VOISINS et ENNEMIS JOHN BOYKO VOISINS et ENNEMIS LA GUERRE DE SÉCESSION ET L’INVENTION DU CANADA Traduit de l’anglais par Catherine Ego Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’ édition. Nous reconnaissons l’aide du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme national de traduction pour l’ édition du livre, une initiative de la Feuille de route pour les langues officielles du Canada 2013-2018 : éducation, immigration, communautés, pour nos activités de traduction. Copyright © 2013 John Boyko Tous droits réservés en vertu des conventions internationales et panaméricaines sur le droit d’auteur. Aucune partie de cet ouvrage ne peut être reproduite, sous quelque forme et par quelque moyen mécanique ou électronique que ce soit, y compris par système d’entreposage et de récupération de l’information, sans l’autorisation écrite de l’éditeur. Les chroniqueurs et critiques peuvent toutefois en citer de brefs passages dans leurs articles. Ouvrage publié en 2013 par Albert A. Knopf Canada, une division de Random House of Canada Limited, Toronto. Distribué au Canada par Random House of Canada Limited, et aux États-Unis par Random House Inc. www.randomhouse.ca Knopf Canada et le logo sont des marques déposées. Titre original : Blood and Daring. How Canada Fought the American Civil War and Forged a Nation Mise en pages : Diane Trottier Maquette de couverture : Laurie Patry Copyright de la traduction française © Les Presses de l’Université Laval, 2014. © Les Presses de l’Université Laval 2014 Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal 4e trimestre 2014 ISBN 978-2-7637-2034-0 PDF 9782763720357 Les Presses de l’Université Laval www.pulaval.com Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de l’Université Laval. Ce livre est dédié à Kenzie McIntyre dans l’espoir sans doute naïf, mais peut-être pas complètement vain, que seuls les vieux livres poussiéreux parleront encore de guerres quand elle sera grande. LES ÉTATS-UNIS, LES ÉTATS CONFÉDÉRÉS ET L’AMÉRIQUE DU NORD BRITANNIQUE T E RR E DE RU P E RT NOUVEAUBRUNSWICK TERRENEUVE NOUVELLEÉCOSSE Ba ie Lac org ien ne on Hur Lac Michigan Gé eu CANADAOUE S T Fl Lac Supérieur ve Sa int -L au ren t CANADAEST ÎLE ÉD DU P R OU AR INCE D - Baie James ntario Lac O rié cÉ Île de Johnson La Océan Altantique Fort Monroe NE CAROLI RD DU NO NE CAROLI DU SUD Fort Sumter États-Unis d’Amérique États confédérés d’Amérique États limitrophes TA B L E DES M AT I ÈR ES Introduction – Périlleux voisinage. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 1 John Anderson Un train pour la liberté. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17 2 William Henry Seward L’homme qui rêvait de guerre et préserva la paix. . . . . . . . . . . . 71 3 Sarah Emma Edmonds Le parcours d’une combattante. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127 4 Jacob Thompson Les confédérés du nord. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 175 5 George Brown L’improbable pays. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 235 6 John A. Macdonald L’homme indispensable . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 283 Épilogue – Un redoutable après-guerre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 339 Bibliographie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 369 Remerciements. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 381 Provenance des photographies . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 383 Index. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 385 INTRODUCTION PÉRILLEUX VOISINAGE L es fantômes ont la peau dure… Après plus d’un siècle et demi, l’écho des controverses, dévastations et promesses de la guerre de Sécession résonne encore à nos oreilles. Quiconque veut comprendre les États-Unis actuels et les débats qui les parcourent doit d’abord s’imprégner de ce conflit. De la même façon, nul ne saurait saisir les rouages du Canada d’aujourd’hui sans prendre la pleine mesure des répercussions de cette guerre sur l’émergence de ce pays et sur les principes qui le fondent. En se constituant pour survivre, le Canada a joué un rôle décisif dans l’évolution des hostilités qui déchiraient ses voisins. Tout au long des affrontements et après la reddition des vaincus, il a su par ailleurs esquiver les convoitises états-uniennes à l’égard de son territoire pour éviter l’annexion. D’une certaine façon, la guerre de Sécession est aussi la nôtre. Nous nous devons de la comprendre, d’entendre le murmure de ses fantômes… En prélude à cette exploration, rappelons d’abord quelques réalités. À l’époque de la guerre de Sécession, les vastes terres somptueuses et rudes s’étendant au nord de la frontière des États-Unis sont peuplées d’Autochtones farouchement attachés à leurs cultures, de Britanniques, de Français 1 2 VOISI NS E T E N N E M IS et d’autres Européens établis depuis plusieurs générations ou arrivés de fraîche date. La Grande-Bretagne a d’ores et déjà revendiqué l’ensemble de ce territoire, à l’exception de la terre de Rupert : la Compagnie de la Baie d’Hudson (CBH) possède alors et administre ces immenses étendues entourant la baie James et la baie d’Hudson. De modestes collectivités britanniques se sont constituées autour de Victoria et de Vancouver, sur les côtes rocailleuses de Terre-Neuve et sur l’île du Prince-Édouard. Des communautés plus nombreuses et prospères habitent les colonies maritimes de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick. Encore plus imposant et plus riche, le Canada couvre toute la partie septentrionale de l’Ontario et du Québec actuels. Un seul et même gouvernement préside aux destinées de ce Canada-Uni composé de deux régions, le Canada-Est et le Canada-Ouest. Imaginons maintenant un monde au ciel vide et silencieux. Le câble transatlantique traverse déjà l’océan, mais ne fonctionne pas encore. Invention formidable, le tout jeune télégraphe reste cependant peu fiable. Il faut souvent plusieurs semaines pour acheminer les messages d’un côté à l’autre de l’Atlantique et plusieurs jours à l’intérieur du continent nordaméricain. Les confédérés du général Lee auraient peut-être remporté la bataille décisive de Gettysburg s’ils avaient eu à leur disposition non pas quelques milliers de soldats de plus, mais une poignée de téléphones portables… Le transport ferroviaire rend déjà de fiers services, mais c’est à pied que l’armée de Lee a parcouru l’essentiel du trajet qui l’a menée de la Virginie jusqu’à Gettysburg, en Pennsylvanie : c’est très long ! Pour rencontrer les autorités britanniques, les dirigeants politiques du Canada devaient affronter une interminable traversée transocéanique ; ils étaient souvent partis pour plusieurs mois, paralysant ainsi la vie politique canadienne. Enfin, nous devons renoncer à quelques mythes tenaces, en particulier celui d’une frontière « non défendue ». À l’époque, les relations canado-américaines ne se caractérisent pas précisément par la bonne entente et l’intégration économique et culturelle. Au contraire, les chroniques de l’époque font plutôt état d’un siècle de suspicion, de haine et d’effusions de sang. Voisins et ennemis, le Canada et les États-Unis sont contraints à une cohabitation acrimonieuse sur un territoire hostile… Quand la guerre de Sécession éclate, le souvenir de la guerre de la Conquête (le théâtre américain de la guerre de Sept Ans) imprègne encore PÉ R I L L EU X VOISI N AGE 3 très vivement les mémoires collectives : à la fin des années 1750 et au début des années 1760, de violents affrontements ont déchiré l’État de New York, la vallée de l’Ohio, la Nouvelle-Écosse, Montréal et Québec. La Grande-Bretagne a ensuite géré l’après-guerre à courte vue, suscitant du ressentiment et des malentendus qui ont tourné à la rébellion. Pour éviter de s’aliéner le Québec, les Britanniques ont adopté l’Acte de Québec en 1774. Les francophones catholiques du Québec le considéraient comme garant de leurs droits au sein d’un système gouvernemental pas trop étranger à leurs yeux. Pour les rebelles américains, par contre, l’Acte figurait clairement parmi les « lois coercitives » ou « lois intolérables » promulguées par la Grande-Bretagne pour brider la démocratie dans ses colonies. À ce titre, il a constitué l’un des ferments de la Révolution américaine. La population du Québec a été invitée à envoyer des représentants au premier et au second Congrès continentaux de Philadelphie pour y définir la nouvelle Amérique en compagnie des délégués des Treize colonies ; ces deux invitations sont restées lettre morte. Piqué au vif par cette double rebuffade, John Adams, patriote et futur deuxième président des États-Unis, expliqua aux autres délégués qu’il faudrait, pour défendre le flanc nord, attaquer le Québec et convaincre ses habitants ainsi libérés de prendre part à la Révolution1. En novembre 1775, Montréal tombe aux mains des soldats américains ; les hommes de Benedict Arnold tentent, en vain, de prendre Québec. Le Congrès envoie trois délégués au Québec, parmi lesquels Benjamin Franklin, pour le rallier à sa cause. Peine perdue. La population québécoise ne manifeste aucun enthousiasme envers cette bande hétéroclite de colonies rebelles dont deux seulement autorisent la pratique de sa religion, et dont l’armée maltraite les civils, pille les propriétés et vole la nourriture2. Au printemps, une flotte britannique remonte le SaintLaurent ; les Américains battent en retraite en toute hâte. Nullement ébranlé par ces échecs militaires et diplomatiques, Adams proclame : « Le Continent parle d’une seule voix : “Le Canada doit être à nous3 !” » 1. Adams à Warren, 7 juin 1775, cité dans Murray Lawson, « Canada and the Articles of Confederation », p. 43. 2 William Renwick Riddell, Benjamin Franklin and Canada, p. 39. 3 Cité dans Lawson, « Canada and the Articles of Confederation », p. 47. 4 VOISI NS E T E N N E M IS La Déclaration d’indépendance compte explicitement l’Acte de Québec au nombre des griefs des colonies à l’égard du monarque britannique. Rédigés au fil de la Révolution américaine, les Articles de la Confédération serviront de Constitution au Congrès continental, alors érigé en gouvernement. L’article 11 facilite considérablement l’incorporation du Canada : « S’il intègre cette Confédération et adhère entièrement aux dispositions prises par les États-Unis, le Canada sera admis dans l’Union avec tous les avantages qui s’y rattachent4. » Le document est traduit en français et acheminé vers le nord. Trois ans plus tard, le Congrès adopte la résolution suivante : « Toute circonstance susceptible de favoriser et hâter la liberté et l’indépendance du Canada et son intégration à ces États sera promptement mise à profit5. » Mais ces vibrants appels restent sans effet : ni la population du Québec, ni son gouvernement, ni l’Église catholique, puissance incontournable dans la colonie de l’époque, n’expriment le moindre désir d’intégrer les États-Unis. La Révolution américaine constitue la toute première guerre civile des États-Unis. Le tiers environ des colons s’oppose farouchement aux thèses et projets d’Adams, de Jefferson et de leurs partisans. À chaque défaite militaire britannique, des loyalistes fidèles à la Couronne s’exilent, soit de leur plein gré, soit contraints et forcés. Certains partent pour la Grande-Bretagne ; d’autres se dirigent vers le sud ; la plupart trouvent refuge dans les territoires qui restent acquis à l’Amérique du Nord britannique. Au fil des ans, 30 000 environ d’entre eux s’installent en Nouvelle-Écosse et 10 000 au Québec6. Des esclaves noirs affranchis optent également pour l’émigration. Ayant déjà perdu treize de ses colonies nord-américaines, la GrandeBretagne ne veut pas voir les autres lui échapper dans la foulée. Or, la croissance économique et démographique de ses colonies restantes menace de les transformer en puissances qui, à l’instar de la populeuse et prospère Virginie, pourraient être tentées de briser les liens qui les retiennent encore à la métropole. Pour éviter qu’elles ne prennent leur envol à leur tour, la Grande-Bretagne scinde la Nouvelle-Écosse en deux en créant le Nouveau-Brunswick, et divise la province de Québec en Haut-Canada 4 5 6 Ibid., p. 49. Ibid., p. 50. J. M. S. Careless, Canada, p. 110. PÉ R I L L EU X VOISI N AGE 5 (l’Ontario actuel) et Bas-Canada (le Québec d’aujourd’hui). Elle instaure par ailleurs un nouveau système politique qui accorde aux colonies un semblant d’autonomie sous l’autorité de gouverneurs nommés par Londres. Une frontière est tracée à grands traits ; des droits de pêche en eaux canadiennes sont accordés aux Américains. Comme les réfugiés de la Révolution et les nouveaux venus en provenance de la Grande-Bretagne, les habitants de longue date de ces colonies britanniques en plein essor démographique révèrent les valeurs politiques britanniques et exècrent les idéaux et aspirations qui ont mis la Révolution américaine en marche. Et tous sont fermement résolus à préserver leur indépendance vis-à-vis des États-Unis. Une génération plus tard, la guerre de 1812 met leur belle détermination à l’épreuve. L’irrépressible avancée vers l’ouest des Américains d’origine européenne suscite parmi les Autochtones des résistances qui se cristallisent en soulèvements orchestrés par le chef shawnee Tecumseh et son frère, surnommé « le Prophète ». Les « faucons » du Congrès finissent par se persuader que la Grande-Bretagne tire les ficelles de ces émeutes amérindiennes, encourage la piraterie et enrôle de force des Américains dans sa marine. Ils en concluent que la sécurité et la prospérité des ÉtatsUnis seront menacées tant que les Britanniques n’auront pas été expulsés d’Amérique du Nord7. Pour les Américains, ce conflit est une guerre de libération ; pour les Canadiens, c’est leur survie qui est en jeu. Cet affrontement entre cousins tourne à l’horreur. La férocité se déchaîne sur les champs de bataille. De part et d’autre de la frontière, villes et villages sont réduits en cendres, et la mort n’épargne pas les civils. Envahie par les Américains, Toronto (qui s’appelait York à l’époque) se transforme en brasier. Washington tombe et le président prend la fuite. Le Capitole est mis à sac ; la Maison-Blanche est incendiée. Quand la guerre se termine enfin, le drapeau britannique flotte toujours sur le Canada. La colonie a survécu. En 1817, l’accord RushBagot démilitarise les Grands Lacs et apaise les tensions transfrontalières. Les hostilités auront donné aux Américains un hymne national et un symbole puissant : l’Oncle Sam. De leur côté, les Canadiens en retirent la 7 Alan Taylor, The Civil War of 1812, p. 128. 6 VOISI NS E T E N N E M IS fierté d’avoir défendu leurs terres et leurs idéaux, si résolument distincts de ceux de leurs voisins. Un nationalisme unificateur propre au Canada prend lentement racine8. En 1837, des rébellions agitent tout le Haut et le Bas-Canada. À Toronto et dans les villes canadiennes-françaises, des coups de feu se font entendre et le sang coule. La Grande-Bretagne délègue lord Durham pour tirer l’affaire au clair. Ses recommandations conduisent à la mise sur pied d’un gouvernement plus responsable et plus représentatif veillant aux destinées d’une colonie unifiée : le Canada. Lord Durham espère ainsi voir prochainement le Canada-Ouest (l’Ontario) assimiler le Canada-Est (le Québec). Ni la Nouvelle-Écosse ni le Nouveau-Brunswick n’intègrent cette union. La Grande-Bretagne envoie outre-Atlantique un gouverneur général chargé de superviser l’ensemble de ses colonies nord-américaines. Le gouvernement canadien se montre ostensiblement servile à son égard ; les gouvernements des Maritimes en font tout autant envers leurs ­lieutenants-gouverneurs respectifs, du reste tous deux placés sous l’autorité du gouverneur général. C’est dans ce contexte politique et dans ce climat de suspicion viscérale envers les États-Unis que le Canada et les Maritimes observent les affrontements de plus en plus violents qui déchirent leurs voisins. LA GUERRE DE SÉCESSION Multiples et complexes, les causes de la guerre de Sécession continuent d’alimenter de vifs débats parmi les historiens. Certains attribuent le conflit au fossé grandissant entre le nord, urbain et industrialisé, et le sud agricole. Pour eux, les politiques bancaires, fiscales et douanières ont provoqué les frictions décisives. D’autres, selon le cas, considèrent les dirigeants confédérés comme des héros patriotes ou comme des scélérats ineptes s’obstinant à préserver la structure économique et sociale du sud ainsi que l’esclavage, pivot de la vie sudiste de l’époque. D’autres encore assimilent la Constitution à une entente conclue par les États sur cette prémisse chère à Jefferson et Locke : le but premier d’un gouvernement consiste à protéger les droits et, s’il manque à cette obligation, la population a le devoir de le remplacer. Dans cette optique, les législateurs et les aboli8Careless, Canada, p. 133. PÉ R I L L EU X VOISI N AGE 7 tionnistes du nord multiplient les offensives contre les droits des États et les droits de la propriété ; l’instauration d’un nouveau gouvernement s’imposait donc tout naturellement. Enfin, d’autres encore affirment la prépondérance de l’éthique dans cette guerre, qu’ils considèrent comme un combat de la moralité contre la barbarie, de la constitutionnalité contre l’anarchie. Pour eux, la guerre de Sécession s’explique par l’esclavage et se justifie par son abolition. Chacun de ces camps avance des arguments valables et rallie son lot d’adeptes enthousiastes. Mais tous ces débats débouchent en définitive sur une seule et même question : quel a été le rôle de l’esclavage dans le déclenchement de la guerre ? Toutes les écoles de pensée en présence et toutes leurs variantes finissent par converger vers ce cancer qui avait commencé de ronger les États-Unis dès avant leur fondation en tant qu’État à part entière. Les sages qui ont rédigé la Constitution ne l’ayant pas éradiqué, l’asservissement racial a pu croître et prospérer jusqu’à mettre en péril la survie même du jeune pays. Peu après le début de la guerre de Sécession, qui éclate en avril 1861, la Grande-Bretagne se déclare neutre. Les gouvernements du Canada et des Maritimes lui emboîtent dûment le pas et informent leurs citoyens qu’il est illégal d’appuyer l’une ou l’autre des parties ou de participer aux combats. Leurs populations ont-elles obtempéré ? Étaient-elles majoritairement favorables au Nord ? C’eût été dans l’ordre des choses. Après tout, les habitants du Canada et des Maritimes se montraient, pour la plupart, respectueux des lois, fidèles à la Grande-Bretagne et unis dans une même détestation de l’esclavage, aboli une génération plus tôt en Amérique du Nord britannique. La géographie les rendait par ailleurs voisins du Nord. Bien sûr, certains d’entre eux avaient gagné le Sud lointain pour y travailler ; mais ils avaient été des milliers de plus à s’établir dans le nord en quête d’une vie meilleure. Les relations commerciales étaient aussi bien plus florissantes avec le Nord qu’avec le Sud. Enfin, les Canadiens en partance pour la Grande-Bretagne faisaient souvent escale à New York ou Boston. Et pourtant… En dépit de cette proximité, l’opinion publique du Canada et des Maritimes reste divisée et instable, oscillant souvent au gré de la classe sociale, de l’appartenance ethnique, des convictions religieuses, de la région et des opinions personnelles. De fait, plusieurs facteurs contribuent à ranger les Canadiens du côté de la Confédération sudiste. Au Canada-Est, l’Église catholique, 8 VOISI NS E T E N N E M IS bien que jouissant d’un pouvoir considérable, s’estime menacée par la propagation des idées démocratiques sur la séparation de l’Église et de l’État9. Dans ce grand combat contre le Mal, le républicanisme américain incarne l’ennemi à abattre. La Gazette de Montréal qualifie l’Amérique de pays le plus « immoral » du monde10. Les hommes d’Église envisagent par conséquent d’un très bon œil une éventuelle destruction des États-Unis par la guerre civile ; leur sympathie est évidemment acquise aux sudistes. En chaire, les prêtres établissent régulièrement des parallèles entre la population du Sud en guerre et celle du Québec : toutes deux constituent des minorités se battant bec et ongles pour préserver leur mode de vie propre, assiégées par un ennemi plus puissant qu’elles du point de vue économique et politique, et radicalement différent d’elles du point de vue culturel. Au Nouveau-Brunswick, la population majoritairement protestante de Fredericton ne s’émeut guère des périls qui tourmentent les catholiques. Vivant au centre de la province, elle se trouve par ailleurs relativement isolée. Son statut de capitale rend peut-être aussi ses habitants plus réceptifs aux exhortations du gouvernement et du lieutenantgouverneur, fermement campés sur leur parti pris de neutralité. Au total, le New Brunswick Reporter, journal de Fredericton, soutiendra résolument le Nord tout au long du conflit. À quelques kilomètres de là au sud-est, dans la baie de Fundy, Saint John s’affiche par contre ouvertement favorable au Sud. La ville mesure pleinement le potentiel commercial qu’une scission définitive des ÉtatsUnis représenterait pour son port. Majoritairement catholique d’origine irlandaise, sa population appuie de tout cœur le nationalisme des sudistes et soutient leur vaillant combat contre un gouvernement lointain. Elle encourage les bateaux confédérés à jeter l’ancre dans sa ville, et reçoit à bras ouverts espions et recruteurs sudistes dans ses bars et ses hôtels. Depuis plusieurs années déjà, des riches du Sud viennent passer l’été dans de somptueuses résidences de la région. Quand la guerre éclate, nombreux sont ceux qui y installent leur famille pour échapper aux rigueurs du conflit. Saint John ne dissimule pas sa satisfaction de les voir s’établir durablement. En juin 1862, des centaines de personnes assistent à une 9 Léopold Lamontagne, « The Ninth Crusade », p. 222. 10 Montreal Gazette, 1er avril 1863. PÉ R I L L EU X VOISI N AGE 9 parade bruyante et colorée en l’honneur d’une victoire confédérée. Des drapeaux de la Confédération claquent au vent ; un orchestre joue Dixie. La foule roue de coups un capitaine de marine du Maine sous l’œil indifférent de la police. Une parade similaire a lieu dans la ville frontalière de St. Andrews. Ville de garnison de la Nouvelle-Écosse, Halifax constitue à l’époque le principal port d’Amérique du Nord pour les gigantesques navires de la Grande-Bretagne, reine incontestée des océans. L’esprit d’entreprise souffle en bourrasques généreuses sur toute la colonie. Ses chantiers navals construisent des bateaux de bois renommés dans le monde entier ; son magnifique port naturel bourdonne d’échanges commerciaux internationaux. Les hommes d’affaires de la ville engrangent de substantiels bénéfices en accueillant d’un même geste magnanime les bateaux nordistes qui traquent les confédérés forceurs de blocus et les fugitifs sudistes qu’ils pourchassent… En donnant librement accès à ses installations portuaires aux bateaux sudistes, Halifax s’impose aussi comme une plaque tournante des communications entre la Confédération et les capitales européennes. La position de Lincoln sur le sujet brûlant de l’esclavage divise et perturbe profondément les populations du Canada et des Maritimes. Les abolitionnistes apprennent avec effroi que le nouveau président, dans son discours de prestation de serment de 1861, n’a pas semblé pressé d’éradiquer l’esclavage11. Même le Globe de Toronto, pourtant gagné à la cause nordiste, écrit en éditorial : « Toutes les sympathies du peuple britannique sont allées d’abord au Nord sans hésitation aucune, car il pensait que monsieur Lincoln avait déclaré la guerre à l’esclavage ; il était alors à ses côtés de tout son cœur et de toute son âme12 ». En septembre 1862, la Proclamation d’émancipation ne réussit pas à effacer entièrement l’amertume causée par les atermoiements présidentiels. Un autre facteur rapproche l’opinion publique de la Confédération sudiste : les sentiments ouvertement anticanadiens et antibritanniques des nordistes. Lincoln nomme William H. Seward à son Cabinet. Détracteur assumé de la Grande-Bretagne et ennemi juré du Canada, l’homme multiplie les menaces d’annexion dès avant le déclenchement de la guerre 11 Robin Winks, The Civil War Years, p. 20. 12 Globe, 29 juillet 1861. 10 VOISI NS E T E N N E M IS de Sécession, et le conflit ne tempère pas ses ardeurs. L’arrestation d’émissaires confédérés sur un bateau britannique, le Trent, provoque ensuite une crise si grave qu’on frôle la déclaration de guerre en bonne et due forme. De nombreux journaux nordistes publient alors des éditoriaux et des articles incendiaires prônant la haine du Canada et des Canadiens, et plaidant souvent pour l’invasion13. Or, les journaux canadiens reproduisent la plupart de ces violentes diatribes. À la longue, ces menaces incessantes et ce dénigrement systématique finissent par convaincre les Canadiens que la guerre de Sécession pourrait fournir à Seward et aux autres annexionnistes l’occasion rêvée de passer de la parole aux actes. Les journaux et les débats de l’époque témoignent avec éloquence de la fracture qui divise l’opinion publique du Canada et des Maritimes. À Toronto, le Leader appuie le Sud tandis que le Globe soutient le Nord. À Montréal, la Gazette affiche ses sympathies envers les confédérés pendant que le Witness défend leurs adversaires. Dans leurs articles comme dans leurs éditoriaux, 84 journaux canadiens se montrent ouvertement pro-sudistes et seulement 33 pro-nordistes ; 8 optent pour la neutralité14. À l’annonce de la victoire remportée par les confédérés dans la toute première bataille du conflit, le Parlement du Canada éclate spontanément en cris de joie. Même si les autorités politiques du Canada et des Maritimes exigent la neutralité et interdisent la participation aux combats, et malgré la fracture dans l’opinion publique et les sympathies à l’égard des sudistes, nombreux sont les jeunes des colonies qui prennent la route pour aller se battre. La plupart rejoignent les rangs de l’Union. Dans une lettre qu’il envoie à sa famille en 1864 depuis les tranchées creusées devant la capitale confédérée de Richmond, en Virginie, un jeune homme s’étonne de rencontrer tant de compatriotes francophones à la guerre : « Vous n’avez pas idée […] du nombre des Canadiens qui servent ici dans différents corps d’armée. Ils se comptent, non par centaines, mais bien par milliers15. » Environ 40 000 habitants du Canada et des Maritimes prennent part aux combats – plus ou moins cinquante 13Winks, The Civil War Years, p. 223. 14 Ibid., p. 220. 15 Ibid., p. 59. PÉ R I L L EU X VOISI N AGE 11 Canadiens enrôlés dans les régiments de l’Union pour chaque engagé dans les rangs confédérés16. L’enrôlement de nombreux jeunes Canadiens dans les armées ennemies de l’Amérique accentue le clivage dans l’opinion publique du Canada et des Maritimes. Il divise également les collectivités locales et, tout comme au sud de la frontière, les familles elles-mêmes. Norman Wade, de la Nouvelle-Écosse, s’engage sur des bateaux de l’Union chargés de faire respecter le blocus. Dans les lettres qu’il adresse à sa famille, il souligne qu’il croise beaucoup de compatriotes et qu’ils souffrent tous de leurs allégeances contradictoires17. « On a repéré une goélette qui se dirigeait vers l’embouchure de la rivière […] le capitaine m’a dit de tirer pour l’arrêter […] c’était une goélette de Lunenburg, en Nouvelle-Écosse […] certains de nos officiers se sont bien moqués de moi parce que j’avais tiré sur mes compatriotes18 ». Comme dans bien d’autres familles, les lettres du jeune Wade suscitent des discussions courtoises, mais parfois vigoureuses, parmi les siens. Pendant la crise du Trent, en 1861, le soldat demande à son frère pourquoi lui et tant d’autres Néo-Écossais appuient les confédérés : « Je n’ai pas été étonné d’apprendre que tes sympathies vont aux sudistes, mais je ne vois pas comment une telle chose est possible, considérant les relations que nous entretenons avec les nordistes, lui écrit-il. Tu dis que ces millions de gens doivent obtenir la liberté s’ils la souhaitent, mais est-ce bien pour la liberté qu’ils se battent, ou sont-ils dupés par des politiciens versés dans l’intrigue19 ? » NOS ÉCLAIREURS Pour mieux comprendre cette époque, nous nous intéresserons ici aux convictions, aux luttes et aux espoirs de six personnages historiques hors du commun. Leurs parcours nous permettront de saisir concrètement les idées fortes et les événements majeurs qui ont déterminé l’évolution du 16 Preston Jones, « Civil War, Culture War » ; Winks, The Civil War Years, p. 135. 17 Wade à sa sœur, 29 décembre 1861, cité dans Leone Cousins, « Letters of Norman Wade », p. 123. 18 Wade à son père, 26 novembre 1861, ibid. 19 Wade à son frère, 5 mars 1862, ibid., p. 124. 12 VOISI NS E T E N N E M IS Canada et des États-Unis durant cette période troublée, la plus périlleuse de leur histoire. Nous suivrons tout d’abord les pas de John Anderson. Esclave dans le Missouri, il brise courageusement ses chaînes pour gagner le Canada et vivre libre. Mais ses poursuivants sont bien déterminés à ne pas laisser leur proie leur échapper… En combattant pour préserver sa liberté, Anderson déclenche un imbroglio international considérable qui tout à la fois agace les nordistes, exaspère les sudistes et plonge les dirigeants britanniques dans un profond embarras. Cependant, sa lutte encourage aussi la population canadienne à s’élever contre les revendications inacceptables des Britanniques et des Américains. L’histoire de John Anderson nous montrera également la part du Canada et des Maritimes dans l’exacerbation du ressentiment sudiste à l’égard des abolitionnistes, qui précipitera la sécession et la guerre. Enfin, le combat d’Anderson attisera le désir d’une plus grande indépendance dans les populations du Canada et des Maritimes. Politicien new-yorkais extrêmement ambitieux, par ailleurs grand amateur de cigares, William Henry Seward sera secrétaire d’État auprès des présidents Lincoln et Johnson. Dès avant le début de la guerre de Sécession et jusque dans les premiers mois des hostilités, cet expansionniste assumé prône avec ardeur la guerre contre la Grande-Bretagne dans le but avoué d’annexer ses colonies canadiennes et d’unifier l’Amérique. Jusqu’à son dernier souffle, il restera convaincu que le Canada revient aux États-Unis et doit être conquis par tous les moyens – la force, le troc territorial ou l’argent. Les populations du Canada et des Maritimes le craignent, non sans raison, et commencent à fourbir leurs armes. Avec l’aide de la Grande-Bretagne, elles renforcent leurs frontières et enclenchent les préparatifs en vue d’une invasion. Le parcours de Seward témoigne de la volonté grandissante des colonies britanniques en Amérique du Nord de s’unir entre elles pour mieux se protéger de la menace militaire, des agressions et des appétits de leur puissant voisin. Il nous montre aussi qu’il aurait suffi d’un rien pour que la guerre de Sécession déborde de ses frontières… L’énigmatique Sarah Emma Edmonds nous permettra de mieux comprendre les motifs qui ont poussé 40 000 habitants du Canada et des Maritimes à revêtir l’uniforme bleu de l’Union nordiste ou gris de la Confédération sudiste, et de mesurer avec plus d’exactitude leur apport à PÉ R I L L EU X VOISI N AGE 13 l’Histoire. La plupart de ces engagés d’outre-frontière reposent aujourd’hui aux États-Unis, dans les cimetières de la guerre de Sécession. D’entre eux, vingt-neuf ont reçu la Médaille d’honneur ; certains se tenaient aux côtés du général nordiste Grant au moment de la reddition du général sudiste Lee ; l’un de ces engagés étrangers a capturé l’assassin de Lincoln… Si Sarah Emma Edmonds s’est portée volontaire pour servir comme infirmière et espionne, nombreux sont les jeunes gens du Canada et des Maritimes, parfois des enfants, qui ont été enrôlés par ruse ; certains ont même été purement et simplement enlevés par des agents recruteurs américains. Du début à la fin du conflit, déserteurs britanniques et américains se croisent en traversant la frontière, vers le sud ou le nord selon le cas. Pendant tout ce temps, Edmonds garde soigneusement son invraisemblable secret… Astucieux politicien du Mississippi et ancien secrétaire du Cabinet fédéral, Jacob Thompson nous éclairera également dans notre recherche. Alors que la Confédération croule sous les mauvaises nouvelles militaires, économiques et diplomatiques, les confédérés envoient des agitateurs au Canada pour y rallier les nombreux sudistes qui s’y trouvent et constituer une force organisée qui harcèlera les nordistes depuis le nord. Thompson, qui dirige les opérations canadiennes, se rend avec ses agents à Niagara Falls, Toronto et Montréal pour y rameuter ouvertement les confédérés en exil. Ces « sudistes du nord » tenteront d’incendier Manhattan et de libérer les soldats de la Confédération détenus comme prisonniers de guerre. Ils appuieront aussi les opposants de Lincoln dans l’espoir de diviser le camp nordiste pour assurer la survie du Sud… Les confédérés de Thompson ont également tué des Américains dans des raids lancés depuis le Canada. Cette participation implicite des provinces britanniques à la guerre de Sécession aurait facilement pu aspirer la Grande-Bretagne dans le conflit et permettre aux États-Unis de se rendre maîtres, par les armes, de cet immense territoire qui deviendra le Canada actuel. Publication clairement partisane et immensément influente, le Globe de Toronto était alors le journal le plus lu du Canada. Avant et pendant la guerre de Sécession, George Brown, le propriétaire du Globe, a été député, chef du Parti réformiste et, quoique très brièvement, premier ministre. Pour tenir tête à la menace américaine, le Canada n’avait d’autre choix que d’agir d’une manière concertée. Or, sa structure politique chaotique paralysait son évolution. À la surprise générale, le taciturne 14 VOISI NS E T E N N E M IS Brown réussira à mobiliser l’audace nécessaire pour reléguer l’intérêt politique et l’ambition personnelle au second rang et convaincre les camps rivaux d’oublier leurs querelles afin de chercher des solutions conjointes aux problèmes communs. Tout aussi étonnamment, les colonies des Maritimes commencent à se montrer plus réceptives à son projet d’union élargie. Au fil des ans, les idées de Brown et de ses partisans établiront les assises d’un nouvel État résolument distinct de son voisin américain. Le parcours de Brown nous montre en définitive que ce sont les États-Unis qui, par le péril qu’ils constituaient, ont catalysé la création d’un nouveau pays au nord de leur frontière… Par effet repoussoir, ils ont aussi façonné la nature de cet État naissant : aux yeux des Pères fondateurs du Canada, la guerre de Sécession incarnait le retentissant fiasco du système politique américain et désignait tous les écueils à éviter. Brown avait enclenché l’invention d’un pays. Grand amateur d’alcool et bon vivant notoire, John A. Macdonald en constituera l’un des principaux moteurs. À partir de 1864, notre dernier éclaireur s’impose comme l’indispensable architecte du Canada. Après la fin de la guerre de Sécession, en 1865, la situation au nord de la frontière semble pourtant bien incertaine. En dépit de ses talents de visionnaire et de son génie politique, il n’est pas sûr que Macdonald réussira à mener le projet de confédération à terme en faisant du Canada un pays à part entière. Au sud de la frontière, des voix nombreuses reprochent alors aux colonies du Canada et des Maritimes d’avoir favorisé le déclenchement des hostilités, puis l’enlisement du conflit. Il est par ailleurs établi que le complot visant à assassiner Lincoln a été ourdi à Montréal. La population canadienne tout entière est vite soupçonnée d’accointances avec ces conspirateurs qu’elle a tolérés sur son sol… Des Américains traversent la frontière pour envahir le voisin honni ; le sang coule. La guerre n’est pas vraiment terminée… Macdonald doit maintenant affronter la résurgence du projet annexionniste de Seward et de Grant, qui est devenu entre-temps président des États-Unis. Tous deux sont bien déterminés à utiliser les indemnités de guerre qu’ils réclament à la Grande-Bretagne pour faire flotter la bannière étoilée au nord de leur frontière. Par leurs parcours singuliers, nos six éclaireurs nous font ainsi redécouvrir l’histoire du Canada et de la guerre de Sécession sous un angle inusité. Notre récit mettra également en scène bien d’autres acteurs de cette époque. Les Américains Frederick Douglass, John Brown et John PÉ R I L L EU X VOISI N AGE 15 Wilkes Booth ont agi depuis le territoire canadien. Après les hostilités, Jefferson Davis et plusieurs de ses généraux ont cherché refuge au Canada. Thomas D’Arcy McGee, Alexander Galt et George-Étienne Cartier, tous politiciens du Canada ou des Maritimes, ainsi que les soldats George Denison, Charles Riggins et les quatre frères Wolverton ont joué un rôle décisif dans l’Histoire. De grandes personnalités britanniques ont également façonné les événements : Palmerston, Russell, Lyons, Head, Monck, Thornton. À plusieurs reprises, et pour des motifs très divers, des dirigeants britanniques ont attisé l’exaspération de l’Amérique jusqu’à faire craindre une autre guerre. Certains exhortaient les Canadiens à lutter pour leur survie ; d’autres se proposaient de brader le jeune pays… Tout au long de notre voyage, deux hommes domineront le paysage par leur sagacité politique, leur clairvoyance et leur tempérament : Abraham Lincoln et John A. Macdonald. En l’époque extraordinairement périlleuse qui nous intéresse ici, le Canada et les États-Unis ont eu la bonne fortune de pouvoir compter sur ces dirigeants visionnaires et avisés. C’est aussi à eux que nous devons de vivre en bons voisins depuis la fin de la guerre de Sécession, dans deux pays stables et indépendants qui se partagent un continent et cohabitent dans la paix, la liberté et la compréhension mutuelle. 1 John Anderson Un train pour la liberté L es yeux foncés pétillants d’intelligence, John Anderson est un homme frêle mesurant moins d’un mètre soixante-dix. Bien qu’il ait à peine 30 ans, son visage profondément marqué trahit les dures épreuves qu’il a vécues. Il porte un costume neuf que ses partisans lui ont acheté. La plupart d’entre eux sont d’ailleurs là : ils le regardent, assis bien droit derrière une table de chêne poli dans la principale salle d’audience d’Osgoode Hall, le palais de justice de Toronto. L’édifice a été conçu pour impressionner, pour intimider : il commande le respect. Les visiteurs aperçoivent d’abord sa façade imposante. À l’intérieur, l’acajou et le chêne sombre, les sièges de cuir et les hauts plafonds traduisent la solennité du lieu. On ne trouve ici que des gens sérieux, occupés à des affaires sérieuses. L’audience du jour n’a effectivement rien de futile. En cette matinée frisquette du 15 décembre 1860, une cinquantaine d’agents de la police de Toronto attendent à l’extérieur du bâtiment. À cinq minutes de là, dans la résidence du gouverneur général, des soldats du Royal Canadian Rifles rassemblés en toute hâte ont le mousquet à l’épaule, baïonnette au canon. Tous se tiennent prêts à affronter la 17 18 VOISI NS E T E N N E M IS manifestation annoncée et l’émeute probable. Si le tribunal rend la décision que redoutent les 200 personnes réunies pour entendre la sentence, le pire est à craindre. Les civières s’empilent contre un mur en prévision de l’évacuation des blessés. À l’intérieur d’Osgoode Hall, des policiers lourdement armés dévisagent nerveusement les curieux qui s’entassent dans tous les recoins de l’édifice. Fred Jarvis, le shérif de Toronto, a tenté d’instaurer un système de coupons pour limiter l’accès à la salle d’audience. Peine perdue ! La pièce est bondée : des gens qui ont des relations, de simples badauds mais, surtout, de nombreux partisans d’Anderson. Des reporters de plusieurs journaux du Canada et des États-Unis observent également la scène. Soudain, la foule fait silence et se lève d’un même mouvement. Le juge en chef, John Beverley Robinson, un homme âgé très respecté dans le milieu juridique, vient d’entrer dans la salle, flanqué des juges Robert Easton Burns et Archibald McLean. Anderson et ses avocats se sont également levés. Robinson donne le signal d’un hochement de tête : les trois juges prennent place en arrangeant les plis de leur toge. Les spectateurs s’assoient à leur tour. Le juge en chef Robinson lève les yeux et s’éclaircit la voix. Quelle que soit la sentence, elle sera lourde de conséquences. Ses enjeux dépassent de loin le sort d’un ancien esclave afro-américain. Depuis des mois, aux quatre coins du Canada colonial, de la GrandeBretagne et des États-Unis, les officines du pouvoir sont hantées par l’affaire Anderson. Les grands noms de l’arène politique suivent cette cause de très près, notamment George Brown, John A. Macdonald, Thomas D’Arcy McGee et bien d’autres futurs architectes d’un Canada indépendant. De part et d’autre de la frontière, les discussions font rage : le Canada restera-t-il une colonie britannique ? Deviendra-t-il indépendant ? S’unira-t-il aux États-Unis ? À la faveur de l’affaire Anderson, un consensus se dessine de plus en plus clairement dans les colonies du Canada et des Maritimes : l’heure est venue d’adopter une nouvelle structure politique, un modèle plus indépendant de la GrandeBretagne qui permettrait à la population de mieux se prémunir contre la menace américaine tout en restant fidèle aux valeurs britanniques. En Grande-Bretagne, l’affaire Anderson catalyse une réflexion d’envergure sur les relations de la métropole avec ses colonies et avec les États-Unis. Un nombre croissant de personnalités influentes, y compris JOH N A NDER SON 19 William Gladstone, le chancelier de l’Échiquier (l’équivalent d’un ministre des Finances), préconisent ouvertement la rupture des liens avec les coûteuses et encombrantes colonies ; le Canada, par exemple… La cause Anderson apporte de l’eau à leur moulin. D’autres considèrent par contre qu’il s’agit là d’une question strictement morale qui exige une réponse juste, quelles que soient les incidences qu’elle pourrait avoir sur une éventuelle indépendance canadienne et sur les relations entre la GrandeBretagne et les États-Unis, et même si elle doit déclencher une guerre. Aux États-Unis, nombreux sont ceux et celles qui espèrent que la sentence des juges mettra un terme définitif à une discorde qui déchire le Nord et le Sud et met à rude épreuve les relations entre le Canada, la Grande-Bretagne et les États-Unis depuis plusieurs décennies. Soit leur verdict refermera hermétiquement les portes du Canada aux Afro-­ Américains en fuite, soit il les leur ouvrira toutes grandes. Soit il détruira le « Chemin de fer clandestin » en autorisant les chasseurs d’esclaves américains à traquer leurs proies jusque dans les rues de Toronto ainsi qu’ils le font à Boston ou à New York, soit il exacerbera l’animosité des États du Sud, pour lesquels le Chemin de fer clandestin et les abolitionnistes des États du Nord et du Canada qui assurent son fonctionnement constituent une insulte permanente à leurs convictions les plus profondes. Dans ce dernier cas, la sentence offrira des munitions aux sécessionnistes fermement résolus à disloquer l’Union, déjà très fragile. Anderson est assis en silence. Jamais il n’a cherché la notoriété. Jamais il n’a souhaité se trouver à l’épicentre d’une crise internationale. Tout ce qu’il voulait, c’était mener une vie paisible. Tout ce qu’il voulait, c’était être libre. LA FUITE Pour comprendre l’enchaînement des événements qui ont provoqué cette ébullition internationale et conduit Anderson à la salle d’audience d’Osgoode Hall en ce matin froid de décembre, il faut d’abord connaître les tenants et les aboutissants de l’esclavagisme en Amérique. Être esclave, c’est endurer jour après jour l’effroyable souffrance de se voir dépossédé de son foyer, sa famille, sa santé, son nom, sa langue et sa religion, de se voir privé de toute possibilité d’évolution sociale, de toute dignité, de toute humanité. L’esclavage inocule la rage de l’impuissance à celles qui doivent 20 VOISI NS E T E N N E M IS regarder leur mari se faire émasculer ou lacérer par le fouet, à ceux qui doivent assister au supplice de leur épouse et de leurs enfants violés, battus, vendus et achetés comme biens meubles par des hommes que leur statut social, leur richesse et leur couleur de peau rendent invulnérables, des hommes que les politiques, les pratiques et les lois du pays protègent envers et contre tout. Même s’il réussit à économiser sou par sou le rachat de sa liberté, même s’il devient ainsi un homme libre, l’ancien esclave subira toute sa vie le joug de la discrimination et de la violence et vivra dans la crainte constante d’être enlevé par des hommes de peu de scrupules, plus assoiffés de rançons que de justice. L’esclavage, c’est le paradoxe radical au cœur même de la culture américaine. Les premiers esclaves d’Amérique arrivent en Virginie en 1619 aux mains de commerçants portugais. On les appelle negro – « noir » en portugais. En 1750, les esclaves africains représentent 44 % de la population de la Virginie et 61 % de celle de la Caroline du Sud. Sur leurs dos déchirés par le fouet, ils portent l’expansion des jeunes colonies. Ils construisent les routes, les fermes et les villes ; plus tard, ils bâtiront la Maison-Blanche et le Capitole. L’esclavage, résumait un économiste, est le principe premier et le fondement même du système, le rouage qui enclenche tous les engrenages de la machine1. Bien qu’elle ne mentionne pas l’esclavage de manière explicite, la Constitution des États-Unis en prend clairement acte. Pour le dénombrement des populations des États en vue de leur représentation au Congrès, l’article premier de la loi suprême précise qu’un esclave comptera pour les trois cinquièmes d’un citoyen. L’article 4 souligne que les personnes « astreintes au labeur » qui s’enfuient dans un autre État « seront remises sur demande à la personne à laquelle ce labeur est dû ». Les États du Sud vont plus loin encore. Tous adoptent des lois, dites « Code noir » ou « Code de l’esclavage », qui encadrent non seulement les comportements, mais aussi l’état d’esprit. Elles contraignent les esclaves à témoigner de la déférence aux Blancs en toutes circonstances, et confèrent aux Blancs toute latitude pour déterminer si l’esclave transgresse ou non la loi, y compris par ses regards, les expressions de son visage ou son langage corporel. Les esclaves n’ont pas le droit de porter 1 Anthony Burton, The Rise and Fall of King Cotton, p. 57-58. JOH N A NDER SON 21 des armes à feu ni de monter à cheval sans autorisation écrite ; il est illégal de leur apprendre à lire. Le Vermont abolit l’esclavage en 1777. Dès le tournant du 19e siècle, de nombreux autres États lui ont déjà emboîté le pas. Dans toutes les villes du Nord, les ligues abolitionnistes gagnent en influence. L’esclavage ne constitue pas un véritable atout économique pour les États du Nord, qui le jugent par ailleurs immoral. L’essor des États-Unis vers le sud et vers l’ouest précarise l’équilibre entre les États esclavagistes et les États libres au sein du Congrès ; les tiraillements se multiplient et, avec eux, les accrocs à la cohésion du pays et de l’État. Tandis que l’Amérique blanche s’entredéchire, un nombre grandissant d’esclaves éprouvent de manière de plus en plus impérieuse cette aspiration humaine fondamentale : être libre. Des rébellions éclatent dans lesquelles plusieurs Blancs sont tués. Les actes de résistance douloureux, parfois héroïques, ne sont plus rares : des hommes jouent délibérément les idiots pour ralentir le travail ou le saboter ; des jeunes filles et des femmes subissent des avortements après avoir été violées par leurs propriétaires blancs. Des milliers d’esclaves s’enfuient, au péril de leur vie. Dès 1793, le problème a déjà pris une ampleur telle que le Congrès adopte une loi sur les esclaves fugitifs, la première d’une longue série. Chacun de ces textes conférera aux propriétaires une latitude accrue pour engager des chasseurs d’esclaves et donnera à leurs hommes de main une plus grande capacité d’action pour traquer les fuyards, s’emparer de leurs proies et les ramener à leurs « maîtres ». Dans les années 1850, environ 50 000 esclaves fugitifs avaient ainsi trouvé refuge dans une région ou une autre des États-Unis2. D’autres avaient fait cap vers le sud, vers le Mexique ou la Floride (d’abord possession espagnole, ensuite territoire puis État des États-Unis). Ayant aboli l’esclavage dans les années 1830, le Canada s’impose alors comme un phare pour de nombreux esclaves, une vraie terre de liberté : pour l’atteindre, il suffit de régler sa route sur l’Étoile du Nord… Gagner le Canada, c’est échapper à la servitude, mais aussi aux chasseurs d’esclaves. Selon les estimations, 100 000 esclaves s’étaient ainsi enfuis en 1860, et 30 000 d’entre eux s’étaient établis au Canada3. 2 3 John Hope Franklin et Loren Schweninger, Runaway Slaves, p. 282. David Williams, A People’s History of the Civil War, p. 17. 22 VOISI NS E T E N N E M IS En décembre 1860, silencieux, assis bien droit dans une posture très digne, John Anderson incarne à lui seul la turbulente confluence des débats moraux, légaux et politiques qui agitent alors la scène internationale. Ils s’exacerberont jusqu’à l’explosion brutale, jusqu’à la guerre. Anderson est né esclave en 1831, dans le Missouri. Depuis toujours, il subit l’indignité de cette condition. À sept ans, il voit sa mère, à bout de forces et de patience, s’en prendre à sa maîtresse, la jeter par terre et lui arracher une poignée de cheveux. Elle est rapidement maîtrisée et sauvagement battue sous les yeux de son fils. Peu après, ainsi que le voulait la coutume pour les esclaves qui osaient tenir tête à leurs maîtres pour eux-mêmes ou pour leurs enfants, elle est vendue à une plantation de la Louisiane. Les conditions de vie y sont plus effroyables encore et réduisent à néant les possibilités que la jeune femme se rebelle à nouveau. John n’a jamais connu son père, enfui depuis des années. Maintenant que sa mère a été vendue « en bas du fleuve », comme on disait alors, qu’allait-il advenir de lui ? Propriété de Moses Burton, le jeune Anderson est confié à une dame (blanche) de la maison et grandit sous le nom de « Jack Burton » : à l’époque, les esclaves portaient le nom de leurs propriétaires afin qu’il soit plus facile de les identifier. Il joue avec les enfants de Burton, mange raisonnablement bien, porte des vêtements acceptables et est en bonne santé. Dès l’âge de 15 ans, on l’envoie dans les champs de tabac pour y travailler de l’aube au crépuscule, comme les adultes. Grâce à son intelligence et à son éthique professionnelle, il devient vite contremaître et supervise alors le travail des autres esclaves. Très attachée à lui, madame Burton lui fait donner un terrain d’environ 6000 m² qu’il pourra cultiver pour en tirer quelques sous après son travail à la plantation. Le dimanche, les maîtres autorisent les esclaves à organiser des rencontres à caractère religieux. On y discute entre amis, on prend un verre ; on écoute des prêches évangéliques et des spirituals. C’est là qu’un jour, Anderson tombe sous le charme d’une jeune esclave, Marie Tomlin. Ils se marient en décembre 1850. Comme souvent lors des épousailles d’esclaves, ils se jurent de rester ensemble jusqu’à la mort ou jusqu’à la séparation forcée. Comme ils appartiennent à des propriétaires différents et doivent trimer dur tout le jour durant, les jeunes mariés ne sont pas autorisés à vivre ensemble. Le samedi après-midi, Anderson parcourt trois kilomètres JOH N A NDER SON 23 à pied pour rendre visite à Marie ; il rentre à sa plantation le dimanche soir. Déjà mère de deux enfants d’une union précédente, Marie donne bientôt naissance à un troisième bébé. Chaque soir ou presque, Anderson se glisse hors du domaine de ses maîtres pour aller rejoindre sa famille. Un matin, à l’aurore, Moses Burton le surprend alors qu’il rentre à pas de loup. Il le menace du fouet. L’une des filles Burton, avec laquelle Anderson jouait enfant, intervient en sa faveur et lui sauve la mise. À cause de cet incident, mais aussi en raison de la mort de l’épouse de Burton, Anderson est vendu pour un millier de dollars au colonel Reuben McDaniel, du comté de Saline. Son nouveau propriétaire lui explique d’emblée qu’il a été acheté pour la reproduction : il aurait avantage à se trouver une fille de sa condition et à oublier sa femme et son enfant. Mais un vieil esclave, Jacob, lui raconte parfois l’histoire d’anciens compagnons d’infortune qui ont fui et qu’on n’a jamais revus. Il lui parle aussi d’un endroit, qu’on appelle le Canada, où les esclaves peuvent vivre libres. Ces récits enflamment l’imagination d’Anderson. Très vite, il échafaude des plans de fuite. Le 25 septembre 1853, dès avant le point du jour, Anderson s’empare d’un grand couteau. Mobilisant tout son courage, il commence à marcher, s’éloigne lentement, laisse dernière lui l’ignoble ferme de McDaniel. Il se glisse dans la minuscule cabane de son épouse et murmure ses adieux à Marie et à leur enfant. Il leur promet de trouver le Canada et de revenir les chercher ou d’envoyer quelqu’un qui les amènera là-bas pour l’y rejoindre. Quelques minutes plus tard, il disparaît dans l’obscurité glaciale. En prenant la fuite, Anderson devient un voleur, car selon la coutume et les lois des États-Unis, il n’est pas un homme, mais un bien meuble. En partant, il se vole lui-même à son propriétaire, le colonel McDaniel. Sans le savoir, Anderson quitte le Missouri en pleine tourmente : de brusques flambées de violence, des meurtres sordides et de sombres intrigues déchirent la région. L’abolitionniste canadien F. H. Moss a fait le voyage jusqu’ici pour s’introduire clandestinement dans des fermes et tenter de convaincre les esclaves de le suivre vers le nord. Ses efforts n’ont pas été vains : il compte déjà plusieurs évasions à son actif. La rumeur rapporte par ailleurs qu’à deux reprises, des esclaves en fuite ont violé des Blanches. Dans les deux cas, les suspects ont été arrêtés et pendus sans procès. Pour mettre un terme aux évasions et calmer l’épouvante qui s’est 24 VOISI NS E T E N N E M IS emparée des fermiers, l’État offre une rançon à quiconque mettra la main au collet d’un esclave en fuite. Le troisième jour, Anderson rencontre par mauvaise fortune un fermier, Seneca Digges, accompagné de quatre esclaves lui appartenant. Anderson lui raconte que le colonel McDaniel l’a autorisé à parcourir la région pour chercher à se faire acheter dans une ferme qui le rapprocherait de son épouse. Bien qu’il ne soit pas dupe, Digges feint de croire Anderson pour gagner du temps et l’invite à partager le repas de ses esclaves. Anderson fait mine d’accepter. Soudain, il détale à toutes jambes en direction de la forêt. Digges hurle à ses esclaves qu’il leur donnera de l’argent s’ils lui ramènent le fuyard : la chasse à l’homme commence. Anderson court comme un dératé à travers champs et bois pendant une demi-heure, mais les esclaves de Digges finissent par l’encercler. Il tire alors son long couteau de sa ceinture pour en menacer ses poursuivants et réussit à s’échapper. Quelques instants plus tard, il se heurte à Digges lui-même. Le propriétaire lève une branche à bout de bras. Avant qu’il ait pu l’abattre sur la tête de l’esclave en fuite, les deux hommes roulent à terre l’un sur l’autre et le couteau d’Anderson s’enfonce dans la poitrine de Digges ; deux coups dans le dos le laissent étendu sur le sol, et Anderson reprend sa course. Âgé de huit ans, le petit Ben Digges a assisté à toute la scène. Tandis que les esclaves reprennent leur traque, il regarde son père se vider de son sang. Digges meurt de ses blessures. Les journaux de la région se font largement l’écho de cette agression – une de plus ! – d’un esclave enragé contre un bon citoyen blanc respectueux des lois. Lors d’une réunion convoquée en toute hâte, les habitants du comté de Howard expriment leur stupeur et laissent libre cours à leur colère. Une milice est constituée. Bien déterminés à conquérir la rançon, des hommes se mettent en marche. À deux reprises, Anderson leur échappe de justesse. Chaque fois, il réussit à se sauver avant qu’ils ne l’aperçoivent. Sale, exténué, affamé, les vêtements en lambeaux, Anderson poursuit sa lente progression vers le nord. Un jour, il rencontre un Blanc dont la réaction, à son approche, lui inspire une certaine confiance. L’homme lui offre un repas et un lit pour la nuit, lui explique le chemin le plus rapide pour atteindre Chicago, et lui parle de gens qu’il trouvera dans cette ville, et qui l’aideront à passer au Canada. Pas entièrement rassuré, mais désespéré, à bout de ressources, Anderson décide de jouer JOH N A NDER SON 25 son va-tout. Il reprend la route le lendemain matin, les poches gonflées de pomme et de pain. Au terme d’une cavale solitaire de plusieurs semaines, il s’embarque dans un train… invisible. Le « Chemin de fer clandestin » était à l’époque auréolée de mystère. La puissance de son mythe n’a d’ailleurs pas pâli depuis. Si la plupart des esclaves fugitifs partaient seuls, nombre d’entre eux ont trouvé en route des Blancs sympathiques à leur cause qui leur offraient nourriture, hébergement, transport et encouragements4. Ce faisant, ils se rendaient complices d’un vol et s’exposaient ainsi à des amendes et des peines d’emprisonnement de plus en plus lourdes au fil du temps. Ces gens courageux ont néanmoins persisté ; leur nombre est même allé croissant. Le Chemin de fer clandestin était en réalité un système, un réseau désigné par des noms de code : les maisons sûres, celles qui acceptaient d’accueillir les esclaves en fuite, s’appelaient les « gares » ; les gens qui venaient en aide aux fuyards étaient les « conducteurs ». Dans l’enfer horrifiant de l’esclavage, le Chemin de fer clandestin ouvrait une oasis de bonté et d’humanité. Abolitionniste influent, Levi Coffin, quaker de la Caroline du Nord, résumait en ces termes l’état d’esprit et les convictions des « conducteurs » : « Notre devoir d’humain contredisait la loi, et nous n’obéissions pas à la loi5 ». Au terme de quelques jours encore de terreur et d’épreuves, Anderson arrive à Chicago. Très vite, il trouve les gens qui lui ont été recommandés. Ils lui procurent des vêtements et de la nourriture ainsi qu’un hébergement. Pendant trois semaines, le fugitif se terre dans une petite pièce au-dessus d’un salon de barbier. Enfin, ses bienfaiteurs lui remettent des billets de train qui lui permettront de se rendre jusqu’à Détroit. Quelques jours plus tard, il franchit la rivière Détroit et arrive à Windsor. Fin novembre 1853, John Anderson foule enfin le sol du Canada. Il est libre. AU C A N A D A À Windsor, grâce aux indications reçues à Détroit, Anderson trouve refuge chez Henry Bibb, un autre esclave en fuite qui se consacre maintenant au mouvement abolitionniste canadien ainsi qu’aux fugitifs. 4 5 Larry Gara, The Liberty Line, p. 6. Fergus Bordewich, Bound for Canaan, p. 64. 26 VOISI NS E T E N N E M IS Il a notamment fondé un institut qui apprend à lire aux nouveaux arrivants et leur enseigne des compétences professionnelles bien utiles dans leur nouvelle vie. Sérieux et motivé, Anderson suit ces cours avec assiduité. Il obtient rapidement un travail de manœuvre dans une compagnie ferroviaire, la Great Western Railway, et réussit à mettre de l’argent de côté. Il emploie ses jours de congé à effectuer des travaux d’entretien. Dans ses moments libres, il apprend à lire, à écrire et à compter. Comparé au Missouri qu’Anderson vient de quitter, le Canada est un vrai paradis. Cependant, le racisme et la ségrégation y persistent. L’esclavage y a même été pratiqué. Les premiers colons français ont réduit des Autochtones en servitude. Des esclaves africains ont été amenés au Québec à la fin du 17e siècle. À l’issue de la Conquête de 1759, l’acte de capitulation qui cédait le Québec à la Grande-Bretagne garantissait le maintien de l’esclavage. En 1763, James Murray, gouverneur du Québec, « commandait » des esclaves à New York pour pallier une pénurie de main-d’œuvre6. L’esclavage était aussi pratique courante dans la colonie britannique de la Nouvelle-Écosse. Environ cinq cents esclaves ont été amenés dans les Maritimes par des loyalistes fuyant la Révolution américaine. Le Haut-Canada a également connu l’esclavage. Ici encore, ce sont les loyalistes américains qui ont amené la plupart des esclaves. Comme dans le Bas-Canada et dans les colonies maritimes, ils travaillaient principalement comme débardeurs et domestiques. Le Haut-Canada a toutefois trouvé sa grande figure de l’émancipation en la personne de John Graves Simcoe, officier de l’armée britannique et premier gouverneur de la colonie. Le Haut-Canada a bénéficié d’un essor considérable sous la houlette de cet homme visionnaire, par ailleurs abolitionniste. En 1793, même s’il aurait préféré l’émancipation immédiate et complète, Simcoe entérine l’adoption d’une loi interdisant l’introduction de nouveaux esclaves dans la colonie, et accordant la liberté à tous les enfants nés d’esclaves. Cette émancipation graduelle témoigne de la montée en puissance de l’abolitionnisme, au Canada comme en Grande-Bretagne. Londres abolit le commerce négrier transatlantique en 1807 ; en août 1834, elle 6 James Walker, Précis d’histoire sur les Canadiens de race noire, p. 25-26. JOH N A NDER SON 27 interdit l’esclavage dans tout l’Empire. Les lois abolitionnistes britannocanadiennes ouvrent ainsi un refuge aux esclaves comme aux hommes libres. Les esclaves américains sont de plus en plus nombreux à tenter leur chance au Canada, ce territoire où ils pourront enfin devenir humains et qu’ils surnomment parfois « Canaan », la Terre promise. De part et d’autre de la frontière, les abolitionnistes unissent leurs efforts pour venir en aide au nombre grandissant de « réfugiés raciaux ». En particulier, ils implantent en différents points du territoire des collectivités noires diversifiées7. La Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick en accueillent quelques-unes ; la plupart, une quarantaine environ, sont toutefois établies dans le Canada-Ouest. Ancien combattant de la guerre de 1812, le Canadien Richard Pierpoint fonde Garafraxa dans les années 1820. Après des débuts cahoteux, la collectivité finit par prendre son essor et devient une ville à part entière : Fergus. En 1831, James Charles Brown et Benjamin Lundy, deux hommes libres américains, créent Wilberforce ; l’idée leur en est venue lors d’une conférence abolitionniste tenue à Philadelphie l’année précédente. En dépit des intentions très louables de ses fondateurs, la collectivité ne survit pas au manque de capitaux et aux lacunes de sa gestion8. Esclave en fuite, Josiah Henson établit la colonie Dawn en 1842 : elle se résume alors à une école professionnelle de base. Graduellement, elle prend de l’ampleur, se transforme en village et prête assistance à de nombreux arrivants. Toutefois, comme Wilberforce, elle se heurte rapidement à des problèmes majeurs. En véritable héros, Henson avait fui l’esclavage en portant, littéralement, ses enfants sur son dos. Il a inspiré à Harriet Beecher Stowe son personnage de l’oncle Tom et s’est imposé comme l’un des chefs de file du mouvement abolitionniste canadien. Henson était toutefois piètre administrateur… Sur les nombreuses collectivités qui tentèrent leur chance à l’époque, la plus prospère est née d’une campagne de financement qui a permis d’acheter plus de 3 600 hectares de terres agricoles dans le canton de Raleigh, dans le comté d’Elgin : nommée en l’honneur de l’abolitionniste britannique Thomas Fowell Buxton, la mission Buxton est devenue une ville prospère. 7 Michael Wayne, « The Black Population of Canada West on the Eve of the American Civil War », p. 476. 8Walker, Précis d’histoire sur les Canadiens de race noire, p. 160. 28 VOISI NS E T E N N E M IS L A L O I S U R L E S E S C L AV E S F U G I T I F S Depuis de longues années déjà, tous les États américains du Sud et la plupart de leurs municipalités se sont dotés de lois ségrégationnistes qui confinent les Noirs à des espaces bien précis et à des conditions de vie pitoyables, qu’ils soient esclaves ou hommes libres. En 1850, leur situation prend un tour encore plus tragique. En septembre, le Congrès adopte le Compromis de 1850, cinq projets de loi qui renforcent les dispositions concernant les esclaves fugitifs et écartent pour un temps la menace sécessionniste. En vertu de la nouvelle loi, tous les Blancs ont désormais l’obligation de participer à la traque des esclaves fugitifs ; les fuyards s’exposent à des sanctions plus lourdes qu’avant ; le droit à un procès leur est retiré. Cette loi change tout. Pour les Américains des États du Nord, des problématiques restées jusqu’ici relativement abstraites et philosophiques prennent brusquement un caractère pratique, concret, quotidien : ils sont désormais tenus de prendre part à la capture des esclaves en cavale. Du jour au lendemain, la question de l’esclavage touche tout le monde de près : l’aveuglement volontaire n’est plus possible. La Loi sur les esclaves fugitifs (Fugitive Slave Law) lance une nouvelle génération de chasseurs d’esclaves sur les routes et fait souffler un vent de terreur dans les villes du Nord, où vivent paisiblement de nombreux Afro-Américains libres de première ou de deuxième génération9. En même temps qu’elle exaspère les abolitionnistes du Nord, elle stimule leur motivation. Ils s’engagent de plus en plus nombreux dans le Chemin de fer clandestin. Les réunions, les manifestations d’appui et les gestes ostensibles d’insubordination se multiplient. L’incapacité du gouvernement fédéral à faire appliquer les dispositions sur les esclaves fugitifs réjouit les abolitionnistes et raffermit leur détermination. De nombreux dirigeants nationaux expriment leur opposition à la loi. William H. Seward, puissant sénateur républicain de l’État de New York, se déclare contre les nouvelles dispositions ; Charles Sumner, sénateur démocrate du Massachusetts, prononce un vibrant plaidoyer en faveur de leur abrogation, sans toutefois obtenir satisfaction au vote. Célèbre dans tout le pays, orateur brillant et politicien redoutable d’efficacité, l’ancien esclave Frederick Douglass se montre plus incendiaire 9 Fred Landon, « The Negro Migration to Canada After the Passing of the Fugitive Slave Act », p. 22-36. JOH N A NDER SON 29 dans ses propos : « Le seul moyen de rendre la Loi sur les esclaves fugitifs lettre morte consiste à faire périr une bonne douzaine au moins de chasseurs d’esclaves10 ». L’appel de Douglass est entendu. À Détroit, des citoyens blancs ulcérés bombardent de pavés un agent fédéral qui emmène un esclave en fuite vers la prison. Le fuyard est libéré et envoyé à Windsor, de l’autre côté de la rivière Détroit. À Boston, une horde d’abolitionnistes fait irruption dans un tribunal pendant que les juges tentent de déterminer l’identité du propriétaire d’un esclave en fuite ; un homme est tué dans l’émeute qui s’ensuit. Le président menace d’envoyer les troupes fédérales dans les villes du Nord pour protéger les chasseurs d’esclaves. Jusqu’ici, les esclaves s’étaient dirigés vers le Canada en flux régulier, mais relativement modeste. Soudainement, ils se pressent nombreux à ses portes. Quelques semaines après l’adoption de la loi, la ville de Baltimore signale que ses hôtels commencent à manquer de personnel : tous les portiers et serveurs noirs ont émigré vers le nord. À Buffalo et Rochester, les églises noires se plaignent de voir leurs offices désertés11. Dans les trois mois qui suivent l’adoption de la Loi sur les esclaves fugitifs, près de 3000 AfroAméricains traversent la frontière pour trouver refuge au Canada12. Tandis que s’accroît le flot des esclaves et hommes libres qui secouent leurs chaînes et quittent leurs emplois précaires et sous-payés pour gagner la liberté en sol canadien, les campagnes visant à dissuader les Noirs de s’évader s’intensifient de l’autre côté de la frontière ; les opérations de capture se font aussi de plus en plus brutales. De nouvelles lois locales et nationales sont adoptées ; le montant des rançons augmente ; des chasseurs d’esclaves supplémentaires sont embauchés ; les sanctions pour tentative d’évasion ou de complicité deviennent plus sévères et plus violentes. Des courageux ayant tout risqué pour prêter assistance à des fugitifs se voient infliger de lourdes amendes ; nombreux sont également ceux qui sont frappés d’une peine d’incarcération pouvant aller jusqu’à un an de prison. Au Kentucky, le révérend Calvin Fairbank est reconnu coupable d’avoir aidé des esclaves à s’enfuir ; il est condamné à quinze ans de travaux forcés. Les téméraires surpris à porter secours à des hommes 10Bordewich, Bound for Canaan, p. 342. 11 David W. Blight (dir.), The Underground Railroad in History and Memory, p. 137. 12Bordewich, Bound for Canaan, p. 342. 30 VOISI NS E T E N N E M IS libres ou à des esclaves en fuite sont souvent battus et chassés, proscrits ; pour punition, bon nombre d’entre eux ont la paume de la main gauche marquée au fer rouge d’un double S : Slave Stealer, « voleur d’esclaves ». Les esclavagistes mènent leur propagande tambour battant : le Canada est un pays gelé douze mois sur douze ; il pratique l’esclavage, et de manière plus terrible encore que le Sud ; à peine ont-ils traversé la frontière que les fuyards sont jetés dans un cul-de-basse-fosse13. Rien n’y fait. L’attrait de la liberté reste plus puissant que la force brute et les mensonges éhontés. Le gouverneur général du Canada, lord Elgin, écrit au secrétaire aux Colonies de la Grande-Bretagne que le Canada-Ouest est « inondé de Noirs qui traversent sa frontière en toute hâte pour échapper aux limiers jetés à leurs trousses par la Loi sur les esclaves fugitifs14 ». Dès cette époque, de nombreux hommes libres et esclaves américains réfugiés au Canada ont acquis une position influente dans leur société d’accueil, et ils participent activement au développement du pays. Wilson Abbott, né homme libre à Richmond, en Virginie, dirigeait un florissant commerce d’alimentation à Mobile, en Alabama. En 1834, il a été averti de l’imminence d’une attaque contre son magasin. Lui et sa famille ont pu s’enfuir juste à temps, d’abord à la Nouvelle-Orléans puis, en 1836, à Toronto. Là, Abbott fait prospérer plusieurs entreprises et investit ses profits dans la spéculation immobilière. Très vite, il devient l’une des personnalités les plus en vue de l’élite noire de la ville, peu nombreuse mais puissante. Son fils Anderson sera le premier diplômé noir du King’s College de Toronto, et le tout premier médecin afro-canadien. Il servira ensuite comme chirurgien pendant la guerre de Sécession. Fuyant le Kentucky pour échapper à l’esclavage, Thornton Blackburn et son épouse ont réussi à gagner Détroit. En 1833, des chasseurs d’esclaves ont retrouvé leur trace. Dans la foulée d’une téméraire évasion de prison, une émeute a éclaté dans la ville et des abolitionnistes s’en sont pris à la police et aux chasseurs d’esclaves. Blackburn et son épouse, Lucie, ont pris la poudre d’escampette et se sont établis à Toronto. Après avoir enchaîné mille et un métiers, Blackburn a fondé la première 13 Karolyn Smardz Frost, I’ve Got a Home in Glory Land, p. 7. 14 Ibid., p. 283-284. JOH N A NDER SON 31 entreprise de fiacres à héler de la ville, les ancêtres des taxis actuels. Quand il a pris sa retraite, il était un homme riche15. Abbott et Blackburn ne sont pas les seuls qui ont trouvé fortune au Canada. Des milliers d’agriculteurs, d’enseignants, de pasteurs et d’entrepreneurs noirs ont stimulé l’expansion canadienne tout en réalisant leurs propres rêves. Mais leurs parcours personnels possédaient aussi une dimension éminemment politique. Chaque fois qu’un Afro-Américain établi au Canada se distinguait par son talent, son honnêteté, son professionnalisme ou son audace, il plantait un poignard en plein cœur de l’idéologie du Sud, qui avait toujours jugé les Noirs incapables, indignes de confiance et dépourvus d’ambition. D’abord propriétaire d’un journal puis chef de file de la funeste rébellion du Haut-Canada de 1837, William Lyon Mackenzie a aussi été le premier maire de Toronto. Il mesurait bien la menace que l’essor des anciens esclaves établis au Canada pouvait représenter pour le Sud. À l’occasion d’une visite aux États-Unis, il a écrit un article qui a été largement repris dans les journaux américains, et dans lequel il vantait la cohabitation des Blancs et des Noirs à Toronto. Il soulignait aussi que d’anciens esclaves réussissaient si bien dans les affaires qu’ils avaient maintenant de vastes demeures et des domestiques. « Voilà de quoi remettre les pendules à l’heure pour les gens du Sud et pour les esclavagistes au cœur d’ébène16 ! » concluait-il. George Brown a été de ceux qui ont repris avec enthousiasme les propos de Mackenzie. Originaire de l’Écosse, ce bel homme haut de taille et toujours tiré à quatre épingles a d’abord immigré aux États-Unis, où il a travaillé avec son père dans la presse new-yorkaise. Ambitieux, intelligent, excellent orateur, il déménage ensuite à Toronto et fonde le Globe. En 1850, ce journal s’impose comme le quotidien le plus lu et le plus influent du Canada. Également politicien, Brown deviendra le chef du Parti réformiste et sera l’un des Pères de la Confédération canadienne, jouant ainsi un rôle décisif dans l’évolution du pays. Au début du printemps 1851, Brown participe à la mise sur pied de la Société antiesclavagiste du Canada. Son beau-frère Thomas Henning, 15 Jusque dans les années 1980, les véhicules de la Toronto Transit Commission [Société des transports publics de Toronto] étaient encore peints aux couleurs or et bordeaux des taxis de Thornton Blackburn. 