Médecine
& enfance
OBSERVATION
Anam est née en 1996. Ses parents sont
pakistanais et vivent en France ; ils sont
cousins germains. Anam est la deuxiè-
me d’une fratrie de cinq. Les autres en-
fants sont bien portants.
L’histoire clinique de cette enfant
semble être sans particularités au cours
des premières années de vie. Toutefois,
à quatre ans et demi, une pâleur est no-
tée dans le carnet de santé, non explo-
rée. En mars 2005, à neuf ans, elle est
adressée en consultation pour asthénie,
pâleur et cassure de la courbe staturo -
pondérale. En effet, sa courbe de crois-
sance pondérale est plate depuis deux
ans et sa croissance staturale est passée
au cours de cette période de la moyen-
ne à – 2 DS.
L’examen clinique révèle une pâleur cu-
tanéo-muqueuse marquée, un reflet ic-
térique, une dysmorphie typique d’éry-
thropoïèse extramédullaire et une splé-
nomégalie à 4 cm. Le bilan biologique
montre une anémie microcytaire avec
un taux d’Hb à 6,5 g/dl, sans carence
martiale.
L’électrophorèse de l’hémoglobine
confirme le diagnostic de bêta-thalassé-
mie homozygote : hémoglobine A :
0 % ; hémoglobine F : 96,6 % : hémo-
globine A2 : 1,1 %.
Du fait de la relative bonne tolérance de
cette anémie, la thalassémie peut être
classée comme intermédiaire. Toute-
fois, du fait du retentissement sur la
croissance, un programme transfusion-
nel est institué au cours de l’année
2005, première année de la prise en
charge d’Anam. L’enfant est transfusée
toutes les quatre semaines pour mainte-
nir un taux moyen d’Hb prétransfusion-
nel à 8,2 g/dl et post-transfusionnel à
11,3 g/dl, ce qui permet une reprise de
la croissance staturopondérale. Les ap-
ports moyens en culots globulaires, cal-
culés rétrospectivement, sont de
215 ml/kg/an. En raison de l’importan-
ce des besoins transfusionnels, de la
splénomégalie clinique et des stigmates
biologiques d’hypersplénisme (throm-
bopénie et leucopénie persistantes),
une splénectomie est pratiquée en dé-
cembre 2005.
L’année suivant la splénectomie, les be-
soins transfusionnels moyens dimi-
nuent à 144 ml/kg/an pour un taux
d’hémoglobine prétransfusionnel
moyen de 9,32 g/dl et post-transfusion-
nel moyen de 11,5 g/dl, ce qui atteste a
posteriori la participation splénique à
l’anémie. Cependant Anam demeure
dépendante des transfusions. Une sur-
charge en fer se constitue progressive-
ment (ferritinémie moyenne à
1077 μg/l), indiquant la mise en route
d’un traitement chélateur du fer. Celui-
ci est institué avec du déférasirox (Exja-
de®) à 20 mg/kg/j à partir du mois de
décembre 2006.
En février 2007, des données récentes
faisant état de la possibilité de diminuer
les besoins transfusionnels par des mé-
dicaments réactivateurs de l’hémoglobi-
ne fœtale chez les patients thalassé-
miques, un traitement par hydroxyurée
(Hydréa®) à 15 mg/kg/j est débuté. Les
transfusions sont espacées toutes les six
semaines à partir du mois de mai, avec
des besoins transfusionnels moyens de
109 ml/kg pour un taux moyen d’hémo-
globine prétransfusionnel à 9,6 g/dl et
post-transfusionnel à 11,2 g/dl au cours
de l’année. La croissance staturopondé-
rale est bonne. La ferritinémie moyen-
ne est alors à 1445 μg/l malgré la prise
du traitement chélateur. L’IRM hépa-
tique révèle une surcharge tissulaire en
fer majeure, avec 310 μmol/g (N < 36),
et une surcharge cardiaque débutante à
17 ms (N < 20 ms) nécessitant une aug-
mentation du traitement chélateur.
