sont innocents. Les formations sous-développées ne sauraient être des exceptions historiques; elles ne vaincront le sous-développement qu'en faisant de la technologie un moteur du développement, un outil de la croissance, un instrument des transformations sociales et un facteur de l'accumulation du capital et des connaissances comme l'ont fait le Japon, la Chine et même l'Europe. Les progrès prodigieux de la révolution scientifique et technique mettent à leur disposition un stock de savoir-faire illimité dont elles doivent user pour une industrialisation accélérée au service des besoins sociaux et des autres secteurs de l'activité économique, pour un accroissement soutenu et permanent de la productivité du travail et pour une augmentation et une diversification des modes de consommation. Sous ces rapports, la technologie recherchée est celle qui répond aux objectifs du progrès. Elle peut alors comporter des risques de nature économique (accentuation de la dépendance, alourdissement du déficit extérieur), sociale (diminution du niveau de l'emploi, organisation de la mobilité professionnelle) et culturelle. L'objet de la politique technologique est de chercher les voies et moyens pour maximiser les avantages et minimiser les coûts et risques. Selon le mot de Olivier Pastré, « toutes les technologies sont de modernes Janus, avec de fantastiques promesses et, en même temps, un certain nombre de risques qu'il faut éviter... Toutes ces promesses, tous ces risques montrent qu'il faut faire des choix entre les bonnes et les mauvaises technologies» (64). 214 En définitive, si la problématique de la technologie et de son transfert demeure importante dans la transi· tion au point qu'il faille lui trouver des solutions appropriées, l'essentiel pour les pays sous-développés est de réaliser un saut qui ne peut procéder que d'une politique scientifique et technique cohérente et efficace. Cette poli. tique doit régler à partir des options de développement et des besoins technologiques à moyen et long termes : les moyens financiers, humains et matériels à mobiliser; le potentiel scientifique et technologique interne et international; les choix technologiques; la coopération scien· tifique internationale et régionale; le modèle d'enseignement et de diffusion du savoir-faire; les structures institutionnelles d'administration de la recherche. Selon le mot de Paganiol, l'immense majorité des actions de développement économique et social exige un effort scientifique et technique; de son ampleur, de sa qualité et de sa pertinence découle la plus ou moins grande efficacité de ces actions (65). Une fois les options agraires et industrielles définitivement fixées, les formations sociales sous-développées insérées dans les rapports mondiaux de production et d'échange doivent régler la problématique de leurs relations économiques et financières avec l'Extérieur. Quel est le statut des relations économiques internationales? Quels contributions et blocages peuvent-elles introduire dans le développement socialiste des forces productives? Quelle politique faut-il adopter vis-à-vis de la Division Internationale du Travail dont on ne contrôle pas les règles de jeu? Ce sont là quelques questions auxquelles il faut apporter des réponses conformes aux options socialistes. C.) Les relations économiques internationales dans la transition vers le socialisme. Les relations économiques internationales (REl) ont été analysées sous bien des éclairages mais chaque fois, on aboutit au constat qu'elles contribuent pour une large part à la ruine des formations périphériques (65). C'est cela qui leur confère aujourd'hui un énorme regain d'intérêt à la fois théorique et pratique. L'analyse ricardienne et ses prolongements néo-classiques ne dégagent pas le principe qui est le fondement même de ces relations inter· 215 nationales : le transfert de valeur des pays sous-développés vers les pays développés. Les recherches sur les lois qui gouvernent l'échange international se rattachent pour la plupart à la théorie ricardienne des coûts comparatifs qui a, selon G. Haberler « conservé sa valeur d'une manière étonnante sans grand dommage pour ses thèses essentielles» (67). Le moment essentiel de cette théorie est que dans une situation de concurrence pure et parfaite et de plein-emploi des facteurs de production considérés comme immuables, si la technologie reste invariable et les coûts absolus différents et constants, chaque nation a intérêt à se spécialiser parce que l'échange élève le niveau global du revenu. Les pays défavorisés et en retard peuvent et même doivent s'ouvrir au commerce extérieur en se spécialisant dans la production pour laquelle leur défaveur est moins importante. Cette analyse classique est assez représentative de l'histoire économique de son époque; ce qui fait écrire à C. Palloix que « la théorie ricardienne est l'expression d'une bourgeoisie en lutte contre la structure féodale et traduit essentiellement les aspirations du capitalisme pour construire le système international des échanges» (68). L'analyse néo-classique a reconduit pour l'essentiel les thèses ricardiennes dépouillées de leur moyen scientifique, la théorie de la valeur qui, selon Taussig, n'est en définitive qu'une hypothèse qui facilitait le raisonnement. Leur apport se situe dans l'adjonction à l'édifice théorique, de la théorie des coûts de substitution et celle des dotations factorielles. La première permet d'éluder définitivement la théorie de la valeur-travail et son remplacement par la valeur-utilité qui définit le coût de n'importe quel produit par la renonciation à un autre. La seconde justifie la nature et les diverses formes de la spécialisation des Nations dans une division internationale du travail. L'optimum théorique néoclassique est atteint avec les travaux d'Hechscher/Ohlin qui établissent un couple de relations entre d'une part les dotations en facteurs et les courants commerciaux, et d'autre part les courants commerciaux et les prix des facteurs. C'est ce modèle néo-classique qui sert de fondement aux relations économiques internationales et qui recom216 mande aux nations une spécialisation poussée à partir des dotations naturelles car celle-ci égalise les chances de développement. Ainsi, le système mondial compense-t-il toutes les infériorités relatives et égalise-t-il parallèlement les rémunérations des facteurs de production. Dès lors, tous les pays, quels que soient leur taille, leur niveau de développement, leur position monétaire, leur contexte historique, doivent contribuer selon le mot de P. Samuelson à l'avènement d'un commerce sans entraves car il permet un accroissement des produits nationaux réels et rehausse les niveaux d'existence (69). Cependant, les faits établissent largement que la spécialisation, dépendante de la division internationale du travail, est un des facteurs ruineux des pays sous-développés. Les échanges internationaux montrent que l'inégalité des partenaires s'oppose absolument à une égale distribution des avantages. La fameuse transmission externe de la croissance ne se réalise nulle part. Il y a beaucoup de réticences pour passer « des harmonies universelles» - aboutissement de l'analyse néoclassique - à l'échange inégal, réalité vécue et quasi permanente qui traduit l'articulation des formations sousdéveloppées à la D.LT. Dans le processus productif mondial, les mécanismes d'accumulation se traduisent par un même mouvement linéaire qui développe le Centre et sous-développe la Périphérie. C'est l'aboutissement ultime du développement inégal caractéristique du système mondial des relations économiques et de la DIT qui induit comme conséquences: - la détérioration des termes de l'échange, baromètre de l'échange inégal; - l'économie intégrée au Centre tandis qu'à la Périphérie, économie productrice de matières premières avec des monoproductions destinées à l'exportation faites avec des techniques artisanales à faible productivité; - les impulsions de la conjoncture à partir du Centre et l'intense transposition de ces impulsions à la Périphérie; - l'accumulation rapide du capital et l'intense progrès technique avec accroissement de la productivité et 217 des revenus au Centre; faible accumulation du capital et progrès technique insignifiant à la Périphérie; - la part considérable du commerce extérieur dans le revenu national de la Périphérie, sa faible part au Centre où les investissements intérieurs exercent une influence décisive sur la conjoncture. On peut dire que les relations économiques sont à la base du développement dépendant caractéristique des pays sous-développés et qui produit: - un déficit alimentaire faisant des pays périphériques des zones d'insécurité et de fragilité alimentaires; - un déficit structurel de la balance commerciale résolu par une mécanique d'endettement chronique; - un déficit des finances publiques accroissant l'extrême fragilité de l'Etat. Ces conséquences ont entraîné la formulation par toutes les organisations des pays sous-développés, de quatre revendications correctrices des rapports inégaux et des mécanismes de l'accumulation: - le financement international; - le commerce international; - la refonte des structures et du fonctionnement de certaines institutions internationales; - la coopération technologique. Sur le premier point, tous les pays sous-développés sont unanimes à reconnaître que la Dette Extérieure constitue un handicap énorme qui compromet tous les efforts de développement. Cette aggravation de l'endettement ne s'explique pas par l'accélération du développement économique, mais par le service de la dette. A titre d'exemple, de 1973 à 1980, les pays non pétroliers du Tiers-Monde ont emprunté environ 332 milliards de dollars mais ils ont dû payer pour le service de la dette 338 milliards, soit 6 milliards de plus que les emprunts. Sur cette question, une revendication claire a été formulée et comporte quatre points à savoir : - l'annulation de la dette publique; - l'accroissement de l'aide financière des institutions monétaires internationales; - la mise en place de structures appropriées de rééchelonnement ainsi qu'une politique adéquate qui tienne compte de la situation spécifique de chaque pays endetté; 218 - la consolidation des dettes privées avec un moratoire négociable. Le second point des revendications des pays sous-développés porte sur la fixation de prix rémunérateurs et équitables des produits de base. On peut rappeler que la participation du Sud dans la vie économique du Nord est importante pour les produits de base comme le pétrole (55 %), le fer (40 %), la bauxite (65 %), le chrome (80 %), le cobalt (70 %), l'étain (90 %), le cuivre (40 %) et que les matières premières représentent plus de 7S % des recettes du Sud. La question est alors simple et consiste à assurer aux formations sous-développées des prix rémunérateurs qui tiennent compte à la fois de l'inflation mondiale et de l'augmentation des prix des produits manufacturés. Le troisième point concerne la révision des institutions internationales surtout financières, qui connaissent du reste des crises structurelles et d'orientation qui les font dévier de leurs rôles originels. Il importe alors de mettre sur pied de nouveaux mécanismes financiers qui améliorent favorablement pour le Tiers-Monde, les systèmes d'allocations des ressources financières. Enfin, le quatrième point concerne la coopération industrielle et technologique. Dans ce sens, l'ONUDI a fait des propositions concrètes et favorables au Tiers-Monde à savoir: - que la commercialisation des produits industriels du Tiers-Monde soit portée de 7 à 25 % ; ce qui nécessite l'institution d'un système généralisé de préférences; - la réalisation aux moindres coûts du transfert technologique avec l'élaboration d'un code de conduite protecteur des intérêts des pays du Tiers-Monde. Ces revendications sont assez précises. Seulement, de la Conférence de Paris à celle de Cancun, les interminables rencontres et dialogues n'ont encore abouti qu'à des résultats extrêmement minces qui, en dernière analyse, ne modifient pas les conditions du développement inégal et ne remettent pas en question les mécanismes ruineux des relations économiques internationales. Ces résultats se résument à : - l'avènement de préférences généralisées qui s'accomodent parfaitement du scénario d'une division du tra219 vail multipolaire en pleine gestation; - l'instauration de formes de régulation et de stabilisation des prix des produits non accompagnée d'une indexation sur l'inflation et/ou sur les prix des produits manufacturés ; - la prise de résolutions déconnectées de toute réalité politique et économique qui, de fait, constituent des vœux pieux (70). Dans ces conditions, les formations sous-développées doivent accorder un grand intérêt aux relations économiques internationales car celles-ci peuvent annuler, par le biais des transferts de surplus, les effets positifs des politiques écomomiques internes. En conséquence, s'impose la nécessité de la définition d'une stratégie des rapports avec l'Extérieur qui évalue avec rigueur les coûts supportés et les avantages retirés des échanges avec le reste du monde. Cette stratégie a fait l'objet de plusieurs approches. Pour certains auteurs, les formations sous-développées doivent observer un protectionnisme éducateur qui pourrait être accompagné par la limitation de la libre circulation des capitaux et des techniques, et l'instauration de politiques sélectives. Pour d'autres auteurs, les pays en transition vers le socialisme doivent rechercher systématiquement la réalisation d'une indépendance économique vis-à-vis de la division internationale du travail. Cette vision prend progressivement la place de celle qui préconisait une rupture condamnant le pays à une autarcie. Cette situation d'autarcie était implicitement recommandée ces dernières années par des auteurs « marxistes» conscients que c'est la meilleure voie de réponse à l'échange inégal et la seule voie pour échapper à l'exploitation du marché mondial capitaliste. Ce repli sur soi était conçu comme un passage obligé pour restructurer l'économie d'une autre manière et modifier tous les comportements des agents et mettre en place de nouveaux mécanismes de production, de consommation et de répartition. Dans cette direction, on avait espéré que le Kampuchea Démocratique offrirait une expérience édifiante et originale d'une rupture réussie avec la DIT et l'économie marchande. Cette expérience s'est terminée en catastrophe économique et politique avec l'instauration d'un régime fas220 ciste et sanguinaire, tristement célèbre par l'extermination de millions de citoyens. L'expérience montre que les situations d'autarcie sont régressives à tous les niveaux économique, politique, social et culturel. Au plan économique particulièrement, l'autarcie déclenche l'irruption et l'organisation d'une économie clandestine, parallèle et florissante régie par les catégories économiques marchandes. L'indépendance économique doit être un objectif clairement défini de même que les conditions de sa