16 Ibid., p. 262. 32 VOISI NS E T E N N E M IS qui fait également partie de la rédaction du Globe, en est le secrétaire. La Société antiesclavagiste tisse des liens avec d’autres associations comparables du Canada ; Henning entretient également une correspondance soutenue avec la British and Foreign Anti-Slavery Society et la American and Foreign Anti-Slavery Society (Sociétés antiesclavagistes britannique et américaine), des associations internationales partageant les mêmes buts. Au fil du temps, les divergences politiques, les discordes religieuses et l’orgueil provoquent dans le mouvement abolitionniste canadien des schismes qui l’affaiblissent considérablement. La Société antiesclavagiste reste toutefois l’une des principales voix de la lutte contre l’esclavage. En mars 1851, une assemblée tenue au St. Lawrence Hall de Toronto permet de prendre la pleine mesure de sa force d’attraction et de l’adhésion de la population canadienne à ses convictions et à ses objectifs. Dans le public, 1 200 personnes applaudissent à tout rompre les conférenciers qui se succèdent sur l’estrade. En particulier, Brown critique vigoureusement la Loi sur les esclaves fugitifs, l’institution de l’esclavage et les États du Sud qui les défendent toutes deux bec et ongles. Il promet d’exhorter le gouvernement canadien à faire tout ce qui est en son pouvoir pour abolir l’esclavage aux États-Unis17. Grâce aux contacts qu’elle entretient avec d’autres associations, la Société antiesclavagiste amène au Canada des abolitionnistes étrangers d’importance. En avril 1851, Frederick Douglass prononce une conférence devant 2000 personnes au St. Lawrence Hall. Le Britannique George Thompson et l’Américain Samuel May prennent également la parole. « Je vous demande à vous, citoyens d’un autre pays, de nous aider à renverser l’une des institutions de mon pays à moi ! », lance Samuel May d’un ton vibrant. Comme un seul homme, l’assistance se lève, pour l’applaudir18. Au moment où il prononce ces mots, de nombreux Américains de renom œuvrent déjà en ce sens sur le sol canadien. Née esclave au Maryland, Harriet Tubman s’enfuit au Canada en 1849 pour y vivre libre. En 1850, elle entreprend une courageuse campagne de libération en retournant à maintes reprises de l’autre côté de la frontière, au péril de sa vie, pour venir en aide aux fugitifs. Elle sauvera ainsi soixante17 Globe, 1er mars 1851. 18 Robin Winks, The Blacks in Canada, p. 257. JOH N A NDER SON 33 dix personnes environ19. En 1851, elle s’établit à St. Catharines, où elle poursuit sa mission. Elle retourne ensuite aux États-Unis pour prendre part à la guerre de Sécession. Henry Bibb fonde le journal Voice of the Fugitive en 1850, et devient alors l’un des pivots du mouvement abolitionniste canadien. Femme libre, Mary Ann Shadd dirigeait une florissante école pour les Noirs affranchis à Wilmington, dans le Delaware. Quand la Loi sur les esclaves fugitifs est adoptée, rendant les États-Unis beaucoup moins vivables pour les Noirs, elle déménage au Canada en compagnie de son frère, Isaac. Elle s’installe à Windsor puis fonde le Provincial Freeman en mars 1853. Elle devient ainsi la première femme éditrice de presse en Amérique du Nord. Évidemment, le Voice of the Fugitive de Bibb et le Provincial Freeman de Shadd n’ont jamais eu l’influence d’un Globe. Avec les autres publications antiesclavagistes qui se sont succédé au fil des ans, ils ont toutefois largement contribué à faire progresser la cause abolitionniste. Ils ont aussi, du même coup, grandement contribué à creuser le clivage entre le Nord et le Sud de l’autre côté de la frontière. En septembre 1851, 53 délégués des mouvements abolitionnistes des États-Unis et du Canada se rassemblent au St. Lawrence Hall de Toronto pour le Congrès nord-américain des hommes de couleur libres (North American Convention of Colored Freemen), témoignant ainsi du resserrement constant des liens entre les associations antiesclavagistes des deux pays. Les organisateurs avaient d’abord envisagé de tenir cette première rencontre à Boston. Ils optent finalement pour Toronto, jugée plus sûre. Les délégués fixent trois objectifs prioritaires : il faut continuer d’inciter les Noirs américains à s’établir au nord de la frontière ; le Canada doit rester un havre accueillant pour ceux et celles qui fuient l’esclavage et les menaces d’enlèvement ; tous les nouveaux arrivants doivent bénéficier d’une aide ciblée pour s’installer dans leur pays d’accueil. Les délégués décident également que Toronto sera désormais la plaque tournante de l’activité abolitionniste transfrontalière ; ce centre aura des bureaux dans toutes les grandes villes américaines. Les échanges épistolaires entre les abolitionnistes canadiens et américains s’intensifient ; les grands noms de l’abolitionnisme états-unien entreprennent des tournées de conférences et 19 Des estimations plus anciennes avançaient un total de trois cents personnes. Des études récentes établissent toutefois qu’elle aurait plutôt fait traverser la frontière à soixante-dix personnes – ce qui ne retire évidemment rien à son travail héroïque. Harriet Tubman reste une figure incontournable de la lutte contre l’esclavage. 34 VOISI NS E T E N N E M IS de financement au Canada : William Lloyd Garrison, Gerrit Smith, Arthur et Lewis Tappan… L E R A I D D E J O H N B R OW N En octobre 1859, l’intervention échevelée d’un abolitionniste blanc des États-Unis ébranle le mouvement antiesclavagiste de part et d’autre de la frontière et fait trembler toute la classe politique américaine : fougueux, peut-être instable, John Brown lance un raid sur l’arsenal fédéral de Harper’s Ferry, à 80 km environ au nord-ouest de Washington. Il se propose ainsi de saisir des armes et des munitions qui permettront ensuite d’enclencher une vaste insurrection d’esclaves et d’établir dans l’ouest de la Virginie un État afro-américain peuplé d’esclaves libérés. Un an avant son raid, John Brown s’était rendu au Canada… Au printemps 1858, Brown prononce des conférences dans plusieurs villes du Canada-Ouest. En avril, il prend une chambre à Chatham chez Isaac Shadd, le frère de Mary Ann. Le 8 et le 10 mai, il organise dans cette ville une réunion pour exposer son audacieux projet, recueillir des fonds et recruter des volontaires. Une douzaine d’hommes blancs et 33 noirs assistent aux rencontres. L’assemblée débouche sur la rédaction d’une constitution et la formation d’un semblant de gouvernement provisoire placé sous la houlette de Brown, nommé commandant en chef. En définitive, un seul ancien esclave, Osborne Anderson, retournera de l’autre côté de la frontière avec Brown. Le raid sur Harper’s Ferry se révèle un vrai fiasco. Plusieurs compatriotes de Brown sont capturés par les marines placés sous les ordres d’un jeune colonel, un certain Robert E. Lee… Néanmoins, trois hommes de Brown réussissent à s’enfuir au Canada-Ouest. Dans une lettre destinée à un autre abolitionniste américain, un médecin de Boston du nom de Samuel Gridley Howe résume en ces termes le rôle qu’il entrevoit pour le Canada dans le combat antiesclavagiste : « J’observe le Canada avec beaucoup d’intérêt, car il est à mon sens le meilleur allié des États du Nord dans la lutte prochaine contre l’esclavage20 ». 20Winks, The Civil War Years, p. 9. JOH N A NDER SON 35 Autant au Canada qu’aux États-Unis, le mystère Brown reste entier. Les documents rédigés à Chatham l’année précédente sont largement cités lors de son procès et pèsent d’un poids considérable dans sa condamnation pour trahison, conspiration avec des esclaves en vue d’une rébellion, et assassinat21. Brown est pendu le 2 décembre 1859, et accède instantanément au rang de martyr. Alors qu’il est honni dans le Sud des États-Unis, nombre de Canadiens le portent aux nues. Le Globe le surnomme « le héros de Harper’s Ferry22 ». Dans un autre article, le journal écrit que Brown laissera un souvenir admiratif et affectueux, celui d’un « héros qui a risqué ses biens, sa famille et sa vie elle-même pour une autre race23 ». Le jour de ses funérailles, des églises de Windsor, de Chatham, d’Hamilton, de Montréal et de Toronto sonnent le glas. La plupart tiennent des services commémoratifs en son honneur et organisent des collectes de fonds pour sa veuve. La filière canadienne du raid n’est pas inconnue des dirigeants du Sud. Elle ne rend évidemment pas le Canada, son mouvement abolitionniste et son opposition résolue aux convictions sudistes plus sympathiques à leurs yeux… Peu après la pendaison de Brown, Henry Wise, le gouverneur de la Virginie, évoque la piste canadienne en termes cinglants dans une allocution prononcée devant l’Assemblée législative de son État : « Ne nous y trompons pas ! C’était bien d’une invasion qu’il s’agissait, une extravagante effraction perpétrée par un groupuscule poursuivant des buts bien précis, et dirigée expressément contre les propriétaires d’esclaves et contre leurs biens. […] Des hommes ont tenté d’implanter un gouvernement provisoire dans une province britannique, et ces hommes, ce sont des compatriotes à nous, convaincus comme nous des vertus de la confédération, et associés à des Canadiens pour envahir les États esclavagistes24. » Toujours disposé à semer la zizanie entre les États-Unis, la GrandeBretagne et ses colonies nord-américaines, le New York Herald est l’un des nombreux journaux qui évoquent la filière canadienne du raid et se font l’écho du courroux populaire à l’égard des Canadiens : non content de causer du tort au Sud, de l’outrager en ouvrant ses frontières aux esclaves 21 22 23 24 Fred Landon, « Canadian Negroes and the John Brown Raid », p. 177. Globe, 19 octobre 1859. Ibid., 19 novembre 1859. Landon, « Canadian Negroes and the John Brown Raid », p. 178. 36 VOISI NS E T E N N E M IS fugitifs, voilà que le Canada sert maintenant de base pour les invasions et les insurrections ! Reproduit dans l’édition du 28 décembre 1859 du Globe, un éditorial du Herald réclame au président des mesures énergiques pour empêcher le voisin exécré d’offrir un sanctuaire aux esclaves en fuite et de faire office de quartier général pour les conspirateurs et autres traîtres. Le journal cite le gouverneur Wise, selon lequel l’agrément implicite du Canada au raid de Harper’s Ferry constitue un motif suffisant pour déclarer la guerre à la Grande-Bretagne, et cette guerre « se portera évidemment en sol canadien25 ». Le Southern Review s’impose sans doute comme le journal le plus véhément à l’égard du Canada. Il le blâme notamment d’avoir servi pendant des années de « terminus » au Chemin de fer clandestin et de se faire maintenant le complice du raid de Brown : « Cette vile démocratie du Canada, écrit-il, dépravée, bestiale, brutale, déloyale et superstitieuse26… » Tel était donc l’irrespirable climat de l’époque, et tel était le Canada au moment du procès de John Anderson. Il restait certes cette Terre promise, ce mystique pays de Canaan cher aux negro-spirituals, ce lieu béni libéré de l’esclavage. Mais le Canada était aussi le lieu de ces débats moraux, politiques, économiques et sociaux sur l’égalité raciale qui, depuis plusieurs générations déjà, divisaient l’Amérique. UN HOMME TRAQUÉ Bien qu’il soit très heureux de la tournure que son existence a prise depuis qu’il est un homme libre, Anderson s’ennuie terriblement de son épouse. Un soir, au début du printemps 1854, quatre mois après son arrivée au Canada, il éclate en sanglots et se confie à l’une de ses enseignantes, Laura Haviland. Avec l’aide de cette grande figure du réformisme social de l’époque, il compose une lettre dans laquelle il raconte fièrement ses exploits à Marie. Sachant que les autorités du Missouri restent probablement sur ses traces, Haviland lui propose d’envoyer la lettre à Lewis Tomlin, au Missouri, par l’intermédiaire d’un ami du Michigan ; Tomlin pourra ensuite la faire parvenir à Marie. 25 New York Herald, 28 octobre 1859. 26 The Southern Review, 21 mars 1861, cité dans Robert C. Reinders, « The John Anderson Case 1860-1 », p. 259. JOH N A NDER SON 37 Quelques semaines plus tard, tout indique que la lettre a atteint sa destinataire ! Anderson reçoit une missive expliquant que Tomlin a pris les dispositions nécessaires pour enlever Marie à son propriétaire ; une fois cela fait, lui-même ainsi qu’un dénommé Warren l’amèneront dans le Nord avec les enfants. Les retrouvailles familiales auront lieu à Détroit. Cependant, Anderson et Haviland se méfient : tout cela semble trop facile, trop beau pour être vrai. À la fin avril, Haviland se rend au Michigan pour y rencontrer Warren. Cet homme à l’accent du Sud éveille tout de suite ses soupçons. Dès la fin de leur entretien, elle envoie un mot à Anderson lui disant que Warren est très probablement un chasseur d’esclaves. Dès qu’il reçoit la nouvelle, Anderson comprend qu’il doit prendre la fuite. Dissimulant son chagrin de voir ses rêves de retrouvailles broyés, Anderson raconte à ses amis qu’il part à Sault Ste. Marie, encore plus au nord. Mais il prend en réalité le train pour Chatham. Au premier AfroCanadien qu’il rencontre, il se présente sous le nom de James Hamilton. La petite collectivité de 800 hommes libres et esclaves en fuite l’accueille à bras ouverts27. Quelques jours plus tard, des Blancs à l’accent du Sud débarquent dans la ville et font enquête sur un esclave prénommé Jack, qui aurait fui le Missouri en tuant un homme. Personne ne le trahit ; au contraire, des Noirs s’en prennent un soir à un chasseur d’esclaves particulièrement agressif du nom de Brown. Ils l’encerclent, l’accablent de sarcasmes, exhibent une corde et le menacent de le lyncher. Brown sort un pistolet et réussit de justesse à sauver sa vie. Anderson ne peut pas savoir alors que les autorités du Missouri offrent une récompense de 1000 $ pour sa capture depuis l’interception de sa lettre d’amour par la police du comté de Howard. Tomlin, à qui Haviland avait fait envoyer la fameuse lettre, a été faussement accusé d’avoir aidé Anderson à s’enfuir, fouetté avec une brutalité inouïe et banni du comté. Warren et Brown ont ensuite été engagés pour ramener Anderson dans le Missouri. Ayant appris que l’esclave fugitif s’est échappé de nouveau, les autorités du comté de Howard portent leur cause devant Robert Stewart, gouverneur du Missouri. Celui-ci écrit au gouverneur général du Canada, 27 Wayne, « The Black Population of Canada West on the Eve of the American Civil War », p. 469. 38 VOISI NS E T E N N E M IS lord Elgin, pour lui demander assistance. Haviland écrira plus tard qu’un avocat de la Nouvelle-Orléans lui avait expliqué que l’histoire d’Anderson était alors bien connue dans tous les États du Sud. L’ancien esclave était devenu le symbole de l’incurie et du laxisme coupable des habitants des États du Nord et des Canadiens, qui accueillaient des criminels avec beaucoup d’empressement et leur offraient refuge. « Nous aurons Anderson coûte que coûte », lui avait-il dit. « Le Sud est bien décidé à mettre le grappin sur cet homme, par tous les moyens légaux dont il dispose et par tous les autres moyens qui pourraient lui être utiles28. » Anderson s’enfuit de nouveau. Il s’établit à Brantford, où il apprend le métier de maçon et de plâtrier. Travailleur sérieux et compétent, honnête et intelligent, sachant lire, écrire et tenir une comptabilité, il fonde bientôt sa propre entreprise et devient prospère. En 1858, quatre ans après qu’il a repris son errance, il possède déjà suffisamment d ­ ’économies pour s’acheter une maison. Les propriétaires d’esclaves et les chasseurs lancés à ses trousses semblent avoir abandonné la partie… Son répit sera de courte durée. Tandis qu’Anderson refait sa vie sous une identité nouvelle, les esclavagistes des États-Unis sont de plus en plus déterminés à en finir avec les abolitionnistes et avec leurs complices canadiens, qui représentent à leurs yeux une grave menace à leur mode de vie. À mesure que le mouvement abolitionniste gagne en force des deux côtés de la frontière, les tentatives d’enlèvement et de capture suscitent des épisodes de plus en plus violents. Dans une allocution prononcée devant la Chambre des représentants, un démocrate représentant le Mississippi au Congrès exprime en ces termes la frustration et l’exaspération du Sud : Plus personne ne peut posséder d’esclaves s’il leur suffit de franchir une ligne imaginaire pour tomber entre les mains de nos ennemis et amis qui les aident dans leur fuite. […] Croyez-vous vraiment, Messieurs, que nous resterons les bras croisés pendant ce temps ? Devant cette situation, le Sud ne courbera jamais l’échine ! Qu’importent les conséquences, qu’importent les flots de sang qui devront couler, nous sommes fermement résolus à garder nos esclaves et à maintenir leur condition actuelle29. 28 Laura Haviland, A Woman’s Life-work, p. 206-207. 29 Robard Singleton, « Resistance to Black Republican Domination », p. 20. JOH N A NDER SON 39 Dès les années 1820, des gouverneurs des États du Sud envoyaient des lettres aux dirigeants politiques canadiens pour exiger le retour des esclaves. Dans ses réponses, le Canada ne s’est jamais embarrassé de fioritures. Ainsi sir James Kempt, du Conseil exécutif canadien, a-t-il opposé en 1829 une fin de non-recevoir abrupte à Ninian Edwards, gouverneur de l’Illinois : « Le droit canadien ne reconnaît pas l’esclavage et, en vertu de nos lois, nul homme ne peut en posséder un autre30 ». En conséquence de quoi, l’esclave réclamé par l’Illinois ne sera pas renvoyé aux États-Unis. Le gouvernement canadien a adopté en 1833 la Loi sur les criminels fugitifs (Fugitive Offenders Act) dans l’espoir de résoudre définitivement les difficultés causées par les évasions transfrontalières. Ces dispositions n’ont évidemment pas apaisé les gouverneurs des États du Sud, dans la mesure où elles se contentaient de traduire en termes juridiques une pratique implantée de longue date, à savoir qu’un contrevenant pouvait être renvoyé aux États-Unis uniquement s’il avait manifestement commis dans ce pays un crime qui lui aurait valu d’être arrêté au Canada. Or, le droit canadien ne considérait pas comme un crime le fait de « se voler soi-même à son propriétaire »… En d’autres termes, la nouvelle loi garantissait aux esclaves en fuite qu’ils ne pourraient pas être renvoyés aux États-Unis sous le seul motif qu’ils y avaient été esclaves. En 1834, Abraham Johnson vole un cheval pour s’échapper d’une plantation de la Virginie. Il se rend jusqu’à Détroit, puis à Windsor, mais se fait capturer par un chasseur d’esclaves. Les autorités canadiennes refusent de le renvoyer aux États-Unis. Stevens Mason, gouverneur du territoire du Michigan, se lance alors dans la mêlée et réclame le retour de Johnson, non parce qu’il était esclave, mais parce qu’il s’était rendu coupable d’un crime grave : le vol d’un cheval. Les autorités canadiennes conviennent qu’il a bien volé la monture. Elles précisent toutefois qu’il a commis ce méfait pour échapper à l’esclavage, et que, par conséquent, son crime était justifié. Cette décision établit un important précédent : tout ou presque semble désormais permis dès qu’il s’agit d’échapper à l’esclavage. Il va sans dire que les lois canadiennes, leur interprétation ainsi que leur application indisposent prodigieusement les États-Unis. Alexander 30 Smardz Frost, I’ve Got a Home in Glory Land, p. 206. 40 VOISI NS E T E N N E M IS Baring, membre du Conseil privé britannique et premier baron Ashburton, et Daniel Webster, secrétaire d’État américain, concluent en 1842 le traité Webster-Ashburton. Ce faisant, leur principal objectif consiste à résoudre des désaccords frontaliers entre le Maine et le Nouveau-Brunswick, et sur la rive nord-ouest du lac Supérieur. Au cours de leurs négociations, l’affaire du Creole leur impose toutefois de s’intéresser à des considérations tout autres. En 1841, les cent trente-cinq esclaves américains acheminés par le Creole depuis la Virginie jusqu’à la Nouvelle-Orléans se soulèvent et prennent le contrôle du navire. Plusieurs des dix-neuf membres d’équipage sont tués. Le navire doit accoster à Nassau, alors sous domination britannique, où les autorités libèrent les esclaves. Le président Tyler a beau réclamer, tonner, menacer, rien n’y fait : les esclaves ne seront pas renvoyés aux États-Unis31. Pour apaiser les tensions causées par l’incident et éviter des dissensions similaires à l’avenir, Ashburton et Webster élaborent rapidement une ébauche de procédures d’extradition et les inscrivent dans l’article 10 du Traité, en laissant à d’autres le soin d’établir une entente plus complète à une date ultérieure. Mais en 1859, cette version plus précise n’a toujours pas vu le jour… Par conséquent, la vie d’Anderson dépend maintenant de l’interprétation du dixième article, rédigé en toute hâte, d’un traité portant essentiellement sur des questions territoriales. Anderson avait un ami, un certain Wynne, qu’il fréquentait depuis assez longtemps. Les deux hommes s’étaient raconté leurs évasions respectives, et Wynne connaissait depuis plusieurs années la véritable identité d’Anderson ; il savait également qu’il avait poignardé un homme pendant sa fuite et que les autorités du Missouri étaient probablement encore à ses trousses. Ainsi qu’il arrive parfois en amitié, un désaccord mineur survenu au printemps 1860 tourne à l’amère querelle. Aigri, Wynne dénonce Anderson à un juge de la région, William Matthews, qui s’acquitte de son devoir avec diligence. Le lendemain, le shérif s’approche d’Anderson, occupé à entailler un érable ; il n’oppose aucune résistance à son arrestation. Anderson est incarcéré dans la prison de Brantford. Matthews informe de sa capture la police de Détroit, qui dépêche Samuel Port de 31 La Grande-Bretagne acceptera en 1855 de verser 100 000 $ aux États-Unis en contrepartie des esclaves qu’elle n’avait pas voulu leur rendre. JOH N A NDER SON 41 l’autre côté de la frontière. Il arrive muni du mandat d’arrêt originellement émis dans le Missouri pour le meurtre de Digges. Au cours d’une brève audience, alors qu’il n’a jamais vu Anderson de sa vie, Port l’identifie avec assurance : c’est bien l’homme qui a tué Digges. Matthews décide qu’Anderson sera gardé en détention jusqu’à ce que les documents d’extradition soient établis. Un enquêteur des États-Unis, James Gunning, prend l’affaire en mains et envoie des câblogrammes demandant de l’aide au Missouri ainsi qu’à Washington. Lewis Cass, secrétaire d’État américain, se charge personnellement d’accélérer le cours des choses. En attendant la réponse des autorités américaines, Matthews interroge Anderson. L’ancien esclave raconte son évasion sans rien en dissimuler ; en particulier, il ne cache pas qu’il a poignardé un homme qui tentait de l’arrêter dans sa fuite. Jusqu’à cet entretien, Anderson ne connaissait pas le nom de Digges et ne savait pas qu’il avait succombé à ses blessures. Abolitionniste britannique de renom, John Scoble s’est établi au Canada en 1851. Depuis, il participe activement au mouvement anti­esclavagiste canadien. Mesurant l’importance de l’affaire Anderson, il engage Samuel Black Freeman pour défendre l’ancien esclave. Ce talentueux avocat d’Hamilton a notamment contribué à la mise sur pied de la Société antiesclavagiste du Canada huit ans plus tôt. Il a pris connaissance du dossier d’Anderson ; bouleversé, il accepte de le représenter. Freeman s’entretient avec Anderson, puis avec Matthews. Il souligne qu’aucune accusation ne pèse contre l’ancien esclave en vertu des lois britanniques et canadiennes et que, par conséquent, il ne saurait être incarcéré. Très déterminé à obtenir gain de cause, l’avocat menace de porter l’affaire devant un tribunal de plus haute instance si Anderson n’est pas relâché immédiatement. Pendant que Matthews prend la requête de Freeman en délibéré, Scoble alerte la presse canadienne pour qu’elle fasse largement connaître l’affaire Anderson aux antiesclavagistes. Dans son éditorial du 9 avril, le Globe, comme la plupart des autres quotidiens, se porte au secours du prisonnier : « Tout doit être tenté pour éviter qu’il ne soit remis aux autorités des États-Unis pour le crime dont on l’accuse32 ». Pendant ce 32 Globe, 9 avril 1860. 42 VOISI NS E T E N N E M IS temps, des membres de la Société antiesclavagiste et d’autres sympathisants abolitionnistes écrivent aux représentants du gouvernement canadien pour exiger que Matthews libère Anderson. Le 30 avril, l’enquêteur Gunning revient avec les documents d’extradition. Il est trop tard : Anderson est parti. Matthews a ordonné sa libération deux jours plus tôt ; Freeman et Scoble se sont empressés de le faire disparaître. Anderson s’établit cette fois dans la petite ville de Simcoe, parmi d’autres anciens esclaves fugitifs. Nullement découragé par ce revers, Gunning part à sa recherche flanqué d’un enquêteur de Détroit, un dénommé Julius Blodgett, et un chasseur d’esclaves engagé pour l’occasion. La petite collectivité de Simcoe protège Anderson et lance ses poursuivants sur de fausses pistes. Ils se montrent toutefois d’une redoutable pugnacité. Le 27 août, ils finissent par mettre la main sur Anderson et le traînent jusqu’à la prison du comté de Norfolk, à Simcoe, au terme d’une brève échauffourée. Entretemps, le juge Matthews a changé d’avis. Certains affirment que ce revirement ne serait pas étranger au fait qu’on lui aurait offert une partie de la rançon de 1000 $ promise par le Missouri pour la capture d’Anderson. Quoi qu’il en soit, Matthews ordonne le transfert du prisonnier à Brantford et envoie des policiers à Simcoe pour qu’ils le ramènent. Mais les juges de Simcoe et les avocats de la Couronne ne l’entendent pas de cette oreille. Pendant que les tribunaux se disputent Anderson, les journaux se font l’écho de son arrestation. Leurs articles aiguillonnent la communauté noire de Simcoe et les abolitionnistes qui réclament avec force la libération du prisonnier. Matthews finit par avoir gain de cause. Anderson retourne à Brantford. Des abolitionnistes blancs et des amis et sympathisants noirs l’accompagnent tout au long du trajet. Ils campent devant la prison de Brantford afin de veiller à ce que les Américains ne l’enlèvent pas pour le ramener de l’autre côté de la frontière sans qu’il ait pu être dûment jugé par les tribunaux canadiens. Dans la prison, Anderson croupit en isolement dans une cellule exiguë, menottes aux poignets. Seul son avocat peut lui rendre visite. Dès le début de l’audience d’extradition, des journalistes américains et canadiens s’entassent dans le tribunal aux côtés des sympathisants JOH N A NDER SON 43 d’Anderson ; plusieurs d’entre eux sont venus du Missouri. Le juge Matthews prendra seul sa décision, sans jury. Son parcours professionnel et sa réputation laissent beaucoup à désirer. Ancien maire de Brantford, Matthews a harcelé des électeurs, a été accusé de fraude pendant sa campagne et aurait battu un prisonnier. Dans son ensemble, l’opinion publique considère qu’il ne doit son poste qu’à ses liens d’amitié avec John A. Macdonald33. Macdonald est à l’époque l’homme politique le plus influent et le plus fascinant du Canada. Grand et mince, souriant, le regard vif, c’est un bon vivant qui aime lever le coude et raconter des anecdotes et des histoires drôles : personne n’échappe à son charme délicieusement canaille. Son génie politique, son charisme et son intelligence joueront bientôt un rôle crucial dans la fondation d’un Canada indépendant. En 1860, Macdonald est déjà un praticien chevronné du droit des entreprises, qu’il exerce à Kingston. Il est aussi fin stratège politique, adoré de ses alliés, respecté de ses ennemis. Depuis 1849, le gouvernement canadien se compose de trois entités : l’Assemblée législative (la Chambre basse ou Chambre des communes), le Conseil législatif (la Chambre haute ou Sénat) et le Conseil exécutif (le Cabinet). L’ensemble de cette structure gouvernementale est placé sous la supervision d’un gouverneur nommé par la Grande-Bretagne. Le gouverneur général possède encore un pouvoir important à la fin des années 1850, notamment en ce qui concerne les relations internationales. Le pouvoir politique intérieur revient par contre à l’Assemblée législative élue ; elle tient les cordons de la bourse et désigne le parti qui formera le prochain gouvernement (et dont le chef sera premier ministre). Macdonald est copremier ministre du Canada depuis 1856, d’abord avec ÉtiennePaschal Taché, puis avec George-Étienne Cartier. Également procureur général du Canada-Ouest, il est très largement considéré comme le représentant de la colonie tout entière dans les questions juridiques. L’affaire Anderson s’avère complexe, et Macdonald doit en mesurer soigneusement toutes les implications juridiques et toutes les incidences sur la politique intérieure ; il doit aussi prendre en considération ses répercussions possibles sur les relations houleuses et instables que le Canada entretient avec les États-Unis et avec la Grande-Bretagne, de plus en plus belliqueuse. 33 William Teatero, John Anderson Fugitive Slave, p. 64. 44 VOISI NS E T E N N E M IS L’affaire Anderson constitue un cruel dilemme pour Macdonald. Personnellement, il penche en faveur de l’ancien esclave et des abolitionnistes34. En avril 1856, il a pris fait et cause pour un autre esclave fugitif, Archy Lanton, dont les autorités américaines réclamaient la « restitution ». Macdonald a écrit au secrétaire de la province pour dénoncer le fait que les juges avaient selon lui gravement erré en autorisant les Américains à le ramener sur leur sol avant qu’il ait pu bénéficier d’une audience. « Il y a fort à craindre que Lanton, qui est un homme de couleur et qui a fui les États-Unis, n’ait été victime d’un complot visant à l’enlever35 », écrit-il. Il ne réclamait ensuite rien de moins que la destitution des juges qui avaient autorisé son retour de l’autre côté de la frontière. Le principal adversaire politique de Macdonald est le réformiste George Brown. Les deux hommes s’affrontent depuis des années, de plus en plus brutalement. Avec le temps, leurs divergences politiques se sont muées en haines personnelles réciproques. Macdonald dissimule son animosité sous des traits cinglants et des piques acerbes ; Brown exprime ouvertement son aversion et son mépris à l’égard de son vis-à-vis conservateur. Mais Brown est aussi l’un des principaux porte-parole du mouvement abolitionniste… Politiquement, Macdonald prendrait donc un risque considérable s’il appuyait Anderson sans réserve. Pour éviter cet écueil, il ordonne à Matthews « [de] requérir des preuves du crime suffisantes pour étayer une accusation en vertu des lois de la province avant de procéder à l’extradition36 ». En d’autres termes, le juge devra s’en tenir strictement au droit en vigueur. La Cour entend d’abord la déposition d’un esclave de Digges, puis le témoignage de son fils. Tous deux ont assisté à l’altercation et ont vu Anderson poignarder Digges. La Cour entend également un commentaire de la Loi sur les esclaves fugitifs des États-Unis, qui obligeait Digges à tenter d’arrêter toute personne qu’il pouvait raisonnablement soupçonner d’être un esclave en fuite. Enfin, Anderson déclare qu’il n’avait pas l’intention de tuer Digges et qu’il n’a eu d’autre choix que de recourir à la force physique pour se tirer de cette situation fâcheuse, fuir les États-Unis et vivre libre. 34 Macdonald à Freeman, 27 décembre 1860, BAC, fonds sir John A. Macdonald, vol. 673. 35 Richard Gwyn, John A., p. 151. 36 Macdonald à Matthews, 3 août 1859, BAC, fonds sir John A. Macdonald, vol. 673. JOH N A NDER SON 45 Matthews ne tarde guère à prendre sa décision. En vertu de son interprétation du traité Webster-Ashburton, explique-t-il à la Cour, il doit ordonner l’extradition d’Anderson vers les États-Unis. Il ne reste ainsi qu’une seule étape à franchir pour finaliser le processus : le gouvernement canadien doit encore approuver la décision du tribunal. C’est à Macdonald que cette mission incombera. Comme Macdonald, Robert Stewart, gouverneur du Missouri, se trouve dans un périlleux dilemme. Doit-il laisser aux Canadiens le champ libre pour décider de ce qu’il adviendra d’un « bien » appartenant à l’un de ses citoyens du Missouri ? Doit-il au contraire peser de tout son poids pour tenter d’infléchir la décision canadienne en prenant bien soin de le faire savoir aux Américains de son État et du Sud tout entier ? Doit-il faire comme si tout cela ne le regardait pas ? Mais dans ce cas, son inertie ne reviendrait-elle pas à plier devant les abolitionnistes du Nord et les Canadiens qui, depuis un certain temps déjà, exercent des pressions considérables sur les États esclavagistes, le Missouri par exemple, faisant progresser au passage la cause sécessionniste ? Stewart décide finalement d’unir ses forces à celles de James Green, sénateur du Missouri, qui suit l’affaire Anderson de près. Les deux hommes écrivent au secrétaire d’État Lewis Cass pour exiger du gouvernement fédéral qu’il intervienne directement auprès du Canada ou par l’intermédiaire de la Grande-Bretagne37. En janvier 1861, dans la dernière allocution qu’il prononce juste avant de quitter ses fonctions, le gouverneur Stewart soutient que son État est celui qui a le plus souffert de ce qu’il considère comme des « vols » d’esclaves. Cependant, ajoute-t-il, même s’il espère que le Missouri restera fidèle à l’Union, il doit continuer de se battre pour la préservation de ses droits, notamment celui de maintenir l’esclavage et de prendre tous les moyens nécessaires pour ramener les fugitifs du Canada38. Sensible aux sollicitations de Stewart et de Green, Cass rédige une requête officielle adressée à la Grande-Bretagne. Comme les gouvernements du Canada et des États-Unis, celui de la Grande-Bretagne doit tenir compte de considérations nombreuses et diverses dans sa réponse ; en particulier, il souhaite éviter les conflits avec les États-Unis. 37 New York Times, 21 décembre 1860. 38 Ibid., 4 janvier 1861. 46 VOISI NS E T E N N E M IS Westminster envoie des instructions très claires au gouverneur général canadien, sir Edmund Head, qui a succédé à lord Elgin en décembre 1854 : les autorités canadiennes doivent prendre toutes les dispositions prévues par le droit canadien. Néanmoins, précise lord John Russell, secrétaire britannique aux Affaires extérieures, elles sont également tenues de « remettre la personne ci-dessus nommée John Anderson à toute personne ou tout groupe de personnes dûment autorisé par les autorités du Missouri à prendre en charge ledit fugitif et à le ramener aux États-Unis pour qu’il y soit jugé39 ». Freeman, l’avocat d’Hamilton fondateur de la Société antiesclavagiste du Canada, a soumis une requête au gouvernement canadien le 1er octobre. Le 6 du même mois, il amorce une passionnante correspondance avec Macdonald. Il lui écrit ainsi que l’affaire Anderson repose tout entière sur l’interprétation que l’on donne du traité Webster-Ashburton ; Macdonald se déclare tout à fait en accord avec lui sur ce point. Freeman explique au procureur général l’argumentation qu’il compte présenter à la Cour : puisque Anderson et Digges sont tombés en se bagarrant quand Anderson tentait de s’enfuir, l’ancien esclave ne peut pas être accusé d’assassinat, c’est-à-dire de meurtre avec préméditation mais, tout au plus, d’homicide involontaire40. Or, l’homicide involontaire ne figure pas sur la liste des crimes passibles d’extradition inscrite dans le Traité. En outre, un précédent juridique considère comme justifiable toute action mise en œuvre pour échapper à l’esclavage. Son argumentaire, de nature morale, renvoie au droit naturel plutôt qu’à une interprétation étroite de la loi canadienne et du traité britannique. Mais il n’est pas exclu qu’il lui permette d’atteindre son but… Au fil de sa longue et foisonnante carrière politique, Macdonald a maintes fois prouvé qu’il savait attendre le moment propice et laisser certaines décisions mûrir. Cette maîtrise de l’art de l’atermoiement lui a d’ailleurs valu le surnom de « Père Demain »… Dans l’affaire Anderson, Macdonald recourt à cette tactique qui l’a si souvent servi : « [J’en] suis venu à la conclusion, avec un grand regret, mais sans qu’il existe aucun doute à ce sujet dans mon esprit, que cet individu a commis le crime de meurtre. Sous ces circonstances, tout ce que je puis faire, c’est de vous 39Teatero, John Anderson Fugitive Slave, p. 74. 40 Freeman à Macdonald, 6 octobre 1860, BAC, fonds sir John A. Macdonald, vol. 540. JOH N A NDER SON 47 donner toutes les facilités possibles pour soumettre cette question aux cours ou à un juge, par habeas corpus41 », écrit-il à Freeman. Secrètement, Macdonald s’engage aussi à ce que le gouvernement prenne en charge tous les frais juridiques d’Anderson. TO U R M E N T E P O L I T I Q U E Le 4 novembre 1860, trois hommes austères vêtus de toges noires entrent dans la salle d’audience du tribunal d’Osgoode Hall de Toronto. Anderson se lève. Il entend derrière lui la rumeur sourde de la foule entassée dans les couloirs surchauffés. Freeman présente les arguments qu’il a soigneusement répétés. Il conclut sa plaidoirie en citant lord Denman. Cet homme d’État britannique hautement respecté estimait que le traité Webster-Ashburton et les causes s’y rapportant reposaient en définitive sur cette conviction fondamentale : « Nul pays ne peut appliquer la loi d’un autre s’il la tient pour injuste, comme c’est le cas de la loi de l’esclavage42 ». Freeman marque ensuite une pause du plus bel effet, rassemble lentement ses papiers, les ordonne et se rassoit. Henry Eccles représente la Couronne. Balayant d’un revers de la main l’argumentation morale de Freeman, il soutient que l’affaire est d’ordre strictement juridique. En outre, le Traité ne prévoit aucune exemption pour les esclaves fugitifs, et la Cour, souligne-t-il, ne saurait en inventer une. « Il ne fait aucun doute que [la pratique de l’esclavage] est contraire à l’esprit de toutes les lois de la Grande-Bretagne et de ce pays, que tout ce qui s’en approche de près ou de loin ne doit être toléré qu’avec la plus grande circonspection, et que seul l’appui le plus restreint possible doit être accordé aux conceptions et objectifs de cette institution. Néanmoins, nous devons régler nos décisions sur les termes du Traité, qui doit être considéré comme un contrat, et nous ne pouvons y voir ni exception ni disposition qu’il ne contienne43. » Pour conclure, Eccles rappelle que, en vertu de la Loi sur les esclaves fugitifs, Digges n’avait pas 41 Macdonald à Freeman, 18 octobre 1860, BAC, fonds sir John A. Macdonald, vol. 540. 42 Province du Canada, Documents de la session, vol. 19, n° 4. 43 Ibid. 48 VOISI NS E T E N N E M IS la possibilité, mais bien l’obligation légale, de s’opposer à l’évasion d’Anderson. Anderson est autorisé à lire une déclaration rédigée d’avance. Il se lève lentement et se redresse. Après trois mois passés en prison, mal nourri et sans grande possibilité d’activité physique, souvent aux fers, il apparaît considérablement amaigri. Il s’éclaircit la voix et lit soigneusement la feuille devant lui. « Une fois la décision prise de ne pas me laisser attraper vivant, conclut-il, je n’avais d’autre choix que de faire ce que j’ai fait44. » Anderson se rassoit. Le juge en chef Robinson ajourne la séance en promettant de rendre sa décision le plus rapidement possible. Les journaux canadiens rendent compte de l’événement conformément à leurs positions éditoriales. Le Globe estime qu’au terme de ces audiences, Anderson doit être libéré sur-le-champ. Au fil de plusieurs articles et textes éditoriaux, il reproche à Macdonald de s’être débarrassé d’une décision intrinsèquement politique en confiant aux tribunaux le soin de la prendre. Évidemment, le quotidien de Brown n’a jamais été tendre à l’égard de Macdonald… À l’inverse, le Hamilton Daily Spectator, journal conservateur, attaque Brown et le Globe en éditorial : « Il est tout à fait excessif de l’accuser [Macdonald] de prendre la part des chasseurs d’esclaves, et d’essayer d’en convaincre le public, alors qu’il devrait apparaître clairement à tout le monde qu’il n’a nul intérêt, ni personnel ni politique, à prendre des libertés avec la loi, ainsi qu’on l’en accuse45. » Le 15 novembre, le Globe reproduit un éditorial du Hamilton Times, quotidien local directement rival du Daily Spectator. Le texte exsude une ardeur nationaliste et impérialiste chauffée à blanc par la controverse. Ce n’est plus seulement des intérêts de ce pauvre fugitif qu’il est question maintenant. Le caractère sacré du refuge que le drapeau britannique offre traditionnellement aux malheureux est en jeu aujourd’hui ; l’honneur et la dignité du Canada sont soumis à d’extraordinaires assauts ; la sécurité de milliers de sujets de l’Empire, travailleurs et loyaux, ayant connu plus que leur part de souffrances, est aujourd’hui menacée. Voilà où nous en sommes ! Le Canada protégerait les chasseurs d’esclaves ! […] Si ce pauvre homme est laissé à lui-même, seul et sans appuis, abandonné de tous dans ce combat contre ses adversaires avides, alors il est perdu et le Canada sera 44 Toronto Leader, 24 novembre 1860. 45 Globe, 28 novembre 1860, et Hamilton Daily Spectator, 29 novembre 1860. JOH N A NDER SON 49 déshonoré ; mais si, au contraire, ses intérêts sont dûment défendus, notre illustre héritage – les lois de l’Angleterre – le mettra à l’abri du danger46. La décision devant être rendue le 29 novembre, des policiers sont appelés en renforts pour patrouiller dans Osgoode Hall ; une foule nombreuse, des hommes noirs pour la plupart, se masse devant le tribunal. Le juge en chef Robinson se présente brièvement dans la salle d’audience, juste le temps d’annoncer que les deux autres juges ont besoin d’un délai additionnel, et que la décision sera donc annoncée à une date ultérieure. Ce sursis permet aux journaux de souffler sur les braises de l’indignation. Le lendemain de l’annonce du report, le Globe publie un éditorial au vitriol. Le renvoi d’Anderson aux États-Unis équivaudrait à un meurtre : « La conscience et le cœur du peuple canadien et de la nation britannique diront, au vu des faits, [qu’Anderson] n’est pas un meurtrier aux yeux de Dieu, pas plus qu’en vertu de la loi anglaise, et que, par conséquent, ceux qui ordonneraient qu’il soit livré aux chasseurs d’esclaves sanguinaires du Missouri se rendraient par là coupables du meurtre d’Anderson et de toutes ses effroyables conséquences47 ». L’affaire Anderson suscitant un intérêt considérable dans les journaux et dans l’opinion publique, de nombreux politiciens canadiens se lancent dans la mêlée. De nouvelles alliances se forment ; d’anciennes querelles sont oubliées. Des réformistes tels que Michael Foley, par exemple, qui ont toujours jugé sévèrement Brown, se rangent à ses côtés pour condamner vigoureusement l’esclavage, les Américains qui pourchassent les fugitifs en sol canadien, ainsi que Macdonald, qui semble les appuyer48. À cette époque, Macdonald doit également essuyer de vives critiques en raison d’un incident survenu lors de la visite royale au Canada d’Édouard, prince de Galles. Son Altesse royale et le secrétaire d’État aux Colonies, le duc de Newcastle, ont été confinés à bord d’un bateau amarré dans le port de Kingston durant vingt-deux heures interminables pour échapper au déploiement bruyant de membres de l’Ordre d’Orange, une organisation anticatholique puissante au Canada, mais illégale en Angleterre. Macdonald ne peut certes pas être tenu pour responsable de 46 Globe, 15 novembre 1860. 47 Ibid., 30 novembre 1860. 48 Patrick Brode, The Odyssey of John Anderson, p. 49. 50 VOISI NS E T E N N E M IS l’incident. Néanmoins, constatant que le scandale ne faiblit pas, il choisit de s’en expliquer directement à la population en se pliant à un exercice complètement inédit en politique canadienne : une tournée de conférences. Le 3 décembre, dans une salle enfumée et bondée de St. Catharines, 350 personnes assistent à son allocution en engloutissant force alcools et nourriture. Le procureur général expose son point de vue sur les deux sujets qui défraient alors la chronique. Il expédie d’abord les manifestations orangistes avec habileté et humour : John A. n’a pas son pareil pour charmer les foules ! Il passe ensuite à la cause Anderson, qu’il évoque pour la première fois dans une assemblée publique. Macdonald défend le principe de la primauté du droit, le professionnalisme des trois juges chargés du dossier et toutes les décisions prises dans cette affaire. Chaque fois qu’il prononce le nom de Brown, ses propos sont accueillis par un tonnerre d’applaudissements frénétiques et de huées indignées. « Aussi étrange que cela puisse paraître, déclare-t-il, monsieur Brown, du Globe, tente de promouvoir ses intérêts politiques et de marquer des points contre moi en me reprochant de ne pas avoir renvoyé cet homme aux États-Unis pour y être jugé […] ; or, il était en mon pouvoir de le renvoyer au Missouri sans autre forme de procès ; il me reproche en somme d’en référer aux juges pour déterminer la légitimité et le sérieux des accusations portées contre lui49. » En conclusion, Macdonald soutient que les convictions antiesclavagistes de son parti et les siennes propres s’avèrent incontestablement bien plus profondes que celles de Brown. Pendant ce temps, de nombreux journaux des États-Unis continuent de s’interroger sur les conséquences fâcheuses que l’affaire Anderson pourrait avoir. « Si le juge se prononce en faveur des demandeurs, écrit par exemple le Detroit Daily Advertiser en éditorial, c’en sera terminé du Chemin de fer clandestin et le Canada cessera d’être un havre pour les fugitifs50. » Le New York Times accorde dans ses pages une place considérable à l’affaire Anderson et mesure bien son importance dans la politique intérieure canadienne et dans les relations entre le Canada, la GrandeBretagne et les États-Unis. L’un de ses articles évoque la possibilité que cette cause judiciaire mène à la guerre : « En ce qui concerne les relations 49 Ibid., p. 50. 50 Detroit Daily Advertiser, 5 décembre 1860, cité dans Brode, The Odyssey of John Anderson, p. 52. JOH N A NDER SON 51 entre la Grande-Bretagne et les États-Unis […] cette affaire pourrait bien faire office de casus belli entre les deux pays51 ». The Baltimore American joint sa voix à celles de nombreux autres journaux du Sud qui disent tout haut ce que Stewart, le gouverneur du Missouri, et bien d’autres ne murmurent qu’en privé : l’affaire Anderson commence à peser d’un poids considérable dans les discussions qui agitent les villes du Sud quant aux avantages possibles d’une éventuelle sécession… L’un de ces articles déclare sans détour qu’Anderson doit être extradé au plus vite et jugé au Missouri pour couper l’herbe sous le pied des citoyens de cet État qui envisagent la sécession : « Il est essentiel pour le Sud que les assassins comme Anderson soient renvoyés dans leur État d’origine pour y subir le châtiment qu’ils méritent. Si de tels méfaits restent impunis, qui osera encore dire que les gens du Sud n’ont aucune raison de se plaindre52 ? » Enfin, les juges d’Anderson se déclarent prêts à rendre leur décision. En cette matinée froide du 15 décembre, une foule nombreuse et agitée s’est rassemblée pour entendre le verdict. Une fois de plus, des policiers en armes patrouillent dans le bâtiment ; des soldats se tiennent sur le qui-vive à quelques pas de là. Peu après dix heures, le juge en chef Robinson mène les juges McLean et Burns jusqu’à leurs sièges. Puisqu’ils rendront séparément leur décision, Anderson aura besoin d’au moins deux jugements favorables pour recouvrer sa liberté. Le juge Robinson lit une déclaration méticuleusement rédigée, et dans laquelle il soutient qu’il n’est pas indispensable de prouver que le meurtre a bien eu lieu pour extrader Anderson : il suffit pour cela d’établir l’existence d’éléments de preuves suffisants pour justifier un procès. Qu’Anderson ait poignardé Digges pour tenter d’échapper à l’esclavage, cela n’est pour lui d’aucune pertinence. Robinson conclut qu’Anderson doit être renvoyé au Missouri afin d’y être jugé pour meurtre. Le juge Archibald McLean prend ensuite la parole. En désaccord avec Robinson, il propose des lois en vigueur une interprétation élargie qui renvoie aux arguments moraux de Freeman : « [Anderson] a fui la république voisine, [dans laquelle] se manifestent de plus en plus clairement chaque jour le fléau et les maux de l’esclavage, et […] il était 51 Ibid., p. 53. 52 Baltimore American, 3 décembre 1860, cité dans Brode, The Odyssey of John Anderson, p. 53. 52 VOISI NS E T E N N E M IS donc légitime, à mon sens, que le prisonnier employât toute la force nécessaire pour s’épargner un sort qui se serait assurément révélé pour lui le plus effroyable qui soit. […] Je ne saurais en aucune circonstance me sentir tenu de reconnaître des dispositions qui transforment une grande partie de la race humaine en biens meubles53. » C’est donc le juge Burns qui tranchera. Il déclare que l’interprétation du Traité doit se fonder, non seulement sur son libellé, mais également sur l’intention des personnes et instances qui l’ont rédigé et ratifié : « Il est vrai que, dès l’instant où un esclave pose le pied en sol canadien, il devient libre ; cependant, le gouvernement britannique n’a jamais voulu qu’il pût être ainsi soustrait aux accusations de meurtre, piraterie ou incendie criminel qui pèseraient contre lui, et ce, même si ce méfait a été commis pour tenter de conquérir sa liberté54 ». L’auditoire a le souffle coupé : Burns vient de se ranger à l’avis de Robinson. Tous les regards se tournent vers Robinson. Le juge en chef ordonne qu’Anderson soit reconduit à la prison de Brantford pour y attendre son extradition vers les États-Unis. Il accède ensuite à la requête de Freeman, qui demande que l’exécution de cet ordre soit retardée d’une semaine pour pouvoir envisager l’appel. Menottes aux poignets, Anderson est emmené vers la sortie, sur l’avant du bâtiment. Dans la foule qui l’entoure, certains l’acclament à son passage ; d’autres hurlent la colère que leur inspire la décision des juges. Freeman tente de calmer les esprits : « C’est la loi ! lance-t-il d’une voix forte. Nous devons nous y soumettre55 ! » Anderson est mené en direction d’une voiture qui l’attend devant l’édifice. La foule l’escorte. Dans la confusion, il est bien difficile de dire si les gens veulent simplement le voir ou s’ils cherchent à l’arracher des mains du shérif adjoint. La police les repousse sans ménagement et dégage un chemin jusqu’à la voiture pour Anderson. Quelques minutes plus tard, il retrouve sa cellule exiguë de la prison de Toronto. La foule se disperse sans incident. L’affaire n’est pas terminée pour autant. 53 Décisions de la Cour du banc de la Reine, Province du Canada, Documents de la session, vol. 20, n° 4. 54 Ibid. 55 William Renwick Riddell, « The Fugitive Slave in Upper Canada », p. 356. JOH N A NDER SON 53 Depuis sa résidence de Kingston, qu’il fréquente rarement, Macdonald envoie un télégramme à Freeman pour lui offrir que le gouvernement prenne en charge les frais de l’appel56. Quelques jours plus tard, le 22 décembre, Freeman se présente à nouveau devant le juge en chef Robinson. Celui-ci lui indique que ses chances de gagner sa cause en appel sont minimes et rejette sa requête. Anderson est placé à bord d’un train et retourne dans sa cellule de Brantford pour y attendre son extradition vers le Missouri. D’un bout à l’autre du Canada, les journaux commentent toutes ces décisions. Abolitionniste et pro-Anderson, comme d’ailleurs l’ensemble de sa province, le Quebec Mercury demande la destitution du juge en chef Robinson57. Le Globe dénonce également la décision de la Cour, qu’il considère comme criminelle et annonce qu’il organisera une mani­festation publique pour permettre à la population d’exprimer son indignation. Il reproduit également le texte d’un tract incendiaire placardé dans toutes les rues de Toronto et qui sème la terreur en propageant une rumeur qu’il présente comme un fait avéré : « Quand des dizaines de milliers d’habitants des États du Nord réclament leur union au Canada, ce n’est pas le moment de courber l’échine devant les esclavagistes et de tolérer qu’ils envahissent le territoire canadien. Levons-nous ! Interpellons notre gouvernement ! Interpellons notre Reine bien-aimée ! Ne livrons pas un homme libre aux esclavagistes ! La liberté ou la mort, tel doit être notre cri de ralliement58 ! » Adam Wilson, le maire de Toronto, ouvre l’assemblée du 23 décembre devant plusieurs centaines de personnes massées dans le St. Lawrence Hall. Il exhorte l’auditoire au calme et ne prend parti ni pour l’un ni pour l’autre camp. Cependant, tous les conférenciers qui lui succèdent sur l’estrade se prononcent ouvertement en faveur de l’interprétation du juge McLean, soulevant des vivats enthousiastes chaque fois qu’ils prononcent son nom. Le professeur Daniel Wilson déclare que tout le Canada et même tout l’Empire britannique retiennent actuellement leur souffle en se demandant si l’esclavagisme ne subira pas bientôt un revers décisif59. 56 57 58 59 Macdonald à Freeman, 17 décembre 1860, BAC, fonds sir John A. Macdonald, vol. 673. Quebec Mercury, texte reproduit dans le Globe, 25 décembre 1860. Globe, 25 décembre 1860. Ibid. 54 VOISI NS E T E N N E M IS John Scoble compte parmi les conférenciers. Il explique de manière détaillée le traité Webster-Ashburton et présente les efforts qu’il a déployés pour convaincre les politiciens britanniques pendant les négociations de cette entente. Devant un public suspendu à ses lèvres, Scoble rapporte qu’Ashburton lui a personnellement assuré que l’article 10 n’avait pas été pensé pour s’appliquer aux esclaves fugitifs. Il se rappelle par ailleurs que lord Metcalf, gouverneur général canadien, se déclarait en accord avec Ashburton sur ce point, ajoutant qu’il n’accepterait jamais que le Traité soit invoqué pour porter préjudice à des esclaves en fuite60. Des assemblées comparables sont organisées dans plusieurs autres villes. Bien que très gravement malade, Charles-Séraphin Rodier, le maire de Montréal, assiste à la réunion tumultueuse tenue au Mechanics’ Hall de la rue Saint-Jacques. Comme les autres conférenciers, il critique énergiquement la décision des juges et considère que si le Traité exige qu’Anderson soit renvoyé aux États-Unis, alors ce traité ne vaut rien et il faut le modifier ou l’ignorer. Le consensus qui se dégage à cette assemblée s’exprime dans les journaux montréalais dont les éditoriaux, à divers degrés, se répandent depuis quelque temps déjà en invectives contre la décision elle-même, contre les juges, contre le poids du Traité britannique dans les affaires intérieures canadiennes, et contre les chasseurs d’esclaves et les intérêts du Sud, qui constituent somme toute la cause première des malheurs d’Anderson61. Homme politique d’influence, futur Père de la Confédération et porte-parole passionné de l’importante minorité catholique irlandaise montréalaise, Thomas d’Arcy McGee prend la parole devant un groupe nombreux réuni à la Société littéraire St. Patrick’s de Montréal : « Pour notre province, tonne-t-il, dès l’instant où l’esclave en fuite a laissé derrière lui les aboiements des limiers de son maître en franchissant le fracas de Niagara, nul ne peut plus envisager de le récupérer comme étant son bien meuble62 ». N’ayant plus beaucoup de marge de manœuvre, Freeman écrit à Macdonald pour lui demander conseil. Celui-ci lui recommande de soumettre la cause à la Cour d’erreur et d’appel, qui pourrait l’entendre en 60 Ibid. 61 Ibid. 62 Globe, 22 décembre 1860. JOH N A NDER SON 55 février. En dépit de toutes les critiques dont il fait l’objet, Macdonald reste un farouche partisan d’Anderson. Il reconnaît cependant la nécessité de respecter la loi et considère que l’affaire Anderson doit permettre d’établir un précédent ou de faire amender le Traité de manière à ce que plus personne ne se trouve dans cette situation fâcheuse à l’avenir. « J’ai le plus grand espoir de pouvoir vous éviter la nécessité de donner un ordre pour la reddition du “nègre”63 », lui écrit Freeman. L’affaire Anderson est devenue une loupe en même temps qu’une arme. Elle permet à tout le monde de constater la précarité des systèmes politique et juridique du Canada fonctionnant dans l’ombre impériale de la Grande-Bretagne, et d’observer la dérive des relations canado-­ américaines vers une dissolution des États-Unis et un conflit trans­ frontalier. Une soudaine intervention de la Grande-Bretagne ne ferait évidemment qu’aggraver les choses. Or, la Grande-Bretagne intervient. L’ E M P I R E C O N T R E - AT TA Q U E … Thomas Henning, secrétaire de la Société antiesclavagiste du Canada, entretient une correspondance soutenue avec Louis Alexis Chamerovzow, son homologue de la Société antiesclavagiste britannique (British and Foreign Anti-Slavery Society). « On s’accorde ici à considérer qu’Anderson n’est pas un meurtrier mais un héros, et qu’il ne faut surtout pas l’abandonner64 », écrit-il dans l’une de ses lettres. De l’autre côté de l’Atlantique, Chamerovzow tient les dirigeants de la sphère politique et de la société civile britannique au courant de l’affaire Anderson et en explique inlassablement l’importance. De fait, cette cause soulève de nombreux questionnements qui passionnent les professionnels britanniques du droit. Depuis plusieurs années, aucun autre événement ou sujet n’a donné lieu à autant d’articles dans les publications juridiques. Une unanimité presque parfaite se dégage dans l’opinion publique : Anderson ne doit pas être remis aux Américains65. 63 Freeman à Macdonald, 27 décembre 1860, BAC, fonds sir John A. Macdonald, vol. 673. 64 Henning à Chamerovzow, 17 décembre 1860, cité dans Reinders, « The John Anderson Case », p. 399. 65 Ibid., p. 400. 56 VOISI NS E T E N N E M IS La décision partagée de la Cour présidée par le juge en chef Robinson a suscité dans plusieurs journaux britanniques une méfiance extrême à l’égard du système judiciaire canadien tout entier, soupçonné d’incompétence ou d’inhumanité, parfois les deux. « Faut-il tous les reléguer [les esclaves en fuite] aux tortures et au fouet des planteurs pour la seule raison qu’une majorité de juges canadiens croit que, dans le Traité, le terme “meurtre”, doit être interprété selon les lois du Missouri, et non selon les principes éclairés et humanistes de la liberté anglaise66 ? » se demande ainsi le London Post. L’indignation britannique s’intensifie encore d’un cran quand le juge Robinson refuse d’entendre la cause en appel. Si la loi commande qu’Anderson et ses compagnons d’infortune soient renvoyés aux ÉtatsUnis, écrit le Times, alors il faut ignorer la loi et organiser l’évasion des prisonniers. L’article ajoute que son point de vue bénéficie d’une large audience dans l’opinion publique : « Nous ne croyons pas qu’un seul Anglais n’espérerait pas ardemment que cette libération par effraction fût couronnée de succès, advenant que les choses dussent en arriver là67 ». Le 4 janvier 1861, ayant examiné l’affaire Anderson dans ses moindres détails, le comité de direction de la Société antiesclavagiste britannique conclut que l’ancien esclave est devenu le symbole de toutes les vertus du mouvement abolitionniste et de toutes les tares de l’Amérique68. Lassé d’attendre l’intervention du gouvernement britannique, Chamerovzow décide de porter la cause devant la Cour du banc de la Reine de la Grande-Bretagne. Il soutiendra qu’Anderson est détenu sans accusation, réclamera l’émission d’une ordonnance d’habeas corpus et amènera Anderson à Londres pour le mettre à l’abri de l’extradition vers les États-Unis… Une stratégie pour le moins audacieuse ! Le 15 janvier, le juge en chef Alexander Cockburn, sous sa monumentale perruque en crin de cheval, écoute Chamerovzow expliquer qu’Anderson court un danger imminent et que l’extradition entraînerait probablement sa mort. Chamerovzow cite des précédents, rappelle le traité Webster-Ashburton et soutient que, puisque le système judiciaire 66 London Post, cité dans Globe, 22 janvier 1861. 67 London Times, 12 janvier 1861. 68 Reinders, « The John Anderson Case », p. 394. JOH N A NDER SON 57 canadien a été créé par la Grande-Bretagne, il reste nécessairement sous sa juridiction : en d’autres termes, la métropole peut annuler ses décisions. Cockburn et les autres juges ne prennent que vingt minutes pour délibérer. Ils concluent que les tribunaux canadiens sont des tribunaux britanniques. Par conséquent, le bref d’habeas corpus peut être émis et la justice canadienne devra s’y soumettre. Anderson sera amené en Angleterre. Le public entassé dans la salle d’audience éclate en acclamations et cris de joie. L’ordonnance d’habeas corpus est établie. Mais les incidences de cette décision judiciaire vont bien au-delà de l’esclavage, des relations britanno-canado-américaines et des luttes intestines de l’Amérique : la marche vers l’indépendance et la fierté nationale du Canada sont en jeu. Le juge Cockburn le sait d’ailleurs très bien : « Nous sommes sensibles aux inconvénients qui pourraient résulter de cette décision, indique-t-il en annonçant le résultat des délibérations. Nous sommes également sensibles au fait qu’elle pourrait sembler contraire à l’émancipation législative et judiciaire croissante des colonies, qui est mise en œuvre depuis un certain temps avec les excellents résultats que nous connaissons69. » De fait, la décision de la Cour semble bien contrevenir à la politique britannique qui, depuis des années, accorde au Canada une souveraineté croissante. L’établissement du gouvernement responsable en réponse aux rébellions de 1837 dans le Haut et le Bas-Canada a marqué une étape importante vers l’indépendance politique. L’élargissement de l’autonomie économique canadienne a par ailleurs donné lieu à l’adoption du Traité de réciprocité conclu en 1854 par le Canada et les États-Unis : pour la première fois de l’histoire de l’Empire britannique, une colonie établissait un accord de libre-échange bilatéral qui ne faisait pas intervenir la métropole et ne représentait aucun avantage pour elle. En 1859, le Canada était devenu la première colonie britannique à imposer des droits d’im­portation sur plusieurs produits provenant de la Grande-Bretagne. La décision du juge suscite ainsi de vigoureuses discussions au Cabinet et à la Chambre des communes britanniques : quelles seront ses répercussions sur les relations de la Grande-Bretagne avec les États-Unis ? Comment la concilier avec l’autonomisation apparemment inéluctable 69 H. Sweet (dir.), The Jurist, p. 13. 58 VOISI NS E T E N N E M IS des colonies ? Abolitionnistes, antiaméricains et partisans d’une réduction des dépenses par la rupture du lien colonial font énergiquement valoir leurs points de vue dans les discussions. Le premier ministre, lord Palmerston, annonce finalement à la Chambre des communes que son gouvernement appuiera l’ordonnance d’habeas corpus afin qu’Anderson ne soit pas remis aux États-Unis. Les autorités canadiennes garderont Anderson jusqu’à ce que son gouvernement leur fasse parvenir ses instructions70. Secrétaire d’État aux Colonies, le duc de Newcastle s’exprime sans détour : « Cette affaire d’Anderson est de la plus grave importance possible, et le Gouvernement de Sa Majesté n’est pas certain que la décision de la cour de Toronto soit conforme à l’interprétation du traité qui a jusqu’ici guidé les autorités en ce pays71 ». Le Cabinet a tenu compte de plusieurs facteurs dans sa décision. Henry John Temple, troisième vicomte Palmerston, mieux connu sous le nom de lord Palmerston, a été premier ministre de la Grande-Bretagne de 1855 à 1858, puis de 1859 à 1865. Arborant une imposante chevelure blanche et de longs favoris, il est âgé de 76 ans au moment de l’affaire Anderson. Il reste toutefois un politicien astucieux auréolé d’une réputation d’implacabilité : en un demi-siècle de vie publique, rares sont ceux qui ont osé lui tenir tête. Abolitionniste convaincu, Palmerston tient l’Amérique et les Américains en piètre estime72. Mais c’est aussi un pragmatique adepte de realpolitik. Il sait que la Grande-Bretagne a besoin du coton du Sud des États-Unis pour approvisionner ses usines textiles et tient par conséquent à éviter toute provocation inutile à l’égard de son fournisseur. Cependant, si une guerre anglo-américaine pouvait causer la scission des États-Unis en deux entités nouvelles ou leur éclatement en une myriade d’États concurrents… la Grande-Bretagne récupérerait peut-être, sur l’échiquier géopolitique mondial, le pouvoir qu’elle a récemment perdu au profit des États-Unis73. Au milieu des années 1850, les querelles incessantes entre les deux pays ont amplement démontré que 70 Ibid., 81. 71 Newcastle à Williams, janvier 1861, Province du Canada, Documents de la session, vol. 19, n° 4. 72Crook, Diplomacy During the American Civil War, p. 3. 73 Jasper Ridley, Lord Palmerston, p. 552. JOH N A NDER SON 59 leurs relations ne sont pas forcément placées sous le signe de la compréhension mutuelle et de la sérénité diplomatique… Palmerston doit également garder l’œil sur l’Europe. L’unité grandissante du nouvel État prusso-allemand l’inquiète, d’autant plus que la Grande-Bretagne ne s’est pas encore entièrement remise de la guerre de Crimée et de la crise indienne. Ces événements l’ont notamment contrainte à prélever des troupes et des ressources à certaines de ses colonies, par exemple le Canada, pour s’engager dans des combats coûteux, générateurs de fractures internes et peu concluants quant à leurs résultats. Bien qu’ils n’aient jamais été favorables à la progression lente mais obstinée du Canada vers l’indépendance économique et politique, Palmerston et le secrétaire aux Affaires extérieures, lord John Russell, hésitent à imposer l’ingérence britannique aux assemblées législatives et aux tribunaux des colonies74. Cependant, la Loi canadienne sur la milice de 1856 continue d’indisposer nombre de personnalités britanniques, car elle établit clairement les réticences de la colonie à mobiliser les fonds et les hommes nécessaires pour se prémunir d’une éventuelle menace américaine. De plus, les tarifs douaniers imposés par le Canada sur les biens britanniques en 1859 constituent aux yeux de ces mêmes hommes d’influence un certain désagrément économique mais, surtout, un signe insupportable d’outrecuidance de la part d’une simple colonie. Même si Palmerston et Russell n’appartiennent pas à leur frange, les Little Englanders, ardents partisans d’un relâchement, voire d’une rupture franche des liens entre la métropole et ses colonies, montent en puissance dans l’élite politique britannique. Enfin, le gouvernement de Palmerston évolue à l’époque sur des sables mouvants : la cohésion de son aile parlementaire et ses appuis à la Chambre restent instables, et la victoire au prochain scrutin ne lui est nullement acquise. La décision du gouvernement britannique dans l’affaire Anderson indique aux États-Unis que le sentiment abolitionniste pèsera d’un poids considérable dans le positionnement de la Grande-Bretagne à l’égard de la crise intérieure américaine. Quant aux Canadiens, elle leur montre que la métropole n’éprouve aucun scrupule à passer outre à la souveraineté 74Reinders, « The John Anderson Case », p. 401. 60 VOISI NS E T E N N E M IS naissante du Canada. Face aux rugissements du vieux lion, sécessionnistes du Sud et nationalistes canadiens n’ont qu’à bien se tenir… Le London Times appuie la décision du juge Cockburn, mais prévoit que les États-Unis la critiqueront vertement. Cependant, souligne le journal, elle a pour elle la loi et la moralité. Il ajoute qu’il est bien naturel que les Canadiens en prennent ombrage : « On peut effectivement s’étonner, quand on considère les amples pouvoirs d’autonomie gouvernementale dont le Canada dispose, […] de voir que la Cour du banc de la reine prend ainsi sur elle d’intervenir directement sur les droits des personnes vivant sur son territoire, exactement comme si Toronto se dressait sur les bords du lac Windermere, et non ceux du lac Ontario75 ». Le Liverpool Post prédit l’exaspération des États-Unis et du Canada : « La querelle entre les États-Unis et la Grande-Bretagne apparaît possible ; le conflit entre la Grande-Bretagne et le Canada semble inévitable76 ». Le gouverneur du Canada, sir Edmund Head, sent également la tempête gronder et met ses supérieurs britanniques en garde : « Si elle n’est suivie d’effets qu’à la condition de s’accorder à l’opinion d’autrui, l’autonomie gouvernementale ne veut rien dire77 ». De fait, la décision britannique suscite des réactions hostiles en sol canadien. Des ennemis de longue date unissent soudainement leurs forces face à une menace commune : l’arrogance de l’Empire. Le Globe considère le bref comme un signe de « prétention pleine de suffisance » et réclame son annulation78. Son grand rival, le Toronto Leader, proche des conservateurs, abonde dans le même sens. Il se demande en outre si, après avoir empiété à ce point sur les prérogatives du système judiciaire canadien, la Grande-Bretagne ne pourrait pas être bientôt tentée d’annuler avec le même aplomb les décisions des pouvoirs exécutif et législatif du Canada79. Après avoir fait carrière comme législateur et juge en NouvelleÉcosse, Thomas Chandler Haliburton s’est établi en Angleterre, où il est devenu député conservateur de la Chambre des communes. Il s’élève avec force contre la décision de Cockburn et contre l’appui que Palmerston lui 75 London Times, 16 janvier 1861. 76 Liverpool Post, texte reproduit dans le Globe, 2 février 1861. 77Brode, The Odyssey of John Anderson, p. 80. 78 Globe, 2 février 1861. 79 Toronto Leader, 21 janvier 1861. JOH N A NDER SON 61 témoigne. Au Canada, souligne-t-il, les tribunaux sont aussi indépendants de la Grande-Bretagne que ne l’est le gouverneur général, lequel n’a de comptes à rendre qu’au gouvernement du Canada et n’a rien à faire des lubies de Westminster80. Macdonald dissimule soigneusement son courroux. Dans une lettre qu’il adresse au gouverneur général, il explique que cette affaire met en jeu l’indépendance des tribunaux Canadiens, mais aussi celle du peuple canadien lui-même : « Dans l’affaire d’Anderson, le bref d’habeas corpus a sans aucun doute été demandé pour des motifs louables, mais il peut être demandé pour […] enlever les criminels au contrôle et à la juridiction de nos cours, et peut-être pour transporter oppressivement des individus de leur propre pays dans un pays éloigné81 ». Il demande au gouverneur général de presser le gouvernement britannique d’adopter, lors de sa prochaine session parlementaire, une loi qui interdira aux tribunaux britanniques d’émettre des brefs au Canada. Il s’exprime de manière ferme, avec peut-être un rien de perfidie et un soupçon d’insurrection. Au contact de l’Amérique, Macdonald devient peu à peu moins britannique et plus canadien. Cet homme si fier d’être né en Grande-Bretagne, et qui avait jusqu’ici largement répudié l’idée même d’une indépendance canadienne, se voit maintenant contraint, par l’affaire Anderson, de réviser ses convictions politiques les plus fondamentales. Face à l’offensive britannique contre la souveraineté canadienne et face à la détermination de la Grande-Bretagne de sauver Anderson, la réaction des États-Unis trahit la survivance de certains excès idéologiques et moraux de la Révolution américaine ; mais elle montre aussi qu’ils savent très bien où loge leur intérêt. George Dallas, représentant des États-Unis à Londres, se trouvait dans la salle d’audience quand le juge Cockburn a présenté le résultat des délibérations de la Cour. Dans les notes qu’il fait ensuite parvenir à Washington, il explique au président James Buchanan que l’aversion des Britanniques à l’égard de l’esclavage constitue le véritable pivot de cette cause, ainsi qu’en témoigne la réaction largement positive de l’auditoire quand le juge a autorisé l’émission du bref82. 80Brode, The Odyssey of John Anderson, p. 81. 81 Macdonald à Head, 26 mars 1861, Province du Canada, Documents de la session, vol. 19, n° 4. 82Brode, The Odyssey of John Anderson, p. 83. 