Au cours de l’année 2008, les transfu-
sions sont espacées toutes les six-sept se-
maines (soit 8 transfusions au cours de
l’année). Les besoins transfusionnels sont
alors à 76 ml/kg/an pour un taux d’Hb
prétransfusionnel à 9,5 g/dl et post-
transfusionnel à 11 g/dl. La croissance
est normale, la puberté en cours. La ferri-
tinémie moyenne est à 570 μg/l. L’IRM
hépatique s’améliore (230 μmol/g) et
l’IRM cardiaque se normalise (26 ms).
QUESTIONS MÉDICALES
ET ÉTHIQUES
Cette observation portant sur une jeune
fille bêta-thalassémique soulève plu-
A travers un cas clinique d’enfant atteint de bêta-thalassémie
intermédiaire sévère, nous proposons une brève revue sur le
diagnostic, la prise en charge, et les nouveautés diagnos-
tiques et thérapeutiques de cette maladie rare. Nous propo-
sons également une discussion d’ordre éthique sur les options
thérapeutiques possibles, qui peuvent aller, selon les formes,
de l’abstention thérapeutique (primum non nocere !) à la gref-
fe de cellules souches hématopoïétiques.
Thalassémie : nouveautés diagnostiques
et thérapeutiques
V. Brousse, M. de Montalembert, CHU Necker-Enfants Malades, Paris
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sieurs questions médicales et éthiques,
que nous développons ci-dessous. Ces
questions, à ce jour non résolues, s’ins-
crivent ici dans une thématique très
spécialisée, mais elles constituent ce-
pendant les questions de fond de l’exer-
cice de la médecine.
LA CLASSIFICATION
NOSOLOGIQUE
La bêta-thalassémie est une maladie au-
tosomique récessive fréquente à l’éche-
lon mondial mais rare en France, tou-
chant principalement des sujets origi-
naires d’Afrique du Nord et d’Italie [1].
Elle est caractérisée par la diminution
de production de l’hémoglobine A adul-
te normale, par défaut de production
des chaînes bêta-globine qui, appariées
aux chaînes alpha, la constituent. C’est
l’électrophorèse de l’hémoglobine ou
l’étude de l’hémoglobine par chromato-
graphie liquide à haute performance
faite à distance de toute transfusion qui
confirment le diagnostic. Le mécanisme
principal de l’anémie est une dyséry-
thropoïèse par destruction des érythro-
blastes médullaires, l’hémolyse périphé-
rique étant relativement secondaire [2].
La première question posée au clini-
cien est celle de la classification nosolo-
gique de la maladie. En effet, au cours
des bêta-thalassémies, la détermination
génétique de la ou des mutations res-
ponsables ne permet pas de prédire avec
certitude l’expression phénotypique et
de savoir si le patient aura une forme
majeure (transfuso-dépendante) ou une
forme intermédiaire, où le taux sponta-
né d’hémoglobine ne nécessite pas de
support transfusionnel systématique.
Les formes majeures de bêta-thalassé-
mie s’accompagnent d’une anémie gé-
néralement précoce (entre six et vingt-
quatre mois) et nécessitent un program-
me transfusionnel au long cours. Les
formes intermédiaires sont de diagnos-
tic plus tardif (généralement après l’âge
de cinq ans). La survenue ultérieure
d’un hypersplénisme peut augmenter
les besoins transfusionnels. La bêta-tha-
lassémie intermédiaire peut également
être classée en forme modérée ou sévè-
re selon le degré spontané d’anémie.
Cette classification n’est pas seulement
théorique, car elle conditionne très
concrètement l’annonce diagnostique,
puisque les conséquences thérapeu-
tiques et le pronostic sont très diffé-
rents. Aussi, dans le cas d’Anam, le dis-
cours aux parents était-il malaisé, es-
sentiellement fondé sur… l’expectative,
c’est-à-dire sur la surveillance clinique
et biologique du taux d’hémoglobine et
de sa tolérance. Dans le cas d’Anam, la
présentation clinique laissait espérer
une forme intermédiaire rendue symp-
tomatique par l’hypersplénisme. La
splénectomie, cependant, n’a pas per-
mis l’arrêt du programme transfusion-
nel. Au total, il s’agissait d’une thalassé-
mie intermédiaire de forme sévère.