réalisation. Quel est alors son contenu réel? Selon M. E. Be· nissad, dans les doctrines développementistes, la notion revêt deux significations: -la première de type juridico-économique consiste à souligner la nécessité d'un contrôle plus ou moins systématique sur les ressources naturelles et les moyens de production locaux; - la seconde de type technique se réduit à l'autosuffisance tant dans le domaine des biens de consommation que dans celui des biens de production (71). C'est cette seconde signification qui intéresse les relations économiques internationales. En effet, cette approche se fonde sur les comptes extérieurs et le coefficient d'importation. Partant de ces éléments, il s'agit de créer une nouvelle rationalité pour maîtriser l'évolution des relations économiques avec l'extérieur. Comme le note Ignacy Sachs, (( dans le jeu de la planification, les devises jouent un rôle de jocker, car il est toujours possible de compenser les insuffisances de la production locale en augmentant l'importation. Rien d'étonnant donc que, pour la grande majorité des pays en voie de développement, les devises deviennent la ressource la plus rare, lorsque l'on essaie d'accélérer la croissance de l'économie et que, finalement, le commerce extérieur impose un plafond au taux de croissance général» (72). Dans ces conditions, une stratégie du commerce extérieur s'impose, articulée autour d'une intervention systématique de l'Etat dans la double direction d'une meilleure utilisation des capacités d'importation et d'une maximisation des activités et capacités exportatrices. C'est de la sorte que l'on arrivera à ôter le goulôt d'étranglement constitué par la pénurie de devises et la faiblesse de l'épargne intérieure. Dès lors, le 221 contrôle des relations économiques avec l'extérieur appelle une double action sur les importations et sur les exportations. La première action (dans la transition) est d'une importance décisive car les ressources financières étant limitées de même que l'offre de liquidités internationales, il importe de les utiliser de façon efficiente par une sélection des importations, qui peut s'opérer en fonction de deux critères: d'abord les besoins du système productif et ensuite l'opportunité alternative. Selon le premier critère, il faut importer les biens intermédiaires et d'équipement indispensables pour l'entretien d'un processus d'expansion et de croissance économique. Quant au second critère, il s'appuie sur l'idée que l'importation doit se faire lorsqu'elle présente plus d'avantages que le produit local. Il ne s'agit pas d'une hypothèse d'école car les velléités sont très fortes en Afrique à promouvoir un développement autocentré à l'abri d'un protectionnisme véritable ou de façade qui débouche sur la création d'un tissu industriel caractérisé par des prix excessivement élevés par rapport à ceux des marchés extérieurs. Le planificateur devra alors procéder à des arbitrages qui tiennent compte de tous les avantages que l'économie nationale tire des importations. C'est dire après M. E. Benissad « qu'avec les préoccupations de défense ou d'amélioration du niveau de vie des populations, la nécessité réapparaît et s'impose d'une spécialisation de la Nation dans les tâches pour lesquelles elle dégage (au fur et à mesure qu'elle se développe) un avantage comparatif dynamique» (73). En dernière analyse, on peut dire à la suite de Samir Amin qu'il ne s'agit pas seulement de constater que si la division internationale est inégale, la thèse des avantages comparés perd sa validité (74). Cela se renforce par l'idée qu'il est impossible aux formations sous-développées de se doter de toute la gamme de machines nécessaires pour leur croissance et leur expansion. Les techniques nécessaires pour opérer cette sélection sur les importations sont : l'institution d'un pennis d'importer, le système de taux de changes multiples et le contrôle des prix des produits importés. Selon 1. Sachs, « l'étendue du contrôle et les mesures administratives 222 adoptées feraient l'objet de décisions spécifiques, lesquelles dépendraient, d'une part, de l'ampleur de la politique d'intervention et d'autre part des conditions particulières de chaque pays, de la composition et de la distribution géographique de ses importations» (75). Les priorités et les techniques de contrôle des importations ne peuvent être établies que dans le cadre d'un plan global. La seconde action est celle à entreprendre pour accroître le niveau réel des exportations. Pour atteindre cet objectif, les mesures suivantes doivent être prises: - un contrôle des entreprises privées étrangères pour limiter les transferts financiers à l'extérieur faisant suite aux bénéfices retirés des capitaux investis, à la facturation insuffisante des exportations ou alors à la facturation excessive des importations; - un développement des industries et productions agricoles destinées aux marchés extérieurs, nécessitant une allocation appropriée des investissements pour les activités exportatrices; - l'introduction d'un système fonctionnel et adéquat de subventions aux exportations qui pourrait être combiné de façon plus profitable avec une taxation à l'exportation sur les marchandises. Ainsi, le planificateur devrait avoir, en matière de commerce extérieur, des objectifs précis à réaliser. Bien que ceux-ci puissent être multiples et multiformes, l'un au moins nous semble essentiel: la couverture des importations ou la baisse de leur niveau effectif. En effet, dans des formations sociales où existe un déficit systématique et chronique de la balance commerciale, une politique de couverture des importations est une impérieuse nécessité et pourrait se réaliser par un développement des activités d'exportation. Dans cette optique, la problématique des relations avec l'extérieur passerait par l'allocation des ressources aux secteurs exportateurs. L'objectif visé pourrait être également une diminution des importations qui peut être obtenue par la politique d'importsubstitution, des mesures administratives, protectionnistes ou monétaires. Dans un cas comme dans l'autre, une planification efficiente exige un contrôle, une maîtrise de tous les opérateurs économiques qui ont des liens avec l'extérieur. De plus, la planification appelle une rigoureu- 223 se politique monétaire d'accompagnement élaborée à partir de l'état effectif des réserves en devises disponibles au moment où le pays amorce la transition. Sur cet aspect monétaire, différentes actions sont possibles selon les réserves héritées de la société antérieure. Dans une situation, par exemple, de liquidités excessives, on peut envisager une politique d'achat de biens utiles, ce qui aurait pour conséquence immédiate un alourdissement du déficit de la balance commerciale, mais n'entraînerait pas en réalité une baisse de la valeur internationale de la monnaie. La dévaluation pourrait également se présenter comme une autre formule d'utilisation des excédents de liquidités surtout lorsque la situation de sousemploi est caractéristique. Elle contribuerait alors à augmenter les prix extérieurs et partant à décourager les importations. Ces considérations ne sauraient refléter toutes les situations particulières des formations sociales en transition et les diverses attitudes à prendre vis-à-vis de l'environnement international. Disons simplement que toute planification efficace du commerce extérieur s'accompagne nécessairement d'une politique monétaire. Car comme l'observe S.C. Kolm, « ce problème monétaire extérieur peut être anodin ou mortel selon qu'on en tient compte à temps ou trop tard » (76). Dans le processus d'édification du socialisme, pour des pays nouvellement affranchis et connaissant un retard des forces productives, il faut presque affamer pour développer et créer un modèle de consommation particulier, centré sur la production locale. Cela suppose des actions dissuasives à l'encontre de toutes les consommations somptuaires et parasitaires de biens importés par des minorités socialement privilégiées par la fortune. De telles dépenses alourdissent improductivement la balance commerciale et constituent une distraction de ressources financières rares. Cependant, il faudra éviter que ne s'installent les conditions d'un monde économique parallèle c'est-à-dire la structuration d'un marché noir débouchant sur des échanges incontrôlés. A notre sens, les mesures à prendre ne devraient pas porter systématiquement sur une raréfaction des produits, mais doit porter sur une 224 fiscalité dissuasive. Ainsi, la compression de consommation contribuerait à accroître l'accumulation interne. Au terme de cette analyse, une double conclusion s'impose concernant la stratégie à adopter pour les relations économiques internationales. Au plan externe, les formations sous-développées doivent se joindre à toutes les organisations qui ont vocation à : - créer les conditions de l'avènement d'un ordre économique mondial plus équitable, qui tienne compte des intérêts de tous les partenaires à la division internationale du travail et définisse de nouvelles règles pour le jeu économique mondial; - établir ou approfondir des processus intégrateurs débouchant sur l'établissement d'une division régionale du travail ou d'un ordre communautaire capable d'exploiter toutes les possibilités d'autonomie que permettent les modifications du système des rapports mondiaux; - agir pour l'avènement de prix rémunérateurs pour les matières premières et l'amélioration des termes de l'échange. C'est en participant à ces luttes que les formations en transition contribueront à la transformation du monde et dégageront des plateformes d'actions cohérentes et collectives pour de nouvelles bases de la coopération internationale. Des concertations devraient être ouvertes avec les pays socialistes qui peuvent : - d'abord aider au développement de modes alternatifs de rapports économiques, à l'instauraration de nouvelles règles de fonctionnement pour des relations économiques et financières mutellement avantageuses (77) ; - ensuite apporter aux pays sous-développés une assistance financière qui se distingue, au moins qualitativement, de l'aide privée au développement fournie par les pays capitalistes; - enfin instaurer une coopération qui permette d'accroître le potentiel scientifique et technique; - sans oublier une coopération commerciale débarrassée de tout esprit mercantile et qui repose principalement sur l'identité de régimes sociaux te l'unité des objectifs. 225 Les faits établissent qu'on est extrêmement éloigné de l'instauration d'une telle coopération. Seulement, les pays en transition doivent mettre à profit toutes les formules qui impliquent au maximum les pays du système socialiste. C'est de la sorte qu'ils exploiteront à leur profit la compétition politico-économique entre grandes puissances. Un bon nombre de pays sous-développés semblent acquis à la nécessité d'engager une lutte persévérante pour l'avènement d'un autre ordre économique mondial, d'un système moins inégalitaire et moins discriminatoire, pour l'élimination du protectionnisme, le règlement des problèmes monétaires et financiers, pour l'instauration de codes internationaux de transferts de technologies de même que pour l'établissement d'un contrôle et d'une réglementation de l'activité des firmes multinationales. Ces pays estiment de plus en plus qu'il faut opposer au monopole des consommateurs, des associations de producteurs de matières premières et renforcer ces associations par l'établissement de fonds de soutien collectif (78). On ne peut plus, aujourd'hui, dissocier les conditions internes de développement, des possibilités effectives de diversification, voire même de restructuration des relations économiques internationales à cause de l'internationalisation poussée de la vie économique. En rapprochant la théorie des faits, l'avenir des pays du Tiers-Monde dé· pendra de leur capacité ou non de se procurer les devises par l'exportation afin de financer les importations des biens de croissance (79). Il reste entendu que même si l'ordre économique était favorable et qu'il permettait des transferts de ressources financières et techniques vers les pays du TiersMonde, cela n'aurait qu'une incidence mineure si ces ressources étaient au service de théories, d'options et d'orientations économiques inadéquates. Dans cette direction, G. Amoa soutient que l'aide publique au développement, de même que les autres transferts (comme l'assistance technique) n'ont absolument pas été négligeables et se révèlent aussi importants que les moyens mobilisés par le Plan Marshall. S'ils ont produit de minables résultats, c'est parce qu'ils étaient au service de politiques et op- 226 tions politico-économiques inappropriées (80). Le socialisme doit présenter un modèle alternatif crédible et réaliste. Il est donc clair qu'une transition vers le socialisme qui s'appuie sur une stratégie de développement autocentré et au service de la satisfaction prioritaire des besoins de base est l'alternative à l'extraversion découlant des monoproductions d'exportation, à la stagnation des forces productives matérielles et humaines et aux perspectives de famine, de misère et de marginalisation des populations laborieuses. Les politiques économiques perçues comme l'ensemble des techniques, des procédés, des mesures, des dispositions, des prévisions, doivent toutes converger vers la direction, le contrôle et l'organisation en vue d'atteindre le triple objectif suivant : - une économie nationale de plus en plus indépendante, capable de disposer librement de ses richesses et de ses ressources naturelles, d'exercer sur elles un contrôle effectif et de diriger toute l'activité économique; une économie également capable de s'autonomiser progressivement vis-à-vis du système mondial et de soumettre celui-ci aux nécessités de son développement; - une élevation du niveau des forces productives par une mobilisation totale des ressources et des capacités internes d'accumulation; - une réorientation du développement économique et social en vue de satisfaire les besoins de base des populations, donc d'améliorer le niveau de vie de celles-ci. 227 NOTES (1) V. 1. Lénine: A propos de la question des marchés. (2) Lénine : Thèse développée lors du Ille Congrès de l'ln· ternationale Communiste. (3) J. Staline : Les problèmes économiques du Socialisme. Edit. Sociales. (4) Idem. : La situation économique de l'Union Soviétique et la politique du parti. (5) Marie Lavigne : Les économies socialistes soviétiques et européennes, Collection U, Edition A. Colin, Paris 1970, p. 511. (6) Maurice Dobb : Croissance économique et sous·développement. Edit. François Maspéro, p. 71. (7) Charles Bettelheim: Emploi et investissement dans l'économie planifiée C.D.V. Paris 1961, p. 29. (8) L'industrie c'est la possibilité de créer des outils qui améliorent systématiquement les conditions de travail des producteurs et dans les branches productives. C'est ce qui fait écrire à A. Emmanuel que «sommairement parlant, la production de richesses est fonction de la quantité d'outils et de matière grise dont les bras de l'homme sont assistés dans le travail productif" in « le Prix rémunérateur ». Communication au Congrès des Economistes de Langue Française, Abidjan 1979. (9) J.F. Rweyemamu : Le modèle de développement industriel capitaliste perverti. IDEp·ET-CS-2367-18. (10) Moïse Ikonicoff : Transfert de technologie et conditions d'industrialisation. Revue Coopération Technique, Juin 1973. (11) Abdel Kadel S. Ahmed : Sous-développement, industrialisation et dépendance, Revue Algérienne, Sept. 1976. (12) Patrice Robineau : Impact de l'industrialisation sur la production agricole et Je développement ruraL Mondes en Développement, n. 31-32, 1980. (13) Montasser : Fait observer que la phase de substitution n'est pas toujours caractéristique mais ce qui est important, c'est que la production de substitution pourrait être le moteur de la croissance. Seulement le niveau de cette production sera toujours fonction de la demande de la minorité possédante. L'extension ne pourrait venir que d'une nouvelle distribution des revenus ou d'une extension des bases de l'exportation sur le marché mondial de la production interne. Il y a là une série de problèmes qui se transforment en facteurs de blocage de l'I.S.I.. (14) Alexandre Faire: Stratégie du Nord et Stratégies du Sud, in l'Avenir Industriel de l'Afrique. Edit. L'Harmattan, 1980, 227 P. (15) Alexandre Faire : L'Avenir industriel de l'Afrique. Edit. L'Harmattan, p. 100. (16) B. Mabeuf : « Le transfert de technologie et la nouvelle DIT ». Revue d'Economie Industrielle, n. 14, 1980. (17) A. Faire: Op. cit. pp. 101-103. 