L’Economie arachidière : Que faire de la paysannerie sénégalaise ? Par Professeur Moustapha Kassé www.mkasse.com I/ Le modèle arachidier est-il essoufflé ? Une analyse rapide de l’économie arachidière révèle quatre éléments essentiels. D’abord, cette production couvre entre 45 et 58 % de la surface cultivée dans les quatre régions constitutives du Bassin arachidier. Ces superficies sont d’environ 25 % en Casamance, 20 % au Sénégal Oriental et 7 % au Fleuve. L’arachide apparaît alors comme la culture qui occupe le plus l’espace rural et fournit conséquemment le plus d’emploi. Ensuite, l'arachide occupe un peu plus de 60% de la population active mais surtout elle fournit l'essentiel des revenus monétaires et avec eux les moyens de travail : semences, engrais, machines, (semoir et houe, produits de traitement phytosanitaire). Des enquêtes récentes montrent que 60% des revenus monétaires du bassin proviennent de la culture arachidière. D’ailleurs, malgré une baisse nette de l’apport des cultures de rente dans le PIB, globalement pour l’ensemble les producteurs agricoles, l’arachide est restée la principale source de revenus monétaires. En outre, la production est très fortement fluctuante et dépend de paramètres externes au secteur. Les variations erratiques observées proviennent de trois facteurs essentiels : la faible productivité par actif rural et par surface cultivée avec des rendements qui baissent de 4% par an, la forte dépendance vis-à-vis des conditions climatiques et l'extrême instabilité des cours mondiaux. Le dernier élément concerne la progression rapide de la consommation locale d’huile d’arachide de 4% par an. Les besoins risquent de ne point être couverts et le Sénégal pourrait devenir un importateur net d’huile d’arachide. Ces éléments illustrent que le niveau de la production est fortement tributaire du déroulement de l'hivernage, si bien que les conditions climatiques constituent la première variable agissant directement sur les quantités d'arachides livrées par les paysans. De plus deux autres facteurs peuvent déteindre sur le niveau de la production à savoir les intrants et le revenu réel versé au paysan. La partie du pays où vit la majorité de la population rurale dispose de peu de possibilités pour augmenter les terres cultivables et les pluies y sont très irrégulières et, partant, la production est extrêmement variable au gré de facteurs non encore maîtrisables. Pratiquement, toutes les terres du Bassin sont extrêmement sujettes à l'érosion (1%) et reçoivent peu d'investissement réel pour leur gestion. Ceci, combiné au taux élevé de croissance démographique produit de nombreux impacts négatifs : - la baisse constante des superficies cultivées par travailleur agricole; - la baisse des rendements ; - l'extension de l'agriculture aux terres marginales; - la réduction des cultures vivrières et conséquemment l’accroissement du déficit vivrier. L'appauvrissement des sols est allé de pair avec l'utilisation des intrants et des semences sélectionnées prouvant la disponibilité des paysans à innover dès l'instant qu'ils en acquièrent la capacité et que ces innovations leur sont favorables. Manifestement, les sols du bassin arachidier ne sont pas indéfiniment extensibles et en plus d’un siècle ils ont tout donné et ont maintenant besoin d'un soutien extérieur massif pour continuer à satisfaire les cultivateurs. Les ressources en sol ont été surexploitées au point qu'elles ne peuvent plus produire assez de vivres pour nourrir le même la population rurale. La surchauffe actuelle des prix du mil en milieu rural en est la meilleure preuve (250frcs le kg). Les données statistiques cachent, cependant, la corrélation qui existe entre l'utilisation d'engrais et le rendement du fait que les années à rendements élevés sont justement celles où les conditions écologiques ont été bonnes. Il n'en demeure pas moins que la non utilisation de l'engrais, surtout après l'instauration de la vente au comptant de ces intrants chimiques, décidée à partir de 1985/1986 a entraîné des conséquences négatives sur la productivité dans l'ensemble du bassin arachidier. L’incitation par le prix n’a point eu d’effets directs d’amélioration des rendements et de la productivité. L’analyse des élasticités montrent que le relèvement du prix au producteur par exemple en 1985-1986 ne s'est traduit, l'année suivante, par une augmentation de la production tout comme l'abaissement de 1988-1989 n'a entraîné qu'une légère contraction par rapport au niveau de 1987-1988. En ce qui concerne les emblavures, le Pr.François BOYE a établi une relation entre le comportement des paysans et une modification des prix. Dans 45 % des cas où le prix au producteur a connu