62 VOISI NS E T E N N E M IS La décision britannique ramène l’affaire Anderson à la une de nombreux journaux américains. Le New York Times observe que les États du Sud s’intéressent de plus en plus à cette cause, et considèrent généralement que les Canadiens leur font insulte en refusant de leur rendre l’esclave en fuite, insolemment drapés dans leur prétendue supériorité morale. Cette affaire, souligne le journal, suscite maintenant de houleux débats et s’impose comme un facteur incontournable dans l’affrontement qui déchire les États-Unis83. Comme bien d’autres journaux, le New York Herald reproduit des articles canadiens en les agrémentant d’interprétations parfois très fantaisistes. Il prédit ainsi une révolution outre-frontière et annonce que le Canada pourrait demander bientôt son rattachement aux États-Unis. L’intégration de ce nouveau territoire, conclut le New York Herald, compenserait largement la perte éventuelle de quelques États du Sud84. L’allocution de Gerrit Smith, célèbre abolitionniste new-yorkais, au St. Lawrence Hall de Toronto, déclenche la publication d’une autre série d’articles dans la presse états-unienne. Devant plusieurs centaines de personnes, Smith fustige les tribunaux canadiens qui ont choisi de renvoyer Anderson à une mort certaine dans le Missouri, et louange les Britanniques et leur détermination à lui sauver la vie. En rapportant ses propos, les journaux du Sud tentent généralement de rassurer leurs lecteurs : la Grande-Bretagne a trop besoin de leur coton pour s’attirer durablement leurs foudres et elle aura tôt fait de se rallier à leur cause quand l’heure sera venue. Mais tous les quotidiens ne partagent pas leur avis. « Cette ferme volonté britannique d’offrir protection au fugitif, écrit le New York Times, ainsi que l’extraordinaire ferveur populaire à son endroit devraient amener les politiciens du Sud à mesurer la monstrueuse absurdité de leur projet : jamais le gouvernement et la population de l’Angleterre ne reconnaîtront une confédération fondée sur l’esclavage85. » En Grande-Bretagne, au Canada, aux États-Unis, les esprits s’enflamment. Mais pendant ce temps, qui s’inquiète de l’homme Anderson ? Pas grand monde, à quelques exceptions près. À sa une, le Peterborough Examiner, journal du Canada-Ouest, publie ainsi un article 83 New York Times, 30 janvier 1861. 84 New York Herald, 30 janvier 1861. 85 New York Times, 30 janvier 1861. JOH N A NDER SON 63 exprimant tout à la fois son antiaméricanisme et son sentiment d’empathie à l’égard du prisonnier : « La terreur que lui occasionne cette décision de le remettre aux limiers du Sud le hante certainement jour et nuit, dans ses heures de veille comme dans son sommeil, et cette effroyable certitude qu’une mort cruelle ou une servitude plus cruelle encore l’attend si ses alliés l’abandonnent doit peser lourdement sur son état d’esprit86 ». R E V I R E M E N T D E S I T UAT I O N En dépit de sa notoriété croissante, l’affaire Anderson est bientôt éclipsée par d’autres événements. En novembre 1860, Abraham Lincoln, un républicain de l’Illinois, est élu à la présidence des États-Unis. Pour les gens du Sud, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase ! Pendant la campagne électorale, les sécessionnistes ont constamment amalgamé républicains et abolitionnistes, répétant à l’envi que l’élection d’un représentant de ce parti, quel qu’il soit, constituerait un camouflet de plus pour le Sud, sa tradition d’esclavage, son mode de vie et les droits de ses États. Cette propagande réussit largement à faire oublier ceci : si Lincoln réprouvait personnellement l’esclavage, il s’était prononcé pour une limitation de son essor, mais non pour son éradication immédiate. Dans le brouhaha de ces temps troubles, la raison n’a plus voix au chapitre. La question de l’esclavage dessine une ligne de fracture très nette entre les partis ; pas moins de trois candidats présidentiels sympathiques à la cause du Sud affrontent Lincoln. L’affluence aux bureaux de vote témoigne avec éloquence de l’importance que la population accorde à cette élection : 82,2 % des électeurs se rendent aux urnes. Dans toute l’histoire électorale des États-Unis, un seul autre scrutin atteindra un meilleur taux de participation. Lincoln remporte l’élection avec seulement 39,9 % des voix. Il ne conquiert aucun État du Sud. Dans la plupart d’entre eux, la lutte s’est même jouée sans lui. « Eh bien, messieurs !, lancet-il aux journalistes qui lui rendent visite à sa résidence de Springfield le lendemain du vote, vos problèmes sont maintenant derrière vous ; les miens ne font que commencer87. » Il ne saurait mieux dire… 86 Peterborough Examiner, 30 janvier 1861. 87 Ronald White, A. Lincoln, p. 349. 64 VOISI NS E T E N N E M IS Sa victoire à peine annoncée, les rassemblements sécessionnistes se multiplient dans tous les États du Sud. Les assemblées législatives ne débattent même plus de la pertinence d’une rupture avec le Nord, mais bien du calendrier et des modalités de sa mise en œuvre. La Caroline du Sud ouvre le bal en décembre. Dans les semaines qui suivent, tous les États du Sud abandonnent un à un la bannière étoilée. En vertu de la Constitution, le président désigné ne peut strictement rien faire ; il devra patienter jusqu’à sa prestation de serment, au mois de mars. Personne ne peut alors prédire de quel territoire Lincoln deviendra le président quand il prendra ses fonctions. Pendant ce temps, le bref britannique exigeant qu’Anderson soit amené à Londres a été dûment émis, soigneusement plié et placé dans une grande enveloppe protégée par un sceau de cire rouge. Il arrive au Canada le 1er février 1861. Mais pendant qu’il faisait cap vers la colonie, John Macdonald a envoyé un câble à Brantford pour ordonner qu’on amène Anderson à Toronto afin qu’il se présente devant le juge en chef William Draper, de la Cour des plaids communs, qui entendra sa cause en appel. En effet, même si le juge Robinson lui a refusé ce recours, l’avocat Freeman, exploitant habilement toutes les possibilités du système à l’avantage de son client, a réussi à obtenir le droit d’être entendu. Le tribunal canadien siège déjà quand l’ordonnance britannique réclamant le transfert d’Anderson à Londres arrive au Canada. Il faut donc attendre que la procédure en appel arrive à son terme avant que le bref britannique puisse être pris en considération. Cette fois encore, une foule nombreuse s’est rassemblée à Toronto, à l’intérieur d’Osgoode Hall et autour du bâtiment. Des journalistes venus des États-Unis et de la Grande-Bretagne se sont joints à leurs confrères canadiens. La salle d’audience est tellement bondée qu’Anderson doit s’installer dans l’espace normalement réservé au conseiller de la reine. Les plaidoiries des avocats et des procureurs et les échanges avec les juges s’étirent sur près de huit heures et demie. La Cour ajourne finalement la séance pour délibérer. On ramène Anderson dans sa cellule. Aux États-Unis, les choses se précipitent. Le 8 février, des délégués de la Caroline du Sud, du Mississippi, de la Floride, de l’Alabama, de la Géorgie et de la Louisiane réunis à Montgomery ont annoncé la création des États confédérés d’Amérique. Sénateur du Mississippi, défenseur de longue date des droits des États et farouchement convaincu de la légalité JOH N A NDER SON 65 de la sécession, Jefferson Davis est proclamé président de la Confédération. Les États du Sud laissent libre cours à leur liesse. Quelques jours plus tard, par un 16 février froid mais lumineux, le tribunal de Toronto accueille une fois de plus un public nombreux. Dans quelques minutes, Anderson connaîtra le sort que la Cour lui réserve. Flanqué des juges William Richards et John Hagarty, le juge en chef Draper lit sa décision d’une voix lente et mesurée. La salle bondée retient son souffle. Richards et Hagarty prennent la parole à leur tour. Bien qu’ils recourent à des formulations différentes, leurs points de vue convergent. Tous trois laissent de côté la question internationale, et même le traité Webster-Ashburton, mais s’accordent à considérer que le mandat lancé originellement contre Anderson réclamait son arrestation pour homicide, et non précisément pour l’assassinat de Digges, c’est-à-dire son meurtre avec préméditation. Les juges en concluent qu’il était inapplicable parce que trop imprécis. Anderson est un homme libre. Cette liberté chèrement acquise, il la doit certes à un détail technique… mais il est libre ! Anderson se lève en tremblant et adresse un large sourire aux juges ainsi qu’à l’auditoire. Sans dire un mot, il tend ses bras au-dessus de sa tête en signe de victoire. Ses longs mois d’incarcération l’ont émacié et affaibli. Mentalement, il semble moins présent qu’à ces audiences précédentes88. Mais les mois interminables qu’il a passés confiné dans des cellules froides et humides avec la peur et l’ennui pour seuls compagnons semblent pour l’instant complètement oubliés. « Merci, Messieurs, dit-il enfin d’une voix calme. Merci, vos honneurs89. » Le juge Draper abat son maillet. La foule rassemblée dans la salle d’audience et à l’extérieur hurle sa joie à grand renfort d’applaudissements frénétiques. Le shérif Jarvis libère l’ancien esclave de ses menottes. Anderson lui serre la main, puis celle de ses avocats. Ils entraînent Anderson vers la sortie. À peine arrive-t-il sous l’imposant portique du tribunal que la foule assemblée à l’extérieur l’ovationne. Abolitionnistes blancs, hommes libres et esclaves en fuite, ses sympathisants l’applaudissent à tout rompre. Hommes, femmes et enfants lui tapent dans le dos, lui serrent la main, le félicitent. Anderson est porté en triomphe jusqu’à un traîneau à cheval qui le promène dans les rues 88 Toronto Leader, 18 février 1861. 89 Ibid. 66 VOISI NS E T E N N E M IS enneigées de Toronto en compagnie de John Scoble et John Nasmith, conseiller municipal de la ville. Les Canadiens célèbrent avec exultation cette triple victoire. Premièrement, Anderson est libre ! Deuxièmement, le Canada vient d’obliger les États-Unis à renoncer à leur proie. Et troisièmement, il adresse une mise en garde très claire à la Grande-Bretagne : plus question qu’elle empiète sur les prérogatives du système judiciaire canadien ! Laquelle de ces trois victoires s’avère la plus importante pour la population canadienne ? Ce texte du Peterborough Examiner témoigne du consensus qui se dégage de la plupart des journaux du pays : « Nous sommes ravis […], et ce, pour plusieurs raisons. Nous nous réjouissons surtout de constater que l’émission en temps opportun du bref canadien d’habeas corpus lui a conféré préséance sur le bref anglais, rendu caduc par la libération d’Anderson90. » Même si Anderson a une élocution hésitante et un vocabulaire restreint, les abolitionnistes du Canada et des États-Unis le pressent de donner des conférences pour informer la population et recueillir des fonds qui leur permettront de venir en aide à d’autres esclaves fugitifs. En juin, Anderson traverse l’Atlantique pour poursuivre sa tournée à Londres. C’est à Exeter Hall que son public est le plus nombreux : à l’invitation de la toute jeune Société John Anderson, 6000 personnes sont venues l’entendre. Pendant qu’Anderson donne des conférences et suit des cours en Angleterre, les États-Unis s’enfoncent dans le chaos. Le président désigné Lincoln attend sa prestation de serment, prévue en mars, pour occuper ses fonctions ; les États sécessionnistes du Sud consolident la Confédération qu’ils viennent de constituer. Au Canada, la campagne électorale bat son plein. Parmi leurs thèmes de prédilection, les candidats débattent notamment de l’attitude à adopter face à la tempête qui monte au sud de la frontière. Le nom d’Anderson revient très souvent dans leurs interventions. Comme tous les autres quotidiens opposés à Macdonald et à ses libéraux-conservateurs, le Globe les accuse de soutenir en réalité les esclavagistes du Sud des États-Unis : n’étaient-ils pas disposés à condamner Anderson à une mort certaine en le renvoyant au Missouri ? De leur côté, 90 Peterborough Examiner, 21 février 1861. JOH N A NDER SON 67 les journaux conservateurs louangent la stratégie mise en œuvre par Macdonald pour préserver le fonctionnement du système judiciaire canadien et, en définitive, sauver Anderson. Le Hamilton Spectator, journal conservateur, publie des lettres montrant que Macdonald a organisé la prise en charge des frais juridiques de l’accusé. Les résultats du scrutin montrent que les stratagèmes déployés pour discréditer Macdonald n’ont pas porté leurs fruits. À l’issue d’une âpre campagne, Macdonald remporte sa circonscription de Kingston et son Parti libéral-conservateur forme un gouvernement majoritaire. L’une des premières mesures prises par le nouveau gouvernement consiste à modifier la Loi sur les criminels fugitifs : il devient plus difficile pour les chasseurs d’esclaves d’obtenir l’extradition de leurs proies. Macdonald fait également adopter, non sans mal, la Loi sur l’extradition, qui retire ces causes aux cours inférieures pour les confier aux tribunaux de rang supérieur. Dans les faits, cependant, cela n’a plus grande importance : Anderson sera le dernier esclave fugitif dont les Américains réclameront l’extradition au Canada. À cette même époque, la requête de Macdonald concernant l’indépendance des tribunaux canadiens est soumise à Westminster. Le gouvernement britannique adopte en mars 1862 la Loi sur l’habeas corpus (Habeas Corpus Act), qui interdit désormais à la Grande-Bretagne d’émettre des brefs au Canada. Grâce à l’affaire Anderson, la population canadienne franchit ainsi un pas important vers l’indépendance. John Anderson ne retraversera pas l’Atlantique. Il continue de prononcer des allocutions et de s’instruire en Angleterre. Un an plus tard, en 1862, alors que la guerre de Sécession entre dans sa deuxième année, la carrière de conférencier d’Anderson s’essouffle. Elle ne l’a d’ailleurs jamais vraiment passionné. Sa mission arrive à son terme ; ses interventions n’ont plus la même importance pour la cause antiesclavagiste. Sans le consulter, les abolitionnistes britanniques lui obtiennent un saufconduit pour le Libéria ainsi qu’une terre dans ce pays d’Afrique de l’Ouest créé pour accueillir les anciens esclaves. Sa capitale, Monrovia, a été nommée ainsi en l’honneur du président des États-Unis en poste au moment de sa fondation. Anderson donne sa dernière conférence le 22 décembre 1862. Comme chaque fois, il termine son allocution sur l’expression d’un mélancolique espoir, celui de retrouver sa famille. Le lendemain, il monte 68 VOISI NS E T E N N E M IS à bord de l’Armenian, un bateau à vapeur en partance pour Cape Palmas. On perd ensuite sa trace. Aucun registre ne fait mention de John Anderson au Libéria. Au Missouri, les archives restent muettes sur son épouse, Marie, et sur leurs enfants. John et Marie ont disparu l’un pour l’autre comme ils ont disparu aux yeux de l’Histoire. De l’autre côté de l’Atlantique, les États du Sud se montrent farouchement déterminés à préserver leur âme en luttant pour leur indépendance. Dans les États du Nord, le nouveau président exhorte ses citoyens à contrer le projet sudiste : ils devront pour cela prendre les risques et consentir les sacrifices les plus importants qui aient jamais été exigés d’eux. Dans l’ombre de ce combat de titans commence à se dessiner l’âme du Canada : elle n’est pas américaine, plutôt britannique, et modestement mais obstinément canadienne. Le Canada se retrouve coincé entre deux géants furieux, la Grande-Bretagne et l’Amérique : saura-t-il survivre assez longtemps pour devenir un pays et faire éclore son âme naissante ? William Henry Seward fera tout pour l’en empêcher, et il disposera bientôt de moyens considérables pour atteindre son but. 2 William Henry Seward L’homme qui rêvait de g uer re et préserva la paix A braham Lincoln était un surdoué des communications ; en particulier, il maîtrisait à merveille l’art du silence… Après son élection à la présidence, en novembre 1860, il se tait durant plusieurs semaines. Dans sa résidence modeste de Springfield, dans l’Illinois, il accorde quelques entrevues et reçoit d’innombrables visiteurs soucieux de l’abreuver de leurs conseils ou de solliciter un poste. Lincoln ne dit rien des grandes questions qui agitent l’opinion publique et, surtout, pas un mot sur le fait que son pays est en train de se désagréger. Lincoln prend néanmoins de nombreuses décisions dans les semaines qui suivent son élection. En particulier, il détermine la composition de son futur cabinet ministériel. Il choisit des hommes de talent et d’expérience, susceptibles en outre de réunifier le Parti républicain. William H. Seward sera son secrétaire d’État. Intelligent, cultivé, Seward a beaucoup voyagé et connaît les affaires internationales sur le bout des doigts : il a notamment été un membre éminent du Comité des relations 71 72 VOISI NS E T E N N E M IS extérieures du Sénat. Mais en dépit de ses nombreux atouts, Seward deviendra l’un des hommes les plus dangereux du monde avant même que Lincoln n’ait prêté serment sur la Bible, en mars 1861. Impétueux, débordant de vitalité, bon vivant, Seward raffole des agapes interminables arrosées de bon vin et relevées d’anecdotes piquantes et de commérages croustillants. Il fume une bonne douzaine de havanes par jour, qu’il fait importer deux mille à la fois… Seward a été gouverneur de l’État de New York, qu’il a ensuite représenté comme sénateur à Washington. Ce stratège politique hors pair s’impose comme un véritable bourreau de travail ainsi qu’un abolitionniste convaincu. « Conducteur » du Chemin de fer clandestin, il accueille même des esclaves fugitifs dans sa vaste demeure d’Auburn, dans l’État de New York. En 1856, il a raté de peu l’investiture républicaine en vue des présidentielles. Aux élections suivantes, quatre ans plus tard, il remporte les deux premiers tours de scrutin, mais Lincoln prend tout le monde par surprise en s’imposant au troisième. Seward a visité la Grande-Bretagne en 1833. En 1859, il passe sept mois à parcourir la Grande-Bretagne encore, d’autres pays d’Europe ainsi que le Proche-Orient. En 1857, il se rend au Canada. En compagnie de Francis Blair, journaliste influent, et de quelques amis du monde politique, il admire la beauté rugissante des chutes du Niagara. Puis il séjourne à Toronto et pêche dans le splendide secteur des Mille-Îles du lac Ontario. Son fils Frederick et son épouse, Anna, le rejoignent ensuite. Seward affrète un petit bateau et entreprend un vivifiant périple jusqu’au Labrador. Il s’émerveille des somptueux paysages qui se déploient sous ses yeux. D’une plume émue, il écrit dans son journal que « [le Canada est] suffisamment grand pour devenir le siège d’un immense empire1 ». Il n’est pas pour autant l’ami de ce vaste territoire : l’empire auquel il pense, ce sont évidemment les États-Unis… Seward ne fait pas mystère de son enthousiasme à l’égard de la Destinée manifeste, cette théorie selon laquelle les États-Unis, nécessairement, doivent un jour ou l’autre posséder toute l’Amérique du Nord, à tout le moins la gouverner. Pour lui, l’expansion territoriale constitue l’un des pivots économiques des États-Unis. Dans le cadre de ce projet d’essor 1 Ernest Paolino, The Foundations of the American Empire, p. 2. W I L L I A M H E N R Y S E WA R D 73 commercial pacifique, mais irrépressible, il est convaincu que le Canada fera un jour partie des États-Unis. En public comme en privé, il ne se gêne pas pour répéter qu’il fera tout ce qui est en son pouvoir pour concrétiser cet objectif2. Mais Seward est patient. Ainsi, il contribue en 1855 à l’adoption du Traité de réciprocité par le Sénat, et donc à l’émergence du libre-échange entre le Canada et les États-Unis. Pour lui, le renforcement de l’intégration économique constitue en effet la première étape vers l’annexion. « Je n’arrache pas le fruit de sa branche, dit-il, car avec le temps, il arrivera de lui-même à maturation et nous tombera dans la main. […] Nous avons un continent à peupler et nous devons coloniser jusqu’à ses îles les plus lointaines3. » En 1860, lors d’un discours qu’il prononce à St. Paul, dans le Minnesota, il s’adresse directement aux Canadiens pour exposer ses visées avec un aplomb stupéfiant : « C’est une très bonne chose que vous construisiez des États pour être ensuite admis dans l’union américaine4 ». Un certain nombre de dirigeants politiques et de personnalités de la société civile de la Grande-Bretagne n’ont pas conservé un souvenir ébloui de Seward… Pendant son séjour de 1859, il a réussi le tour de force d’insulter tous les invités d’une réception donnée en son honneur en affirmant que le prix exorbitant des œuvres d’art et des livres pouvait s’expliquer uniquement par cette propension ridicule des snobs anglais à vouloir tout payer trop cher. Lors d’un entretien avec William Howard Russell, journaliste du London Times, Seward a parlé d’abondance du sort qu’il entrevoyait pour le Canada ; il n’a pas manqué d’ajouter d’un ton fanfaron que la Grande-Bretagne n’avait pas intérêt à lui mettre des bâtons dans les roues, car « un affrontement entre nos deux pays mettrait le monde à feu et à sang, et ce ne seraient certes pas les États-Unis qui en sortiraient perdants5 ». Le prince de Galles et le secrétaire britannique aux Colonies, le duc de Newcastle, rencontrent Seward en octobre 1860 lors de la visite royale qui a causé tant de turbulences politiques et tant d’embarras à John A. Macdonald dans la ville de Kingston. Pendant leur entretien, Seward 2 Glyndon G. Van Deusen, William Henry Seward, p. 535. 3 Ibid., p. 209. 4Paolino, Foundations of the American Empire, p. 8. 5 Amanda Foreman, A World on Fire, p. 122. 74 VOISI NS E T E N N E M IS leur assène tout de go qu’il prendra tous les moyens nécessaires pour stabiliser la situation intérieure de son pays, quelles qu’en puissent être les conséquences fâcheuses pour la Grande-Bretagne. Le duc de Newcastle rapporte cette conversation au Cabinet britannique ainsi qu’au gouverneur général canadien, sir Edmund Head6. Bien qu’il soit atterré par l’attitude et les propos belliqueux de Seward, Newcastle estime qu’il n’irait quand même pas jusqu’à la guerre. Après l’élection de Lincoln à la présidence des États-Unis, le secrétaire à la Guerre de la Grande-Bretagne, sir George Cornwall Lewis, déclare : « Le gouvernement de Washington est brutal et dénué de tout scrupule, mais il n’est pas fou7 ». Son analyse sera ensuite reprise par tous les politiciens britanniques qui considèrent avec méfiance la démocratie américaine, son président, dont personne ne sait encore rien ou presque, et de Seward, dont nul n’ignore en revanche le caractère bouillant. En février 1861, Seward invite à sa résidence lord Lyons, le représentant de la Grande-Bretagne aux États-Unis, afin de discuter de ce qu’il considère comme un péril insoutenable. Lyons a occupé différentes fonctions diplomatiques aux côtés de son père à partir de 1839. Nommé à Washington en 1859, il arrive au mois d’avril encore peu au fait des réalités américaines, mais fermement convaincu de la supériorité de la Grande-Bretagne, des Britanniques et du système parlementaire britannique. Comme beaucoup de ses contemporains, il considère que la démocratie américaine est l’otage de la populace inculte et que la plupart de ses dirigeants politiques ne possèdent ni l’éducation ni le lignage indispensables pour gouverner8. Outre leurs divergences philosophiques, Lyons et Seward ont des personnalités diamétralement opposées. Seward a le tempérament vif, démonstratif, extraverti ; Lyons se montre réservé, tient les manifestations d’émotion pour suspectes et regarde rarement ses interlocuteurs dans les yeux. Cet homme froid et méticuleux exècre les dimensions sociales de son emploi. Il se vantera même de n’avoir donné aucun discours, aucune conférence et de n’avoir pas pris un seul verre d’alcool en société pendant tout son mandat à Washington. Non-fumeur, Lyons endure un véritable 6 Newcastle à Head, 28 octobre 1860, BAC, collection sir Edmund Walker Head, bobine M-194. 7Foreman, A World on Fire, p. 161. 8 Van Deusen, William Henry Seward, p. 271. W I L L I A M H E N R Y S E WA R D 75 martyre dans les salles de réunion empuanties par les cigares que Seward fume à la chaîne. Sa pudibonderie victorienne et son aversion pour les contacts personnels l’empêchent parfois d’analyser avec exactitude les dynamiques humaines. Il tient le patriotisme des Américains pour de la suffisance et leur aplomb pour de l’agressivité. Extrêmement soupçonneux à l’égard de Seward, à tout le moins au début de leur relation professionnelle, Lyons ne prend pas la pleine mesure des tactiques ingénieuses que le secrétaire d’État déploie pour concrétiser une stratégie plus vaste. Lyons finira par apprécier Seward avec le temps, mais ne le comprendra jamais vraiment9. Seward déclare un jour à Lyons que la Grande-Bretagne ne doit en aucune circonstance se mêler des affaires intérieures des États-Unis : quoi qu’il arrive, il est hors de question qu’elle reconnaisse la Confédération ou qu’elle rencontre des émissaires du Sud. Si elle passe outre à ces consignes, conclut Seward, les États-Unis lui déclareront la guerre sans aucune hésitation, et l’affrontement commencera par l’invasion immédiate du Canada. Ce conflit pourrait même s’avérer très utile pour eux, ajoute-t-il, car tous les Américains, même les rebelles, oublieront alors leurs vieilles rancœurs, se rallieront contre l’Europe et s’uniront de nouveau10. À ce stade, Lyons ne peut pas déterminer si Seward exprime le point de vue de Lincoln ou s’il ne parle qu’en son nom propre ; il écarte toutefois l’hypothèse du bluff : « Certains hauts responsables du parti qui prendra bientôt le pouvoir sont à l’affût d’une querelle avec l’étranger dans l’espoir qu’elle rallumera le patriotisme américain, dans le Nord comme dans le Sud », écrit-il le 12 février à lord John Russell, secrétaire britannique aux Affaires extérieures11. La Grande-Bretagne et la France commencent à tisser des alliances entre elles, convaincues que les États-Unis pourraient effectivement déclarer une guerre de diversion à l’une d’elles, mais qu’ils ne commettraient pas la folie de les attaquer toutes les deux. Lyons ne partage pas leur optimisme et expédie à Londres des notes de plus en plus effarées dans lesquelles il qualifie Seward de dangereux démagogue qui envisagerait d’attaquer la Grande-Bretagne à travers le Canada12. Graduellement, il acquiert la conviction que Seward cherche par tous les moyens 9 10 11 12 Dean B. Mahin, One War at a Time, p. 40. Norman Ferris, Desperate Diplomacy, p. 8. Ibid., p. 9. Ibid., p. 15. 76 VOISI NS E T E N N E M IS à déclencher un conflit international de diversion qui mettrait un terme à la guerre de Sécession ou qui lui permettrait à tout le moins, si jamais le Sud devait être perdu, de faire main basse sur le Canada en guise de compensation13. De fait, le Canada s’avère une cible facile. Dévastés par la guerre de 1812, ses forts et ses défenses portuaires n’ont pas été remis en état depuis. Ses soldats suffisent à peine à garder l’immense frontière qui le sépare des États-Unis ; en cas d’agression, ils ne seraient assurément pas assez nombreux pour la défendre. La Grande-Bretagne a quelque peu renforcé sa présence militaire en sol canadien au milieu des années 1850, quand les tensions transfrontalières se sont soudainement intensifiées, mais aussi à la faveur de la fin de la guerre de Crimée, qui a libéré des effectifs. En 1860, néanmoins, le Canada ne compte qu’environ 4 300 soldats réguliers britanniques, pour la plupart en garnison dans le Canada-Ouest, le Canada-Est et la Nouvelle-Écosse. À ces maigres troupes s’ajoute la milice volontaire canadienne : tous les hommes âgés de 16 à 60 ans appartiennent à une compagnie de milice et sont tenus à ce titre de consacrer deux fins de semaines par an à l’entraînement militaire. Les intentions ne sont pas mauvaises, mais l’assiduité laisse à désirer. Les miliciens brillent souvent par leur absence à leurs entraînements… Quand elles ont effectivement lieu, ces séances se révèlent du reste inutiles ou presque. Les soldats britanniques se gaussent abondamment de cette milice sédentaire canadienne, plus prompte à lever le coude qu’à manier les armes. Environ 8 500 miliciens actifs rémunérés peuvent également être mobilisés en cas d’urgence. Ils se rencontrent chaque année durant deux à trois semaines pour suivre un entraînement un peu plus exigeant que celui de leurs homologues de la milice sédentaire. Comme eux, ils ne disposent toutefois que d’un équipement vétuste et d’une détermination chancelante à l’égard de la protection du territoire canadien. Tandis que les Américains s’acheminent vers la guerre, le gouvernement britannique s’inquiète du manque de préparation militaire des colonies canadiennes et maritimes. Le premier ministre Palmerston et le secrétaire aux Affaires extérieures Russell observent avec attention l’évolution politique de l’Amérique du Nord, mais celle de l’Europe les inquiète également. Otto von Bismarck, le représentant prussien à la Confédé13 Ibid., 24. W I L L I A M H E N R Y S E WA R D 77 ration germanique, s’affaire à consolider son pouvoir personnel et entend réaliser l’unification des états germaniques. S’il arrive à ses fins, il constituera ainsi en Europe centrale un puissant bloc qui pourrait menacer la paix relative dont jouit le continent depuis le Congrès de Vienne de 1815. Palmerston et Russell gardent également l’œil sur les Français et, dans une moindre mesure, sur les Espagnols ; leurs interventions au Mexique mèneront à la guerre franco-mexicaine en octobre 1861. Palmerston et Russell n’ont pas une très haute opinion de l’Amérique et des Américains… « [Ce sont des gens] malhonnêtes et sans aucun scrupule14 », déclarait Palmerston. Par son principe comme par son caractère romanesque, l’aventure des confédérés les séduit tous deux. Ils considèrent en outre que l’éclatement des États-Unis en deux républiques, voire plus, ne pourrait que profiter à la Grande-Bretagne. Ils sont aussi du même avis quant à Stewart : « Un fanfaron inculte et sans consistance15 », résumait Palmerston devant le Cabinet. Les coûts et les avantages du maintien de la présence britannique dans les lointaines terres du Canada divisent par ailleurs les politiciens britanniques, ce qui complique le positionnement de la Grande-Bretagne vis-à-vis de la guerre de Sécession et des dangers qu’elle représente pour le Canada. William Gladstone, le très puissant chancelier de l’Échiquier de Palmerston, appartient au camp des Little Englanders : à chaque nouvelle dépense militaire exigée par le Canada ou en son nom, ces farouches partisans du désengagement colonial répètent qu’il serait temps que ces territoires se prennent en main. Le duc de Newcastle, secrétaire d’État aux Colonies, partage le point de vue de Gladstone à ce sujet et se demande publiquement si la Grande-Bretagne ne devrait pas exiger du Canada qu’il s’investisse plus activement dans sa propre défense avant qu’elle n’engage un sou de plus à cet égard16. Palmerston écrit une longue lettre à Newcastle pour tenter de le rallier à sa cause. Le premier ministre y professe une fois de plus son anti­américanisme et, s’opposant en ceci à Gladstone, confirme son appui au renforcement des défenses canadiennes : « Face à des hommes sans honneur oscillant au gré des passions des masses irresponsables et d’une 14Crook, Diplomacy During the American Civil War, p. 3. 15Ferris, Desperate Diplomacy, p. 17. 16 Kenneth Bourne, « British Preparations for War with the North, 1861-1862 », p. 604. 78 VOISI NS E T E N N E M IS volonté sans frein de maintenir leur position par tous les moyens, la préservation de la paix exige le maintien d’une force maritime imposante sur leurs côtes et une présence terrestre respectable de notre armée dans nos provinces. […] Si, par le fait d’une hésitation excessive, nous exposions nos provinces à l’agression et au désastre, rien ne saurait nous mettre à l’abri du reproche qui pourrait nous en être fait17. » Pour Palmerston et Russell, la faiblesse du Canada représente une tentation si grande que Seward ne saura pas lui résister. Contre l’avis des Little Englanders, ils ordonnent l’envoi d’un régiment de soldats réguliers britanniques en sol canadien. Le premier ministre donne des ordres précis pour qu’ils soient dotés des armes les plus modernes afin de montrer aux Américains la fermeté de leurs intentions. Il renforce également la flotte britannique déployée dans les Caraïbes et le long de la côte américaine. C ’ E S T L A G U E R R E ! 12 avril 1861. À 4 h 30 du matin, un obus déchire avec un bruit assourdissant le ciel noir du port de Charleston. Il semble flotter quelques secondes en l’air, comme mystérieusement suspendu dans le temps. Dans cette fugace illusion d’immobilité, l’Amérique du Nord vit ses derniers instants de paix. Lincoln a été élu président des États-Unis au mois de novembre de l’année précédente. Dans les trois mois qui ont suivi le scrutin, considérant cette élection comme l’ultime outrage, la dernière goutte qui a fait déborder le vase de leur patience, la Caroline du Sud puis le Mississippi, la Floride, l’Alabama, la Géorgie, la Louisiane et, enfin, le Texas ont fait sécession des États-Unis. Le président qu’ils se sont donné, Jefferson Davis, sénateur du Mississippi, a rapidement formé un gouvernement dans la capitale temporaire de Montgomery, en Alabama. Les États confédérés d’Amérique (Confederate States of America, CSA) viennent de voir le jour. Comme tous les pays du monde, ils affirment tout d’abord leur souveraineté en déployant des dispositifs de défense de leurs frontières, de leurs terres et de leurs biens. Ils prennent ainsi possession de toutes les propriétés fédérales et installations militaires situées sur leur territoire, à 17 Ibid., p. 603. W I L L I A M H E N R Y S E WA R D 79 l’exception de trois forts de la Floride mais, surtout, du fort de Charleston, en Caroline du Sud. En décembre, six jours après la sécession de la Caroline du Sud, le commandant de la garnison de Charleston, le major Robert Anderson, redoutant une attaque sudiste, transfère ses quatre-vingt-deux hommes du fort Moultrie au fort Sumter, plus sûr, à un peu plus d’un kilomètre de la côte. Le gouverneur de la Caroline du Sud, Francis Pickens, lui ordonne de quitter les lieux ; Anderson refuse. Comme il n’a plus accès à la ville, il devra désormais passer par Washington pour se réapprovisionner en munitions, en nourriture et en troupes. Lincoln choisira-t-il d’évacuer le fort Sumter ou d’y maintenir la présence d’Anderson ? De cette décision dépendra tout l’avenir des États-Unis. Lincoln ne mentionne pas une fois la Confédération dans son discours de prestation de serment du mois de mars. Il n’en parlera d’ailleurs jamais. Pour lui, le simple fait que la Constitution n’évoque pas une telle éventualité rend la sécession illégale de facto. Aux yeux de Lincoln, les États confédérés d’Amérique n’existent pas, pas plus que les confédérés : ce qu’il voit au sud de la ligne de fracture qui sépare maintenant le pays, ce ne sont rien de plus que des États rebelles et des Américains déloyaux. Devant plusieurs milliers de personnes rassemblées autour du portique baigné de soleil qui flanque le Capitole à l’est, Lincoln déclare qu’il s’acquittera de la mission envers laquelle il s’est engagé : il fera respecter la Constitution en veillant à ce que toutes les lois des États-Unis soient dûment appliquées. Il assure ensuite qu’il prendra les dispositions voulues pour assurer le maintien et l’occupation de toutes les propriétés gouvernementales ; considérant la position précaire du major Anderson, ce sont là des propos extrêmement provocateurs… De son ton nasillard typique du Midwest, Lincoln s’adresse directement aux populations du Sud : « Le gouvernement ne vous attaquera pas. Vous ne serez pas en guerre, sauf à être vous-mêmes les instigateurs d’un tel conflit18. » Mais les sudistes s’estiment déjà largement agressés : la détermination de Lincoln à restreindre l’essor de l’esclavage, son refus obstiné de reconnaître leur Confédération et, maintenant, son engagement à reprendre possession de ce qu’ils considèrent comme leur bien constituent pour eux autant d’offensives intolérables. Pour les sudistes, le nouveau président des États18White, A. Lincoln, p. 392. 80 VOISI NS E T E N N E M IS Unis ne promet pas la paix : il leur déclare la guerre. Dans le conflit qui s’annonce, ils ne feront donc que se défendre. Jefferson Davis a prononcé son propre discours présidentiel de prestation de serment deux semaines plus tôt. Il a présenté la Confédération comme une réalité incontournable, énoncé clairement les objectifs de ce nouveau pays et résumé son point de vue en une phrase qu’il répétera à maintes reprises au cours des mois suivants : en substance, « laissez-nous tranquilles ! » Mais Davis discerne bien la tempête qui se forme à l’horizon. Le Congrès de la Confédération adopte la Loi sur l’armée (Army Act) exigeant des États confédérés qu’ils lèvent 100 000 hommes. Personne ne doute plus de l’utilité d’une telle mobilisation. Que faire du major Anderson et de ses hommes confinés dans le fort Sumter ? En tant que secrétaire d’État, c’est à Seward qu’il incombe de conseiller le président sur cette épineuse question. Plus tard, Seward reconnaîtra les qualités de Lincoln. En ce début de mandat, il trouve toutefois très difficile de travailler sous ses ordres. Beaucoup plus expérimenté que le président, il estime qu’il devrait concentrer les prérogatives présidentielles entre ses mains : tirer les ficelles du président novice, en quelque sorte. Dès avant sa nomination au poste de secrétaire d’État, il avait travaillé avec son vieil ami et conseiller politique Thurlow Weed pour faire paraître dans l’Albany Evening Journal un article expliquant qu’il ferait auprès de Lincoln office de « premier ministre », comme disent les Britanniques19… Peu après la prestation de serment du président, alors que le réapprovisionnement du fort Sumter reste incertain, Seward fait parvenir à Lincoln une note intitulée Quelques considérations portées à l’attention du président. Ce document n’a pas été rédigé à la hâte ni sous le coup de l’émotion : avant de le soumettre au président, Seward a demandé à Weed de le réviser et à son fils de le recopier d’une écriture plus élégante ; il a ensuite indiqué à un ami du New York Times qu’une fois ces notes approuvées par le président, il les lui enverrait pour publication20. Complètement déplacées dans leur intention comme dans leur teneur, ces notes ne constituent rien de moins qu’un affront au président. 19 Walter Stahr, Seward, p. 223. 20 Ibid., p. 269. W I L L I A M H E N R Y S E WA R D 81 Elles déclarent sans ambages que le gouvernement ne possède aucune politique intérieure ni étrangère digne de ce nom et ajoute que le président consacre beaucoup trop de temps à des questions futiles. Seward recommande l’évacuation du fort Sumter et le renforcement des positions floridiennes. Lincoln devrait par ailleurs exiger immédiatement de la France et de l’Espagne qu’elles s’expliquent sur leurs interventions récentes au Mexique et dans les Caraïbes, qui semblent témoigner de leur intention de procéder à un redéploiement européen en terre d’Amérique. Le président doit aussi demander à la Russie et à la Grande-Bretagne d’expliquer leurs réactions timorées à la déclaration d’indépendance sudiste, qui laissent à penser qu’elles envisagent de reconnaître la Confédération, peut-être même de la soutenir. Si ces pays n’apportent pas une réponse satisfaisante à sa demande, ajoute le document de Seward, Lincoln devra demander au Congrès de leur déclarer la guerre. Enfin, le secrétaire d’État répète ce qu’il a affirmé aux représentants de la GrandeBretagne : si les États-Unis entrent en guerre contre un ou plusieurs pays étrangers, les sudistes se rallieront au Nord et oublieront leur projet sécessionniste ; uni sous une même bannière, le pays sera sauvé. En conclusion, Seward estime que, quelle que soit l’approche retenue, deux possibilités d’action s’offrent au président : soit il met en œuvre la politique choisie avec la plus grande fermeté ; soit il en confie l’exécution à un membre de son Cabinet, c’est-à-dire, selon toute probabilité, à Seward lui-même… Montrant en cette circonstance la patience, la finesse intellectuelle et les compétences humaines qui feront sa renommée, Lincoln s’entretient avec son secrétaire d’État sans lui demander d’excuses ni exiger sa démission. Quand Seward sort de cette rencontre du 1er avril, il sait que Lincoln tient les rênes de la présidence d’une main ferme et qu’il agira de manière résolue vis-à-vis des politiques énoncées. Cet épisode montre que Lincoln ne voulait manifestement pas d’une guerre étrangère. Il prouve aussi que le président s’apprêtait à jouer dans la politique extérieure de son pays un rôle beaucoup plus important que la plupart des observateurs ne l’avaient d’abord cru, et ce, même si Seward resterait son porte-parole de prédilection en ces matières. À ce moment, les « considérations » que le secrétaire d’État a portées à l’attention du président et son entretien avec Lincoln n’ont pas encore filtré. Pour la Grande-Bretagne et 82 VOISI NS E T E N N E M IS pour le Canada, Seward reste donc un homme ambitieux, agressif, puissant et dangereux. En dépit des malencontreuses « considérations » de Seward et d’un certain nombre d’autres désaccords qui les opposeront au fil des mois, Lincoln et son secrétaire d’État finissent par devenir très proches. Seward emménage dans une maison de briques rouges à trois étages surplombant le parc Lafayette, à quelques pas de la Maison-Blanche. Lincoln s’y rend souvent. Les deux hommes discutent passionnément politique et se racontent des histoires grivoises dont ils rient à gorge déployée. Leurs différends tactiques leur valent parfois des conversations tendues ; certaines amèneront même Seward à offrir sa démission. Néanmoins, le secrétaire d’État et le président s’entendent sur tous les sujets décisifs et grands axes stratégiques. Leur entente est telle que d’autres membres du gouvernement en prennent ombrage et se plaignent du fait que les deux hommes arrêtent souvent leurs décisions avant d’en référer au Cabinet21. Quand une réunion spéciale s’impose, c’est presque toujours Seward qui la convoque. Avec l’influence considérable dont il dispose et les relations privilégiées qu’il entretient avec le président, l’homme qui rêve d’annexer le Canada s’impose comme le joueur le plus puissant de la République après Lincoln lui-même. Le 6 avril, après avoir examiné toutes les possibilités de ravitaillement du fort Sumter, Seward, Lincoln et d’autres dignitaires gouvernementaux font parvenir au gouverneur de la Caroline du Sud un message annonçant le réapprovisionnement prochain du fort. La réponse sudiste ne se fait pas attendre : six jours plus tard, un obus semble s’immobiliser dans le ciel froid de Charleston, suspendu dans le temps. Puis, il tombe. L’obus frappe au cœur même du fort Sumter. Plus de 4 000 autres lacèrent ensuite le ciel de Charleston dans un sens ou dans l’autre. Au bout de deux jours, par un dimanche après-midi ensoleillé, le major Anderson finit par se rendre. Les vainqueurs l’autorisent à tirer une salve de cinquante coups en l’honneur de son drapeau, puis à l’abaisser pour l’emporter vers la côte. Arborant leurs couleurs, ses hommes avancent d’un pas fier, le mousquet à l’épaule. Ils arrivent enfin aux bateaux qui les 21 Carl Sandburg, Abraham Lincoln, p. 145. W I L L I A M H E N R Y S E WA R D 83 ramèneront chez eux. Les troupes sudistes se tiennent au garde-à-vous, observant leur cortège dans un silence respectueux. À l’aube d’une guerre profondément moderne, cette cérémonie aux accents surannés rend hommage au protocole chevaleresque des conflits d’antan. Trois jours après la chute du fort Sumter, Lincoln envoie un message aux gouverneurs pour leur demander de mobiliser 75 000 soldats qu’ils enverront à Washington. Les recrues devront s’engager à servir trois mois sous les drapeaux. Le président annonce également le blocus immédiat de tous les ports sudistes. Très vite, le Tennessee, l’Arkansas, la Caroline du Nord et la Virginie se rallient aux États sécessionnistes. La frontière entre les deux camps n’est toutefois pas clairement tranchée. Le nord-ouest de la Virginie se sépare pour former un nouvel État fidèle à l’Union. Le gouverneur du Missouri se déclare allié de la Confédération ; cependant, comme son Assemblée législative ne siège pas à ce moment-là, elle ne peut ratifier sa décision. Le gouverneur du Kentucky annonce également que son État se joint à la Confédération, mais son Assemblée législative vote en faveur d’un maintien dans l’Union. Quelques jours après l’affrontement du fort Sumter, le très respecté général Robert E. Lee refuse le commandement des armées nordistes. Apprenant que la Virginie a fait sécession, il envoie au secrétaire à la Guerre, Simon Cameron, une lettre de démission polie, mais concise : elle tient en seule phrase. Emportant quelques possessions, le général Lee quitte son domaine d’Arlington avec son épouse, Mary Anna Custis Lee, la fille du fils adoptif de George Washington. Ils font cap vers le sud. Lee propose ses services au président Jefferson Davis et à la Confédération. Plus tard, il expliquera en ces termes son ralliement à la Virginie : « J’ai fait simplement ce que mon devoir me commandait. Je n’aurais pu agir autrement sans encourir le déshonneur22. » À l’instar du général Lee, chacun des 16 000 soldats et officiers de l’armée permanente des États-Unis doit prendre une décision qui engage son avenir. Comme lui, la plupart d’entre eux choisissent de rester fidèles à leur État d’origine plutôt qu’à leur pays. Sur les 1 108 officiers que comptait l’armée avant le déclenchement des hostilités, 387 démis- 22 Douglas Southall Freeman, Lee, p. 113. 84 VOISI NS E T E N N E M IS sionnent pour rejoindre les rangs de la Confédération23. Dans les États limitrophes du Delaware, du Kentucky, du Maryland et du Missouri, les recruteurs sudistes et nordistes écument les mêmes lieux et doivent souvent jouer du coude. À l’été 1861, à Louisville, un régiment de l’Union avance en cortège pour aller prendre un train vers l’est ; de l’autre côté de la rue, un régiment de la Confédération se dirige en sens inverse… Lincoln avait des beaux-frères dans l’armée confédérée ; un beau-frère de Davis se battait pour l’Union. Au beau milieu de ce chaos, la ville de Washington se retrouve sans défense. Cette ville du Sud est encerclée par la Virginie sur ses flancs sud et ouest, et le Maryland esclavagiste sur son flanc nord ; le Delaware, qui pratique également l’esclavage, s’étend non loin. On placarde les fenêtres et on empile des sacs de sable et de farine dans les entrées. Dans les rues boueuses de la ville, des gens arborent des macarons jaunes qui expriment leur allégeance à la Confédération. Rongé d’inquiétude, le président regarde par les fenêtres de la Maison-Blanche en se demandant à voix haute si son armée arrivera bientôt. Répondant à l’appel de Lincoln, le 6e régiment du Massachusetts se dirige rapidement vers le sud. Au moment où les jeunes soldats changent de train, à Baltimore, une foule armée de pierres les attaque de toutes parts. Les soldats du Massachusetts se placent en rangées pour faire feu. Les tirs fusent, tuant douze civils et quatre soldats24. Le maire de Baltimore exhorte ses concitoyens à tout mettre en œuvre pour arrêter ces soldats de l’Union et ceux qui suivront. Il demande au gouverneur d’annoncer le ralliement de l’État à la Confédération. Des sympathisants du camp sudiste sabotent des lignes de chemin de fer, bloquent la livraison du courrier postal, sectionnent des câbles de télégraphe. Pendant six jours, Washington se retrouve entièrement coupée du monde. Les hommes du Massachusetts doivent parcourir à pied le reste du chemin, souvent sous les pierres et les quolibets. Lincoln est soulagé de les voir, mais déçu de constater qu’aucun autre contingent n’arrive à leur suite. Debout sur le toit de la Maison-Blanche, il scrute au télescope les tentes de la Confédération qui se dressent de l’autre côté du fleuve Potomac, sur les collines du domaine d’Arlington appartenant au général 23Sandburg, Abraham Lincoln, p. 250. 24 Dans la foule qui observe l’affrontement se trouve le célèbre acteur James Wilkes Booth. W I L L I A M H E N R Y S E WA R D 85 Lee. Au sud, les drapeaux de la Confédération claquent au vent sur les toits d’Alexandria. Au bout de plusieurs jours et nuits d’angoisse, Lincoln voit avec soulagement des régiments de New York et d’autres contingents du Massachusetts entrer dans Washington. Mais il attend toujours l’armée qui lui permettra d’affronter l’adversaire. Même si, emporté par l’enthousiasme ou l’ambition, Seward outrepasse souvent les limites de ses responsabilités, sa mission première consiste en réalité à maintenir les relations les plus fructueuses possible avec les gouvernements étrangers. Pour l’heure, sa tâche la plus urgente est ainsi d’empêcher Davis de concrétiser son objectif ultime : l’indépendance. Pour Davis, l’idéal serait que le pays qu’il vient de créer obtienne l’assentiment de Lincoln et puisse prospérer sans plus attendre. Mais comme cette éventualité reste peu probable et que, de surcroît, la guerre s’annonce, Davis se tourne vers d’autres pays pour être officiellement reconnu, notamment la Grande-Bretagne et la France. Le 29 avril, deux semaines après la chute du fort Sumter, il déclare au Congrès de la Confédération qu’il a envoyé des émissaires négocier une séparation pacifique avec Seward et Lincoln. Ses représentants se sont toutefois heurtés à un tissu de mensonges et de rebuffades. Davis évoque ensuite trois autres émissaires qui font déjà cap vers l’Europe. Il espère obtenir très vite la reconnaissance officielle des grandes capitales européennes. Enfin, il rappelle sa foi en la cause sudiste : « Armés d’une confiance absolue en cette Puissance divine qui protège les justes causes, nous continuerons de nous battre pour préserver notre droit inhérent à la liberté, à l’indépendance et à l’autonomie gouvernementale25 ». Plusieurs arguments plaident en faveur de la reconnaissance internationale de la Confédération. En particulier, elle possède un gouvernement, une constitution et une armée qui fonctionnent. Elle est forte de neuf millions de personnes (dont environ trois millions et demi d’esclaves) vivant sur près de deux millions de kilomètres carrés d’un territoire parfaitement définissable et défendable. Si elle obtient la reconnaissance officielle, la Confédération pourra contracter des emprunts, s’approvisionner en armes auprès des pays neutres et lancer ses navires sur l’océan pour arraisonner et confisquer les bateaux ennemis. De plus, 25 Jefferson Davis, « Message to Confederate Congress, April 29, 1861 », Brooks Simpson et al. (dir.), The Civil War, p. 332. 86 VOISI NS E T E N N E M IS Lincoln ne pourrait plus nier alors l’existence de la Confédération et devrait renoncer à son projet de ramener les « rebelles » dans le droit chemin par les armes pour ensuite réunifier le pays et le reconstruire. Davis a absolument besoin de la reconnaissance internationale ; Lincoln et Seward doivent l’empêcher à tout prix. C’est dans ce contexte que deux des projets les plus chers au cœur de Seward convergent soudain : il doit de toute urgence préserver l’Union et rêve depuis toujours d’expansion. Le Canada se situe au point exact d’intersection de ces aspirations, de ces objectifs et de ces stratégies. En homme avisé, Davis mesure bien l’écrasante supériorité du Nord, plus populeux que le Sud, plus riche en or et plus industrialisé. En d’autres termes, la Confédération doit se trouver des alliés. Davis possède une formidable monnaie d’échange : le coton. La France et plusieurs autres pays en achètent. En Grande-Bretagne, un sixième des emplois dépendent du textile ! En 1860, 85 % du coton qui alimente cette gigantesque industrie proviennent des États du Sud26. Les trois émissaires que Davis a envoyés en Europe sous la houlette de William Yancey visiteront la Grande-Bretagne, la France et la Russie et leur offriront des approvisionnements sûrs en échange de la reconnaissance officielle des États confédérés d’Amérique. Bien après la fin de la guerre, Seward et Davis apprendront que la Grande-Bretagne et, dans une moindre mesure, les autres puissances européennes, avaient rapidement pris des mesures pour se prémunir contre une interruption possible des approvisionnements cotonniers. La Grande-Bretagne a stocké la précieuse fibre, modifié une bonne partie de ses métiers pour tisser d’autres fils et acheté du coton auprès de fournisseurs tiers. Pendant la guerre, elle réussira même à se faire livrer, malgré le blocus nordiste, entre un million et un million et demi de balles de coton, via Halifax pour l’essentiel27. Le ralentissement ou la fermeture de nombreux ateliers de tissage provoque la perte de milliers d’emplois et accentue la pauvreté de la classe ouvrière. La guerre de Sécession nuit ainsi à l’économie britannique ; cependant, elle ne la détruit pas. La crainte d’une interruption des approvisionnements cotonniers du Sud a 26Crook, Diplomacy During the American Civil War, p. 9. 27 David George Surdam, Northern Naval Superiority and the Economics of the American Civil War, p. 155. W I L L I A M H E N R Y S E WA R D 87 certainement joué dans les décisions du gouvernement britannique, mais elle ne les a pas complètement déterminées. Le « roi Coton », ainsi qu’on l’appelait à l’époque, était puissant ; il ne possédait toutefois pas la force de persuasion que Davis espérait et que Seward redoutait. Seward a donc énoncé très clairement les objectifs qu’il se fixe à l’égard de la Confédération et de la Grande-Bretagne et aussi, à plus long terme, à l’égard du Canada. Il peut maintenant pleinement déployer son art consommé du bluff, de la menace et de la manipulation. Il souffle le chaud et le froid, arborant un instant la mine redoutable d’un va-t-enguerre sans pitié pour se présenter l’instant d’après sous les traits d’un pacifiste éclairé. Dans les nombreuses réceptions qu’il fréquente, personne ne sait jamais s’il parle d’enjeux politiques bien réels ou s’il plaisante. Tout ce temps, il constituera l’atout le plus précieux de Lincoln dans ses négociations avec la Grande-Bretagne, l’Europe continentale et le Canada. Le 16 avril, quelques jours à peine après la chute du fort Sumter, les craintes de Seward se réalisent : une motion présentée à la Chambre des communes britannique propose la reconnaissance de la Confédération. Russell, le secrétaire aux Affaires extérieures, réussit à repousser le débat sur la question, mais il rencontre les représentants de la Confédération de manière officieuse. Quelques jours plus tard, Davis annonce qu’il remettra une lettre de marque à tous les capitaines qui en feront la demande : munis de cette autorisation, les bâtiments corsaires peuvent désormais perturber légalement les échanges commerciaux du Nord mais, surtout, forcer le poreux blocus instauré par Lincoln. La situation évolue très vite, et certainement pas dans le sens que Seward aurait souhaité. Il ne peut plus se contenter de réagir : il doit reprendre la main. T E N S I O N S F R O N TA L I È R E S Seward sait que le Canada se prépare à un éventuel conflit. Il a aussi entendu dire que les Canadiens seraient favorables aux sudistes et, pis encore, qu’ils les appuieraient concrètement en accueillant leurs bateaux dans leurs ports et en leur fournissant des armes. Il est bien résolu à tirer l’affaire au clair. Le 12 avril, lors d’une réunion du Cabinet, Seward obtient l’autorisation d’envoyer de l’autre côté de la frontière George Ashmun, ancien représentant du Massachusetts au Congrès, qui fera 88 VOISI NS E T E N N E M IS office d’agent secret. Pour dix dollars par jour (auxquels s’ajoute le remboursement des frais généraux), Ashmun parcourra le Canada durant trois mois afin de déterminer sa position vis-à-vis du conflit qui fait rage au sud de sa frontière, tenter de le rallier aux nordistes et dresser le bilan de l’appui matériel qu’il procure aux sudistes. Ashmun possède toutes les qualifications voulues pour cette mission. Il connaît bien le Canada. Il s’est notamment rendu à Québec le mois précédent à titre de représentant de Grand Trunk Railway (également dite « compagnie de chemin de fer du Grand Tronc »). Il y a rencontré le gouverneur général, sir Edmund Head. En poste depuis cinq ans, Head s’est accoutumé à naviguer dans les méandres souvent indéchiffrables du gouvernement canadien et à vivre aux côtés de son imprévisible et ombrageux voisin. Entretenant toutefois certaines inquiétudes à l’égard de Seward, Head a écrit à Londres pour exposer ses craintes : Seward, croit-il, envisage d’annexer le Canada en guise de dédommagement ou alors il attendra la fin des hostilités avec les sudistes pour prendre purement et simplement possession du territoire canadien28. Homme expérimenté et circonspect, Head n’a pas soufflé mot de ses soupçons devant Ashmun. Ashmun a également rencontré des hommes d’affaires et des politiciens de premier plan du Canada-Est lors de ce précédent séjour. Il s’est notamment entretenu avec Alexander Galt, financier montréalais, acteur majeur de l’industrie du chemin de fer, ministre des Finances de Macdonald et futur Père de la Confédération. Les deux hommes ont discuté essentiellement de l’attachement du Canada au Traité de réciprocité, qui prend de plus en plus des allures de traité de libre-échange à part entière entre le Canada et les États-Unis. Ashmun repart donc pour Québec à la mi-avril. Avant même qu’il n’arrive à destination, le New York Herald a vent de sa mission et publie en première page un article décrivant son « opération de propagande »29. Lyons, le représentant de la Grande-Bretagne à Washington, sollicite un entretien avec Seward : le déploiement d’agents de cette sorte en sol canadien met en péril les relations britanno-américaines et Ashmun doit être rappelé sur-le-champ. Seward assure à Lyons qu’il n’a pas d’autres 28Winks, The Civil War Years, p. 47. 29 New York Herald, 17 avril 1861. W I L L I A M H E N R Y S E WA R D 89 agents au Canada et qu’il rappellera Ashmun sans tarder30. Les communications de l’époque étant ce qu’elles sont, la missive de Seward arrive très tardivement à son destinataire. Quand Ashmun en prend enfin connaissance, il reste au Canada à titre personnel… et agit exactement comme il l’aurait fait si sa mission secrète n’avait pas été découverte. Il s’entretient de nouveau avec Head et avec différents membres du Cabinet, y compris Galt et le numéro un du Canada-Est, George-Étienne Cartier, un politicien à l’influence grandissante au nord de la frontière. Ashmun quitte le Canada peu après sans rapporter la moindre information intéressante. Sa mission secrète a tourné au fiasco et n’a valu au secrétaire d’État Seward que des contrariétés. Des rumeurs d’annexion imminente du Canada parviennent aux oreilles du gouverneur général peu après sa rencontre avec Ashmun : des discussions seraient en cours, murmure-t-on ; des plans auraient déjà été établis pour mettre en œuvre le projet annexionniste et gérer l’agrandissement du territoire qui en résultera. Head entend également dire que Seward est convaincu qu’il lui suffira de présenter les bienfaits de l’annexion à la population canadienne pour qu’elle réclame d’elle-même son rattachement aux États-Unis ; il serait même déjà en train d’acheter des journaux canadiens dans cette optique. Hamilton Merritt, homme d’affaires canadien, deviendrait le gouverneur territorial du Canada, et le Néo-Brunswickois Israel Andrews, celui des Maritimes31. Bien que ces rumeurs ne soient que pures élucubrations, elles persuadent Head de réclamer des renforts militaires en prévision d’une agression qu’il considère désormais comme inéluctable32. À Londres, Palmerston donne instruction d’envoyer au Canada trois régiments supplémentaires équipés de l’artillerie la plus moderne. Une garnison tout entière est transférée de la Chine jusqu’en ColombieBritannique. La reine Victoria, pourtant peu coutumière des déclarations publiques, publie un communiqué soulignant « [qu’il est] de la plus haute importance que nous maintenions une présence forte au Canada33 ». 30 Lyons à Russell, 22 avril 1861, copie à Head, BAC, Collection Sir Edmund Walker, bobine M-194. 31Winks, The Civil War Years, p. 48. 32Ferris, Desperate Diplomacy, p. 26. 33 Ibid., p. 27. 90 VOISI NS E T E N N E M IS Le contre-amiral britannique sir Alexander Milne reçoit l’ordre d’amener huit navires de plus face aux côtes américaines afin d’en découdre avec l’ennemi s’il se révélait nécessaire de défendre le territoire canadien. Milne déclare que la flotte britannique est très supérieure à celle que les États-Unis pourraient mobiliser contre elle, non seulement en nombre, mais également par la qualité de ses bateaux et de ses armements. Il dresse un plan prévoyant d’abord la destruction des navires assurant le blocus des ports sudistes, puis la mise en œuvre d’offensives sur la marine marchande américaine. Palmerston sait pertinemment que les renforts terrestres et maritimes s’avéreront très insuffisants face à une éventuelle invasion états-unienne. En réalité, ces mesures n’ont d’autre but que de dissuader Lincoln et Seward de passer à l’attaque et d’inciter la population canadienne à redoubler d’efforts pour assurer sa propre défense34. La plupart des membres du Cabinet britannique sont par ailleurs convaincus que c’est la marine qui devra gagner la guerre si conflit il y a ; et si elle échoue et que le Canada tombe aux mains des États-Unis, il sera toujours temps de le reprendre ou de négocier son retour dans le giron britannique une fois la paix revenue35. Pendant que les préparatifs se multiplient, le consul britannique à Chicago informe le gouverneur général du Canada que des hommes sont entrés en territoire canadien pour acheter de l’armement destiné à des régiments de l’Illinois ; il espère que ces armes pourront leur être fournies. De son côté, le consul américain, J. E. Wilkins indique qu’une telle vente aiderait le Canada à maintenir de bonnes relations avec les États-Unis, puis il se fait menaçant : si elle n’a pas lieu, les États de l’Ouest pourraient ne plus être aussi enclins à expédier leurs chargements céréaliers par le Saint-Laurent36. Le 21 avril, passant outre à cet avertissement, Head informe les autorités locales qu’elles doivent interdire les ventes d’armes. Le lendemain, un dénommé Amaziah Jones se présente à son bureau sur ordre du gouverneur de l’État de New York, E. D. Morgan, et sollicite poliment l’achat de 50 000 fusils canadiens pour les régiments new-yorkais. Le lendemain, le gouverneur de l’Ohio demande également 34Bourne, « British Preparations for War with the North », p. 602. 35 Ibid., p. 631. 36 Wilkins à Head, 21 avril 1861, BAC, collection sir Edmund Walker Head, bobine M-194. W I L L I A M H E N R Y S E WA R D 91 à acheter des armes au Canada. Head réitère son refus en soulignant qu’il est contraire aux lois du Canada d’exporter des armes qui sont destinées à la milice canadienne, laquelle dispose par ailleurs d’un armement à peine suffisant pour ses propres besoins37. Ayant entendu parler des tentatives infructueuses d’achat d’armes de l’autre côté de la frontière, Seward écrit à Lyons pour lui demander les raisons de ces refus répétés. Lyons lui répond d’un ton sec en envoyant copie de sa lettre à Head. Il lui demande expressément de ne pas envoyer d’agents sur le territoire canadien ; ainsi que l’avait fait le gouverneur général avant lui, il souligne que le Canada ne dispose d’aucun surplus d’armement. Enfin, ajoute-t-il, quand bien même cela serait, le Canada ne vendra pas d’armes, ni aux nordistes ni aux sudistes38. Les tentatives d’approvisionnement auprès du Nouveau-Brunswick et de la NouvelleÉcosse se heurtent également à des fins de non-recevoir. La fermeté de Head et la coopération des entrepreneurs canadiens, qui auraient pu vendre des armes outre-frontières au nom du profit, montrent à Seward et à la presse nordiste que le Canada n’a pas l’intention de se soumettre à la volonté de son voisin. Pendant ce temps, à Londres, Palmerston et son Cabinet s’affairent à formuler la position officielle de la Grande-Bretagne face à cette discorde qui déchire l’Amérique, et qu’il faut bien considérer maintenant comme une guerre civile. Elle s’exprime le 13 mai 1861 par la Proclamation de neutralité de la reine Victoria : la Grande-Bretagne ne participera pas aux hostilités. La Proclamation souligne par ailleurs que la Loi sur l’enrôlement à l’étranger de 1818 (Foreign Enlistment Act) interdit aux sujets britanniques, y compris les Canadiens, de s’engager dans l’infanterie ou la marine de l’Union ou de la Confédération, et de procurer quelque armement que ce soit à l’un ou l’autre camp. La Proclamation désigne aussi les États confédérés d’Amérique comme partie belligérante de ce conflit… Cette mention n’est pas anodine car, en vertu de la jurisprudence et des lois internationales, les « parties belligérantes » peuvent contracter des emprunts auprès des gouvernements étrangers et s’approvi- 37 Head à Wilkins, 22 avril 1861, et Head à Morgan, 22 avril 1861, BAC, collection sir Edmund Walker Head, bobine M-194. 38 Seward à Lyons, 3 mai 1861, copie à Head, BAC, collection sir Edmund Walker Head, ­bobine M-194. 92 VOISI NS E T E N N E M IS sionner en carburant et autres biens dans les ports neutres ; par exemple, en l’occurrence, ceux du Canada. La France, la Russie et la Belgique adoptent rapidement des déclarations de neutralité similaires. Seward est hors de lui et ne songe même pas à s’en cacher. Charles Sumner, sénateur du Massachusetts et président du Comité sénatorial sur les affaires extérieures, écrira ultérieurement qu’il ne l’avait jamais vu « aussi semblable à un tigre en cage ni aussi enclin à user de tous les jurons que la langue anglaise mettait à sa disposition, que dans ce moment où il arpentait la pièce en dénonçant la Proclamation de belligérance, qu’il jurait d’expédier à tous les feux de l’enfer39 ». De fait, la Proclamation répudie d’un trait toutes les requêtes que Seward a formulées par voie diplomatique et que Lincoln a appuyées de tout son poids politique : en considérant la Confédération comme une partie belligérante, la GrandeBretagne reconnaît l’existence des États confédérés d’Amérique, celle de leur infanterie et celle de leur marine. À juste titre, les analystes de l’époque considèrent la Proclamation de neutralité comme une quasireconnaissance officielle de la Confédération… Cette décision britannique constitue même un double désaveu pour Seward, car Palmerston l’annonce avant même que Charles Francis Adams Jr., le nouveau représentant des États-Unis à Londres, ne soit arrivé dans la capitale britannique pour y prendre ses fonctions. Fils et petit-fils de présidents, Adams a passé plusieurs années de sa jeunesse dans les écoles britanniques et s’avère parfaitement qualifié pour son nouveau poste. L’adoption de la Proclamation est toutefois si soudaine qu’elle ne lui laisse pas le temps d’intervenir : Adams arrive à Liverpool le matin même de l’annonce et apprend la nouvelle en lisant le journal dans le train qui l’emporte à Londres. En public, Lincoln ne dit pas un mot du camouflet que la GrandeBretagne vient d’infliger à ses objectifs et souhaits les plus chers. Des débats houleux agitent néanmoins les salons de la Maison-Blanche et les couloirs du Congrès. Le sénateur Sumner en informe diligemment ses nombreux amis et connaissances britanniques. Sumner hait Seward de toute son âme, non seulement par inimitié personnelle, mais aussi par jalousie professionnelle. À l’instar de Seward, il caresse le projet d’annexer 39Stahr, Seward, p. 293. W I L L I A M H E N R Y S E WA R D 93 le Canada pour stimuler la croissance économique américaine. Toutefois, les deux hommes ne s’entendent pas sur les tactiques à privilégier. Comme d’autres, Sumner estime que Seward pousse inutilement les États-Unis vers un affrontement avec la Grande-Bretagne en sol canadien. Il ne se gêne pas pour exposer son point de vue aux interlocuteurs les plus disparates, par exemple Louise, marquise de Lorne, duchesse d’Argyll et fille de la reine Victoria, ou William Russell, journaliste au London Times. Dans ses nombreuses lettres, croustillantes d’anecdotes et de potins, Sumner raille ouvertement Seward, qu’il qualifie de présomptueux, sinistre et dangereux40. Dans l’une de ses missives, qui est parvenue jusqu’à lord Lyons, il rapporte que le secrétaire d’État se serait violemment emporté contre le Canada et la Grande-Bretagne lors d’une réception donnée dans sa résidence : « Qu’ils aillent au diable ! se serait-il écrié. Je vais leur montrer de quel bois je me chauffe41 ! » Lyons indique à lord Russell que, s’il faut en croire Sumner, il n’est pas certain que Lincoln et son Cabinet aient l’intention de tenir tête à Seward pour calmer ses ardeurs belliqueuses. Les propos injurieux du secrétaire d’État, avance Lyons, pourraient bien mettre le feu aux poudres et déclencher une guerre britanno-américaine ainsi que l’invasion du Canada42. Les préparatifs en vue d’une éventuelle invasion se poursuivent. Le premier régiment britannique de renfort part pour le Canada au mois de mai. Début juin, les deux autres s’embarquent à leur tour, cette fois à bord du Great Eastern, le navire le plus rapide de la flotte britannique : il traverse l’Atlantique en seulement huit jours. Par ce coup de force technique, la Grande-Bretagne espère impressionner les Américains et, pourquoi pas, les intimider. À Québec, une foule nombreuse se presse sur le quai pour accueillir à grandes acclamations enthousiastes les soldats vêtus de rouge. Au moment où les troupes britanniques débarquent au Canada, les rumeurs de guerre sont en pleine recrudescence. Le New York Herald, toujours aussi exalté, écrit que des hommes se sont ressemblés à Buffalo pour attaquer le Canada et mener vers l’indépendance son peuple asservi ; ils agiraient sous le nom de « 69th Irish Reserve ». Ce même journal publie 40 E. L. Pierce, Memoir and Letters of Charles Sumner, vol. 4, p. 37. 41 Van Deusen, William Henry Seward, p. 298. 42Ferris, Desperate Diplomacy, p. 25. 94 VOISI NS E T E N N E M IS ensuite une rumeur selon laquelle le Nord et le Sud seraient sur le point de conclure un armistice et auraient convenu d’unir leurs forces pour attaquer l’Amérique centrale et le Canada43. Comme bien d’autres, ces élucubrations seront rapidement démenties. Cependant, le Herald possède un vaste lectorat au Canada et en Grande-Bretagne et ses articles exacerbent des tensions transfrontalières déjà bien palpables. Après avoir envoyé 3 000 soldats au Canada, Palmerston ordonne le déploiement de renforts additionnels. Il veut placer le long de la frontière canadienne pas moins de 10 000 soldats équipés de l’artillerie la plus moderne du temps44. Tandis que les troupes britanniques s’installent dans leurs quartiers, le climat de méfiance qui leur a valu de traverser l’Atlantique s’épaissit de jour en jour. Le New-Yorkais J. T. Wright vient d’acheter à la Banque du Haut-Canada (Bank of Upper Canada) un navire à vapeur amarré dans le port de Toronto, le Peerless. On murmure ici et là que des armes seraient amenées à bord et que le bateau serait vendu prochainement au Sud pour forcer le blocus nordiste. Quand cette rumeur lui parvient, John Andrew, gouverneur du Massachusetts, écrit à Head pour exiger l’annulation de la vente45. Rencontrant Lyons le 1er mai, Seward appuie cette requête : il exige du gouverneur général qu’il retienne le bateau à quai, le fasse saisir et vérifie ses papiers, puis qu’il lui indique l’identité du propriétaire ainsi que la raison pour laquelle il a été acquis. Si le Canada ne s’empare pas du bâtiment, ajoute Seward, les Américains s’en chargeront. Lyons lui répond qu’une telle intervention pourrait mener à la guerre, puis il envoie un télégramme à Head pour l’avertir du péril46. Il fait également parvenir à lord Russell un message expliquant que Seward semble tout à fait disposé à violer la souveraineté territoriale canadienne47. Seward ne renonce pas pour autant. Il ordonne aux vaisseaux de guerre américains de débusquer le Peerless dans l’embouchure du Saint-Laurent et de l’arraisonner, quel que soit le pavillon qui flotte à sa poupe. Le matin du 10 mai, le Peerless quitte Toronto sous pavillon britannique. Head a ordonné au lieutenant-général sir William Fenwick Williams, commandant britannique des forces canadiennes, de placer des 43 Ibid., p. 31. 44 Ibid. 45 Head à Newcastle, 29 avril 1861, BAC, collection sir Edmund Walker Head, bobine M-194. 46 Lyons à Head, 2 mai 1861, BAC, collection sir Edmund Walker Head, bobine M-194. 47Ferris, Desperate Diplomacy, p. 66. W I L L I A M H E N R Y S E WA R D 95 gardes armés sur son parcours, particulièrement le long des canaux, car c’est là qu’il sera le plus exposé à d’éventuelles tentatives d’abordage américaines. Le navire s’arrête à Montréal. Son mât est abaissé pour lui permettre de passer sous le pont Victoria. Il fait ensuite cap sur Québec, où Wright tente de le faire enregistrer en tant que navire américain. Le consul des États-Unis fait alors saisir le navire, déclenchant un extraordinaire imbroglio bureaucratique. Les autorités consulaires américaines acceptent finalement de laisser le Peerless poursuivre sa route, à condition qu’il soit placé sous les ordres du capitaine néo-écossais McCarthy. Les vaisseaux américains le laissent sortir du golfe du Saint-Laurent sans encombre. L’affaire Ashmun et l’épisode du Peerless entachent désormais la carrière de Seward : ils ne lui ont valu que moqueries et soupçons. Ils ont par contre fourni à Head une occasion rêvée de solliciter d’autres renforts britanniques, et à Palmerston, une excellente raison de les lui accorder. Maintenant plus que jamais, Seward passe pour un homme emporté, tyrannique, dont l’attitude et les décisions risquent fort de provoquer un affrontement entre la Grande-Bretagne et l’Amérique48. Pendant que la tempête se forme à l’horizon, Charles Adams, représentant des États-Unis à Londres, et son fils Henry, qui est aussi son secrétaire, entretiennent une correspondance soutenue avec les membres de leur famille restés de l’autre côté de l’Atlantique. « Je crois que notre gouvernement veut faire la guerre à l’Angleterre, écrit Henry à son frère en juin 1861. Je crois que l’Angleterre le sait et qu’elle s’y prépare. Je crois enfin que cette éventualité se concrétisera d’ici deux mois. […] Ne vous étonnez pas si vous entendez parler d’une campagne canadienne49. » Comme Adams, Head et Lyons restent convaincus que les ÉtatsUnis s’acheminent inexorablement vers l’invasion du Canada, d’autant plus imminente que leur conflit avec les États rebelles du Sud sera bientôt terminé50. En lisant le journal, en voyant les soldats britanniques se rassembler dans ses villes, la population canadienne ne peut faire autrement que de partager leurs craintes. 