228 (l8) Pierre f. Gonod : « Vers un rééquilibrage des relations entre l'agriculture et l'industrie l>. Revue « Mondes en Développement l> n. 31-32, 1980. (19) A. Bouzidi : La question agraire dans une stratégie nationale de développement. Revue Algérienne, n. 2, Juin 1976. (20) Pierre f. Gonod : Op. cit. p. 281. (21) Patrick Tissier : La Chine: transformations rurales et développement socialiste. Edit. f. Maspéro. (22) Patrice Robineau : « L'impact de l'industrialisation sur la production agricole et le développement rural; une analyse des effets économiques et socio-culture1s l>, in « Mondes en Développement l> n. 31-32, 1980. (23) Voir sur ce point l'article de G. Debemis : « Le sous-développement, analyses ou représentations l>. In Revue Tiers-Monde, n. 57, Janvier-Mars 1974; L'auteur "Y observe avec pertinence qu'il faut se méfier cependant des similItudes qui dissimulent des différences essentielles. De même, il faut se méfier des recettes que l'on prétend tirer de l'expérience européenne. Elles n'ont de sens que si elles ne proviennent pas d'une réduction du processus européen d'industrialisation à des phénomènes tout à fait secondaires : le textile et non la mécanique, le taux d'épargne et non le modèle de consommation. (24) Samir Amin: Développement auto-centré, autonomie col· lective et nouvel ordre économique international. L'Avenir Industriel de l'Afrique. Edit. L'Harmattan-ACCT, 1980, p. 30. (25) A. Emmanuel : Technologie appropriée ou technologie sous-développée. Edit. P.U.f. 1981, p. 189. (26) G. Denis: a) L'Algérie à la recherche de son indépendance : nationalisation et industrialisation, in « L'Afrique de l'indépendance politique à l'indépendance économique l>, Edit. François Maspéro. b) « Les industries industrialisantes et les options algériennes l> in Revue Tiers-Monde, n. 47, Juillet-Septembre 1979. (27) Oua: Plan de Lagos pour le développement économique de l'Afrique, 1980-2000. Cea : Un programme pour la décennie du développement industriel, New-York, 1983, ID-287. (28) Cea-Oua-Onudi : Un programme pour la décennie du développement industriel de l'Mrique. Nations Unies, New-York 1983, ID-287. (29) Cea-Oua-Onudi : op. cit. p. 117. Par ailleurs, avec une clarté rare dans un document de l'ONU, il est porté justement une évaluation radicale de l'I.S.1. qui devient une lourde charge avec l'épuisement rapide des devises étrangères disponibles. (30) Le Plan de Lagos avait prévu une dizaine d'objectifs pour atteindre l'autosuffisance alimentaire et le fonctionnement d'une agriculture efficiente. (31) La CEAO (Communauté Economique de l'Afrique de l'Ouest) a fait d'intéressants travaux sur l'industrie du mil. (32) Les économies sur les importations peuvent être énormes et permettre le financement ou le remboursement des prêts contractés pour monter ces industries de transformation. Pour le blé 229 par exemple, les simples accroissements de la demande ont été de 26 % entre 1970-1978 en valeur. L'investissement annuel de transformation des céréales d'importation est de 221 millions de dollars en Afrique (1978). (33) De même, cette industrie est créatrice d'emplois; le rapport de l'ONUDI établit que : - une boulangerie de dimension moyenne 340 kg-24 hemploie 2 ingénieurs et 44 ouvriers qualifiés; - une usine de jus d'orange de 800 kg (en 8 h) : 5 ingénieurs et 10 ouvriers qualifiés; - une usine de transformation de lait d'une capacité de 6.000 litres en 6 heures : 3 ingénieurs et 1 ouvrier qualifié. (34) Cea-Oua-Unido : Op. cit. p. 134. (35) Pierre Chauleur : L'Afrique industrielle, p. 125. Edit. Maison neuve et Larose, 1979, 337 p. (36) Pierre Chauleur : Op. cit. p. 161. (37) Il faut dire que la dotation africaine est particulièrement importante pour le phosphate (47,2 milliards de tonnes soit 70 % des réserves mondiales). Ce sont les engrais qu'il faut développer prioritairement. (38) Ph. Engelhard et Dr I. Lo ont réalisé des recherches dignes d'intérêt sur la question dans le cadre d'ENDA-Tiers-Monde. (39) Eugène Staley et R. Morse: « La petite industrie moderne et le développement» T. 1, Editions « Tendances Actuelles ", p. 57. (40) E. Staley et R. Morse: « La PMI et le développement" tome 2, Edition « Tendances actuelles ». 216. (41) Sur ce point. Kennedy et Thirwell (1972) affirment que depuis l'origine du changement technologique jusqu'à l'application commerciale, il n'apparaît pas que les grandes entreprises ou les industries monopolistiques soient nécessairement plus dynamiques ou progressives, ou produisent des changements technologiques fondamentaux. Dans le même sens, Alexis Jacquemin observe en conclusion générale l'absence d'effets positifs de la taille sur la profitabilité, sur la croissance et sur la recherche industrielle. (42) S. Zampetti : La sous-traitance industrielle internationale et les pays en voie de développement. Revue « Reflets et Perspectives» n. 1, 1973. La sous-traitance surtout internationale a permis l'industrialisation rapide et profonde de certains pays d'Asie, et a même favorisé au Japon la création d'une structure de coûts de production extrêmement compétitifs. (43) René Gendarme : « L'industrialisation des PVD a-t-elle toujours été bien comprise? Réflexions à propos de quelques expériences méditerranéennes ". Revue « Monde en Développement» n. 2, 1973. (44) G. Destanne de Bernis: Définit les industries industrialisantes comme « celles dont la fonction économique fondamentale est d'entraîner dans leur environnement localisé et daté un noircissement systématique de la matrice inter-industrielle et des fonctions de production grâce à la mise à la disposition de l'entière économie d'ensembles nouveaux de machines qui accrois- 230 sent la productivité du travail, entraîne la restructuration économique et sociale, de l'ensemble considéré en même temps qu'une transformation des fonctions de comportement au sein de cet ensemble ». Revue Tiers-Monde, n. 47, 1971. (45) Lénine: Oeuvres choisies. Edit. de Moscou, t. 29, p. 425. (46) A. Emmanuel: Technologie appropriée ou technologie sous-développée, pp. 54-55 PUF, 1981, 167 p. (47) Le plus inquiétant, c'est l'évolution rapide de l'endettement au rythme annuel de 20 % avec des taux d'intérêts usuriers dus au recours de plus en plus grand au système bancaire privé. Les prêts publics et des organisations internationales ont baissé de 61 à moins de 50 %. Ainsi de 1970 à 1979, la dette Globale est passée selon les estimations de la Banque Mondiale de 114 milliards de dollars à 369 et selon le Comité d'Aide au Développe. ment de 119 milliards à 388. (48) On peut observer, avec Angelopoulos, que de 1973 à 1980, les pays sous-développés non pétroliers ont emprunté environ 332 milliards de dollars et ont dû payer pour le service de cette dette 338 milliards soit 6 milliards de plus. Cette situation dans laquelle les pays empruntent pour payer leur dette est grave car ils se trouvent alors dans un système totalement stérile et sans issue. Ainsi, les créanciers se feront des jeux d'écriture favorables et les débiteurs ne pourront jamais liquider leur dette. Belle mécanique bloquée, qui conduira tôt ou tard à une table de négociation. (49) L'endettement des pays socialistes est aussi caractéristique : la dette globale de ces pays a évolué comme suit : 1971: 8.357 millions de dollars. 1973 : 14.965 millions de dollars. 1976 : 47.661 millions de dollars. 1979 : 77.130 millions de dollars. En moins de 10 ans, les crédits ont été multipliés presque par 10 alors qu'ils ne l'ont été pour le même délai, que par 5, pour les Pays du Tiers-Monde. Dans ce groupe de pays, fendette· ment est passé de 97 milliards de dollars à 425 milliards. Pourtant, on a paniqué pour les pays socialistes que dans ,le cas polonais : plus pour des raisons politiques que pour des problèmes strictement économiques. (50) Les plus endettés en dernière analyse, sont bel et bien les Etats capitalistes développés, ce qui fait dire que les riches vivent de crédit. En prenant le cas des Etats-Unis, on peut observer que les prêts contractés par les entreprises, les collectivités locales et les Etats sont passés de 3.000 à 5.000 miHiards de dol· lars avec des déficits budgétaires qui 'Varient entre 150 et 250 milliards de dollars. (51) Moustapha Kassé : Ordre économique communautaire : une nouvelle stratégie du développement. CREA, 1983, 231 p. (52) Club de Dakar : Communications et rapports de la Se Assemblée générale : - Pascal Lissouba : Développement et identité culturelle (communication). - Yoshimori : développement et identité cultureHe (communication). 231 (53) A. Emmanuel : Op. cit. p. 34. (54) De ce point de vue, l'expérience japonaise est très édi· fiante. Elle montre l'incidence de la technologie occidentale importée sur la culture. Le Professeur Yoshimori note que « même si on assimile au Japon les technologies occidentales, c'est par le biais de l'âme japonaise. C'est ainsi que l'âme japonaise et la technologie occidentale étaient devenues une espèce de slogan pour les japonais... Les japonais ont plutôt absorbé les autres civilisations pour les assimiler avec leur propre civilisation. Donc les japonais n'ont pas cette attitude qu'on peut qualifier d'ethnocentrique qu'ont manifestée les Chinois au moment de leur rencontre avec les occidentaux. Même aujourd'hui, Iles japonais sont fiers de leur civilisation, de leur acquis économique et culturel, mais la modestie est considérée comme 1'attitude la plus importante. (55) Roger Garaudy : Le marxisme du XXe siècle. Collection 1().18, pp. 30 à 31. (56) Pierre Judet : Les transferts technologiques. Revue des Echanges, n. 155. Cet auteur, comme d'autres, dénonce le modèle technologique déformant et le mimétisme découlant des systèmes de formation. Ainsi, il affirme que « la marche forcée vers la chimisation et la motorisation conduirait à des catastrophes ». L'obstacle, le vrai, à vaincre est la misère et la famine. (57) Dimitri Germidis : Le transfert de technologie : une question controversée. Revue Tiers-Monde, n. 65, Janv.-Mars 1976. (58) Michel Richonnier : «Les nouvelles technologies : une réponse à la crise ». Problèmes Economiques, n. 1819, 13 avril 1983. (59) Ainsi la bioconversion permettra une récupération et une ventilisation systématique des déchets; la microbiologie permettra une fixation de l'azote ce qui va faire baisser le recours à l'engrais et la génétique mettra au point de nouvelles variétés végétales et animales plus productives. (60) Académie des Sciences de l'URSS : «Les fonctions sociales de la Science ». Revue Sociale, n. 4, 1982. (61) De ce point de vue, Ivan IHich observe que « I.es étudiants ont perdu leur foi et leur respect dans l'institutIOn... L'Université doit les aider à formuler d'une façon cohérente et rationnelle l'angoisse qu'ils éprouvent ». (62) Moustapha Kassé : «l'élite du pouvoir au Sénégal: mécanisme de génération et système de promotion» Club « Nation et Développement », 1983. (63) Jean Ziegler : Le pouvoir africain. Edit. du Seuil, Collection Point, p. 24. (64) Olivier Pastré : «Une issue à la crise : le contrôle des mutations technologiques", Problèmes Economiques, n. 1828. Pierre Salama dans «Le Procès du Sous-Développement» (Cahier d'Economie Politique, 1972) observe que les objectifs du choix sont au nombre de deux: on choisit la technique qui maximise la production du secteur des biens de consommation et l'absorption de l'emploi; on choisit la technique qui maximise le sunplus obtenu dans le secteur des biens de consommation. En 232 d'autres termes, le surplus initial (fonds d'accumulation) permet le jeu de l'utilisation d'une technique plus capitaliste. (65) Pierre Paganiol : L'effort scientifique et technique. Club de Dakar, Oct. 1982. (66) Moustapha Kassé ; Réflexion sur quelques éléments d'approche de la crise actuelle de _l'économie mondiale. Annales Africaines, 1974, Edit. Pédone. (67) G. Haberler : The Redevance of Classical TheOI'Y Onder modern conditions. American Economic Review, May 54. (68) Christian Palloix : Problèmes de la croissance en économie ouverte. Edit. François Maspéro, p. 61. (69) Paul Samuelson: L'économique, Tome 2, Collection U. Edit. Armand Colin. (70) Moustapha Kassé : Modification de la division interna· tionale et recherche d'un ordre économique et social équitable pour le Tiers-Monde. (71) M.E. Benissad : « Indépendance économique et division internationale du travail avec référence à l'Afrique ». Revue Al· gérienne, vol. XV, n. 2, juin 1978. (72) Ignacy Sachs: «Pour une économie politique du développement », p. 52. Edit. Flammarion, Paris 1977. (73) Benissad M.E. : Le nouvel ordre international d'après le Tiers-Monde. Revue Algérienne des Sciences juridiques et économiques, vol. XVII, n. 2, juin 1980, pp. 211-220. (74) Samir Amin: Développement autocentré, autonomie collective et ordre économique international nouveau : quelques réflexions. p. 175 in l'Occident en désarroi: ruptures d'un système économique, Edit. Dunod, Paris 1978. (75) Ignacy Sachs : « Pour une économie politique du développement» Op. cit. page 52. (76) Serge Christophe Kolm : La transition socialiste, la p0litique économique de gauche. Edit. Cerf., Paris 1977, p. 137. (77) Au XXVIe Congrès du P.C.U.S., L. Brejnev déclarait que « le P.C.U.S. continuera à appliquer de façon conséquente une politique visant à développer la coopération de l'URSS avec les pays libérés, à consolider l'alliance du socialisme mondial et du mouvement de libération nationale ». Voilà une déclaration qui doit être exploitée pour impliquer l'URSS et ses alliés du Bloc Socialiste dans la recherche de œlations commerciales, monétaires et financières de type nouveau et dans l'arvènement d'une autre coopération économique et d'une division du travail moins inégalitaire. (78) Samir Amin : Op. cit. p. 176. L'auteur ajoute que « la stratégie extravertie est fondée sur une relation exactement inverse : les exportations sont d'abord poussées au maximum, exclusivement en fonction de la demande (des Centres) et ensuite, on se pose la question de savoir comment utiliser les recettes de ces export-ations! La division internationale inégale repose sur cette stratégie ». (79) M. E. Benissad : Le nouvel ordre économique d'après le Tiers-Monde. Revue Algérienne, vol. XVII, n. 2, Juin 1980. (80) Ga-Kamé Amoa : Echanges internationaux et sous déve loppement. Edit. Antropos. IDEP, 1974. 