LA SPLÉNECTOMIE
Dans notre observation, la question de
la splénectomie, compte tenu de la splé-
nomégalie clinique associée à des stig-
mates biologiques d’hypersplénisme
(thrombopénie, leucopénie), a été po-
sée très rapidement dans l’objectif d’une
épargne transfusionnelle. La splénecto-
mie est en effet indiquée en cas d’hyper-
splénisme avéré ou pour diminuer les
besoins transfusionnels lorsque ceux-ci
dépassent 200 ml/kg/an [3].
La splénectomie n’est cependant pas un
geste anodin. Ses risques sont mul-
tiples. A côté de celui, très bien docu-
menté, de la susceptibilité infectieuse
aux germes encapsulés, des complica-
tions vasculaires plus fréquentes et ma-
jorées en cas de splénectomie ont été
rapportées chez des patients thalassé-
miques : thromboses veineuses pro-
fondes, complications thromboembo-
liques, accidents vasculaires cérébraux
et hypertension artérielle pulmonaire,
suggérant un rôle aggravant de la splé-
nectomie [4].
LE TRAITEMENT CHÉLATEUR
La gravité de l’anémie des formes sé-
vères de bêta-thalassémie nécessite un
régime transfusionnel au long cours,
dont l’objectif est d’améliorer l’espéran-
ce et la qualité de vie en permettant une
croissance et une activité normales. Ce
traitement, s’il a permis d’augmenter
très sensiblement la survie des patients
thalassémiques, entraîne cependant des
complications propres : surcharge en
fer, allo-immunisation, infections vi-
rales. Si ces deux dernières sont actuel-
lement très bien contrôlées, respective-
ment par le phénotypage sanguin éten-
du et par les contrôles virologiques sys-
tématiques, la surcharge en fer demeure
la complication inévitable et cruciale :
chaque culot globulaire apporte en effet
200 mg de fer, alors que l’élimination du
fer est limitée à 1,5 à 2 mg/j. Une accu-
mulation progressive du fer est ainsi iné-
luctable, aggravée notamment dans les
formes intermédiaires par une hyperab-
sorption digestive inappropriée du fer
alimentaire. La toxicité du fer s’exerce
principalement sur le myocarde, le tissu
hépatique et les glandes endocrines,
rendant compte des complications
usuelles survenant chez les patients sur-
chargés en fer : insuffisance cardiaque,
cirrhose hépatique et hépato carcinome,
insuffisance gonadotrope, diabète. En
l’absence de traitement chélateur du fer,
l’atteinte cardiaque dans les cohortes
historiques touchait, dès l’âge de seize
ans, près de deux tiers des patients poly-
transfusés et était mortelle dans l’année
suivant les signes cliniques [5]. De ce fait,
un traitement chélateur est systémati-
quement associé aux transfusions au
long cours, et le contrôle de la surcharge
en fer est le déterminant principal de la
survie des patients thalassémiques [6].
Pendant de nombreuses années, le seul
chélateur disponible a été le Desféral®,
déféroxamine, qui ne peut être adminis-
tré que par voie sous-cutanée ou intra-
veineuse, ce qui rend très pénible la
compliance au traitement. La disponibi-
lité récente d’un traitement chélateur
oral efficace et bien toléré a permis que
la mise en route de la chélation soit
grandement facilitée. L’impact sur la
mortalité et la morbidité de la surcharge
en fer de ce traitement est en cours
d’évaluation.
Le suivi de la surcharge en fer nécessite
des outils diagnostiques performants.
La ferritine, marqueur sérique de routi-
ne, est souvent prise en défaut ; son
taux est en effet imparfaitement corrélé
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à la surcharge tissulaire hépatique et
cardiaque et s’élève dans différentes
conditions cliniques intercurrentes (in-
flammation, hémolyse ou hépatopa-
thie). De ce fait, la ponction biopsie hé-
patique reste l’examen de référence
pour l’estimation de la surcharge en fer
tissulaire [7]. Cependant, ces dernières
années, l’imagerie par IRM a permis des
progrès notables pour l’évaluation de la
surcharge en fer hépatique et car-
diaque. Peu invasive et facilement réali-
sable, l’IRM permet une quantification
fiable et très bien corrélée aux données
de la ponction biopsie, permettant ain-
si, comme dans le cas d’Anam, d’optimi-
ser et de surveiller l’efficacité du traite-
ment chélateur.
