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Médecine
& enfance
Thalassémie : nouveautés diagnostiques
et thérapeutiques
V. Brousse, M. de Montalembert, CHU Necker-Enfants Malades, Paris
A travers un cas clinique d’enfant atteint de bêta-thalassémie
intermédiaire sévère, nous proposons une brève revue sur le
diagnostic, la prise en charge, et les nouveautés diagnostiques et thérapeutiques de cette maladie rare. Nous proposons également une discussion d’ordre éthique sur les options
thérapeutiques possibles, qui peuvent aller, selon les formes,
de l’abstention thérapeutique (primum non nocere !) à la greffe de cellules souches hématopoïétiques.
OBSERVATION
Anam est née en 1996. Ses parents sont
pakistanais et vivent en France ; ils sont
cousins germains. Anam est la deuxième d’une fratrie de cinq. Les autres enfants sont bien portants.
L’histoire clinique de cette enfant
semble être sans particularités au cours
des premières années de vie. Toutefois,
à quatre ans et demi, une pâleur est notée dans le carnet de santé, non explorée. En mars 2005, à neuf ans, elle est
adressée en consultation pour asthénie,
pâleur et cassure de la courbe staturopondérale. En effet, sa courbe de croissance pondérale est plate depuis deux
ans et sa croissance staturale est passée
au cours de cette période de la moyenne à – 2 DS.
L’examen clinique révèle une pâleur cutanéo-muqueuse marquée, un reflet ictérique, une dysmorphie typique d’érythropoïèse extramédullaire et une splénomégalie à 4 cm. Le bilan biologique
montre une anémie microcytaire avec
un taux d’Hb à 6,5 g/dl, sans carence
martiale.
L’électrophorèse de l’hémoglobine
confirme le diagnostic de bêta-thalassémie homozygote : hémoglobine A :
0 % ; hémoglobine F : 96,6 % : hémoglobine A2 : 1,1 %.
Du fait de la relative bonne tolérance de
cette anémie, la thalassémie peut être
classée comme intermédiaire. Toutefois, du fait du retentissement sur la
croissance, un programme transfusionnel est institué au cours de l’année
2005, première année de la prise en
charge d’Anam. L’enfant est transfusée
toutes les quatre semaines pour maintenir un taux moyen d’Hb prétransfusionnel à 8,2 g/dl et post-transfusionnel à
11,3 g/dl, ce qui permet une reprise de
la croissance staturopondérale. Les apports moyens en culots globulaires, calculés rétrospectivement, sont de
215 ml/kg/an. En raison de l’importance des besoins transfusionnels, de la
splénomégalie clinique et des stigmates
biologiques d’hypersplénisme (thrombopénie et leucopénie persistantes),
une splénectomie est pratiquée en décembre 2005.
L’année suivant la splénectomie, les besoins transfusionnels moyens diminuent à 144 ml/kg/an pour un taux
d’hémoglobine prétransfusionnel
moyen de 9,32 g/dl et post-transfusionnel moyen de 11,5 g/dl, ce qui atteste a
posteriori la participation splénique à
l’anémie. Cependant Anam demeure
dépendante des transfusions. Une surcharge en fer se constitue progressivement (ferritinémie moyenne à
1 077 μg/l), indiquant la mise en route
d’un traitement chélateur du fer. Celuici est institué avec du déférasirox (Exjade®) à 20 mg/kg/j à partir du mois de
décembre 2006.
En février 2007, des données récentes
faisant état de la possibilité de diminuer
les besoins transfusionnels par des méoctobre 2010
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dicaments réactivateurs de l’hémoglobine fœtale chez les patients thalassémiques, un traitement par hydroxyurée
(Hydréa®) à 15 mg/kg/j est débuté. Les
transfusions sont espacées toutes les six
semaines à partir du mois de mai, avec
des besoins transfusionnels moyens de
109 ml/kg pour un taux moyen d’hémoglobine prétransfusionnel à 9,6 g/dl et
post-transfusionnel à 11,2 g/dl au cours
de l’année. La croissance staturopondérale est bonne. La ferritinémie moyenne est alors à 1 445 μg/l malgré la prise
du traitement chélateur. L’IRM hépatique révèle une surcharge tissulaire en
fer majeure, avec 310 μmol/g (N < 36),
et une surcharge cardiaque débutante à
17 ms (N < 20 ms) nécessitant une augmentation du traitement chélateur.
