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NOTES D’INTENTION
DAVID LESCOT
Nos Occupations traite des relations intérieures au
sein d’une organisation clandestine.
Dans la première partie, nous observons de l’intérieur
de manière extrêmement précise et très énigmatique
le fonctionnement d’un réseau qui peut être un réseau
de dissidence, de résistance, ou encore politique.
Et la vie de ce réseau, menacé en permanence de dis-
solution dans un climat de grand danger, nous donne
à voir l’existence d’intrigues internes menaçant la ré -
ussite de certaines actions, et la survie même de ses
membres.
L’accent est mis sur les modes de communication qui
reposent sur le cryptage, la dissimulation des informa -
tions, et toutes sortes de techniques et de simulacres
qui sont vitaux à la poursuite de ce genre d’activités.
Dans la seconde partie, la situation de danger a dis-
paru. Les membres du réseau, ou tout du moins ceux
qui restent, se réunissent et tentent de faire le bilan
de leurs actions.
Mais la disparition de la situation de crise n’a fait qu’ai -
guiser et exacerber les crises humaines et personnelles,
à tel point que les membres du réseau qui commu-
niquaient de manière extrêmement efficace avec des
codes n’arrivent plus à s’engager dans une relation
vraie les uns avec autres.
Le contexte qui vient à l’esprit, et la pièce va dans ce
sens, est la représentation que nous nous faisons des
réseaux de résistance durant la seconde guerre mon-
diale, mais ce n’est pas une pièce sur la résistance, ni
même une pièce historique, mais une pièce qui inter -
roge l’action politique, l’acte de résistance, et d’une
manière générale ce que c’est de se regrouper pour
mener une action.
Donc on peut tout aussi bien penser à des formes d’ac -
tions politiques de protestation d’aujourd’hui comme
celle des altermondialistes, ou des groupements anti -
consuméristes aussi bien violentes que symboliques,
ou encore à des réseau islamistes.
Nos Occupations est surtout une interrogation sur ce
qu’implique ce genre de situation sur le plan exis-
tentiel et humain. Interrogation qui concerne notre
génération à qui l’action a été confisquée par la géné -
ration précédente qui a survécu à la Seconde Guerre
mondiale et a eu également l’occasion de mener sa ré -
volution. Il paraît très difficile après cela, de réinven-
ter une raison d’agir.
C’est donc une pièce sur les raisons d’agir, comme on
dirait raison d’être.
Et cela m’intéresse parce que toutes ces techniques,
tous ces codes, toutes ces choses dont peut dépendre
l’efficacité d’une action ou la survie d’une réseau, ont
à voir avec le théâtre: avec la construction, l’invention
d’un langage, l’invention de situations fictives, le ma -
niement du mensonge et de l’illusion, la constitution
d’une équipe, d’un groupe et les menaces de dissolu-
tion qui pèsent sur tout groupe.
Les deux parties du texte correspondent à deux épo -
ques, et à deux esthétiques scéniques.
La première partie est comme une sorte de chorégra -
phie qui fonctionne magnifiquement. C’est une ma -
chine très bien huilée, où l’on voit les gens faire ce qu’ils
ont à faire, parce qu’ils sont entraînés pour ça, virtuoses
dans leurs domaines. Ils agissent dans une sorte de
ballet, dans un fonctionnement choral d’une précision
mécanique.
La structure de cette première partie est très particu-
lière car elle n’est constituée que de duos, qui se pas-
sent uniquement en extérieur. La musique sera le lien
de ce ballet, comme une espère d’opéra parlé dont la
première partie ne serait constituée que de duos.
Il y aura donc un piano, et un pianiste sur scène. C’est
aussi une façon d’éviter la reconstitution cinémato-
graphique de ce genre de combats, qu’on a beaucoup
vu, et qui ne fonctionneraient pas au théâtre.
Faire surgir ces images dans l’imaginaire est aussi
soutenu par l’utilisation de signes, de symboles: le
pianiste était, dans la résistance, le terme utilisé pour
la personne qui crypte les messages sur une machine
à écrire. J’ai demandé une composition originale à
Damien Lehman qui permette à la fois de créer des
atmosphères, et qui intègre également le bruit de ces
« pianistes » qui tapaient à la machine dans des
salles où étaient réunis des gens engagés dans l’acti-
vité de renseignement.