LES MÉDICAMENTS INDUCTEURS
DE SYNTHÈSE DE L’HÉMOGLOBINE
FŒTALE
Les médicaments inducteurs de synthè-
se de l’hémoglobine fœtale comme l’hy-
droxyurée ont une place qui reste enco-
re à préciser en l’absence d’études ran-
domisées. Cependant des études obser-
vationnelles, en particulier dans des
pays où la sécurité et la disponibilité
des produits sanguins ne sont pas opti-
males, ont permis de mettre en éviden-
ce un possible sevrage transfusionnel
par amélioration de l’anémie, notam-
ment chez des patients thalassémiques
intermédiaires [8]. De fait, dans notre
observation, le traitement par hy-
droxyurée a permis une diminution des
besoins transfusionnels de plus de
50 %. Cette prescription, hors AMM, né-
cessite généralement une période d’éva-
luation de six à douze mois, et les résul-
tats à long terme, tant sur le plan de
l’efficacité que de la toxicité, restent à
évaluer.
LA GREFFE DE CELLULES SOUCHES
HÉMATOPOÏÉTIQUES
La dernière question complexe posée
par cette observation est la question fi-
nalement éthique de la greffe de cel-
lules souches hématopoïétiques. En
l’absence de greffe, on peut penser
qu’Anam va garder les mêmes besoins
transfusionnels, modestes sous hy-
droxyurée, et la même nécessité d’être
traitée par chélateur oral du fer. L’ana-
lyse en 2004 de la survie de patients
thalassémiques majeurs italiens nés
après 1960 montrait que 68 % d’entre
eux dépassaient l’âge de trente-cinq ans
[9]. Ce pourcentage concernant des pa-
tients atteints de formes très graves,
sans doute bien transfusés mais n’ayant
pas eu la relative facilité d’une chélation
orale, on peut estimer que cette enfant,
qui a des besoins transfusionnels main-
tenant modestes et qui est traitée par
chélation orale, a une espérance de vie
très nettement supérieure, sans qu’une
définition certaine de cette espérance
soit possible. Or cette jeune fille a un
petit frère et une petite sœur tous les
deux HLA identiques, donc potentielle-
ment donneurs de moelle osseuse en
vue d’une greffe.
La greffe de cellules souches hémato-
poïétiques (sang de cordon ou moelle
osseuse) est actuellement la seule thé-
rapeutique curative dans la thalassé-
mie. La probabilité de survie sans mala-
die est de 90 % pour les enfants sans
complication hépatique préalable trans-
plantés précocement [10]. L’incidence
des complications, comme notamment
la maladie du greffon contre l’hôte
chronique, est évaluée entre 8 et 27 %
dans les suites de greffes familiales HLA
identiques. Dans certains cas, ces com-
plications sont responsables d’une dé-
gradation de la qualité de vie supérieu-
re à celle engendrée par le régime trans-
fusionnel au long cours. Enfin, l’inferti-
lité est très fréquente chez les femmes
greffées.
Dans ce cas précis, il apparaît bien ha-
sardeux de définir un seuil de contrain-
te thérapeutique justifiant de poser l’in-
dication de greffe. Comment en effet ju-
ger exactement de la pénibilité d’une
maladie chronique ? Est-il licite de me-
ner à la greffe une jeune fille dont les
seules contraintes thérapeutiques sont
huit jours de transfusion par an et un
traitement chélateur ? Comment éva-
luer autrement que statistiquement le
risque (y compris de mourir) d’une gref-
fe de moelle estimé à 10 % versus celui
d’un régime transfusionnel modéré as-
socié au traitement chélateur, lequel a
augmenté considérablement l’espéran-
ce de vie des patients thalassémiques ?
En outre, les chances de réussite étant
moins bonnes à l’âge adulte, comment
mesurer la perte de chance que repré-
sente le fait de différer la décision dans
l’enfance ? Enfin, à qui appartient la dé-
cision finale ?
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