48Winks, The Civil War Years, p. 47. 49 Henry Adams à Charles Francis Adams, Jr., 10 juin 1861, cité dans Simpson et al. (dir.), The Civil War, p. 411. 50 Lyons à Newcastle, 25 juin 1861, copie à Head, BAC, collection sir Edmund Walker Head, bobine M-194. 96 VOISI NS E T E N N E M IS L A P R E M I È R E B ATA I L L E D E M A N A S S A S : C O N TO N D A N T E R É A L I T É Les clochettes tintinnabulent et les pompons dansent aux attelages tandis que les chevaux étrillés de frais quittent Washington d’un pas léger en direction du sud-ouest, de Warrenton Pike. En cette étincelante matinée du 16 juillet 1861, des centaines de membres du Congrès, fonctionnaires et hommes d’affaires partent à l’aventure en compagnie de leurs épouses et de leurs enfants. Tous et toutes ont le cœur joyeux, convaincus que la bataille qui aura lieu à une trentaine de kilomètres de là sera probablement la première et la dernière qui opposera les États du Nord à ceux du Sud rebelle. Il ne faut surtout pas manquer le spectacle ! On a même apporté de quoi pique-niquer… Les promeneurs plissent les yeux pour mieux discerner les panaches de fumée noire qui s’élèvent à l’horizon, sur le champ de bataille : à quelques kilomètres, les troupes de l’Union avancent en ordre dispersé. Soudain, les pique-niqueurs sursautent en entendant l’écho de l’artillerie lourde et des tirs de mousquets. Mais somme toute, l’ambiance est quand même à la fête. Un journaliste britannique rapportera qu’il a entendu une femme s’exclamer : « C’est formidable ! Dieu, quelle émotion ! Demain à cette heure, nous serons à Richmond51 ! » L’avenir se chargera de la détromper. Les soldats de l’Union ont entrepris leur avancée sur Bull Run Creek à trois heures du matin. Ils ont feint d’attaquer en deux endroits, mais leur stratagème a été vite découvert et les troupes de la Confédération se sont tout de suite dirigées sur leur gauche pour stopper l’ennemi dans son assaut principal. Dans les deux camps, l’artillerie a tonné. Depuis leur observatoire de la colline, les promeneurs de Washington ont applaudi. Les hommes de l’Union et ceux de la Confédération ne manquent pas de courage. Mais dans un camp comme dans l’autre, les états-majors ont négligé de se doter d’un vocabulaire de manœuvre cohérent. Les officiers ne prennent pas toujours la peine de donner des ordres aux troupes et, quand ils le font, les soldats les comprennent mal. De plus, les drapeaux des régiments et des États affichent une ahurissante disparité, de même que les uniformes, parfois fournis par l’État, parfois cousus maison… Des sudistes se retrouvent habillés de bleu, et des nordistes, vêtus de gris. On discerne même des zouaves de l’État de 51White, A. Lincoln, p. 371. W I L L I A M H E N R Y S E WA R D 97 New York et de l’Alabama arborant turbans blancs et pantalons bouffants d’un rouge éclatant. La confusion la plus totale règne sur le terrain des affrontements… Au terme de plusieurs offensives et contre-offensives, l’Union semble sur le point de remporter la bataille. Elle a éparpillé toutes les unités confédérées en gravissant la colline de Henry House ; toutes sauf une. Vêtu de son uniforme bleu de l’Institut militaire de la Virginie, le colonel de la Confédération Thomas Jackson ordonne à ses hommes de dévaler la colline en criant autant qu’ils le pourront, de tirer, puis d’attaquer à la baïonnette. C’est la première fois que les soldats de l’Union entendent le hurlement de ralliement des rebelles et il leur glace le sang. Terrifiés, ils s’enfuient à toutes jambes. Jackson a maintenu ses positions assez longtemps pour permettre aux renforts de se jeter dans la mêlée. Les rangs de l’Union sont en pleine débandade. Les soldats détalent en tous sens ; la plupart lâchent leur mousquet pour courir plus vite encore. En un instant, les voici mêlés aux civils en promenade dominicale, qui ont replié leurs couvertures et rameuté leurs enfants en toute hâte. Benjamin Wade, sénateur de l’Ohio, et Zachariah Chandler, sénateur du Michigan, ramassent les armes délaissées par les soldats. Avec une poignée d’hommes restés calmes, ils tentent de bloquer la route en ordonnant aux soldats fuyards de retourner se battre. En vain. Arrivé à Manassas Junction sur sa monture, Jefferson Davis voit les troupes de l’Union déguerpir en direction de Washington. Il exhorte le général Beauregard, le héros du fort Sumter, à s’élancer à leur poursuite. Le général lui répond que ses hommes ont besoin d’eau et de repos. La bataille est terminée. Lincoln a entendu le tonnerre de l’artillerie depuis la MaisonBlanche. Debout à la fenêtre, il observe ses soldats couverts de boue qui avancent cahin-caha pour s’abriter. À l’heure où le soir se penche, la pluie se met à tomber. Les yeux tristes sous ses paupières lourdes, le mélancolique président regarde ses soldats se blottir sous des couvertures sales et détrempées, puis sombrer dans un sommeil hérissé de cauchemars, étendus sur les pelouses de la capitale ruisselantes de pluie. L’opinion publique du Nord réagit vite, et de manière cinglante. Le New York Herald, démocrate, reproche au gouvernement en général, et à Lincoln en particulier, d’avoir causé la débâcle. Le New York Tribune 98 VOISI NS E T E N N E M IS enlève le bandeau qui ornait sa une depuis quelque temps et proclamait : « Marchons sur Richmond ! » Son rédacteur en chef, Horace Greeley, écrit à Lincoln pour le supplier d’engager des pourparlers de paix avec Davis. Le New York Times ne tente pas de départager les responsabilités, mais s’intéresse aux conséquences du fiasco : « Il apparaît maintenant de manière assez claire que nous avons sous-estimé les ressources et la détermination de l’ennemi52 », écrit-il en éditorial. Comme à son habitude, Lincoln jette ses pensées sur le papier. Il dresse une liste en neuf points des mesures à prendre et enclenche immédiatement leur mise en œuvre. Il fait appel à George McClellan, 35 ans, qui s’est bien acquitté de ses missions en Virginie et inspire aux soldats un profond respect : très doué pour l’organisation militaire, il prendra le contrôle de l’armée du Potomac. Lincoln décrète le renforcement du blocus militaire et annonce que tous les contrats de recrutement initialement prévus pour trois mois seront reconduits pour trois ans. Cet affrontement, les nordistes l’appellent la bataille de Bull Run, et les sudistes, la bataille de Manassas. Quel que soit le nom qu’on lui donne, Lincoln, comme le New York Times et Davis, en prend très vite la pleine mesure. Ce conflit entre le Nord et le Sud n’a rien d’une chamaille d’opérette : c’est une guerre, une guerre à part entière ; elle sera longue et fera couler beaucoup de sang. Ceux qui croyaient en une victoire rapide de l’Union sur la Confédération doivent revoir leur analyse de la situation. Davis écrit à ses gouverneurs pour réclamer des troupes additionnelles. Lincoln en fait autant. Dans le London Times, un article fouillé résume la réaction britannique à la débandade nordiste de Bull Run sous la plume de William Russell. Ayant parcouru le Sud de long en large, ce journaliste prédisait dès avant la bataille de Manassas que le Nord ne pourrait pas gagner cette guerre53. L’issue de cet affrontement semble lui donner raison. Russell a des mots si durs envers les dirigeants du Nord et son état-major que Lincoln lui refuse l’autorisation d’accompagner les hommes de McClellan pour rendre compte des prochaines batailles. 52 New York Times, 26 juillet 1861. 53 London Times, 30 juillet 1861. W I L L I A M H E N R Y S E WA R D 99 Palmerston partage l’analyse de Russell : « Il est très probable que le Nord ne réussira pas à soumettre le Sud, écrit-il au ministère des Affaires extérieures. Il ne fait par ailleurs aucun doute que, si l’union sudiste se constitue en État indépendant, elle représentera un vaste et lucratif marché pour les manufacturiers britanniques. Cependant, l’issue de la guerre reste jusqu’ici par trop incertaine pour que l’union sudiste puisse être encore reconnue54. » En d’autres termes, ce sont les soldats, et non les diplomates, qui détermineront la position de la Grande-Bretagne à l’égard de la guerre de Sécession, notamment dans la question si cruciale de la reconnaissance de la Confédération. L E S É L E C T I O N S D E 1 8 6 1 : TO U S U N I S C O N T R E L E S A M É R I C A I N S ! L’Assemblée législative canadienne siégeait quand la nouvelle de la débâcle nordiste de Bull Run lui est parvenue : sans chercher le moins du monde à dissimuler leur allégresse, deux membres du gouvernement ont fait irruption dans la Chambre et annoncé la défaite de l’Union. Dans les rangs de l’Assemblée, un triple hourra a retenti alors en l’honneur de la Confédération55. La plupart des membres du gouvernement ont joint leurs voix aux acclamations ; les représentants de l’opposition sont restés silencieux. La ligne de fracture qui sépare ainsi l’Assemblée en deux camps témoigne de celle qui déchire le pays. Bien avant la guerre de Sécession, bien avant que le Canada ne se demande s’il devait appuyer le Nord ou le Sud, sa population était déjà divisée au gré de multiples allégeances : classe sociale, couleur de la peau, origine ethnique, région, religion… Les différents secteurs de la société civile canadienne naissante sont en train de s’amalgamer lentement les uns aux autres en un tout complexe et bigarré qui deviendra l’essence même du pays. Cette fragmentation s’exprime avec éclat à chaque élection. Or, l’instabilité de la structure politique canadienne multiplie les convocations aux urnes. Le scrutin de l’été 1861 fait toutefois exception à la règle. Délaissant leurs discordes habituelles, tous les camps convergent en un seul et même antiaméricanisme. 54Mahin, One War at a Time, p. 57. 55 Globe, 29 juillet 1861. 100 VOISI NS E T E N N E M IS Les élections canadiennes ne sont pas affaire de mauviettes. Le vote à bulletin secret étant considéré comme trop peu « viril », les électeurs – uniquement des hommes à l’époque – doivent se lever pour annoncer publiquement leur choix. Le scrutin se déroule sur plusieurs jours et les listes électorales ne sont pas établies avec autant de rigueur qu’on pourrait le souhaiter. En définitive, il n’est pas rare que des hordes d’électeurs s’étant prononcés pour tel ou tel candidat se fassent offrir force alcools pour être ensuite emportés d’un bureau de scrutin à l’autre afin d’y exercer leur droit de vote à plusieurs reprises. Les bureaux de vote, du reste, sont très souvent établis dans des bars… La circonscription de Kingston, celle de John A. Macdonald lui-même, est très emblématique de la campagne de 1861. Ayant remporté facilement de nombreux scrutins consécutifs, Macdonald s’est accoutumé à être reconduit dans ses fonctions sans avoir à déployer trop d’efforts. Cette fois, la surprise pourrait être au rendez-vous : Oliver Mowat, ami de George Brown et membre, comme lui, du Parti réformiste, a annoncé à la dernière minute qu’il se porterait candidat. Macdonald connaît bien Mowat. Des années auparavant, il l’a fait entrer dans son cabinet juridique de Kingston et l’a aidé à lancer sa carrière en droit. Mais le bon vieux temps n’est plus, et les deux anciens confrères sont devenus rivaux. Peu avant le déclenchement des élections, Mowat s’est levé en Chambre pour fustiger Macdonald et l’accuser de multiplier les chicanes stériles. Dans un mouvement de courroux peut-être alimenté par une consommation excessive de gin, Macdonald a traversé la Chambre pour empoigner Mowat, beaucoup plus petit et plus trapu que lui : « Petit freluquet ! lui a-t-il hurlé au visage. Je vais te botter le derrière56 ! » Il n’est pas exclu qu’il aurait mis sa menace à exécution si des âmes charitables n’avaient pas séparé les deux hommes. Maintenant que le scrutin approche, Mowat envoie dans les assemblées électorales de Macdonald des fiers-à-bras chargés de l’interpeller et de l’interrompre de la manière la plus brutale et la plus crue possible. Il arrive qu’une rixe éclate ; à plusieurs reprises, des pierres seront lancées en direction de l’estrade, visant Macdonald et les autres dignitaires. Les campagnes électorales sont souvent l’occasion de solides altercations et de bagarres. Toute déclaration d’amitié envers l’Amérique, le 56 Donald Creighton, John A. Macdonald, le 1er premier ministre du Canada, vol. 1, p. 272. W I L L I A M H E N R Y S E WA R D 101 républicanisme ou autre aberration antibritannique du genre fait immédiatement figure de déclaration de guerre. Certes, depuis les tout premiers jours de la Révolution américaine, la population canadienne envisage à l’occasion de se rallier aux États-Unis. En particulier, les difficultés économiques ravivent toujours ce dessein. Mais en définitive, les vrais partisans de l’annexion ne forment jamais qu’une infime minorité. À la fin des années 1850, la construction du chemin de fer, qui constitue la grande aventure commerciale de l’époque, ramène soudainement le projet annexionniste sous les feux de la rampe. Les administrateurs et les financiers de la Grand Trunk courtisent assidument les investisseurs pour poser enfin les rails de ce fameux chemin de fer intercolonial dont les milieux d’affaires de Montréal et des Maritimes parlent depuis des années. Face à eux, John Poor, un entrepreneur du Maine, envisage la construction d’une ligne entre Saint John, au Nouveau-Brunswick, et Portland. S’il parvient à ses fins, cette nouvelle voie portera un dur coup à Montréal et compromettra grandement le potentiel de rentabilité d’un chemin de fer strictement canadien menant jusqu’aux Maritimes. Alexander Galt, de la compagnie ferroviaire Grand Trunk, transmet à Macdonald les préoccupations des administrateurs et financiers du rail canadien. Pour lui et ses alliés, le projet de Poor ne constitue rien de moins qu’un pas sur la pente glissante de l’annexion57. Dans le climat de crainte et de suspicion généré par la guerre et exacerbé par les décisions intempestives et les déclarations fracassantes de Seward, l’annexion est devenue un épouvantail bien commode que les Canadiens de toutes allégeances agitent au gré de leurs intérêts politiques ou commerciaux… Les mises en garde de Galt trouvent naturellement un écho dans la population canadienne, de plus en plus troublée par le pouvoir grandissant du perfide Seward, par les menaces d’invasion et les intrigues dont bruissent les journaux, et par cette guerre qui s’annonce finalement bien plus longue et meurtrière que prévu. Les Canadiens sont de plus en plus nombreux à considérer que les États-Unis s’enlisent dans la déroute, qu’ils constituent une redoutable poudrière et lorgnent dangereusement du côté du territoire canadien. 57 William Wilgus, The Railway Interrelations of the United States and Canada, p. 41. 102 VOISI NS E T E N N E M IS À cette inquiétude nourrie par les quotidiens s’ajoute, au printemps et à l’été 1861, une pléthore de pamphlets qui n’ont rien de rassurant pour la population canadienne. Le plus convaincant d’entre eux et, parce que de larges extraits en ont été reproduits dans le Globe, probablement aussi le plus lu s’intitule Canada : Is She Prepared for War ? [Le Canada est-il prêt pour la guerre ?]. Il est l’œuvre du lieutenant-colonel George Taylor Denison, de Toronto, qui le fait paraître sous un intrigant pseudonyme : « Un natif du Canada ». Ce pamphlet affirme la volonté américaine d’annexer le Canada ou de le prendre par la force. Il souligne l’état désastreux des défenses canadiennes : elles ne résisteront pas à l’invasion, que l’auteur juge inéluctable58. Peu après la chute du fort Sumter, Macdonald a exprimé son point de vue sur le sujet devant l’Assemblée législative canadienne. Il n’a pas attisé la crainte de l’invasion, qu’il jugeait de toute façon improbable, et n’a pas non plus préconisé l’annexion, une véritable hérésie à ses yeux. Il a par contre longuement exposé les problèmes de l’Amérique afin de mieux promouvoir l’idée d’une union canadienne élargie et renforcée, qui pourrait également intégrer les colonies maritimes. La guerre au sud de sa frontière ainsi que les menaces auxquelles le Canada est constamment exposé démontrent selon lui la nécessité d’un État fort et uni. De plus, ajoute-t-il, la Constitution américaine a commis l’erreur fatale d’accorder à chacun des États du pays une souveraineté intrinsèque, et c’est précisément cette structure qui a causé la dislocation politique et la guerre. Cette réalité, souligne Macdonald, montre qu’il faut ériger un État fort et solide sur le socle des institutions britanniques. Le Canada doit apprendre des erreurs de l’Amérique et devenir « une immense confédération d’hommes libres, la plus grande confédération d’hommes civilisés et intelligents à avoir jamais existé sur la terre59 ». Ce sont là les propos visionnaires d’un homme pragmatique sur le point de se soumettre à la volonté des électeurs dans un scrutin dont les États-Unis, en définitive, tiennent le premier rôle. Macdonald comprend parfaitement l’importance de ce vote et l’ampleur du grand rêve canadien qu’il est en train de formuler. Dans une lettre adressée à l’érudit Egerton Ryerson, il écrit : « Nous sommes à la veille d’une élection qui décidera de l’avenir du 58 Globe, 30 mars 1861. 59Creighton, John A. Macdonald, vol. 1, p. 271. W I L L I A M H E N R Y S E WA R D 103 Canada et déterminera notamment s’il sera une monarchie constitutionnelle limitée ou une démocratie à l’américaine60 ». Formant l’opposition, le Parti réformiste de George Brown se compose d’un amalgame imprécis d’obédiences disparates. En son sein, les radicaux, les réformistes et les membres d’un groupe qui s’appelle lui-même les « Clear Grits » s’affrontent sur de nombreux thèmes ; ils s’accordent toutefois à considérer que la structure politique actuelle est injuste. L’impératif constitutionnel qui impose une répartition égale des sièges entre le Canada-Ouest et le Canada-Est est contraire à la démocratie, affirment-ils, car le premier s’avère bien plus populeux que le second. (Ce point de vue a valu à nombre d’entre eux, y compris George Brown, de se faire taxer d’antifrancophones et d’anticatholiques.) Les intrépides réformistes estiment qu’il faut soit modifier la répartition des sièges de sorte qu’elle rende mieux compte des poids démographiques respectifs des deux régions, soit scinder le Canada en deux entités complètement distinctes. Macdonald ne peut évidemment pas être de leur avis : la force de ses libéraux-conservateurs repose évidemment sur les circonscriptions électorales qu’ils conquièrent, mais aussi sur le soutien des hommes d’affaires anglophones de Montréal. En d’autres termes, Macdonald a plutôt intérêt à ce que le système actuel reste en l’état ou s’élargisse. En 1861, le recensement montre que l’écart démographique se creuse entre les deux grandes régions du Canada. Ses résultats apportent ainsi de l’eau au moulin de Brown, qui dénonce de plus belle l’iniquité de la représentation politique. L’opposition présente une motion visant l’adoption d’un système fondé sur le poids démographique des régions. Bien que les discussions reprennent des arguments déjà vieux de plusieurs années, la guerre et les vigoureux débats entourant le renforcement des défenses canadiennes les placent sous un jour nouveau. Député, avocat et journaliste, William McDougall a été propriétaire d’un journal et a écrit dans le Globe. Il a aussi joué un rôle décisif dans la fondation du mouvement radical des Clear Grits, l’une des branches de l’opposition réformiste. Les Clear Grits plaident depuis toujours en faveur d’un élargissement de la démocratie et n’ont jamais dissimulé l’admiration qu’ils portent au système politique américain. 60 Macdonald à Ryerson, 18 mars 1861, BAC, fonds sir John A. Macdonald, MG26-A, vol. 51. 104 VOISI NS E T E N N E M IS L’orientation idéologique de McDougall s’exprimait même ouvertement dans le titre de son journal : The North American. Lors des débats entourant la motion, McDougall prononce une allocution passionnée en faveur de la représentation au prorata de la population. Puis, semblant lui-même emporté par son discours, il s’exclame que les Canadiens devraient abandonner leur structure politique actuelle si la motion n’est pas adoptée, s’éloigner de la Grande-Bretagne et se tourner vers Washington. La motion est rejetée. Très vite, des élections sont convoquées. Fin stratège, Macdonald sait qu’avec la montée de l’antiaméricanisme dans la société canadienne, McDougall vient de lui offrir sur un plateau d’argent un atout politique doublé d’une massue électorale qu’il serait grotesque de ne pas exploiter au plus vite. En juin, Macdonald écrit à son électorat de Kingston pour annoncer sa candidature et présenter la plate-forme de son parti. À partir de ce programme, il prononcera par la suite un vibrant discours lors d’une assemblée particulièrement nombreuse et tumultueuse. Dans son style familier d’une efficacité redoutable, il évoque tous les grands sujets de l’heure, puis il porte l’estocade en attaquant frontalement McDougall sur la question de la guerre et des menaces américaines. Imposant du même coup le thème incontournable de cette campagne électorale estivale, il souligne la nécessité d’instaurer une union élargie susceptible de répondre au bellicisme du voisin d’outre-frontière. Les luttes fratricides qui font malheureusement rage aux États-Unis nous montrent la supériorité de nos institutions et du principe dont elles dérivent. Puisse ce principe monarchique nous guider encore longtemps. Plutôt que de nous tourner vers Washington, ainsi que nous y exhortait sur le ton de la menace un membre éminent de l’opposition lors de la dernière session parlementaire, rallions-nous, avec le parti des modérés, à la devise : « Un Canada uni qui ne fasse qu’une province et qui n’ait qu’un souverain61 ». Les candidats réformistes s’efforcent bien d’aborder d’autres thèmes dans la campagne, et ce ne sont pas les sujets d’actualité qui manquent, mais les menaces américaines et le désir d’annexion dont le Canada serait prétendument dévoré reviennent obstinément les hanter. À Whitby, les 61 Letter to the Electors of the City of Kingston [Lettre aux électeurs de Kingston], 10 juin 1861, BAC, fonds sir John A. Macdonald, MG26-A, vol. 546. W I L L I A M H E N R Y S E WA R D 105 partisans de Macdonald suspendent une effigie de McDougall au lieu de rassemblement des réformistes. Elle tient dans ses mains des panneaux exhortant à « se tourner vers Washington ». Sur son cœur, une sobre pancarte déclare : « Annexion ». L’effigie sera brûlée avant le début de l’assemblée. Le 1er juillet, Macdonald est réélu dans sa circonscription et ses libéraux-conservateurs remportent la majorité des sièges. Cette victoire garde toutefois un arrière-goût amer : Macdonald n’a jamais bénéficié d’appuis très massifs au Canada-Ouest mais, cette fois, ils confinent à l’évanescence. L’antiaméricanisme a certes permis à Macdonald de gagner son pari. Néanmoins, les fissures qui lézardent la nation canadienne s’approfondissent et ouvrent des brèches de plus en plus insurmontables dans la population. Pendant toute la campagne et dans les semaines qui suivent, la presse américaine affiche en manchette ses convictions antibritanniques et anticanadiennes. Le New York Herald caracole en tête de la horde. Macdonald le lit et commente très souvent ses articles. Le 13 juillet, un éditorial très représentatif des positions et du ton du Herald abreuve les Canadiens d’insultes, les déclarant inaptes à se tenir debout devant la Grande-Bretagne : « Ils seront annexés à la République, conclut l’éditorialiste. Ce n’est qu’une question de temps, et cette question pourrait fort bien se régler avant la fin de cette année. Nous leur montrerons alors comment se comporter en toute indépendance et revendiquer fièrement la dignité de cette liberté propre à la race anglo-saxonne62. » En réponse aux journaux américains, de nombreuses publications canadiennes font paraître des articles tout aussi venimeux qui témoignent de l’évolution de la campagne électorale en cours, tant dans sa teneur que dans sa manière. Le 11 septembre, le London Free Press publie ainsi en première page un éditorial décapant qui affirme : « À l’heure actuelle, les libertés et la vie même des habitants des États-Unis sont soumises au despotisme d’un gouvernement crapule63 ». Le texte évoque ensuite les manœuvres d’espionnage déployées dans les villes du Nord : quiconque y exprime son opposition au gouvernement ou sa sympathie envers les sudistes y est considéré comme un traître et les libertés fondamentales, 62 New York Herald, 13 juillet 1861. 63 London Free Press, 11 septembre 1861. 106 VOISI NS E T E N N E M IS par exemple le droit à l’habeas corpus, ont été suspendues. Lincoln et Seward sont explicitement désignés comme infâmes, mais le grand coupable de cette ignominie reste le système américain lui-même : « Une ligne bien ténue sépare la liberté du despotisme dans les régimes républicains. Les sujets britanniques feraient bien de réfléchir aux événements en cours et de se demander ce qu’ils auraient à gagner, en fin de compte, à vivre en république64. » En avril, Alexander Galt a déjà averti George Ashmun de la montée du sentiment antiaméricain dans la population canadienne65. Le scrutin de l’été confirme effectivement son importance ; à l’automne, les consuls américains en poste au Canada et dans les Maritimes envoient à Seward des rapports et des coupures de presse montrant que l’antiaméricanisme s’exprime de plus en plus largement et ouvertement au nord de la frontière66. Cette déferlante antiaméricaine, l’accroissement du nombre des soldats britanniques en sol canadien et les onze navires de guerre britanniques amarrés dans le port d’Halifax ont-ils inquiété Seward ou l’ont-ils convaincu de tenter une manifestation de force ? Le 10 octobre, il écrit à tous les gouverneurs des États du Nord pour les exhorter à protéger leurs canaux et leurs ports et à se préparer à se défendre contre d’éventuelles attaques depuis l’Atlantique ou les Grands Lacs. Une autre lettre, plus précise, leur est expédiée quelques jours plus tard. Ces courriers ne constituaient peut-être qu’un coup de bluff, une nouvelle tentative d’intimidation adressée en réalité à la Grande-Bretagne et au Canada et destinée à exacerber le sentiment d’insécurité dans les villes frontalières. Quel que soit leur but, ils montrent néanmoins que l’Amérique ne reculera pas un instant devant l’affrontement en terre canadienne et qu’elle se tient déjà prête à livrer bataille. Nombreux sont ceux qui croient une telle guerre imminente. Il ne manque à cette situation explosive qu’une étincelle pour s’embraser. Quelques jours plus tard, elle fait entendre son crépitement sinistre. 64 Ibid. 65 Alexander Galt à Amy Galt, 6 décembre 1861, BAC, fonds Alexander Tilloch Galt, MG27-ID8, vol. 2. 66Winks, The Civil War Years, p. 65. W I L L I A M H E N R Y S E WA R D 107 LA CRISE DU TRENT Le 8 novembre 1861, le Trent, navire postal britannique non armé, glisse sur les eaux chaudes et turquoise du canal de Bahama. Il vient de quitter La Havane et ne sait pas encore qu’un autre bateau l’a pris en chasse. Apercevant un grand sloop à quinze canons à sa proue, le capitaine du Trent, James Moir, fait hisser l’Union Jack, le pavillon britannique. À quelques encablures devant lui, le San Jacinto hisse le drapeau américain puis tire un boulet par-dessus l’étrave du Trent. Le capitaine Moir accélère, mais un deuxième coup de canon tonne, plus proche encore que le premier. Les deux navires viennent au vent et s’immobilisent ; le capitaine du Trent autorise des hommes du San Jacinto à monter à bord. Le lieutenant américain MacNeill Fairfax se présente à lui au nom du capitaine Charles Wilkes, du San Jacinto, qui soupçonne le Trent d’emporter vers l’Europe des agents confédérés, James Mason et John Slidell, mais aussi des documents de contrebande. Il exige de voir la liste des passagers. Mason et Slidell s’avancent immédiatement vers les hommes du San Jacinto. Fairfax leur annonce qu’ils sont placés en état d’arrestation. Le capitaine Moir proteste mais, déjà, Slidell se tourne vers sa femme et sa fille, leur fait ses adieux et leur promet de les revoir à Paris sous peu. Madame Slidell n’accueille pas ce retournement de situation avec autant d’équanimité : elle tance vertement Fairfax, l’accuse de n’être qu’un pirate et lui assène qu’il ne possède nullement l’autorité d’arrêter les gens sur un navire battant pavillon britannique. Elle se moque de lui et lui affirme qu’elle a pris le thé avec le capitaine Wilkes quelques semaines plus tôt. Nullement déstabilisé par cette vigoureuse intervention, Fairfax indique au capitaine Moir que lui, son bateau, ses hommes d’équipage et ses passagers pourront reprendre leur route dès que les deux agents confédérés et leurs secrétaires personnels respectifs auront été emmenés à bord du San Jacinto. Madame Slidell continue de fulminer ; sa fille éclate en sanglots en regardant son père et Mason ainsi que leurs deux secrétaires emportés dans une chaloupe jusqu’au navire américain. À peine ont-ils monté à son bord que le San Jacinto s’éloigne lentement vers l’horizon. Une semaine plus tard, le San Jacinto arrive à la base navale de l’Union de Hampton Roads, en Virginie. Des télégrammes fusent aux quatre coins du pays pour annoncer la capture des deux agents confé- 108 VOISI NS E T E N N E M IS dérés. Le capitaine Wilkes reçoit l’ordre de les emmener à Boston, où ils seront incarcérés au fort Warren avec d’autres sudistes. Les prisonniers accueillent chaleureusement Mason et Slidell, tous deux bien connus dans les États du Sud. Sénateur très en vue de la Louisiane, Slidell a notamment mené la bataille contre le Compromis du Missouri et a soumis John Brown à un interrogatoire serré pour tenter d’établir des liens entre son raid avorté sur Harper’s Ferry et les abolitionnistes du Nord. Sénateur respecté de la Virginie et ancien président du Comité sénatorial sur les affaires extérieures, Mason a été le principal rédacteur de la Loi sur les esclaves fugitifs. Jefferson Davis a nommé Mason et Slidell agents de la Confédération en Angleterre et en France, respectivement. Ils avaient pour mission de tout mettre en œuvre pour obtenir la reconnaissance et l’intervention de l’Europe. Les deux hommes sont même pressentis pour devenir ambassadeurs si jamais la Confédération est enfin reconnue. Écrivain et explorateur de renom, le capitaine Wilkes devient du jour au lendemain un véritable héros nordiste. Après des mois de défaites humiliantes sur les champs de bataille, l’Union peut enfin s’enorgueillir d’une victoire ! À son arrivée à New York, Wilkes est accueilli par une fanfare de cuivres et une parade qui défile sur Broadway. Une réception somptueuse et un fastueux repas sont donnés en son honneur à l’hôtel de ville ; des réjouissances similaires seront également organisées à Boston. Inlassablement, Wilkes raconte avec fierté les stratagèmes par lesquels il a repéré les confédérés qui tentaient de forcer le blocus, puis leur a mis la main au collet. À quiconque s’interroge sur la légalité de cette capture, le capitaine rétorque qu’il est légal de saisir des documents de contrebande et que, puisque Mason et Slidell constituent en eux-mêmes des « objets de contrebande », leur prise s’avère, elle aussi, parfaitement légale. Le New York Times confirme avec enthousiasme : « Jamais le cœur des Américains n’a vibré d’une telle exaltation67 ». Toujours prêt à en découdre avec les Canadiens et les Anglais, le New York Herald écrit en éditorial que la nouvelle l’a « enivré de joie » : « Le gouvernement ne doit en aucune circonstance rendre les confédérés, ajoute-t-il, et ce, même si leur détention devait provoquer une guerre avec la Grande-Bretagne68 ». Le Philadelphia 67 New York Times, 17 novembre 1861. 68 New York Herald, 18 novembre 1861. W I L L I A M H E N R Y S E WA R D 109 Sunday Transcript va encore plus loin : « En un mot, nous n’avons été que trop patients face aux rodomontades de la Grande-Bretagne. Qu’elle cesse toutes ces balivernes et fanfaronnades ! Et qu’elle se batte enfin […] sur terre et sur mer, elle devra croiser le fer avec les Américains, bien décidés à l’affronter une fois de plus, non seulement pour abaisser la bannière rouge de saint Georges […], mais aussi pour intégrer le Canada à l’Union69. » Quelle est la position officielle des autorités américaines face à la « saisie » des deux confédérés ? Le secrétaire à la Marine Gideon Welles reçoit le capitaine Wilkes avec effusion : « Votre conduite dans la capture de ces ennemis publics a été marquée du sceau de l’intelligence, de l’habileté, de la résolution et de la fermeté, et reçoit l’approbation sans réserve de notre ministère70 ». Seward et Lincoln restent pondérés dans leurs réactions publiques et s’interrogent sur la légalité de l’opération. Ils ne boudent cependant pas leur bonheur et se laissent emporter à leur tour par l’euphorie de cette victoire, joie trop rare pour eux71. Le 27 novembre, le Trent arrive enfin de l’autre côté de l’Atlantique. À leur débarquement à Londres, la foule accueille son capitaine et ses passagers en héros et conspue Wilkes et les Américains, tenus pour d’ignobles pirates. On raconte que « ces brutes de marines américains » se sont jetées sur madame Slidell, véritablement terrifiée, et qu’ils ont agité leurs baïonnettes jusque sous le nez des femmes et des enfants. Le London Times dresse un portrait peu élogieux du capitaine Wilkes : « Le yankee dans toute sa splendeur ! s’exclame-t-il. Prétentieux et féroce sur fond de vulgarité et de couardise : tel est l’homme et tels sont généralement ses compatriotes, en quelque point du globe qu’on les rencontre72. » Le Halifax Morning Chronicle mâche encore moins ses mots : « Abraham Lincoln […] s’est montré sous son vrai jour : un médiocre, une mauviette à l’esprit étroit et confus. M. Seward, ce brandon de discorde dont il est flanqué, se démène pour provoquer une querelle avec toute l’Europe, fidèle en cela à cet égotisme stupide qui aiguillonne 69 Philadelphia Sunday Transcript, 27 novembre 1861, cité dans Foreman, A World on Fire, p. 177178. 70 Victor Cohen, « Charles Sumner and the Trent Affair », p. 206. 71 Doris Kearns Goodwin, Abraham Lincoln, p. 397. 72Sandburg, Abraham Lincoln, p. 268. 110 VOISI NS E T E N N E M IS les Américains, avec leur flotte dérisoire et leur masse informe de brigades incohérentes qu’ils qualifient d’armée73. » Ces journaux, comme bien d’autres, témoignent de l’opinion dominante dans la population britannique : la Grande-Bretagne a été outragée dans son honneur par un capitaine irresponsable à la solde des dirigeants ineptes d’un État voyou en pleine désintégration. Le lendemain, le Times joint sa voix à celles d’autres quotidiens qui rejettent sur l’homme qu’ils aiment passionnément haïr tout le blâme de ce camouflet infligé à la Grande-Bretagne et au droit international. Dans son éditorial du 28 novembre, le Times se dit convaincu que Seward a tiré toutes les ficelles de cette crise, bien déterminé à engager un conflit avec la Grande-Bretagne dans le but de réclamer le Canada en compensation des États sudistes perdus74. Palmerston convoque son Cabinet. Au début de la rencontre, certains de ses membres s’efforcent de minimiser l’incident. Le droit maritime international n’étant pas encore fixé, il reste ouvert à d’innombrables interprétations. Les points de vue exprimés lors de cette réunion sont néanmoins présentés comme des faits avérés. Les membres du Cabinet s’accordent à considérer que Wilkes aurait dû respecter le pavillon britannique. S’il soupçonnait le Trent de transporter des marchandises de contrebande, il aurait dû l’escorter jusqu’à un port belligérant pour confier l’affaire à un tribunal. Wilkes a enfreint de toute évidence les lois internationales. S’il a agi sur ordre du gouvernement américain, alors la Grande-Bretagne a le droit d’exiger la libération immédiate de Mason et Slidell. Si les États-Unis refusent, la Grande-Bretagne pourra légitimement leur déclarer la guerre. Palmerston écoute les uns et les autres. Et soudain, il éclate. La légende, et il se peut fort bien qu’elle soit vraie, affirme qu’il a lancé alors d’une voix de stentor : « Vous pouvez bien vous payer de ces mots-là, mais du diable si j’en suis75 ! » Le gouvernement agira avec fermeté. Tout d’abord, Palmerston impose des sanctions commerciales. À l’automne 1861, Seward a envoyé des représentants de la compagnie DuPont en Angleterre pour y acheter autant de salpêtre que possible : cet ingrédient 73Mahin, One War at a Time, p. 66. 74 Van Deusen, William Henry Seward, p. 309. 75 Norman Ferris, The Trent Affair, p. 29. W I L L I A M H E N R Y S E WA R D 111 s’avère essentiel à la fabrication de la poudre à canon. Au moment même où le Cabinet britannique discute de la crise du Trent, les débardeurs s’affairent à charger 2 300 tonnes de salpêtre sur cinq navires. L’opération de chargement s’arrête net. Le bureau du Cabinet a envoyé aux autorités portuaires un câble leur annonçant qu’il est désormais interdit de vendre du salpêtre aux États-Unis ; les chargements retournent aux entrepôts76. La riposte ne s’arrête pas là. Les autorités britanniques rédigent une lettre exigeant la libération des deux prisonniers et réclamant des excuses officielles du gouvernement américain à la Grande-Bretagne. Si ces deux conditions ne sont pas remplies dans les sept jours, la Grande-Bretagne suspendra toutes ses relations diplomatiques avec les États-Unis et les deux pays seront en état de guerre. Au terme de plusieurs ébauches, la lettre est soumise à la reine pour signature. Bien qu’il souffre atrocement de la fièvre typhoïde qui l’emportera deux semaines plus tard, Albert, prince consort bien-aimé de la reine Victoria, propose d’apporter à la missive quelques modifications qui offriront aux Américains une porte de sortie honorable. Dans sa version remaniée du texte, plus tempéré que la précédente, la Grande-Bretagne exprime l’espoir que Wilkes a agi de son propre chef, la conviction que les États-Unis tiennent à respecter scrupuleusement le droit international et la certitude qu’ils n’ont jamais eu l’intention d’outrager la Grande-Bretagne ou d’attenter à la sécurité de ses transports ou à l’acheminement de son courrier. Le Cabinet accepte les révisions proposées et la lettre part à bord de l’Europa le 1er décembre. Russell, le secrétaire britannique aux Affaires extérieures, envoie des instructions à Lyons, en poste à Washington. Elles montrent clairement qu’il est convaincu que Seward a orchestré la crise du Trent depuis le tout début. À ce stade, écrit-il, le mieux serait que Seward soit démis de ses fonctions77. Le 27 novembre, Russell rencontre à titre officieux Benjamin Moran, de la légation américaine, et lui annonce que la guerre est plus que probable. Dans son journal, Moran note que Palmerston réagit à l’affront supposé des Américains avec un « emportement puéril78 ». Russell rencontre également Adams, qui écrira ensuite dans une lettre à son fils : 76 James McPherson, La guerre de Sécession, p. 424. 77 Van Deusen, William Henry Seward, p. 310. 78 Benjamin Moran, Journal personnel, 27 novembre 1861 ; voir Simpson et al. (dir.), The Civil War, p. 645. 112 VOISI NS E T E N N E M IS « [La Grande-Bretagne] est bien déterminée à entrer en guerre. Cela ne fait aucun doute79. » Ne sachant pas comment les Américains réagiront à ses sanctions commerciales et à son ultimatum, Palmerston ordonne le déploiement de renforts additionnels au Canada. Au total, 1 800 soldats réguliers britanniques munis de l’artillerie, de la nourriture, des fournitures et du matériel de guerre nécessaires sont ainsi envoyés pour accroître les défenses frontalières et repousser une éventuelle invasion. Un nouveau gouverneur général a pris ses fonctions au Canada la semaine précédente : Charles Stanley, 4e vicomte Monck, jouera un rôle décisif dans le dénouement de la crise et dans la résolution des turbulences politiques des années ultérieures. Comme Head avant lui, Stanley se trouve dans la position délicate du trait d’union reliant Lyons à Washington, Russell à Londres et Macdonald à Québec. La Constitution le désignant comme responsable des affaires militaires et des questions de défense au Canada, il s’entretient très souvent avec Macdonald ; il est rare que l’un d’eux agisse sans l’accord de l’autre. Stanley supervise également les lieutenants-gouverneurs du Nouveau-Brunswick et de la NouvelleÉcosse, souvent indociles et têtus. Bien qu’il possède une expérience professionnelle limitée pour ses nouvelles attributions, son intelligence, son affabilité et son stoïcisme dans l’adversité le servent admirablement bien. Monck n’a pas attendu les instructions de Londres pour agir. Dès qu’il a appris la mésaventure du Trent, il a mesuré la gravité de l’incident et ses conséquences possibles pour le Canada. Il a ordonné au lieutenant général Williams de transférer des troupes et du matériel à la frontière le plus discrètement possible, moins pour dissimuler ces manœuvres aux Américains que pour éviter de susciter un mouvement de panique dans la population canadienne. Les soldats sécurisent les ports et les canaux que le commandement militaire britannique considère comme les plus susceptibles d’être attaqués. Des batteries sont en construction à Montréal et Toronto ; Monck fait accélérer les travaux. L’écho de ces préparatifs frontaliers arrive jusqu’à Washington. Seward reçoit peu après une lettre de Thurlow Weed, son vieil ami, partenaire politique et agent officieux en Europe. Weed lui annonce que 79 Charles Adams à Henry Adams, 30 novembre 1861 ; voir ibid., p. 652. W I L L I A M H E N R Y S E WA R D 113 la guerre ne pourra pas être évitée si la Grande-Bretagne apprend que le capitaine Wilkes a agi sur ordres. Les ports britanniques regorgent de fournitures et de matériel de guerre destinés au Canada ; on arme des bateaux pour éliminer la marine américaine, non seulement des côtes confédérées, mais de tout l’Atlantique. Weed assure au secrétaire d’État qu’un consensus grandissant se dessine dans la presse britannique et dans les cercles officiels : Seward aurait organisé toute l’affaire et Wilkes aurait été lancé aux trousses du Trent dans l’unique but de provoquer une guerre et de fournir aux États-Unis un prétexte acceptable pour s’emparer du Canada80. À Londres, les préparatifs vont bon train. Palmerston établit au Cabinet un conseil de guerre placé sous sa présidence. Il fait appel à l’expertise d’hommes qui ont servi au Canada et qui le connaissent bien. Ils soulignent que la frontière mesure 2 400 kilomètres de long de la baie de Fundy jusqu’au sud-ouest du Canada ; considérant la répartition du peuplement, la zone à risque ne ferait guère plus de 80 kilomètres de large. En d’autres termes, il faudrait 10 000 soldats britanniques réguliers aidés de 10 000 miliciens canadiens pour constituer des défenses acceptables, et même ce nombre ne saurait garantir le succès de l’entreprise. Les Américains possèdent plus de routes, de canaux et de chemins de fer. Ils pourront ainsi transporter rapidement leurs troupes pour contrer les mouvements tactiques des Canadiens et des Britanniques ou pour contourner les nouvelles fortifications81. Un autre problème complique singulièrement la planification des défenses : une seule route relie les Maritimes au Canada, et elle frôle dangereusement la frontière du Maine. Par conséquent, les voies maritimes constituent le seul moyen véritablement sûr d’acheminer les troupes et l’équipement. Or, elles présentent plusieurs périls. Premièrement, le canal de Beauharnois permettrait effectivement de descendre le Saint-Laurent vers le Canada-Ouest, mais il est situé sur la rive sud du fleuve, et des troupes américaines même peu nombreuses pourraient donc facilement s’en saisir. Par ailleurs, sa taille ne permettrait qu’aux bâtiments militaires britanniques les plus modestes de remonter jusqu’aux Grands Lacs. Deuxièmement, depuis la guerre de 1812, l’Accord Rush-Bagot 80Goodwin, Abraham Lincoln, p. 397. 81 Bourne, « British Preparations for War with the North 1861-1862 », p. 609. 114 VOISI NS E T E N N E M IS interdit aux parties en présence de placer plus de trois bateaux armés sur les Grands Lacs ; ces bâtiments sont par ailleurs restreints à cent tonnes et ne peuvent posséder au maximum qu’un seul canon de dix-huit livres. Les Britanniques et les Canadiens respectent ce traité, mais pas les Américains. Le Michigan, propriété des États-Unis, est plus lourd et mieux armé que l’entente ne le permet. Un autre bateau, une goélette des douanes, est également paré pour l’intervention militaire. Plusieurs autres peuvent également être très vite mobilisés pour entraver les mouvements des troupes britanniques sur les Grands Lacs. Troisième écueil du transport maritime : le Saint-Laurent et les bords des Grands Lacs sont gelés de décembre jusqu’en avril. Macdonald examine tous ces problèmes et bien d’autres encore. Puis il dresse un plan pour contrer l’invasion. Il en appelle d’abord à toutes les unités de milice : elles devront mobiliser et entraîner 2 000 hommes de plus. La milice active a été renforcée et compte maintenant 5 500 hommes dûment formés. Macdonald ordonne la réorganisation des unités miliciennes en bataillons et en compagnies. Très vite, 454 bataillons se déclarent prêts au combat. Macdonald constate toutefois que 20 compagnies ne possèdent aucune arme ou seulement d’anciens modèles à âme lisse. En collaboration avec le lieutenant général Williams, il commande des fusils Enfield britanniques flambant neuf82. Longtemps redoutée, l’invasion américaine semble maintenant imminente. Cette perspective unit les populations du Canada et des Maritimes dans une cause commune. Le député montréalais Thomas d’Arcy McGee prononce plusieurs allocutions devant les collectivités irlandaises du Canada-Est et Ouest, les exhortant à oublier leurs vieilles querelles pour prendre part à la défense du Canada. Dans plusieurs villes, des concerts et autres activités de financement sont organisés pour recueillir des fonds qui serviront à acheter des armes et des uniformes. Des entrepreneurs de Montréal acceptent de fermer leurs établissements trois après-midi par semaine afin de permettre à leurs employés de suivre l’entraînement militaire. À l’Université de Toronto, des étudiants et des professeurs constituent un corps de fusiliers ; chaque jour, ils interrompent leurs cours pour se préparer à l’affrontement qui s’annonce. 82 Macdonald à Monck, 17 décembre 1861, BAC, fonds Charles Stanley Monck, MG27-IB2, vol. 1. W I L L I A M H E N R Y S E WA R D 115 La guerre étant maintenant sur toutes les lèvres, un officier de l’Union qui rendait visite à son épouse à Toronto n’a sans doute pas pris la décision la plus judicieuse en entrant dans une taverne de cette ville vêtu de son rutilant uniforme bleu… Il commande une bière. Avant même qu’elle lui soit servie, les autres clients de l’établissement l’abreuvent d’insultes et de rires goguenards. Certains se lancent dans une interprétation grossière de Dixie. L’infortuné nordiste s’enfuit sous un tonnerre de ricanements et d’acclamations moqueuses : « Bull Run ! Bull Run ! » L’extraordinaire polarisation des éditorialistes semble s’être évaporée : dans les deux camps, on s’accorde soudain à considérer que la Grande-Bretagne a raison de s’estimer outragée et que la guerre avec les États-Unis s’avère maintenant inéluctable. Le Globe considère la crise du Trent comme un incident malheureux, mais appuie les préparatifs guerriers83. Le Toronto Leader appelle carrément à en découdre, mais ne peut résister à la tentation de traiter George Brown de porte-voix de l’Union84… Brown lui répond du tac au tac dans une chronique du Globe en qualifiant James Beatty, rédacteur en chef du Leader, d’agent de Jefferson Davis85. De l’autre côté de la frontière, les journaux américains ne sont pas en reste. Le New York Herald, comme toujours, s’avère le plus virulent. Dans un éditorial de décembre, il affirme ainsi que la Grande-Bretagne sera plus que ravie d’être débarrassée du Canada et qu’elle l’offrirait volontiers à quiconque lui en ferait la demande86. Dans un autre éditorial, le Herald décrit les Canadiens en ces termes : « une meute de chiens édentés glapissants87 ». Moins injurieux, mais tout aussi abrasif, l’éditorialiste du Buffalo Express déclare : « De toute cette affaire du Trent, il ressort au moins un avantage durable […] ; nos “frères canadiens”, ces garnements de Britanniques encore à la mamelle auxquels nous avons inconsidérément ouvert nos ports […] se sont montrés tout disposés à nous sauter à la gorge dès qu’il leur a paru qu’ils ne risquaient plus rien à le faire88 ». 83 84 85 86 87 88 Globe, 23 novembre 1861. Toronto Leader, 7 décembre 1861. Globe, 18 décembre 1861. New York Herald, 13 décembre 1861. New York Herald, 24 décembre 1861. Buffalo Express, 30 décembre 1861, cité dans Winks, The Civil War Years, p. 100. 116 VOISI NS E T E N N E M IS À la mi-décembre, Macdonald dispose de 38 556 hommes entraînés, armés, fin prêts au combat. Il ordonne d’en mobiliser 7 500 de plus afin qu’au total 46 000 soldats puissent affronter l’envahisseur américain. Il approuve également l’octroi d’un budget de 12 000 $ pour renforcer les défenses au canal Welland. Il scrute la presse des États-Unis afin d’y discerner les intentions de Lincoln et de Seward. Il s’amuse de lire dans le New York Herald du 23 décembre que le gouvernement serait, selon des propos tenus à un ami, « sur le point de renoncer89 ». Mais il ne suspend pas ses préparatifs militaires. Prévoyant qu’il devra encore accroître ses effectifs, Macdonald commande 100 000 tuniques, pantalons, couvre-chefs et manteaux longs90. Après avoir consulté Monck, Macdonald envoie Alexander Galt, ministre des Finances, en délégation à Washington. Galt y rencontre l’agent de Seward au Canada, George Ashmun, qui ne possède guère d’information et ne peut donc rien lui dire. Il s’entretient ensuite avec Seward qui, lui, possède évidemment quelque information, mais ne veut rien lui dire. Galt n’apprécie guère Seward : « Il n’a pas produit sur moi une impression très favorable, écrit-il à son épouse. Il paraissait impatient et de mauvaise humeur91. » Galt mange deux fois avec Lyons et rencontre plusieurs membres du Congrès. Il assiste également au discours sur l’état de l’Union de Lincoln, au cours duquel le président évite soigneusement de livrer des informations trop précises sur la crise du Trent. Il approuve cependant les préparatifs militaires en cours sur la côte atlantique et à la frontière canadienne. Le 4 décembre, Galt s’entretient avec Lincoln à la Maison-Blanche, en présence d’Ashmun. Il indique d’abord au président que les tensions actuelles troublent les Canadiens, et ce, d’autant plus que Seward multiplie les dépêches belliqueuses et intensifie la présence de troupes le long de la frontière canadienne, et que la plupart des journaux du Nord évoquent le Canada avec hargne. Lincoln lui répond qu’il ne doit surtout pas croire que la presse reflète le sentiment de son gouvernement. Il esquive néan- 89 Macdonald à Sidney Smith, 23 décembre 1861, BAC, fonds sir John A. Macdonald, MG26-A, vol. 508. 90 Macdonald à Monck, 26 décembre 1861, BAC, fonds Charles Stanley Monck, MG 27-IB2, vol. 1. 91 Alexander Galt à Amy Galt, 5 décembre 1861, BAC, fonds Alexander Tilloch Galt, MG27-ID8, vol. 2. W I L L I A M H E N R Y S E WA R D 117 moins le thème central de la rencontre. Il convient qu’il a effectivement donné son accord au renforcement des préparatifs militaires à la frontière, mais se dit inquiet que la population canadienne pût y réagir défavorablement. Sous leurs allures lénifiantes, ses propos ne rassurent pas complètement. En particulier, le président souligne qu’il a été déçu que la Grande-Bretagne considère les États rebelles comme des belligérants92… Ashmun aborde finalement l’affaire du Trent. Lincoln explique à Galt que cette crise possède des ramifications nationales ainsi qu’internationales. Il souhaite éviter la guerre, indique-t-il, et n’a pas l’intention d’envahir le Canada. Cependant, il ne ferme pas entièrement la porte à l’affrontement : « Il faut donner satisfaction au peuple93 », déclare-t-il, énigmatique. Galt insiste : que va-t-il advenir de Mason et Slidell ? Il n’obtiendra de Lincoln que cette réponse bien vague : « L’affaire suit 94 son cours ». Galt écrit à son épouse que Lincoln lui a fait une excellente impression : « Il est très grand, mince, et il a les traits fortement marqués. Il semble aimer les anecdotes et en possède apparemment une réserve inépuisable. Je l’apprécie aussi pour son solide bon sens qui ne s’embarrasse pas de détours inutiles95. » Dans une note adressée à Macdonald, Galt précise que Lincoln est un homme affable et charmant qui s’est voulu rassurant… mais sans vraiment convaincre : « Je crois que le président […] n’entretient aucuns desseins hostiles à l’égard du Canada […]. Je ne puis cependant me défaire de cette impression que les politiques du gouvernement sont si assujetties aux pulsions populaires qu’aucune assurance ne peut être considérée comme ferme dans les circonstances actuelles. […] l’opinion communément admise est que le Canada suscite la convoitise du Nord et que son état d’impréparation en fait une proie facile96. » Informés de la teneur des entretiens de Galt avec Lincoln, lord Lyons et le gouverneur général Monck partagent sa perplexité. Lyons continue d’espérer que la guerre n’aura pas lieu, mais exhorte Monck et Russell, le secrétaire aux Affaires extérieures, à s’y préparer néanmoins. 92 Galt à Macdonald, 5 décembre 1861, BAC, fonds Alexander Tilloch Galt, MG27-ID8, vol. 7. 93Sandburg, Abraham Lincoln, p. 269. 94 Ibid. 95 Alexander Galt à Amy Galt, 5 décembre 1861, BAC, fonds Alexander Tilloch Galt, MG27-ID8, vol. 2. 96 Galt à Macdonald, 5 décembre 1861, BAC, fonds Alexander Tilloch Galt, MG27-ID8, vol. 7. 118 VOISI NS E T E N N E M IS Pour lui, ces préparatifs guerriers doivent largement dépasser les limites du territoire canadien et prévoir une mobilisation générale de la marine britannique dans le Pacifique et dans les Antilles97. Inquiet, Monck écrit à Newcastle, secrétaire d’État britannique aux Colonies : « Quelle que soit l’issue de cette querelle, je crains fort que nous ne devions quand même les combattre un jour ou l’autre98 ». Depuis Washington, Lyons établit un code avec Monck. Si l’invasion est déclenchée ou s’il la croit imminente, il enverra le télégramme suivant : « M. Charles Pelham est-il encore chez vous ? » Si le message est effectivement reçu et compris, Monck répondra : « M. Charles Pelham est parti pour l’Angleterre ». Advenant qu’un point précis de la frontière soit menacé ou attaqué, Lyons écrira : « Acheminez ces lettres à [le lieu de la menace ou de l’attaque] », ce à quoi Monck répondra : « Il est peu probable que vos lettres soient acheminées vers […]99 ». Jefferson Davis observe attentivement la Grande-Bretagne et le Nord s’engager pas à pas sur la voie de l’affrontement. Il mesure évidemment l’extraordinaire potentiel d’une telle éventualité pour la Confédération et souffle sur les braises en espérant attiser l’animosité entre les deux pays. Le 18 novembre, il fait parvenir au Congrès confédéré un message dans lequel il évoque en ces termes la situation de Mason et Slidell : « Sur ce bateau de la Grande-Bretagne et sous son pavillon, ces messieurs étaient incontestablement sous la juridiction du gouvernement britannique, exactement comme s’ils s’étaient trouvés sur son sol ; cette capture s’avère tout aussi peu légitime que si les États-Unis s’étaient emparés d’eux dans les rues de Londres100 ». Lincoln hésite, soupèse les arguments et les conseils contradictoires, lit les éditoriaux incendiaires qui en appellent à l’affrontement. Il sait que la Bourse de New York a perdu 7 % depuis le début de la crise : une telle fluctuation était considérable au 19e siècle… Financier de l’Ohio, Jay Cooke orchestre la vente des obligations gouvernementales en Europe pour financer le Nord. Si la crise actuelle ne se résout pas très vite, affirme- 97 Lyons à Monck, 5 décembre 1861, BAC, fonds Charles Stanley Monck, bobine A-756. 98 Monck à Newcastle, 20 décembre 1861, BAC, fonds Charles Stanley Monck, bobine A-756. 99 Ibid. 100 Message de Davis au Congrès confédéré, 18 novembre 1861, cité dans Simpson et al. (dir.), The Civil War, p. 633. W I L L I A M H E N R Y S E WA R D 119 t-il, il ne pourra pas récolter un sou de plus101. Pendant ce temps, les rapports militaires quotidiens n’annoncent aucune victoire ni même la moindre manœuvre d’importance : le général McClellan paraît presque heureux de répéter inlassablement qu’il n’y a rien de nouveau le long du Potomac. Les journées s’écoulent, toutes identiques entre elles, exaspérantes. Or Lincoln veut de l’action ; il veut des victoires ! Son jeune général McClellan, lui, semble tout à fait satisfait de préparer inlassablement ses troupes en vue d’un hypothétique affrontement… Le 19 décembre, Lyons arrive au bureau de Seward et lui résume la lettre de la reine Victoria exposant la réponse officielle de la GrandeBretagne à la crise du Trent. Il conserve toutefois la lettre en expliquant que le délai accordé par les Britanniques ne commencera à courir qu’au moment où la lettre sera officiellement remise à son destinataire. Si, au bout de sept jours, les prisonniers ne sont pas libérés et les excuses n’ont pas été présentées, alors Lyons et le personnel de la légation britannique quitteront les lieux et la guerre éclatera. Seward accepte une copie non officielle de la lettre. Le soir même, Russell, le correspondant du London Times apparemment doué d’ubiquité, rencontre Seward dans une réception et l’interroge sur la réaction britannique. Seward explose et, ainsi qu’il en a l’habitude, finit par en dire bien plus qu’il ne le devrait. « Nous allons mettre le monde à feu et à sang ! hurle-t-il à l’adresse de Russell et de ses autres convives. Nulle puissance n’est si lointaine qu’elle pourra rester à l’abri de nos foudres et éviter la brûlure cuisante de la conflagration102. » Russell rapporte ses propos. Peu après, des troupes américaines additionnelles partent en direction de la frontière canadienne. Seward passe la fin de semaine à consulter des experts en droit et à s’entretenir avec ses collègues du Cabinet. Édouard Henri Mercier, représentant de la France à Washington, lui explique que, bien qu’il ne possède pas d’instructions officielles de Paris, il sait de source sûre que le gouvernement français appuie la Grande-Bretagne et que les Britanniques ont engagé des préparatifs militaires en Europe ainsi qu’au Canada. Il croit, ajoute-t-il, que Lyons rompra effectivement les relations diplomatiques avec les États-Unis si les exigences de la Grande-Bretagne ne sont pas 101Crook, Diplomacy During the American Civil War, p. 51. 102Sandburg, Abraham Lincoln, p. 268-269. 120 VOISI NS E T E N N E M IS satisfaites dans le délai de sept jours qui a été octroyé103. Le 23 décembre, Lyons se présente à nouveau au bureau de Seward et lui remet officiellement la lettre de la reine. Le compte à rebours a commencé. Le matin de Noël, tandis que petits et grands du Canada, des ÉtatsUnis et de la Grande-Bretagne se lèvent en toute hâte pour fêter, les dernières troupes britanniques débarquent à Halifax, Saint John, St. Andrews et Québec au terme de leur exténuante traversée des eaux glacées du nord de l’Atlantique. Au total, 11 000 soldats arrivent ainsi dans dix-huit bateaux. Ils s’entassent dans des quartiers de fortune : des entrepôts, des écoles, des sous-sols d’église… L’équipement arrive quelques jours plus tard : 50 000 fusils neufs, plus de deux millions de cartouches et seize batteries d’artillerie avec poudre et obus. De plus, quatre compagnies d’ingénieurs prêteront main-forte aux onze bataillons d’infanterie. Cet impressionnant déploiement d’hommes et d’armes est toutefois placé dès son débarquement sous de funestes auspices. Depuis des années, la construction des routes et des voies ferrées oppose les gouvernements de la Nouvelle-Écosse et du NouveauBrunswick entre eux ainsi qu’à la Grande-Bretagne. Par pure coïncidence, une délégation des deux colonies est arrivée à Londres en novembre, au moment même où Westminster apprenait la mésaventure du Trent. Le Néo-Écossais Joseph Howe et le Néo-Brunswickois Leonard Tilley ont traversé l’Atlantique afin d’inciter Russell à débloquer les fonds nécessaires pour résoudre le dilemme des transports qui paralyse le développement économique de leurs colonies. Edward Watkin, le directeur général de la compagnie ferroviaire Grand Trunk, fait également partie du voyage. Les délégués exhortent politiciens et hommes d’affaires à investir dans la construction d’un réseau intercolonial qui relierait entre elles Halifax, Fredericton et Saint John, et remonterait vers le nord jusqu’à Québec et Montréal. Ces voies ferrées représenteraient un avantage considérable pour la Grande-Bretagne et pour l’Empire, précisent-ils, car elles stimuleraient le secteur forestier du Nouveau-Brunswick et les chantiers navals d’Halifax en les reliant aux manufacturiers canadiens. Howe et Tilley ont soigneusement préparé leur argumentaire avant leur arrivée à Londres. La crise du Trent ajoute du poids à leurs revendi- 103Stahr, Seward, p. 314-315. W I L L I A M H E N R Y S E WA R D 121 cations et ils ne se privent pas de l’exploiter à leur avantage. Devant les représentants des autorités et la presse, ils évoquent l’éventualité d’une guerre et soulignent que l’édification d’un réseau ferroviaire et routier digne de ce nom permettrait aux colonies britanniques de mieux se défendre contre les agressions américaines, autant dans l’immédiat qu’à l’avenir. Ils expriment par ailleurs sans réserve leurs sentiments antiaméricains et leur espoir de voir la Confédération sudiste triompher104. La délégation des Maritimes a raison d’affirmer la nécessité d’un réseau ferroviaire dans les colonies. Mais sa plaidoirie arrive un peu tard : les rails devraient déjà être posés ! Les nombreux soldats britanniques qui viennent de débarquer doivent se rendre au plus vite au Canada-Est et Ouest. Il n’existe toutefois aucun moyen efficace et rapide de les amener jusqu’à leur destination. Des soldats réguliers britanniques déjà éreintés montent avec leur équipement à bord de trois bateaux. L’un d’eux s’ensable ; un autre trouve la mer trop dangereuse et fait demi-tour. Seul un petit bâtiment affronte les vents et les glaces du Saint-Laurent et arrive enfin à Rivière-du-Loup, son équipage et ses passagers transis et fourbus. Les six cents soldats sont très bien accueillis par les habitants de la ville : les journaux francophones les ont exhortés à l’hospitalité et les prêtres, en chaire, leur ont annoncé l’arrivée de jeunes hommes venus les sauver des hordes américaines résolues à répandre l’horreur et la dévastation sur leurs terres. Le lieutenant général Williams prend plusieurs dispositions pour contrer l’agression américaine qu’il juge imminente. L’ennemi, pense-t-il, lancera des attaques simultanées sur Montréal et Prescott, et avancera sur Kingston et la péninsule du Niagara105. Williams déploie des renforts et de l’artillerie dans ces secteurs stratégiques. Estimant que l’envahisseur doit être confiné à la rive sud du fleuve pour protéger Montréal, il fait installer sur l’île Sainte-Hélène dix canons rayés de gros calibre à chargement par la culasse. L’infanterie se place à proximité des canons et de part et d’autre des ponts tout proches106. Cette stratégie sacrifie purement et simplement les cantons de l’Est. L’artillerie et l’infanterie sont égale- 104Winks, The Civil War Years, p. 76. 105 Wilmott à Williams, 26 décembre 1861, BAC, Lettres de William Fenwick Williams, MG24-A, vol. 67. 106 Ibid. 122 VOISI NS E T E N N E M IS ment renforcées à Toronto, Hamilton et London ainsi qu’au canal Welland. Tous les territoires situés à l’ouest de London seront abandonnés à l’envahisseur américain. Williams est convaincu que la Nouvelle-Écosse peut être défendue et doit l’être. Avec son port fonctionnel en toutes saisons et ses voies d’accès aux mines de charbon du Pictou et de Sydney, Halifax doit constituer pour lui l’épicentre de la guerre maritime ; il se résigne par contre à laisser le Nouveau-Brunswick tomber aux mains des Américains107. Williams justifie son plan défensif par la composition de l’effectif qui participera à l’affrontement. Bien que les colonies puissent compter sur un nombre important de soldats réguliers britanniques, les troupes américaines ainsi que les milices canadiennes et maritimes se composent essentiellement d’hommes peu entraînés qui n’ont jamais fait leurs preuves au combat. La victoire appartiendra par conséquent au camp qui sera le mieux préparé et aura choisi ses champs de bataille de la manière la plus judicieuse. Comme sir John Burgoyne, l’inspecteur général des fortifications, Williams estime que l’interminable frontière, impossible à défendre ou presque, contraindra les belligérants à des affrontements de guérilla ; les soldats en maraude terroriseront les civils et infligeront d’importants dommages aux infrastructures publiques, privées et militaires. Il suffira de repousser deux ou trois de leurs raids pour « tempérer l’ardeur combative [des belligérants]108 », affirme Burgoyne. En un mot, selon les militaires qui sont en train de la planifier, la guerre sera coûteuse, féroce et meurtrière, et elle n’offre à ce stade aucune garantie de victoire. Le 28 décembre, Macdonald réussit finalement à convaincre ses collègues du Cabinet qu’un ministère de la Milice doit être instauré pour superviser les préparatifs guerriers. Comme il a déjà rempli ces fonctions, il se nomme lui-même au poste et se met à l’ouvrage sans tarder. Il demande des fonds additionnels pour renforcer les défenses portuaires de Toronto, mais dissuade le lieutenant général Williams d’immerger de gros blocs de pierre dans le port pour immobiliser les bateaux américains. Macdonald demande également des fonds supplémentaires pour construire de nouveaux baraquements, mieux aménagés, et confie les bâtiments qui 107Burgoyne à Williams, décembre 1861, BAC, Lettres de William Fenwick Williams, MG24-A, vol. 67. 108 Ibid. W I L L I A M H E N R Y S E WA R D 123 peuvent d’ores et déjà accueillir des soldats au lieutenant général chargé des troupes britanniques qui viennent d’arriver. Il réorganise la hiérarchie militaire canadienne en renommant le lieutenant-colonel Duncan McDougall à l’inspection des unités miliciennes sur le terrain. Macdonald a peu d’argent et doit passer par Monck pour arriver à ses fins. Il joue néanmoins avec adresse les quelques atouts qu’il a en sa possession. Pendant ce temps, des milliers de soldats en partance pour le Canada continuent de grelotter à Saint John. On trouve finalement des traîneaux, que l’on charge de troupes et d’équipement. Ensevelis sous d’épaisses peaux de bisons, les soldats sont emportés vers le nord par des chevaux de trait qui avancent péniblement à quatre ou cinq kilomètres à l’heure, dans une neige épaisse et par un froid saisissant. Plusieurs hommes souffrent d’engelures. Quand leur piteux cortège s’approche de la frontière du Maine, certains désertent sans demander leur reste. Au bout de plusieurs jours de cet atroce voyage, ceux qui ont résisté arrivent à Québec. Ils se regroupent puis commencent à se déployer le long de la frontière, la plupart à Montréal, Kingston, Toronto, Niagara et Windsor. L’état-major britannique qui arrive à bord du Melbourne connaît lui aussi son lot de difficultés : le bateau essuie les effroyables intempéries du nord de l’Atlantique et ses réserves de charbon sont presque épuisées. Il atteint finalement Halifax le 5 janvier. Découragés par les glaces du Saint-Laurent et les conditions désastreuses des déplacements terrestres, des hommes enlèvent leurs insignes militaires, dissimulent leurs papiers et embarquent sur un navire postal à destination de Boston, où ils achètent des billets de train de la compagnie Grand Trunk pour se rendre à Montréal. Le jour de Noël, tandis que les soldats britanniques arrivent au Canada, Lincoln convoque le Cabinet. Il a longuement réfléchi avant d’arrêter sa décision quant à la crise du Trent. Les secrétaires de son Cabinet commencent à comprendre et à respecter cette manière lente et rationnelle qu’il a d’aborder les dilemmes. La rencontre durera cinq heures. Seward lit d’abord la lettre de la reine, des dépêches que lui et Lyons se sont échangées, et des lettres envoyées par Thurlow Weed à Paris et Adams à Londres. Le consensus est rapidement atteint : une guerre avec l’Angleterre s’avérerait désastreuse et n’avantagerait que la Confédération. 124 VOISI NS E T E N N E M IS Lincoln semble toutefois trahir ses intentions véritables en déclarant qu’il préfère mener « une guerre à la fois »109… À la fin de la rencontre, le président demande à Seward d’établir un argumentaire en faveur de la libération de Mason et Slidell ; lui-même s’adonnera à un exercice similaire, mais en faveur de leur maintien en détention. Le Cabinet se réunit de nouveau le 26 décembre. Seward lit à voix lente son document de 26 pages, éblouissant de finesse. En capturant les deux hommes, affirme-t-il, le capitaine Wilkes a agi de son propre chef, et non sur des ordres précis ; il a néanmoins bien agi. La seule erreur qu’il a commise a été de ne pas saisir le Trent pour l’amener jusqu’à un tribunal des prises qui aurait décidé de son sort. Par conséquent, conclut Seward, Mason et Slidell doivent être libérés, non parce que le capitaine Wilkes aurait enfreint le droit international, dont de larges pans n’ont pas encore été fixés, ni parce qu’il aurait outragé l’honneur britannique, un argument sans pertinence aucune, mais parce que cette libération s’inscrit dans la droite ligne des traditions, principes et précédents de l’Amérique. Il n’est pas question de présenter des excuses. Moyennant quelques modifications mineures, le rapport de Seward devient la dépêche officielle que les États-Unis envoient à Londres. Plus tard, Seward demandera à lire l’argumentaire contraire de Lincoln. Le président reconnaîtra qu’en dépit de ses efforts, il lui a été impossible d’établir des arguments vraiment convaincants110. Lincoln félicite Seward sur la manière dont il a géré cette crise et sur le document qu’il a rédigé. En fin de compte, c’est l’homme qui semblait le plus résolu à déclencher la guerre qui offre aux deux puissances un moyen élégant d’éviter le pire tout en préservant leur honneur et le Canada… La proposition de Seward arrive à Londres le 8 janvier. Jusqu’à cette date, Palmerston a cru la guerre avec l’Amérique plausible, sinon probable, et a par conséquent maintenu les préparatifs111. Il présente l’offre de Seward au Cabinet, qui l’accepte. Les vociférations guerrières s’atténuent, retrouvant à tout le moins leur niveau, jugé tolérable, d’avant l’abordage du Trent. 109McPherson, La guerre de Sécession, p. 424. 110Goodwin, Abraham Lincoln, p. 400. 111 Bourne, « British Preparations for War with the North 1861-1862 », p. 606. W I L L I A M H E N R Y S E WA R D 125 Le Rinaldo, un navire de guerre britannique, emporte Mason, Slidell et leurs secrétaires à Halifax, puis à Londres. À leur arrivée, les soldats britanniques qui étaient restés dans leurs positions canadiennes sont autorisés à partir en permission. Les miliciens volontaires mobilisés pour prêter main-forte à leurs unités retournent à leur emploi, leur école et leur ferme. Mais Lincoln n’oublie ni les affronts britanniques ni ses propres plans stratégiques militaires. Dans une entrevue qu’il accorde au journaliste Horace Peters, le président déclare : « La pilule était amère, mais j’ai trouvé satisfaction dans la certitude que le triomphe de l’Angleterre sur ce point serait de courte durée et que, dès que nous aurions gagné notre guerre, nous deviendrions si puissants que nous pourrions exiger d’elle qu’elle nous rende des comptes pour tous les embarras qu’elle nous avait causés112. » Déclaration menaçante s’il en est, surtout quand on se rappelle que Lincoln a annoncé qu’il aimait mieux mener « une guerre à la fois » et qu’il a adressé de vagues menaces à Galt. Bien que la guerre ait été évitée, tout danger n’est pas écarté pour autant. Le Chemin de fer clandestin a exacerbé le ressentiment du Sud à l’égard du Canada. Dans le Nord, la tiédeur des Canadiens envers l’Union ainsi que la crise du Trent ont également attisé l’irritation à son égard. Seward et Sumner restent convaincus que toute l’Amérique du Nord doit appartenir aux États-Unis. Quant aux propos de Lincoln déclarant qu’il aime mieux mener « une guerre à la fois », ils témoignent certes d’un apaisement dans l’immédiat, mais constituent aussi une mise en garde à peine voilée. La menace d’une invasion américaine en sol canadien ne semble plus à l’ordre du jour. Cependant, la guerre de Sécession débute à peine et le Canada commence juste à y jouer le rôle qui sera le sien. Ayant échappé de peu à un conflit dévastateur pour l’Amérique du Nord britannique, la plupart des habitants du Canada et des Maritimes espèrent maintenant le retour à une paix au moins relative. Certains, toutefois, ont d’autres projets en tête. Rejoignant ceux qui ont déjà traversé la frontière, des milliers d’entre eux partent se battre, qui pour l’Union, qui pour la Confédération. 