Au cours de l’année 2008, les transfusions sont espacées toutes les six-sept semaines (soit 8 transfusions au cours de
l’année). Les besoins transfusionnels sont
alors à 76 ml/kg/an pour un taux d’Hb
prétransfusionnel à 9,5 g/dl et posttransfusionnel à 11 g/dl. La croissance
est normale, la puberté en cours. La ferritinémie moyenne est à 570 μg/l. L’IRM
hépatique s’améliore (230 μmol/g) et
l’IRM cardiaque se normalise (26 ms).
QUESTIONS MÉDICALES
ET ÉTHIQUES
Cette observation portant sur une jeune
fille bêta-thalassémique soulève plu-
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sieurs questions médicales et éthiques,
que nous développons ci-dessous. Ces
questions, à ce jour non résolues, s’inscrivent ici dans une thématique très
spécialisée, mais elles constituent cependant les questions de fond de l’exercice de la médecine.
LA CLASSIFICATION
NOSOLOGIQUE
La bêta-thalassémie est une maladie autosomique récessive fréquente à l’échelon mondial mais rare en France, touchant principalement des sujets originaires d’Afrique du Nord et d’Italie [1].
Elle est caractérisée par la diminution
de production de l’hémoglobine A adulte normale, par défaut de production
des chaînes bêta-globine qui, appariées
aux chaînes alpha, la constituent. C’est
l’électrophorèse de l’hémoglobine ou
l’étude de l’hémoglobine par chromatographie liquide à haute performance
faite à distance de toute transfusion qui
confirment le diagnostic. Le mécanisme
principal de l’anémie est une dysérythropoïèse par destruction des érythroblastes médullaires, l’hémolyse périphérique étant relativement secondaire [2].
La première question posée au clinicien est celle de la classification nosologique de la maladie. En effet, au cours
des bêta-thalassémies, la détermination
génétique de la ou des mutations responsables ne permet pas de prédire avec
certitude l’expression phénotypique et
de savoir si le patient aura une forme
majeure (transfuso-dépendante) ou une
forme intermédiaire, où le taux spontané d’hémoglobine ne nécessite pas de
support transfusionnel systématique.
Les formes majeures de bêta-thalassémie s’accompagnent d’une anémie généralement précoce (entre six et vingtquatre mois) et nécessitent un programme transfusionnel au long cours. Les
formes intermédiaires sont de diagnostic plus tardif (généralement après l’âge
de cinq ans). La survenue ultérieure
d’un hypersplénisme peut augmenter
les besoins transfusionnels. La bêta-thalassémie intermédiaire peut également
être classée en forme modérée ou sévère selon le degré spontané d’anémie.
Cette classification n’est pas seulement
théorique, car elle conditionne très
concrètement l’annonce diagnostique,
puisque les conséquences thérapeutiques et le pronostic sont très différents. Aussi, dans le cas d’Anam, le discours aux parents était-il malaisé, essentiellement fondé sur… l’expectative,
c’est-à-dire sur la surveillance clinique
et biologique du taux d’hémoglobine et
de sa tolérance. Dans le cas d’Anam, la
présentation clinique laissait espérer
une forme intermédiaire rendue symptomatique par l’hypersplénisme. La
splénectomie, cependant, n’a pas permis l’arrêt du programme transfusionnel. Au total, il s’agissait d’une thalassémie intermédiaire de forme sévère.
LA SPLÉNECTOMIE
Dans notre observation, la question de
la splénectomie, compte tenu de la splénomégalie clinique associée à des stigmates biologiques d’hypersplénisme
(thrombopénie, leucopénie), a été posée très rapidement dans l’objectif d’une
épargne transfusionnelle. La splénectomie est en effet indiquée en cas d’hypersplénisme avéré ou pour diminuer les
besoins transfusionnels lorsque ceux-ci
dépassent 200 ml/kg/an [3].
La splénectomie n’est cependant pas un
geste anodin. Ses risques sont multiples. A côté de celui, très bien documenté, de la susceptibilité infectieuse
aux germes encapsulés, des complications vasculaires plus fréquentes et majorées en cas de splénectomie ont été
rapportées chez des patients thalassémiques : thromboses veineuses profondes, complications thromboemboliques, accidents vasculaires cérébraux
et hypertension artérielle pulmonaire,
suggérant un rôle aggravant de la splénectomie [4].
