sont passés par les fourches caudines du FMI et sont devenus «
économiquement corrects » voient sans doute affluer des capitaux privés,
avides de profits rapides. Mais, à la moindre difficulté, au moindre accroc
à l'orthodoxie officielle (tenir son taux de change, privatiser, faire maigrir
l'Etat), ces capitaux fuient plus vite qu'ils n'étaient entrés, jetant à nouveau
le pays entre les mains d'un FMI qui lui fait la leçon : « C'est de votre
faute, vous n'avez pas encore bien compris les règles de l'économie de
marché, vous n'êtes pas assez "transparents", banques, entreprises et
gouvernements entretiennent chez vous des rapports un peu glauques
(pour dire les choses brutalement : il y a chez vous beaucoup trop de
corruption). Alors, encore un effort (sur le dos du peuple) et vous allez
retrouver la confiance des marchés. » Bref, partout les inégalités
s'aggravent, au profit d'une minorité non seulement avide mais aussi
inconsciente de ce qu'elle conduit l'économie mondiale droit dans le mur.
Il est fascinant de constater que, plus on approche du bord du gouffre,
plus il se trouve des idéologues pour concocter une théorie ad hoc sur le «
nouvel âge » dans lequel nous serions entrés. Vous avez cité le constat de
Keynes sur l'état d'esprit, avant 1914, de ceux qui bénéficiaient de la «
globalisation » de la Belle Époque. Mais vers la fin des « folles » années
1920 aussi, quand le krach boursier de 1929 et la catastrophe qui suivit
étaient imminents, on ne parlait, à de rares esprits lucides près, que d'une «
nouvelle » période de prospérité infinie, fondée sur un irrésistible progrès
technique, qui allait diffuser ses bienfaits au monde entier et qui justifiait
parfaitement l'envolée des cours de la Bourse ! Heureusement, dès avant la
crise de 2008, qui je l'espère va convaincre suffisamment de gens de
s'engager pour promouvoir un développement durable affranchi de la
dictature des marchés, les esprits lucides furent plus nombreux que dans
les années 1920. Même des individus situés au cœur du système et en ayant
largement bénéficié, tel George SOROS6
6, l'ont déclaré haut et fort : il n'y a
rien de bon dans la globalisation financière et son économie de casino.
L : Je trouve plaisant de voir George Soros récupéré par l'ultragauche î II y
a quelques années, lorsque monsieur Soros spéculait contre la livre, le
président malaisien Mahathir qui, en raison de son nationalisme
économique, attirait certainement la sympathie de M, accusait Soros d'être
à la pointe de la spéculation internationale. Mais laissons cela, car si Soros
est un gestionnaire de fonds d'investissement remarquable, il n'a pas à être
convoqué dans ce débat. Ses derniers ouvrages, où il tient
malheureusement à passer pour un penseur de la modernité, sont en effet
d'une affligeante médiocrité théorique7
7. Le problème est évidemment que
M ne comprend rien au rôle de la spéculation, dont il fait un facile bouc
émissaire. D'abord, il est évident que la spéculation est indispensable à
l'équilibre des marchés des risques. S'il existe des acteurs qui veulent se
débarrasser de certains risques, il faut bien qu'il y en ait qui en prennent !
Les spéculateurs jouent ce rôle, dont l'utilité sociale est incontestable.
Ensuite, les spéculateurs ne sont jamais que les chevau-légers de la finance
internationale. Ils sont souvent les premiers à repérer des déséquilibres à
venir, à identifier des politiques étatiques qui ne peuvent être prolongées
sans engendrer des déséquilibres cumulatifs. Par leur action rapide, s'ils
ont raison, ils évitent que les déséquilibres ne s'accumulent et obligent à les
corriger à temps, avant que l'inévitable correction ne s'impose, mais de
manière encore plus pénible. S'ils ont tort, ce sont eux qui perdent. Mais
quand ils ont raison, ils ne font que déclencher une alerte salutaire. Les
gros bataillons, ceux qui imposent vraiment la correction, sont constitués
de l'ensemble des investisseurs institutionnels et des banques. Il n'y a pas
de spéculation contre une monnaie, par exemple, qui réussisse du seul fait
des spéculateurs. Les spéculateurs, de même que les banques centrales, ne
peuvent rien contre l'opinion majoritaire de ceux qui gèrent l'épargne de
centaines de millions de personnes. Sauf à considérer ces centaines de
millions de petits épargnants comme étant eux-mêmes des spéculateurs, ce
que, je pense, n'oserait faire M, il n'y a aucun sens à concentrer ainsi ses
attaques sur la spéculation.
Avec vous, mon cher K, je suis tout de même plus en mesure de dialoguer
de façon constructive, puisque vous reconnaissez le caractère non pas
inévitable -je pense que ce mot que vous avez utilisé a dépassé votre pensée
- mais clairement positif de la globalisation financière. Je tiens donc à
répondre à vos inquiétudes concernant une possible aggravation du risque
de système, et par là aborder les causes de la crise de 2008. Dans une
6
6
Gérant du fonds d'investissement «Quantum Fund ». Il s'est rendu
célèbre pour avoir gagné 1 milliard de dollars en spéculant contre la livre
en 1992.