233 SECTION II LES INSTRUMENTS DE REALISATION DE LA TRANSITION VERS LE SOCIALISME La question de l'étatisme est revenue en force dans les préoccupations théoriques des scientifiques car, contrairement aux prévisions d'Engels, l'Etat n'a pas été détruit ni rangé au « musée des antiquités à côté du rouet et de la hache de bronze )}. Cette omniprésence explique que l'on soit « très dur ces temps-ci avec l'Etat)} (1). Les fonctions technico-administratives se sont partout renforcées. Cela rappelle qu'il n'y a jamais eu une quelconque autonomie de l'Etat vis-à-vis du processus de reproduction du capital. De la période de l'accumulation primitive jusqu'à la phase monopoliste, l'Etat continue d'être un instrument d'une impérieuse nécessité et les fonctions économiques qui lui sont aujourd'hui imparties le renforcent encore davantage. Dans le capitalisme contemporain, l'Etat par la ges· tion du procès de travail, des rapports monétaires et de crédit, par l'aménagement d'un espace interne et externe de déploiement du capital, contribue à l'établissement de contre-tendances à la baisse des taux de profit. De ce fait, il devient le lieu de solution de plusieurs contradictions de nature économique mais aussi sociale, et se voit conférer un rôle de plus en plus déterminant dans l'élaboration d'alternatives économiques et politiques ainsi que dans la régulation du procès de travail. On cherche à faire de lui un instrument de reproduction harmonieuse d'un capitalisme organisé, planifié, capable de dominer ses crises majeures. Comme le montre Nicos Poulantzas, « non seulement les fonctions politico-idéologiques de l'Etat sont désormais subordonnées à son rôle économique, mais les fonctions économiques sont désormais directement chargées de la reproduction de l'idéologie dominante : voir notamment le déplacement de l'idéologie dominante vers le technocratisme ou du bien-être, bref, l'idéologie de l'Etat-Providence (3). Donc l'essentiel des inter- 234 ventions de l'Etat tendrait à faire fonctionner une partie du capital public à taux nul ou négatif pour permettre de meilleures conditions de valorisation du capital. Sous ce rapport, l'Etat se renforcera et contrôlera un secteur public qui lui permettra de réaliser cette fonction équilibrante du système. Ce renforcement de l'Etat est encore plus net dans les· pays socialistes où, au lieu de dépérir comme on le laissait entrevoir théoriquement, il se fortifie chaque jour un peu plus. L'édification du socialisme développé n'a nullement entamé la consolidation de l'Etat. Cette étape nécessaire sur le chemin du communisme, écrit Djangir Kerimov, ne manque pas d'avoir une incidence sur l'objet, la structure et les fonctions de l'Etat (4). Même dans cette société où les rapports sociaux socialistes sont venus à maturité, et dans laquelle, sur la base du rapprochement de toutes les classes et couches sociales, l'égalité de juré et de facto de toutes les nations et ethnies est indispensable, l'Etat s'impose comme une organisation puissante et complexe. Ce qui explique selon D. Kerimov son poids immense et le fait que les activités de ses multiples organes et institutions se manifestent dans les pratiques politiques, économiques et culturelles de la société, dans la lutte des classes et dans les relations internationales. L'Etat est à la fois l'outil des transformations des structures productives, de réalisation de la socialisation des rapports sociaux et de production, l'agent de modification des superstructures institutionnelles. Ces fonctions exorbitantes font qu'il est qualifié de totalitaire et parfois de despotique. Blandine Barret se fonde sur cet aspect pour assimiler le socialisme au frère cadet du despotisme car « les formes les plus extrêmes et les plus oppressives du pouvoir ne sont que la quintessence de l'Etat» (5). Pour d'autres auteurs, il s'agit d'une perversion menant vers un paternalisme étatique (6). Quelle que soit l'opinion que l'on peut se faire sur l'Etat dans les pays socialistes, on pourra constater que son dépérissement n'est pas inscrit dans un horizon proche à cause des rôles économiques et politiques qu'il joue. Il est un instrument de régulation de la vie économique, de direction et 235 de gestion du secteur socialiste qui accomplit des rôles essentiels dans tous les processus de consolidation du socialisme et d'édification du communisme. L'ampleur de ces tâches, à quoi il faut ajouter d'autres aussi lourdes au plan politique et social, indique que les sociétés socialistes d'Europe vont s'accomoder pour une très longue période d'Etats forts et omnipotents. Au niveau des formations sous-développées, l'Etat doit contribuer à une double tâche de réalisation ou de consolidation de l'unité nationale précaire et de solution du retard économique. La première tâche est d'une importance capitale. En effet, dans la plupart des vieux pays, c'est la Nation qui a fait l'Etat qui, selon G. Burdeau, s'est lentement formé dans les esprits et les institutions unifiés par le sentiment national (7). Il en va autrement dans la quasi-totalité des formations sous-développées, anciennement colonisées, où c'est l'Etat qui doit faire la Nation. C'est cela qui justifie l'avènement et la consolidation des Etats bonapartistes qui se généralisent en Afrique où les Chefs élus se voient investis de fonc· tions magiques et messianiques et finissent par être les sources exclusives de tous les pouvoirs. Alors, ils se réclament d'un Etat qui n'existe pas encore et empruntent les traits d'un modèle accompli ail· leurs. Dans cette direction, Pascal Lissouba se livre à une critique sévère de ce placage, de la transposition sans relais ni nuance des ces structures étatiques importées qui deviennent des gagne-pain pour les nouveaux maîtres. Dans ce contexte, l'Etat pourrait être une organisation de la violence d'une ethnie sur une autre au lieu d'être un instrument de libération (8). Il en sera ainsi lorsque les tribus résistent à la détribalisation, lorsque la pauvreté et la misère avivent les anciennes solidarités et cohésions tribales. Pour la seconde tâche de nature économique, elle se résume à : - amener toutes les transformations structurelles qui permettent une rupture véritable avec toutes les bases de l'économie coloniale, par essence extravertie; - instaurer une autre politique agraire plus conforme aux besoins d'une population qui connaît un mouve· ment urbain rapide; 236 - refondre le système industriel essentiellement axé sur les branches et techniques légères et qui n'autorise pas une valorisation des ressources naturelles; - créer progressivement un système économique in tégré et diversifié, autocentré et capable d'autonomie vis-à-vis de la division internationale inégale du travail ; - contrôler tous les instruments monétaires et fiscaux, les institutions financières de mobilisation des ek cédents financiers et assurer leur transformation en investissements productifs. La réalisation de ces tâches économiques ne peut dépendre ni d'un libre jeu de forces socio-économiques privées, ni de mécanismes spontanés, ni de micro-décisions. Elles seront principalement accomplies par l'Etat, rouage essentiel d'une stratégie de développement économique et social conhérente et planifiée. Pour cela, l'Etat devra disposer d'un double appareil: - l'un technico-économique dont la vocation principale sera d'une part d'apporter des réponses techniques aux différentes options de politique économique socialiste et d'autre part de trouver les moyens pour réaliser les objectifs et de fixer les délais de réalisation; - l'autre politico-administratif qui gèrera à la fois les hommes, les rapports sociaux et le procès de travail. Ce sont ces deux catégories d'appareils qu'il faut analyser en même temps que le Parti et les organisations de masses et le bras de la transition vers le socialisme. A.) La formation d'un secteur public comme base de l'appareil technico-économique. Les formations sous-développées, engagées dans l'édification socialiste, doivent mettre en place toutes les conditions infrastructurelles et superstructurelles qui rendent possible une croissance économique rapide, régulière, harmonieuse et aux taux les plus élevés, compte tenu des ressources disponibles. De la sorte, elies pourront combler rapidement le retard de leurs forces productives matérielles et humaines, exploiter ieurs ressour- 237 ces naturelles, améliorer le niveau de vie des masses et faire reculer les perspectives de famine et de misère. Toutes les mesures économiques et financières doivent converger vers la réalisation de ces objectifs. Dans cette optique, l'Etat est appelé à assumer des fonctions importantes; non seulement, il doit coordonner toutes les forces en présence, mais il se voit assigner la mission d'accomplir l'essentiel du processus de croissance. De telles fonctions ne peuvent être exercées bien entendu, que si l'Etat dispose d'un secteur public et d'un modèle cohérent d'accumulation permettant une centralisation systématique de toutes les ressources financières, de tous les surplus indispensables pour l'accomplissement des tâches de financement interne du processus de croissance économique et social. En conséquence, il importe d'analyser d'une part les voies et moyens de la constitution d'un secteur public dynamique et capable d'augmenter la valeur du capital social et de créer de nouvelles forces productives; d'autre part, les politiques monétaires, financières et fiscales qui permettent une véritable centralisation des ressources et leur transformation en investissements productifs. Ce sont ces deux éléments qui garantissent le succès des politiques économiques de la transition. 1. - La constitution d'un secteur public comme levier de commande de la stratégie de développement. Dans la stratégie de développement, l'Etat aura une double fonction dans l'accomplissement des objectifs : d'une part, il doit se comporter en entrepreneur collectif et exploiter certaines activités dans toutes les sphères de la production matérielle et d'autre part, il doit être un organe de régulation et de direction de l'économie. De la sorte, l'Etat exploite les trois principales fonnes de l'accumulation: - par augmentation en valeur du capital social et des immobilisations de capitaux dans les unités économiques publiques; - par création de nouvelles forces productives 238 à partir des surplus en provenance de l'agriculture ou de l'extérieur sous forme d'aide, de dons; - par accroissement de la productivité du travail et des forces productives existantes, par création d'une infrastructure de base et de conditions plus efficientes d'exploitation. Toutes ces actions auront pour finalité, d'une part de faire comme dit Lénine « un grand pas en avant dans le développement des forces productives» et d'autre part, de constituer et d'alimenter le fonds monétaire global d'accumulation qui détermine, en dernière instance, les possibilités futures d'une consolidation et d'un élargissement des activités productives. En définitive, par son secteur public, l'Etat contribue aux transformations des bases de l'économie, à la refonte et à l'accélération de l'industrialisation, ainsi qu'à l'utilisation de tous les acquis de la révolution scientifique et technique. Bien qu'il faille se garder, comme nous le montrerons plus loin, de présenter une conception excessivement centralisée de l'accumulation, refusant de laisser jouer certains mécanismes de nature capitaliste, le secteur public, pris comme l'ensemble des entreprises d'Etat (y compris les entreprises mixtes) de tous les domaines (agricole, industriel, commercial, monétaire et financier) doit être la force motrice de l'ensemble de l'économie nationale, la base sur laquelle l'Etat doit s'appuyer pour réaliser toutes les tâches économiques et sociales. Un tel secteur, au regard de son importance, pose deux problèmes: le premier, lié à son contenu, soulève la question de la nationalisation; le second concerne la place et le rôle à impartir au secteur privé. a) Le contenu du secteur public : la problématique de la nationalisation. Dans des formations qui étaient régies par le pacte colonial, où tous les secteurs décisifs de la vie économique et les principaux moyens de production étaient détenus par le capital privé, la création d'un secteur public soulevait la problématique de la nationalisation. Trois questions se posent auxquelles il faut apporter des ré- 239 ponses claires : - que faut-il nationaliser? ou encore quelles sont les unités économiques qui doivent, pour des nécessités relevant de la politique économique et de l'accumulation productive, être sous contrôle étatique? - comment faut-il nationaliser? ou encore quel· les sont les formes d'indemnisation des anciens propriétaires ? - quelles doivent être les formes de gestion les plus efficientes pour les unités nationalisées ? La nationalisation s'avère être ainsi une question complexe avec une interférence de plusieurs intérêts contradictoires, conflictuels. En conséquence, elle doit être rationnellement conduite. Oeuvre de longue haleine, elle exclut toute précipitation excessive consistant à vouloir brûler les étapes et opérer une marche forcée vers la constitution d'un vaste secteur public. Cette étatisation accélérée débouche sur des coûts socio-économiques excessifs, détruit l'équilibre des échanges, jette les bases d'une bureaucratie socialement paralysante et techniquement inefficiente. C'est pourquoi des réponses nettes doivent être apportées aux questions portant sur: - les objectifs de la nationalisation; - les entreprises concernées et leur forme de gestion. La nationalisation peut procéder de raisons strictement économiques ou de simples nécessités de la politique de développement poursuivie. De l'expérience accumulée par les pays en développement, il ressort que les secteurs nationalisés sont presque toujours des secteurs vitaux dans le processus de production et qu'ils ont ou peuvent avoir des effets d'entraînement sur l'activité économique ou une incidence sur la valorisation des produits de base. La nationalisation devrait alors donner à l'Etat un moyen supplémentaire d'insuffler un dynamisme nouveau au reste de l'économie nationale ou alors de contrôler et d'utiliser