une variation (1973, 1979, 1981, 1985, 1988), les paysans ont réagi irrationnellement : en modifiant leurs emblavures d'arachides en discordance avec l'évolution de leur rémunération unitaire. De cela, il découle que le revenu réel versé aux paysans est un facteur explicatif de l'utilisation parcellaire de l'engrais mais pas des superficies ensemencées. La politique des prix pratiquée jusqu'à présent, si elle permet de limiter la vente sur le marché parallèle de la récolte ou le retour de la paysannerie à une culture d'autosubsistance, ne saurait à elle seule suffire à déterminer le niveau de la production. Contrairement aux idées avancées par beaucoup d'auteurs et de rapports techniques, les paysans auraient continué à maintenir un niveau de production leur permettant d'acquérir un revenu monétaire substantiel quel que soit la politique des prix du gouvernement. Il y a eu une période courte ou l’arachide sénégalaise était écoulée sur le marché gambien, mais l’explication provenait d’une politique délibérée de modification du taux de change réel pour qu’il soit plus favorable au dalasi. La surévaluation du CFA à remis les choses en ordre et le mouvement s’est inversé. Le marché parallèle a peu fonctionné suite à l’organisation des circuits officiels durant la période 1980-1985. II / Coûts et bénéfices de la filière arachidiére : les limites de l’évaluation financière dans la perspective de l’assainissement économique. En termes de coût, l'Etat a un bilan largement négatif pour les effets directs de la filière arachidiére. Le calcul est rendu difficile par l’indisponibilité et la qualité des statistiques qui n’autorisent pas l’utilisation de modèle économétrique faute de données de panel ou de série chronologique. C’est ce qui explique les évaluations approximatives réalisées dans mon ouvrage sur « L’Etat, le technicien et le banquier face aux défis du monde rural sénégalais». Rappelons l’architecture des comptes pour avoir, ne fut ce qu’une image plus claire sur le niveau et l’origine des coûts et bénéfices de la filière pour bien camper les termes du débat même s’il est vrai que l’évaluation a été opérée à une période antérieure. Les données du problème ont très peu variées. En prenant une période où ces données ont été rendues disponibles et assez bien travaillées (Thénevin,1987) les postes en déficit se présentent comme suit : - 15,6 milliards en 1981, principalement à cause du déficit de la filière semencière (-9,6 milliards car la SONAR n'a pas eu de recettes en 1981, année de transition après la disparition de L'ONCAD) et des dépenses de péréquation sur les huiles consommées au Sénégal (-6 milliards) - 20,3 milliards en 1982 par la suite du déficit de la SONAR (-7,1 milliards) et du barème de commercialisation (-14,5 milliards, les frais de commercialisation et d'achats des graines aux producteurs excédent considérablement les recettes procurées par les ventes des graines aux huiliers à cause de cours internationaux exceptionnellement bas) --9,3 milliards en 1983, dont 4,1 milliards pour la SONAR et 3,5 milliards pour le barème de la commercialisation des graines par suite des ventes à bas prix en début d'année ; la SEIB a reçu une subvention de 4,1 milliards car elle a vendu son huile exporté à bas prix de sorte que l'Etat est déficitaire de 400 millions vis-à-vis des huiliers, malgré les bons résultats obtenus par la SONACOS et péréquation positive de l'huile vendue localement ( augmentation du prix de vente aux consommateurs an août 1982) ; - -7,6 milliards en 1984, dont - 6,6 milliards pour la SONAR. Ces statistiques montrent que les trois grands postes du déficit de la filière sont: - la filière semencière, - la SEIB qui travaille dans de mauvaises conditions financières et triture des quantités de graines insuffisantes par apport à sa capacité de production . Les coûts fixes élevés et le manque de souplesse financière permettant de vendre au moment opportun expliquent le coût considérable que représente la SEIB pour la filière ; - le barème de commercialisation qui comprend les faibles recettes ( lorsque les cours internationaux sont bas), les coûts excessifs de certains postes : pertes et fraudes (dépassant 3,3 milliards en 19821983), les frais financiers (les huiliers se finançant sur le poste du barème en retardant le paiement de leurs achats de graines) ; le transports. Les coûts sont supportés par l’Etat qui était au cœur du dispositif de production, de commercialisation et de financement. En conséquence, ils ont contribué à creuser le déficit budgétaire dont la recherche de l’équilibre est l’une des conditionnalités des Institutions Financières Internationales. En mettant en corrélation ces dépenses avec les