7
7
Je laisse cette appréciation à L. Ce n'est pas la mienne : la description
technique que donne George Soros des marchés financiers, très détaillée
dans ses premiers livres (par exemple : The Alchemy of Finance, 1994), est du
plus grand intérêt « théorique ».
certaine mesure, je partage votre inquiétude. Mais pas pour les mêmes
raisons que vous. D'où viendrait en effet cette aggravation? De ce que
certains acteurs prendraient, dans la finance globale actuelle, des risques
excessifs ? Mais réfléchissons aux raisons qui peuvent conduire un acteur à
prendre des risques excessifs. La meilleure et de loin la plus efficace, c'est
que, s'il gagne, il empoche les gains et, s'il perd, ce sont d'autres qui paient.
Autrement dit : « Pile : je gagne. Face : tu perds. » Vous savez très bien,
mon cher K, comment cela s'appelle : le « risque moral ». Il surgit quand
les gains sont privés et les pertes socialisées. Là est le véritable danger pour
un système financier, quel qu'il soit. Or la source principale du risque
moral, ce sont les Etats eux-mêmes et les institutions dirigées par les Etats,
telles que le FMI. Voulez-vous des exemples anciens ? Prenez les crises du
Crédit lyonnais, mais aussi bien des caisses d'épargne américaines. Les
États français et américain les ont sauvés au bord de la faillite par des
injections massives d'argent public. Tant que les grandes banques seront
convaincues qu'il en sera toujours ainsi, comment voulez-vous qu'elles ne
prennent pas de risques excessifs, susceptibles, en cas d'échec, de menacer
la stabilité de l'ensemble du système financier? La multiplication des
situations de risque moral est fondamentale dans la genèse de la crise de
2008. En assurant, de droit ou de fait, un certain nombre d'institutions
financières, tels les grandes banques réputées être too big tofail (trop grosses
pour chuter) ou les assureurs de crédit hypothécaire, etc., les
gouvernements les ont incitées à prendre des risques excessifs, ce qui
engendra une bulle spéculative. Cette bulle a été de surcroît puissamment
alimentée par des politiques monétaires particulièrement laxistes. Elle ne
pouvait qu'éclater et engendrer une grave crise économique. La
responsabilité de la crise de 2008 incombe essentiellement aux
gouvernements.
K : Mais vous-même savez très bien que les grandes banques sont
réellement too big to fail ! En effet, leur faillite pourrait provoquer des
faillites en chaîne et une très profonde crise de système, allant jusqu'au
bank run, la ruée des gens pour retirer leurs dépôts bancaires !
L : Eh bien, non ! Rien n'est plus pervers que cette doctrine. Il faut que
même les grandes banques puissent faire faillite. Au risque, allez-vous me
rétorquer, de provoquer des paniques, des ruées vers les guichets,
d'interrompre le système des paiements ? Certes, non. Pour que le système
des paiements soit garanti, il suffit que les banques puissent offrir à leurs
clients la possibilité d'assurer leurs dépôts en cas de faillite. Un système
d'assurance privé, soumis aux règles normales des compagnies d'assurance,
peut parfaitement y pourvoir. Pour accepter d'assurer les dépôts d'une
banque, les compagnies d'assurance exerceront sur elles un contrôle et
établiront des contrats sophistiqués qui minimiseront le risque moral. Elles
savent faire cela, c'est leur métier. Point n'est besoin d'un système étatique
d'assurance des dépôts. Si une banque ne souscrit pas à une assurance des
dépôts, ses déposants savent ce qu'ils font en conservant des comptes
courants chez elle. Les dépôts assurés, la faillite d'une banque n'aurait de
conséquences que pour ses créanciers et ses actionnaires. S'ils savent
qu'elle peut faire faillite, soyez certain qu'ils se chargeront d'exiger d'elle les
garanties, la « transparence » et la gestion prudente que les États
s'acharnent, avec un médiocre succès, à obtenir par des réglementations
qui s'essoufflent à courir derrière les innovations de la finance moderne.
Croyez-moi, la seule chose intelligente qu'un Etat puisse faire en matière
de réglementation de l'industrie financière, c'est d'imposer une information
suffisante et de qualité. Cela suffit. Les actionnaires se chargeront de
discipliner les dirigeants, et les dirigeants se chargeront de discipliner les
traders. La meilleure réglementation est l'autoréglementation par des gens
compétents ayant intérêt à le faire.
Quant au FMI, c'est la même chose. Aujourd'hui, si des investisseurs
prennent des risques excessifs sur les marchés émergents, qui sont
naturellement très volatils, c'est en grande partie parce qu'ils savent que, en
cas de faillite de ces pays, le FMI sera toujours là pour socialiser les pertes
afin d'éviter la faillite des grandes banques qui, elles aussi, y investissent
massivement. Du même coup, les gouvernements des pays émergents ne
résistent pas à la tentation d'attirer ces capitaux mobiles. Eux aussi savent
que le FMI sera présent en cas de problème. Certes, ce dernier leur
imposera des politiques impopulaires : mais, justement, elles seront «
imposées ». Un peu d'adresse politique permettra alors de désigner le FMI
- et la spéculation internationale - à la colère du peuple. Au nom de la
prévention du risque de système, les États prennent donc des mesures qui
amplifient les phénomènes de risque moral, ce qui, en retour, aggrave
réellement le risque de système. Ce n'est pas plus d'État qu'il nous faut,
c'est encore moins ! Rien ne surpasse l'efficacité et les capacités
autorégulatrices des marchés, pourvu que les acteurs qui y interviennent
soient rendus responsables de leurs actes.
K : La réalité, mon cher L, me fait craindre que votre lyrique envolée sur
les capacités autorégulatrices des marchés ait de nos jours largement