à d'autres fins productives des surplus initialement accaparés par des personnes privées. Cette logique ne doit pas entraîner une nationalisation précipitée et importante induisant une monopolisation excessive par l'Etat de tâches économiques pour les- 240 quelles il ne dispose pas de moyens techniques et humains de réalisation. L'exercice de tâches économiques exorbitantes entraîne toujours des conséquences économiquement et socialement désastreuses. La première est l'apparition à côté de l'économie officielle de fonctions clandestines sous forme d'échanges incontrôlés, de trafic et de marché noir. De telles fonctions révèlent la constitution d'un monde économique parallèle, rentrant ouvertement en contradiction avec les orientations de la politique économique officielle et ayant beaucoup de chance de succès. Il se produit alors, à côté de la représentation officielle, un monde économique non contrôlé ayant son fonctionnement, ses lois propres et respirant à pleins poumons. Un tel univers économique prend sa source dans le caractère irréaliste de certaines décisions, dans la rigidité de certains statuts juridiques prématurément octroyés et dans une conception volontariste du Plan. Les fonctions issues de ces mécanismes particuliers pervertissent la politique économique étatique. Face aux nombreuses difficultés de tous ordres pouvant résulter de cette situation, l'Etat peut être amené à développer un important système répressif lourd de conséquences. Dès lors, en matière de nationalisation, toute disproportion, entre pouvoirs revendiqués et assumés et la capacité effective d'exercer ces pouvoirs, entraîne à terme un échec de la politique économique globale (9). La seconde conséquence d'une politique de nationalisation outrancière réside dans le développement disproportionné d'une lourde bureaucratie qui vient s'ajouter aux effectifs pléthoriques de fonctionnaires. Il en résultera en premier lieu l'inefficacité des centres de décision et en second lieu l'aggravation de la crise permanente des finances publiques. Cette crise sera perçue à travers le déséquilibre entre le budget de fonctionnement et le budget d'équipement. La fonction publique finit par absorber une bonne part des faibles surplus, compromettant ainsi le financement interne des investissements productifs. Les revenus distribués peuvent être à la base de la création d'une demande additionnelle; seulement, dans la situation d'inélasticité de l'appareil de production, donc de l'offre de biens, cela ne peut qu'engendrer un processus inflationniste perturbateur dans la mesure où l'équilibre 241 se rétablit par hausses successives des prix. Une seconde alternative de résorption de la demande additionnelle réside dans l'augmentation des importations. Cet accroissement accentue le déficit de la balance commerciale. Sur un autre plan, le développement de la bureaucratie fait écran au contrôle effectif des travailleurs sur les instruments de production. Les pouvoirs conférés de droit aux travailleurs ont tendance à être usurpés par l'important appareil administratif, plaçant ainsi les autorités de la transition dans une réelle fiction juridique. En effet, cette bureaucratie souvent non officiellement reconnue, puisque ne possédant pas de statut juridique clairement délimité dans la représentation officielle, finit par occuper la place dévolue de droit aux producteurs directs. Cette usurpation de fonction établit le lien avec la question concernant les formes de gestion de secteur public. Le socialisme postule la nécessité d'une gestion démocratique dans laquelle les travailleurs doivent participer au contrôle direct et effectif des moyens de réalisation et de travail. La transition doit trouver les voies et moyens de réalisation de cet objectif. Bien souvent, il est octroyé aux travailleurs un ensemble de pouvoirs, mais ceux-ci s'avèrent très vite fictifs dans la mesure où ces travailleurs sont dans l'impossibilité réelle de les exercer. C'est le cas notamment lorsque, dans la formation sociale en transition, l'on proclame la réalisation de la gestion ouvrière alors même que les ouvriers sont dans l'incapacité matérielle et intellectuelle de l'assumer. Il se développe dans une pareille situation une bureaucratie qui va gérer effectivement au nom de la classe ouvrière les moyens de production. De fait, le mot d'ordre se transforme en son contraire. Car rien ne garantit que cette bureaucratie respecte en priorité les intérêts majeurs de la classe ouvrière et contribue à la réunion de conditions nécessaires pour une véritable gestion démocratique. Cela d'autant plus que la bureaucratie, dans la transition, n'est pas toujours le reflet des aspirations d'autres forces sociales ; elle a ses propres intérêts dont elle a une claire conscience et dont elle prend énergiquement et efficacement la défense. C'est dire que le réalisme qui doit guider la politique de nationalisation devra prévaloir dans la recherche des formes adéquates de gestion. 242 Une fois cette question de la nationalisation réglée, il faut passer à une autre qui lui est connexe: celle de la place et des fonctions à impartir au secteur privé. b) Place et fonctions de l'initiative individuelle et du secteur privé. Généralement la création et l'élargissement du secteur public contribuent à rétrécir la sphère d'activité de l'initiative individuelle et du secteur privé. Cependant, si le secteur public est un instrument pour la transformation des structures socio-économiques et l'accumulation productive, le capital privé doit aussi être utilisé dans l'intérêt du développement économique. Comme l'observait Lénine, « pour passer au socialisme, objectif primordial de l'orientation socialiste, il ne suffit pas de socialiser les moyens de production, il faut faire un grand pas en avant dans le développement des forces productives» (10). Pour ce faire, le secteur public doit coopérer avec le capital privé national et étranger, la petite production marchande afin d'élever le niveau des forces productives matérielles et humaines. Il s'agit alors de créer les conditions techniques d'une étroite coexistence des deux secteurs. Pendant longtemps, l'initiative privée était admise comme un mal nécessaire, elle était simplement tolérée. L'échec de l'intervention publique massive a entraîné l'abandon progressif du radicalisme économique qui postulait, à priori, l'incapacité des méthodes libérales à transformer les forces productives et les bases de la société. La dénonciation de secteurs publics omnipotents et économiquement inefficients rend aujourd'hui nécessaire des réflexions cohérentes et ordonnées sur les perspectives de l'initiative privée et les avantages qu'elle serait susceptible d'offrir. Incontestablement, l'entreprise privée animée par une élite dynamique et désireuse de s'enrichir licitement en prenant des risques calculés et en faisant preuve d'un esprit novateur, est un instrument du développement pouvant accomplir d'importantes fonctions motrices. Les politiques économiques de la transition doivent aider à sa promotion (11). Le réalisme doit alors présider à l'organisation de relations organiques entre secteur public et secteur privé 243 national ou étranger et imposer la définition de la place et du statut juridique de ce dernier durant toute la période de transition. On est donc renvoyé au passage obligé de l'économie mixte dans l'édification du socialisme. La faiblesse des capitaux nationaux disponibles, le bas niveau technologique, l'absence de cadres techniquement compétents, l'articulation à la division internationale capitaliste du travail de laquelle les pays reçoivent une assistance technique, économique et financière parfois considérable, obligent à l'acceptation d'un secteur privé et à la création d'entreprises mixtes. Autrement dit, toutes les conditions objectives imposent l'organisation d'une économie mixte. Certains auteurs, dont Ernest Mandel, rejettent systématiquement cette possibilité. Pour lui, la thèse de l'économie mixte se heurte à une difficulté insurmontable car de son point de vue, ou bien l'ampleur des nationalisations est réduite et l'économie n'est pas vraiment mixte du tout mais foncièrement capitaliste, ou bien la nationalisation est considérable et la menace de nationalisation reste suspendue sur les autres secteurs, alors l'économie ne fonctionne plus de manière satisfaisante. Les arguments ainsi avancés pêchent par excès de radicalisme. En effet, il importe de rappeler que la nationalisation n'est pas un objectif en soi, mais simplement un moyen; en conséquence, elle doit viser des buts précis, concerner des secteurs déterminés et se réaliser dans des conditions données souvent avec une indemnisation des anciens propriétaires. En clair, la nationalisation ne doit intervenir que si elle fait avancer la politique économique et si l'Etat dispose de tous les moyens pour faire fonctionner mieux que les anciens propriétaires, les unités nationalisées. Donc dans la situation présente, le privé reste encore indispensable dans beaucoup de domaines. Par ailleurs, l'Etat ne possède pas encore d'alternative à l'initiative privée dans certaines sphères de la production. Dans cette direction, le Dr Kwamé Nkrumah note qu'il existe « des cas dans lesquels l'importation des capitaux étrangers rapporte au pays qui importe. C'est celui surtout du jeune Etat qui cherche à se développer; ces capitaux étrangers sont utiles et rendent de grands services» (12). 24-1 Or, une telle situation pourrait être celle de n'importe laquelle des formations sous-développées. Bachir Boumaza est lui aussi explicite quand il observe que «le manque de cadres impose la survivance d'un secteur d'activité fondé sur la propriété privée des moyens de production et sur le rôle moteur du profit» (13). Dans la même ligne de pensée, Idrissa Diarra observe que les relations avec le secteur privé doivent être placées sous le signe de la prudence et qu'en voulant l'éliminer, «on risque de gêner les conditions d'un développement de notre économie socialiste, soit en nous coupant de leurs sources les mieux adaptées, soit en élevant le prix de nos importations. En réalité, il se fut davantage agi d'une aventure que d'un acte politique conscient» (14). Il ajoute plus clairement encore que «nous avons conscience que le secteur privé étranger a un rôle à jouer, important et réel pour nous et intéressant pour lui, durant cette période ». Toutes ces opinions de décideurs confrontés aux problèmes d'édification d'une voie non capitaliste de développement s'accordant pour reconnaître l'impérieuse nécessité de coopérer avec un secteur privé et de s'accommoder, pour un moment, des mécanismes capitalistes. Ce pendant, il est aussi admis que les initiatives privées seront contrôlées pour qu'elles ne deviennent point les options de base. La coopération doit être mutuellement avantageuse c'est-à-dire qu'il est attendu du secteur privé qu'il contribue à l'élargissement des capacités de production, à la valorisation de certaines ressources, à la résorption du sous-emploi. En retour, l'Etat doit lui assurer les conditions de réalisation du profit, un maximum de garantie et de sécurité pour son fonctionnement et son épanouissement. C'est dans ces conditions que doit s'organiser une économie mixte qui associe tous les acteurs du jeu économique. Cet esprit de compromis dynamique dicte souvent l'attitude à adopter en matière de nationalisation ainsi que les formes de l'indemnisation qui doivent refléter à la fois la volonté publique de coopération avec le capital privé et celle de trouver des solutions non conflictuelles aux problèmes qui en découlent. Il importe de rappeler qu'à une étape de transition, Lénine insistait sur 245 « la nécessité ...de recourir, pour les problèmes essentiels de la construction économique, aux méthodes d'action « réformistes », graduelles, faites de prudence et de détours» (15). La tentation de brûler des étapes, d'appliquer une politique de forçage économique comporte toujours de sérieux préjudice pour l'économie dont les bases restent encore très fragiles (16). Tout cela confirme que la nationalisation est une opération extrêmement complexe et délicate à cause des dimensions politique, économique et sociale qu'elle revêt et aussi des incidences qu'elle peut avoir sur le succès des politiques économiques. Pour toutes ces raisons, elle n'obéit à aucune règle rigide et par ailleurs, sa réalisation doit respecter un certain étapisme qui éviterait aux responsables des erreurs qui peuvent être fatales. En effet, dans la transition, toute politique erronée de nationalisation retarde la réalisation des objectifs socio-économiques progressistes d'exploitation rationnelle de toutes les ressources nationales, d'accroissement soutenu de la production des biens et services, d'amélioration des conditions de vie et de travail des masses laborieuses. Dans beaucoup de pays en transition, l'Etat avait confisqué toutes les «hauteurs dominantes» de l'économie sous prétexte qu'il est le principal architecte de l'édification du socialisme. Ainsi, se sont constitués de vastes secteurs publics mal gérés et dans l'ensemble déficitaires entrainant la ruine des finances publiques. Aujourd'hui, on découvre partout les méfaits de cette étatisation excessive et l'on assimile que le socialisme n'est pas impérativement la propriété publique. L'inefficacité des entreprises publiques, l'ampleur de leur déficit (et des subventions) ont amené les Etats à se désengager dans beaucoup de domaines d'activités et à démanteler leurs secteurs en bradant les unités économiques qui les composent. La grande leçon à tirer réside dans le fait « que pousser un système historique de rapports de production jusqu'à sa forme logiquement achevée n'est pas dans tous les contextes politiques et socio-économiques la meilleure condition d'un développement accéléré des forces productives » (17). La NEP en a été une parfaite illustration. Ces analyses nous édifient sur la nécessité d'exclure toute absolutisation des aspects positifs et négatifs _d1,1 246 secteur public. Celui-ci doit être ramené au rang d'instrument et de moyen à côté de bien d'autres, pour réaliser les objectifs des politiques de développement et surmonter le retard économique. Bien sûr, à une étape déterminée, si les conditions sont réunies, toute la production sociale doit se dérouler principalement dans le cadre du secteur public. Dans ce contexte, le développement des forces productives aura des traits différents et les éléments de spontanéité seront définitivement remplacés par la planification. Une fois déterminé le contenu du secteur public, l'Etat devra fixer aussi les lignes directrices de sa politique d'accumulation. II. - Les autres aspects de la politique d'accumulation. La transition devrait être une période de forte croissance économique, de valorisation des ressources naturelles disponibles, d'exploitation de toutes les occasions d'investissements productifs. C'est aussi une période de mise en place d'une vaste infrastructure matérielle de base qu'accompagne nécessairement