recettes estimées à partir d’hypothèses de prix internationaux des graines en F CFA, on peut établir le bilan de la filière au moins pour la fin des années quatre-vingt. A l’époque une étude de la Banque mondiale ( 1987) postule que les prix indexés dégagés par le mécanisme d'ajustement se situent à un niveau inférieur à celui du prix pratiqué qui est de 90F/KG. Sur la base de ces hypothèses, en 1987-1988, pour une production de 850 000 tonnes d'arachide, la production à triturer devrait être de 556 000 tonnes. Le déficit "normal" devrait alors s’élever à : 556 000 x (90 - 54 ) soit 20 milliards de F CFA pour l'arachide. Ce travail peut être poursuivi et même affiné si les statistiques agricoles sont disponibles. En raccourci, pour les partenaires au développement, il est établi au plan comptable que la filière risque de rester pour longtemps déficitaire, ce qui amène à se poser la question de savoir : Qu’en faire? Les Institutions Financières Internationales répondent, dans l'optique de l'assainissement économique et financier, par une double alternative soit la restructuration profonde de la filière ce qui revient à œuvrer pour la réalisation de son équilibre ; soit alors son abandon pur et simple et à chercher à promouvoir des activités agricoles substitutives. La politique préconisée par les IFI se focalisant essentiellement sur la libéralisation complète et totale de l’agriculture avec en toile de fond le désengagement de l’Etat et la privatisation. Dans le cas d’espèce, elle recommande la suppression par privatisation ou par liquidation pure et simple des postes qui occasionnent les déficits : les semences (SONAGRAINE), les huileries (SONACOS, SEIB) et les surcoûts issus de la commercialisation. L’objectif est de ne point faire supporter au budget de l’Etat des déficits insoutenables. C’est la même logique qui avait dicté les suppressions précipitées des sociétés d’intervention dans le milieu rural sans aucune assurance que les fonctions abandonnées pouvaient être assumées par les acteurs. Si cette logique est techniquement justifiée au plan strictement de l’équilibre financier de la filière, elle est totalement parcellaire dans son évaluation et ne tient pas compte de certaines dimensions économiques (effets indirects et effets multiplicateurs) et sociales (effets de revenus et d’appauvrissement). Au plan strictement économique, le rôle que joue l'arachide directement et indirectement dans l'ensemble de l'économie est très important. Nous avions tenté dans notre étude de quantifier les effets induits de la production arachidiére sur l'économie. En effet, si l'on tient compte des effets indirects dus aux effets d'entraînement de l'économie par les consommations intermédiaires des entreprises, la situation du déficit s'améliore puisqu'une valeur ajoutée supplémentaire de 8,1, 14,3, 15,1 et 10,7 milliards est créée respectivement en 1981, 1982, 1983 et 1984. Le bilan de l'Etat se serait amélioré de plutôt dans la même période de 0,8 milliard en 1981, 1,7milliard en 1982, 1,8 milliard en 1983 et 1,1 milliards en 1984. Le budget général de l'Etat profite de l'entraînement de l'économie, par la pression fiscale sur les revenus des agents et la taxation de la consommation des ménages. Avec une pression fiscale et une taxation de la consommation correspondant à un taux d'environ 20 % des revenus des seuls ménages producteurs et salariés, l'Etat recevrait 4, 11, 14 et 7 milliards de 1981 à 1984. On peut donc dire que du point de vue du budget de l'Etat, la filière arachide est neutre sur l'ensemble de la période 1981/1984. Ce résultat est évidemment bien inférieur à celui que l'on observait il y a quelques années, mais il n'est pas aussi mauvais que certains le prétendent. En ce qui concernent les revenus des entreprises (transports, services principalement) et les salaires, ils ont augmenté entre 6 et 9,8 milliards selon les années pour les entreprises, et 2,1 à 4,6 milliards pour les salariés. Ces effets directs et indirects de la filière ne sont pas bien prises en compte dans les évaluations financières sommaires réalisées sur la filière. III/ Les perspectives : Que faire des paysans ? Faut-il les soutenir pour que la pauvreté reste politiquement et socialement acceptable ? Il faut noter que les industries alimentaires sont dominées par les huileries si bien que la liquidation de ce secteur entraînerait des importations d’arachide d’huilerie. Bien que les coûts de production de l'huile raffinée soient élevés, que le subventions aux prix aux producteurs soient de plus en plus contraignantes pour le fonds de garantie de l'arachide, la fermeture des huileries est financièrement justifiable mais économiquement pas souhaitable. Il