plantes, par exemple- ne sont pas les mêmes. Souvent, persuadés de posséder la seule bonne réponse, nous
sommes tentés de sourire avec un discret sentiment de supériorité. Gare ! Ce serait oublier la grandeur, la
précocité et l’originalité de la science chinoise, notamment en mathématiques, en astronomie, en physique…
Spécificité ne signifie pas forcément retard, mais une autre voie pour aller de l’avant. D’ailleurs, il y a
seulement un siècle, la Chine apparaissait à ses habitants comme le « monde central », le seul civilisé, entouré
de barbares et de monstres qui n’avaient pas profité des bienfaits du Ciel. De cette tendance des Chinoisa au
solipsisme, à ce considérer comme la seule réalité existante, il reste forcément quelque chose. Même après
l’avoir admis –il l’a bien fallu- que cette « civilisation-univers » n’était qu’une sorte de province, au
demeurant arriérée, d’un monde plus vaste dominé par d’autres peuples se référant à d’autres valeurs. Dans
ces conditions, moderniser n’est-ce pas altérer le pays, corrompre ce qui en constitue l’unité, l’identité »
profonde ?
Le quatrième effort à accomplir est en effet, de chercher à comprendre ce que signifie la modernisation pour
un Chinois actuel. En un siècle, le mot –la forme- a pris des sens différents. Mais le fond est resté
immuable : la nette conscience d’appartenir à l’une des civilisations les plus anciennes et les plus brillantes
de la planète. Ce sentiment est commun au coolie, au mandarin ou au cadre politique. Même s’il ne s’exprime
pas en termes analogues, les propos élégants ou stéréotypés du dernier prennent parfois, chez le premier, la
forme dé^plaisante d’une manifestation de pure haine à l’égard des étrangers. C’est aussi, de façon
indissociable, le poids de l’humiliation subie durant toutes ces années d’arrogance étrangère en Chine. En
somme, ce n’est que depuis dix ans que les Chinois osent regarder leur passé récent en face. Car avant de
prendre le sens actuel, la modernisation a figuré dans trois démarches politiques successives qui ont toutes
plus ou moins échoué.
A la fin du siècle dernier, moderniser signifiait simplement adopter la technologie occidentale, notamment
militaire, sans rien changer à la vie politique chinoise. A la différence du « Meiji » japonais, qui lui fut
contemporain, ce mouvement dit « des choses étrangères » échoua. Il en resta un goût immodéré pour les
projets soutenus par le pouvoir central, au budget jamais arrêté, où la recherche de la rentabilité ou même de
la rationalité de la gestion cède le pas devant des considérations politiques.
A l’époque républicaine, entre 1911 et 1949, la modernité se confond avec un groupe social plus vaste : celui
de la bourgeoisie en formation. Jusqu’en 1923 environ, ce fut l’âge d’or de celle-ci. Profitant de l’éclipse de
l’Etat, détruit avec l’empire alors que s’affrontaient les « seigneurs de la guerre » et leurs armées privées, une
force sociale moderne, les « entrepreneurs », affirme son dynamisme. Elle modernise les grandes villes
côtières. Shanghai se dote de la salle de cinéma la plus grande d’Asie. Des gratte-ciel et des grands magasins
poussent le long du Bund et de Nankin Road. D’énormes usines sont ouvertes par des Chinois, rois du
coton, du sucre ou de la farine. Plus tard, après la victoire des maoïstes, leurs héritiers feront la fortune de
Hong-Kong et de Taiwan. Cette société civile, illusion de modernité, semble dominer la Chine nouvelle et
contribue à la fondation du Guomindang, premier parti nationaliste.
Mais le retour en force des puissances étrangères, écartées quelques temps par la guerre mondiale, puis
l’appétit de conquêtes japonais, révélèrent vite la faiblesse de l’Etat.
« Cette bourgeoisie pensait au-dessus de ses moyens », a écrit l’historien Marie-Claire Bergère. Incapable de
« prendre la Bastille », elle dut faire très vite son « 18-Brumaire », c’est-à-dire s’en remettre à d’autres. Mais
le général Jiang Jieshi (Tchang Kaï-chek), qui la débarrassa des communistes et autres syndicalistes de
gauche en avril1927, confisqua le pouvoir au profit d’une caste de militaires, de bureaucrates et de policiers.
Quand ce ne furent pas les bandits des sociétés secrètes qui étouffèrent peu à peu la modernisation
bourgeoise, écrasée par ailleurs à la fois par les forces sociales du passé maintenues en place dans les villages
et par les toutes-puissantes banques étrangères.