le développement à large échelle des forces productives. Ces opérations indiquent l'ampleur des besoins financiers à une période caractérisée par la restriction des crédits, un dérèglement du fonctionnement des institutions financières internationales et des canaux traditionnels de crédit. Les Etats doivent alors compter principalement sur leurs ressources internes pour le financement de leur développement. Pour ce faire, il importe de définir une politique conséquente et cohérente d'accumulation. Cette politique interne devrait s'organiser autour de trois actions qui porteraient d'abord sur les surplus générés dans les processus de production, ensuite sur le contrôle des divers transferts vers l'exté· rieur et enfin sur les instruments monétaires et financiers. a) La mobilisation des surplus pour le financement du développement. Dans les formations en transition, où l'Etat contrôle 247 une partie des instruments de production et d'échange, les surplus qui forment le fonds d'accumulation ont quatre sources essentielles: - ceux qui proviennent des unités économiques du secteur public par suite d'un élargissement du capital social, d'une réduction des faux frais, d'une élevation de la production; - ceux provenant du secteur agricole où les coûts de reproduction de la force du travail demeurent faibles; - ceux provenant de l'aide étrangère; - ceux provenant des gains nets de productivité non récupérés par le mouvement syndical. A y regarder de près, on s'aperçoit que les domaines d'action pour élargir la base du surplus sont étendus; dès lors, la problématique de l'accumulation ne se réduit pas à une question de volume mais de mobilisation et d'utilisation. Si la théorie économique courante ne permet pas de saisir clairement cette question de génération et d'absorption des surplus, c'est bien parce qu'elle la formule très mal en terme de simple fonction keynésienne d'épargne. En effet, à partir de l'idée que les revenus sont faibles dans les pays sous-développés, on déduit que l'épargne est nulle ou alors extrêmement réduite. On s'interdit de fait tout effort de mobilisation de l'épargne. Cependant, la problématique doit être posée en terme de processus de génération des revenus et de leur utilisation pour mieux cerner les bases de formation des surplus. Dans cette optique, beaucoup de recherches établissent que même dans les formations sociales les plus pauvres, les surplus sont loin d'être négligeables. Ils sont mal mobilisés par un système bancaire inapproprié et très mal utilisés dans le financement du développement et de la croissance. Dans cette ligne de réflexion, Paul Baran analyse les parties du surplus perdues pour le fonds d'accumulation productive. Il observe que le surplus économique dans les formations sous-développées pourrait effectivement être peu important en valeur absolue si on le compare à celui des pays capitalistes avancés, mais il constitue une part appréciable de la production globale de ces formations sociales. Dès lors, le problème qui se pose est celui des 248 pertes (ou des fuites de surplus) pour le fonds d'accumulation productive. Celles-ci sont au nombre de quatre : - la part du surplus agricole accaparée par les propriétaires fonciers notamment dans les pays où domine le grand domaine. L'agriculture constitue dans les formations sous-développées le secteur le plus important; pourtant, le surplus qui s'y forme n'est pas utilisé pour accroître et améliorer l'équipement productif, mais il est détourné vers des fins de consommations improductives des classes parasitaires ; - la part du surplus accaparée par les usuriers et divers commerçants évoluant dans les zones rurales. Là aussi, l'emploi est hautement improductif dans la mesure où les fonds accumulés s'orientent vers les canaux de la spéculation, notamment foncière, dans les centres urbains; - la part du surplus draînée à l'extérieur par les diverses sociétés étrangères sous la forme de rapatriement des profits, de paiement d'intérêts et d'exportation de capitaux. L'importance de tels flux dépend du niveau des activités exportatrices, donc du degré d'insertion de la formation dans le processus productif mondial; -la part du surplus captée par la bourgeoisie nationale et la bureaucratie d'Etat. Ces surplus servent à entretenir une consommation somptuaire de biens importés. A ces diverses formes inutilisées du surplus s'ajoute celle propre au surplus potentiel qui proviendrait de la résenre de travail non employée par suite du sous-emploi caractéristique des campagnes. Paul Baran observe dans ce sens que « la productivité marginale des paysans est tellement faible que le départ de l'agriculture d'une partie non négligeable de la population agricole n'entraînerait pas une diminution considérable de la production agricole» (l8). Une mise au travail de ces chômeurs déguisés contribuerait sans conteste à augmenter le surplus effectif. En résumant les emplois du surplus, on trouve principalement les consommations improductives de toute nature, les gaspillages et les reflux financiers vers le centre de l'Economie mondiale. En conséquence, une politique 249 adéquate d'accumulation devrait remettre en question le modèle de consommation et les gaspillages de toutes sortes (publics et parapublics). Le modèle de consommation impliqué est celui qui est imposé de l'extérieur par le système mondial, qui façonne, par divers moyens de publicité, de distribution et de commercialisation, la consommation des minorités fortunées. Ces dernières, par effet conjugué de démonstration et d'imitation, transmettent leurs normes de consommation aux couches sociales immédiatement inférieures. Ainsi se diffuse et s'amplifie la demande de biens importés qui alourdit le déficit de la balance commerciale. Sans proposer « un socialisme de la misère », la transition ne peut indéfiniment s'accomoder d'une reconduction pure et simple des formes de consommation improductives qui constituent un gaspillage de ressources rares. Elle doit être rigoureuse et limiter les consommations de luxe de la bourgeoisie nationale et de l'élite du pouvoir (19). En même temps, elle doit imposer un autre modèle de consommation beaucoup plus conforme aux possibilités économiques et financières du pays. C'est là un premier axe de la politique d'accumulation. L'action sur la consommation peut être menée à partir des moyens de la fiscalité indirecte ou d'un contrôle systématique de certaines importations. Cette action doit être complétée par une politique systématique d'austérité affectant toutes les couches de la nation ainsi que l'Etat. Pour un pays disposant de très peu de ressources financières, la construction de lendemains meilleurs exige des sacrifices présentement. Dans ce cas, l'Etat doit donner l'exemple en refusant de satisfaire les appétits de luxe des couches dirigeantes et en réduisant son train de vie. Cette austérité ne doit pas être gérée par décret. Il faut qu'elle soit expliquée et acceptée sans aucune contrainte majeure par les populations. Ce rôle de persuasion incombe principalement aux organisations politiques et syndicales. b) L'organisation et le contrôle. Le second axe de la politique d'accumulation réside dans le contrôle des transferts financiers. 250 Une action administrative de réglementation des transferts peut être envisagée bien qu'elle puisse constituer un point de conflit avec le secteur privé étranger. L'action la plus discrète reste la manipulation monétaire. En effet, un système d'inconvertibilité monétaire, accouplé d'une surveillance par la Banque Centrale des divers mouvements de fonds peuvent apparaître comme des mécanismes plus souples pouvant pennettre un contrôle des transferts financiers réalisés par les sociétés étrangères ou par leurs filiales locales. Toutes ces mesures doivent être accompagnées par une exploitation rationnelle des reflux financiers sous forme d'aide, de dons et de prêts. L'aide extérieure a été décriée ces dernières années, mais il s'agit en réalité d'une bataille d'arrière-garde théoriquement et pratiquement très mal fondée car aucun pays au monde ne s'est passé de l'aide à un moment où à un autre de son développement. Dans cette optique, les formations en transition doi· vent exploiter toutes les opportunités offertes jusque y compris par la compétition ouverte entre les deux systèmes sociaux hégémoniques. Elles doivent surtout exiger l'accomplissement par les pays socialistes de leur devoir de solidarité internationale. Cependant, quel que soit le volume de l'apport extérieur, il ne peut nullement se substituer à l'effort interne d'accumulation. Si les Etats ont eu des désillusions profondes en matière d'aide internationale, c'est précisément parce qu'ils attendaient que l'extérieur finance principalement leurs projets de développement économique et social. D'une façon générale, les moyens financiers mobilisés sur le plan interne et externe doivent faire l'objet d'une répartition harmonieuse entre les principales fonnes d'investissement pour la création et l'amélioration des moyens de production, l'amélioration de la force du travail et le financement des transfonnations institutionnelles. 251 B.) Les aspects spécifiquement monétaires de L'accu- mulation. L'aspect monétaire de la politique d'accumulation re· vêt une grande importance dans la mesure où la politique monétaire est une source de financement du développement mais elle peut être aussi l'origine de graves perturbations et déséquilibres macroéconomiques. La politique monétaire suppose l'exercice de la souveraineté monétaire mais surtout le contrôle du système bancaire et de crédit. A ce niveau d'ailleurs, la transition ne peut s'arrêter à la simple nationalisation du système bancaire et de crédit au titre des secteurs-clefs de la vie économique. Elle doit opérer une spécialisation assez poussée des établissements ayant une vocation financière. De telles actions permettront l'élaboration d'une politique monétaire au service du financement du développement, laquelle ne saurait exclure l'utilisation du processus inflationniste contrôlé. En effet, l'inflation est toujours présentée comme un phénomène ruineux et perturbateur et contre lequel il faut se prémunir; mais on oublie dans ces considérations théoriques de dire que cela n'est valable que dans un système libéral où l'Etat ne possède aucun moyen sérieux de contrôle direct des principaux mécanismes économiques. Dans une formation sociale planifiée où l'Etat dispose de leviers technico-économiques et d'un contrôle sur le système productif, l'inflation peut bel et bien être utilisée comme moyen de financer les opérations productives. Les réflexions théoriques de M. E. Benissad (20) ap· portent, de ce point de vue, des preuves évidentes et des éclairages nouveaux, même dans des économies que l'on peut qualifier de semi-libérale. Examinons de près le modèle de raisonnement proposé qui repose sur cinq hypothèses de travail : La première hypothèse est l'existence d'une pénurie d'épargne au regard des besoins d'accumulation de capital. Cette hypothèse est caractéristique de la situation actuelle des formations sous-développées où les salariés ont une forte propension à consommer et où les titulaires de hauts revenus ont tendance à ajuster leur consom- 252 mation sur celle des pays développés si bien que le volume d'épargne disponible est relativement faible (21). La deuxième hypothèse porte sur l'existence d'une classe d'entrepreneurs publics ou privés dynamiques, capables de saisir les diverses occasions d'investissement qui peuvent se présenter et de profiter d'éventuelles hausses des prix. La troisième hypothèse concerne l'existence d'une illusion monétaire dont seraient victimes les salariés qui se trouvent de fait dans l'impossibilité d'élever le niveau de leur salaire réel en l'absence d'une hausse de la productivité du travail (22). La quatrième hypothèse est l'existence d'une économie ouverte caractérisée par une diminution ou une stagnation du secteur d'exportation « par suite de la faiblesse des élasticités-prix et revenu de la demande internationale ». E. Benissad utilise cette hypothèse d'une limitation effective des importations pour placer l'économie dans une situation de pénurie sans recours à l'achat de biens importés. La cinquième hypothèse est l'existence d'un système protectionniste qui éviterait aux entrepreneurs nationaux le risque d'une concurrence inégale de l'étranger. A ces cinq hypothèses pourrait s'ajouter une sixième qui serait le respect strict des règles rigides de l'étalon-or qui fixent des limites étroites aux variations des prix. Dans une économie réunissant de telles conditions, tout accroissement de la masse monétaire décidé par l'Etat déclenche un processus d'inflation opérant une redistribution du revenu national en faveur de la classe des entrepreneurs nationaux. En effet, il se crée à partir des moyens supplémentaires de paiement, une demande additionnelle qui ne peut être résorbée que par un accroissement des prix, étant donné la réglementation rigoureuse des importations. Cette demande serait révélatrice d'une situation de pénurie que les entrepreneurs nationaux, disposant d'une situation de monopole, ont intérêt à exploiter. Alors l'inflation augmente l'épargne des classes qui ont une propension à l'épargne élevée. De fait. la rigidité de l'offre de capitaux qui était formulée dans la première hypothèse est levée et le financement du développement 253 est rendu possible. En effet, le modèle de consommation étant fini et contrôlé, les entrepreneurs se trouvent dans l'obligation d'investir leur épargne en vue d'accroître le niveau des forces productives et satisfaire la demande intérieure. Le processus d'expansion ainsi déclenché peut aboutir à une correction des inégalités et amoindrir le coût social du processus inflationniste. On s'aperçoit que, dans le cadre tracé, l'inflation n'est pas stérile et perturbatrice de l'équilibre. Au contraire, elle a permis de libérer les ressources qui bloquaient le financement du développement. Toutes les hypothèses de travail mentionnées représentent les formes d'action de l'Etat dans le cadre de sa politique économique. Il s'agit pour l'essentiel d'abord d'assurer une indépendance monétaire réelle, ensuite de prendre des mesures adéquates de contrôle systématique des relations extérieures tant au plan des importations qu'à celui des exportations et enfin de convaincre la classe ouvrière que l'élevation du salaire réel est au prix d'une amélioration de la productivité. Ce sont là des mesures courantes, des tâches économiques et politiques permanentes. Il restera alors les problèmes liés à l'existence d'une classe dynamique d'entrepreneurs nationaux. Dans la transition vers le socialisme, cette place est dévolue principalement à l'Etat. Il est question de doter celui-ci des moyens d'une gestion efficiente de l'économie qui évitent systématiquement les travers bureaucratiques. Ainsi, l'inflation n'est pas inévitablement un danger devant justifier une orthodoxie monétaire paralysante. Au contraire, elle peut se présenter comme un