112Sandburg, Abraham Lincoln, p. 269-270. 3 Sarah Emma Edmonds Le parcours d’une combattante U ne armée qui marche au champ de bataille ressemble fort à une bête effroyable et splendide. Elle mange et boit, défèque et copule. Elle se déplace parfois avec vigueur et précision ; d’autres fois, elle erre et se traîne, égarée dans un brouillard d’informations contradictoires, d’objectifs irréconciliables et d’imbroglios logistiques. Tout à la fois chasseresse et proie, la bête ne respire que pour anéantir ou périr. En juillet 1861, la bête se lève des campements surpeuplés entourant Washington : l’armée du Potomac de l’Union s’avance lentement vers le sud et vers l’ouest, vers Manassas, en Virginie. Elle s’engagera bientôt dans le tout premier affrontement de la guerre de Sécession : la « bataille de Manassas » pour les sudistes et la « bataille de Bull Run » pour les nordistes et les Canadiens. Dès ses premiers pas, sa progression s’annonce brouillonne. Des traînards sont abandonnés par le cortège. D’autres partent à la recherche d’eau ou de nourriture et s’égarent. Souffrant des oreillons, de la rougeole, de la fièvre typhoïde ou de la dysenterie, nombreux sont ceux qui se sont arrachés à leur lit de camp pour se joindre à la marche. Néanmoins, les soldats se réjouissent d’aller se battre enfin ! Enchantés du spectacle, des 127 128 VOISI NS E T E N N E M IS badauds les observent en pique-niquant sur les collines toutes proches de la capitale. Comme eux, la plupart des soldats sont convaincus que cette bataille constituera le premier et le dernier affrontement d’importance de la guerre. On chante. On scande inlassablement : « Marchons sur Richmond ! » Parmi ces soldats qui n’ont pas encore connu le feu du combat se trouve un jeune infirmier, Franklin Thompson, de la compagnie F du 2e régiment de volontaires du Michigan. Mais Franklin Thompson n’est pas un infirmier ni un soldat comme les autres. Il s’appelle en réalité Sarah Emma Edmonds : c’est une femme. Beaucoup de femmes ont servi durant la guerre de Sécession. D’entre elles, environ 550 l’ont fait sous un déguisement masculin1. Comme les hommes, elles s’engageaient pour des raisons très diverses : par patriotisme et pour la cause, pour l’honneur, par devoir, par ambition personnelle, pour vivre l’aventure ou gagner un peu d’argent2… Les femmes travaillaient aux cuisines, acheminaient les messages, portaient les drapeaux, soignaient les blessés, espionnaient, livraient bataille… Une soixantaine d’entre elles seraient mortes au combat et enterrées en tant que femmes. Le nombre de celles qui ont péri sous leur déguisement masculin et ont été portées en terre sans que quiconque ait deviné qu’elles étaient femmes nous reste évidemment inconnu3. En plus de se faire passer pour un homme, Sarah Emma Edmonds dissimule soigneusement le fait qu’elle vient du NouveauBrunswick. Cadette de six enfants, Sarah vient au monde en décembre 1841 à Magaguadavic, près de Fredericton. Elle s’appelle alors Sarah Emma Edmondson. Avec ses quatre sœurs, elle travaille dans la ferme familiale de l’aube au crépuscule. Leur unique frère, épileptique, les aide dans la mesure de ses faibles moyens. Comme beaucoup de jeunes campagnardes de l’époque, Sarah Emma s’habille souvent en homme, travaille dur, sait monter à cheval et manier les armes. Sa mère, Elizabeth, lui enseigne par ailleurs le secret des remèdes traditionnels. Très vite, la jeune fille apprend ainsi à soigner maladies et blessures. Son père, Isaac, un homme amer et colérique, reporte sur ses enfants sa haine de la vie. 1 2 Larry Eggleston, Women in the Civil War, p. 2. Elizabeth Leonard, All the Daring of the Soldier, p. 229 ; voir également James McPherson, For Cause and Comrades, p. 5-7. 3Eggleston, Women in the Civil War, p. 2. SA R A H EM M A EDMONDS 129 Quand Sarah Emma Edmondson a 17 ans, son père lui annonce qu’elle épousera un homme qui a presque deux fois son âge et qu’elle n’a jamais rencontré. Avec l’aide de sa mère, elle s’enfuit et se fait alors appeler Emma Edmonds. En dépit de son jeune âge et des préjugés tenaces entourant les femmes à son époque, elle devient rapidement autonome et subvient à ses propres besoins. Elle travaille d’abord dans une chapellerie, puis au rayon des chapeaux d’un magasin d’une petite ville située à 150 km à l’est de Fredericton. Son père la débusque. Elle doit de nouveau prendre la fuite. Elle bénéficie cette fois de l’aide d’un jeune homme, Linus Seelye, qui lui prête des vêtements pour lui permettre de passer inaperçue et de se déplacer plus facilement. Edmonds s’installe à Saint John. Elle s’achète d’autres vêtements masculins, se coupe les cheveux et fonce son visage et ses mains avec de la teinture. Elle passe même sous le bistouri pour se débarrasser d’un grain de beauté à la joue gauche. Franklin Thompson est né. À l’abri de sa nouvelle identité, Edmonds travaille comme vendeur de bibles itinérant. Elle va de ferme en ferme, de ville en ville. L’année suivante, en 1860, elle se fait voler ses économies. Âgée de seulement 19 ans, la jeune femme désespérée, mais courageuse et déterminée, rassemble le maigre pécule qui lui reste. Avec cinq dollars en poche, elle part pour les États-Unis pour y refaire sa vie. Elle dira plus tard qu’elle a émigré pour travailler, mais aussi pour s’instruire. Le pasteur de son église lui a remis une lettre de recommandation soulignant son intérêt pour le missionnariat. Edmonds répond à la petite annonce d’un éditeur de Boston qui demande « des jeunes hommes disposés à travailler dur ». Engagée sur-lechamp, elle s’établit à Hartford, dans le Connecticut… et recommence à vendre des bibles de porte en porte. Riche d’une avance de cinquante dollars, portant une lourde malle sur son dos, elle est mutée à Halifax, à la maison mère de l’entreprise qui l’emploie. Son déguisement est si convaincant qu’elle réussit à duper quelques instants sa mère et ses sœurs lors d’une courte visite qu’elle leur rend à la ferme… En novembre 1860, les promesses de l’Ouest parviennent à ses oreilles. Edmonds accepte un emploi de vendeur à Flint, dans le Michigan. Au printemps 1861, alors qu’elle attend le train, un petit vendeur du New York Herald passe près d’elle en criant les manchettes : le fort Sumter est tombé aux mains de l’ennemi et Lincoln appelle à la mobilisation de 130 VOISI NS E T E N N E M IS 75 000 soldats. Edmonds aurait pu facilement retourner chez elle pour échapper à la guerre. Elle décide plutôt de s’enrôler. Elle veut se battre pour le pays qu’elle a fait sien. Elle décrira ultérieurement la guerre en ces termes : « une juste cause – la cause de notre pays, que nous aimons ; ne reculons devant aucun sacrifice d’argent, de temps ou de vie pour maintenir et perpétuer l’admirable gouvernement que nos pères nous ont légué4 ». « Je n’ai pas l’intention ni le désir, écrira-t-elle également, de rechercher ma propre aisance et mon confort quand tant de détresse et de chagrin emplissent cette terre. La grande question qui se posait à moi était la suivante : que puis-je faire ? Quel rôle suis-je appelée à jouer dans ce grand drame5 ? » Edmonds se présente sous le nom de Franklin Thompson au poste de recrutement du 2e régiment de volontaires du Michigan. Avec presque un mètre soixante-dix, elle est d’une stature comparable à celle des autres soldats. Edmonds franchit sans encombre l’étape de l’examen médical : il se résume à évaluer son acuité visuelle et auditive et à vérifier qu’elle possède au moins un index valide (pour appuyer sur la détente d’une carabine) et deux dents suffisamment solides (pour éventrer les cartouches)6… Le 25 mai 1861, ayant décrit ses compétences médicales de base à l’agent du recrutement, elle devient infirmier ambulant de la compagnie F7. En ce début de guerre de Sécession, les femmes sont encore peu nombreuses à exercer la profession d’infirmière. Quelques années plus tôt, pendant la guerre de Crimée, Florence Nightingale a commencé à former des femmes à ce métier dans les hôpitaux de campagne britanniques. Les Américaines Clara Barton et Dorothea Dix ont également 4 5 6 7 Sarah Emma Edmonds, Nurse and Spy in the Union Army, p. 247. Ibid., p. 18. DeAnne Blanton et Lauren Cook, They Fought Like Demons, p. 27. L’essentiel de ce que nous savons de la vie d’Edmonds nous vient de ses mémoires. Publiées pour la première fois en 1864, elles ont remporté un excellent succès de librairie. Certains chercheurs ont mis en doute la véracité de cet ouvrage. Ainsi, dans son Black Confederates and Afro-Yankees in Civil War Virginia publié en 1995, Ervin L. Jordan relève certaines exagérations et faussetés, mais souligne l’exactitude globale du récit d’Edmonds. Dans son introduction à la réédition de 1999, ­Elizabeth Leonard confirme la plupart des éléments d’information contenus dans le livre d’Edmonds, mais s’interroge à son tour sur certains des événements qu’elle évoque. L’histoire du régiment dans lequel elle a servi, d’autres récits ainsi que des souvenirs rédigés ultérieurement par des compagnons d’armes corroborent en définitive le verdict de Jordan et Leonard : bien qu’elles prennent ici et là certaines libertés avec les faits, les mémoires d’Edmonds restent largement exactes du point de vue historique. SA R A H EM M A EDMONDS 131 contribué à l’émergence des infirmières. La population et l’élite des ÉtatsUnis restent néanmoins convaincues que les horreurs de la guerre doivent être épargnées aux femmes, qui ne sauraient par ailleurs entretenir des contacts aussi étroits avec les hommes. La profession serait inconvenante pour les dames, mais aussi trop exigeante pour leur fragile constitution émotive et physique8. Dans les premiers mois de la guerre, les armées privilégient par conséquent les infirmiers plutôt que les infirmières… et ledit « Thompson » est engagé sans aucune difficulté. Au terme d’un entraînement de deux mois, les 1 013 membres du régiment du Michigan sont envoyés à Washington sous la houlette du colonel Israel B. Richardson. Un jour, ils ont l’honneur d’être passés en revue par le président Lincoln lui-même ; au beau milieu de l’effectif se tient fièrement Sarah Emma Edmonds. Les soldats suivent ensuite d’autres périodes d’entraînement, improvisées pour l’essentiel. Au total, ils n’ont aucune idée de ce qui les attend sur le champ de bataille et ne savent pas comment se préparer au feu des combats. Leur entraînement cesse à leur départ pour Manassas. La mission du 2e régiment du Michigan consiste à sécuriser une route que les troupes pourraient emprunter pour battre en retraite. Edmonds participe à la mise sur pied d’un hôpital de campagne dans une petite église de pierres. Quand le soir tombe, elle et les autres infirmiers écoutent les jeunes soldats prier tristement et chanter pour se donner courage. Ils écrivent aussi des lettres à l’encre délavée par les larmes, qu’ils confient à Edmonds et à ses confrères infirmiers. Dès les premières lueurs de l’aube, Irvin McDowell, général de l’Union, ordonne à ses trois divisions d’avancer. Portant aux épaules des musettes remplies de fournitures médicales, Edmonds observe leur progression depuis une colline toute proche, en espérant que la bataille ne sera pas trop rude. Quelques minutes plus tard, un soldat qui se tient non loin d’elle se fait déchiqueter par un boulet confédéré. Edmonds court jusqu’à lui : il a la poitrine perforée et le visage réduit en bouillie. Elle ne peut plus rien pour lui, si ce n’est lui apporter un peu de paix dans ses derniers instants. 8 Louise Chipley Slavicek, Women and the Civil War, p. 27. 132 VOISI NS E T E N N E M IS Les blessés affluent dans la petite église transformée en hôpital de campagne. Un médecin envoie Edmonds à l’arrière-garde pour en rapporter des pansements et de l’eau-de-vie. Pendant son absence, la Confédération prend le dessus dans les combats. À son retour, Edmonds trouve le champ de bataille jonché de cadavres et de mourants. Au coude à coude avec les autres infirmiers, elle circule dans le fracas des explosions, le sifflement incessant des balles et les nuées de fumée noire pour secourir les jeunes soldats ensanglantés et mutilés qui supplient qu’on leur donne de l’eau et qui appellent leur mère. Spontanément, sans en avoir reçu l’ordre, les survivants battent soudainement en retraite dans le plus grand désordre. Des hommes à pied et des chevaux sans cavalier se dispersent de tous côtés. Edmonds retourne très vite à l’hôpital de campagne, où l’attend une vision d’enfer : dans la petite église autrefois si propre et ordonnée s’entassent les blessés ; du sang souille les murs et s’étale en flaques épaisses sur le sol. Des bras et des jambes amputés sont jetés dehors, le long d’un mur ; les cadavres sont empilés contre un autre mur sans même une couverture pour les couvrir. Edmonds recoud les blessures, panse les plaies, immobilise les soldats pendant que les médecins amputent leurs membres massacrés par la mitraille. Elle réconforte les mourants. Elle aide un jeune homme à couper une mèche de ses cheveux et à la glisser dans un petit paquet pour l’envoyer à sa mère par la poste. L’armée de l’Union a abandonné le champ de bataille ; le soir commence à jeter des ombres sinistres sur les vestiges de ce jour cruel. Pour éviter d’être capturés par l’ennemi, Edmonds et les autres membres de l’équipe médicale doivent s’enfuir. Ils placent des récipients d’eau à portée de main des blessés. Puis, ils partent en débandade. Dans l’obscurité, Edmonds perd très vite ses confrères de vue. Elle réussit à contourner des sentinelles confédérées sans se faire repérer et retrouve son régiment à Washington. Dès le lendemain, elle reprend du service dans des hôpitaux de fortune établis en toute hâte dans la ville, soignant inlassablement les malades, les blessés, les exténués. D U N O R D AU S U D , L E S R E C RU E S C A N A D I E N N E S Parmi les quelques milliers de soldats qui marchaient avec Edmonds en cet horrible jour de juillet se trouvaient trois frères originaires de la petite SA R A H EM M A EDMONDS 133 ville de Wolverton, au Canada-Ouest. En 1858, Jasper, Alfred et Newton Wolverton ont emménagé à Cleveland pour y parfaire leur formation et tenter de sauver de la faillite leur entreprise familiale de bois de construction. À l’été 1861, ils discutent avec un agent recruteur de New York qui cherche des conducteurs d’attelage. Séduits par ses promesses d’aventure et la perspective d’un revenu cumulé ahurissant de 600 $ par mois, Newton et Jasper se portent volontaires auprès du 50e régiment d’infanterie de l’État de New York. Leur frère les y rejoint ultérieurement. Avec l’insouciance de ses 17 ans, Jasper assure alors à sa sœur restée au Canada : « Là où nous allons, nous ne courons certainement aucun risque9 ». À l’instar de Sarah Edmonds et de milliers d’autres jeunes originaires du Canada et des Maritimes, les frères Wolverton vivaient déjà aux États-Unis quand ils se sont enrôlés. Comme eux, 102 000 habitants des colonies britanniques ont traversé la frontière en quête de travail entre 1850 et 186010. D’entre eux, 88 % se sont installés dans les États du Nord, 10 % dans l’ouest, et seulement 2 % dans les futurs États sécessionnistes du Sud. La moitié ont trouvé de l’emploi dans les manufactures ; 30 % dans les services personnels ; 18 %, dans les fermes ; seulement 2 % dans les professions libérales11. Au printemps 1862, Charles Riggins quitte ainsi sa ferme familiale de Fonthill, au Canada-Ouest, pour tenter sa chance à Buffalo. Il écrit par la suite à son frère une lettre laconique dans laquelle il explique que sa recherche d’emploi l’a finalement mené dans l’armée : « Arrivé à Buffalo à deux heures ; trouvé une chambre pour 12 la semaine ; visité les environs ; cherché du travail, mais n’ai rien trouvé ; me suis enrôlé dans le 14e des États-Unis12 ». Riggins rencontre plusieurs autres Canadiens dans la compagnie H. Lassées de l’entraînement et de la vie militaire, certaines de ces recrues d’outre-frontière désertent sans crier gare, compliquant considérablement l’existence de ceux qui restent : tandis que les Américains du 14e obtiennent des permissions, leurs compagnons d’armes canadiens restent confinés à leurs baraquements. Pour changer d’air, leur 9 Jasper Wolverton à Roseltha Wolverton, 21 juillet 1861, APO, archives de la famille Wolverton, F4354-6. 10 Morley S. Wickett, « Canadians in the United States », p. 86. 11 Ibid., p. 86 et p. 91. 12 Riggins à son frère, 12 mars 1862, BAC, fonds Charles E. Riggins, MG 24-F98. 134 VOISI NS E T E N N E M IS seule échappatoire consiste à retraverser la frontière à toutes jambes… pour ne plus jamais revenir. Contrairement à beaucoup d’autres, pourtant, Riggins aime sa nouvelle vie et parle avec effusion des fanfares et des foules enthousiastes qui les ont escortés jusqu’aux trains à destination de Washington13. Les sujets britanniques du Canada et des Maritimes qui vivent aux États-Unis quand la guerre éclate sont majoritairement établis dans les États du Nord. Comme Edmonds, Riggins et les frères Wolverton, ceux qui s’enrôlent vont alors tout naturellement grossir les rangs nordistes. À l’inverse, la plupart de ceux qui vivent dans le Sud adoptent l’uniforme ocre ou gris de la Confédération : ce sera par exemple le cas du Dr Solomon Secord, petit-neveu de Laura Secord14. Né à Stony Creek, près de Hamilton, Solomon Secord obtient son diplôme de médecine à Toronto. Il pratique d’abord à Hamilton, puis à Kincardine. Son état de santé l’oblige ensuite à s’établir en Caroline du Sud pour échapper aux rigueurs des hivers du Canada-Ouest. Un an plus tard, quand la guerre éclate, il s’enrôle comme chirurgien adjoint dans le 20e régiment volontaire d’infanterie de la Géorgie, bien qu’il soit un abolitionniste convaincu15. En plus de leurs milliers de compatriotes déjà établis aux ÉtatsUnis, nombreux sont les jeunes du Canada et des Maritimes qui quittent leurs terres pour prêter main-forte à un camp ou l’autre. On trouve même dans leurs rangs des fils de personnalités bien en vue de l’époque : William Lyon Mackenzie Jr. s’engage ainsi dans un régiment de Cincinnati, d’abord pour trois mois, puis pour trois ans16. Son père, le premier maire de l’histoire de Toronto, a mené la rébellion de 1837 dans le HautCanada. Joseph Howe, politicien bien connu et rédacteur en chef influent de la Nouvelle-Écosse, cherchera son fils Fred pendant plusieurs mois dans les régiments de l’Union, sans résultat. 13 Ibid. 14 Héroïne canadienne s’étant particulièrement illustrée en juin 1813 : évitant habilement les sentinelles américaines, Laura Secord a parcouru de nuit une trentaine de kilomètres à travers bois pour alerter une garnison britannique de l’imminence d’une offensive ennemie. 15 Fred Gaffen, Cross-Border Warriors, p. 10. 16 Mackenzie à « James », 22 juin 1861, BAC, Collection William Lyon Mackenzie, MG24-B18, 1666. SA R A H EM M A EDMONDS 135 Les recrues du Canada et des Maritimes s’enrôlent à titre individuel ou en groupe. Les régiments du Michigan incorporent ainsi des centaines de volontaires enthousiastes arrivés tout droit des comtés d’Elgin, d’Essex ou de Lambton, dans le Canada-Ouest. Un régiment de Boston accueille tellement de recrues d’ascendance écossaise originaires de la NouvelleÉcosse qu’on le surnomme le « Highlander ». D’autres États de la Nouvelle-Angleterre possèdent aussi des régiments de highlanders largement composés de jeunes gens de la Nouvelle-Écosse ou du NouveauBrunswick. Au total, 500 régiments de l’Union et 46 de la Confédération comptent des soldats du Canada et des Maritimes dans leurs rangs17. Environ 40 000 jeunes gens provenant des colonies britanniques d’Amérique du Nord participent ainsi à la guerre de Sécession18. De ces milliers de soldats qui traversent la frontière pour monter au front, nombreux sont ceux qui répondent au chant des sirènes de l’aventure ou, plus prosaïquement, de l’appât du gain. D’autres, comme Edmonds, s’engagent toutefois pour défendre une cause qu’ils estiment noble et juste. Henri Césaire Saint-Pierre quitte ainsi Montréal pour s’enrôler dans le 76e régiment de l’État de New York. « Nous étions des soldats chrétiens nous battant pour une cause sacrée, écrira-t-il à sa famille. Comme les croisés d’autrefois, nous brandissions notre glaive pour libérer nos frères réduits en esclavage et ployant sous le joug d’un conquérant sans scrupules. Tout notre courage, toute notre énergie, nous les consacrions à rompre les chaînes qui maintenaient trois millions d’êtres humains en l’état de servitude19. » 17 Robin Winks, The Civil War Years, p. 135. 18 En 1869, Benjamin Gould estimait que 53 532 Nord-Américains britanniques avaient pris part aux combats. Le débat n’est toujours pas clos… Gould affirmait avoir déterminé ce chiffre avec exactitude, mais une telle entreprise s’avère évidemment impossible. Les registres de l’époque étaient souvent très approximatifs ; de nombreuses recrues canadiennes mentaient sur leur origine pour contourner la loi leur interdisant de s’enrôler dans une armée étrangère ; quant aux recruteurs, ils « choisissaient » le lieu de naissance de leurs recrues au gré des quotas qui leur étaient imposés pour les différents comtés. Un consensus s’est néanmoins dessiné parmi les chercheurs dans les années 1990 : de 35 000 à 50 000 soldats originaires du Canada ou des Maritimes auraient pris part à la guerre de Sécession. Une estimation d’environ 40 000 serait donc sans doute assez proche de la vérité. Voir Benjamin Gould, Investigations in the Military and Anthropological Statistics of American Soldiers, p. 27 ; Lois Darroch, « Canadians in the American Civil War », p. 55 ; Andrew Moxley et Tom Brooks, « Drums Across the Border : Canadians in the Civil War », p. 59. 19 Damien-Claude Bélanger, Franco-Americans in the Civil War Era, p. 42. 136 VOISI NS E T E N N E M IS La vie militaire outre-frontière attire tant de jeunes gens du Canada et des Maritimes que le 22 avril 1861, Joshua Giddings, consul des États-Unis en Amérique du Nord britannique, écrit à son secrétaire à la Guerre, Simon Cameron, pour lui annoncer que des messieurs de Montréal, Québec et Halifax lui ont proposé leurs services de recruteurs. Ils assurent qu’ils pourront rapidement lever des régiments entiers et les amener jusqu’à Washington. Mais la guerre ne fait alors que commencer, et les États-Unis n’ont aucune difficulté à trouver les 75 000 hommes réclamés par Lincoln après la prise du fort Sumter. Cameron répond donc à Giddings qu’il est inutile d’engager des recruteurs du Canada ou des Maritimes20. Cependant, le Toronto Leader rapporte une semaine plus tard des rumeurs selon lesquelles des agents américains se seraient déplacés au Canada pour y enrôler des soldats qu’ils emmèneraient ensuite jusqu’à Chicago21. Quelques jours plus tard, un autre article signale que des sudistes offrent aux jeunes gens de Montréal un shilling chacun pour se battre dans les rangs confédérés22. À la mi-mai 1861, alors que les hostilités ont commencé depuis un mois à peine, un nombre grandissant de volontaires du Canada et des Maritimes traversent la frontière pour s’enrôler, avec ou sans l’aide de recruteurs. La situation prend une telle ampleur que le gouverneur général produit une déclaration rappelant la Loi sur l’enrôlement à l’étranger, et la fait imprimer dans plusieurs journaux et sur des tracts affichés dans les lieux publics aux quatre coins des colonies23. Bien qu’elle signale aux aspirants soldats qu’ils enfreindront la loi canadienne en s’engageant dans un conflit étranger, cette campagne ne tempère nullement leur ardeur ; elle incite simplement les recruteurs américains à se montrer plus discrets. À l’été 1861, une affichette proposant des emplois dans le secteur ferroviaire de la Pennsylvanie fait son apparition sur les arbres et les murs des quartiers ouvriers de Toronto. Il n’est certes pas rare, à l’époque, que les jeunes traversent la frontière pour travailler. En l’occurrence, tout le monde sait toutefois qu’il n’est pas question ici de chemin de fer, mais d’incorporation dans les régiments de 20 Cameron à Giddings, 30 avril 1861 ; United States, War Department, The War of the Rebellion, série I, vol. 43, part. II, p. 137. 21 Toronto Leader, 29 avril 1861. 22 Ibid., 2 mai 1861. 23 Globe, 19 mai 1861. SA R A H EM M A EDMONDS 137 la Pennsylvanie. Les journaux impriment quantité de publicités similaires proposant des « emplois » outre-frontière. Les dirigeants politiques canadiens les considèrent toutes comme suspectes24. En août 1861, Arthur Rankin, législateur canadien et colonel de la milice, se rend de sa propre initiative jusqu’à Washington où, affirmera-til ultérieurement, il rencontre un représentant du gouvernement. À son retour au Canada, il demande au gouverneur général l’autorisation de prendre temporairement congé de ses responsabilités professionnelles. Il entreprend ensuite de fonder un régiment de cavalerie composé de 1 600 volontaires canadiens auxquels il compte procurer un entraînement militaire pour proposer leurs services à Détroit : ils s’appelleront les Lanciers de Rankin. L’un des interlocuteurs de Rankin à Washington a dû trahir ses intentions auprès d’un journaliste, car un article publié dans le New York Tribune du 11 septembre décrit son projet dans ses moindres détails. Assurant que cette mission lui a été confiée par les États-Unis, le Tribune applaudit sans réserve à l’entreprise de Rankin25. Le gouverneur général Head décide de faire enquête. Le 7 octobre, Rankin est arrêté en vertu de la Loi sur l’enrôlement à l’étranger, mais uniquement sous le motif qu’il aurait accepté un mandat de recrutement des autorités américaines. Avec l’affaire Rankin, le recrutement américain au Canada et dans les Maritimes se hisse en manchette. À Londres, lord John Russell, secrétaire aux Affaires extérieures, ordonne la tenue d’une enquête sur les activités de Rankin et exige de savoir s’il s’agit là d’un cas isolé ou d’une pratique courante. Lord Lyons, le représentant de la Grande-Bretagne à Washington, interroge le secrétaire d’État Seward, qui lui assure qu’aucun représentant du gouvernement n’a proposé quelque collaboration que ce soit à Rankin et que nul recruteur américain n’a jamais été envoyé en mission officielle en sol canadien26. Bien que Rankin croupisse en prison, son projet est maintenant trop avancé pour s’arrêter d’un coup. Ses deux adjoints, le capitaine Villiers et le lieutenant-colonel Tillman, du Michigan, continuent de recruter des lanciers. De faux documents d’enrôlement affirmant que toutes leurs 24 Toronto Leader, 12 juillet 1861. 25 New York Tribune, 11 septembre 1861. 26Winks, The Civil War Years, p. 189. 138 VOISI NS E T E N N E M IS recrues proviennent de Milwaukee les attendent déjà à Détroit… Tillman a par ailleurs fait imprimer quelque 800 affiches à placarder dans Hamilton. Villiers travaille avec Tillman dans cette ville, puis part seul pour Montréal. À Hamilton, les recruteurs reprennent le stratagème bien connu de l’offre d’emploi et promettent du travail dans des fermes du Michigan. À Montréal, leur stratégie s’avère plus frontale : sans détour, leurs pancartes invitent les jeunes gens à devenir lanciers pour aller se battre dans un régiment du Michigan. Tillman et Villiers signent les affiches montréalaises de leurs vrais noms, avec leurs grades militaires. Dans un article sur les Lanciers de Rankin, le Globe exalte la vie d’aventure du soldat de cavalerie et rend au passage un fier service aux recruteurs Tillman et Villiers : « [Le cavalier a] le revolver à la main gauche et le sabre à la droite, et manœuvre sa lance essentiellement de la jambe ; un cheval bien entraîné peut donner la mort en face et sur ses deux flancs à la fois27 ». Informé des campagnes de recrutement de Tillman et Villiers, le gouverneur général avertit lord Lyons, qui demande à Seward de mener l’enquête28. Elle révèle que les deux hommes ont obtenu une autorisation d’absence de leurs unités du Michigan, mais sans que ni l’un ni l’autre n’expliquent à ses supérieurs le motif de son congé. Seward et Cameron, secrétaire à la Guerre, assurent à Lyons que leur gouvernement n’approuve aucunement les stratégies de recrutement déployées en sol canadien et qu’ils mettront un terme à toutes les opérations de ce genre qui seraient portées à leur attention29. Le procès de Rankin se conclut sur un non-lieu en raison d’un détail de procédure. Le gouverneur général révoque les attributions canadiennes de Rankin, qui justifiera ultérieurement sa conduite en ces termes : « Pourquoi [serait-il] criminel pour des Canadiens de servir dans l’armée américaine ? La cause des États-Unis n’est-elle pas celle de la civilisation et du gouvernement libre30 ? » 27 Globe, 15 octobre 1861. 28 Head à Lyons, 8 octobre 1861, BAC, collection sir Edmund Walker Head, bobine M-194. 29 Cameron à Seward, 10 octobre 1861 ; copie : Lyons à Head, 25 octobre 1861, BAC, collection sir Edmund Walker Head, bobine M-194. 30 Ella Lonn, Foreigners in the Union Army and Navy, p. 68. SA R A H EM M A EDMONDS 139 Même si les Américains s’engagent à mettre un terme au recrutement illégal dans la foulée de l’affaire Rankin, nombreux sont les jeunes gens du Canada et des Maritimes qui continuent de faire cap vers les États-Unis pour s’y enrôler, souvent avec l’aide de recruteurs américains. L’affaire Rankin contraint simplement les recruteurs à s’enfoncer un peu plus dans la clandestinité, mais pas pour très longtemps. D U N O R D AU S U D E T D U S U D AU N O R D , L E S D É S E RT E U R S À la foule des civils qui accourent vers la frontière pour s’enrôler se joignent de plus en plus de soldats réguliers britanniques qui abandonnent les rangs de leur armée. Dès le début de la guerre, les désertions sont nombreuses. À la fin du mois d’avril 1861, quelques semaines à peine après la chute du fort Sumter, alors que Seward multiplie les menaces, le lieutenant général sir William Fenwick Williams, commandant britannique au Canada, écrit au gouverneur général Head pour lui présenter une stratégie visant à préserver les colonies d’une invasion américaine. Il recommande notamment qu’un détachement de soldats britanniques soit mandaté pour protéger les canaux les plus importants, en particulier celui de Beauharnois, sur le fleuve Saint-Laurent. Cependant, ajoute-t-il, tout déplacement de troupes à une distance si courte de la frontière induit un risque important de désertions : « Votre Excellence sait comme moi que de tels lieux offrent de grandes facilités pour les soldats qui pourraient être tentés de déserter. Il serait par conséquent souhaitable de n’y affecter que des hommes parfaitement dignes de confiance31. » En dépit des précautions de Williams, un nombre important de soldats britanniques cèdent à la tentation : les hommes épris d’aventure espèrent trouver leur content d’action dans les affrontements ; la rumeur affirme de plus que la solde est meilleure de l’autre côté de la frontière et que les soldats y sont mieux traités. Formés au combat et accoutumés à la vie militaire, les réguliers britanniques sont très prisés des recruteurs américains32. Williams ordonne que des sentinelles additionnelles soient placées chaque nuit à proximité de la frontière, non pour éviter que l’enva31 Williams à Head, 29 avril 1861, BAC, collection sir Edmund Walker Head, bobine M-194. 32 Marguerite Hamer, « Luring Canadian Soldiers into Union Lines During the War Between the States », p. 152. 140 VOISI NS E T E N N E M IS hisseur américain entre sur le territoire, mais pour empêcher ses propres soldats d’en sortir… La situation empire avec l’arrivée des renforts de réguliers britanniques. Fin décembre 1861, en plein cœur de la crise du Trent, nombreux sont les soldats britanniques déplacés qui désertent en passant à proximité de la frontière du Maine à la faveur d’un transfert de la baie de Fundy vers le Canada. En février 1862, des patrouilles sont déployées sur les routes traversant la frontière entre le Maine et le Nouveau-Brunswick afin d’enrayer les désertions. Cette stratégie produit certains résultats, mais n’empêche pas les plus déterminés de quitter la colonie : les soldats britanniques fuient Saint John et St. Andrews à un rythme effarant33. La palme du taux de désertion revient au 15e régiment britannique, confiné dans une vieille caserne de pierres du centre-ville de Fredericton. Le contreamiral britannique David Milne ordonne que tous les navires marchands soient fouillés avant de quitter Halifax afin d’intercepter d’éventuels déserteurs qui auraient pu se dissimuler dans leur cale. La plupart des déserteurs du Canada-Est et Ouest franchissent la frontière par Watertown, dans l’État de New York. Et pour cause : les hommes portant l’uniforme britannique y sont accueillis à bras ouverts et rapidement incorporés à des régiments de l’Union. Un soir de juillet 1862, 27 soldats du 13e régiment britannique disparaissent ainsi de leurs quartiers de Toronto. Des gardes supplémentaires sont postés chaque soir devant leurs casernes et les portes des bâtiments sont verrouillées de l’extérieur pour plus de sûreté. Près du point de passage frontalier entre Windsor et Détroit, les officiers britanniques renforcent la surveillance et ordonnent d’arrêter tout soldat surpris à plus d’un kilomètre et demi de sa base34. Au fort Henry de Kingston, les désertions sont si nombreuses que le commandant tente une tactique de dissuasion pour le moins originale : chaque soir, au couvre-feu, il fait tirer un coup de fusil pour chacun des déserteurs qui ont fui vers les États-Unis dans la journée. Il espère que ces salves de l’indignité stimuleront le sens de l’honneur des soldats restants et leur inculqueront l’aversion de la désertion. Les officiers britanniques rappellent à leurs effectifs leur devoir patriotique envers la reine et 33 Gordon à Newcastle, 17 mars 1862 ; copie à Monck, BAC, fonds Charles Stanley Monck, RG7G-6, vol. 9. 34 Toronto Leader, 7 août 1862. SA R A H EM M A EDMONDS 141 l­’Empire. Pour plus de sûreté, ils les menacent aussi des pires châtiments s’ils sont interceptés dans leur fuite. Certains échouent en prison. D’autres ont le D de « Déserteur » tatoué sur leur poitrine en signe éternel de leur infamie. Cependant, rien ne semble pouvoir tarir le flot des soldats britanniques qui traversent la frontière vers le sud. En chemin, les déserteurs britanniques peuvent par ailleurs croiser des soldats américains cherchant refuge au nord de la frontière… Dans les décennies qui ont précédé la guerre de Sécession, le Canada s’est imposé comme un havre sûr pour les victimes de l’esclavage et de la discrimination raciale. Dès le début des hostilités, il fait également figure de sanctuaire pour tous ceux qui souhaitent échapper au service militaire. À l’instar des esclaves en fuite, les déserteurs américains s’attirent généralement la sympathie des Canadiens. Dans les villes et les fermes frontalières du Canada et des Maritimes, il n’est pas rare que l’on croise des jeunes hommes affublés d’un uniforme loqueteux, en quête d’un travail et d’un toit. En plus d’un emploi, du gîte et du couvert, la population canadienne prodigue bien d’autres formes d’aide aux déserteurs. Au début du mois d’octobre 1861, six Américains massifs et lourdement armés s’aventurent dans les bois au nord de Windsor : ils cherchent des déserteurs de l’Union et ont reçu ordre de ramener leurs proies mortes ou vives. Capturés, les fuyards affirment qu’ils sont Canadiens et ont été enrôlés de force et en toute illégalité. Leurs poursuivants n’en croient pas un mot et entreprennent de les ramener vers Détroit en dépit de leurs protestations. Leur tapage alerte toutefois des Canadiens, qui arrêtent leur convoi, écoutent ces hommes désespérés qu’on traîne vers le sud – et les croient. Brandissant alors leurs propres armes, ils contraignent les Américains à libérer leurs prisonniers. Rapportant l’incident, un journal de Windsor accuse les Américains de tentative d’enlèvement et promet un accueil tout aussi « chaleureux » aux autres traqueurs de déserteurs qui franchiront la rivière35… Les soldats et les agents américains lancés aux trousses des déserteurs en sol canadien exacerbent les tensions entre le Canada, la Grande-Bretagne et les États-Unis. Un autre incident survenu dans la 35 Windsor Star, 7 octobre 1861. 142 VOISI NS E T E N N E M IS région de Détroit-Windsor défraye la chronique et attise le contentieux. Un certain capitaine Church, du Michigan, a traversé la frontière à Détroit en compagnie de cinq hommes non armés pour ramener quelques déserteurs. Ayant retrouvé leurs anciens compagnons d’armes, ils réussissent apparemment à les convaincre de retraverser la frontière vers le sud avec eux. Un magistrat de la région nommé Billings et quelques-uns de ses amis les rencontrent par hasard en chemin. La conversation s’engage et, soudain, les déserteurs s’enfuient à toutes jambes ; apparemment, ils ne sont plus très désireux de retourner au Michigan… Billings rapporte l’anecdote à lord Monck, qui vient d’être nommé gouverneur général. Après enquête, lord Monck constate que l’incident n’est pas un cas isolé. Quelques jours plus tard, lord Lyons se présente au bureau de Seward pour lui demander des comptes. S’étant informé auprès de l’état-major, Seward assure à Lyons que le capitaine Church n’a pas agi sur ordres, mais de son propre chef. Par ailleurs, ajoute-t-il, puisqu’il n’était pas armé et qu’il a laissé les déserteurs s’enfuir plutôt que d’engager une altercation avec Billings, force est de reconnaître qu’il s’est conduit de manière honorable36. De toute évidence, Seward cherche à éluder plusieurs questions essentielles, mais épineuses, notamment celles de la souveraineté et de la neutralité. Pour lui permettre de sauver la face, Lyons choisit de ne pas s’appesantir non plus sur ces thèmes embarrassants. Il appuie par la suite le projet de Monck, qui propose de renforcer les troupes à la frontière dans la région de Détroit, non pour empêcher les déserteurs américains d’entrer sur le territoire de la colonie, mais pour bloquer leurs poursuivants lancés à leurs trousses37… D O U T E S E T V O LT E - FA C E Avec les déserteurs qui traversent la frontière dans les deux sens, la crise du Trent et l’invasion américaine qui semble imminente, les Canadiens qui se sont engagés avec enthousiasme dans l’armée nordiste, convaincus d’y mener une croisade grandiose et glorieuse, commencent à douter… Après avoir travaillé d’arrache-pied et renoncé à sa carrière pour lever un régiment, le colonel Rankin annonce ainsi qu’il ne se battra plus pour 36 Head à Lyons, 1er octobre 1861, BAC, collection sir Edmund Walker Head, bobine M-194. 37 Newcastle à Monck, 10 novembre 1861, BAC, fonds Charles Stanley Monck, RG7-G-6, vol. 9. SA R A H EM M A EDMONDS 143 l’Union. Il renonce à son mandat des États-Unis et réaffirme sa loyauté envers le Canada. Originaire de Granville Ferry, en Nouvelle-Écosse, Norman Wade sent également sa détermination fléchir. Il a quitté le domicile familial en 1859 pour vivre l’aventure en mer et s’est fait engager sur des bateaux américains. En septembre 1861, s’étant enrôlé dans la marine de l’Union, il a été affecté à l’USS Young Rover, imposant navire de 400 tonnes. Dans une lettre à ses parents, Wade décrit en ces termes les raisons de son engagement : « Quand je suis revenu à Boston après avoir quitté Détroit, ma vie m’a paru si morne que j’ai bien pensé rentrer à la maison. J’ai cependant rencontré un vieil ami qui partait sur le Young Rover et a obtenu que j’y sois engagé, ce qui est une bonne chose, car j’y gagne vingtcinq dollars par mois en plus des primes aux prises. […] J’ai par ailleurs la conviction que notre cause est juste38. » La plupart des jeunes recrues s’enrôlent pour les mêmes raisons : le goût de l’aventure ; la perspective d’une solde honorable ; la noblesse de la cause. Wade passe l’essentiel de son engagement initial de trois mois à protéger les ports contre les forceurs de blocus. Il décide ensuite de « rempiler ». Quand la crise du Trent éclate, il observe que ses camarades s’apprêtent à combattre dans une guerre que tout le monde s’accorde à juger inéluctable. Dans une lettre à sa famille, il exprime maintenant ses craintes : « Si la guerre doit éclater entre ces deux pays, qui peut prévoir jusqu’où elle ira ? La situation est déjà tellement critique39 ! » Il ne saurait dire à ses parents s’il participera aux combats ou s’il désertera40. Avec le temps, les frères Wolverton perdent également de leur juvénile assurance. Ils discutent avec des compatriotes canadiens : la plupart d’entre eux n’ont aucune envie de se battre pour une armée des États-Unis qui marcherait vers le nord. Âgé de seulement 15 ans, mais très précoce, le jeune Newton Wolverton est désigné comme porte-parole du groupe. Faisant appel à des connaissances rencontrées au service de l’intendance, à Washington, il obtient un bref entretien avec le président et lui expose son inquiétude. Lincoln se montre rassurant : « Nous sommes 38 Wade à ses parents, 20 septembre 1861, cité dans Cousins, « Letters of Norman Wade », p. 126. 39 Wade à sa sœur, 29 décembre 1861, cité dans Cousins, « Letters of Norman Wade », p. 130. 40 Wade restera finalement dans l’armée des États-Unis jusqu’à son dernier souffle : il mourra le 14 septembre 1862 en tombant d’un mât. 144 VOISI NS E T E N N E M IS très heureux que les Canadiens prêtent main-forte à la cause nordiste, et nous tenons à vous garder dans nos rangs. Je ne suis pas en faveur d’une guerre avec la Grande-Bretagne ni avec le Canada. Tant que je serai président, ce conflit n’aura pas lieu. Vous pouvez en être sûr41. » Nombreux sont également les parents canadiens qui s’inquiètent du sort de leurs fils partis à l’aventure. Ils écrivent à Monck et Lyons pour les supplier d’extirper leurs enfants des régiments de l’Union. La plupart soutiennent qu’ils étaient mineurs au moment de leur enrôlement et qu’ils se sont enfuis de chez eux pour s’engager. En décembre 1861, au plus fort de la crise du Trent, Lyons et Monck soumettent ainsi 92 dossiers de ce type aux autorités américaines. Toute la guerre durant, Lyons continuera d’intercéder au nom des parents de soldats. Le processus s’avère toutefois extrêmement long et ardu. Il faut d’abord franchir les étapes strictement diplomatiques, puis joindre le régiment sur le terrain. Les registres d’enrôlement sont souvent inexacts, ce qui complique les démarches. La plupart des dossiers s’enlisent dans les méandres de la bureaucratie ou trouvent leur dénouement trop tard : le jeune soldat ne se trouve pas où il devrait être ; il a déserté ou il est mort. Chaque fois qu’il réussit à renvoyer un enfant soldat à ses parents, Lyons en éprouve une immense fierté. Ces réussites restent toutefois relativement rares42. Les parents du Canada et des Maritimes qui réclament le retour de leurs fils sont si nombreux que le secrétaire américain à la Guerre, Cameron, demande au Congrès de lui accorder les pouvoirs nécessaires pour démobiliser plus rapidement les mineurs étrangers43. Mais le 13 février 1862, le Congrès adopte au contraire une loi qui empêche désormais de demander la démobilisation d’un soldat n’ayant pas atteint l’âge de l’enrôlement. Il reste obligatoire d’avoir 18 ans pour s’engager, mais c’est le soldat lui-même qui doit indiquer son âge ; une fois cela fait, il n’est plus question de revenir en arrière44. Monck doit maintenant annoncer aux parents atterrés qu’il ne peut plus grand-chose pour eux45. 41 42 43 44 Lois Darroch, Four Who Went to the Civil War, p. 123. Lyons à Head, 2 août 1861, BAC, collection sir Edmund Walker Head, bobine M-194. Lyons à Monck, 11 décembre 1861, BAC, fonds Charles Stanley Monck, bobine A-756. Les engagés mineurs plaçaient souvent dans leur chaussure un petit morceau de papier portant le chiffre 18, puis juraient aux recruteurs qu’ils avaient « plus de 18 ans ». 45 Stuart à Monck, 14 septembre 1861, BAC, fonds Charles Stanley Monck, RG7-G-6, vol. 9. SA R A H EM M A EDMONDS 145 Alors qu’un nombre croissant de parents supplie qu’on sauve la vie de leur enfant, les démobilisations se font de plus en plus rares. La nouvelle législation américaine nuit également à ces nombreux jeunes gens qui, une fois leur fougue guerrière initiale refroidie, constatent que la vie militaire n’est pas de tout repos et se résume pour l’essentiel à d’interminables plages d’ennuis ponctuées d’atroces sursauts de terreur. Ainsi Charles Riggins, du Canada-Ouest, qui se déclarait à l’origine si satisfait de son engagement, ne tarde pas à déchanter quand l’entraînement se termine et que les combats commencent : « Je suis tout à fait sûr maintenant que si j’étais à la maison en ce moment même, je laisserais le Sud écraser le Nord, ou l’inverse, écrit-il à sa sœur en juillet 1862, car peu importe au fond : la vie militaire est bien agréable en temps de paix, et se battre pour son propre pays est une chose, mais quand on est traités comme des esclaves, et même plus mal encore que les esclaves du Sud46… » Un mois plus tard seulement, Riggins réécrit à sa sœur qu’il a commis une erreur en s’enrôlant et qu’il aimerait quitter l’armée : « Écrivez à lord Lyons et tentez de me sortir d’ici, si vous le pouvez ; essayez de toutes vos forces, je vous en prie. Je veux partir d’ici, je le souhaite de toute mon âme. Dites-lui que je n’avais pas 18 ans quand je me suis engagé et que je n’ai maintenant que 18 ans et cinq mois. Dites-lui que je suis un sujet britannique, mais n’en parlez à personne d’autre, je vous prie47. » L A C A M PA G N E D E L A P É N I N S U L E Depuis le chaos de Bull Run, en juillet 1861, jusqu’en mars 1862, le très beau et très narcissique George McClellan, général de l’Union âgé de 35 ans, se consacre exclusivement à la formation de son armée. Au grand désarroi de Lincoln et de la presse nordiste, il accumule soldats, armes et munitions. Mais à l’exception de quelques échauffourées, sa colossale armée ne fait rien d’autre que s’entraîner indéfiniment. Riggins et sa 14e division d’infanterie des États-Unis font partie de cette vaste troupe. Ils ne le savent pas et ne se rencontreront jamais, mais Sarah Emma Edmonds compte également dans ces rangs, toujours dissimulée sous l’identité de Franklin Thompson. Ayant passé l’hiver à secourir 46 Riggins à sa sœur, 27 juillet 1862, BAC, fonds Charles E. Riggins, MG24-F98. 47 Riggins à sa sœur, 9 août 1862, BAC, fonds Charles E. Riggins, MG 24-F98. 146 VOISI NS E T E N N E M IS les malades et les blessés qui s’entassent dans les hôpitaux, elle a graduellement développé cette distance émotive indispensable à la survie quand on baigne dans autant de misère et de douleur humaines. « Quelle souffrance inimaginable j’observe à chaque heure, à chaque instant ! écrit-elle dans son journal. Cela n’a pas de fin. Pourtant, aussi étrange cela soit-il, la vue de toutes ces souffrances et de ces morts ne m’accable plus. Je ne suis plus que des yeux, des oreilles, des mains, des pieds. On dirait qu’en de telles occasions, une sorte de stoïcisme nous est accordée48. » Edmonds travaille inlassablement. Tout en soignant leurs corps ravagés, elle s’efforce de rassurer les malades et les mourants, d’alléger leur peine en jouant aux cartes et en discutant avec eux, en écrivant pour eux des lettres à leurs proches. Enfin, le 14 mars 1862, McClellan donne l’ordre que tous attendaient depuis des mois. Sa formidable armée, la plus nombreuse de l’histoire américaine, descend le fleuve Potomac vers le sud par la baie de Chesapeake. Avec cette gigantesque flotte, les régiments de Riggins et d’Edmonds débarquent au fort Monroe, près de l’embouchure de la rivière James. Selon la stratégie prévue, l’armée de McClellan traversera la péninsule de York par Yorktown et Williamsburg, et marchera ensuite jusqu’à Richmond. Pour Lincoln, la mission de McClellan consiste à détruire l’armée de Lee. Pour son jeune général, par contre, cette guerre semble se résumer à s’emparer du drapeau de l’ennemi le plus souvent possible jusqu’à prendre sa capitale. McClellan espère que cette campagne de la Péninsule lui vaudra la gloire immortelle à laquelle il aspire, et dont il escompte même qu’elle rejaillira sur ses hommes, combattants privilégiés du nouveau Napoléon qu’il estime être49. Cependant, la campagne s’amorce sous de funestes auspices : McClellan progresse trop lentement et s’obstine à creuser des retranchements, sabotant sa propre offensive. Participant à l’édification des défenses, Edmonds assiste à l’émancipation des esclaves et partage ainsi l’émotion des familles qui éclatent en sanglots en goûtant leurs premiers instants de liberté. Elle relève avec surprise que tous les esclaves ne sont pas tels qu’elle les imaginait : « Certaines sont plus pâles et plus jolies que 48Edmonds, Nurse and Spy in the Union Army, p. 58. 49McPherson, La guerre de Sécession, 1861-1865, p. 391. SA R A H EM M A EDMONDS 147 bien des dames du nord. Il y a ici une famille dont tous les membres ont les yeux bleus, la peau et les cheveux clairs, les joues rosées. Ils ont pourtant été esclaves et considérés comme objets de contrebande. Et néanmoins, pourquoi les yeux bleus et les cheveux châtain clair devraient-ils condamner à la servitude ou garantir la liberté50 ? » Tandis que l’armée avance péniblement, une pluie incessante transforme la glaise de la Virginie en boue et ralentit encore la marche harassante des soldats vers Yorktown. Comme ses compagnons d’armes, Edmonds souffre. Provenant des marais avoisinants, les vents humides et les moustiques porteurs de la malaria mettent à rude épreuve les soldats exténués et trempés jusqu’aux os. Cependant, l’armée continue d’avancer. Se contentant de rations prévues pour deux journées, elle marche ainsi cinq jours durant. Pendant la campagne de la péninsule comme pendant toute la guerre et sur la plupart des fronts, les jeunes gens originaires du Canada et des Maritimes rencontrent régulièrement des compatriotes. Un jour, alors qu’elle revient d’une mission de récupération, Edmonds assiste à l’enterrement d’un soldat, un de plus. Il s’agit du lieutenant James Vesey, 32 ans, originaire du Nouveau-Brunswick, très apprécié des autres officiers et de ses hommes. Cette mort bouleverse Edmonds : elle a connu Vesey au Nouveau-Brunswick et entretenait des sentiments affectueux à son égard. L’ayant retrouvé par hasard peu après le début de leur effroyable marche sous la pluie et dans la boue, elle a d’abord évité de le regarder dans les yeux et de lui adresser la parole afin de ne pas trahir sa véritable identité. Puisqu’il ne semblait pas la reconnaître, elle s’est enhardie à échanger quelques mots avec lui de temps à autre. Elle l’écoutait raconter sa vie au Nouveau-Brunswick et lui parler avec tendresse de cette jeune femme qu’il y avait connue, et qui n’était autre qu’elle-même. Edmonds a réussi à ne pas se faire démasquer, et voilà qu’il était mort. « Quoique brave et courageux, son cœur était aussi tendre que celui d’une femme, écrira-t-elle. Il était noble et généreux, et tenait la vérité et la loi dans la plus haute considération51. » 50Edmonds, Nurse and Spy in the Union Army, p. 73. 51 Ibid., p. 98. 148 VOISI NS E T E N N E M IS Vesey n’était pas le premier homme pour lequel Edmonds éprouvait une inclination amoureuse. En octobre 1861, l’infirmier Franklin Thompson avait développé une très forte relation d’amitié avec Jerome John Robbins. Les lettres de Robbins témoignent de la profondeur de ces liens, puis de ses doutes quant à la véritable identité de Thompson et, enfin, de sa surprise quand Edmonds lui avoue qui elle est. Mais Robbins lui apprend qu’il est marié, et leur amitié n’ira pas plus loin. Jamais Robbins ne trahira le secret d’Edmonds52. À la fin avril, Edmonds devient maître de poste du régiment, puis facteur et, enfin, estafette : ses attributions consistent alors à acheminer les dépêches, généralement à cheval. Ses compétences équestres ainsi que son intrépidité la servent bien dans ces missions rudes et dangereuses, qui exigent parfois des chevauchées de cent kilomètres. Edmonds reste ­entièrement seule des heures, parfois des jours durant. Elle découvre la crainte glaçante d’être capturée, mais aussi l’incandescence du feu ennemi. En prêtant l’oreille aux rumeurs des campements, elle apprend un jour qu’un espion de l’Union a été tué à Richmond. Elle décide de soumettre sa candidature au poste devenu vacant. Son supérieur transmet sa demande d’échelon en échelon jusqu’aux plus haut gradés. Reçue en entrevue et mise à l’épreuve, Edmonds obtient le poste. Elle prête serment à l’Union pour la troisième fois. Sa première mission consistera à infiltrer les rangs ennemis pour observer les préparatifs et les effectifs déployés autour de Yorktown. Tout d’abord, elle se procure un bon déguisement. Elle achète les vêtements d’un esclave libéré, se teint la peau en noir et se rase le crâne pour porter perruque. Elle s’entraîne à parler l’anglais populaire des travailleurs agricoles et se fait appeler Ned. Elle aborde des amis du poste médical où elle a si longtemps travaillé. Aucun d’eux ne la reconnaît. Elle est prête ! Au crépuscule, Edmonds passe sans encombre devant des sentinelles de l’Union et de la Confédération. Le lendemain matin, elle rencontre des esclaves qui apportent du café et des provisions de bouche aux soldats du front. De toute évidence, les esclaves la soupçonnent, mais ils ne la dénoncent pas. Le petit groupe retourne à Yorktown, où il est affecté au renforcement des épaulements qui protègent les soldats des tirs 52Leonard, All the Daring of the Soldiers, p. 174. SA R A H EM M A EDMONDS 149 nordistes. Ce travail procure à Edmonds un poste d’observation idéal. Elle évalue à vue d’œil la hauteur et la profondeur des fortifications ainsi que le nombre des pièces d’artillerie. Elle note la présence de Quaker guns, des canons factices constitués de rondins peints de noir pour impressionner l’ennemi en lui faisant croire à un armement plus imposant qu’il ne l’est en réalité. Edmonds trace des croquis des retranchements et les cache dans ses chaussures. Au bout de deux jours d’observation, elle s’enfuit et se présente aux aides de camp de McClellan. Edmonds mène ainsi neuf autres missions derrière les lignes ennemies. Pour passer inaperçue, elle se déguise en esclave, en colporteur et même, une fois, en… femme. De chacune de ses missions extrêmement dangereuses, la jeune femme revient victorieuse. Pour expliquer qu’elle ait accepté de courir de tels risques, elle écrira plus tard : « Je suis naturellement encline à l’aventure, un peu ambitieuse et très romantique. En plus de mon attachement à la cause fédérale et de ma détermination à participer au mieux de mes habiletés à l’écrasement de la rébellion, tout ceci m’a fait oublier la difficulté de mes entreprises et m’a permis, non seulement d’endurer, mais d’apprécier les privations inhérentes à mes périlleuses attributions53. » Entre ses missions, Edmonds revient à son régiment pour y soigner les malades et les blessés ou livrer à cheval les dépêches et le courrier. En mai 1862, au retour d’une chevauchée de trois jours, on lui tend une arme : la voilà qui prend part aux combats de Williamsburg. Elle se rappellera cet affrontement particulièrement sanglant en ces termes : « Les morts gisaient en rangées interminables sur le champ de bataille, leurs terrifiants visages dissimulés par des mouchoirs ou par les pans de leurs manteaux, pendant que de loyaux soldats creusaient des fosses pour y déposer leurs corps affreusement mutilés54. » Edmonds examine les soldats allongés sur le sol dans l’espoir d’y trouver des vivants et enterre ceux qui n’ont pas survécu. Bien qu’ils soient beaucoup moins nombreux que les nordistes, les sudistes tiennent tête à McClellan avec obstination et témérité. L’une après l’autre, le général de l’Union manque toutes les occasions de victoire qui s’offrent à lui. Son armée restant néanmoins toute proche et très 53Edmonds, Nurse and Spy in the Union Army, p. 120. 54 Ibid., p. 118. 150 VOISI NS E T E N N E M IS menaçante, le président de la Confédération, Jefferson Davis, confie à Robert E. Lee le commandement général de la campagne sudiste. À la fin du mois de juin, montrant en cela l’intrépidité qui fera sa réputation, Lee passe à l’offensive. Son audacieux pari déclenche la bataille des Sept Jours et prend McClellan au dépourvu : 1 734 hommes des troupes fédérales y trouveront la mort ; plus de 13 000 y seront blessés ou portés disparus. Edmonds rapporte qu’elle a vu des hommes mourir d’épuisement dans cet affrontement55. Elle-même achemine tout au long de la bataille des messages de plus en plus désespérés. Soudain, un tir ennemi affole son cheval. Edmonds en descend pour tenter de le calmer, mais l’animal la mord au bras et lui assène un coup de sabot dans le flanc. Elle panse rapidement son bras ensanglanté, le met en écharpe et se traîne jusqu’à un hôpital de campagne. Quoique sa plaie saigne encore, elle propose son aide aux médecins et procure soins et réconfort aux blessés qui affluent depuis le front. Bien qu’elle souffre atrocement, Edmonds remonte en selle pour servir d’aide de camp et d’estafette au général Philip Kearny. Elle participera directement à cinq batailles majeures : Mechanicsville, Gaines’ Mill, Savage’s Station, Frayser’s Farm et Malvern Hill. Chacune d’elles semble plus âpre, plus horrible encore que les précédentes. Lentement, l’exténuation érode le moral des troupes. L’armée du Potomac est arrivée tout près de Richmond, si près que ses soldats aperçoivent ses clochers. Le 14 juillet, l’Union doit pourtant renoncer à la victoire : ses troupes sont à bout de forces. McClellan impute à Lincoln et au manque de renforts la responsabilité des lourdes pertes subies par le Nord. En réalité, sa débâcle s’explique par l’insuffisance de ses compétences, très inférieures à celle du commandant de l’armée ennemie56. Avec leurs compagnons d’armes défaits et tout aussi dévastés qu’eux, Edmonds et Riggins, dont le régiment a joué un rôle important à Malvern Hill et dans d’autres batailles des Sept Jours, repartent vers Washington par les eaux chaudes de la baie de Chesapeake. 55 Ibid., p. 220. 56Goodwin, Abraham Lincoln, p. 444. SA R A H EM M A EDMONDS 151 C O N S C R I T S E T R É F R A C TA I R E S En juillet 1862, la campagne de la Péninsule se termine plutôt bien pour la Confédération. Au mois d’avril précédent, pourtant, l’avenir ne souriait guère aux sudistes. Les confédérés se trouvaient face à des ennemis bien plus nombreux qu’eux et Richmond semblait sur le point de tomber. À Shiloh, près de la frontière entre le Tennessee et le Mississippi, le général confédéré Beauregard, héros du fort Sumter et de Manassas, a subi une humiliante défaite : 10 700 de ses hommes sont morts dans ce massacre, soit un quart de son effectif57. Avec une population de seulement 5,5 millions de citoyens blancs contre 22,5 millions dans le Nord, le Sud a vécu très durement ces pertes. Il n’avait aucune chance de gagner une guerre d’usure et ne pouvait plus se contenter de l’enrôlement volontaire pour maintenir ses troupes. Tandis que la colossale armée de McClellan gronde à ses portes, le président confédéré Davis convoque un conseil de guerre. Lee souligne l’effroyable tribut des combats récents, décrit les besoins de l’armée et déplore la baisse du nombre des nouvelles recrues. Les soldats qui se sont enrôlés par patriotisme un an plus tôt, ajoute-t-il, risquent fort de ne pas renouveler leur engagement à son échéance. Au terme de longs débats houleux, Davis finit par donner le feu vert à la première conscription d’Amérique. Le 16 avril 1862, Davis signe la loi qui rend l’enrôlement obligatoire pour tous les hommes blancs âgés de 18 à 35 ans. Pour tous ceux qui ont signé pour un an, la durée de leur engagement est d’office portée à trois ans. En septembre, la limite d’âge maximale passe à 45 ans ; en février 1864, tous les Blancs de 17 à 50 ans deviennent mobilisables. La loi exemptera ultérieurement les travailleurs des canaux et des chemins de fer, les opérateurs du télégraphe, les apothicaires, les enseignants et les propriétaires de plus de vingt esclaves. Plusieurs États du Sud s’insurgent : la nouvelle loi, affirment-ils, contrevient au principe de droit des États. Or, la plupart des politiciens sudistes soutiennent qu’il constitue justement le motif fondamental de la guerre de Sécession. Les gouverneurs de la Géorgie et de l’Alabama annoncent publiquement qu’ils ne prendront aucune part à la mise en 57 Joseph B. Mitchell, Decisive Battles of the Civil War, p. 56. 152 VOISI NS E T E N N E M IS œuvre de la loi. En dépit de l’opposition qu’elle suscite dans bien des casernes et de l’application fluctuante des règlements, la menace de la conscription porte ses fruits : pour éviter l’humiliation de se voir appelés et contraints de servir dans l’armée, les hommes affluent volontairement aux postes d’enrôlement. Au début du printemps, fort d’une belle assurance, Lincoln a approuvé la fermeture des bureaux de recrutement nordistes. L’enlisement de la campagne de McClellan, les lourdes pertes subies par les armées de l’Ouest et la présence obstinée des troupes confédérées à quelques dizaines de kilomètres à peine de Washington finissent toutefois par avoir raison de son optimisme ; le président fait rouvrir les bureaux. Le 6 juillet, les gouverneurs du Nord sont invités à tout mettre en œuvre pour stimuler le recrutement. Ayant répondu très tièdement à cet appel, ils reçoivent deux semaines plus tard une lettre de Washington annonçant la mobilisation de 300 000 hommes et précisant les quotas des États concernés. Une fois de plus, les gouverneurs résistent. Seward décide alors de recourir à la conscription. Pour faire passer cette pilule amère, il propose une prime fédérale de 100 $ pour chacune des nouvelles recrues qui se sera enrôlée avant la mise en place de la conscription. Les gouverneurs de l’Union sont invités à compléter la prime fédérale par des sommes consenties par leur État ou par les collectivités locales et à proposer aux recrues des avances sur solde dès la signature de leur engagement. Moyennant 300 $, les appelés peuvent toutefois éviter la conscription en se faisant remplacer. Dans le Sud, la loi confédérée contient une clause similaire et permet ainsi aux conscrits d’envoyer quelqu’un d’autre au front à leur place. Lincoln signe la Loi sur la milice (Militia Act) le 17 juillet 1862. Elle oblige tous les États à lever une milice durant neuf mois, selon des quotas proportionnels à leurs populations respectives. La plupart d’entre eux respectent leurs quotas ; pour les autres, le ministère de la Guerre impose la conscription. Dans tous les États, les contrôleurs fiscaux dressent la liste des hommes mobilisables. Des publicités pour le recrutement font leur apparition sur les murs et dans les quotidiens. La plupart se comparent à l’annonce publiée dans un journal de Détroit sous ce slogan claironné en gros caractères : « Évitez la conscription ! Bonus de 522 $ ! Avance de SA R A H EM M A EDMONDS 153 10 $58 ! » Il n’est plus question de devoir ou de juste cause : désormais, le patriotisme s’achète ; à tout le moins, il se loue le temps des hostilités. Comme ils l’ont été dans le Sud, les bureaux de recrutement du Nord sont pris d’assaut par des jeunes hommes qui aiment mieux s’enrôler plutôt que d’être mobilisés de force. Plusieurs milliers d’autres préfèrent toutefois s’enfuir. Depuis l’automne 1861, de nombreux déserteurs ont trouvé refuge au Canada. À l’été 1862, la menace de la conscription jette également les réfractaires sur les routes. En août, le Detroit Free Press fait état d’un « exode » d’hommes traversant la ville pour gagner le Canada59. Le même phénomène est observé à Chicago, Rochester et Buffalo. Les jeunes hommes sont si nombreux à vouloir s’exiler que des soldats de l’Union sont placés à plusieurs points de passage frontaliers pour les endiguer. Le 8 août, le Congrès adopte une loi qui interdit désormais aux hommes astreints au service militaire de quitter le pays ; elle vise notamment à contrer les désertions. Quand la rumeur commence à courir que le président Lincoln entend la signer très vite pour qu’elle entre en vigueur le plus rapidement possible, une nouvelle vague de déserteurs et de réfractaires afflue vers le nord. À Niagara Falls, quatre cents hommes s’enfuient ainsi en un seul jour60. Des altercations éclatent à plusieurs postes frontaliers ; les rixes à mains nues et les bagarres armées se multiplient ; Détroit et Buffalo sont même le théâtre d’émeutes61. Les certificats d’exemption militaire constituent une denrée rare et chère. Très vite, des entrepreneurs sans scrupules en proposent aux jeunes hommes qui veulent échapper à l’enrôlement. Les vrais réformés peuvent amasser un joli pécule en vendant leur certificat à des faussaires qui effacent les noms et autres renseignements personnels de ces documents pour les revendre en blanc. Nombreux sont également ceux qui optent pour une solution bien plus simple : évitant les postes frontaliers trop fréquentés, ils traversent discrètement la frontière en quête de liberté. 58 59 60 61 Detroit Free Press, 1er août 1862. Ibid., 16 août 1862. Globe, 22 août 1862. Ibid., 11 août 1862. 154 VOISI NS E T E N N E M IS Dans les Maritimes, le terme skedaddlers désigne collectivement les déserteurs (les soldats qui fuient leur régiment) et les réfractaires (les civils qui fuient l’incorporation). Ils sont si nombreux à traverser la frontière du Maine pour longer un long esker et gagner le comté de Carleton, au Nouveau-Brunswick, qu’ils finissent par imprimer leur marque dans la toponymie des lieux : aujourd’hui encore, Skedaddle Ridge témoigne de leur passage. Visible depuis le Maine, l’île néo-brunswickoise de Campobello a tant accueilli de ces jeunes hommes que l’un de ses secteurs les plus fréquentés a été renommé « Skedaddler’s Reach ». Durant toute la durée de la guerre, environ 12 000 déserteurs et réfractaires américains ont ainsi traversé la frontière62. À l’été et à l’automne 1862, leur nombre ayant considérablement augmenté, les habitants du Canada et des Maritimes commencent à les regarder d’un autre œil. Alors qu’ils s’étaient montrés plutôt sympathiques à leur cause au début de leur exil, ils les considèrent maintenant de plus en plus comme des visiteurs encombrants. Dans ces provinces dont des milliers de jeunes gens doivent encore s’exiler aux États-Unis pour y trouver du travail ou un salaire décent, l’arrivée massive des déserteurs et réfractaires américains stimule soudainement l’offre de main-d’œuvre et fait baisser des salaires déjà bien maigres. De plus, les skedaddlers passent pour abandonner leur travail avant de l’avoir mené à terme ou dès qu’il devient trop dur. Des fermiers qui ont engagé ces travailleurs à bon marché constatent que cette réputation déplorable n’est pas toujours sans fondement… Le bruit court par ailleurs que de jeunes Américains sans emploi forment des bandes délinquantes ou s’adonnent à des activités criminelles ; ces rumeurs ne contribuent évidemment pas à redorer leur blason63. H É RO Ï S M E E T M I S È R E Après la campagne de la péninsule, Edmonds retourne dans les campements entourant Washington. Différentes maladies y font d’importants ravages. Elles tueront plus de soldats que les combats : sur les 360 000 soldats de l’Union qui ont perdu la vie dans la guerre, 250 000 ont été emportés 62 Ella Lonn, Desertion During the Civil War, p. 201. 63 Globe, 9 août 1862. SA R A H EM M A EDMONDS 155 par la maladie64. Dans le campement de son régiment de l’État de New York, Charles Riggins envoie une lettre lugubre à sa sœur restée au Canada : « Quatre hommes de notre compagnie sont à l’hôpital et souffrent de rougeole ; deux d’entre eux ont dormi dans la même tente que moi pendant une semaine environ. Très mal à la tête depuis trois jours. […] J’ai une éruption sur tout le corps et des boutons qui me démangent horriblement65. » La situation empire considérablement dans les deux semaines qui suivent : « On a renvoyé hier 3 000 soldats malades. De plus, cinq hommes ont été enterrés depuis hier soir ; tandis que j’écris ces lignes, on en transporte un autre à l’extérieur. Il en meurt dans toutes les sections de l’armée, 40 ou 50 par jour66. » La fièvre typhoïde emporte Jasper Wolverton en octobre 1861, quatre mois à peine après son enrôlement volontaire. En avril 1863, son frère Albert succombe à la variole. Peter Anderson a combattu aux côtés des frères Wolverton à Antietam. Il a quitté Guelph, au Canada-Ouest, pour s’enrôler dans un régiment de l’Ohio et a été ensuite incorporé au campement de McClellan. « Depuis quatre mois, je suis au seuil du trépas, écrit-il à sa sœur. La plupart du temps, la fièvre typhoïde me fait délirer67. » Comme dans tous les conflits armés, les soldats de la guerre de Sécession se plaignent de la nourriture, de la maladie, de leurs supérieurs et de l’ennui : « Cela fait six jours que nous sommes ici, écrit Charles Riggins. L’autre fois, on nous a donné à manger des biscuits moisis et du lard fumé si infesté de vers grouillants qu’encore un peu ils seraient partis avec nos rations. Le café est à moitié fait de haricots ; le sucre est toujours humide et mêlé à d’autres choses ; et voilà, en gros, tout ce qu’on nous donne à manger jour après jour68. » Tous se languissent de chez eux. « La plupart de ceux qui sont venus en même temps que nous souffrent du mal du pays, écrit Jasper Wolverton à sa sœur. Certains veulent même s’en aller tout de suite. Nous pensons partir dès que nous ne pourrons plus supporter cette situation69. » La nostalgie semble toutefois épargner 64 65 66 67 William Fox, Regimental Losses in the American Civil War, p. 48-49. Riggins à sa sœur, 22 juin 1862, BAC, fonds Charles E. Riggins, MG24-F98. Riggins à sa sœur, 9 août 1862, BAC, fonds Charles E. Riggins, MG24-F98. Anderson à Amie, 12 septembre 1863, BAC, Civil Secretary’s Correspondence, vol. 97-98, n° 10948. 68 Riggins à sa sœur, 19 mars 1862, BAC, fonds Charles E. Riggins, MG24-F98. 69 Jasper Wolverton à Roseltha Wolverton, 23 juillet 1862, APO, archives de la famille Wolverton, série F4354-6. 156 VOISI NS E T E N N E M IS Riggins. À la fin du mois de juillet 1862, il écrit ainsi depuis le campement de McClellan : « Contrairement à d’autres, je ne m’ennuie pas trop de la maison ; beaucoup d’hommes, ici, souffrent plus du mal du pays que de leurs blessures. […] J’essaie de me sentir chez moi où que j’aille70. » Tandis que ses effectifs s’entraînent et se lamentent, le général McClellan rebâtit son armée et tente de reporter sur d’autres l’odieux de la débâcle qu’il a subie. Les combats continuent cependant de faire rage dans l’ouest. La Nouvelle-Orléans tombe aux mains de l’Union. Fin août, Lee envoie les troupes de Jackson vers le nord pour affronter les soldats de l’Union placés sous le commandement du général Pope dans la deuxième bataille de Bull Run. Une fois encore, aucun des deux camps ne l’emporte. Ces combats font plus de morts que les précédents : 25 000 hommes y perdent la vie, et un affrontement plus terrible encore attend les survivants. En septembre 1862, Lee entre dans le Maryland. Il entend provoquer les nordistes sur leur propre terrain et menacer Washington tout en stimulant les appuis, déjà nombreux, que la Confédération possède dans cet État. Il veut également donner plus de crédibilité aux mouvements pacifistes du Nord et intensifier les pressions sur la GrandeBretagne pour la convaincre enfin de reconnaître le Sud71. Le 15 septembre, Lee aligne ses 19 000 hommes face aux 70 000 soldats de l’Union non loin de la crique d’Antietam. La bataille la plus meurtrière de la guerre de Sécession s’engage. Edmonds participe à l’affrontement en tant qu’infirmier ambulant du 2 régiment du Michigan. Elle est bouleversée par le courage que la plupart des soldats montrent dans leurs derniers instants, profondément convaincue que seule une foi sincère en Dieu peut donner la bravoure nécessaire à chacun et la victoire militaire à laquelle tous aspirent72. Riggins, Anderson et deux des frères Wolverton comptent également parmi les Canadiens qui se battent à Antietam. Bien que les consignes très strictes de leurs supérieurs ainsi que la censure militaire leur interdisent e 70 Riggins à sa sœur, 22 juillet 1862, BAC, fonds Charles E. Riggins, MG24-F98. 71Mitchell, Decisive Battles of the Civil War, p. 87. 