Pour la seconde partie, nous sommes en intérieur,
dans une sorte de réception organisée par le respon-
sable du réseau, une réunion d‘anciens.
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Nos occupations, nom commun accolé à un pro-
nom possessif pluriel, résume ce qui se trame dans
la pièce de David Lescot : la vie et la mort d’un
groupe, en deux temps : celui de l’action clandestine
et celui de « l’après », quand la dissolution de l’être
ensemble s’unit à la difficulté de donner un sens à sa
propre vie. Nul réalisme ou idéologie ne président à
l’écriture: on ne saura jamais ce que font exacte-
ment les personnages de ce réseau clandestin, à
quelle époque ils évoluent, pas plus qu’on n’appren-
dra le succès ou l’échec de leurs activités. Mais on
plonge directement dans un univers où la nécessité
de rester invisible, imprenable, oblige à communi-
quer à l’aide de codes, de cryptages, comme autant
de masques destinés à se protéger.
Une thématique de la résistance qui colle à la peau
du théâtre de David Lescot: « Je pense que ça me tra-
vaille depuis toujours et que ça fait même partie de ma
venue au théâtre. J’ai commencé l’écriture de ce texte il
y a plusieurs années et n’ai cessé de le retravailler, ce
que je ne fais pas d’habitude. Quand j’ose écrire
quelque chose, réunir des gens pour faire du théâtre, le
premier mouvement est peut-être celui-là : projeter
l’univers clandestin sur la scène du théâtre. »
Sept personnages constituent ce réseau. L’un d’eux
sera liquidé et il n’est pas innocent que son nom de
code soit celui d’un Juif, un personnage inspiré par
le film Monsieur Klein, « où quelqu’un devient juif
parce qu’il y a une ambiguïté sur son nom ». Il y a
aussi la femme recrutée parce qu’elle découvre l’exis-
tence du réseau et que la meilleure manière de l’em-
pêcher de la révéler consiste alors à lui faire croire
qu’elle aussi en fait partie. « […] Cette pièce raconte
comment se cacher en pleine lumière. Il y a une histoire
du metteur en scène Tadeusz Kantor que j’adore. Pour
ses tournées, on lui avait collé un commissaire politique
qui devait vérifier ce qu’il faisait et il lui a donné un
rôle dans le spectacle pour être peinard. Là, c’est pareil:
au lieu de se cacher, on ramène le témoin gênant à l’in-
térieur. »
Très documentée, la pièce emprunte à l’univers du
cryptage son langage codé, ses techniques artisa-
nales qui, pour un néophyte, se muent en poésie
concrète, objectiviste, sur l’art de décacheter et reca-
cheter une enveloppe, ou de mémoriser un message
délivré en série de 28 groupes de cinq lettres.
Les dialogues sont accompagnés au piano par le
compositeur Damien Lehman, la musique assumant
le rôle de l’action et rappelant celui que, dans la
Résistance, l’on appelait « le pianiste » et qui était
chargé de crypter les messages. D’où ce décor com-
posé de pianos – en état de marche ou explosés
après le passage d’une bombe – dans lequel se
déroule le spectacle. C’est encore le pianiste qui sou-
tient le chant final de Merle, au refrain évocateur
d’une histoire bien réelle: « J’étais, je suis, je serai.»
Ce sont à la fois les mots écrits par Rosa Luxemburg
dans ses dernières lettres en prison, et ceux que trois
Juifs baltes avaient choisis comme texte de leur pièce
de théâtre, jouée en secret dans un camp de concen-
tration où était prisonnier Armand Gatti et qui mar-
qua sa première rencontre avec le théâtre, au cœur
de la clandestinité. Une partition à la ligne claire
pour dire la conscience mélancolique suscitée par ce
constat: « Un groupe a une durée de vie limitée, moins
longue que celle des gens parce que c’est l’action qui le
constitue. Dans une vie, on aura appartenu à un cer-
tain nombre de groupes, un réseau de résistance, une
pièce de théâtre, et on aura déploré leur dissolution. »
Fabienne Arvers
NOYAU CLANDESTIN
Comment « se cacher en pleine lumière »? Avec Nos occupations,
dans un antre encombré de pianos, David Lescot joue la partition
d’un groupe clandestin, entre langage crypté et stratagèmes
pour rester invisible et imprenable.