moyen essentiel au service de l'accumulation productive. Bien entendu, son utilisation exige une connaissance et une maîtrise parfaites des rouages essentiels de l'économie nationale et un contrôle de ses principaux paramètres. De toutes ces analyses, il ressort que les logiques du développement pour l'édification d'une société socialiste capable d'amorcer un processus de croissance et d'expansion appellent la formation d'une main-d'œuvre hautement qualifiée. En d'autres termes, l'existence d'une véritable aris- 254 tocratie du savoir et de la technique est indispensable pour faire bénéficier à la Société des acquis de la révolution scientifique et technique qui, seule, peut modifier dans les meilleurs délais le système des forces productives et installer de meilleures conditions d'une reproduction élargie. Comme le soulignait A. Gramsci, il n'y a pas d'organisation sans intellectuels. C'est-à-dire sans organisateurs qui ont vocation, placés dans des structures et conditions matérielles motivantes, à développer, utiliser et diffuser la science et la technique. Ils contribueront à bouleverser les modes de vie, de production et de travail, à décupler la productivité et l'efficacité du travail. Il faut souligner clairement que dans la période de transition, les décideurs peuvent et même doivent recourir à l'assistance technique étrangère pour réaliser certaines tâches. Seulement, il faut éviter que les techniciens étrangers ne détournent à leur profit des fonctions nécessairement dévolues aux nationaux. Cette assistance doit être rentabilisée rapidement et dépérir dans des délais déterminés. Elle ne saurait se substituer à une politique véritable de coopération scientifique (23). Sur un autre plan, on peut retenir de nos analyses que l'Etat, dans les diverses structures de concertation et de dialogue, doit contribuer à créer avec les partenaires privés, une communauté de préoccupations. Il doit aussi articuler la défense de certains intérêts du secteur privé au jeu d'ensemble du système économique de transition vers le socialisme. Dans la même ligne d'action, les pouvoirs publics doivent contribuer, au niveau du secteur public, à l'instauration de normes de gestion démocratiques qui associent les travailleurs à la vie des unités économiques publiques. C'est une garantie contre la bureaucratisation excessive et paralysante mais surtout contre la corruption qui sont les principaux maux d'un secteur d'Etat. En effet, dans une entreprise privée, les frontières ne sont pas toujours bien claires entre la corruption et des faits comme les commissions, les jetons de présence et les courtages. L'entreprise n'en souffre pas, or il en va tout autrement s'il s'agit d'une société d'Etat car le ges- 255 tionnaire recevant des revnus non mérités, sacrifiera les intérêts de la société. Ces aspects de la politique économique sont fondamentaux dans la période de transition. Cependant, si ingénieuse, si habile que soit la politique technieo-économique, elle appelle four réussir deux supports irremplaçables : un apparei politieo-administratif et des organisations comme le Parti. C.) L'appareil politico-administratif dans la transition. Les appareils administratifs et politiques sont appelés à jouer des rôles moteurs dans l'édification d'une société socialiste. I. - L'appareil politico-administratif. Les expériences accumulées établissent que sur une longue période, les bâtisseurs du socialisme sont dans l'obligation de compter avec un appareil d'Etat que rien ne destinait à servir le socialisme. Dans ce sens, les cahiers du «cercle marxiste léniste» observent que « la confusion entre la fonction sociale répressive de l'appareil d'Etat et ses attributions techniques interdit sa liquidation brutale et oblige le pouvoir nouveau à conserver dans leur rôle technique inextrieablement mêlé à l'autorité politique, des bureaucrates qu'il n'est pas encore en mesure de remplacer» (24). Lénine s'est apesanti sur cet aspect de la question de l'Etat dans la transition qui est en réalité très peu maniable de par son organisation et les hommes qui l'actionnent. A partir du moment où la prise du pouvoir par les forces socialistes ne peut modifier de facto la structure de l'Etat en tant qu'organisme autonome, la transition doit se placer dans la perspective de création d'un nouvel appareil à la dimension de ses aspirations et de ses gigantesques tâches socio-économiques. C'est là que la menace d'une bureaucratisation forte est immanente. En effet, ne pouvant contrôler l'appareil hérité de l'ancien régime, les autorités auront tendance à 256 créer des centres de décision qu'elles maîtrisent mieux, car on croit que ces nouveaux pouvoirs, par leur structure et leur organisation, sont plus adéquates et répondent mieux aux nouveaux objectifs. Dans ce cas, on va accroître le poids de la bureaucratie sans supprimer ses éléments de dégénérescence totalement indifférents aux intérêts des populations et qui restent nichés dans le vieil appareil. Il n existe pas sur la question de solution-miracle, mais la meilleure expérience enseigne que l'ancien appareil doit être profondément réformé par étapes pour pouvoir assumer les tâches qui lui sont dévolues dans la nouvelle orientation. Toute précipitation dans cette situation pourrait entraîner un blocage du fonctionnement de l'appareil et déclencher l'engrenage d'une répression dure mais inefficace. Ce qu'il importe de faire c'est une politique systématique de formation de cadres administratifs techniquement compétents et politiquement engagés dans la nouvelle orientation et qui remplaceront progressivement les anciens cadres du vieil appareil. En réalité, le temps joue contre l'ancien appareil qui est condamné à longue échéance car il n'est plus en correspondance nécessaire avec les nouveaux rapports de production qui se structurent. De plus, la nouvelle politique économique le place dans l'incapacité de remplir ses anciennes fonctions. Son renouvellement sera inscrit comme une nécessité et une exigence et les nouveaux cadres formés dans la nouvelle orientation le revendiqueront. Cette question de cadres évolue parallèlement avec une autre qui concerne la structure organisationnelle. En la matière, il faut observer qu'il n'existe pas un modèle universel d'appareil politico-administratif. L'Etat demeure toujours un instrument qui doit être techniquement préparé pour bien assumer les tâches administratives et économiques qui lui sont dévolues. Sa structure doit être suffisamment décentralisée pour permettre une large participation des populations laborieuses, des travailleurs à l'élaboration, l'exécution et le contrôle de toutes ces tâches. Elle doit alors être régionalisée, autogestionnaire et surtout démocratique permettant d'éviter Up paternalisme étatique qui étoufferait toute initiative populaire. Par ailleurs, il faudra éviter « l'octroi de pouvoirs 257 fictifs aux travailleurs» qui favoriserait un développement incontrôlé de la bureaucratie, usurpant une place qui, dans la représentation officielle de l'organigramme étatique, est censée être occupée par les travailleurs. Il faut donc offrir à ceux-ci des fonctions qu'ils peuvent effectivement assumer. Le réalisme doit prévaloir et aboutir à la mise à la disposition des populations laborieuses de moyens réels, effectifs, de contrôle de tous les appareils technico-économiques et politico-administratifs. Bien entendu, il existera des obstacles, des handicaps dont deux doivent être soulignés: - la faiblesse et l'instabilité socio-économiques des bases de l'Etat qui, endetté vis-à-vis des opérateurs économiques internes et de l'extérieur ne dispose que de ressources financières limitées. Il ne peut alors mener qu'avec beaucoup de difficultés une politique économique et sociale totalement discrétionnaire; -la corruption de l'Administration et de son personnel qui instaure l'inefficacité et la lenteur dans les procédures : « les pots de vin et consorts» encouragent l'inertie et entravent le jeu normal des processus décisionnels. La capacité administrante de l'Administration est réduite, voire totalement bloquée ou détournée au profit de circuits parallèles, occultes. L'idéologie doit aider à dépister ces questions et à leur trouver des solutions adéquates. Elle doit à tout moment fonctionner comme ciment entre les différentes composantes de la société et entre les différents agents et secteurs de l'Administration. Elle doit contribuer à créer et entretenir une communauté d'intérêts et de préoccupations, d'une part entre les appareils de l'Etat et le peuple, et d'autre part entre ces appareils et le système productif. Il y a là des tâches extrêmement exhaltantes auxquelles doit s'atteler les élites du pouvoir et les organisations populaires. 258 II. - Les organisations politiques de masse comme outil de la transition. Le second moyen de réalisation du socialisme est constitué par les organisations de masses et le Parti qui sont des outils indispensables du pouvoir. En effet, à quelque niveau que l'on envisage la problématique de la transition, cette phase historique requiert fondamentalement une mobilisation créatrice des masses sans la participation desquelles les plans, les politiques et les techniques ne peuvent devenir réalité vivante. Bien évidemment, une telle mobilisation ne peut être que l'œuvre d'un Parti organisé et d'un type nouveau. Pour ce faire, le Parti doit être doté d'une idéologie claire et d'une doctrine qui apporte des réponses nettes aux aspirations matérielles et morales des populations. Dans toute société humaine, particulièrement dans celles qui sont caractérisées par un retard des forces productives matérielles et humaines, les idéologies, entendues comme des visions du monde formalisées et sys· tématisées, exprimant à la fois l'état de la société et le rôle des groupes sociaux, jouent une fonction importante et constituent une totalisation de l'expérience historique et du savoir. Elles doivent exprimer les conditions de l'action à travers laquelle les individus prennent conscience d'eux-mêmes et se donnent les raisons de transformer leur existence par des actions multiformes sur leur environnement. A cette tâche essentielle s'ajoutent d'autres qui consistent - à définir, au besoin collectivement, les orientations et options de système socio-économique, de structures productives et institutionnelles les plus fonctionnelles. les plus appropriées; - à élaborer les visions idéalisées et à formaliser les valeurs de référence à partir desquelles on mobilise les peuples et au nom desquelles on demande des sacrifices et justifie les privations; - à déterminer des formes et mécanismes de fonctionnement, d'administration et de gestion des structures productives et institutionnelles; - fixer une matrice culturelle d'où pourra sortir 259 des mameres de vivre, d'appréhender le monde et de « mieux connaître l'ancien pour mieux servir le nouveau» comme le préconisent les Chinois. Dans ces cas, l'idéologie est fondamentale, elle constitue comme le note J. Ziegler, un moyen de résistance contre les agressions de l'extérieur. Elle consolide l'Etat et le rend crédible vis-à-vis des citoyens (25). Par ailleurs, Karl Marx observait que « la théorie n'est jamais réalisée dans un peuple que dans la mesure où elle est la réalisation des besoins de ce peuple» (26). A cela, Roger Garaudy explicite que la théorie ne pénètre dans les masses que si elle apporte des réponses précises à leurs problèmes et en plus, qu'elle ne soit pas une utopie mais l'expression de leurs profondes aspirations (27). Cependant, cela soulève une foule de problèmes de nature complexe. En effet, la base de tout Parti politique est sociale et réclame à l'organisation des hausses de salaire, la multiplication des emplois et une nouvelle distribution du revenu national. Or, les conditions matérielles ne permettent pas encore à l'Etat de satisfaire de telles revendications. Des campagnes d'information et même de formation s'imposent pour exhorter les masses à la patience. Le Parti a des tâches importantes qui justifient qu'il se distingue physiquement de l'Etat. Dans cette optique, il est souhaitable que le Parti bénéficie d'une autonomie vis-à-vis de l'Etat. En conséquence, la majorité des cadres du Parti au niveau des différentes directions, devront être en dehors des organismes d'Etat et se consacrer exclusivement aux activités du Parti. Ainsi sera évité le danp,er d'étouffement du Parti et sa transformation en auxiliaire de l'administration et en instrument de coercition. Le Parti étant le cerveau, l'Etat est le bras. Les deux éléments, bien que dialectiquement liés, ont des domaines et des formes d'action différents. L'autonomie stipule donc non pas une séparation tranchée mais une division des tâches. Ainsi on a vu, dans certaines transitions, l'Etat opérer un travail d'agitation pour donner conscience et directives aux masses (28). Il usurpe la place du Parti et n'aura pas la même efficacité car, par tradition, les populations ont toujours de la retenue pour la chose publique. Donc la séparation s'impose, ce qui permet au Parti d'ac- 260 complir sa fonction principale d'éducation des masses. Comme le notait Mehdi Ben Barka, c'est le Parti qui doit permettre de penser les problèmes, de penser les solutions et de trouver la voie de la persuasion. Cet instrument politique ne peut être ni la police, ni la gendarmerie qui n'ont jamais été des moyens efficaces de persuasion. Evidemment, la création et le fonctionnement d'une telle formation politique se heurte à de multiples difficultés. Les organismes de direction, pour ne point sécréter une caste dirigeante trop soucieuse de ses intérêts propres, doivent être conscients des exigences trop lourdes de la transition. Lorsque la caste dirigeante est réellement consciente de ses devoirs et en apporte la preuve, elle peut freiner sans grande difficulté la base du Parti qui est spontanément sociale et non socialiste. Il en est ainsi parce qu'elle n'est pas très suffisamment éclairée sur le fonctionnement d'une économie de transition, sur la signification et la portée des revendications sociales et sur l'opportunité de la priorité accordée à l'accumulation, laquelle exige une longue période d'austérité. Il n'existe pas souvent une autre alternative pour un pays en retard (de créer pour demain les conditions de l'abondance) qu'une longue période d'austérité. Les expériences soviétique, japonaise et chinoise sont de ce point de vue édifiantes. L'austérité doit partir de l'Etat qui supprimera tous les crédits budgétaires non indispensables. Et pour les particuliers, elle passe par une compression de certaines consommations de certaines couches sociales, la suppression des importations de biens de luxe. Il est absolument inconcevable qu'un Etat luttant avec acharnement contre le retard économique, la misère et la famine des populations laborieuses, accepte de consacrer une partie des surplus à satisfaire les appétits de luxe des couches privilégiées qu'elles soient nationales ou étrangères. En définitive, il apparaît qu'un appareil bureaucratique et même d'allure technocratique est, à lui seul, incapable de mener à terme une politique économique de croissance soutenue. Même si cette bureaucratie a une claire vision des exigences du développement, elle s'avèrera totalement incapable de pousser au maximum les efforts irremplaçables des populations. En conséquence, le suc- 261 cès d'une politique économique clairvoyante ne sera jamais sans une acceptation enthousiaste et confiante des peuples. Il apparaît, à partir de toutes ces analyses, que la transition est un phénomène complexe dans la mesure où le processus de réalisation ne fait pas appel aux seuls mécanismes de l'économie politique. Il embrasse des domai· nes extrêmement variés allant de l'organisation du pouvoir à la participation des populations, l'élaboration des lignes directrices et la gestion de la vie économique et sociale. Tous ces éléments sont pensés et exécutés en s'appuyant profondément sur le niveau réel des forces productives et sur l'état d'organisation des formations politiques. C'est dire qu'une théorie globale et universelle de la transition vers le socialisme est très malaisée à définir. La théorie de la transition ne peut que tracer des lignes générales d'évolution car il est difficile de présenter une théorie achevée d'une réalité inachevée, multiforme et bien mouvante comme l'observait L. Trotsky. 