72Edmonds, Nurse and Spy in the Union Army, p. 278. SA R A H EM M A EDMONDS 157 d’écrire à leurs familles des lettres trop précises sur les combats, Riggins réussit à transmettre cette anecdote à sa mère : ayant investi un campement confédéré déserté par les soldats ennemis, ils se sont délectés de la nourriture que les rebelles en fuite avaient laissée derrière eux73. La bataille d’Antietam impose aux deux camps un très lourd tribut. En deux jours, 6 000 hommes meurent et 17 000 sont blessés. Lincoln apprend avec satisfaction que Lee a dû battre en retraite jusqu’en Virginie. Son humeur s’assombrit toutefois quand il entend dire que McClellan n’a pas saisi cette occasion rêvée pour le poursuivre et l’anéantir. Il rend visite au général début octobre, sans arriver à le convaincre de s’engager dans une action plus résolue. À l’issue de cet entretien, il lui fait parvenir un télégramme dans lequel il lui ordonne explicitement de faire avancer ses troupes. McClellan lui répond que ses chevaux sont trop fatigués. Habituellement peu porté au sarcasme, le président Lincoln lui rétorque cette fois d’un trait cinglant : « Pardonnez-moi cette question, mais qu’est-ce que vos chevaux ont bien pu faire, depuis la bataille d’Antietam, qui ait pu leur causer une quelconque fatigue74 ? » Quelques jours plus tard, Lincoln relève McClellan de son commandement. Revenant à Washington, Edmonds traverse à cheval plusieurs champs de bataille abandonnés : Bull Run, Centreville… Ce qu’elle voit la perturbe profondément. Des chevaux et des hommes gisent pêle-mêle sur le sol, le ventre gonflé, exhalant au soleil une puanteur atroce. Edmonds entend dire que des éléments incontrôlés des troupes confédérées vendent les crânes des soldats de l’Union dix dollars pièce75. L’automne s’avère relativement paisible pour Edmonds et son régiment. Ils repartent toutefois début décembre. Edmonds prend ainsi part à la bataille de Fredericksburg. Ses qualités d’estafette à cheval étant maintenant bien connue de l’état-major, elle reprend du service sous les ordres du nouveau commandant du 2e du Michigan, le général Orlando Poe. Son régiment fait maintenant partie d’une gigantesque armée d’environ 120 000 soldats placés sous les ordres du major général Ambrose Burnside, récemment nommé. La bataille s’engage le matin du 73 Riggins à sa mère, 28 septembre 1862, BAC, fonds Charles E. Riggins, MG24- F98. 74Goodwin, Abraham Lincoln, p. 485. 75Edmonds, Nurse and Spy in the Union Army, p. 299. 158 VOISI NS E T E N N E M IS 11 décembre. Edmonds parcourt le front en tous sens pour acheminer les messages qui lui sont confiés. Burnside ordonne à ses troupes d’attaquer par Marye’s Heights, une colline située sur leur flanc droit. À son sommet se tiennent les hommes du lieutenant général confédéré James Longstreet, bien retranchés, solidement défendus, fin prêts au combat. Les soldats de l’Union gravissent lentement la colline, marchant d’un pas décidé vers l’abattoir. Au fil de leur progression, ils enjambent les corps de centaines de leurs camarades tombés au combat, la plupart morts, les autres hurlant de douleur, suppliant qu’on leur donne un peu d’eau. Ceux qui restent continuent d’avancer, vague par vague, courbant l’échine sous les rafales d’artillerie qui s’abattent sur eux en bourrasques. Mais ils continuent d’avancer. Les hommes de Longstreet commencent même à accueillir par des acclamations joyeuses chacune de ces vagues qui montent à leur assaut, magnifiquement héroïques, complètement dérisoires. Parmi les vaillants soldats de l’Union qui se battent à Fredericksburg se trouve le capitaine John C. Gilmore, originaire du Canada-Est. À pas chancelants, son 16e régiment d’infanterie de l’État de New York marche à Salem Heights sous l’incessante mitraille des confédérés. Gilmore ramasse le drapeau régimentaire tombé dans la boue mêlée au sang, le tend fièrement à bout de bras et continue d’avancer vers le sommet de la colline. Ragaillardis, ses hommes se redressent et lui emboîtent le pas. La Médaille d’honneur sera décernée à Gilmore en reconnaissance de la bravoure dont il a fait preuve ce jour-là76. Anéanti par ce carnage, le général de l’Union Burnside ordonne finalement à ses hommes de battre en retraite. Comme tous ceux qui ont assisté à cette boucherie, Edmonds est dévastée. Malade depuis la campagne de la péninsule, elle vit très durement cette épreuve. En avril 1863, elle arrive avec son régiment à un campement établi près de Lebanon, au Kentucky. Affaiblie par la maladie, l’exténuation et la tension constante, elle s’effondre. Elle décrira ultérieurement ces moments terribles. 76 Resté aux États-Unis après la guerre, Gilmore a poursuivi sa carrière dans l’armée. Il avait atteint le grade de brigadier général quand il a pris sa retraite. Il est enterré au cimetière national d’Arlington. SA R A H EM M A EDMONDS 159 Toutes mes qualités de soldat semblaient s’être évanouies. J’étais redevenue une pauvre femme agitée, peureuse et pleurnicharde. Comme pour rattraper le temps perdu et laisser libre cours à mes sentiments trop longtemps réprimés, je pleurais constamment, je n’arrêtais pas de pleurer jusqu’à ce que ma tête fût devenue semblable à une fontaine de larmes et que mon cœur fût réduit à un lourd fardeau de chagrin. Toutes les scènes atroces que j’avais vues dans les deux années précédentes me revenaient en mémoire avec une effroyable clarté. Je ne pouvais plus penser à rien d’autre77. Souffrant d’un traumatisme émotif et de la malaria, Edmonds tousse sans arrêt, est agitée de frissons et habitée d’hallucinations cauchemardesques. En dépit de son triste état physique et psychologique, elle reste lucide. Elle sait qu’elle ne peut pas se faire soigner dans un hôpital de campagne, sinon sa véritable identité sera découverte. À court de possibilités d’action, elle s’enfuit. Le 19 avril 1863, elle quitte le campement et achète un billet pour le premier train en partance. Débarquant à Cairo, dans l’Illinois, elle prend une chambre dans un hôtel le temps de se reposer. Quand elle en sort enfin, émaciée, chancelante, elle voit son nom inscrit sur une liste de déserteurs recherchés. Elle reste néanmoins quelques jours encore à Cairo pour refaire ses forces, puis elle part en laissant derrière elle ses vêtements d’homme… et son personnage de Franklin Thompson. Tandis qu’Edmonds se réinvente une fois de plus, le vent tourne sur les champs de bataille. Le 4 juillet 1863, les confédérés doivent abandonner au général Ulysses S. Grant la forteresse réputée imprenable de Vicksburg : le Mississippi tombe aux mains de l’Union ; la Confédération se retrouve coupée en deux. Le même jour, Robert E. Lee amorce sa retraite après avoir été battu à Gettysburg, en Pennsylvanie. Même si la défaite de Vicksburg a marqué un tournant majeur dans le conflit, c’est plutôt la bataille de Gettysburg qui restera gravée dans les mémoires, auréolée d’un halo romantique. Non sans raison, du reste, car elle s’est déroulée dans un décor splendide et a donné lieu à de nombreux sacrifices héroïques et horrifiants ; le superbe et apparemment invincible Lee y a goûté l’amère défaite ; enfin, Lincoln atteindra l’apogée incontesté de son talent oratoire quand il évoquera cet épisode quatre mois plus tard. 77 Ibid., p. 359. 160 VOISI NS E T E N N E M IS Nombreux sont les jeunes gens du Canada et des Maritimes qui se sont battus à Gettysburg. Charles Riggins et son 14e régiment d’infanterie des États-Unis arrivent sur les lieux le 2 juillet, deuxième jour de la bataille, et sont déployés à Little Round Top. Ils endiguent les confédérés lancés à l’assaut des secteurs boisés de la colline, à l’extrême gauche des troupes de l’Union. Soumis à des tirs d’artillerie intenses, ils subissent de lourdes pertes mais réussissent à préserver la ligne de front. Ils remontent ensuite vers le sommet pour reformer leurs positions. Une vingtaine de Néo-Brunswickois se battent dans les rangs du 20 régiment du Maine. Le 2 juillet, alors qu’il tente désespérément de tenir Little Round Top, le colonel Joshua Chamberlain constate qu’il commence à manquer de munitions. En désespoir de cause, il ordonne à ses hommes de dévaler la colline en chargeant les troupes ennemies à la baïonnette. George Leach, de Fredericton, et Alex Lester, de Saint John, participent à cet assaut. Ils comptent parmi les quarante hommes qui ont donné leur vie ce jour-là pour permettre à l’Union de remporter cette bataille, contribuant ainsi à sceller le funeste destin de la Confédération. e Le Canadien Francis Wafer participe également à la bataille de Gettysburg. Des recruteurs de l’Union l’ont approché au printemps 1863 alors qu’il terminait ses études de médecine à l’université Queen’s de Kingston. Wafer a vu dans leur proposition une excellente occasion de parfaire sa formation médicale sur le terrain et s’est enrôlé comme aidechirurgien dans le 108e régiment de l’État de New York. Ainsi qu’il l’espérait, il acquiert une certaine expérience pratique avant d’arriver à Gettysburg, le deuxième jour de l’affrontement. Le champ de bataille lui permet toutefois de perfectionner ses compétences encore plus rapidement : dans une petite maison de pierres de la rue Taneytown, Wafer enchaîne les opérations chirurgicales au milieu du fracas des obus et des tirs ­d ’artillerie. Malgré la peur et la fatigue, il ampute, il recoud… et s’émerveille du stoïcisme des blessés ruisselants de sang78. 78 Francis F. Wafer, A Surgeon in the Army of the Potomac, Cheryl Welles (dir.), p. 50. SA R A H EM M A EDMONDS 161 LES PRISONNIERS Le Dr Solomon Secord, du Canada-Ouest, participe aussi à la bataille de Gettysburg, mais dans le camp confédéré. Secord a été promu chirurgien au début de l’année 1863 et réaffecté au général James Longstreet. Il se trouve dans les boisés le troisième jour de la bataille, quand les Virginiens du général George Pickett quittent le couvert des arbres pour gravir la colline et donner l’offensive aux soldats de l’Union, tombant en nombre effarant sous leurs tirs ininterrompus. Le lendemain, la pluie se met à tomber et l’armée défaite de Lee amorce sa retraite. Secord se porte alors volontaire pour rester sur le champ de bataille afin de continuer de soigner les 10 000 à 12 000 blessés que les confédérés abandonnent à leur sort. Fait prisonnier, Secord est, conformément à la pratique de l’époque, autorisé à soigner les malades et les blessés des deux camps. Deux semaines plus tard, Secord est incarcéré au fort Monroe, en Virginie, puis au fort Norfolk et, enfin, au fort McHenry du Maryland. Il compte ainsi parmi les 7 000 confédérés capturés à Gettysburg. Secord observe soigneusement l’horaire des gardes de McHenry… et repère les plus distraits. Le 10 octobre, il prend la fuite, gagne lentement le Sud, retrouve son régiment et reprend du service comme chirurgien du 20e de la Géorgie. Il sera ensuite promu inspecteur des hôpitaux de Richmond. Comme Secord, nombreux sont les soldats du Canada et des Maritimes qui ont été faits prisonniers de guerre. Ainsi, Alonzo Wolverton est capturé peu après avoir été muté d’un poste de soutien au combat actif. Très vite, il réussit toutefois à s’enfuir. Il sera ultérieurement promu lieutenant et mènera ses troupes dans plusieurs affrontements, notamment dans la bataille décisive de Chattanooga, en novembre 1863. Il est de nouveau capturé la même année et incarcéré à Villanow, en Géorgie. Les conditions de détention y sont si atroces que de nombreux prisonniers pensent au suicide. Comme d’autres, Wolverton est libéré après s’être engagé à ne plus jamais prendre les armes contre la Confédération79. Il ne tient toutefois pas promesse : en octobre, il s’apprête déjà à participer à l’implacable marche du général Sherman vers la mer à travers la Géorgie. En février 1863, E. L. Stevens quitte Sackville, au NouveauBrunswick, pour s’enrôler dans le 1er régiment d’infanterie volontaire du 79 L. D. Milani, « Four Who Went to the Civil War », p. 269. 162 VOISI NS E T E N N E M IS Maine. Le 5 mai 1864, il est blessé et capturé dans la grande bataille de la Wilderness. Pendant trois semaines, il est transféré d’un campement à l’autre, puis jeté dans la prison d’Andersonville, réputée particulièrement barbare. Il sera échangé contre un soldat de la Confédération en décembre. Originaire de Saint John, Robert Hayborn part de chez lui en 1852 pour trouver du travail aux États-Unis. Son frère le rejoint peu après. Quand la guerre éclate, ils s’enrôlent tous deux dans le 1er régiment de cavalerie de la Louisiane. Ils se battent à Shiloh, Chancellorsville, Williamsburg, Corinth et Murfreesboro. À Gettysburg, une balle perfore le bras droit de Robert Hayborn. Ayant perdu beaucoup de sang, il s’effondre et se fait capturer. On l’emmène alors à la prison de Camp Chase, dans l’Ohio, puis au fort Delaware. Il sera échangé le 7 mars 186580. Certains établissements de détention autorisent les prisonniers à écrire à leurs êtres chers. Quand un soldat se fait capturer, il arrive aussi que des officiers envoient une lettre à sa famille pour lui annoncer la triste nouvelle. Mary Elizabeth Gray, de Kingston, reçoit ainsi un message de John Collins, du bureau de recrutement du 11e d’infanterie des ÉtatsUnis situé à Watertown, dans l’État de New York. En termes délicats, Collins lui apprend que son frère Edward a été fait prisonnier par les confédérés lors d’une bataille dans la région de Petersburg. Il ne sait pas où se trouve le jeune homme à l’heure actuelle, mais suppose qu’il a été emmené dans l’un des nombreux campements qui entourent Richmond. Pour redonner courage à la sœur du captif, Collins lui confie qu’il a, lui aussi, un frère qui a été capturé, et dont il n’a pas de nouvelles depuis le mois de mars. Il termine sa lettre en exprimant son espoir que la paix revienne bientôt81. Le gouverneur général Monck et le représentant britannique Lyons tentent d’intercéder au nom des prisonniers originaires du Canada et des Maritimes. Ployant déjà sous le poids d’une gigantesque charge de travail et manquant cruellement de personnel, ils ne peuvent toutefois pas grandchose. De plus, ils ne possèdent que des renseignements très fragmentaires sur les prisonniers et doivent négocier avec un gouvernement américain qui rechigne à leur venir en aide ou se trouve réellement dans l’impossibilité de le faire. Par ailleurs, les sujets britanniques qui s’enrôlaient dans 80 Jim Cougle, Canadian Blood, American Soil, p. 7-10. 81 Collins à Gray, 24 septembre 1864, BAC, fonds Charles Stanley Monck, MG24-B156, vol. 1. SA R A H EM M A EDMONDS 163 l’armée de la Confédération ou dans celle de l’Union enfreignaient, ce faisant, les lois de la colonie. Lyons le rappelle d’ailleurs dans une lettre circulaire adressée à tous les consuls de la Grande-Bretagne aux ÉtatsUnis le 3 mai 186282. Enfin, le secrétaire britannique aux Affaires extérieures, Russell83, estime que les États-Unis sont tout à fait en droit de considérer les hommes capturés sous l’uniforme comme des prisonniers de guerre, et donc, de les traiter comme s’ils étaient des Américains du camp ennemi. Comment la Grande-Bretagne peut-elle se dire neutre quand un nombre aussi considérable de ses sujets sont capturés portant l’uniforme ? Lyons reçoit des consignes très directes : « Vous devriez vous abstenir de soumettre des demandes officielles de libération pour de tels prisonniers […] et vous ne devriez pas en appeler aux autorités des ÉtatsUnis pour qu’elles fixent des règles générales ou formulent des déclarations officielles quant aux mesures qu’elles comptent prendre en cette matière84 ». Lyons et Monck montrent dès lors un peu moins de zèle, intervenant uniquement s’ils possèdent des preuves irréfutables que le soldat a été enrôlé sous la contrainte et qu’ils savent à quel régiment il appartient. Leur marge de manœuvre est cependant réduite à néant ou presque. L’ E N R Ô L E M E N T F O R C É À mesure que la guerre se prolonge et que les besoins en effectifs augmentent, l’enrôlement forcé de jeunes gens du Canada et des Maritimes gagne en ampleur. En janvier 1863, Ebenezer Tyler dort paisiblement dans sa maison de l’île Wolfe, près de Kingston. Soudain, des soldats américains armés placés sous le commandement du capitaine Haddock arrivent en bateau, font irruption chez lui, le tirent de son lit et l’emportent à New York85. Haddock affirme qu’il est un déserteur américain. Tyler rétorque qu’il est né au Canada et n’a jamais quitté son pays natal. Il est néanmoins contraint de revêtir l’uniforme, puis envoyé au combat. 82 Lyons aux consuls britanniques ; copie à Monck, 3 mai 1862, BAC, fonds Charles Stanley Monck, bobine A-756. 83 Lord Russell a été élevé à La Prairie en 1861, accédant ainsi au rang de comte [earl]. 84 Russell à Lyons ; copie à Monck, 14 août 1862, BAC, fonds Charles Stanley Monck, bobine A-756. 85 Lyons à Seward, 19 mars 1863 ; copie : Lyons à Monck, 21 mars 1863, BAC, fonds Charles Stanley Monck, RG7-G-6, vol. 9. 164 VOISI NS E T E N N E M IS Tyler réussit à communiquer avec un consul britannique. Lord Lyons se présente au bureau de Seward. Monck et Lyons traitent à cette époque un certain nombre de dossiers de Canadiens pris, à tort, pour des déserteurs américains, ou carrément enlevés et contraints de porter les armes. Le cas de Tyler semble tout à fait clair et Lyons exige de Seward une intervention sans équivoque. Seward accepte du bout des dents. Il émet une déclaration décrivant l’affaire Tyler comme « une violation de la souveraineté d’un État ami86 ». Il comprend, ajoute-t-il, l’enthousiasme qui a motivé les soldats dans leur chasse aux déserteurs, mais les réprimande néanmoins. Seward présente ensuite le dossier à Lincoln. Le président promet personnellement que le capitaine Haddock sera expulsé de l’armée pour conduite déshonorante et que Tyler sera autorisé à quitter son régiment et à retourner chez lui, au Canada87. De fait, l’infortuné Tyler retrouve très vite sa famille et son foyer. Sauf en ce qui concerne son issue heureuse, l’affaire Tyler ne constitue pas un cas isolé. Nombreux sont en effet les jeunes gens du Canada et des Maritimes qui se trouvent contraints de servir sous les drapeaux de l’autre côté de la frontière ; contrairement à celle de Tyler, toutefois, leur histoire se termine généralement dans la tragédie. L’enrôlement forcé, ou « racolage » ainsi qu’on disait à l’époque, consiste à contraindre une personne à revêtir l’uniforme par la ruse, la tromperie, la menace ou la violence. En ces années de guerre, il devient monnaie courante. La Loi sur la milice (Militia Act) de 1862 du président Lincoln exacerbe le racolage au Canada et dans les Maritimes. Avec l’adoption de la Loi sur l’enrôlement (Enrollment Act) de mars 1863, il se pratique encore plus ouvertement et de manière beaucoup plus agressive. La loi impose en effet de nouveaux quotas aux districts congressionnels des États du Nord et bonifie les primes à l’enrôlement. Le gouvernement fédéral offre ainsi 100 $ pour tout homme âgé de 20 à 45 ans. Avec les compléments des instances locales et du gouvernement de l’État considéré, la prime totale atteint souvent les 300 $ et même 500 $ dans certains cas : ce sont là des montants considérables équivalant au salaire annuel de 86 Seward à Lyons, 15 avril 1863 ; copie : Lyons à Monck, 25 avril 1863, BAC, fonds Charles ­Stanley Monck, RG7-G-6, vol. 9. 87 Ibid. SA R A H EM M A EDMONDS 165 la plupart des travailleurs. Pour tous les hommes mobilisables plus riches que patriotes, la nouvelle loi maintient le droit de se faire remplacer pour 300 $. Les articles évoquant le carnage des champs de bataille et les photographies saisissantes de Matthew Brady attiédissent toutefois les ardeurs guerrières et font ainsi grimper la « cote » des remplaçants potentiels. L’essor extraordinaire de ce « marché » draine dans son sillage une nuée de recruteurs et rabatteurs prêts à tout pour répondre à la demande et se remplir les poches. Les premières tentatives de conscription ont suscité des protestations massives, et même des émeutes dans l’Indiana, l’Illinois, l’Ohio et le Wisconsin. À New York, de violentes échauffourées ont embrasé les rues cinq jours et cinq nuits durant. Des New-Yorkais démunis ont assailli les entreprises et les résidences des riches qui pouvaient se permettre de se faire remplacer pour aller à la guerre. Des Afro-Américains ont été battus et certains lynchés. Forte de son nombre, la communauté irlandaise de la ville s’en est prise aux autres minorités ethniques et aux Afro-Américains, considérés comme des concurrents économiques. Seule l’intervention de cinq régiments de soldats ramenés de toute urgence de Gettysburg a pu mettre un terme aux violences. En dépit des émeutes et de l’opposition latente, l’enrôlement commence à remporter un certain succès à partir de l’automne 1863. Trouvant là l’occasion de gagner quelque argent, de nombreux jeunes hommes comparent les prix offerts par les « prévôts maréchaux » (les responsables du recrutement désignés par le gouvernement) et s’inscrivent auprès du plus offrant88. D’autres pratiquent la « prime à l’arraché » : à l’instar des voleurs à l’arraché qui s’emparent d’un bien puis s’enfuient à toutes jambes, ils s’enrôlent auprès d’un bureau de recrutement, empochent la prime et désertent aussitôt pour aller s’enrôler ailleurs… Très vite, des hommes d’affaires inventifs proposent des services de courtage : moyennant une part de la prime, ils servent d’intermédiaires entre recruteurs et aspirants soldats. Si certains courtiers sont honnêtes, d’autres font croire aux jeunes gens qu’ils ne pourront pas s’enrôler sans leur intervention et exigent en contrepartie de leurs services des pourcen- 88 Eugene C. Murdock, « New York’s Civil War Bounty Hunters », p. 259. 166 VOISI NS E T E N N E M IS tages exorbitants qu’ils présentent comme usuels et normaux dans le métier. À l’automne 1863, ces courtiers sont déjà si nombreux et si puissants qu’il est effectivement devenu bien difficile de s’engager sans faire appel à eux89… À mesure qu’ils gagnent en pouvoir et en moyens financiers, les courtiers annoncent de plus en plus ouvertement leurs services par des publicités dans les journaux et des affiches placardées dans les bars, les bureaux de poste et autres lieux publics. Ils se targuent d’offrir des taux concurrentiels aux recrues et de posséder des listes de remplaçants potentiels pour ceux qui veulent éviter la conscription et sont assez riches pour le faire. De nombreux courtiers ouvrent des bureaux près des postes de recrutement. À la fin de l’année 1863, la plupart des prévôts maréchaux ne font même plus de publicité pour attirer eux-mêmes les recrues : ils soustraitent le recrutement aux courtiers vers lesquels ils dirigent d’ailleurs les jeunes hommes qui viennent les voir. Une fois les démarches terminées, le prévôt maréchal verse la somme convenue au courtier, qui la remet à la recrue après ponction de ses honoraires. À Utica, dans l’État de New York, un prévôt maréchal a ainsi conclu un contrat de 750 000 $ avec le courtier Aaron Richardson pour satisfaire au quota imposé à la ville90. Pour faire fortune, certains courtiers n’hésitent pas à menacer leurs concurrents, puis les achètent. Redoublant de voracité pour s’acquitter de leurs obligations envers les prévôts maréchaux, ils engagent des commis administratifs et des rabatteurs chargés de leur amener de nouvelles recrues. Comme le courtage, le rabattage est rémunéré à la commission. Pour combler les quotas, le gouvernement exerce des pressions sur les prévôts maréchaux, qui pressurent alors les courtiers, qui se font très insistants auprès des rabatteurs… Au total, ce système incite les rabatteurs à user de moyens brutaux et illégaux pour « faire leurs chiffres ». À New York et Boston, par exemple, de nombreux immigrants sont dirigés vers les bureaux des rabatteurs à leur descente des bateaux qui les amènent en Amérique. Sans aucune explication, on leur fait signer un contrat de recrutement, endosser un uniforme et monter dans un train militaire. Avant d’avoir pu comprendre ce qui leur arrive, ils sont déjà au front. Des courtiers et des rabatteurs concluent également des ententes avec les capi89 New York Times, 25 août 1864. 90 Murdock, « New York’s Civil War Bounty Hunters », p. 261. SA R A H EM M A EDMONDS 167 taines : ils montent à bord des bateaux avant le débarquement et offrent aux immigrants plus d’argent qu’ils n’en ont vu dans toute leur vie en contrepartie de leur engagement. Le cas échéant, ils peuvent aussi leur faire croire que l’enrôlement est obligatoire pour immigrer91. Quand les jeunes hommes commencent à se faire rares, les rabatteurs poussent la barbarie de leurs procédés un cran plus loin. Ils écument les bars, saoulent ou droguent leurs proies, puis les « expédient » comme de la marchandise inerte : à leur réveil, encore sous le coup de la gueule de bois, les nouvelles « recrues » se voient déjà vêtues de l’uniforme sous lequel elles iront se battre. Des rabatteurs enlèvent leurs victimes en pleine rue, ciblant de préférence les jeunes gens qui présentent un handicap mental ou traversent une passe difficile. Les autorités sont au courant des pratiques douteuses des courtiers et intentent des poursuites dans les cas les plus flagrants. Commandant du district militaire de l’Est et responsable de la surveillance de la frontière canadienne, le major général John Dix hait les courtiers de toute son âme. Tout en reconnaissant qu’ils rendent service à l’Union, il met tout en œuvre pour enrayer leurs procédés illégaux et immoraux92. Les besoins en troupes se faisant de plus en plus criants, même Dix finit toutefois par modérer ses ardeurs. Quelques courtiers seront bien condamnés à une amende ou une peine de prison mais, globalement, Dix et les autorités ferment les yeux sur leurs agissements. En avril 1864, un dénommé Holley, rabatteur de son état, amène deux jeunes Canadiens au courtier A. B. Pratt, dont deux clients cherchent des remplaçants. Le prévôt maréchal du 14e district d’Albany rejette la candidature de l’un des deux jeunes hommes, mais accepte celle de Joshua Long. Ayant rencontré d’innombrables jeunes gens trahis par les rabatteurs et les courtiers, le prévôt maréchal, soudain envahi d’une bouffée de culpabilité, demande à Long quelle rémunération lui a été promise : « 150 $ », lui répond le jeune homme. On lui explique alors qu’il pourrait toucher l’entièreté de la somme, soit 300 $. Long reste silencieux. Révolté, un commis du bureau, Eliakim Chase, assène un coup de poing au courtier et lui fait débouler quelques marches. Chase sera 91 Ibid. 92 Ibid., p. 271. 168 VOISI NS E T E N N E M IS reconnu coupable de voies de fait. Pratt reprendra ses activités de courtage. Long ira à la guerre. L’incident défraye la chronique. Dans son ensemble, le grand public semble toutefois en conclure qu’un contrat est un contrat, et que celui qui a été conclu entre le courtier et la recrue doit être respecté de part et d’autre : en d’autres termes, si un jeune homme souhaite offrir ses services à l’armée et qu’il se fait escroquer, il ne peut s’en prendre qu’à lui-même. Personne ne semble s’émouvoir du fait que le recrutement d’un sujet britannique constitue une infraction à la neutralité de la GrandeBretagne93. Le recrutement tous azimuts, conclut le New York Times, est « un mal nécessaire94 ». L’enrôlement forcé se pratiquant ouvertement aux États-Unis, les autorités américaines ne montrent évidemment guère d’empressement à l’enrayer en sol canadien. Car depuis quelque temps déjà, le « mal nécessaire » s’est porté de l’autre côté de la frontière… La demande de soldats augmentant et, avec elle, les perspectives de profit, les Américains sont de plus en plus nombreux à pratiquer le racolage au Canada et dans les Maritimes. En décembre 1863, le consul britannique à Boston rapporte le cas de deux Américains s’étant présentés à son bureau pour s’informer sur les lois canadiennes en matière de recrutement. Les deux hommes n’ont pas fait mystère de leur projet : ils comptaient annoncer des emplois aux États-Unis (l’un dans une ferme, l’autre dans une carrière d’extraction de roche), puis contraindre tous leurs « employés » à entrer dans l’armée pour empocher leurs primes au passage95. Les racoleurs américains écument les rues, les bars et les écoles du Canada et des Maritimes. Pour satisfaire aux quotas de recrutement, ils mentent, trahissent, droguent et enlèvent des garçons et des jeunes hommes, exactement comme au sud de la frontière. Ils engagent des prostituées pour convaincre leurs proies de signer de faux contrats et inventent de nouvelles ruses à mesure que leurs stratagèmes sont éventés. Monck apprend ainsi que des racoleurs se font passer pour des policiers canadiens. En particulier, l’affaire William Fisher et Thomas Miller fait couler beaucoup d’encre. En juillet 1864, les deux jeunes 93 Ibid., p. 274. 94 New York Times, 26 juillet 1864. 95 Lyons à Monck, 8 décembre 1863, BAC, fonds Charles Stanley Monck, RG7-G-6, vol. 2. SA R A H EM M A EDMONDS 169 hommes sont arrêtés par la police canadienne à Windsor puis emmenés de l’autre côté de la rivière, à Détroit. Ils comparaissent devant un juge, qui leur offre d’abandonner toutes les accusations qui pèsent contre eux s’ils s’engagent dans un régiment du Michigan. Contraints et forcés, Fisher et Miller acceptent. Leur dossier est soumis à Seward, dont l’enquête révèle que les policiers et le juge n’étaient que des imposteurs96. Retrouvé plusieurs mois plus tard, Miller se voit offrir la démobilisation. Fisher a déjà déserté. En janvier 1863, instruction est donnée à tous les soldats réguliers britanniques de se méfier des agents américains qui pourraient les inciter à déserter. En octobre, une récompense de 50 $ est offerte à quiconque fournit de l’information sur les racoleurs qui sévissent auprès des soldats britanniques. Malgré les mises en garde, des marins britanniques de la marine marchande se font circonvenir. En septembre 1864, ils écrivent au consul britannique à Boston pour lui faire part de leurs mésaventures. Ils étaient en train de boire dans un bar de Québec ; d’un coup, ils se sont réveillés aux États-Unis ! Après avoir été vendus à Lebanon, dans l’État de New York, ils ont été transportés vers le sud. Chacun d’eux a reçu 200 $ ; leur ravisseur en a touché 1000. Les malfrats qui leur ont joué ce mauvais tour se sont du reste vantés d’engranger de coquettes sommes en kidnappant ainsi des marins britanniques et canadiens97. Une bonne partie des soldats britanniques postés le long de la frontière avec les États-Unis viennent alors d’Irlande. Pour les inciter à la désertion, les racoleurs exploitent leurs sentiments antibritanniques et leur nationalisme irlandais. Le sergent James Campbell, en poste à Montréal, rapporte ainsi qu’il a été assidûment poursuivi par un racoleur américain bien connu, Edward Kelly, tandis qu’il marchait rue NotreDame. Kelly lui a répété, sans toutefois le convaincre, que les rangs de l’Union comptaient déjà plus d’un quart de million d’Irlandais loyaux, et qu’ils se ligueraient tous à la fin du conflit pour se retourner contre le Canada et pendre haut et court les soldats britanniques qui leur tomberaient sous la main98. 96 Monck à Lyons, 26 juillet 1864, BAC, fonds Charles Stanley Monck, RG7-G-1, vol. 23. 97Raney, « Recruiting and Crimping in Canada for the Northern Forces », p. 29. 98 Donahue à Lyons, 14 juin 1864 ; copie à Monck, BAC, fonds Charles Stanley Monck, RG7-G-1, vol. 23. 170 VOISI NS E T E N N E M IS Les racoleurs s’intéressent également aux nombreuses collectivités noires du Canada et des Maritimes. En août 1862, le secrétaire à la Guerre Stanton autorise la levée de ce que l’on appelle à l’époque les « régiments de couleur ». Le Canada et les Maritimes comptent alors des milliers de réfugiés raciaux, et nombreux sont ceux qui quittent leur pays d’adoption pour s’enrôler au sud de la frontière. Le 1er régiment de couleur du Michigan intègre ainsi des jeunes hommes du comté d’Elgin, au Canada-Ouest. Des Noirs de la Nouvelle-Écosse et du NouveauBrunswick s’engagent dans le célèbre 54e du Massachusetts. Il est impossible de déterminer avec exactitude le nombre exact des AfroCanadiens qui rejoignent les 200 000 Afro-Américains servant dans les rangs de l’Union. Il ne fait toutefois aucun doute que les racoleurs n’avaient guère de difficultés à les recruter, impatients qu’ils étaient de se battre pour une cause chère à leurs cœurs. Des Blancs se montraient également sensibles à l’argument de la justice raciale. Ainsi, Henry Jackson a quitté Guelph pour intégrer le 17e du Michigan : « Je tiens surtout à dire, écrira-t-il au sujet de ses compatriotes canadiens noirs, que la guerre oppose la liberté à l’esclavage, non seulement ici, mais dans le monde entier99 ». Jackson sera tué en novembre 1863 à la bataille de Campbell’s Station, dans le Tennessee. Certains jeunes hommes tentent d’escroquer les escrocs… et se retrouvent bien souvent arroseurs arrosés. Avec beaucoup d’aplomb, le Canadien Peter Daly écrit à Monck pour se plaindre de sa situation. Il s’est engagé volontairement dans l’armée confédérée. Alors que son enrôlement était confirmé, il a appris que le Nord offrait de meilleures primes et a fait cap sur ce nouveau pays de cocagne pour s’engager comme remplaçant : « J’ai pris la place d’un conscrit, écrit-il, et il m’a donné 25 $ en me disant qu’il m’en donnerait plus quand je serai dans l’armée. Cependant, Votre Seigneurie, il n’a pas fait ce qu’il avait promis et cela fait maintenant neuf mois que je suis dans l’armée des États-Unis100. » De toute évidence, Daly n’est pas rongé de remords à l’idée qu’il a enfreint la loi deux fois en s’engageant dans deux armées étrangères. Rien n’indique que Monck lui a porté secours… 99 Bill Twatio, « The Freedom Fighters », National Post, 14 février 2012. 100Daly à Monck, 25 avril 1864, BAC, Civil Secretary’s Correspondence, RG7-G-20, vol. 99-100, n° 11217. SA R A H EM M A EDMONDS 171 Nombreux sont également les parents qui prétendent faussement que leurs fils ont été contraints de s’engager. Le père de James Cunningham écrit ainsi au gouverneur général pour décrire avec force détails le triste sort de son fils, drogué puis arraché à sa maison de Toronto pour être incorporé à l’armée de l’Union. Monck découvre toutefois que le jeune Cunningham a négocié une prime avec le rabatteur et qu’il a envoyé une partie de sa rémunération à ses parents une fois engagé aux États-Unis. Il refuse d’intervenir ; Cunningham restera sous les drapeaux101. Monck et Lyons refusent également leur aide aux recrues qui pratiquent la prime à l’arraché. En avril 1865, le Nova Scotian rapporte que deux hommes de Saint John ont été reconnus coupables d’avoir empoché l’argent de l’engagement, puis d’avoir déserté pour s’enrôler ailleurs… Tous deux seront exécutés. Lord Lyons demande à Seward de faire enquête sur 235 jeunes gens apparemment contraints d’entrer dans l’armée102. Son incapacité à enrayer l’enrôlement forcé suscite chez Monck un agacement croissant. En janvier 1864, il annonce au bureau des Colonies britannique qu’en dépit de ses efforts soutenus, le racolage prend de l’ampleur ; il sollicite de l’aide103. Il écrira ensuite plusieurs autres lettres de cette nature. Celles du mois de mai trahissent clairement son découragement. Les primes, de plus en plus alléchantes, représentent une perspective d’enrichissement très supérieure au risque de sanctions104. Monck indique à Lyons qu’il sera impossible d’éradiquer l’enrôlement forcé tant que les Américains continueront d’offrir des primes aussi généreuses105. Lyons et Russell lui expliquent tous deux qu’ils perdent leur temps à négocier avec Seward et les Américains106… En 1862 et 1863, le Canada, la Nouvelle-Écosse et le NouveauBrunswick adoptent des lois facilitant l’arrestation et la condamnation des racoleurs. Les amendes et les peines de prison se font également plus lourdes. Le gouvernement canadien annonce par ailleurs que les racoleurs seront désormais accusés en vertu de la Loi sur l’enrôlement à l’étranger ; 101 Civil Secretary’s letter books, BAC, RG7-G-17, vol. 20. 102 Eugene Murdock, Patriotism Limited, p. 114. 103 Raney, « Recruiting and Crimping in Canada for the Northern Forces », p. 27. 104 Monck à Cardwell, 8 août 1864, BAC, fonds Charles Stanley Monck, RG7-G-6, vol. 13. 105 Lyons à Monck, 17 août 1864, BAC, fonds Charles Stanley Monck, RG7-G-6, vol. 13. 106 United States, War Department, The War of the Rebellion, série I, vol. 43, part. II, p. 455. 172 VOISI NS E T E N N E M IS ils seront passibles d’une peine d’emprisonnement de six mois et d’une amende de 450 $. À partir de janvier 1864, les déserteurs sont soumis à la Loi sur la mutinerie, qui prévoit une peine maximale de six mois de travaux forcés. Le 10 mai 1864, le comité canadien du Conseil exécutif dépose à l’Assemblée législative un rapport vantant le travail des soldats britanniques dans les arrestations de racoleurs. Au mois de janvier précédent, à Brockville, les membres du 4e régiment ont ainsi appréhendé deux Américains qui avaient drogué un jeune Canadien et s’affairaient à le transporter pour l’enrôler de force dans l’armée des États-Unis ; deux autres racoleurs ont été pris sur le fait et arrêtés. D’entre eux, deux ont été condamnés, l’un à quatre ans de prison et l’autre à cinq ans107. Conformément à la recommandation du comité, la maigre récompense de 10 $ offerte jusqu’ici aux soldats et civils en contrepartie de renseignements menant à la condamnation de racoleurs est substantiellement augmentée pour atteindre la coquette somme de 200 $. Les villes de Kingston et Montréal offrent même une prime additionnelle de 50 $. Des policiers spéciaux sont engagés et déployés dans des villes reconnues pour être des nids de racoleurs. Les effectifs frontaliers sont également renforcés. En août 1864, Monck approuve la condamnation à mort de deux déserteurs. Leur sanction sera par la suite commuée en peine de six mois d’incarcération. Au printemps 1865, l’Assemblée législative canadienne adopte une loi qui autorise les magistrats de police à entendre les cas d’enrôlement forcé et à condamner les coupables sur la foi d’un seul témoignage. Mais en dépit de l’indignation qu’il suscite et des efforts consentis pour l’enrayer, le racolage persiste. En 1864 et 1865, seulement 91 personnes sont condamnées à ce titre au Canada. Certains cas d’enrôlement forcé s’avèrent particulièrement désolants. Les racoleurs vont dans les écoles et attirent les garçons avec de l’argent, de la boisson ou des filles. Au début du mois de juillet 1864, Michael Boyle écrit au gouverneur général qu’un agent américain a parlé à son fils dans son école de Toronto et qu’il a disparu avec lui. Alfred Broissoit a 107 Report of a Committee of the Honourable the Executive Council, 10 mai 1864, BAC, ministre de la Milice, RG9-I-D-1, vol. 1 SA R A H EM M A EDMONDS 173 quant à lui été enlevé dans son école montréalaise à l’âge de 15 ans108. Ni l’un ni l’autre n’ont été revus. Quand Sarah Emma Edmonds recouvre enfin la santé, elle réintègre l’armée en tant qu’infirmière… et sous sa véritable identité, cette fois. Elle travaille dans des hôpitaux de la Virginie, loin du front. À Harper’s Ferry, elle retrouve par hasard Linus Seelye, le jeune homme du NouveauBrunswick qui l’avait aidée à échapper à son père plusieurs années auparavant. Il s’est établi lui aussi aux États-Unis et travaille comme charpentier. Les jeunes gens renouent leurs liens d’amitié, qui se transforment vite en sentiments plus tendres. Tous les combattants, qu’ils soient volontaires ou forcés, n’ont toutefois pas cette chance. Jusqu’à la fin des hostilités, des jeunes du Canada et des Maritimes continuent de se battre, de s’enrôler de leur plein gré ou de fuir les racoleurs pour échapper aux combats. Les déserteurs et les réfractaires traversent allègrement la frontière dans les deux sens. Pendant ce temps, les politiciens du Canada et des Maritimes s’efforcent de gérer les colonies malgré les ratés de leurs systèmes politiques. Le président de la Confédération, Jefferson Davis, se trouve dans la même situation qu’eux. Les défaites militaires, déconvenues politiques, revers économiques et rebuffades diplomatiques finissent par user l’espoir. Les actions les plus désespérées passent alors pour des solutions parfaitement envisageables : Davis décide de s’en remettre au nord du Nord pour sauver le Sud… Il dispose de l’homme idéal pour mener son projet à terme. Pour le président sudiste, le Canada représente maintenant son seul espoir de victoire et de survie. 108 Globe, 20 juillet 1864. 4 Jacob Thompson Les confédérés du nord I l est trois heures du matin en ce jour funeste de juillet. Robert E. Lee s’extirpe de ses quartiers surpeuplés. Une brume fraîche couvre l’horizon. À l’est s’élèvent des nuées grisâtres qui obscurcissent les étoiles et adoucissent les contours de Cemetery Ridge, une ligne de crête située à plus d’un kilomètre de là. Au sommet d’une pente douce, derrière le muret qui coiffe la ligne de crête, 75 000 hommes de l’armée du Potomac attendent. Au nord et à l’ouest des rangs de l’Union plus ou moins disposés en fer à cheval, 60 000 hommes de l’armée de Virginie du Nord de Lee se tiennent prêts au combat. Jamais le continent n’a connu armée si redoutable. Moins nombreux que leurs adversaires, déployés sur un terrain défavorable, loin de chez eux, ils restent toutefois convaincus de leur invincibilité. La dernière avancée de Lee vers le nord s’est amorcée le 10 juin 1863 et lui a permis d’amener ses troupes jusqu’ici, jusqu’à cet affrontement. Il a ordonné à ses hommes de gravir le flanc ouest des montagnes Blue Ridge. Récemment nommé général de l’Union, Joseph Hooker a fait exactement ce que Lee avait prédit : pour interposer ses troupes entre les 175 176 VOISI NS E T E N N E M IS confédérés et Washington, il a, lui aussi, bifurqué vers le nord. La lente progression de Lee constitue le fruit de son extraordinaire maîtrise de l’art de la guerre, mais aussi de ses coups de bluff et d’une certaine chance. En particulier, l’Union n’a pas su saisir les occasions qui lui étaient offertes d’arrêter sa marche. La dernière fois qu’ils ont communiqué entre eux, Lee et le président Davis ont convenu une fois encore que cette offensive constituerait une réussite stratégique si elle favorisait le déclenchement de négociations de paix1. La lente avancée de Lee vers le nord a été ponctuée d’escarmouches et de combats plus majeurs. Le 27 juin, tandis qu’il observait une carte de la Pennsylvanie, le général a soudainement désigné du doigt une petite ville établie à une intersection : « C’est probablement ici que nous rencontrerons l’ennemi, a-t-il déclaré à ses officiers. Nous devrons alors disputer une grande bataille et, si Dieu nous accorde la victoire, la guerre sera terminée et notre indépendance sera reconnue2. » Le lendemain, il apprend que le général Hooker a été remplacé par le général George Meade, qui cavale à l’instant même vers le nord à bride abattue pour y rejoindre les hommes qui viennent d’être placés sous son commandement. Trois jours plus tard, l’armée de Lee arrive en vue de Gettysburg, en Pennsylvanie. L’après-midi du 1er juillet, des tirailleurs de l’Union et de la Confédération se sont rencontrés devant la petite ville puis affrontés au travers de ses rues. Lee n’est pas arrivé à se rendre maître du flanc droit des troupes de l’Union ce jour-là. Le lendemain, en dépit d’une offensive vigoureuse et de pertes considérables, il n’a pas réussi à prendre son flanc gauche à Little Round Top. Aujourd’hui, il frappera donc en son centre. Le 3 juillet 1863, Lee chevauche au-devant du général Longstreet. Il monte Traveller, l’impassible et fidèle étalon gris qui l’accompagne depuis si longtemps. Quelques minutes plus tard, le tonnerre de l’artillerie déchire l’aube naissante : ce sont les tirs du lieutenant général George Ewell qui proviennent du flanc gauche des troupes confédérées. Lee lui avait pourtant ordonné d’attendre les renforts de Longstreet. Meade, général prudent mais astucieux de l’Union, aura sans doute contraint Ewell au combat. Lee n’a d’autre choix que de faire confiance à son lieutenant général. Il pousse Traveller pour arriver plus vite. 1Freeman, Lee, p. 312. 2 Ibid., p. 320. JAC OB T HOM PSON 177 Lee et Longstreet se saluent respectueusement d’un hochement de tête viril. « Old Pete », ainsi que ses hommes surnomment le général à la barbe foisonnante, répète à son visiteur ce qu’il disait la veille : il serait imprudent d’attaquer les soldats de l’Union tant qu’ils resteront retranchés sur les hauteurs. La voie la plus sage consisterait selon lui à se désengager de cet affrontement pour aller vers le sud, vers Washington, et choisir ainsi la date et le lieu de la bataille. Mais Lee est d’un tout autre avis : puisque l’ennemi est là, c’est ici et maintenant qu’il faut l’affronter3. Au terme de plusieurs reports qui attisent l’impatience des troupes, un barrage d’artillerie commence à tonner à 13 h 07. La terre tremble ; la fumée se fait si dense qu’elle éclipse l’aveuglant soleil d’été. Les troupes confédérées enchaînent les salves tout au long des trois kilomètres de leur front sinueux. Les canons de l’Union leur répondent. Pendant presque deux heures, le fracas meurtrier des armes assourdit les combattants. Soudain, le silence retombe. Toute la matinée, le major général confédéré George Pickett a organisé ses Virginiens en vue de l’attaque qu’il aura l’honneur de mener. Les tirs de barrage se sont tus ; cependant, l’ordre d’avancer n’est toujours pas donné. Pickett lance son cheval à pleine vitesse pour rejoindre Longstreet. Il le trouve assis sur une clôture, la mine morose, incapable de se résoudre à faire avancer ses troupes. Il lève finalement les yeux vers Pickett et hoche la tête en signe d’assentiment. Une brise tiède chasse doucement la fumée noire qui surplombe le champ de bataille. Une scène éblouissante se dévoile alors aux yeux des hommes de l’Union postés au sommet de la crête et des collines qui l’encadrent de part et d’autre. En contrebas, 19 drapeaux bleus claquent au vent et les 12 500 hommes de Pickett avancent d’un pas ferme en terrain découvert, traçant une ligne parfaite de plus d’un kilomètre et demi de long. Ils marchent, sans hésitation aucune, resplendissants sous le soleil radieux de cette belle journée d’été, impressionnants de détermination et de discipline. Et soudain, l’enfer s’abat sur eux. Une centaine de pièces d’artillerie se déchaînent en même temps. Les projectiles pleuvent depuis Cemetery Hill sur leur gauche et Little Round Top sur leur droite. Le métal brûlant lacère les chairs et les os. Les 3Foote, The Civil War, p. 530. 178 VOISI NS E T E N N E M IS hommes mutilés hurlent par-dessus le fracas des armes. La fumée aveugle les combattants. Et cependant, les Virginiens continuent d’avancer. Les tirs de mousquet annoncent leur arrivée à portée du muret de pierres. Bien d’autres soldats s’effondrent à cet endroit même. À près d’une centaine de mètres de leur objectif, les Virginiens s’arrêtent net et reforment leur ligne de manière à dessiner une diagonale gauche impeccable. Les hommes de l’Union acclament à grands hurlements de joie ce spectacle d’une absolue perfection. Les confédérés tombent encore en grand nombre et, pourtant, leur flot continue d’avancer. Les nordistes scandent : « Fredericksburg, Fredericksburg ! » d’un ton d’allégresse revancharde. Quelques confédérés arrivent jusqu’au mur et périssent sous les coups de baïonnette des soldats de l’Union. Jamais la Confédération ne réussira à ouvrir une véritable brèche dans ce front. Cependant, l’ordre de battre en retraite n’arrive pas. Les officiers sont blessés, morts ou disparus. Exténués, couverts de sang, les soldats sentent qu’ils doivent s’avouer vaincus pour cette fois et rebroussent chemin. Hors de portée des tirs ennemis, repliés sous la protection relative des arbres, les survivants hagards, ensanglantés, passent d’un pas chancelant devant Lee, assis très droit sur le stoïque Traveller. À quelquesuns de ces hommes démolis qui défilent devant lui et dont le regard croise le sien, Lee dit que tout est de sa faute. Exténué, abasourdi et couvert de suie, de poussière et de sang, Pickett arrive devant le général et le regarde. Lee lui ordonne de préparer sa division en prévision d’une éventuelle contre-attaque de l’ennemi. Pickett secoue la tête et murmure : « Je n’ai plus de division, mon général4. » Le lendemain, le 4 juillet, une pluie torrentielle couvre le tumulte de l’armée de Lee qui s’éloigne, ne laissant derrière elle qu’une maigre troupe pour protéger sa retraite. Un convoi de chariots de plus de quinze kilomètres emporte les blessés et les mourants. L’armée naguère invincible entreprend sa longue, lente et triste marche de retour. Ce même jour, à des centaines de kilomètres à l’ouest de là, le général nordiste Ulysses S. Grant reçoit un message décisif. Depuis plusieurs mois déjà, il s’efforce de prendre Vicksburg, ville dressée avec 4Freeman, Lee, p. 340. JAC OB T HOM PSON 179 arrogance sur un méandre du Mississippi, à mi-chemin de Memphis et de la Nouvelle-Orléans. Cette redoutable forteresse toise le fleuve du haut de ses falaises, protégée par des kilomètres de bayous impénétrables, de cours d’eau enchevêtrés et de basses-terres infestées de malaria. Prendre cette ville serait se rendre maître du Mississippi tout entier et couper la Confédération en deux. C’est pourquoi Grant s’obstine depuis novembre. Sa détermination, ses opérations audacieuses et bien peu orthodoxes ne lui ont cependant valu jusqu’ici que des échecs. En dépit du nombre croissant des voix qui l’exhortent à démettre Grant de ses fonctions, Lincoln lui conserve son appui. Les troupes confédérées finissent par se replier dans la ville, donnant ainsi le coup d’envoi d’un siège interminable et féroce. À l’été 1863, les défenseurs de Vicksburg se terrent dans des tranchées tandis que ses habitants civils se cachent dans les caves pour s’abriter des tirs d’artillerie presque incessants. Finalement, poussé par la faim et la certitude d’une défaite inéluctable, le commandant confédéré se rend avec ses 30 000 hommes. Le silence qui retombe sur Vicksburg et Gettysburg annonce un tournant majeur dans le conflit. La Confédération est coupée en deux. Les grandes offensives d’invasion contre le Nord sont désormais chose du passé. Au début de l’année 1862, les victoires sudistes ont relancé les pourparlers avec la Grande-Bretagne en vue d’une reconnaissance éventuelle de la Confédération. Il n’en est plus question, à présent : les défaites de Gettysburg et de Vicksburg ont anéanti les espoirs sudistes à cet égard. En dépit du courage de sa population, de l’héroïsme de ses soldats et du génie de bon nombre de ses généraux, la Confédération entre dans son déclin. La maladie oblige Jefferson Davis à ralentir ses activités pendant presque tout l’été 1863. Le 5 juillet, il vaque aux affaires officielles du fond de son lit ; la rumeur le donne même pour mourant5. Tandis qu’il attend des nouvelles de la Pennsylvanie, on lui annonce que Vicksburg vient de tomber. Le 9 juillet, il apprend finalement la défaite de Gettysburg. Lee lui offre sa démission ; Davis la refuse. 5 William Davis, Jefferson Davis, p. 506. 180 VOISI NS E T E N N E M IS Son état de santé s’améliorant, Davis entreprend d’arbitrer les querelles quant à l’identité des responsables des deux débâcles récentes. S’y ajouteront ensuite celles de l’Arkansas et du Mississippi, l’État du président lui-même. Davis endure l’humiliation de savoir sa maison mise à sac par un régiment nordiste en maraude. Alors qu’elle ne cherche guère à tirer parti de ses victoires dans l’est, l’Union maintient ses offensives dans l’ouest. Bien que ses généraux soient critiqués de toutes parts, Davis leur réitère sa confiance. Il réorganise l’armée du Tennessee et ordonne des transferts de troupes et d’officiers hautement respectés pour protéger l’ouest, particulièrement menacé. Une tournée des villes et des campements de cette région contribue à apaiser les plaintes et à stimuler le moral des troupes. L’embellie sera toutefois de courte durée. Les villes du Sud continuent de tomber l’une après l’autre. En décembre, le Tennessee est perdu. Lincoln émet une Proclamation d’amnistie et de reconstruction proposant de gracier les sudistes qui prêteront allégeance aux États-Unis. Même si elle ne remporte pas grand succès, elle montre néanmoins que le conflit s’engage dans une nouvelle phase. Dans le Sud, l’enrôlement ne compense plus le nombre effarant des morts, blessés, malades, déserteurs et prisonniers. Les soldats sont affamés ; les réfugiés, de plus en plus nombreux, commencent également à souffrir de la faim. Les uniformes et les chaussures des soldats tombent en lambeaux. Leurs cartouchières sont vides. Avec l’effondrement des ventes d’obligations confédérées et l’inflation galopante, le dollar de la Confédération est en chute libre. La contrefaçon endémique aggrave cette situation déjà déplorable. Même si l’Angleterre, se déclarant neutre, interdit officiellement la construction de bateaux pour la Confédération dans ses chantiers navals, la marine sudiste pouvait jusqu’à tout récemment s’approvisionner sans trop de difficultés. Ces livraisons ne sont plus à l’ordre du jour : les retards de construction s’accumulent, et rien n’indique que d’autres navires seront fournis aux sudistes. De plus, la discorde règne dans le Cabinet de Davis. Quand le Congrès confédéré reprend ses travaux, début janvier 1864, les orateurs rivalisent de critiques envers le gouvernement et la manière dont il gère le conflit. À Richmond, les bonnes nouvelles se font plus rares que la neige en été… Les possibilités d’action qui restent sont longuement soupesées ; des mesures désespérées sont mises en œuvre. Soudain, deux événements JAC OB T HOM PSON 181 et un homme semblent allumer une petite lueur au bout du tunnel : et si, pour le Sud, l’espoir venait du nord lointain6 ? L E S D E U X É V É N E M E N T S : L’ Î L E D E J O H N S O N E T L’ A F FA I R E D U C H E S A P E A K E L’espoir de Davis s’appuie sur un fait déjà bien connu des Canadiens : des confédérés combattent le Nord depuis le territoire du Canada. Début novembre 1863, le gouverneur général Monck apprend par un représentant du consulat britannique à Baltimore que les confédérés établis à Montréal tentent d’acheter deux bateaux pour libérer leurs camarades incarcérés dans la prison nordiste de l’île de Johnson, sur le lac Érié. Situé à quelques kilomètres à peine de Sandusky, dans l’Ohio, l’établissement regroupe environ 2 000 prisonniers. Mal conçu, il possède un système d’écoulement des eaux déficient ; ses bâtiments sont étouffants l’été et glaciaux l’hiver. Les détenus en sont souvent réduits à manger des rats pour survivre7. La prison de l’île est placée sous la protection de quelques rares soldats, des eaux du lac Érié et du Michigan, un imposant navire à vapeur équipé de quatorze canons. Patrouillant sur les Grands Lacs depuis 1822, le Michigan est utilisé notamment pour le recrutement et la formation des troupes de la marine. En 1855, 1857, puis 1861, les autorités britanniques ont dénoncé le fait qu’il enfreignait dans sa lettre autant que dans son esprit l’accord Rush-Bagot de 1817, qui limitait le nombre et la taille des vaisseaux autorisés sur les lacs, mais aussi leur puissance de feu. Leurs protestations n’ont cependant pas été suivies d’effet8. Monck enquête sur des rumeurs d’évasion imminente et leur découvre un certain fondement. Le 11 novembre, il en informe le représentant britannique à Washington, lord Lyons, qui transmet ces renseignements au secrétaire d’État Seward. Les autorités de la prison ainsi que les gouverneurs nordistes sont avertis et la garde est renforcée sur l’île de Johnson. Le Michigan se rapproche de la prison. Des miliciens canadiens et des soldats réguliers britanniques sont déployés autour du canal Welland et dans les principaux ports de la partie canadienne du lac 6Foreman, A World on Fire, p. 723. 7 Ibid., p. 769. 8 Seward à Lyons, 31 août 1861 ; copie à Head, 30 septembre 1861, BAC, collection sir Edmund Walker Head, bobine M-194. 182 VOISI NS E T E N N E M IS Érié. Devenu premier ministre en mai 1862, John Sandfield Macdonald (sans lien de parenté avec John A. Macdonald, le chef du Parti libéralconservateur), se rend à Buffalo pour s’entretenir avec le maire de la ville et avec le général John Dix, commandant du district de l’Est, afin de déterminer les autres précautions à prendre. La prise de l’île de Johnson n’ayant pas lieu, les journalistes et les politiciens de part et d’autre de la frontière s’interrogent : les préparatifs ont-ils dissuadé les conjurés ou Monck a-t-il inventé ce complot de toutes pièces pour s’attirer les bonnes grâces du gouvernement Lincoln9 ? Seward envoie un représentant à Québec pour y rencontrer Monck. Le gouverneur général répète qu’il tenait son information d’une source fiable, qu’il refuse toutefois de révéler. Sans faire l’unanimité, Monck s’attire un certain respect de la part des dirigeants confédérés. Le secrétaire à la Marine de la Confédération, Stephen Mallory, a d’ailleurs déjà vanté sa diligence auprès de Davis. Il a rappelé notamment qu’en juillet 1861, il avait lui-même envoyé 67 hommes au Canada pour organiser une offensive transfrontalière sur les nordistes. Monck est rapidement intervenu pour l’empêcher, montrant par là qu’il était un homme de principes et de détermination10. Dans l’affaire de l’île de Johnson, la population canadienne tire grande fierté du fait que le gouverneur général a réussi à prévenir le raid ; même le Toronto Leader, pourtant favorable aux sudistes, rend hommage à sa célérité et à son efficacité11. La plupart des journaux nordistes expriment une satisfaction similaire : le New York Times, par exemple, applaudit le « geste de pure amitié » de Monck12. D’autres critiquent cependant vertement le « laxisme » du Canada et des Maritimes, qui laissent les confédérés s’établir et conspirer dans leurs villes13. Dans les jours qui suivent, plusieurs journaux alimentent avec entrain de nouvelles rumeurs d’offensives confédérées sur des métropoles nordistes14. Un groupe nombreux d’hommes en armes se rassemble à Buffalo pour protester contre les autorités, auxquelles ils reprochent de 9 10 11 12 13 14 New York Herald, 18 mai 1863. Lyons à Monck, 22 décembre 1863, BAC, fonds Charles Stanley Monck, RG7-G-6, vol. 11. Toronto Leader, 18 novembre 1863. New York Times ; texte reproduit dans Globe, 20 novembre 1863. New York Herald, 15 novembre 1863 ; texte reproduit dans Globe, 19 novembre 1863. Ibid. ; texte reproduit dans Globe, 20 novembre 1863. JAC OB T HOM PSON 183 rester les bras croisés face à la menace confédérée du nord. Le général Dix recommande à Seward le déploiement de troupes supplémentaires le long de la frontière, le renforcement des fortifications et l’édification de structures défensives additionnelles. Seward préfère attendre15. Les gouverneurs nordistes mobilisent leurs milices et exigent de Lincoln qu’il envoie l’armée pour protéger leurs ports. L’affaire du Chesapeake éclate dans ce climat de suspicion à l’égard du Canada, considéré comme un nid de comploteurs de tout acabit. Le Chesapeake, un navire à vapeur de l’Union, quitte New York le 5 décembre 1863. Deux jours plus tard, dix-sept jeunes passagers s’en rendent maîtres au large de Cape Cod. Le chef mécanicien est tué dans l’échauffourée et le capitaine blessé. Après une brève escale sur l’île des Monts Déserts (Mount Desert Island) et sur celle de Grand Manan, les pirates font cap sur Saint John, au Nouveau-Brunswick, afin de s’y réapprovisionner en charbon. Quelques passagers sont autorisés à se rendre en chaloupe jusqu’à la rive. La dépouille du chef mécanicien est lestée puis jetée dans les eaux de la baie. La nouvelle de la prise du Chesapeake se répand comme une traînée de poudre. De part et d’autre de la frontière, les journaux exigent une intervention énergique des autorités16. Les consuls des États-Unis au Nouveau-Brunswick, en Nouvelle-Écosse et au Canada apprennent que les bateaux de l’Union ont reçu l’ordre de pourchasser le Chesapeake pour le capturer. Il est établi que le chef des pirates est un dénommé John Braine, 23 ans. Il a été naguère incarcéré dans une prison de l’Union pour des activités illégales perpétrées au nom d’une société secrète, les « Chevaliers du cercle d’or » (Knights of the Golden Circle). À sa libération, il s’est installé au Nouveau-Brunswick, où il a rencontré le Canadien Vernon Locke, détenteur d’une lettre de marque signée par le secrétaire d’État de la Confédération, Judah Benjamin. Cette commission de guerre autorisant un particulier à armer un bateau en vue de participer aux hostilités a été accordée en fait à un autre homme et pour un autre bateau, le Retribution. Qu’à cela ne tienne ! Locke et Braine concoctent un plan : ils captureront le Chesapeake, le rebaptiseront Retribution et fileront jusqu’aux Bermudes, où ils le remettront à la marine confédérée. 15 Lyons à Monck, 9 décembre 1863, BAC, fonds Charles Stanley Monck, RG7-G-6, vol. 11. 16 New York Herald, 16 décembre 1863 ; texte reproduit dans Globe, 17 novembre 1863. 184 VOISI NS E T E N N E M IS Assidûment pourchassé, manquant de charbon, l’équipage improvisé du Chesapeake commence à douter de l’issue de son coup d’éclat. Braine saute du bateau près de Petite Rivière, en Nouvelle-Écosse. Grâce à l’aide de gens de la région, il échappe à l’arrestation et se rend jusqu’à Halifax. Le Chesapeake poursuit sa route en dépit de cette défection. Il longe la côte jusqu’à La Hève (LaHave), toujours en quête de charbon. Deux navires de guerre de l’Union, le Ella and Anna et le Dacotah, le talonnent. À Sambro Harbour, le Dakotah capture enfin le Chesapeake et, du même coup, l’Investigator, un navire canadien arrivé sur les lieux pour le réapprovisionner. L’équipage, qui compte dans ses rangs les Néo-Écossais Alexander et William Henry et John Wade, sont mis aux fers et le Chesapeake est remorqué jusque dans l’arrière-port d’Halifax. Tandis que les bateaux restent à l’ancre, le secrétaire américain à la Marine, Gideon Welles, envoie un télégramme ordonnant que le Chesapeake soit remis aux Canadiens, mais ne dit rien des prisonniers. De leur côté, le secrétaire provincial néo-écossais Charles Tupper et le lieutenantgouverneur Doyle estiment que le capitaine américain a manifestement enfreint le droit international ainsi que la neutralité canadienne et britannique ; ils exigent par conséquent que le navire et les prisonniers soient libérés sur-le-champ. Tupper précise à Doyle que les batteries d’Halifax devront faire feu sur le Dakotah si ces exigences ne sont pas satisfaites17. Pendant ce temps, une petite foule d’environ 150 personnes s’est massée sur le quai Queen’s. Elle éclate de fureur en apprenant que Wade et les frères Henry sont enchaînés à bord. Le vice-consul américain à Halifax, Nathaniel Gunnison, a obtenu un mandat d’arrestation pour John Wade et se tient sur le quai en compagnie d’un policier d’Halifax mobilisé pour arrêter le captif. Cernés par une foule furibonde, les deux hommes observent nerveusement la chaloupe qui s’approche de la rive, Wade à son bord. Alors que l’embarcation s’apprête à accoster, l’assistance se propulse d’un bond vers l’avant. Des armes sont brandies. Dans la mêlée qui s’ensuit, le diplomate et le policier se retrouvent encerclés. On fait passer Wade dans un autre bateau pour qu’il s’enfuie. Profitant de la confusion générale, les frères Henry prennent également la poudre d’escampette. 17 E. M. Saunders, The Life and Letters of the Right Honorable Sir Charles Tupper, p. 90-91. JAC OB T HOM PSON 185 Le New York Herald rapporte « l’émeute d’Halifax » en qualifiant les autorités de la ville et ses habitants de « reptiles, [des] hommes dont le sang glacial circule chétivement dans les veines18 ». Gunnison envoie un télégramme à Seward, dans lequel il souligne que les autorités néo-écossaises n’ont pas tenté grand-chose pour empêcher la population d’Halifax d’aider Wade et les frères Henry à s’échapper ; de plus, préciset-il, Braine est maintenant acclamé en héros dans les pubs de la ville sans que rien ne soit fait pour l’arrêter. Pour étouffer l’affaire, Seward déclare que le capitaine du Dacotah a agi de son propre chef. Il affirme que Lincoln a promis de le sanctionner pour avoir pénétré dans des eaux étrangères et traité les prisonniers comme il l’a fait19. L’incident quitte rapidement les manchettes. Les procès de l’affaire du Chesapeake s’étirent sur plus d’un an. On découvre qu’Alexander Keith20, d’Halifax, qui a joué un rôle déterminant dans l’évasion de Wade, est depuis quelque temps déjà un agent de la Confédération. On produit des papiers établissant qu’il a pris part à l’acquisition de 12 000 mousquets destinés aux États sudistes. Il faudra trois mois pour que le Chesapeake soit renvoyé à Portland. Les affaires de l’île de Johnson et du Chesapeake confirment au Canada, aux Maritimes, à la Grande-Bretagne et aux États-Unis qu’un léger incident pourrait très rapidement dégénérer en une nouvelle crise du Trent et déclencher un véritable cataclysme. Mais elles leur montrent aussi que leurs compétences diplomatiques se sont bien améliorées au fil des ans et qu’ils sont maintenant beaucoup mieux outillés pour désamorcer ce genre de situation explosive. La suspicion, la méfiance et la rancœur persistent néanmoins. Dans une dépêche adressée à Seward, le consul américain James Howard décrit les Canadiens en termes peu flatteurs : « d’une méchanceté imbécile » ; « de vraies ordures » ; « la lie de la société ». Pis encore : « N’importe quel criminel notoire pourrait fort bien assassiner le gouverneur […] du Massachusetts, monter à bord d’un navire à vapeur en partance pour cette province et déambuler dans les rues de Saint John 18 New York Herald, 21 décembre 1863. 19 Lyons à Russell ; copie à Monck, 29 décembre 1863, BAC, fonds Charles Stanley Monck, RG7G-1, vol. 159. 20 L’oncle de Keith, également prénommé Alexander, était un ancien maire d’Halifax, mais aussi un brasseur bien connu… 186 VOISI NS E T E N N E M IS […] en toute impunité, car il n’y a là-bas nulle force susceptible de l’arrêter pour un crime pourtant prévu par le Traité d’extradition21 ». À Londres, le représentant américain Adams rencontre le secrétaire aux Affaires extérieures Russell pour lui exprimer sa déception de voir la Grande-Bretagne et le Canada tolérer les agissements des confédérés dans les villes canadiennes. Russell lui répond qu’en vertu de la Proclamation de neutralité de la Grande-Bretagne, ses colonies se doivent d’accueillir également sudistes et nordistes22. Adams rapporte cet échange à Seward et précise, sans grande nécessité peut-être, que les activités confédérées au Canada constituent selon lui une tactique des sudistes pour perturber les relations entre le Nord et la Grande-Bretagne dans l’espoir de faire sombrer les Britanniques dans le conflit23… L’ H O M M E D E L A S I T UAT I O N : C L E M E N T VA L L A N D I G H A M Représentant de l’Ohio au Congrès, Clement Vallandigham est un Copperhead : ce groupe assez peu structuré tire son nom de la vipère cuivrée, serpent venimeux réputé frapper sans avertissement. Les Copperheads jugent le coût humain et matériel de la guerre de Sécession excessif. Pour eux, ni l’espoir de réunification de l’Union ni la libération des esclaves ne valent un tel tribut. Ils préconisent par conséquent l’engagement de négociations de paix avec la Confédération. Bon nombre de Copperheads aspirent aussi à reconstruire le Parti démocrate, qui n’est plus que l’ombre de lui-même ; en particulier, ils veulent désigner un candidat susceptible de battre Lincoln au scrutin de novembre 1864. Le mouvement séduit également les gens du Midwest qui pensent que les politiques économiques nationales privilégient à outrance les intérêts des États de l’Est et qui se sentent bien loin des passions déchaînées de Richmond et du pouvoir de Washington. Si la paix ne peut pas être rapidement négociée et si leurs idées ne sont pas suffisamment prises en considération, les Copperheads n’envisagent rien de moins que l’implan- 21 Howard à Seward, 9 décembre 1863, cité dans Winks, The Civil War Years, p. 257. 22 Russell à Adams ; copie : Newcastle à Monck, 23 février 1864, BAC, fonds Charles Stanley Monck, RG7-G-1, vol. 159. 23 Adams à Russell ; copie : Newcastle à Monck, 12 février 1864, BAC, fonds Charles Stanley Monck, RG7-G-1, vol. 159. JAC OB T HOM PSON 187 tation d’une nouvelle république indépendante formée de l’Ohio, de l’Indiana et de l’Illinois. Lincoln ne prend pas le phénomène à la légère : pris entre deux feux, celui de la Confédération au sud et celui des Copperheads au nord, il dit redouter ce coup de poignard dans le dos plus encore que la défaite militaire24. Vallandigham devient l’un des dirigeants les plus en vue des Copperheads. Il a été élu au Congrès en 1858 en se déclarant ouvertement opposé à la guerre. Quand le conflit éclate, il se met à enchaîner dans son propre État ainsi qu’à la Chambre des représentants les discours enflammés prônant le retour à la paix. En 1862, un redécoupage des circonscriptions électorales lui fait perdre son siège. Il continue néanmoins d’intervenir dans des rassemblements pour la paix qui attirent des foules considérables dans les États du Nord. Ses discours sont de plus en plus écoutés et se radicalisent ; certains n’hésitent pas à les qualifier de perfides et de traîtres. Le 1er mai 1863, Vallandigham retourne chez lui, à Dayton, après avoir prononcé une allocution particulièrement passionnée à Mount Vernon, dans l’Ohio. Cette nuit-là, sur ordre du général de l’Union Ambrose Burnside, des soldats frappent violemment à la porte de sa résidence. Il saute du lit, se poste à la fenêtre et tire deux coups de pistolet par-dessus la tête de ses visiteurs impromptus. Les hommes font irruption dans la maison par une porte de côté. Tandis que son épouse hurle de terreur et d’indignation, les soldats traînent Vallandigham à l’extérieur et l’emmènent en prison. Il est accusé de trahison ; son exécution est même envisagée. Lincoln s’intéresse à l’affaire et conclut que cette mise à mort présenterait un coût politique trop important et soulèverait des questions constitutionnelles inextricables. Il prend donc les dispositions nécessaires pour que Vallandigham soit escorté sous drapeau de trêve jusqu’à Murfreesboro, où il sera remis entre les mains du général confédéré Braxton Bragg. Malicieux, Lincoln déclare que la tête de Vallandigham peut bien aller rejoindre son cœur, tout entier acquis à la Confédération25. Mais Bragg n’avait vraiment pas besoin de cet encombrant « cadeau »… Il obtient les papiers nécessaires pour faire transférer son 24McPherson, La guerre de Sécession, p. 646. 25Goodwin, Team of Rivals, p. 523. 188 VOISI NS E T E N N E M IS v­ isiteur à Wilmington, en Caroline du Nord. Là, Vallandigham embarque sur un navire forceur de blocus en partance pour les Bermudes, d’où il gagne la Nouvelle-Écosse. La rumeur ayant annoncé son arrivée, une foule de sympathisants vient l’accueillir sur les quais d’Halifax et lance trois hourras pour Jefferson Davis et un autre pour la Confédération26. Vallandigham reçoit un accueil tout aussi sympathique à Québec. Lors d’une réception donnée en son honneur au très prestigieux club Stadacona, il fait la connaissance de l’élite de la politique et des affaires canadiennes, notamment John A. Macdonald. Le 15 juillet, V ­ allandigham s’installe dans une suite à deux chambres de l’hôtel Clifton House de Niagara Falls, à quelques encablures des célèbres chutes. Cet établissement constitue en réalité l’épicentre des activités confédérées dans cette petite ville frontalière dynamique. Dès le lendemain, Vallandigham rencontre plusieurs Américains, en particulier Joseph Warren, du Buffalo Courier, Richard Merrick, un Copperhead bien connu de l’Illinois, et Daniel Voorhees, représentant de l’Indiana au Congrès27. Il leur remet des copies du discours qu’il compte prononcer le jour de sa désignation comme candidat démocrate au poste de gouverneur de l’Ohio. Il fera campagne depuis le Canada et profitera de cette visibilité pour promouvoir le programme des Copperheads. Pendant les quelques semaines qui suivent, des centaines de politiciens américains, dirigeants du mouvement copperhead et journalistes venus de part et d’autre de la frontière s’entretiennent avec le candidat désormais le plus célèbre du prochain scrutin. Mais sa présence au Canada ainsi que ses propos incendiaires divisent l’opinion publique. Le Toronto Leader ne tarit pas d’éloges à l’égard de Vallandigham et des Copperheads : il juge l’homme « intelligent, chaleureux, un véritable martyr de sa cause28 ». Dans le Globe, par contre, George Brown agonit Vallandigham d’injures et critique copieusement son projet, qu’il juge conçu dans le seul dessein de causer du tort aux États-Unis. Brown ajoute que la présence de Vallandigham et son action en sol canadien risquent fort d’amener les troupes américaines de ce côté-ci de la frontière. Vallandigham lui répond 26 Montreal Gazette, 21 juillet 1863. 27 Toronto Leader, 17 juillet 1863. 