LE TRAITEMENT CHÉLATEUR
La gravité de l’anémie des formes sévères de bêta-thalassémie nécessite un
régime transfusionnel au long cours,
dont l’objectif est d’améliorer l’espérance et la qualité de vie en permettant une
croissance et une activité normales. Ce
traitement, s’il a permis d’augmenter
octobre 2010
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très sensiblement la survie des patients
thalassémiques, entraîne cependant des
complications propres : surcharge en
fer, allo-immunisation, infections virales. Si ces deux dernières sont actuellement très bien contrôlées, respectivement par le phénotypage sanguin étendu et par les contrôles virologiques systématiques, la surcharge en fer demeure
la complication inévitable et cruciale :
chaque culot globulaire apporte en effet
200 mg de fer, alors que l’élimination du
fer est limitée à 1,5 à 2 mg/j. Une accumulation progressive du fer est ainsi inéluctable, aggravée notamment dans les
formes intermédiaires par une hyperabsorption digestive inappropriée du fer
alimentaire. La toxicité du fer s’exerce
principalement sur le myocarde, le tissu
hépatique et les glandes endocrines,
rendant compte des complications
usuelles survenant chez les patients surchargés en fer : insuffisance cardiaque,
cirrhose hépatique et hépatocarcinome,
insuffisance gonadotrope, diabète. En
l’absence de traitement chélateur du fer,
l’atteinte cardiaque dans les cohortes
historiques touchait, dès l’âge de seize
ans, près de deux tiers des patients polytransfusés et était mortelle dans l’année
suivant les signes cliniques [5]. De ce fait,
un traitement chélateur est systématiquement associé aux transfusions au
long cours, et le contrôle de la surcharge
en fer est le déterminant principal de la
survie des patients thalassémiques [6].
Pendant de nombreuses années, le seul
chélateur disponible a été le Desféral®,
déféroxamine, qui ne peut être administré que par voie sous-cutanée ou intraveineuse, ce qui rend très pénible la
compliance au traitement. La disponibilité récente d’un traitement chélateur
oral efficace et bien toléré a permis que
la mise en route de la chélation soit
grandement facilitée. L’impact sur la
mortalité et la morbidité de la surcharge
en fer de ce traitement est en cours
d’évaluation.
Le suivi de la surcharge en fer nécessite
des outils diagnostiques performants.
La ferritine, marqueur sérique de routine, est souvent prise en défaut ; son
taux est en effet imparfaitement corrélé
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à la surcharge tissulaire hépatique et
cardiaque et s’élève dans différentes
conditions cliniques intercurrentes (inflammation, hémolyse ou hépatopathie). De ce fait, la ponction biopsie hépatique reste l’examen de référence
pour l’estimation de la surcharge en fer
tissulaire [7]. Cependant, ces dernières
années, l’imagerie par IRM a permis des
progrès notables pour l’évaluation de la
surcharge en fer hépatique et cardiaque. Peu invasive et facilement réalisable, l’IRM permet une quantification
fiable et très bien corrélée aux données
de la ponction biopsie, permettant ainsi, comme dans le cas d’Anam, d’optimiser et de surveiller l’efficacité du traitement chélateur.
LES MÉDICAMENTS INDUCTEURS
DE SYNTHÈSE DE L’HÉMOGLOBINE
FŒTALE
Les médicaments inducteurs de synthèse de l’hémoglobine fœtale comme l’hydroxyurée ont une place qui reste encore à préciser en l’absence d’études randomisées. Cependant des études observationnelles, en particulier dans des
pays où la sécurité et la disponibilité
des produits sanguins ne sont pas optimales, ont permis de mettre en évidence un possible sevrage transfusionnel
par amélioration de l’anémie, notamment chez des patients thalassémiques
intermédiaires [8]. De fait, dans notre
observation, le traitement par hydroxyurée a permis une diminution des
besoins transfusionnels de plus de
50 %. Cette prescription, hors AMM, né-
Références
[1] BADENS C., NORTH M.L., LENA-RUSSO D. : « Les bêta-thalassémies en France métropolitaine », Presse Méd., 2003 ; 32 :
1016-21.
[2] RUND D., RACHMILEWITZ E. : « Beta-thalassemia », N. Engl.
J. Med., 2005 ; 353 : 1135-46.
[3] OLIVIERI N.F. : « Guidelines for the clinical management of
thalassemia », Thalassemia International Federation, 2000.