262 NOTES (1) Blandine Barret : l'Etat et les esclaves. Edit. CalmannLévy, 1979. (2) Nicos Poulantzas : l'Etat, le pouvoir, 'le socialisme, P.U.F. 1978. (3) L'Etat, le pouvoir, le socialisme: Op. cit. p. 187. (4) Djangir Kerimov : La théorie générale de l'Etat et du droit: objet, structure et fonction. Editions du Progrès, Moscou, p. 35. (5) Blandine Barret : Op. cit. p. 13. Elle ajoute que « le socialisme vaincra au cri de plus d'Etat possible ». Bene occasion de montrer l'écart entre le rêve et la réalité, la nocivité de l'utopie. (6) Ce paternalisme de l'Etat se traduit au niveau économi· que par une volonté de contrôler tous les secteurs économiques. (7) Georges Burdeau : l'Etat. Edition du Seuil, 1970; p. 37. Dans le même ordre d'idées se placent les réflexions de Jean Ziegler dans «le pouvoir africain» (Edit. du Seuil) où partant d'études de cas, l'auteur cherche l'origine de l'Etat. (8) Pascal Lissouba : « Développements et réalités culturelles» huitième Assemblée du Club de Dakar, Vienne 12·14 oct. 1981. (9) Le cas malien est très édifiant sur ce point. La nationalisation des secteurs difficiles de la commercialisation et de la distribution a entraîné le monopole exclusif de l'Etat sur le corn· merce intérieur et extérieur. La fonctionnarisation excessive et l'inefficacité des entreprises publiques ont précipité la création d'une situation permanente de pénurie qui a engendré le développement d'échanges incontrôlés, le trafic et le marché noir. Ces trois éléments ont accéléré le processus inflationniste, base de la ruine de l'économie malienne. (10) V.1. Lénine: Oeuvres choisies, Editions Moscou, t. 29, p. 425. (11) Moustapha Kassé : Les contraintes à l'initiative privée en Afrique. Club Afrique, Colloque de Lomé, Décembre 1985, 28 p. (12) Kwamé Nkrumah: L'Afrique doit s'unir, Ed. Payot, 1964. (13) Bachir Boumaza : «La politique économique de l'Algérie », discours de présentation de la loi des finances de 1964. Prononcé le 30 décembre 1963. (14) Idrissa Diarra : L'Orientation du Mali, Rapport d'activité au VIe Congrès de l'Union Soudanaise, RDA, Bamako, 10 sep. 1962. (15) Lénine : Oeuvres choisies, 7.33, p. 104. (16) Dans cette optique, analysant « les conceptions politiques et idéologiques des démocraties révolutionnaires ,» (Académie des Sciences de l'URSS 1980), Nicolaï Kassoukhinefustige cet empressement qui peut compromettre la vie non capitaliste, car la misère n'engendre pas d'elle-même la révolution, p. 131. (17) L. Gontcharov : Aspects actuels du développement des forces productives des pays d'Afrique, in « Problèmes du dévelop- 263 pement contemporain de l'Mrique », Académie des Sciences de l'URSS, Moscou, 1980, p. 69. (18) Paul Baran : Economie politique de la croissance, Edit. François Maspéro, p. 206. (19) L'échec de la transition au Mali est dû en partie à cette hésitation à imposer un modèle national de consommation. La radicalisation de la marche vers le socialisme s'est accompagnée d'un développement des consommations de luxe. Une austérité étatique réclamée au seul petit peuple alors que la classe diri· geante n'y était point astreinte. Cela a fait nwtre des inégalités et des frustrations. (20) M.E. Benissad : Un modèle théorique et empirique de dé· veloppement par l'inflation. Revue Algérienne des Sciences Juridiques et Economiques, n. 2, Janv. 1969. (21) De Seers : Inflation and growth : a summary experience in Latin America. (22) N.R. Prebisch : Economic development in Latin America and its economic problems. (23) Moustapha Kassé : «L'élite du pouvoir : mécanismes de génération et système de promotion ». Club Nation et Développement, 1983. (24) Cahiers Marxistes-Léninistes : Sur la phase actuelle de la lutte des classes en Algérie (mars 1965), rapport écrit par Bruyelle, Linhar et Riss pour le compte du Cercle des Etudiants communistes de l'Ecole Normale Supérieure. (25) Jean Ziegler: Le Pouvoir africain, Edit. du Seuil, p. 24. (26) Karl Marx: Contribution à la critique de la philosophie de l'Etat, de Hegel. T. l, p. 106. (27) Roger Garaudy : Clefs pour Karl Marx. Edit. Seghers, 1972, p. 59. (28) Lénine notait qu'il y avait «une période où les décrets étaient une forme de propagande, on se moquait de nous mais cette phase était lé~itime quand les bolchevicks ont pris le pouvoir et ont dit au sImple paysan, au simple ouvrier : voici comment nous voudrions que l'Etat fut gouverné; voici un décret: essayez-le. Au simple ouvrier ou paysan, nous expliquons d'emblée nos conceptions» Oeuvres choisies v. 33, p. 309). 264 CONCLUSIONS GENERALES Analyser une problématique comme celle de la transition n'est pas une tâche simple et cela tient à quatre raisons. La première est que dans une telle problématique, les outils d'analyse sont d'une imprécision caractérisée, ce qui leur confère une trop importante charge polémique, source de controverses ambiguës et obscures. Ces difficultés imposent au départ une recherche d'outils conceptuels permettant d'approcher le plus précisément possible les phénomènes impliqués dans la problématique. La seconde est liée aux multiples interférences avec la totalité des sciences sociales. La transition est à la lisière de chacune de ces sciences, car elle présente à la fois une dimension politique, économique, juridique et sociale sans que l'on puisse véritablement savoir où se situe exactement la sphère déterminante. Cette complexité rend son étude globale difficile car rien dans les traditions universitaires et les systèmes de formation ne nous prédestine à pouvoir opérer une vision globale de nature profondément pluridisciplinaire. La conséquence fatale est que le phénomène de la transition est chaque fois abordé avec les lunettes déformantes des spécialisations, ce qui place le chercheur dans l'impossibilité de faire une appréciation plurielle, partant une analyse exhaustive des diverses dimensions concernées par le phénomène. La troisième raison tient au jeu des variables dont il est difficile de sérier les plus importantes et les plus influentes. De surcroît, ces variables ont leur domaine propre d'évolution et obéissent bien des fois à des lois particulières de cheminement. Il en est ainsi dans la mesure où la transition est à la fois l'analyse de « ce qui est» et de «ce qu'il faut faire» et cela complique son évaluation. La quatrième raison provient de l'absence de théorie cohérente et achevée. Il existe certes dans le marxisme classique et contemporain quelques références décisives 265 éparses mais pas une systématisation ou une synthèse théorique exhaustive. Cette problématique, d'une approche difficile, a pourtant un intérêt vital, lié à l'impasse dans laquelle se trouvent les analyses courantes des formations sous-développées confrontées à des options de système. Tous les obstacles signalés imposent une réflexion qui, forcément, péchera par excès de globalisme mais qui aura l'avantage de poser les lignes directrices d'une réflexion que des études cliniques ponctuelles peuvent illustrer, compléter et corriger éventuellement. Les résultats auxquels nous sommes parvenus s'inscrivent bien dans ce cadre et en conséquence peuvent sembler minces: les formations sous-développées, abandonnées à elles-mêmes, vont irrémédiablement vers le capitalisme périphérique dont les diverses distorsions induisent une amplification du sous-développement. Dans cette perspective, l'alternative socialiste s'impose sous la forme d'une longue étape transitoire qui, partant d'un niveau donné de structures productives, pose un ensemble d'interrogations qui n'ont pas toujours de réponse nette et claire dans les outils des théoriciens les plus habituels de la transition. Dans le fond, il n'existe pas de modèle universel de socialisme que les forces progressistes appliquent dès l'instant qu'elles prennent les rênes du pouvoir politique. Il faudra une longue période de luttes politiques et économiques pour vaincre les structures génératrices de la misère et l'environnement externe souvent hostile afin d'installer les bases d'une société qualitativement supérieure qui résolve l'ensemble des problèmes impliqués dans le sous-développement. Cette période de transition impose des stratégies et des politiques exprimées dans des orientations claires, leur réalisation étant souvent médiatisée par des compromis divers qui traduisent l'équilibre momentané des forces politiques et des structures. On découvre là un enseignement de Marx et de Lénine selon lequel le mouvement dialectique n'est pas dans l'absolu linéaire, mais il est un processus tortueux dont chaque méandre ou détour traduit les formes historiques pour dépasser les obstacles majeurs qui se dressent à la réalisation des finalités ultimes. 266 Ces finalités, dans une formation en transition, sont double: élever de façon permanente le niveau des forces productives matérielles et humaines et offrir de meilleures conditions sociales d'existence aux populations. Ces tâches impliquent un bouleversement des structures et conditions de la production ainsi que leur restructura· tion dynamique dans la direction des axes fondamentaux du projet de société socialiste. En conséquence, le développement n'est réellement concevable que dans une formation sociale en transition vers le socialisme. Dans cette optique, les exigences de ce développement deviennent transparentes. Elles concernent d'abord la création d'un appareil d'Etat dominant et populaire s'appuyant sur un secteur public en voie de socialisation, démocratiquement géré et dont les actions s'insèrent dans un processus planifié. Seul un tel Etat est en mesure, en dernière analyse, de disposer des moyens essentiels pour rompre définitivement la dépendance économique et mo· biliser tout le potentiel de production indispensable à une croissance soutenue et rapide. C'est ensuite la primauté accordée à l'accumulation interne qui suppose l'élimination de toutes les structures et obstacles qui s'opposent à sa réalisation effective. La création et le renforcement des cadres institutionnels s'imposent également, permettant une combinaison optimale des facteurs de production, un progrès de la productivité du travail et une mise en va· leur des ressources nationales. c'est enfin une participation enthousiaste des masses laborieuses aux efforts de développement. Un appareil bureaucratique, si compétent soit-il, avec des conceptions techniquement justes des exigences du développement, ne peut mener à bien une politique de développement économique et social rapide. Le succès de celle-ci est fonction du degré d'engagement des masses laborieuses et des intellectuels. Ainsi se trouve posé le rôle des cadres et de l'intelligentsia dans la transition. Les cadres sont un maillon essentiel de tout processus de transformation. A. Gramsci dans ce sens observait qu'une masse humaine ne se distingue pas et ne devient indépendante d'elle-même sans s'organiser et il n'y a pas d'organisation sans intellectuels c'est-à-dire sans organisateurs et sans dirigeants. Sans que l'aspect théorique du 267 groupe théorie-pratique se distingue concrètement dans une couche de personnes spécialisées dans l'élaboration intellectuelle et philosophique. De ce point de vue, les intellectuels ont un rôle fondamental à jouer dans la transition. Seulement, ils ont historiquement des attitudes souvent obscures. S'ils fournissent les commis les plus zélés du capitalisme, ils ont également donné à la classe ouvrière ses meilleurs dirigeants. En conséquence, la transition doit susciter des intellectuels et des cadres d'un type nouveau issus du peuple et restant en contact permanent avec lui (1). Rien ne peut remplacer des cadres ayant une claire vision des objectifs et priorités de la lutte pour le développement économique et social. Des techniciens et experts étrangers, si avisés qu'ils soient, ne sauraient apprécier à la place des intéressés ce que doit être l'importance des objectifs et les moyens à mettre en œuvre pour les atteindre. Egalement, la compétence et le savoir des techniciens du développement ne peuvent absolument pas se subsistuer à la conscience politique claire des objectifs et des priorités des politiques économiques et sociales. Ces intellectuels et cadres font partie intégrante des couches privilégiées et occupent une position-clef dans l'exercice du pouvoir politique et économique. Ils ne peuvent pas ne pas être affectés par certaines mesures directes de la transition comme la suppression des importations de luxe ou le nivellement par le bas de l'échelle des salaires. Dans cette optique se pose la question de savoir si ces élites sont prêtes à assumer toute leur responsabilité en se suicidant comme petits bourgeois pour réapparaître comme prolétaires. La victoire du socialisme est à ce prix dans des formations sociales où les élites jouent des rôles politico-économiques sans commune mesure avec leur poids social effectif. 268 NOTES (1) E. Baraundi : S'interroge, pour savoir si les intellectuels du Tiers-Monde qui, même contestataires, deviennent facilement ministres peuvent faire une politique du peuple. Il y répond partiellement lorsqu'il écrit que « les petites filles et les petits garçons qui vont à l'école pour la première fois n'accepteront plus, demain, les conditions d'existence de <leurs parents. Mais ils seront trop nombreux pour que la société leur fournisse des situations corruptrices en nombre suffisant. Une fois fermée la grande porte de l'arrivisme individuel, ils se tourneront nombreux vers des solutions collectives c'est-à-dire la révolution". 260 BIBILOGRAPHIE SOMMAIRE 1. AFANA. O. : Economie de l'Ouest·Africain, François Maspéro, 1966. 2. AHMED. A.K. : Sous-développement, industrialisation et dépendance. 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