28 Ibid., 25 juillet 1863. JAC OB T HOM PSON 189 par des lettres acerbes. Les deux hommes s’affrontent à la plume pendant plusieurs semaines29. Parmi les Canadiens qui s’entretiennent avec Vallandigham à son arrivée se trouve un député montréalais influent, Thomas d’Arcy McGee. Cet homme charismatique et râblé, qui ne dédaigne pas de lever le coude, a un frère dans l’armée de l’Union. Il rencontre Vallandigham lors d’une tournée de conférences qu’il prononce dans les Maritimes et le Canada pour promouvoir l’unification des colonies britanniques, favoriser la construction d’un réseau ferroviaire entre elles et leur permettre ainsi de mieux se prémunir contre l’expansionnisme américain30. À l’invitation de McGee, Vallandigham se rend jusqu’à Drummondville, au Canada-Est, et s’adresse le 16 août à un auditoire d’environ 2 000 personnes. Quelques jours plus tard, McGee le présente dans l’enceinte de l’Assemblée législative canadienne. Le lendemain, Vallandigham se trouve assis à la gauche du président de l’Assemblée, un honneur réservé aux invités de marque. Il écoute les allocutions passionnées des députés sur la position du Canada vis-à-vis des États-Unis et de la guerre de Sécession. Mais surtout, il entend McGee affirmer que les États-Unis se préparent à envoyer 100 000 soldats pour envahir le Canada, dissocier l’Est de l’Ouest et ainsi enclencher l’annexion31. De retour à Niagara Falls, Vallandigham poursuit tambour battant sa campagne électorale pour le poste de gouverneur grâce à l’extraordinaire réseau de communications confédéré. Dès le début de la guerre de Sécession, en effet, des représentants du Sud ont su mettre à profit les voies maritimes reliant Wilmington, les Bermudes et Halifax ainsi que les routes terrestres entre le Canada-Est et le Canada-Ouest pour communiquer entre eux, mais aussi avec l’Europe. Ils ont par ailleurs inventé des codes pour empêcher l’ennemi de décrypter les messages qu’il pourrait intercepter. Dans plusieurs villes, des points de dépôt leur permettent de s’échanger entre eux des lettres et d’autres documents. Des messagers établis à Hamilton se déplacent librement dans tout le Canada et les Maritimes ; c’est par exemple le cas de Cassius Lee, l’oncle de Robert E. Lee. 29 Globe, 21 juillet 1863 et 28 juillet 1863. 30 David A. Wilson. Thomas D’Arcy McGee, vol. 2. p. 171. 31 Globe, 19 août 1863. 190 VOISI NS E T E N N E M IS Vallandigham constate assez vite que le propriétaire de l’hôtel Clifton House commence à se lasser de l’afflux constant de visiteurs et de la visibilité un peu tapageuse que son célèbre client occasionne à son établissement. Le 24 août, il emménage donc avec sa famille dans une suite à deux chambres de l’hôtel Hirons House, à Windsor. Le jour même de leur arrivée, la rivière Détroit amène jusqu’à son seuil une petite foule de politiciens, de journalistes et d’admirateurs souhaitant rencontrer le candidat en exil. Les espions du secrétaire d’État Seward lui rapportent évidemment tous les faits et gestes de Vallandigham. Lincoln et les hauts dirigeants républicains mettent également tout en œuvre pour court-circuiter ses visées électorales. L’argent se met à couler à flots en Ohio et dans les autres États dans lesquels se présentent des candidats copperheads ayant quelque chance d’être élus. Des rassemblements anti-copperheads et pro-­ républicains s’organisent ; le plus important a lieu à Madison Square Garden. Lincoln autorise l’octroi d’une permission de quinze jours aux soldats qui veulent rentrer chez eux pour voter. Toute la journée du 13 octobre 1863 ou presque, Lincoln la passe à marcher de long en large : il attend les résultats des élections de mi-mandat. On lui annonce finalement que le républicain John Brough a battu Vallandigham en Ohio par plus de 100 000 voix. Radieux, Lincoln envoie un télégramme de soulagement et de joie : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux ! L’Ohio a sauvé notre pays32 ! » Le mouvement copperhead est battu dans tous les États dans lesquels il présentait des candidats, à l’exception du New Jersey. Vallandigham et les Copperheads perdent une bataille, mais pas la guerre. Déjà, ils préparent leur prochaine offensive. Quant à Jefferson Davis, il s’apprête à jouer son va-tout canadien. JACOB THOMPSON ET LE PL AN CANADIEN Pour Jefferson Davis, les incidents de l’île de Johnson et du Chesapeake ainsi que l’activisme de Vallandigham et de son mouvement copperhead constituent autant de lueurs d’espoir dans un printemps 1864 bien sombre… Le président confédéré se prend à rêver : et si les sudistes établis au Canada et les sympathisants canadiens de la cause confédérée lui 32White, A. Lincoln, p. 601. JAC OB T HOM PSON 191 permettaient d’ouvrir un deuxième front, de lever une deuxième armée qui serait basée outre-frontière et harcèlerait le Nord depuis le nord, l’horripilerait, l’obligerait à divertir temps, hommes et argent de son front sud33 ? Les agents confédérés pourraient redoubler d’efforts pour rallier les soldats sudistes enfuis des prisons nordistes et installés au Canada ou dans les Maritimes afin de les convaincre de reprendre du service… Les confédérés du Canada pourraient aussi mobiliser l’appui de sociétés secrètes et des Copperheads pour empêcher la réélection de Lincoln. Ils pourraient œuvrer à la création d’une République du Nord-Ouest qui négocierait la cessation des hostilités tout en préservant la Confédération et l’esclavage. Ils pourraient même susciter l’invasion du Canada par les troupes de l’Union et provoquer ainsi une guerre entre les États-Unis et la Grande-Bretagne, avec tous les avantages qu’un si heureux événement représenterait pour le Sud… À force de consultations et de discussions, Davis réussit à convaincre le Cabinet et le Congrès d’appuyer ce deuxième front secret. Le Congrès débloque cinq millions de dollars à cette fin. Mais pour que le plan canadien fonctionne, il faut un homme compétent et fiable à sa tête. Davis, son secrétaire à la Guerre, James Sedden, et le secrétaire d’État, Judah Benjamin, conviennent que Jacob Thompson répond parfaitement à toutes les exigences du poste34. Né à Leaside, en Caroline du Nord, le 15 mai 1810, Jacob Thompson est un homme intelligent, ambitieux et plein d’esprit à la beauté rude. Diplômé de l’Université de la Caroline du Nord, il a enseigné dans cet établissement pendant deux ans, puis a obtenu un diplôme en droit. Son frère, médecin, a déménagé dans l’Ouest pour y vivre la grande aventure de la conquête et tirer parti des fabuleuses possibilités qu’elle promet. Thompson le rejoint dans le Mississippi, où il fonde un florissant cabinet juridique. À 28 ans, il épouse Catherine Jones, 16 ans, fille d’un riche propriétaire de plantations. Avec les économies de Jacob et la généreuse dote de Catherine, le jeune couple acquiert un vaste domaine situé près d’Oxford, à une centaine de kilomètres au sud de Memphis. Leur propriété prend rapidement de l’expansion, au 33 G. P. de T. Glazebrook, A History of Canadian External Relations, p. 76. 34Davis, Jefferson Davis, p. 544. 192 VOISI NS E T E N N E M IS point qu’elle finit par regrouper trois domaines qui leur rapportent des revenus annuels substantiels. Thompson s’intéresse déjà à la politique. Il est élu à la Chambre des représentants en 1835, puis réélu à quatre reprises. En 1856, il se porte volontaire pour renoncer à se présenter au poste de sénateur afin de permettre à Jefferson Davis, également du Mississippi, de tenter sa chance. Il aide Davis à conquérir son siège et les deux hommes deviennent amis. Thompson est arraché à sa paisible vie domestique en 1857 pour être nommé secrétaire à l’Intérieur du président James Buchanan. Il travaille alors à Washington, où il fait la connaissance de Lincoln, Stanton, Seward et bon nombre de ses futurs ennemis. À partir de l’élection de Lincoln, en novembre 1860, Thompson exprime de plus en plus ouvertement ses sympathies sudistes. Il démissionne deux mois après le scrutin. Élu à l’Assemblée législative du Mississippi en 1863, Thompson a également été colonel de l’armée confédérée, estafette du général Beauregard dans la bataille de Shiloh, puis inspecteur pour le général Pemberton. À l’été 1863, les soldats d’un régiment de l’Union s’affairent près de Vicksburg, juste au-dessus de l’embouchure de la rivière Yazoo. Soudain, un bateau de confédérés flotte jusqu’à eux sous pavillon blanc. Les hommes de l’Union reconnaissent Thompson, qui est emporté vers un vaisseau nordiste. Le général Grant s’entretient rapidement avec lui et conclut, à juste titre, qu’il est un espion ; mais il constate aussi qu’il n’a rien appris de très important. Il ordonne sa libération et celle des autres confédérés35. Thompson maintient avec Jefferson Davis une correspondance régulière et chaleureuse dans laquelle il le conseille souvent sur toutes sortes de sujets, sans toujours y avoir été invité. À la fin du mois de mars 1864, Davis demande à Thompson de venir le rencontrer à Richmond. En présence du secrétaire d’État Benjamin, Davis décrit à Thompson la mission qu’il lui propose ainsi que les objectifs qu’elle vise. Il lui laisse toutefois carte blanche pour l’élaboration et la mise en œuvre des tactiques de terrain. Davis ajoute que James Holcombe, professeur de droit de l’Université de la Virginie, a été envoyé à Halifax en février pour évaluer la faisabilité du « plan canadien » et déterminer la possibilité de ramener 35 Michael Ballard, Vicksburg, p. 198. JAC OB T HOM PSON 193 dans le Sud les confédérés qui le souhaitent. Dès son arrivée, Holcombe a informé Monck de sa mission en lui assurant qu’il prendrait soin de respecter la neutralité britannique36. Il annonce ses intentions aux confédérés des Maritimes, de Toronto et de Montréal et, de fait, en aide plusieurs à rentrer chez eux. Il retourne ensuite à Richmond et se prononce en faveur du projet de Davis consistant à renforcer la présence confédérée au Canada. Davis fait remettre à Thompson un million de dollars au comptant qu’il pourra utiliser à sa guise. Dans une lettre délibérément vague datée du 27 avril, il lui écrit : « Ayant pleinement confiance en votre zèle, votre discrétion et votre patriotisme, je vous ordonne par la présente de vous rendre sans plus tarder au Canada ; vous y mettrez à exécution les instructions verbales que je vous ai transmises, de la manière qui vous semblera la plus convenable pour promouvoir les intérêts des États confédérés d’Amérique qui vous ont été confiés37 ». Ayant désigné Thompson comme chef de la mission, Davis lui adjoint Holcombe et Clement Clay, ancien sénateur de l’Alabama. Holcombe part en éclaireur. Thompson et Clay lui emboîtent le pas le 3 mai. Pour forcer le blocus de l’Union, les deux hommes se rendent d’abord de Wilmington aux Bermudes, puis s’embarquent sur un bateau britannique à destination d’Halifax. Ils s’installent à l’hôtel Saverly House, point de rencontre des sympathisants sudistes et des soldats de la Confédération qui ont déserté ou se sont enfuis des prisons nordistes. Des établissements similaires rassemblent les partisans du Sud dans différentes villes des Maritimes, notamment la maison Hesslein de Saint John et l’hôtel Barker House de Fredericton. Les jeunes patriotes sudistes y fréquentent au coude à coude les aventuriers, les opportunistes, les prostituées et les espions. Depuis le tout début de la guerre de Sécession, depuis que les canons de fort Sumter ont marqué le début des hostilités, les espions s’imposent comme des acteurs de premier plan du conflit. La plupart se montrent d’une efficacité redoutable et fournissent à leurs « patrons » des renseignements cruciaux qui réorientent les décisions politiques et modifient le cours des batailles. D’autres ne sont que des balourds naïfs : au 36 Monck à Holcombe, 14 mai 1864, BAC, fonds Charles Stanley Monck, RG7-G-1, vol. 159. 37 John William Headley, Confederate Operations in Canada and New York, p. 220-221. 194 VOISI NS E T E N N E M IS mieux, ils se contentent de relayer l’information qu’ils glanent dans les journaux ; au pire, ils nuisent à leur propre camp par leur conduite imprudente. Un bon nombre d’espions sont des femmes. Tous et toutes épient en amateurs, car il n’existe pas encore de services professionnels de renseignements en Amérique du Nord. Au fil de la guerre, les espions déambulent de plus en plus à découvert dans les rues de Richmond et de Washington et, comme Sarah Emma Edmonds, réussissent assez facilement à franchir les lignes ennemies. Ils sont également à pied d’œuvre à Londres, à Paris et dans les différentes villes canadiennes, avec des résultats variables selon le cas. Dès le mois de juin 1861, Lyons et le duc de Newcastle ont annoncé fermement au gouverneur général Head et à Seward qu’ils jugeaient intolérable le recours à des « agents secrets » en sol canadien. Newcastle a clairement indiqué à Head qu’il ne devait en aucune circonstance s’entretenir avec de tels individus et qu’il était de son devoir de les repérer et de les expulser38. Ainsi que le montre l’affaire George Ashmun, Seward n’a manifestement tenu aucun compte de cette mise en garde, et l’espionnage américain a continué de plus belle. Le 14 novembre 1861, Lyons écrit au gouverneur général Monck, nommé de fraîche date, qu’une « source parfaitement fiable » lui a appris que trois hommes se trouvaient au Canada pour prendre des croquis des fortifications et des défenses navales. Les espions se sont rendus à Toronto, Montréal et Québec. Monck reçoit le mandat de les débusquer et de les déporter, de même que tous les autres espions qu’il pourra prendre au collet39. Pas plus que Head, toutefois, Monck ne réussira à éradiquer les « taupes » américaines au Canada. La stratégie d’espionnage des États-Unis se traduit notamment par une formidable augmentation du nombre des consuls américains au Canada et dans les Maritimes, mais aussi par l’élargissement de leur mission. Avant la guerre, les consuls s’occupaient essentiellement de questions commerciales, portaient assistance aux citoyens américains dans le besoin et assuraient la promotion de l’émigration aux États-Unis. En janvier 1862, répondant à une lettre du Congrès, Seward reconnaît que les consuls ont également reçu le mandat d’observer les activités des 38 Newcastle à Head, 1er juin 1861, BAC, collection sir Edmund Walker Head, bobine M-194. 39 Lyons à Monck, 14 novembre 1861, BAC, fonds Charles Stanley Monck, bobine A-757. JAC OB T HOM PSON 195 confédérés et de rapporter les sympathies et les appuis dont le Sud bénéficie au nord de la frontière40. En admettant sans détour que son gouvernement se livre à des opérations clandestines, Seward déclenche une réaction bien prévisible. Monck vient juste d’approuver l’ouverture de nouveaux consulats à Kingston et à St. Catharines et examine actuellement le dossier de ­candidature de plusieurs petites villes frontalières41. Seward réclame l’établissement de consulats additionnels en répétant à Lyons, escomptant qu’il transmettra ses arguments à qui de droit, que ces bureaux s’avèrent indispensables pour endiguer la contrebande et le trafic transfrontalier. Mais Lyons confie son propre point de vue aux autorités londoniennes ainsi qu’à Monck : Seward ne dit pas toute la vérité42. Les nouveaux consulats sont néanmoins inaugurés. En plein cœur de cet imbroglio, Thompson et Clay, son adjoint, arrivent à Montréal le 30 mai 1864. Thompson établit son quartier général au St. Lawrence Hall, un grand hôtel confortable à l’ornementation foisonnante qui offre à ses clients un service impeccable, d’excellents repas et la présence attentionnée d’un personnel discret. L’établissement est si ouvertement favorable à la Confédération qu’il se targue de posséder le seul bar de Montréal servant des mint juleps, un cocktail traditionnel du Sud. L’hôtel Donegana accueille également des centaines de confédérés ; de nombreuses pensions des alentours succombent graduellement, elles aussi, au charme sudiste. Thompson ouvre un compte bancaire à la Bank of Ontario de Montréal et remet 93 000 $ à Clay pour organiser les opérations. Mais Clay est tombé malade durant son périple vers le nord. Son état de santé ainsi que la tristesse qu’il éprouve à être séparé de son foyer et de son épouse entravent considérablement son efficacité. Tandis que Thompson part pour Toronto, Holcombe reste à Montréal pour prêter main-forte au malheureux Clay. Thompson prend une suite à l’hôtel Queen’s de Toronto, l’un des plus luxueux de la ville. L’établissement s’enorgueillit notamment de posséder un ascenseur et une vaste salle à manger servant de grands crus et une gastronomie raffinée. Il offre même l’eau courante dans toutes ses 40 New York Times, 5 décembre 1864. 41 Monck à Cardwell, 8 février 1865, BAC, fonds Charles Stanley Monck, RG7-G-1, vol. 161. 42 Monck à Cardwell, 15 décembre 1864, BAC, fonds Charles Stanley Monck, RG7-G-1, vol. 161. 196 VOISI NS E T E N N E M IS chambres, fort bien aménagées par ailleurs. De ses fenêtres donnant sur la rue Front, ses clients jouissent d’une vue splendide sur le port43. Au printemps 1864, le Queen’s passe pour constituer l’infâme épicentre des opérations confédérées au Canada-Ouest. Thompson y est accueilli par une centaine de partisans de la Confédération logeant dans ce splendide établissement ou dans les environs. Très vite, il apprend à repérer les représentants des autorités locales et les limiers de l’Union, mais aussi les confédérés arrivés de fraîche date, bien reconnaissables à leur hâle, leurs vêtements fatigués et leur accent. Peu à peu, Thompson fait la connaissance de Canadiens favorables à sa cause. Il se lie également d’amitié avec le Torontois George Denison. Avocat et fils d’une famille riche et puissante de la région, Denison a exercé les fonctions d’échevin (conseiller municipal). Membre de l’étatmajor de la milice, il use de l’influence politique et de la richesse qu’il a reçues en héritage pour promouvoir l’accroissement des forces miliciennes, en particulier la cavalerie. Sa 1re troupe de cavalerie indépendante de Toronto deviendra ultérieurement la garde montée du gouverneur général. Denison rend régulièrement visite à Thompson à l’hôtel Queen’s. Il le reçoit également, lui et ses compatriotes, dans son vaste domaine, où ils partagent succulents repas et après-midis paisibles44. « J’étais très ami des réfugiés sudistes exilés dans notre pays, écrira-t-il, et je les traitais avec tous les égards dus aux infortunés étrangers contraints de quitter leur foyer45. » Denison fait tout ce qui est en son pouvoir pour empêcher les agents nordistes de gêner Thompson et ses sympathisants dans leur action. Il leur rendra de fiers services et en paiera le prix. L E S « P O U R PA R L E R S D E PA I X » D E N I A G A R A Tout au long de son séjour au Canada, Thompson envisagera divers projets, alliances et complots. À Montréal et Toronto, il s’entretient avec des interlocuteurs choisis pour déterminer le meilleur moyen d’influer sur l’issue du prochain scrutin présidentiel par des manœuvres de diversion 43 L’hôtel Queen’s a été détruit en 1928 pour permettre la construction d’un établissement encore plus imposant, le Royal York Hotel. 44 Lieutenant-colonel George T. Denison, Soldiering in Canada, p. 59. 45 Ibid. JAC OB T HOM PSON 197 visant à déstabiliser le Nord. Thompson en discute d’abord avec Clay, qui rencontre ensuite les Copperheads William Jewett, dit « Colorado », et George Sanders. Jewett est un responsable important du mouvement. Après avoir sillonné le Midwest pendant plus d’un an pour rallier sa population à la cause, il s’est rendu au Canada à l’automne 1863. Dans ses conférences, il exhortait ses auditoires à faire pression sur la GrandeBretagne pour qu’elle intervienne en faveur d’une cessation du conflit. Jewett a également accordé des entrevues à des journaux canadiens, auxquels il soumet par ailleurs régulièrement des lettres ouvertes46. À la fin de sa tournée, il a proposé ses services à Thompson. George Sanders est l’ancien rédacteur en chef du Democratic Review de New York. Responsable des approvisionnements de la marine avant la guerre, il a été chargé d’organiser les achats d’armes pour la Confédération à partir de la première bataille de Bull Run. Puis, Davis l’a rappelé pour l’envoyer à Toronto afin d’y seconder Thompson. Plus particulièrement, la mission de Sanders consiste à mobiliser des appuis en faveur du mouvement pacifiste des Copperheads. Arrivé le 1er juin 1864 en terre canadienne, cet homme excentrique et plein d’esprit, tour à tour i­nsupportable et irrésistible, devient vite la coqueluche des cocktails montréalais47… Avec la bénédiction de Thompson, Holcombe, Clay, Jewett et Sanders entreprennent d’organiser une rencontre qui permettra d’établir les grandes lignes d’un accord de paix. Mais pour que leur stratégie porte ses fruits, il faut qu’un nordiste d’influence y prenne part. Les premiers partenaires qu’ils pressentent ne pouvant finalement pas jouer ce rôle, ils se tournent vers l’éditeur de presse Horace Greeley. Jewett et Sanders lui affirment que Jefferson Davis leur a donné carte blanche pour négocier la paix avec Lincoln, et qu’ils ont simplement besoin d’un intermédiaire nordiste bien placé pour amorcer les discussions ; Greeley serait pour eux l’homme idéal. Dupé par ce tissu de mensonges, Greeley reçoit Jewett dans son bureau de New York quelques jours plus tard48. Le traquenard s’enclenche. Ténor du Parti républicain et ami de Seward, Greeley a fondé le New Yorker ainsi que le New York Tribune, un journal à la partialité 46 Toronto Leader, 6 octobre 1863. 47 Robert Chadwell Williams, Horace Greeley, p. 250. 48 Ibid., p. 255. 198 VOISI NS E T E N N E M IS clairement assumée. Les opinions de Greeley sont lues et prises en considération aux États-Unis, au Canada, dans les Maritimes, dans le monde entier. En particulier, le 20 août 1862, Greeley a frappé un grand coup en publiant en pleine page à la une du Tribune une lettre ouverte adressée à Lincoln et intitulée « La prière des 20 millions ». Le texte critiquait la manière dont Lincoln menait la guerre et soulignait en termes cinglants qu’il avait manqué l’occasion en or qu’elle lui offrait de libérer les esclaves sur tout le territoire de l’Union. Lincoln a riposté deux jours plus tard par une lettre ouverte de son cru dans laquelle il exposait, bien plus clairement qu’il ne l’avait fait jusque-là, l’objectif qu’il s’était fixé pour ce conflit : son souci premier était de préserver l’Union, et l’éradication de l’esclavage ne constituait qu’une tactique envisageable pour atteindre ce but. Le 7 juillet 1864, Greeley écrit à Lincoln qu’il a été approché par des rebelles de Niagara Falls, au Canada. Il présente en détail leurs promesses et leurs revendications. Il a de toute évidence repensé à son entretien avec Jewett à tête reposée, car il écrit à Lincoln : « Évidemment, je ne crois pas, contrairement à ce que Jewett soutient, que lui et ses amis de Niagara ont reçu carte blanche de J. D. Je ne doute cependant pas du fait qu’il pense sincèrement disposer d’une telle latitude49 ». Greeley estime néanmoins que la rencontre devrait avoir lieu. Pour inciter Lincoln à s’y engager, il ajoute : « Je prends par conséquent la liberté de vous rappeler que notre pays meurtri, ruiné, presque mourant, aspire également à la paix, qu’il frémit à l’idée de subir d’autres conscriptions, dévastations massives et effusions de sang, et que la population croit maintenant très largement que le gouvernement et ses principaux appuis ne tiennent pas tellement à la paix ». Greeley dresse ensuite la liste des six conditions qu’il juge indispensables à la cessation des hostilités. Les deux premières se lisent ainsi : « L’Union est rétablie et déclarée éternelle. […] L’esclavage est complètement et irrévocablement aboli sur tout son territoire50. » Bien qu’il partage les doutes de Greeley quant à la légitimité des confédérés du Canada, Lincoln ne peut pas se permettre de donner l’impression qu’il tourne le dos à la paix. Il répond par conséquent qu’il est disposé à rencontrer quiconque serait envoyé par Davis pour engager 49 Greeley à Lincoln, 7 juillet 1864, cité dans William Jewett Tenney, The Military and Naval History of the Rebellion in the United States, p. 660. 50 Ibid. JAC OB T HOM PSON 199 des pourparlers. Reprenant les conditions énoncées par Greeley, il précise toutefois que de telles discussions peuvent être envisagées uniquement si elles prévoient la restauration de l’Union et l’abolition de l’esclavage51. Ragaillardi par cet assentiment pourtant bien tiède, Greeley abandonne toute réserve : il réécrit à Lincoln pour se dire à présent tout à fait convaincu que Clay, Sanders et Thompson ont reçu de Davis les pleins pouvoirs pour mener les négociations de paix. Lapidaire, la réponse de Lincoln trahit son impatience : il ne souhaite pas poursuivre cet échange épistolaire, mais veut maintenant s’entretenir directement avec les hommes en question. Il offre de faire parvenir des sauf-conduits à Thompson, Clay, Holcombe et Sanders pour qu’ils puissent venir le rencontrer à Washington52. Le 16 juillet, le président envoie son secrétaire personnel, le major John Hay, au bureau new-yorkais de Greeley pour faire progresser les pourparlers. Par la bouche de Hay, Lincoln exhorte Greeley à enclencher concrètement le processus et réitère son offre de garantir la sécurité des confédérés durant leur voyage jusqu’à Washington. Fort de cet appui, Greeley prend le train pour les chutes du Niagara, côté américain. Entouré de reporters de son propre journal et d’autres publications, Greeley s’installe dans une suite. Pendant trois jours, il envoie des câblogrammes à Holcombe et Sanders, puis emprunte le pont suspendu pour les rencontrer à l’hôtel Clifton House, du côté canadien des chutes. Thompson reste à Toronto. Greeley annonce aux confédérés que Lincoln se propose de leur remettre des sauf-conduits et tente de les convaincre de retourner avec lui à Washington. Mais au lieu d’accepter son offre avec empressement, les confédérés se dérobent. À chacune de leurs rencontres, les espoirs de Greeley s’amenuisent. Finalement, Sanders lui avoue qu’il ne possède aucune accréditation de Davis et cherchait seulement à prendre le pouls du gouvernement Lincoln sur d’éventuelles négociations de paix. Le soir même, Hay se présente à l’hôtel de Greeley muni d’une courte lettre manuscrite du président datée du 18 juillet et adressée « à qui de droit »… 51 Lincoln à Greeley, 9 juillet 1864 ; ibid. 52 Greeley à Lincoln, 12 juillet 1864 ; ibid. 200 VOISI NS E T E N N E M IS Le gouvernement exécutif des États-Unis accordera considération à toute proposition qui prévoirait le retour de la paix, le respect de l’intégrité territoriale de l’Union et l’abolition de l’esclavage, et qui émanerait d’une autorité apte à contrôler les armées actuellement en guerre contre les ÉtatsUnis, et l’examinera avec libéralité concernant les autres dispositions majeures et connexes ; cette lettre fera office de sauf-conduit pour son porteur, à l’aller comme au retour53. Greeley comprend que les confédérés de Thompson l’ont leurré, mais aussi qu’il a eu tort de ne pas leur exposer ces conditions préalables dès le début de leurs entretiens. Hay et lui se querellent quant aux suites à donner aux rencontres. Ils conviennent finalement d’apporter la lettre de Lincoln à l’hôtel Clifton House le lendemain. Sanders et Holcombe sont atterrés ou, du moins, feignent de l’être. Ils déclarent à Hay et à Greeley que les conditions préalables de Lincoln sont inacceptables et qu’elles leur prouvent que le président ne souhaite pas réellement la paix. La discussion s’achève dans l’acrimonie et les accusations réciproques. Greeley repart pour New York. Hay reste à Niagara une journée de plus et s’entretient encore avec Sanders et Holcombe. Puis, il repart à son tour, intimement convaincu d’avoir été le jouet d’un sinistre stratagème. Dans les semaines qui suivent, les journaux nordistes, sudistes et canadiens publient des articles sur cet épisode ; la plupart les considèrent comme des négociations de paix bâclées. Clay envoie à l’Associated Press une lettre ouverte qui sera reprise par de nombreux journaux et dans laquelle il affirme que Holcombe et Sanders s’étaient très bien préparés en vue des pourparlers de paix, mais qu’ils ont été trahis par un président fourbe n’aspirant qu’à la poursuite des hostilités. Clay décrit les discussions en ces termes : « Les négociations ont d’abord semblé susciter une ouverture courtoise ; cependant, au moment même où elles pouvaient porter leurs fruits, elles se sont brutalement heurtées à un rejet franc et massif. […] S’il restait un seul citoyen des États confédérés qui s’accrochât encore à l’espoir que la paix fût possible, les conditions énoncées par Lincoln achèveront bientôt de lui dessiller les yeux54. » Entre les mains des 53 Lincoln, « To Whom It May Concern », 18 juillet 1864, cité dans Tenney, The Military and Naval History of the Rebellion in the United States, p. 1867. 54 New York Tribune, 22 juillet 1864. JAC OB T HOM PSON 201 hommes de Thompson, la courte lettre de Lincoln se métamorphose ainsi en un formidable outil de propagande… Greeley obtient l’autorisation du président pour publier l’essentiel des lettres échangées entre lui-même, Lincoln et les hommes de Thompson. Cette stratégie de transparence n’est toutefois d’aucune utilité. Si le récit des pourparlers évolue au gré des circonstances et des obser­ vateurs, un consensus se dessine peu à peu : Lincoln a entrepris les négociations de bonne foi puis, changeant brusquement d’avis, a voulu imposer des conditions préalables qu’il savait inacceptables pour le Sud55. Les journaux renvoient dos à dos Greeley et Lincoln, dépeignant le pre­mier sous les traits d’un amateur naïf et le second sous ceux d’un va-t-en-guerre au cœur sec. Même les républicains les plus convaincus et les partisans les plus loyaux du président critiquent en termes acerbes la manière dont il a géré les manœuvres d’approche de Thompson et de ses hommes de Niagara Falls. Ils lui reprochent notamment d’avoir annoncé dans sa lettre adressée « à qui de droit » que la guerre ne visait pas seulement à rétablir l’Union, mais aussi à émanciper les esclaves56. Ce faisant, ils oublient, ou feignent d’oublier, la Proclamation d’émancipation de Lincoln et son discours de Gettysburg. Rédacteur en chef du New York Times et président du comité national du Parti républicain, Henry Raymond déclare à Lincoln que l’électorat lui tourne le dos, ainsi qu’à son parti, depuis les rencontres canadiennes. Si des élections avaient lieu prochainement, lui explique-t-il le 22 août, il serait battu et les républicains mordraient la poussière au Congrès et dans tous les États du Nord57. Dans la foulée des « négociations de paix » de Thompson à Niagara Falls, des membres du Cabinet de Lincoln se mettent à conspirer contre lui et à caresser l’espoir de le remplacer comme candidat républicain aux présidentielles. Le 19 août, le juge Jeremiah Black rencontre Thompson à Toronto : le secrétaire à la Guerre de Lincoln, Edwin Stanton, lui a demandé de sonder le confédéré sur l’influence réelle des Copperheads et sur les 55 Ralph Fahrney, Horace Greeley and the Tribune in the Civil War, p. 167. 56McPherson, La guerre de Sécession, p. 846. 57 Ibid. 202 VOISI NS E T E N N E M IS chances qu’un autre candidat républicain aurait de remporter le scrutin de 1864 s’il appuyait la cessation des hostilités sans abolir l’esclavage58. Lincoln confie au secrétaire d’État de l’État de New York, Chauncey Depew, qu’il a pensé dès le début des pourparlers que les hommes de Thompson au Canada n’étaient pas accrédités par Davis et que ces négociations finiraient dans l’impasse. Néanmoins, l’incident fait de plus en plus de bruit et Greeley répète à qui veut l’entendre qu’il a fortement incité le président à agir. De toutes parts, on presse donc Lincoln de s’expliquer. « L’armée et le pays tout entier ne parlaient plus que des négociations de Niagara Falls, indique-t-il à Depew. Pour mettre un terme aux torts ainsi causés, j’ai rappelé M. Greeley et formulé ma déclaration adressée “ à qui de droit”. […] Leur mission n’était que subterfuge ; mais ils ont réussi à convaincre Greeley, et il persiste aujourd’hui encore à me reprocher de prolonger les hostilités inutilement, et dans mon seul intérêt59. » Publiquement, toutefois, Lincoln choisit de se taire. Thompson a gagné : Lincoln se retrouve dans une situation embarrassante ; les brèches politiques se sont accentuées dans le camp nordiste ; le mouvement copperhead en sort renforcé. « Peut-on encore douter du fait que l’unique mandat des agents confédérés consistait en réalité à orienter le choix du candidat et du programme au congrès de Chicago ? » demande Lincoln à son Cabinet60. Il a au moins en partie raison. Le fiasco de Niagara Falls aura effectivement des incidences majeures sur le congrès du Parti démocrate de Chicago. Mais il coulera encore beaucoup d’eau sous les ponts d’ici là… L E P H I LO PA R S O N S S U R L E L A C É R I É La carrière militaire du capitaine confédéré Charles Cole a connu bien des hauts et des bas. Il a servi sous le général Nathan Bedford Forrest, a été capturé et emprisonné, puis s’est échappé. Bien qu’il n’ait jamais fait mention de l’événement, il a également été expulsé de l’armée pour vol et malhonnêteté61… À l’été 1864, le capitaine Charles Cole se trouve à 58 New York Herald, 22 août 1864. 59 Chauncey M. Depew, My Memories of Eighty Years, p. 62-63. 60Williams, Horace Greeley, p. 251. 61 Charles Frohman, Rebels on Lake Erie, p. 98. JAC OB T HOM PSON 203 Sandusky, dans l’Ohio, et remonte vers le nord pour se cacher parmi d’autres confédérés réfugiés au Canada. C’est là qu’il entend parler de Thompson. Il lui écrit en juillet pour lui proposer une nouvelle mouture d’un projet déjà fort ancien : se rendre maîtres du Michigan, ce navire à vapeur de l’Union posté sur le lac Érié pour protéger la prison de l’île de Johnson, puis s’en servir pour évacuer les confédérés incarcérés, environ 2 000 hommes. Les prisonniers ainsi libérés pourraient ensuite lancer des raids sur le Nord depuis le Canada afin de déstabiliser l’Union. Réceptif aux idées de Cole, Thompson lui demande de se rendre jusqu’au lac Érié pour observer les horaires et les mesures de sécurité dans les ports. Il devra également s’insinuer dans les bonnes grâces du capitaine et de l’équipage du Michigan. Thompson envoie 4000 $ à Cole, qui les dépense sur-le-champ ou presque : suite dans un hôtel de luxe ; vêtements flambant neufs pour lui et pour sa compagne afin de se donner les allures d’un riche exploitant pétrolier62… Sous la supervision de Stephen Mallory, secrétaire à la Marine de la Confédération, le capitaine confédéré John Beall a participé à la mise sur pied d’une flotte volontaire de dix-huit bâtiments faisant office de garde côtière secrète. Il a vécu à Toronto quelques mois en 1862 et y est revenu au printemps 1864. Thompson lui fait part du plan de Cole. Très vite, Beall recrute une vingtaine de confédérés établis au Canada pour le mettre à exécution. Leur mission consistera à se rendre à Détroit pour y capturer le navire à vapeur américain Philo Parsons, puis à libérer son équipage et amener le bateau jusqu’à Sandusky, bord à bord avec le Michigan. Cole sera déjà sur le navire, à les attendre. Beall et Cole prendront les commandes du Michigan et l’amèneront rapidement au pied de la prison, désormais à découvert. Ainsi présenté, ce plan ne peut que réussir. Thompson remet 25 000 $ à un messager, un dénommé Bennett Young, qui achemine la somme à l’établissement Genesee House de Buffalo à l’intention de Beall. Celui-ci rencontre Cole à Sandusky, puis repasse de l’autre côté de la frontière pour regagner Windsor et mettre la dernière main au projet. Parmi les recrues de Beall se trouve Bennett Burley, représentant en munitions. Connu au Canada sous le nom de Burleigh, il a immigré de 62 Wilfrid Bovey, « Confederate Agents in Canada During the American Civil War », p. 49. 204 VOISI NS E T E N N E M IS son Écosse natale dans l’espoir de vendre une nouvelle mine sous-marine à la Confédération. Hélas, la mine ne fonctionnait pas. Burley est ensuite devenu un corsaire de Beall. Il vit au Canada depuis plusieurs mois et il y organise l’achat et la livraison de munitions fabriquées par une petite fonderie de Guelph pour le compte de la Confédération63. Multipliant les manœuvres d’approche plusieurs semaines durant, Cole finit par se lier d’amitié avec l’équipage du Michigan. Il monte régulièrement à bord et donne plusieurs réceptions fastueuses en l’honneur du capitaine et de ses officiers dans son hôtel ou sur un bateau loué. Il rend également visite à des prisonniers de l’île de Johnson. À ceux qui lui inspirent confiance, il dévoile la date prévue pour la prise du Michigan et l’évasion. Le 18 septembre, Beall monte à bord du Philo Parsons à Détroit et réussit à convaincre le capitaine de faire une escale imprévue pour embarquer un groupe de jeunes gens. Puis, seize autres hommes montent sur le Philo Parsons à Amherstburg, apportant avec eux une grande boîte ainsi qu’un peu de corde. À seize heures, après une autre escale sur l’île de Kelley, les hommes ouvrent la boîte et en retirent des armes. Beall annonce au capitaine qu’il prend les commandes du navire. Les objets les plus lourds sont passés par-dessus bord pour alléger le bateau. Beall ordonne de faire cap avant toute sur l’île de Middle Bass, à une quinzaine de kilomètres de l’île de Johnson, afin d’y faire provision de bois de feu. Le bateau y dépose également les passagers et l’équipage. C’est alors que l’Island Queen, un petit bateau à vapeur, s’approche du Philo Parsons. Une escarmouche d’une demi-heure les oppose ; des coups de feu sont tirés. Le mécanicien du bord est touché en plein visage ; puis, les hommes de Beall finissent par avoir le dessus. Beall capture l’Island Queen au nom de la Confédération et dépose à terre son équipage et ses passagers, notamment vingt-six soldats non armés du 13e régiment de l’Ohio, qui l’ont combattu avec vaillance. Quelques otages sont cependant retenus à bord pour servir de monnaie d’échange si nécessaire. Les hommes de Beall constatent qu’un passager transporte 80 000 $ sur lui ; Beall l’autorise à les conserver. Trop modeste pour être d’une quelconque utilité militaire, l’Island Queen est sabordé. Il est maintenant 63Foreman, A World on Fire, p. 716. JAC OB T HOM PSON 205 vingt et une heures, l’heure prévue pour l’abordage. À distance sûre, Beall et ses hommes fixent le Michigan et attendent le signal qui leur ordonnera de s’approcher. En vain. Cole a été trahi. Le jour de l’opération, il a organisé comme prévu une réception pour les officiers du Michigan. Le repas et le vin contenant la drogue étaient fin prêts quand des soldats ont fait irruption pour arrêter Cole. Accusé d’espionnage, il a été incarcéré sur l’île de Johnson… Ignorant tout du sort funeste de Cole, Beall ordonne d’approcher le Philo Parsons de Sandusky. À la lueur de la pleine lune, il aperçoit le Michigan tous feux allumés, son équipage au garde-à-vous sur le pont. Sur les vingt hommes de Beall, dix-sept se mutinent alors. Mutins et marins loyaux conviennent néanmoins d’éloigner le bateau de la rive pour gagner l’intérieur du lac. La plupart des membres d’équipage ainsi que les otages sont déposés sur l’île Fighting, sur la rivière Détroit. Le bateau fait ensuite cap sur Windsor. Les membres d’équipage restés à bord dépouillent le navire de tout ce qui semble présenter une quelconque valeur, y compris le piano, puis le sabordent. Burley retourne à la fonderie de Guelph. Beall prend le train pour Toronto et se présente chez Thompson, à l’hôtel Queen’s. Thompson lui apprend que l’affaire Michigan-Philo Parsons fait la une des journaux du Canada et des États du Nord. Sur le conseil de Thompson, Beall décide de s’offrir sans plus tarder une escapade de chasse… Il part rapidement pour les Muskokas, au nord de la ville. Dès qu’il apprend la mésaventure de Cole, Thompson écrit une lettre de protestation au colonel Hill, le commandant de l’île de Johnson. Il affirme que Cole n’a rien fait de mal et qu’il est illégal de le détenir sous le seul motif qu’il est soupçonné d’avoir envisagé d’enfreindre la loi. De plus, ajoute Thompson : « Si vous pouvez en toute justice condamner le capitaine Cole pour espionnage, tous les soldats et officiers des États-Unis se trouvant dans les rangs des armées ou à l’intérieur des frontières des États confédérés devraient également être considérés comme des espions et condamnés comme tels. Nous reconnaissons votre droit de le réincarcérer à titre de prisonnier fugitif ayant été repris, mais toute autre sanction serait à notre avis contraire à la justice et à la loi64. » Cole reste néanmoins derrière les barreaux. 64 Thompson à Hill, 22 septembre 1864 ; ibid., p. 236. 206 VOISI NS E T E N N E M IS Lassé de la clandestinité, Beall envoie un article au Toronto Leader pour se justifier. Dans son texte, il s’adresse directement à la population canadienne : « Soit qu’ils en aient le droit, soit que vous les tolériez, les États-Unis font la guerre aux États confédérés sur le lac Érié : ils transportent des hommes et du matériel sur ses eaux ; ils confinent des prisonniers confédérés sur ses îles ; enfin, ils y maintiennent un navire patrouilleur de quatorze canons. Les confédérés ont de toute évidence le droit de riposter, sous réserve qu’ils le fassent sans enfreindre vos lois65. » De nombreux journaux américains profitent de l’épisode du Philo Parsons pour renouer avec leurs discours anticanadiens. « Ces pirates ont grossièrement violé le droit d’asile au Canada, écrit ainsi le Detroit Tribune dans un éditorial qui sera repris dans le Globe. Si nos voisins possédaient une once de grandeur d’âme, ils ressentiraient cette insulte aussi vivement que nous la ressentons nous-mêmes ; mais le préjugé inepte autant qu’amer qui pervertit leur jugement émousse également chez eux tout sens de l’honneur et des convenances66. » Les faux pourparlers de paix de Niagara Falls et l’affaire du Philo Parsons incitent John Dix, général de l’Union, à surveiller d’encore plus près Thompson et ses associés. Peu après la débâcle du Philo Parsons, Dix écrit à Stanton : « Il ne fait aucun doute que l’un des objectifs premiers des insurgés consiste à promouvoir leur cause en suscitant une fracture entre les deux pays par les agissements de leurs agents et représentants au Canada67. » Lyons se trouve alors à Québec, où il rend visite au gouverneur général Monck. Quand il apprend l’incident transfrontalier, il est soudain saisi de terreur à l’idée que Thompson puisse réduire à néant ses années de travail en faveur du maintien de la paix. Bouleversé, il doit garder le lit pendant vingt-quatre heures68. De fait, la situation s’avère préoccupante et les répercussions de l’incident du Philo Parsons dépassent de loin la sphère strictement militaire. Les généraux des États-Unis et le Cabinet de Lincoln s’interrogent sur la sincérité du Canada à leur égard et sur sa 65 Toronto Leader, 30 septembre 1864. 66 Globe, 29 septembre 1864. 67 Dix à Stanton, 30 septembre 1864 ; United States, War Department, The War of the Rebellion, série I, vol. 43, part. II, p. 255-333. 68Foreman, A World on Fire, p. 683. JAC OB T HOM PSON 207 capacité à protéger sa frontière. Remplaçant Lyons pendant son absence, puis sa maladie, Joseph Burnley, représentant suppléant de la GrandeBretagne à Washington, assure à Seward et à Russell que Monck fait tout ce qui est en son pouvoir pour arrêter les coupables et empêcher que de tels incidents se produisent encore69. Mais les Américains ne sont pas convaincus. Seward considère l’épisode du Philo Parsons comme « une agression et un acte de piraterie », et jure qu’il ne restera pas impuni70. En septembre 1864, d’autres bateaux américains sont déployés sur les Grands Lacs. Depuis Sandusky, le major général Hiscock écrit à Stanton pour se féliciter de l’accroissement de la flotte, du perfectionnement de l’armement et de l’amélioration générale des bâtiments. Il rappelle le but de l’opération et désigne les fautifs à sanctionner : « [Il s’agit d’empêcher] les rebelles réfugiés au Canada de s’emparer de navires marchands pour les convertir en bateaux de guerre, sachant que quelquesuns leur suffiraient pour nous causer un tort incalculable si rien n’est fait pour les arrêter […]. L’ex-secrétaire Thompson a été dépêché en sol canadien pour y mettre sur pied des expéditions de la nature la plus redoutable71. » Début octobre, le général Hooker transfère un autre régiment vers le nord pour protéger Buffalo et Détroit. Dix ordonne que cinq remorqueurs soient équipés de canons et envoyés dans les ports stratégiques pour en assurer la défense. Des fonds additionnels sont débloqués pour accélérer la construction d’une flotte de pataches72. L’ajout de ces bateaux enfreint de toute évidence l’accord Rush-Bagot de 1817. Burnley rappelle cette entente au bon souvenir de Seward et souligne son importance pour le maintien de relations cordiales entre la Grande-Bretagne, le Canada et les États-Unis. Mais Seward ne se laisse guère émouvoir et répond même en termes cassants à l’une de ses lettres de protestation : « Tout renforcement […] de l’armement des vaisseaux des États-Unis dans cette région qui dépasserait les limites fixées par l’Accord d’avril 1817 serait temporaire et, répondant à une situation d’urgence qui n’aurait probablement 69 70 71 72 Burnley à Russell, 14 octobre 1864, BAC, fonds Charles Stanley Monck, ICMH n° 51406. Seward à Burnley, 26 septembre 1864, BAC, fonds Charles Stanley Monck, ICMH n° 51406. Hiscock à Stanton, 23 septembre 1864, BAC, fonds Charles Stanley Monck, ICMH n° 51406. Le terme désigne les bateaux composant la flotte douanière, l’ancêtre de la garde côtière. 208 VOISI NS E T E N N E M IS pas été envisagée à l’époque, ne saurait être considéré comme contraire à l’esprit de ce texte73 ». En voyant l’Union déployer ainsi ses troupes, ses canons et ses fusils, ses bateaux et ses dollars au nord de la frontière canadienne et non plus au sud de son territoire, Thompson a probablement souri d’aise. Même si ses manœuvres n’ont pas fonctionné comme prévu, il a réussi à faire diversion et à contraindre l’ennemi à diviser ses forces. Du reste, il n’en a pas fini avec les Grands Lacs et concrétisera bientôt plusieurs autres projets. À CHICAGO En 1863, les victoires militaires de l’Union ont porté un dur coup au pacifisme américain et, plus particulièrement, aux projets de complot de Thompson et des Copperheads contre Lincoln. Le mouvement reprend toutefois une certaine vigueur à la fin du printemps 1864. Ce ne sont pas des défaites de l’Union qui en sont la cause, mais plutôt le lourd tribut que ses victoires imposent à sa population. Nommé par Lincoln général en chef des armées du Nord, Ulysses S. Grant investit dans cette mission nouvelle toute la détermination et la pugnacité qui ont fait sa réputation dans l’ouest. En mai et au début juin, il mène ainsi des batailles déterminantes de sa campagne terrestre : la Wilderness, Spotsylvania et Cold Harbor. D’une férocité sans précédent, elles font 55 000 morts dans les rangs de l’Union. Les nordistes s’effarent du coût exorbitant des hostilités ; en corollaire, la paix leur apparaît de plus en plus souhaitable. Ce revirement de sentiment dans l’opinion publique nordiste sert évidemment les intérêts de la Confédération, qui ne saurait poursuivre très longtemps les combats. Les Copperheads reviennent alors sous les projecteurs ; au premier rang se trouve Vallandigham, toujours réfugié au Canada. Lui rendant visite à Windsor en février 1864, le Dr Thomas Massey, de l’Ohio, et Harrison Dodd, de l’Indiana, deux militants pacifistes, l’ont informé de la montée en puissance d’organisations secrètes œuvrant à la cessation des hostilités. Les sociétés secrètes font partie intégrante de la vie en Amérique depuis fort longtemps. Fondé dans le Midwest, l’Ordre des chevaliers américains (Order of American Knights) a récemment changé de nom : 73 Seward à Burnley, 1er octobre 1864, BAC, fonds Charles Stanley Monck, ICMH n° 51406. JAC OB T HOM PSON 209 pour marquer sa filiation spirituelle avec les grands actes de bravoure qui ont jalonné la Révolution américaine, il s’appelle maintenant les Fils de la liberté (Sons of Liberty). Massey et Dodd expliquent à Vallandigham que les Fils de la liberté regroupent 300 000 membres enthousiastes dans l’Illinois, l’Indiana et l’Ohio. Comté par comté, ils s’organisent en unités militaires et jurent sur leur vie qu’ils battront Lincoln en novembre pour arrêter la guerre. Vallandigham apprend également qu’il a été élu, dans son exil canadien, grand commandant suprême des Fils de la liberté. Il accepte cet honneur. Bientôt, la rumeur affirme qu’il sera candidat à l’investiture démocrate en vue des présidentielles74. Thomas Hines, un capitaine du Kentucky, rencontre Jefferson Davis quelques semaines plus tard. Hines jouit d’une excellente réputation ; il a notamment réalisé d’admirables exploits de cavalerie dans le très téméraire régiment autonome du brigadier général John Hunt Morgan. En dépit de sa petite taille et de ses manières efféminées, il est sur sa monture d’une intrépidité redoutable. Capturé par l’ennemi, il a démontré une force de caractère hors du commun. Enfin, Hines possède une extraordinaire audace : avec Morgan et cinq autres officiers, il a creusé un tunnel qui leur a permis de s’échapper du pénitencier de l’Ohio… L’homme explique son projet à Davis. En compagnie de Thompson et Vallandigham, il coordonnera les régiments des Fils de la liberté et les forces confédérées établies au Canada pour faire évader les prisonniers de Camp Douglas, à Chicago, et de l’île de Johnson. Cette nouvelle armée déclenchera une révolution populaire et concrétisera ainsi le rêve du mouvement copperhead : mettre un terme aux hostilités et fonder une République du Midwest dont Chicago serait la capitale. Davis ayant approuvé son projet, Hines part pour Toronto. Les instructions écrites du secrétaire à la Guerre James Sedden qui lui sont remises précisent qu’il doit « traverser les États-Unis pour gagner le Canada […] en s’adjoignant les hommes placés sous le commandement de Morgan […] au Canada et les mettre à contribution dans les opérations offensives contre les États-Unis qui seront jugées nécessaires, mais respecteront la neutralité des provinces britanniques75 ». Hines reçoit deux cents balles de coton qu’il vend pour financer ses activités. 74 Frank Klement, The Limits of Dissent, p. 253. 75Headley, Confederate Operations in Canada and New York, p. 219. 210 VOISI NS E T E N N E M IS Hines et Thompson se rencontrent à l’hôtel Queen’s et élaborent ensemble un plan d’action. Le 9 juin, Thompson envoie Hines à Windsor pour y retrouver Vallandigham ; lui-même les rejoint deux jours plus tard. Vallandigham se vante de sa popularité croissante en Ohio et dans tous les États du Nord et il invite Thompson à se joindre aux Fils de la liberté76. Thompson accepte. Maintenant qu’il est membre de l’organisation, Vallandigham peut lui parler de ces 300 000 hommes qui n’attendent qu’un signal pour renverser les gouvernements du Missouri, du Kentucky, de l’Ohio, de l’Indiana et de l’Illinois, et pour les remplacer par des gouvernements provisoires bien déterminés à conclure la paix. Gagné par l’enthousiasme, Thompson lui fait parvenir 500 000 $ de son compte canadien pour soutenir son action77. Vallandigham quitte Windsor pour l’Ohio, où il prononce plusieurs discours enflammés visant à promouvoir la cause des Copperheads et les activités des Fils de la liberté. Il espère également se faire arrêter de nouveau, ce qui lui procurerait assurément une excellente visibilité. Le responsable des affaires militaires pour l’Ohio, le général Ambrose Burnside, qui l’avait arrêté la fois précédente, ne lui fera cependant pas cette faveur. Vallandigham reprend très vite le chemin du Canada. Le 1er juillet, Thompson annonce à Davis que le soulèvement s’amorcera comme prévu au milieu du mois : « Nous souhaitons la constitution d’une confédération de l’Ouest et le retour à la paix, écrit-il. Cependant, si la paix ne peut être acquise, alors ce sera la guerre. Plusieurs hommes de grande valeur participent à cette entreprise et il suffit, pour qu’elle réussisse, de montrer une détermination à toute épreuve […]. En un mot, seule la violence peut mettre un terme à la guerre78. » Hines indique à Davis qu’il prévoit l’éclatante réussite des évasions simultanées des prisons de l’île de Johnson, de Chicago, de Rock Island, de Columbus, d’Indianapolis, mais aussi le succès retentissant de l’offensive contre Chicago, qu’il mènera personnellement. Hines escompte que Thompson et lui-même seront bientôt à la tête de 50 000 hommes79. 76 Wood Gray, The Hidden Civil War, p. 168. 77 Ibid. 78Headley, Confederate Operations in Canada and New York, p. 224. 79 Hines à Seddon, 1er juillet 1864, cité dans Bethania Meradith Smith, « Civil War Subversives », p. 233. JAC OB T HOM PSON 211 Thompson organise les approvisionnements en fusils et munitions par l’intermédiaire de James Holcombe. Les armes sont achetées à New York, puis livrées à Holcombe à Montréal. Le 27 juillet, Holcombe assure à Thompson que tout se déroule à merveille, mais qu’il a besoin d’argent supplémentaire pour conclure les transactions. Sa lettre souligne l’intensification des liens confédérés entre le Nord et le Canada : « Nos amis sont ici et nous exhortent à une action rapide, car le temps presse. Ils en ont commandé 5 000 qui coûteront 30 000 or. Pas de paiement avant réception. Billet, Banque d’Angleterre du Canada ; payable à leur ordre ; petites coupures à destination de New York80. » Le 22 juillet, Thompson rencontre le capitaine confédéré John Castleman et le colonel Hines à St. Catharines. Ils s’entretiennent avec plusieurs hommes ayant réussi à obtenir des accréditations de délégués pour le congrès national du Parti démocrate de Chicago. L’assemblée devait à l’origine se tenir le 1er juillet, mais des fuites annonçant de possibles turbulences rebelles au Canada ont provoqué son report. Thompson est invité à envoyer de l’argent et des fusils additionnels. Ils se rencontrent encore à St. Catharines le 7 août. Excuses et justifications se multiplient, ainsi que demandes d’argent frais. Par message codé, Thompson exhorte Davis à organiser une diversion militaire dans le Kentucky pour la mi-août afin d’attirer les troupes de l’Union vers le sud. Il formule également une mise en garde et une prédiction : « Les soldats sont fatigués de la guerre, mais les prêcheurs, hommes d’affaires, journalistes politiques et abolitionnistes acharnés réclament avec force sa poursuite. Si Lee peut se maintenir à Richmond et que Johnston a le dessus sur Sherman en Géorgie avant les élections, Lincoln sera probablement battu81. » Thompson semble ignorer que ses faits et gestes sont immédiatement rapportés à Seward. Les espions du secrétaire d’État sont si efficaces que Lincoln ne perd rien des différents projets qui bouillonnent dans la nébuleuse formée par les Copperheads, les sociétés secrètes et ce groupe restreint que les observateurs commencent à appeler le « Cabinet confédéré du Canada ». Même si Lincoln et ses conseillers ne s’entendent pas sur l’ampleur réelle de la menace qu’ils représentent, le président les 80Headley, Confederate Operations in Canada and New York, p. 226. 81 Ibid., p. 221. 212 VOISI NS E T E N N E M IS prend très au sérieux et diverses mesures sont mises en œuvre pour les contrer82. Peu après la rencontre de St. Catharines, de nouvelles troupes sont envoyées à Chicago pour assurer la sécurité des congressistes ; des soldats supplémentaires sont également déployés autour du siège des gouvernements de l’Indiana, de l’Illinois et de l’Ohio. Bien que les retards dans l’exécution des projets et l’arrivée de renforts militaires tempèrent quelque peu l’ardeur des Fils de la liberté, leurs dirigeants maintiennent leurs efforts de ralliement et de motivation. Une soixantaine de confédérés établis au Canada se réunissent à l’hôtel Queen’s. Hines leur donne ses instructions et remet à chacun d’eux 100 $ ainsi qu’un billet de train pour Chicago. Ils y arrivent le 28 août, la veille de la date prévue pour l’ouverture du congrès à l’Amphithéâtre. Patiemment, ils attendent les milliers d’hommes armés et résolus que le chef des Fils de la liberté de l’Illinois, Amos Green, leur a promis. Patiemment, ils attendent… mais ne voient rien venir. Green et les 12 000 $ que Thompson lui a confiés se sont envolés. Se rappelant que c’est par la retenue que la bravoure s’exprime parfois le mieux, la plupart des hommes de Thompson prennent discrètement la poudre d’escampette. À Toronto, Thompson concocte en toute hâte un plan révisé. Il ordonne à Castleman et Hines de rassembler autant d’hommes qu’ils le pourront, de réquisitionner un train, de couper les lignes du télégraphe et de libérer les confédérés des prisons de Rock Island et de Springfield. Ensuite, les rebelles brûleront les ponts et détruiront les câbles télégraphiques encore en fonction à l’exception d’un seul : il permettra de claironner leurs exploits à destination de Washington et du monde entier. La stratégie s’enclenche… Mais comme à Chicago, elle fait long feu. Les conspirateurs ont été trahis et Castleman est arrêté. Les autres retournent au Canada sans demander leur reste. L’échec de l’offensive sur le congrès de Chicago et le fiasco des évasions de prisonniers s’ajoutant à l’épisode du Philo Parsons, tous les regards convergent maintenant sur Thompson et ses activités canadiennes. 82McPherson, La guerre de Sécession, p. 646. Les historiens se sont également interrogés sur l’ampleur de cette menace… Wood Gray (1942) et Frank Klement (1984) affirment que les républicains l’ont exagérée pour attiser la peur et accroître leur propre poids politique. En 2006, dans Copperheads : The Rise and Fall of Lincoln’s Opponents in the North, Jennifer Weber écrit toutefois que Lincoln avait raison de craindre le « coup de poignard dans le dos » : la menace était bien réelle et aurait pu changer le cours de la guerre. JAC OB T HOM PSON 213 Stanton et Seward reçoivent des comptes rendus de plus en plus fréquents et alarmants. Le 30 septembre, le général Dix télégraphie ainsi à Stanton que Thompson a été vu à Sandwich, dans le Canada-Ouest, en compagnie d’un colonel confédéré bien connu, William Steele, et qu’ils ont fomenté une « expédition de piraterie » sur les Grands Lacs. Le lendemain, le prévôt maréchal constate : « Le colonel Jacob Thompson, agent rebelle résidant à Sandwich, au Canada, met actuellement sur pied une expédition canadienne pour s’emparer de trains américains83 ». Rien ne semble fonctionner comme Thompson l’a prévu. Néanmoins, ses opérations ainsi que les rapports et rumeurs qui affluent vers Washington produisent l’effet qu’il recherchait en obligeant l’Union à détourner hommes, temps et argent de ses affrontements avec les confédérés du Sud. Par ailleurs, ses interventions les plus discrètes se révèlent souvent les plus efficaces. À Toronto, Thompson conclut une entente avec l’agent confédéré Beverley Tucker, qui achemine du coton au Canada. Pour chaque livre de coton livrée au nord de la frontière canadienne, une livre de lard prend clandestinement le chemin du Sud affamé. D’autres interventions visent à déstabiliser la monnaie des États-Unis et à provoquer sa dévaluation. Pendant ce temps, dans son bureau de Montréal, Clement Clay approuve à l’insu de Thompson un projet beaucoup moins discret visant à concrétiser enfin l’invasion et la guerre que Thompson devait précipiter depuis le Canada… L E R A I D S U R S T. A L B A N S La santé de lord Lyons se détériore : en octobre 1864, les médecins diagnostiquent des névralgies. Lyons commence à payer le prix de trois années de stress intense. Il vient de passer quelques semaines fort agréables avec Monck et sa famille à Spencer Wood, la splendide résidence officielle du gouverneur général. Il a également noué une belle amitié avec la fille de Monck, Feo, une jeune femme vive et dynamique. Fait rare chez cet homme austère, lord Lyons s’est beaucoup amusé. Avec Monk et sa famille, il a visité plusieurs régions du Canada, admirant notamment les chutes de Shawinigan ainsi que Montréal et Toronto. Il 83 Dix à Stanton, 30 septembre 1864 ; Hill à Potter, 21 septembre 1864 ; United States, War ­Department, The War of the Rebellion, série I, vol. 43, part. II, p. 229 et 234. 214 VOISI NS E T E N N E M IS a voulu voir les chutes du Niagara mais, soucieux d’éviter tout contact avec les confédérés de l’hôtel Clifton Hill, a franchi la frontière pour les contempler du côté américain. Très bientôt, ses obligations professionnelles ramènent toutefois Lyons aux États-Unis. Le 20 octobre, à New York, il revêt son queue-depie pour assister à une réception à laquelle sont invités plusieurs dignitaires, dont le général Dix. Pendant le cocktail, Lyons aperçoit Dix qui reçoit un télégramme et se précipite hors de la pièce. Il revient une demi-heure plus tard et, sous les yeux ébahis des autres convives, interpelle vigoureusement Lyons : des confédérés du Canada sont entrés au Vermont pour prendre la ville de St. Albans ! C’est Bennett Young, messager et agent confédéré chevronné de Thompson, qui dirige les opérations. Young est un bel homme de 21 ans originaire du comté de Jessamine, dans le Kentucky. Il a servi aux côtés du général Morgan en Ohio. Capturé et incarcéré, il s’est échappé pour trouver refuge à Montréal début 1864. Clement Clay l’a alors incité à retourner à Richmond par Halifax et les Bermudes. Muni d’une lettre et d’instructions de Clay, Young a rencontré James Sedden, secrétaire à la Guerre, qui l’a nommé lieutenant et renvoyé au Canada. Thompson a sollicité Young pour plusieurs missions, notamment les pourparlers de paix avec Horace Greeley et l’opération avortée de perturbation du congrès national du Parti démocrate de Chicago. Depuis son hôtel de Ste. Catharines, Young a également participé à l’élaboration d’un plan d’émeute pour la prison Camp Chase de Columbus, en Ohio. Il s’est rendu dans cet État avec une trentaine d’hommes. La plupart ont cependant pris peur au dernier moment et Young est revenu à Ste. Catharines, où il attend encore d’accomplir l’exploit qui le rendra célèbre. À Montréal, Young et Clay conçoivent les préparatifs du raid sur St. Albans. Clay remet à Young 2 000 $ pour ses dépenses. Grâce au réseau de Clay au St. Lawrence Hall, Young sélectionne vingt jeunes sudistes d’expérience et en parfaite santé, brûlant comme lui d’un désir ardent de mourir pour la cause. Ils quittent Montréal par des trains différents. Leur arrivée à St. Albans s’échelonne sur plusieurs jours. Se faisant passer pour les membres d’un club de chasse et de pêche canadien, ils réservent des chambres dans divers hôtels. Young et l’un de ses complices partent en JAC OB T HOM PSON 215 éclaireurs dans les rues. Le 19 octobre, à quinze heures, tous convergent vers le carrefour principal de la ville. Au signal convenu, ils jettent leurs manteaux à terre en révélant leurs uniformes de la Confédération et les deux pistolets à six coups qu’ils portent croisés sur la poitrine. Depuis le porche avant de son hôtel, Young hurle qu’ils prennent possession de la ville au nom de la Confédération. Au milieu des cris et des armes qu’on brandit en tous sens, les citadins sont escortés jusqu’au parc municipal. Quelques hommes résistent ; une bataille éclate ; des coups de feu sont tirés. Un habitant de St. Albans sera touché à la jambe. Dans la confusion, les pleurs et les vociférations, des membres de l’escouade de Young font irruption dans les trois banques de la ville et s’emparent d’environ 200 000 $. Les assaillants tirent également de leurs sacs une cinquantaine de feux grégeois avec lesquels ils enflamment les bâtiments environnants84. Le saccage se poursuit pendant quarante-cinq minutes environ. Et, d’un coup, le désordre fait place à un invrai­ semblable chaos. George Conger, capitaine de l’Union, se trouve en permission à St. Albans. Il réussit à s’éclipser et rassemble très vite quelques hommes pour reprendre la ville. Tandis que les confédérés s’apprêtent à s’enfuir à cheval, des coups de feu sont tirés depuis des fenêtres du deuxième étage des maisons environnantes. Enhardis par ce revirement de situation, des hommes de la foule confinée sortent des armes de leurs vestes et se jettent dans la mêlée. Les conjurés lancent leurs dernières bouteilles incendiaires sur les maisons où se terrent leurs attaquants et s’enfuient au galop en tirant des coups de pistolet. Trois confédérés sont touchés ; un civil est tué. À un peu plus de dix kilomètres de là, Young et ses hommes, exténués, descendent de leurs montures écumantes non loin d’un pont, Conger et sa petite troupe encore à leurs trousses. Ils réquisitionnent un tas de foin et attendent. Quand ils voient les hommes de Conger arriver, ils incendient le pont et le tas de foin et tirent sur leurs poursuivants. À vingt et une heures, les vingt membres du raid sont de retour au Canada. Ils reprennent leurs vêtements civils, se débarrassent de leurs chevaux et se séparent. Young vient finalement d’accomplir l’exploit dont il rêvait. 84 Les feux grégeois étaient des bouteilles de verre remplies d’un mélange liquide de phosphore et de sulfure de carbone utilisées pour incendier des bâtiments ; ils constituaient en quelque sorte les précurseurs de ce qu’on appellera bien plus tard les « cocktails Molotov ». 216 VOISI NS E T E N N E M IS Il part à pied dans l’intention de rejoindre Clay à Montréal. En chemin, il s’arrête dans une ferme pour demander à boire et à manger. Une femme le fait entrer ; il s’installe près de la cheminée pour se reposer. Quelques minutes plus tard, un peu plus d’une vingtaine d’hommes du détachement de Conger font irruption dans la pièce, projettent Young au sol et se mettent à le frapper. Ensanglanté, ahuri, Young se retrouve jeté à l’arrière d’un chariot entre des hommes qui pointent leurs armes sur sa tête. Il hurle que ses ravisseurs violent la neutralité britannique. Ses attaquants hurlent à leur tour et recommencent à le battre. D’un bond, Young se lève, bouscule les deux hommes, les fait tomber en bas du chariot et agrippe les rênes. Les autres reprennent rapidement leurs esprits et se remettent à frapper Young ; l’un d’eux lui assène des coups du plat d’une épée. Soudainement, comme surgi du néant, un officier britannique en veste rouge met un terme à la bagarre et exige qu’on lui explique ce qui se passe. Tout en écoutant Young et ses ravisseurs vociférer leurs versions respectives des faits, le soldat britannique réfléchit à toute vitesse. Il assure finalement aux hommes de Conger que la plupart des compatriotes de Young sont déjà en état d’arrestation et réussit à les convaincre de le libérer. En échange, il leur promet de s’occuper du jeune homme et leur garantit que lui et les autres assaillants de St. Albans y seront renvoyés pour y être jugés. Son stratagème fonctionne ; Young prend le chemin de la prison. Tandis que lord Lyons se fait interpeller publiquement par le général Dix à New York, le gouverneur général Monck reçoit un télégramme du gouverneur du Vermont, J. Gregory Smith, manifestement dans tous ses états85. Croyant que le raid témoignait d’une invasion massive en bonne et due forme, Smith a mobilisé tous les réservistes dont il disposait pour protéger les autres villes ainsi que les nœuds ferroviaires. Ignorant que la capture des conjurés est déjà enclenchée, Monck ordonne leur arrestation. Pendant ce temps, Dix envoie un télégramme au Vermont pour commander aux troupes américaines de mettre la main au collet des assaillants de St. Albans et de les arrêter, de l’autre côté de la frontière 85 Smith à Monck, 18 octobre 1864, BAC, fonds du Cabinet du gouverneur-général du Canada, RG7-G-6, vol. I, p. 118. JAC OB T HOM PSON 217 canadienne s’il le faut. Lyons proteste énergiquement et Dix doit reconnaître que Washington ne l’a pas autorisé à donner cet ordre86. Le raid lancé depuis le Canada, le détachement de Conger, l’ordre impétueux de Dix… tout cela n’annonce rien de bon. Le secrétaire d’État Seward est rapidement mis au courant de la situation. Il envoie au représentant britannique suppléant, Joseph Burnley, en poste jusqu’au retour en fonction officiel de Lyons, un message réclamant l’extradition immédiate des membres du commando de St. Albans 87. Quelques jours plus tard, alors que les conspirateurs sont encore incarcérés dans des prisons canadiennes, Seward réitère sa demande88. Dès avant le raid sur St. Albans, Seward avait envoyé à Londres un message adressé au secrétaire aux Affaires extérieures, Russell, dans lequel il faisait état d’incidents récents prouvant, selon lui, que la GrandeBretagne n’était pas en réalité aussi neutre qu’elle aimait à le prétendre. Par conséquent, poursuivait-il, le Canada et la Grande-Bretagne devaient s’attendre à ce que l’accord Rush-Bagot soit prochainement abrogé, et les Grands Lacs remilitarisés89. Le raid de St. Albans n’arrange évidemment pas les choses… Même Robert E. Lee écrit à Jefferson Davis que ce genre d’expédition est illégale et mal avisée. Les hommes chargés de telles opérations, précise-t-il, seraient plus judicieusement employés sur les champs de bataille ou dans la protection des villes du Sud90. Des deux côtés de la frontière, la presse s’offusque à grands cris d’orfraie. À l’unanimité ou presque, les journaux américains condamnent l’implication canadienne dans le raid. De leur côté, les journaux canadiens désavouent le commando, mais se scandalisent de l’incursion transfrontalière de Conger91. Cet éditorial du Montreal Gazette témoigne du point de vue de la presse canadienne dans son ensemble, même la plus favorable aux sudistes : « Le premier devoir du gouvernement du Canada et de la population canadienne est de veiller à ce que le droit d’asile qu’ils offrent sur leur sol ne soit ni trahi ni enfreint. Le gouvernement ne doit ménager 86Winks, The Civil War Years, p. 303. 87 Seward à Lyons, 29 octobre 1864, BAC, fonds Charles Stanley Monck, ICMH n° 51406. 88 Seward à Lyons, 1er novembre 1864, BAC, fonds Charles Stanley Monck, ICMH n° 51406. 89 Seward à Russell, 24 octobre 1864 ; copie à Monck, BAC, fonds Charles Stanley Monck, ICMH n° 51406. 90Winks, The Civil War Years, p. 307. 91 New York Times, 20 octobre 1864 ; New York Herald, 24 octobre 1864. 218 VOISI NS E T E N N E M IS aucune peine pour atteindre ce but. [Mais] ce n’est pas faire la guerre en gens civilisés que de s’emparer par surprise d’une ville paisible et de tirer sur les gens dans la rue tout en cambriolant [des banques] ; c’est là se comporter en sauvages92. » Les hommes de Thompson s’emparent à leur tour de la plume, se causant peut-être au passage plus de tort que de bien. Depuis sa cellule, Young envoie une lettre expliquant son geste à l’Evening Telegram de Montréal, partisan des sudistes : l’Union ayant incendié plusieurs villes du Sud, il voulait infliger le même sort à des villes du Vermont en guise de représailles. Avec un aplomb qui force l’admiration, Young ajoute qu’il a été arrêté au Canada par des citoyens américains, et qu’ils devraient donc être condamnés pour violation de la neutralité canadienne93. Sans approuver le raid, un éditorial du Toronto Leader donne raison à Young : si l’armée de l’Union peut détruire en toute impunité des propriétés dans le Sud, écrit le journal, pourquoi les forces confédérées ne pourraient-elles pas causer des dévastations similaires dans le Nord94 ? À la lettre de Young succède un texte de George Sanders : cet agent de Thompson soutient que le jeune homme a été mandaté par le gouvernement de Richmond dans le but exprès de mener l’expédition sur St. Albans : il est donc un prisonnier de guerre et doit être traité comme tel. L’opération ne peut pas être considérée comme un raid ordinaire ou un cambriolage de banque, ajoute Sanders : c’est un acte de guerre parfaitement légitime95. Tandis que les journaux s’enflamment, Burnley, Russell, Monck et le gouvernement canadien s’efforcent d’apaiser les esprits en condamnant l’agression et en dénonçant les hommes qui l’ont perpétrée ainsi que les confédérés établis au Canada qui l’ont organisée et financée. Burnley écrit à Monck que Lincoln est satisfait des mesures prises jusque-là dans les affaires du Philo Parsons et du raid sur St. Albans. Le président, ajoutet-il, est convaincu que les opérations de piraterie sur les Grands Lacs et ce raid récent ne visent qu’à provoquer une guerre entre les États-Unis et la 92 Montreal Gazette, 26 octobre 1864 ; Toronto Leader, 25 octobre 1864 ; Saint John Morning Telegraph, 27 octobre 1864. 93 Globe, 24 octobre 1864. 94 Toronto Leader, 9 novembre 1864. 95 Globe, 27 octobre 1864. JAC OB T HOM PSON 219 Grande-Bretagne ; il assure que son gouvernement ne tombera pas dans ce piège96. Pendant ce temps, d’autres rumeurs de complots frontaliers sont portées à l’attention de Seward, qui en informe Monck et Burnley. On parle encore de piraterie sur les Grands Lacs, de nouveaux raids lancés depuis le Canada, de conspirateurs établis à Montréal qui prévoiraient d’embraser différentes villes du Nord. Contrairement à Lincoln, Seward critique publiquement la réaction canadienne, qu’il juge trop timide : « Ce ne sont pas le gouvernement des États-Unis et sa population qui manquent à leurs obligations nationales de fraternité97 ». Tandis que la machine à rumeurs s’emballe, le gouverneur du Vermont, Smith, mobilise les unités de milice et réclame au secrétaire à la Guerre Stanton, divers équipements et fournitures de cavalerie, notamment cinq cents carabines, des pistolets et des sabres. Démontrant par son empressement toute l’importance qu’il accorde à la frontière canadienne, Stanton lui répond le jour même et lui fait envoyer tout ce qu’il demande98. Le lendemain, il écrit au général Grant pour lui exposer la situation dans l’État de New York ; il décrit en particulier les mesures prises pour protéger les forts, les canaux, les ports et les villes contre les « rebelles importés du Canada ». Grant confirme que le danger n’est pas à négliger et propose que les nouvelles recrues qui s’entraînent dans cet État, au lieu de servir ensuite dans son armée, soient plutôt affectées à la défense frontalière99. Environ 2000 soldats d’abord promis à Grant sont ainsi placés sous le commandement de Dix. Le 25 octobre, les membres du commando de St. Albans sont amenés devant le juge Charles-Joseph Coursol à Saint-Jean, au sud-est de Montréal100. La salle d’audience est bondée de journalistes américains, mais aussi du Canada et des Maritimes, sans compter les curieux. Plusieurs sont venus en train depuis Montréal vêtus de leurs uniformes de la Confé96 Burnley à Monck, 23 octobre 1864 ; fonds du Cabinet du gouverneur général du Canada, RG7G-6, vol. I, p. 136. 