n'est pas du tout sûr que les économies réalisées sur l'importation d'huile raffinée servent à financer le développement économique de la nation sans oublier que cela revient à accentuer la dépendance alimentaire du pays vis à vis de l'étranger. Si pour une raison quelconque les prix étrangers venaient à augmenter de façon vertigineuse le pays se trouverait complètement pris au dépourvu car l'huile d'arachide est aussi vitale que le riz consommé en grande quantité. L’autre élément déterminant est d’ordre social. Donner l'exclusivité ou la priorité à la suppression de la filière soulève de redoutables questions : - Que faire des paysans ? - Va-t-on juste les soutenir pour que la pauvreté en milieu rural reste acceptable politiquement et socialement ? Comment faire face à une explosion de l'exode rural qui risque d'en découler ? Le secteur arachidier est l'un des plus intégrés et le mieux organisé de l'économie. Il est indéniable que des réformes profondes s’imposent mais, ces réformes ne sauraient se résumer au couple désengagement et privatisation. Cette vision confond les moyens avec les fins : la libéralisation, la recherche des grands équilibres, les privatisations sont prises comme des fins plutôt que comme des moyens d’une croissance durable, équitable et démocratique. Elle se focalise beaucoup trop sur les prix plutôt que la croissance et la stabilité de la production, sur la maîtrise des déficits budgétaires plutôt que la stabilité économique et sociale. Elle se concentre sur les privatisations, mais n’a guère attaché d’importance à l’infrastructure institutionnelle nécessaire au bon fonctionnement des marchés, et particulièrement à la concurrence. Elle oublie le rôle de l’Etat qui est central dans le jeu de l’économie globale. En conclusion : Réformer les réformes et élaborer une stratégie de modernisation de l’agriculture. En définitive, très fortement structuré, le secteur arachidier peut parfaitement représenter un exemple d'intégration verticale réussie : toute la production commercialisée étant transformée en huile et tourteaux ce qui contribue à accroître la valeur ajoutée en offrant des produits transformés. Le secteur a encore de belles perspectives et peut toujours participer à la relance de la croissance économique, malgré la vision pessimiste des bailleurs de fonds. Seulement, il faudra élaborer une véritable politique arachidière en cohérence avec les autres éléments de la stratégie proposée de développement rural. Le premier défi majeur est la réintroduction dans le secteur d’un Etat qui soit stratège et régulateur sans lui donner des fonctions économiques exorbitantes mais sans le réduire au rôle marginal de simple veilleur de nuit sur les trois sphères de la production, de la commercialisation et du financement. L’économie administrée et protégée des années 60 et 70 est à jamais révolue car elle n'a pas réalisé des investissements rentables et donc un développement durable de l'agriculture. Les collectivités locales doivent jouer pleinement leur rôle dans la partition pour rendre effective la décentralisation. En second lieu et à long terme, il faut arriver à s’affranchir des aléas climatiques mais avant cela, il importe de procéder, à court terme, à un phosphatage de l’ensemble des sols du Bassin arachidier en vue de l’utilisation des innovations techniques plus performantes susceptibles d’améliorer les rendements et la productivité. En troisième lieu le statut de la Sonacos doit être clarifié et ses missions mieux redéfinies. En quatrième lieu, la valorisation et la responsabilisation de la paysannerie s’impose et pour ce faire, ils seront plus efficaces quand ils seront informés, formés et conseillés. Egalement, leurs organisations doivent être revitalisées pour se présenter comme une sorte de société civile paysanne capable de se prendre en charge et de participer à tous les processus de concertation avec les autres acteurs du monde rural. Il est urgent maintenant de sortir d’une transition d’obscurité en se débarrassant des options inefficientes et des mesures inopportunes qui ont trop longtemps gangrené l’agriculture sénégalaise. Ces facteurs doivent être intégrés dans une stratégie globale de modernisation de l’agriculture dans un contexte où l'industrie et l'économie urbaine ne sont pas en mesure d'absorber une main d'œuvre rurale en très forte croissance. Il est impossible de transformer l’agriculture sans un minimum de ruptures organisationnelles et sans une vision sociale plus complète. Aujourd’hui, l’élaboration d’une stratégie agricole globale, cohérente et concertée s’impose. Elle ne saurait se réduire à quelques mesures ponctuelles fussent-elles appropriées et techniquement justifiées.