[4] CRARY S.E., BUCHANAN G.R. : « Vascular complications after
cessite généralement une période d’évaluation de six à douze mois, et les résultats à long terme, tant sur le plan de
l’efficacité que de la toxicité, restent à
évaluer.
La dernière question complexe posée
par cette observation est la question finalement éthique de la greffe de cellules souches hématopoïétiques. En
l’absence de greffe, on peut penser
qu’Anam va garder les mêmes besoins
transfusionnels, modestes sous hydroxyurée, et la même nécessité d’être
traitée par chélateur oral du fer. L’analyse en 2004 de la survie de patients
thalassémiques majeurs italiens nés
après 1960 montrait que 68 % d’entre
eux dépassaient l’âge de trente-cinq ans
[9]. Ce pourcentage concernant des patients atteints de formes très graves,
sans doute bien transfusés mais n’ayant
pas eu la relative facilité d’une chélation
orale, on peut estimer que cette enfant,
qui a des besoins transfusionnels maintenant modestes et qui est traitée par
chélation orale, a une espérance de vie
très nettement supérieure, sans qu’une
définition certaine de cette espérance
soit possible. Or cette jeune fille a un
petit frère et une petite sœur tous les
deux HLA identiques, donc potentiellement donneurs de moelle osseuse en
vue d’une greffe.
La greffe de cellules souches hématopoïétiques (sang de cordon ou moelle
osseuse) est actuellement la seule thé-
rapeutique curative dans la thalassémie. La probabilité de survie sans maladie est de 90 % pour les enfants sans
complication hépatique préalable transplantés précocement [10]. L’incidence
des complications, comme notamment
la maladie du greffon contre l’hôte
chronique, est évaluée entre 8 et 27 %
dans les suites de greffes familiales HLA
identiques. Dans certains cas, ces complications sont responsables d’une dégradation de la qualité de vie supérieure à celle engendrée par le régime transfusionnel au long cours. Enfin, l’infertilité est très fréquente chez les femmes
greffées.
Dans ce cas précis, il apparaît bien hasardeux de définir un seuil de contrainte thérapeutique justifiant de poser l’indication de greffe. Comment en effet juger exactement de la pénibilité d’une
maladie chronique ? Est-il licite de mener à la greffe une jeune fille dont les
seules contraintes thérapeutiques sont
huit jours de transfusion par an et un
traitement chélateur ? Comment évaluer autrement que statistiquement le
risque (y compris de mourir) d’une greffe de moelle estimé à 10 % versus celui
d’un régime transfusionnel modéré associé au traitement chélateur, lequel a
augmenté considérablement l’espérance de vie des patients thalassémiques ?
En outre, les chances de réussite étant
moins bonnes à l’âge adulte, comment
mesurer la perte de chance que représente le fait de différer la décision dans
l’enfance ? Enfin, à qui appartient la décision finale ?
첸
splenectomy for hematologic disorders », Blood, 2009 ; 114 :
2861-8.
[5] ENGLE M.A., ERLANDSON M., SMITH C.H. : « Late cardiac
complications of chronic, severe, refractory anemia with hemochromatosis », Circulation, 1964 ; 30 : 698-705.
[6] RUND D., RACHMILEWITZ E. : « Thalassemia major 1995 : older patients, new therapies », Blood Rev., 1995 ; 9 : 25-32.
[7] HAUTE AUTORITÉ DE SANTÉ : « LAP ALD10, syndromes thalassémiques majeurs et intermédiaires », 2009 ; http://www.hassante.fr/portail/jcms/c_680242/ald-n-10-syndromes-thalassemi
ques-majeurs-et-intermediaires.
[8] BRADAI M., ABAD M.T., PISSARD S., LAMRAOUI F., SKOPINSKI L., DE MONTALEMBERT M. : « Hydroxyurea can eliminate transfusion requirements in children with severe beta-thalassemia », Blood, 2003 ; 102 : 1529-30.
[9] BORGNA-PIGNATTI C., RUGOLOTTO S., DE STEFANO P.,
ZHAO H., CAPPELLINI M.D., DEL VECCHIO G.C. et al. : « Survival and complications in patients with thalassemia major treated
with transfusion and deferoxamine », Haematologica, 2004 ; 89 :
1187-93.
[10] LUCARELLI G., GAZIEV J. : «Advances in the allogeneic
transplantation for thalassemia», Blood Rev., 2008 ; 22 : 53-63.
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