97 Seward à Lyons, 3 novembre 1864 ; copie : Burnley à Monck, 7 novembre 1864 ; fonds du Cabinet du gouverneur-général du Canada, RG7-G-6, vol. I, p. 138. 98 Gregory à Stanton, 22 octobre 1864 ; Stanton à Gregory, 22 octobre 1864 ; United States, War Department, The War of the Rebellion, série I, vol. 43, part. II, p. 452. 99 Stanton à Grant, 23 octobre 1864 ; Grant à Stanton, 24 octobre 1864 ; United States, War Department, The War of the Rebellion, série I, vol. 43, part. II, p. 452-453 et 456. 100 Aujourd’hui, Saint-Jean-sur-Richelieu. 220 VOISI NS E T E N N E M IS dération. Young et ses complices sont défendus par des avocats engagés par George Sanders et rémunérés à même les fonds de Clay. Leur avocat principal s’appelle John C. Abbott ; il est le doyen de la faculté de droit de l’Université McGill et deviendra premier ministre du Canada en 1891. Les conjurés font l’objet de six chefs d’accusation, tous passibles d’extradition : cambriolage ; tentative d’incendie ; vol de chevaux ; coups et blessures ; tentative de meurtre ; meurtre. Au bout de trois jours, la tension est devenue si insupportable dans la petite ville que les audiences sont transférées à Montréal, dans un établissement plus sûr. Young et ses amis sont installés chez leur geôlier, où Sanders leur dispense à profusion excellents vins, succulents repas et prostituées de luxe. Ils reçoivent également de nombreux visiteurs, notamment Clay et Thompson. Les audiences reprennent le 3 novembre et s’éternisent en retards, ajournements et arguties juridiques absconses. Les avocats tentent de se faire envoyer depuis Richmond des documents qui prouveraient que Davis a bien mandaté les accusés, mais Monck, puis Lincoln, refusent d’accorder des sauf-conduits aux messagers. Les chefs d’accusation sont par ailleurs traités séparément, ce qui ralentit considérablement les procédures. Tandis que les audiences préliminaires progressent à pas de tortue, Thompson persévère dans l’exécution des opérations qu’il planifie depuis des semaines. Dans ce contexte déjà explosif, elles achèveront de mettre le feu aux poudres. CHICAGO ET NEW YORK EN FL AMMES En octobre 1864, les offensives incessantes du général Grant sur le Sud sèment une horreur inouïe dans les villes, parmi les soldats comme dans la population civile. À Petersburg, les combattants s’enlisent dans la boue des tranchées en zigzag dans lesquelles ils vivent, se battent et meurent bien souvent. Villes et récoltes sont ravagées par le feu. Affamés, l’œil hagard, les malheureux dont la maison a été détruite errent en tous sens. C’est la guerre, la guerre totale. Le Richmond Whig observe le chaos dans lequel sombre ce conflit et appelle à la vengeance, aux représailles contre les villes et les civils du Nord. Son éditorial du 15 octobre, quelques jours avant le raid sur St. Albans, exhorte à la riposte. JAC OB T HOM PSON 221 Brûlons l’une des principales villes ennemies, disons Boston, Philadelphie ou Cincinnati. Comment ? Rien de plus facile ! Un million de dollars suffirait pour réduire en cendres la ville ennemie la plus superbe. Les hommes susceptibles de mettre ce projet à exécution sont déjà là. Il ne serait pas difficile de trouver là-bas, ici ou au Canada, des gens capables de prendre en charge une telle entreprise et d’en organiser la logistique101. Thompson s’affaire justement à planifier une telle offensive. Dans sa suite hôtelière de Toronto, il rencontre trois conjurés triés sur le volet pour discuter des modalités de l’opération : le capitaine Thomas Hines, le colonel Robert Martin et le capitaine John Headley. Ils s’accordent à considérer que des actions d’éclat frappant les grandes villes du Nord galvaniseraient la population en faveur des Fils de la liberté et de la cessation des hostilités, au profit de la Confédération. Ils déterminent la date idéale pour démontrer ainsi la puissance et la détermination de la société secrète : le 8 novembre, jour de l’élection présidentielle. Thompson confie à Hines et à des dénommés Walsh et Morris l’offensive sur Chicago. Le choix de cette cible s’impose de lui-même : de nombreux confédérés établis au Canada entretiennent des liens étroits avec cette ville, par ailleurs désignée comme capitale de la future république des Copperheads. Les conspirateurs échafaudent une stratégie pour libérer les détenus de Camp Douglas et d’autres prisons de l’Illinois. Les incendies et les bombes frapperont en des points de la ville soigneusement sélectionnés ; les gradés militaires de Chicago seront capturés ou exécutés. Fort d’une armée de 25 000 prisonniers confédérés récemment libérés de prison, les rebelles s’empareront de l’État102. Thompson considère que New York est également mûre pour ce type d’opération. Son maire a prononcé devant des foules importantes des discours passionnés hostiles à la guerre et à Lincoln. La conscription y a provoqué des émeutes qui témoignent avec éloquence de l’opposition des New-Yorkais au conflit ainsi qu’au gouvernement. Thompson affecte John Headley et des dénommés McMaster, Horton et Wood à cette attaque. Tous sont absolument convaincus que les 20 000 confédérés, les Fils de la liberté ainsi que de nombreux autres 101 Richmond Whig, 16 octobre 1864, cité dans Foreman, A World on Fire, p. 697. 102Headley, Confederate Operations in Canada and New York, p. 265. 222 VOISI NS E T E N N E M IS habitants de New York exulteront d’être enfin libérés de Lincoln et de la guerre, appuieront sans réserve les conjurés venus du Canada et les porteront en triomphe103. Mais les plans de Thompson concernant Chicago sont éventés et l’offensive tourne court. Le 2 novembre, Seward annonce par télégramme à ses chefs militaires l’arrivée d’insurgés confédérés en provenance d’outre-frontière104. Le 9 novembre, le colonel Benjamin Sweet et le brigadier général John Cook, responsable du district de l’Illinois, capturent d’un seul coup de filet tous les conspirateurs de Thompson en même temps qu’une poignée de bons à rien de tous acabits. Jamais à court de ressources, Hines réussit toutefois à s’échapper en se cachant dans un sommier sur lequel est étendue une amie qui feint d’être malade105. Ayant voyagé deux par deux pour éviter d’éveiller les soupçons, les huit confédérés de Toronto affectés à New York y arrivent le 30 octobre et se répartissent dans différents hôtels de Lower Manhattan. Munis de lettres de recommandation de Thompson, ils rencontrent à plusieurs reprises les Copperheads new-yorkais. Grâce à son réseau de connaissances et à sa forte personnalité, James McMaster, propriétaire et rédacteur en chef du New York Freeman’s Appeal, s’impose rapidement comme le principal porte-parole du groupe. Il prétend s’être entretenu avec le gouverneur de l’État, Seymour ; il appuie indéfectiblement leur projet, affirme-t-il, et promet de ne pas envoyer l’armée contre eux106. Dès que New York sera prise, souligne McMaster, Seymour pèsera de tout son poids politique et moral pour convaincre les gouverneurs du New Jersey et des autres États de la Nouvelle-Angleterre d’unir leurs forces pour se séparer des États-Unis et constituer une nouvelle république comparable à celle du nord-ouest. Enhardis par cet appui inespéré et ces idées grandioses, les comploteurs mettent la dernière main à leur plan d’attaque. Comme à Chicago, les fuites font échouer l’offensive sur New York. Le 7 novembre, le major général Benjamin Butler fait entrer 5 000 soldats dans la ville. L’homme s’est rendu célèbre en établissant sa mainmise sur 103 Ibid. 104Foreman, A World on Fire, p. 701. 105 Smith, « Civil War Subversives », p. 239. 106Headley, Confederate Operations in Canada and New York, p. 267. JAC OB T HOM PSON 223 la Nouvelle-Orléans d’une manière efficace, mais particulièrement brutale, quand elle a été conquise par l’Union. Dressant le bilan des activités confédérées dans sa ville, le New York Times se félicite de l’entrée en scène de Butler : « Tout patriote digne de ce nom ne peut que se réjouir du choix éclairé du gouvernement et de l’arrivée de cet homme qui a su broyer la racaille braillarde de la Nouvelle-Orléans comme fétu de paille et ramener cette ville à l’ordre et au calme. Le Copperhead, à l’inverse, tremble et gémit de terreur107. » Manifestement trahis, les confédérés diffèrent leur opération. Début novembre, la réélection de Lincoln refroidit encore leurs ardeurs. Ils communiquent avec Thompson, à Toronto, qui les incite à poursuivre leurs activités sans se laisser décourager par l’échec de leur grand projet108. Terrés dans la clandestinité, ils attendent. Les troupes de Butler se retirent à la faveur de l’accalmie qui succède au scrutin. Leur départ ravive le zèle des patients conspirateurs. Ils sont moins nombreux, certes, mais ceux qui restent sont les plus dévoués à la cause. Ils entreprennent l’élaboration d’une nouvelle mouture de leur ancien projet : ils incendieront la ville dans le seul but d’effrayer ses habitants et de montrer à Lincoln que la destruction des propriétés sudistes par le feu ne restera pas impunie109. Headley achète des feux grégeois à un apothicaire établi non loin de Washington Square. Le 25 novembre, les conjurés se mettent en marche. Chacun d’eux transporte une dizaine de bouteilles incendiaires. Ils prennent des chambres dans différents hôtels. Puis, ils attendent. À vingt heures, ils vident quelques-uns de leurs feux grégeois, craquent une allumette et filent en toute hâte vers d’autres hôtels et théâtres visés par leurs incendies de représailles. Soudain, les cloches sonnent à la volée dans Broadway : dix-neuf hôtels et plusieurs théâtres sont en feu ! Pris de panique, les gens sortent en hurlant des bâtiments en flammes. Plusieurs sautent par les fenêtres des premiers et deuxièmes étages ; d’autres se précipitent sur les échelles de secours. Les confédérés de Thompson se mêlent à la foule pour profiter de cette scène de chaos. Le théâtre Winter Gardens est évacué. Le public s’y pressait nombreux pour participer à une soirée de financement en vue de 107 New York Times, 7 novembre 1864. 108Headley, Confederate Operations in Canada and New York, p. 271. 109 Ibid. 224 VOISI NS E T E N N E M IS l’érection d’une statue de Shakespeare dans Central Park. Il devait ensuite assister à une représentation de Jules César mettant en scène trois des acteurs les plus renommés et talentueux de l’Amérique à l’époque : Junius Booth, son fils Edwin, et la vedette de la famille, John Wilkes Booth. Très vite, il appert que les feux grégeois n’ont pas bien fonctionné et que plusieurs incendies n’ont pas été allumés correctement. Certains se sont éteints d’eux-mêmes ; d’autres ont été rapidement circonscrits par les pompiers. En quelques heures, les flammes sont maîtrisées. L’épisode a suscité une commotion dans la population, mais on ne déplore aucun blessé grave. Le lendemain matin, les conspirateurs se retrouvent pour le petit déjeuner dans un restaurant situé aux environs de la 12th Avenue et de Broadway. Détendus, ils prennent leur temps et lisent avec satisfaction le compte rendu de leurs exploits dans les journaux. Certains flânent tout l’après-midi à Central Park. À leur retour au centre-ville, ils apprennent toutefois que plusieurs de leurs complices ont été arrêtés. Dans son édition de l’après-midi, le New York Times écrit qu’un homme venu du Canada avait alerté les autorités de Washington quelques semaines plus tôt. Il a demandé 100 000 $ en échange de renseignements sur les conjurés. Il a même donné des noms110. Headley et ses hommes prennent un train pour le nord le soir même ; le lendemain, ils rencontrent Thompson à Toronto. Ils apprennent que c’est Godfrey Hyams, un homme de l’Arkansas, qui les a trahis. Il est également à l’origine des fuites relatives à d’autres opérations. Hyams vivait à l’hôtel Queen’s depuis quelque temps. Même si Hines l’a souvent mis en garde contre lui, Thompson l’aimait bien et lui faisait confiance. Hyams a quitté l’hôtel le jour même, mais il est resté à Toronto. Quelques jours plus tard, Thompson reçoit une dénommée Katie McDonald. Elle est venue de New York lui demander de l’argent pour financer le procès des hommes accusés de complicité avec les incendiaires. Son frère, le rédacteur en chef du Day Book de New York, est du nombre. Thompson accepte de prendre sa demande en considération. Il apprend toutefois que des enquêteurs new-yorkais viennent d’arriver à Toronto ; apparemment, ils ont suivi Katie McDonald à la trace. Thompson prévient 110 New York Times, 26 novembre 1864. JAC OB T HOM PSON 225 tout de suite les membres de l’opération new-yorkaise : ils doivent s’éclipser dans la clandestinité. La santé de lord Lyons continue de se détériorer. Le 6 novembre, il s’évanouit dans son bureau. Le lendemain, il confie temporairement ses responsabilités professionnelles à son secrétaire, Joseph Burnley, qui a déjà pris sa relève à plusieurs reprises. Lyons sera remplacé cinq mois plus tard par sir Frederick Bruce, le frère cadet de l’ancien gouverneur général du Canada, lord Elgin. Bruce a été lieutenant-gouverneur de Terre-Neuve et a occupé différents postes en Amérique du Sud, en Égypte et en Chine. Juste avant son retour en Angleterre, Lyons consacre à Seward son dernier entretien officiel. Les deux hommes travaillent ensemble depuis trois ans maintenant ; tous deux ont pris de l’expérience et sont devenus des diplomates efficaces et nuancés. Dans le dernier message qu’il adresse à Seward, Lyons lui assure que Monck réussit fort bien à circonscrire Thompson et qu’il doit faire preuve de patience envers la stratégie canadienne. Mais juste avant d’envoyer ces mots rassurants à Seward, Lyons écrit à Russell pour lui dire qu’il faut absolument mettre un terme aux agissements de Thompson et de ses hommes le plus rapidement possible : soumis à des pressions considérables, le gouvernement américain ne pourra plus prendre son mal en patience très longtemps111. Après avoir passé un mois à se reposer dans une chambre aux rideaux constamment tirés, Lyons a enfin repris assez de forces pour voyager. Le 12 décembre, il quitte l’Amérique pour la dernière fois en laissant un grand vide derrière lui. LE GEORGIAN Thompson a encore plus d’un tour dans son sac… À la fin du mois d’octobre 1864, il réussit à convaincre l’un de ses amis canadiens, le lieutenant-colonel George Denison, de servir de prête-nom dans l’achat du vapeur Georgian pour le compte d’un certain Dr James Bates, du Kentucky. La transaction se montera à 18 000 $. Le capitaine John Beall, celui-là même qui a détourné le Philo Parsons, sort de la clandestinité pour organiser l’équipage. Le bateau doit être amené à Port Colborne, sur la rive nord du lac Érié, à une trentaine de kilomètres seulement de Buffalo. 111Foreman, A World on Fire, p. 702. 226 VOISI NS E T E N N E M IS Il sera équipé et armé, puis servira à libérer les prisonniers de l’île de Johnson. Certains deviendront ensuite membres d’équipage des autres bateaux de cette flotte naissante. Le Georgian sera le navire amiral d’une marine secrète qui patrouillera sur les Grands Lacs à partir des ports canadiens, attaquera les villes américaines à coups de canons et sèmera la terreur dans les États du Nord112. Après avoir mis la dernière main à leurs préparatifs à Toronto, les conspirateurs partent à Port Colborne pour y attendre Beall et le Georgian. Comme souvent dans les complots de Thompson, un informateur vend la mèche. Alors que le raid sur St. Albans et les offensives new-yorkaises suscitent déjà des échanges nourris de télégrammes entre eux, Monck, Seward et Burnley prennent connaissance de ce nouveau projet des confédérés113. Seward télégraphie au général Dix, qui écrit au secrétaire à la Guerre, Stanton, pour lui demander de l’aide. Stanton et Seward consultent Lincoln. Le général Grant est invité à prélever des hommes de son effectif pour les envoyer vers le nord accroître les défenses frontalières. Dans un télégramme au ton désenchanté, Grant indique à Dix que toutes les troupes nécessaires sont maintenant en route : « Il me semble que vous et le général Butler devriez venir à bout de ce Jake Thompson et de sa bande », ajoute-t-il114. Dix fait ce qu’il peut avec ce qu’il a ; il alerte les gouverneurs et l’état-major. Les défenses du port de Buffalo sont renforcées. Des remorqueurs additionnels sont équipés de canons. Le dimanche suivant, une nouvelle fracassante déferle sur Détroit : les confédérés affluent du Canada ; ils traversent la rivière sur le Georgian ! Dans les églises, les cloches font sursauter les fidèles sur leurs bancs. Les hommes accourent au port pour défendre leur ville. Mais la rumeur se révèle sans fondement. Monck fait fouiller le Georgian. Il n’y trouve ni arme ni autre motif de contrariété. Bates soutient qu’il travaille pour une compagnie forestière et doit faire modifier le bateau pour le transport du bois. Quelques jours plus tard, le Georgian quitte le quai, se dirige vers le nord, dépasse Détroit et entre sur le lac Huron, surveillé tout du long par des bateaux 112Headley, Confederate Operations in Canada and New York, p. 254. 113 Burnley à Monck, 12 novembre 1864, BAC, fonds Charles Stanley Monck, ICMH n° 51406. 114Grant à Dix, 6 novembre 1864, cité dans Bovey, « Confederate Agents in Canada During the American Civil War », p. 50. JAC OB T HOM PSON 227 américains. Il jette finalement l’ancre à Collingwood, très loin de la frontière américaine, sur la rive sud de la baie Géorgienne du lac Huron. Seward envoie néanmoins un message à Monck pour lui demander de continuer à garder l’œil sur lui, car plusieurs maires de villes américaines riveraines, et particulièrement celui de Buffalo, craignent encore des bombardements navals115. Le projet de Thompson poursuit son petit bonhomme de chemin… Le Georgian doit être armé avec du matériel provenant de Guelph. Thompson ignore toutefois que les autorités locales entretiennent des soupçons grandissants à l’égard de la fonderie Adam Robertson et fils qui, depuis quelque temps déjà, fabrique en quantité obus et mitraille. Elles observent aussi les allées et venues d’un dénommé Bennett Burley, également dit Burleigh, qui a participé au complot du Michigan. Il habite chez les Robertson et est régulièrement aperçu quittant la ville avec des chargements de produits de fonderie. Le rapport des autorités de Guelph arrive sur le bureau du gouverneur général Monck au moment même où il entend parler du Georgian. Monck découvre que la fonderie de Guelph livre des armes aux sudistes depuis déjà belle lurette et qu’elle s’apprête à fournir un canon et des munitions au Georgian116. Monck fait placer le navire sous surveillance constante ; John A. Macdonald mène l’enquête sur la fonderie de Guelph et sur le lieutenant-colonel Denison117. Pendant ce temps, les autorités saisissent à Sarnia un canon emballé dans une caisse provenant de chez Robertson et fils et destinée à un certain Duncan Smitten. Il s’accompagne de deux tubes de canon extrêmement lourds à l’étiquetage improbable : « Pommes de terre ». Le 19 novembre, d’autres munitions en provenance de la fonderie Robertson sont saisies à Spanish River. Un officier particulièrement physionomiste reconnaît Burley et le place en état d’arrestation. Le contrebandier est accusé de meurtre pour sa participation à la capture de l’Island Queen lors de l’incident du Michigan, au mois de septembre précédent118. Le procureur général John A. Macdonald ratifie l’arrestation et ordonne l’interception de tous les autres envois de la fonderie Robertson. 115 Seward à Monck, 7 novembre 1864, BAC, fonds Charles Stanley Monck, RG7-G-5, vol. 69. 116 Monck à Cardwell, 25 novembre 1864, BAC, fonds Charles Stanley Monck, RG7-G-5, vol. 69. 117 Globe, 5 décembre 1864. 118Kingsmill à Macdonald, 19 novembre 1864, BAC, fonds sir John A. Macdonald, ICMH n° 51406. 228 VOISI NS E T E N N E M IS Le 21 novembre, Monck ordonne de placer l’entrepôt de la fonderie de Guelph sous saisie jusqu’à ce que ses propriétaires s’engagent par écrit à ne plus vendre de pièces d’artillerie ou de munitions aux confédérés ou à des intermédiaires. Les Robertson signent. Le lendemain, Macdonald sanctionne officiellement l’intervention de Monck en émettant une proclamation interdisant toutes les exportations d’armement à destination des États-Unis. Le 30 novembre, d’autres boîtes de munitions en provenance de Guelph sont découvertes à Sarnia entre les mains d’hommes soupçonnés d’être des agents de la Confédération. Entre-temps, en dépit de la surveillance dont il fait l’objet, le capitaine du Georgian réussit à prendre la poudre d’escampette… RÈGLEMENT DE COMPTES Alors que le scandale provoqué par les offensives sur Chicago et New York ainsi que les pérégrinations du Georgian continuent de défrayer la chronique, Bennett Young et les autres conjurés de St. Albans restent incarcérés à Montréal. Les audiences reprennent le 13 décembre. Cette fois, l’avocat principal John Abbott remet en question la compétence du juge Charles-Joseph Coursol dans ce procès. Reprenant des arguments juridiques invoqués dans l’affaire John Anderson, il présente un raisonnement complexe, invoque à la fois le traité Webster-Ashburton et le droit canadien, et finit par conclure que Coursol doit se déclarer incompétent pour juger les participants au raid sur St. Albans. Coursol profite de la pause du midi pour examiner l’argumentaire de l’avocat. À son retour dans la salle d’audience, à la surprise générale, il se déclare d’accord avec Abbott et ordonne la libération des confédérés. Les avocats de la Couronne réclament à grands cris un sursis à l’exécution de cette décision. Pendant qu’ils se bousculent et vocifèrent, Guillaume Lamothe, chef de la police de Montréal, s’éclipse en douce. Il a en main un reçu de 84 000 $ correspondant à une partie de l’argent volé dans les banques de St. Albans. Quelques minutes après le verdict du juge Coursol, il remet ce document à un agent de Thompson, qui se précipite à la Bank of Ontario et s’y faufile par la porte arrière alors même que l’heure de la fermeture a déjà sonné. Là, un représentant de la banque prend toutes les dispositions nécessaires pour le transfert : l’argent passe des mains du banquier ami de Thompson à celles de son agent et JAC OB T HOM PSON 229 messager, puis à Lamothe et, enfin, à Young et à ses complices. Ils empochent la somme et s’enfuient sans demander leur reste119. Grâce à Thompson, ils viennent de voler cet argent pour la deuxième fois… La libération des conjurés de St. Albans et l’escroquerie financière soulèvent un tollé considérable dans les États du Nord : « Il est bien possible que tout ceci mène à la guerre avec l’Angleterre, écrit le New York Times. Et si cela doit être, que cela soit120 ! » Le New York Herald appelle carrément à la guerre et reproche en bloc au système juridique et au gouvernement canadiens, qu’il juge ineptes, tous les événements fâcheux qui ont émaillé la guerre de Sécession depuis son déclenchement : « Il ne faudrait pas s’étonner que le prochain raid trouve sa vengeance à l’encontre du premier village canadien qui procurerait refuge aux malfrats », conclutil d’un ton menaçant121. Le général Dix ordonne à ses hommes de trouver Young et ses complices et de les amener devant la justice des États-Unis, où qu’ils se trouvent, et sans égard pour les compétences juridiques de qui que ce soit. C’est la deuxième fois que Dix commande à ses troupes de passer outre, si nécessaire, à la neutralité de la Grande-Bretagne et aux prérogatives frontalières des colonies britanniques. Pour le London Times, les consignes de Dix équivalent à une déclaration de guerre contre le Canada122. Exagère-t-il ? Peut-être un peu, mais pas beaucoup… En ces circonstances explosives, conformément à sa mission et à son habitude, Thompson fait tout ce qu’il faut pour empirer la situation. Il ordonne le lancement immédiat d’un autre raid. Le 16 décembre, John Beall et son escouade traversent la frontière pour intercepter un train qui amène des généraux confédérés de l’île de Johnson jusqu’au fort Lafayette de New York. Au final, le train n’est pas intercepté ; les généraux ne sont pas libérés et Beall, qui a si souvent échappé de justesse à ses poursuivants, se fait finalement arrêter. Condamné au fiasco par le manque de planification et les malentendus, ce raid apporte néanmoins de l’eau au moulin des offusqués qui clament que le Canada laisse toute latitude aux confédérés pour semer la pagaille dans les États du Nord. 119 Globe, 15 décembre 1864. 120 New York Times, 29 décembre 1864. 121 New York Herald, 17 décembre 1864. 122 London Times, 29 décembre 1864. 230 VOISI NS E T E N N E M IS Les membres du Cabinet de Lincoln discutent longuement des nombreuses discordes transfrontalières, et particulièrement des consignes récentes du général Dix ordonnant à ses troupes de pénétrer sans hésitation en sol canadien. Le 17 décembre, Lincoln annule ces instructions en décrétant que les soldats américains devront désormais obtenir l’autorisation de Washington pour se rendre au Canada. Il impose ainsi un coup d’arrêt à une pratique établie lors des rébellions du Haut et du Bas-Canada de 1837 : il avait été convenu alors que les détachements militaires lancés aux trousses de contrevenants pourraient traverser la frontière sans formalité pour appréhender rapidement les fugitifs. Dans sa sagesse, Lincoln retire maintenant aux généraux un peu trop impétueux la possibilité de provoquer par leurs agissements des incidents internationaux aux conséquences imprévisibles. Cette mesure vise Dix, mais aussi Joseph Hooker, qui a publiquement déclaré qu’il n’hésiterait pas une seconde à faire entrer ses troupes en territoire canadien s’il le jugeait nécessaire123. Même si Lincoln tente de calmer le jeu, la patience des Américains à l’égard du Canada s’érode à l’extrême. Depuis le début de la guerre de Sécession, à chacune des contrariétés venues d’outre-frontière, des discours férocement anticanadiens font trembler les murs du Sénat et de la Chambre des représentants. Or, la Chambre a entrepris en octobre 1864 de réexaminer le Traité de réciprocité de 1854. Cette entente instaurant une zone de libre-échange entre le Canada et les États-Unis a largement bénéficié à l’économie canadienne. Le jour de la libération des conjurés de St. Albans par le juge Coursol, la Chambre doit justement se prononcer sur le maintien ou l’abrogation du Traité. À 87 voix contre 57, les congressistes choisissent de mettre un terme à l’entente. Le 12 janvier, le Sénat vote également pour la révocation du Traité, à 38 voix contre 8. Le sénateur de l’Iowa, James Grimes, exprime dans un long discours le sentiment général de la Chambre haute : plusieurs controverses et litiges économiques et politiques peuvent certes expliquer l’abrogation du Traité, mais au moment du vote, nombreux sont les sénateurs qui ont choisi de le révoquer en réponse directe à la tiédeur du Canada envers l’Union, à l’hospitalité qu’il offre aux confédérés et à son laxisme face aux incursions incessantes sur son territoire. Grimes ajoute que, comme bien d’autres, il espère que l’abrogation du Traité débouchera sur l’annexion pure et simple 123Winks, The Civil War Years, p. 319. JAC OB T HOM PSON 231 du Canada et supprimera ainsi, de facto, la nécessité de quelconques défenses frontalières septentrionales124. Une autre entente liant le Canada et les États-Unis se trouve également compromise. Quelques jours après le raid sur St. Albans, Seward a averti le secrétaire aux Affaires extérieures de la GrandeBretagne, Russell, que les tensions actuelles pourraient bien provoquer la révocation de l’accord Rush-Bagot125. Le Congrès réclame son abrogation depuis des années. Charles Sumner, le très puissant président du Comité sénatorial sur les affaires extérieures, compte d’ailleurs parmi ses plus virulents détracteurs. Le 23 novembre, le Canada et la Grande-Bretagne sont informés du fait que l’Accord sera révoqué dans six mois126. La remilitarisation des Grands Lacs pourra dès lors s’enclencher. Le 17 décembre, la pression s’intensifie d’un cran : Lincoln signe une loi interdisant à quiconque d’entrer sur le territoire des États-Unis sans passeport. Les frontières du Canada et du Nouveau-Brunswick étant très longues et peu défendues, cette loi vise moins à réprimer la contrebande qu’à exprimer l’agacement des États-Unis à l’égard de leurs voisins du nord. Le Toronto Leader ne s’y trompe pas et qualifie la mesure de « procédé revanchard127 ». La nouvelle loi n’en complique pas moins considérablement l’existence des travailleurs qui veulent chercher de l’emploi de l’autre côté de la frontière. Elle entrave également le commerce bilatéral et menace de causer un tort considérable aux entreprises canadiennes. Macdonald s’entretient avec les présidents de la Great Western et de la Grand Trunk : ces deux compagnies ferroviaires lui assurent que la nouvelle réglementation sur les passeports leur coûtera 80 000 $ par mois128. Depuis la crise du Trent, en 1861, jamais la Grande-Bretagne et les États-Unis n’ont frôlé d’aussi près la déclaration de guerre. Une fois de plus, le Canada fait les frais de ce regain de tension et doit essuyer accusations, tentatives d’intimidation, menaces et représailles. En décembre 1864, 124 Ibid., p. 345. 125 Seward à Russell, 24 octobre 1864 ; copie à Monck, BAC, fonds Charles Stanley Monck, RG7G-5, vol. 69. 126 Seward à Burnley, 10 janvier 1865, BAC, fonds Charles Stanley Monck, ICMH n° 51406. 127 Toronto Leader, 5 janvier 1864. 128Swinyard à Macdonald, 31 décembre 1864, BAC, fonds sir John A. Macdonald, MG 26-A, vol. 56. 232 VOISI NS E T E N N E M IS les relations transfrontalières se sont muées en un écheveau inextricable de soupçon, de défiance et de double jeu. Et d’autres événements compliquent encore cette situation déjà explosive. Les dirigeants politiques du Canada et des Maritimes s’emploient de toutes leurs forces à éviter l’invasion et l’annexion, mais ils sont contraints d’agir à l’intérieur d’une structure politique brinquebalante qui ne reflète plus les réalités démographiques des colonies ni leur autonomie croissante. En particulier, les colonies ne possèdent pas la latitude politique et fiscale nécessaire pour défendre leurs populations. La guerre de Sécession montre clairement qu’on ne peut pas rafistoler un vieux système à l’infini… Pour survivre, le Canada et les Maritimes doivent se réinventer, et vite. S’ils hésitent, s’ils tergiversent, ils risquent fort d’être engloutis. Pour prendre en main leur destin, il leur faut un décideur qui acceptera de mettre en péril sa propre carrière en exposant la vérité toute crue et en concrétisant les changements qui s’imposent, aussi pénibles soient-ils. En mai 1864, un tel homme semble se détacher du lot. Rares sont toutefois les Canadiens qui le croient assez habile et déterminé pour catalyser le changement. 5 George Brown L’impr obable pays M ai 1864. Tandis que la Confédération sudiste agonise, le Canada s’efforce de venir au monde. Dans le bâtiment blanc de l’Assemblée législative de Québec, siège du gouvernement du Canada, dix-sept hommes entrent dans une salle de réunion banale. Ils discutent de choses et d’autres, plaisantent d’un ton léger. La tension entre eux est pourtant bien palpable. Ils se méfient les uns des autres. Ils ne s’aiment pas. Certains même se haïssent. George Brown fait partie du groupe. Propriétaire et rédacteur en chef du Globe, un journal très influent de Toronto, il est également l’ancien chef du Parti réformiste et le député actuel de la circonscription de South Oxford. Pendant que les autres prennent place, il retourne vers la porte et, d’un geste extraordinairement théâtral, la verrouille et range la clé dans sa poche. Puis, il fixe d’un regard pénétrant les seize autres, devenus silencieux et perplexes : « Et maintenant, messieurs, 235 236 VOISI NS E T E N N E M IS leur lance-t-il, il va bien falloir que vous en discutiez… sinon, vous ne sortirez pas d’ici1 .» De quoi George Brown veut-il qu’ils discutent ? D’un projet déjà vieux de plusieurs années et qui vise à éliminer l’instabilité économique et politique qui entrave l’essor de l’Amérique du Nord britannique depuis plus de vingt ans. Avec la guerre de Sécession, cette épine dans le pied s’est transformée en une véritable épée de Damoclès. Peu à peu, le terme de « confédération » s’est imposé pour désigner l’abolition de la structure politique actuelle et l’instauration d’une formule qui permettrait aux deux paliers de gouvernement de mieux fonctionner en dépit des lignes de fracture régionales, ethniques, religieuses et linguistiques qui divisent et paralysent l’Amérique du Nord britannique. Certains osent rêver d’élargir cette future confédération aux colonies maritimes de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick, peut-être même à l’île du Prince Édouard et à Terre-Neuve ! D’autres aspirent à y incorporer les immenses territoires du nord-ouest qui s’étendent du lac Huron aux splendides Rocheuses et jusqu’aux glaces de l’Arctique. Mais les rêves ne suffisent pas, il faut aussi des plans. Faute d’une motivation et d’un courage politique suffisants, le projet confédératif piétine depuis toujours. Brown n’est pas le premier à plaider en faveur d’une confédération. Cet honneur revient à Alexander Galt. Né en Écosse, Galt est arrivé au Canada en 1828 en compagnie de son père, un homme d’affaires. Dès les années 1840, Galt est un entrepreneur visionnaire possédant d’importants actifs dans l’immobilier, la production manufacturière et l’industrie ferroviaire. Il se lance en politique en 1849, se laisse tenter par l’idée d’une annexion aux États-Unis, perd son siège, puis se fait réélire en 1853. En juillet 1858, le gouvernement conservateur de John A. Macdonald est chassé du pouvoir par une controverse entourant l’établissement d’une capitale permanente. Le gouverneur général propose le poste de premier ministre à Galt, qui décline son offre en lui recommandant de confier les rênes du nouveau gouvernement canadien conjointement à George-Étienne Cartier, du Canada-Est, et à John A. Macdonald. Head choisit plutôt George Brown. Quand le Cabinet de Brown démissionne dans l’espoir d’être réélu, ainsi qu’il est de coutume dans la tradition 1 J. M. S. Careless, Brown of the Globe, vol. 2, p. 127. G E ORG E BROW N 237 parlementaire de l’époque, les conservateurs de Macdonald votent contre le gouvernement temporairement affaibli. En deux jours, Macdonald revient au pouvoir. Il retire leurs attributions aux membres de son Cabinet pendant une journée pour les leur rendre dès le lendemain, leur évitant ainsi d’avoir à démissionner et à se représenter devant l’électorat. Ce stratagème inélégant, mais pas illégal, passera à l’histoire sous le nom de « double remaniement ministériel ». Brown est humilié. Soucieux de renforcer ses troupes, Macdonald offre un ministère à Galt pour l’arracher au Parti réformiste. Galt accepte, sous réserve que le gouvernement Cartier-Macdonald œuvre à l’instauration d’une confédération. L’accord est conclu ; Galt devient ministre des Finances. Il est convaincu que la formule confédérative séduira le Canada et les Maritimes, en particulier leurs hommes d’affaires et leur élite commerciale, qui sauront apprécier les avantages économiques d’une union élargie2. Dès 1857, l’Assemblée législative de la Nouvelle-Écosse a adopté une résolution visant à examiner l’éventualité d’une telle association. Galt sait aussi que les Little Englanders de l’École de Manchester sont de plus en plus nombreux dans l’arène politique et la société civile britanniques : pour eux, les colonies coûtent plus cher à défendre et à administrer qu’elles ne rapportent ; la Grande-Bretagne aurait par conséquent avantage à concéder à l’Amérique du Nord britannique une indépendance croissante pour se libérer graduellement du fardeau qu’elle représente3. Bien qu’il ne soit pas lui-même un Little Englander, le duc de Newcastle, secrétaire d’État britannique aux Colonies, décode avec justesse l’évolution des relations entre la métropole et ses colonies nord-américaines. À la fin des années 1850, il demande au moins deux fois à son gouverneur général canadien d’inciter les dirigeants politiques de la colonie et les lieutenants-gouverneurs des Maritimes à envisager une restructuration constitutionnelle4. La formule de la confédération n’enthousiasme ni Cartier ni Macdonald. Fidèles à leur parole, ils autorisent toutefois Galt à proposer la mise en place d’un dialogue avec la Grande-Bretagne à ce sujet. La résolution est formulée en termes si vagues qu’elle semble tout à fait 2 3 4 Oscar D. Skelton, Life and Times of Sir Alexander Tilloch Galt, p. 79-82. Bruce Knox, « Conservative Imperialism », p. 334. Ged Martin, « Launching Canadian Confederation : Means to Ends », p. 586. 238 VOISI NS E T E N N E M IS inoffensive, ce qui lui vaut d’être adoptée sans encombre. Peu après, juste avant que la Chambre ne suspende ses travaux jusqu’à la session parlementaire suivante, le gouverneur général Head crée la surprise : « Je propose d’établir des discussions avec le gouvernement de Sa Majesté et avec les gouvernements des autres colonies pendant l’intersession parlementaire sur un autre sujet d’une importance cruciale. J’aimerais les inviter à envisager avec nous les principes selon lesquels un lien de nature fédérale pourrait, le cas échéant, être instauré entre les différentes provinces de l’Amérique du Nord britannique5. » Cette brève déclaration de Head éclate comme un coup de tonnerre : elle annonce clairement l’impérieuse nécessité de remodeler de fond en comble la structure politique des colonies britanniques en Amérique du Nord et paraît en outre témoigner de l’appui de la Couronne au projet de Galt. Deux mois plus tard, Galt, Cartier et John Ross, président du Conseil exécutif, partent pour Londres en emportant d’immenses espoirs dans leurs valises. L’automne est frais en Grande-Bretagne… presque autant que l’accueil qui leur est réservé. À l’instar du duc de Newcastle, Henry Labouchère, le secrétaire d’État de Palmerston, avait incité Head à promouvoir l’unification des colonies britanniques en Amérique du Nord6. Mais le gouvernement Palmerston est tombé dans les semaines qui ont suivi la déclaration de Head devant la Chambre. Depuis, la confusion règne au bureau des Colonies. Le nouveau secrétaire aux Colonies, sir Edward Bulwer-Lytton, n’est pas du camp des Little Englanders et ne connaît apparemment pas les directives antérieures concernant les colonies ou, alors, il les ignore délibérément7. Une petite controverse éclate : Head a-t-il prononcé son allocution favorable à l’instauration d’une confédération sur instructions de Londres ou de son propre chef ? Quoi qu’il en soit, Bulwer-Lytton ne semble pas saisir la complexité de la situation canadienne ni mesurer l’ampleur du cataclysme qui ébranle les États-Unis. Il considère la confédération comme une formule bancale envisagée principalement pour sortir le gouvernement canadien actuel d’un imbroglio politique. Il craint en outre que cette démarche de changement n’échappe à son autorité si les négociations constitutionnelles 5 6 7 Donald Creighton, « The United States and Canadian Confederation », p. 210. Knox, « Conservative Imperialism », p. 334. Ibid. G E ORG E BROW N 239 avancent trop vite. Il expose ses inquiétudes à Galt et aux autres membres de la délégation dans une dépêche rédigée en novembre, puis les répète à Head en décembre8. Bulwer-Lytton ordonne de différer l’élargissement de l’union pour permettre l’émergence d’un consensus au Canada et dans les autres colonies9. Le projet de Galt étant ainsi renvoyé sine die, George Brown se lance dans la mêlée. Depuis son arrivée à Toronto, où il s’est établi après avoir vécu à New York, Brown, également d’origine écossaise, s’impose comme l’une des personnalités les plus influentes de la scène politique et de la société civile canadiennes. En 1844, il a mis à profit sa connaissance du monde journalistique pour fonder le Globe au Canada-Ouest. Dès la fin des années 1850, son journal est déjà devenu un incontournable. Il possède la liste d’abonnés la plus importante, les techniques d’impression les plus modernes et le système de distribution le plus efficace de toute l’Amérique du Nord britannique. Communiquant par télégraphe, ses correspondants transmettent rapidement les opinions et les faits marquants de l’actualité à un vaste lectorat rural et urbain. Brown réinvestit ses bénéfices dans son journal, mais aussi dans l’immobilier et l’aménagement foncier. En 1851, il devient député réformiste du comté de Kent, dans le lointain sud-ouest du Canada-Ouest. Au milieu du 19e siècle, les partis politiques canadiens se résument encore, pour l’essentiel, à des coalitions mouvantes d’esprits indépendants sans allégeances fixes. Graduellement, deux groupes commencent toutefois à se constituer. D’un côté, les libéraux conservateurs (ou, plus simplement, conservateurs) sont placés sous la houlette de Cartier et de Macdonald ; les deux hommes se démènent inlassablement pour rallier à leur cause les « députés vagabonds », nomades politiques dont les affinités fluctuent au gré des causes et des circonstances. De l’autre, les réformistes, précurseurs du Parti libéral, se rangent de plus en plus sous la bannière de Brown, qu’ils considèrent en quelque sorte comme leur chef et leur porteparole. Brown représente en fait tous les opposants au système constitutionnel actuel, qui donne au Canada-Est un nombre de voix égal à celui du Canada-Ouest dans l’Assemblée législative et impose ainsi la 8 Bulwer-Lytton à Head, 12 décembre 1858, BAC, collection sir Edmund Walker Head, ­bobine M-194. 9 Knox, « Conservative Imperialism », p. 341. 240 VOISI NS E T E N N E M IS recherche constante d’une double majorité pour toutes les décisions : l’appui des députés, mais aussi celui des francophones et des anglophones. Constatant que les anglo-protestants du Canada-Ouest sont maintenant beaucoup plus nombreux que les franco-catholiques du Canada-Est, Brown déplore que la Constitution continue de garantir à chacun des deux groupes le même nombre de sièges. Il plaide en faveur d’un système de représentation plus conforme à leur poids démographique respectif. Face à lui, ses détracteurs l’accusent de lancer des offensives fanatiques et sectaires contre les franco-catholiques et de chercher désespérément à changer les règles d’un jeu dont son Parti réformiste semble incapable de sortir vainqueur. Cédant à l’irritation et à l’impatience, Brown clame sur tous les tons son mépris du « papisme », réaffirme à chaque occasion sa détermination à renverser le pouvoir de l’Église catholique et multiplie les attaques personnelles contre ses opposants. Ces éclats n’aident évidemment pas sa cause ni celle de son parti. En janvier 1858, Brown a écrit à un allié politique une longue lettre dans laquelle il affirmait la nécessité d’instaurer une union fédérale entre le Canada et les colonies maritimes. Une telle union, expliquait-il, résoudrait leurs problèmes économiques et politiques communs et mettrait un terme aux querelles ethniques et religieuses, qui n’ont pas leur place dans la sphère publique. Enfin, ajoutait-il, elle jetterait des bases solides pour une future expansion territoriale vers l’ouest. « Nul homme honnête, concluait-il, ne peut souhaiter que nous restions dans cette situation […]. Cette union fédérale, me semble-t-il, ne saurait être envisagée uniquement pour le Canada, mais devrait inclure, une fois engagée, toute l’Amérique britannique10. » Peu après survient l’épisode mortifiant de son gouvernement éclair de deux jours. Contrairement à la plupart des membres de son parti, Brown se rallie alors à la motion de Galt pour l’instauration d’une confédération. Il délaisse toutefois cette idée quand la mission de Galt à Londres s’achève dans la déception et l’amertume, mais pas pour longtemps. À peine six mois plus tard, le 10 mai 1859, le Globe lance une série d’articles qui s’échelonneront sur trois mois et décriront par le menu tous les fléaux attribuables à la structure politique actuelle du Canada, rappelant au passage les arguments favorables à une nouvelle union fédérale. 10Careless, Brown of the Globe, vol. 1, p. 253. G E ORG E BROW N 241 Brown travaille d’arrache-pied pour convaincre le Parti réformiste d’adopter le modèle de la confédération. Le 9 novembre, dans le St. Lawrence Hall de Toronto, bâtiment imposant quoique très ornementé, 570 réformistes dissipés et sceptiques sont ramenés à l’ordre d’un vigoureux coup de maillet. Pendant deux jours, les membres du parti présentent des motions diverses et variées. Certains voudraient inviter les Maritimes à se joindre à un gouvernement qui représenterait toute l’Amérique du Nord britannique ; d’autres souhaiteraient simplement améliorer la structure politique actuelle du Canada ; d’autres encore préféreraient dissoudre le Canada pour créer deux gouvernements distincts, un francophone et un anglophone. Les participants s’entendent finalement sur un compromis : le parti appuiera la mise sur pied d’un nouveau gouvernement général qui sera placé sous ce qu’ils appellent « une autorité conjointe ». Les détails de cette formule seront arrêtés ultérieurement. Tout le monde attend la réaction de Brown avec impatience. Or, Brown reste coi. Il se tait même un très long temps. Enfin, tandis que le soleil étincelle de ses derniers feux derrière les grandes fenêtres et que l’éclairage au gaz commence à jeter des ombres dorées sur les gargouilles et les divinités qui contemplent l’assemblée depuis les moulures à l’angle du plafond, Brown se lève et prend la parole. Écrasée de chaleur, la salle bondée fait silence pour l’écouter. Brown prononce d’abord quelques phrases banales d’une voix lente et détachée. Puis, parlant graduellement de plus en plus fort et de plus en plus vite, il annonce qu’il appuie la décision des participants et la motion favorable à l’instauration d’une confédération. Les acclamations réjouies fusent de toutes parts ! Sûr de son effet, Brown fait alors vibrer une corde très sensible chez les réformistes comme chez bien d’autres Canadiens : l’antiaméricanisme. Il décrit la confédération comme le moyen d’établir une structure de gouvernement propre au Canada, fidèle à la GrandeBretagne, mais exempte de ce que Brown considère comme les vices intrinsèques du système américain. Ces vices, souligne-t-il, se manifestent depuis dix ans dans les débats d’une acrimonie grandissante qui déchirent les États-Unis, et particulièrement le Kansas, où l’on a vu des Américains s’entretuer faute de pouvoir s’entendre sur un compromis. Les Canadiens, ajoute Brown, veulent un gouvernement fort de style britannique, bien différent de celui de cette Amérique en pleine débâcle. « La population du Haut-Canada, j’en suis convaincu, n’acceptera jamais d’être le reliquat de 242 VOISI NS E T E N N E M IS la république voisine11 ! » Brown termine son allocution sur une vision grandiose : « J’attends avec impatience le jour où ces contrées nordiques figureront parmi les nations du monde, unies en une seule et même grande confédération12 ». Le tonnerre d’applaudissements qui accueille ses propos marque l’unité du Parti réformiste et le triomphe de Brown, conquis de haute lutte. Le gouvernement Cartier-Macdonald avait laissé le projet de confédération s’étioler ; Brown le ramène à la vie. Le ministre conservateur des Finances, Alexander Galt, retourne à Londres deux mois plus tard pour solliciter l’appui de la Grande-Bretagne à l’enclenchement de négociations constitutionnelles. Une fois de plus, Bulwer-Lytton refuse. Après en avoir discuté avec ses collègues du Cabinet, il annonce toutefois à son visiteur que la position officielle du gouvernement britannique a légèrement évolué : la Grande-Bretagne ne fera rien pour promouvoir le modèle confédératif, mais elle cessera de s’y opposer si elle constate dans la population canadienne un ardent désir de le faire advenir13. En février 1860, George Brown prend le train pour Québec, bien déterminé à participer activement au lancement des discussions constitutionnelles. Mais le gouverneur général Head lit un discours du trône insipide qui fait complètement l’impasse sur la question. Entièrement occupé à conserver la confiance de la Chambre en dépit d’une opposition vigoureuse et de brèches majeures dans ses propres rangs, le gouvernement conservateur n’a pas grand-chose à proposer non plus14. Premier représentant de l’opposition à répondre au discours du trône, Brown annonce d’emblée son intention de proposer deux résolutions émanant du congrès du Parti réformiste du mois de novembre précédent. Sa brève allocution est accueillie par des huées moqueuses et des quolibets de la part des membres du parti au pouvoir, y compris le premier ministre Cartier ainsi que Galt et Macdonald. Le 30 avril, Brown prononce un discours de quatre heures dans lequel il réussit enfin à présenter ses résolutions à la Chambre : elles suscitent un débat de plusieurs jours. Le 7 mai 1860, l’Assemblée légis- 11 Ibid., p. 320. 12 Ibid., p. 321. 13 J. A. Gibson, « The Colonial Office View of Canadian Federation », p. 296. 14Creighton, John A. Macdonald, vol. 1, p. 256-258. G E ORG E BROW N 243 lative se prononce sur une motion proposant l’abolition de l’union du Canada-Est et du Canada-Ouest. Elle est battue par 66 voix contre 27. Une autre motion propose l’instauration d’une nouvelle fédération ; elle est également battue par 74 voix contre 32. Dans les deux cas, bon nombre de réformistes se sont rangés du côté du gouvernement. Le parti de Brown implose. La confédération vient encore d’essuyer un revers. Depuis deux ans, Brown revit constamment l’humiliation de ce que Macdonald appelle avec délectation son « gouvernement éphémère » de deux jours. Il doit subir ensuite l’échec cuisant du projet confédératif, puis l’éclatement de son parti. À ces difficultés politiques s’ajoute son désarroi personnel. Bien que le Globe reste florissant, la récession de 1857-1859 a causé beaucoup de tort à ses autres entreprises. Enfin, Brown accumule les ennuis de santé. Contraint de rester alité tout l’hiver 1860, Brown manque toutes les séances parlementaires de la session 1861. Aux élections de juin de cette même année, il perd son siège et, par la même occasion, son poste de chef du Parti réformiste. Il décide alors de se consacrer plus activement au Globe et à ses autres entreprises, en particulier ses propriétés en pleine expansion du comté de Lambton, près de Sarnia. Comme le gouvernement et son propre parti, Brown abandonne l’idée même d’une confédération, qu’il tient maintenant pour un idéal inatteignable. Il conserve cependant une influence importante et la met à profit pour fustiger Macdonald et ses conservateurs ainsi que l’extraordinaire puissance des compagnies ferroviaires. Dans les débats qui déchirent l’Amérique et la mènent à la guerre, Brown prend le parti des nordistes. Sa vie publique semble maintenant derrière lui ; sa santé se détériore de jour en jour. En cet automne 1861, Brown ne sait pas encore que les événements d’outre-frontière commencent à propulser l’idée d’une confédération canadienne bien mieux que Galt et lui-même n’ont su le faire. U N H O M M E N E U F, U N E I D É E A N C I E N N E ET DE NOUVELLES MENACES La guerre de Sécession commence en avril 1861. Dès la crise du Trent, en décembre, les populations du Canada et des Maritimes savent que ce conflit les concerne de près et représente une menace importante pour 244 VOISI NS E T E N N E M IS elles. Leurs dirigeants politiques sont toutefois très conscients de leur impuissance à écarter ces dangers, du moins dans l’immédiat. En Grande-Bretagne, Palmerston est redevenu premier ministre depuis 1859. Cette fois, son Cabinet compte plusieurs Little Englanders, notamment William Gladstone. En mai 1862, face aux démonstrations de force américaines, le gouvernement Cartier-Macdonald dépose, avec l’appui des Britanniques, un projet de loi sur la milice visant à mobiliser 50 000 hommes et accroître les fortifications et l’armement canadiens. L’opposition réformiste se braque contre de telles dépenses. De fait, les sommes qui seraient engagées par ce projet de loi représentent alors 10 % du budget gouvernemental annuel. De plus, le gouvernement s’avère incapable de dire si cette décision alourdira ou non les impôts. Il ne précise même pas la manière dont ces fonds seraient dépensés. Enfin, une bonne partie des représentants de circonscriptions francophones reprochent au projet de loi d’envisager la conscription obligatoire si l’enrôlement volontaire ne permet pas de lever une milice suffisante. À la maladresse gouvernementale s’ajoute le fait que Macdonald, en plein milieu des débats, sombre soudainement dans une beuverie d’une semaine. Le projet de loi sur la milice est battu par 61 voix contre 54 ; 15 conservateurs ont fait défection lors du vote, dissolvant au passage la coalition Cartier-Macdonald. Leur parti, qui se maintient au pouvoir depuis 1854 par son extraordinaire capacité à naviguer parmi les allégeances mouvantes et par l’habileté de ses manœuvres politiques, doit maintenant démissionner. Sandfield Macdonald, qui dirige le Parti réformiste depuis la défaite de Brown, en 1861, forme le nouveau gouvernement avec son lieutenant pour le Canada-Est, Louis-Victor Sicotte. Or, Sandfield Macdonald s’oppose au projet de confédération. Loin d’être un chef visionnaire, ce gestionnaire et technocrate moyennement compétent recrute pour son Cabinet des hommes tout aussi peu inspirés et inspirants que lui. Dans une dépêche adressée à Londres, le gouverneur général Monck reconnaît en termes peu flatteurs les limites du nouveau gouvernement : « une équipe médiocre […] incapable de s’élever au-dessus d’un niveau de politiciens de paroisse15 ». 15 Monck à Newcastle, 4 août 1862, BAC, fonds Charles Stanley Monck, RG7-G-6, vol. 9. G E ORG E BROW N 245 D’un ton méprisant, les journaux américains et britanniques reprochent au gouvernement canadien l’échec du projet de loi sur la milice et concluent que la population canadienne n’a pas assez de colonne vertébrale ni de cœur au ventre pour assurer sa propre défense16. Les Little Englanders, en particulier Gladstone, John Bright et Richard Cobden, ne pouvaient rêver mieux : encombrante, imprévisible et coûteuse, la lointaine colonie menace maintenant de précipiter la Grande-Bretagne dans une guerre contre les États-Unis ! Ils réclament vigoureusement la rupture des liens avec l’Amérique du Nord britannique17. Même les alliés traditionnels du Canada sentent leur optimisme fléchir. Le duc de Newcastle écrit ainsi à Monck une longue missive dans laquelle il laisse libre cours à sa déception et à ses craintes : « Les États-Unis vont y voir une invitation à envahir le Canada pour l’annexer. L’événement suscitera autant de joie à New York qu’il a causé d’inquiétude à Londres18. » Pour sauver l’honneur, le gouvernement de Sandfield Macdonald et Louis-Victor Sicotte doit agir. Il triple le budget de la défense, mais cette somme est loin de suffire. Le Canada manque encore cruellement de soldats, de forts et d’armes. Un lien ferroviaire intercolonial avec les Maritimes permettrait d’acheminer rapidement les hommes et l’équipement en cas de crise, mais ce projet semble condamné à rester dans les limbes. George Brown reste absent de la scène politique pendant toute cette période. Ses problèmes de santé l’obligent à prendre les premières longues vacances de sa vie. En juillet 1862, il arrive en Grande-Bretagne, où il visite Londres et Édimbourg. Il rencontre également Anne Nelson, la fille d’un éditeur écossais fortuné. Elle est jolie, charmante, extrêmement intelligente. Brown en tombe amoureux… Instruite et cultivée, Anne, 33 ans, s’exprime magnifiquement bien. Elle a vécu en Allemagne et en France, aime parler politique et se classe nettement dans le camp libéral. Anne Nelson et George Brown s’épousent lors d’une fastueuse cérémonie ; en décembre, ils partent pour le Canada. Même les flots houleux et glacés du nord de l’Atlantique ne peuvent attiédir le bonheur qu’ils éprouvent à s’être trouvés. 16 London Times, 6 juin 1862 ; New York Tribune, 29 mai 1862. 17 D. M. L. Farr, The Colonial Office and Canada, p. 9. 18 Newcastle à Monck, 22 juillet 1862, BAC, fonds Charles Stanley Monck, RG7-G-6, vol. 9. 246 VOISI NS E T E N N E M IS Brown, 43 ans, revient au Canada en homme neuf. Il reprend ses activités au Globe, dans son domaine sans cesse grandissant de Bothwell et dans ses diverses autres entreprises avec une sérénité et une tolérance que son entourage ne lui connaissait pas. Il trouve en son épouse une confidente éclairée. Anne réussit même à le convaincre d’oublier les affronts personnels et de renoncer aux victoires à courte vue pour garder le cap sur le progrès à long terme. En mars 1863, Brown revient à l’Assemblée législative après avoir remporté sans difficulté la circonscription de South Oxford dans une élection partielle. Patiemment, il attend son heure comme simple député du gouvernement élu. Il ne sollicite pas de portefeuille ministériel ; on ne lui en propose d’ailleurs pas. Trois mois plus tard, les victoires de l’Union à Vicksburg et Gettysburg changent soudainement le cours de la guerre de Sécession qui fait rage au sud de la frontière. Si Lincoln reste empêtré dans d’innombrables difficultés, sa situation s’avère quand même bien plus enviable que celle de Jefferson Davis. Dans le camp sudiste, les soldats désertent en si grand nombre que Davis émet le 1er août un décret proposant l’amnistie aux déserteurs qui reprendront les armes. Les esclaves sont retirés des plantations pour s’occuper des travaux de construction et autres labeurs qui étaient jusqu’alors confiés aux soldats. Des pénuries alimentaires sévissent dans tous les États du Sud. À Mobile, en Alabama, l’armée mate une émeute de la faim. La monnaie de la Confédération se dévalue à une vitesse vertigineuse ; les obligations confédérées se vendent de plus en plus mal. Les fermiers de la Caroline du Nord voient leurs propriétés leur être confisquées : l’État est aux abois et ne recule plus devant rien pour collecter les impôts qui lui sont dus. À l’automne 1863, bien que l’issue de la guerre reste très incertaine, le Sud a le moral en berne ; le tribut financier, humain et matériel du conflit ne cesse de s’alourdir. La probabilité grandissante d’une victoire nordiste consterne le Canada et les Maritimes : si les États-Unis gagnent la guerre, ils en sortiront considérablement renforcés. Le Nord a déployé des moyens imposants et des trésors d’ingéniosité pour combler ses besoins en matériel de guerre ; il émergera du conflit riche d’une économie plus florissante et d’une supériorité technique incontestable. En particulier, l’Union a agrandi ses ports et renforcé son réseau ferroviaire et télégraphique. En 1862, le Homestead Act de Lincoln facilite l’établissement de milliers d’immigrants sur les vastes terres fertiles de l’Ouest ; G E ORG E BROW N 247 cette loi contribuera de manière importante à l’accroissement de la capacité agricole du Nord. Enfin, les États-Unis sortiront de la guerre à la tête de l’armée la plus nombreuse, la mieux équipée, la mieux formée et la plus aguerrie que le monde ait jamais connue. En un mot, les populations du Canada et des Maritimes ont raison de craindre l’émergence, juste à leur frontière, d’un titan furieux possédant tous les moyens nécessaires pour se faire justice des torts qu’il a subis et concrétiser enfin la Destinée manifeste dont il rêve depuis si longtemps. Comme d’autres, Brown sait que les États-Unis n’auraient même pas besoin d’envahir militairement le Canada pour y provoquer des ravages considérables. Le Traité de réciprocité canado-américain doit expirer bientôt. Au déclenchement de la guerre, déjà, lord Lyons craignait qu’il ne fît les frais du conflit. Après s’être échangé plusieurs lettres, Lyons et Monck se sont accordés à considérer que le meilleur moyen de maintenir cette entente était, tout simplement, de faire comme si de rien n’était et de ne pas aborder le sujet19. En février 1862, le Congrès crée néanmoins une commission de trois membres chargée d’examiner les tenants et aboutissants de l’entente ; en juin, Lyons indique à Monck que le Canada doit se préparer à l’abrogation de l’accord20. La résiliation du Traité de réciprocité aurait des conséquences très dommageables sur le développement industriel naissant du Canada. D’autres répercussions sont également à craindre. L’immense terre de Rupert appartient encore aux investisseurs britanniques qui contrôlent la Compagnie de la Baie d’Hudson. Brown sait que cette région pourrait être bientôt développée : si ce ne sont pas des intérêts canadiens qui s’en chargent, et vite, les Américains ne laisseront pas passer leur tour. « Confiné entre ses rivières, ses lacs et le Nord gelé, écrit-il en éditorial dans le Globe, le Canada deviendra prochainement quantité négligeable si les Américains s’approprient le reste du continent […] ; ceci n’équivaudrait à rien de moins qu’à remettre ce gigantesque territoire du nord-ouest entre les mains des États-Unis, du point de vue non seulement commercial, mais aussi politique21. » Brown est convaincu que les annexionnistes 19 Lyons à Monck, 25 février 1862, BAC, fonds Charles Stanley Monck, bobine A-756 ; Lyons à Monck, 27 février 1862, BAC, fonds Charles Stanley Monck, bobine A-756. 20 Lyons à Monck, 27 février 1862, BAC, fonds Charles Stanley Monck, bobine A-756. 21 Globe, 27 janvier 1864. 248 VOISI NS E T E N N E M IS américains rongent leur frein et frapperont un grand coup dès que la guerre sera terminée. Au début 1864, à moins de ne pas lire les journaux et de vivre en ermite, tous les Canadiens s’inquiètent. La confédération était une idée séduisante avant la guerre ; depuis le déclenchement des hostilités, elle fait de plus en plus figure d’impérieuse nécessité. Le devenir constitutionnel du Canada doit être réglé une fois pour toutes : il serait suicidaire d’attendre. C’est dans cette atmosphère tendue que le Parlement du Canada reprend ses travaux en février… Prisonnier de l’impasse politique qui paralysait déjà l’équipe de Sandfield Macdonald à la session parlementaire précédente, le gouvernement ne propose pas grand-chose et réalise encore moins. Brown reste silencieux. À l’assemblée, il consacre l’essentiel de son temps à écrire des lettres à Anne, qui vient de donner naissance à une petite fille en pleine santé. Finalement, le 14 mars, il interrompt soudain l’un de ces interminables débats abscons dont la Chambre a le secret, se lève et propose une résolution qui prend tout le monde par surprise : Brown recommande de former un comité qui se composerait de membres des deux partis et serait chargé d’examiner les formules constitutionnelles envisageables : « Je demande simplement que la Chambre reconnaisse l’existence d’un terrible fléau, convienne qu’il faut y trouver remède et désigne un comité qui réfléchira aux mesures curatives susceptibles d’être mises en place22 ». Spontanément, les députés se mettent à hurler. Un débat enflammé s’engage. Galt, John A. Macdonald et Cartier ironisent, non sur les propos que Brown vient de tenir, mais sur des déclarations qu’il a faites dans le passé. Ils l’accusent de ne rien comprendre au principe de fédération, d’être hostile aux francophones et de ne penser qu’à son propre intérêt. La querelle s’éternise. Brown finira d’exposer son point de vue deux semaines plus tard. Évoquant les menaces militaires, économiques et territoriales que les États-Unis font peser sur le Canada, il tonne que les Canadiens doivent « se tenir côte à côte et mener leur propre combat pour la prospérité et le progrès et, si nécessaire, unir leurs forces pour venir à bout de leur ennemi commun23 ». 22Careless, Brown of the Globe, vol. 2, p. 120. 23 Ibid., p. 122. G E ORG E BROW N 249 Le ton du débat monte encore d’un cran. Puis, l’actualité y met un coup d’arrêt brusque. À la fin mars, pour des raisons complètement étrangères avec les questions constitutionnelles, le contexte politique du Canada-Est change du tout au tout et le gouvernement réformiste doit démissionner. John A. Macdonald bâtit en toute hâte une coalition conservatrice. La Chambre suspend ses travaux pour permettre aux ministres du Cabinet de se présenter devant l’électorat dans l’espoir de se faire réélire. Au total, cet invraisemblable chaos donne raison à Brown : le système politique canadien fonctionne décidément très mal. Pendant que les Canadiens discutent et tergiversent, la guerre de Sécession s’achemine vers son inexorable issue. Ulysses S. Grant s’est vu confier en mars 1864 le commandement suprême des forces de l’Union. Enfin, Lincoln dispose d’un général qui pense, comme lui, que l’objectif stratégique de l’armée du Potomac ne consiste pas à prendre Richmond, mais à écraser l’armée sudiste. Grant entreprend de réorganiser ses troupes. Il met un terme aux échanges de prisonniers et porte ainsi un dur coup au Sud, qui a déjà beaucoup de mal à maintenir ses effectifs. En corollaire, et sans que cela soit son but, cette mesure induit aussi une détérioration considérable du traitement des captifs dans les deux camps. Les prisonniers souffrent atrocement de la maladie et des privations ; dans certaines prisons, par exemple le sinistre centre de détention d’Andersonville, en Géorgie, la famine cause d’effroyables ravages. Quand Grant met son plan à exécution, l’armée de Virginie du Nord, qui a déjà subi de lourdes pertes, se trouve contrainte à se battre avec la fureur et la ruse d’une bête aux abois. En mai, elle attire Grant dans l’une des batailles les plus meurtrières de la guerre, celle de la Wilderness. Pendant deux jours, les armées ennemies se livrent des combats acharnés et confus dans des zones densément boisées. Leur affrontement allume des feux de forêt dans lesquels des soldats sont brûlés vifs. Au total, aucun des deux camps ne sort vainqueur de cette bataille qui fait plus de 17 000 morts dans les rangs de l’Union et presque 8 000 dans ceux de la Confédération. Mais contrairement à ce que ses prédécesseurs auraient fait, Grant ne bat pas le rappel de ses troupes. Il ne recule pas mais, au contraire, continue d’attaquer. Avant l’offensive de l’Union à Cold Harbor, ses hommes épinglent dans leur dos un bout de papier portant leur nom afin que leur dépouille ne soit pas enterrée dans l’anonymat : « Ci-gît… » dit la petite note. Dans les deux camps, le carnage 250 VOISI NS E T E N N E M IS atteint un degré de férocité inouïe et plonge dans l’épouvante les Américains pourtant accoutumés, depuis plus de trois ans, aux horreurs de la guerre et aux hécatombes incessantes. Pendant que Grant organise l’avancée de ses troupes en Amérique, Otto von Bismarck orchestre la progression des siennes en Europe. Devenu ministre-président en 1862, ce Prussien charismatique et ambitieux a tout de suite entrepris le déploiement d’une stratégie militaire, diplomatique et économique d’unification de l’Allemagne. Au printemps 1864, une offensive conjointe de la Prusse et de l’Autriche sur le Danemark donne le coup d’envoi des conquêtes territoriales bismarckiennes. Palmerston mesure le danger qu’une puissante Allemagne unifiée représenterait pour la Grande-Bretagne. Il commet toutefois l’erreur tactique de déclarer que son gouvernement soutiendra le Danemark ; or, il n’en fera rien. L’agressivité de Bismarck contraint les Britanniques à réévaluer leur potentiel militaire. Dans la foulée de cet exercice, une question les taraude avec une insistance croissante : leurs 14 500 soldats disséminés le long de l’interminable frontière américaine pour protéger des colonies apparemment incapables de se défendre elles-mêmes ne seraient-ils pas mieux employés en d’autres parties du monde ? Les Little Englanders, notamment Robert Lowe, réclament le retrait immédiat des troupes britanniques du Canada et des Maritimes et leur redéploiement en Europe24. Palmerston se refuse à envisager une mesure aussi draconienne. Néanmoins, l’extraordinaire puissance des armées de Grant et de Bismarck oblige la Grande-Bretagne à redéfinir sa manière d’envisager le monde, en particulier le Canada. Pour les Britanniques, un seul réconfort : Napoléon III est sorti victorieux de son aventure mexicaine et les soldats français se sont rendus maîtres de Mexico en juin 1863. Leur offensive audacieuse, voire téméraire, marque le retour d’une puissance européenne dans les Amériques et inflige un retentissant camouflet à la doctrine Monroe si chère au cœur des Américains. Palmerston considère qu’elle sert la Grande-Bretagne en ceci qu’elle éloigne l’armée, l’argent et l’attention des Français hors de l’Europe, tout en égratignant au passage l’orgueil de l’Amérique25. 24 C. P. Stacey, « Britain’s Withdrawal from North America ». 25 Kenneth Bourne, Britain and the Balance of Power in North America, 1815-1908, p. 256. G E ORG E BROW N 251 C’est en plein cœur de cette assourdissante tempête que Brown reprend la parole à la Chambre, en mai 1864, pour réclamer de nouveau la mise sur pied d’un comité chargé de réfléchir au devenir constitutionnel du Canada. Les députés ayant eu le temps de se calmer au fil des mois écoulés, cette nouvelle résolution est rapidement adoptée. Quelques jours plus tard, Brown se retrouve dans cette salle de Québec dont il verrouille la porte et glisse la clé dans sa poche… Les deux Macdonald, Cartier, McGee, Mowat et d’autres s’y trouvent déjà ; Galt les rejoindra bientôt. Brown les oblige à se parler… Ils deviennent intarissables ! Ils tiendront en tout huit rencontres et sauront mettre de côté les vieilles haines, les soupçons anciens et les rancœurs tenaces. La guerre de Sécession et sa fin, qui s’annonce toute proche, les placent au pied du mur : les dirigeants politiques de la colonie n’ont d’autre choix que d’enterrer leurs querelles pour unir leurs forces. Le comité présente son rapport à la Chambre le 14 juin. Il recommande la création d’un nouveau système fédéral qui s’appliquerait soit au Canada-Est et au Canada-Ouest après réorganisation de leur entente de cohabitation, soit à l’ensemble des provinces britanniques en Amérique du Nord. Les membres du comité n’appuient toutefois pas cette recommandation à l’unanimité. Des trois dissidents, John A. Macdonald est sans conteste le plus influent. Il plaide en faveur d’une union législative placée sous l’autorité d’un gouvernement central avec abolition des structures infranationales, en l’occurrence provinciales. En amenant les deux camps adverses à s’entendre sur la question qui constituait jusqu’à tout récemment la principale ligne de fracture entre eux, le comité a très certainement fait œuvre utile. Néanmoins, son rapport se trouve tout de suite évacué par ces aberrations mêmes qu’il voulait éliminer : quelques heures à peine après qu’il a été présenté à la Chambre, le gouvernement tombe… une fois de plus. Brown est furieux ! Comme Grant, toutefois, il refuse de céder et poursuit au contraire son implacable avancée. Il prend rendez-vous avec son vieux rival, John A. Macdonald. Adversaires politiques depuis de longues années, les deux hommes sont graduellement passés d’une opposition strictement professionnelle à une vraie haine personnelle, viscérale. Brown réussit à faire abstraction de cette animosité profonde : il invite Galt et Macdonald à venir le rencontrer à l’hôtel Saint-Louis. 252 VOISI NS E T E N N E M IS Le lendemain, Macdonald prend la parole en Chambre. Tout le monde s’attend à ce qu’il annonce sa dissolution et un nouveau scrutin, le quatrième en deux ans. Son intervention suscite plutôt la stupeur dans le parti au pouvoir comme dans l’opposition : Macdonald leur apprend qu’il a formé une coalition, que Brown rejoindra les rangs de son gouvernement et qu’il sera chargé de faire advenir les changements constitutionnels nécessaires en regard de la crise qui ébranle le Canada. Farouche partisan d’une union canadienne, Joseph Dufresne, député du Canada-Est, traverse la Chambre en courant, donne l’accolade à Brown puis l’étreint avec effusion, vaguement ridicule, s’effondre au sol, se relève d’un bond et secoue la main de Brown à lui en arracher le bras. Pour le bien de son pays, Brown vient de prendre le plus grand risque politique de sa carrière. Même le Toronto Leader, qui manque pourtant rarement une occasion de l’éreinter, souligne l’importance historique de ce moment : « Les événements d’aujourd’hui pourraient avoir les répercussions les plus déterminantes que le Canada ait connues26 ». Sa prédiction se révélera juste. U N E V I S I O N D ’ AV E N I R V É R I TA B L E M E N T CANADIENNE La Révolution américaine et le pays auquel elle a donné naissance constituent la première concrétisation des Lumières et sans doute la plus éclatante. Pour établir les fondements idéologiques des États-Unis d’Amérique, Thomas Jefferson et James Madison ont su adapter les idées nouvelles de ce vaste courant de pensée ayant parcouru tout le 18e siècle aux besoins et aux dynamiques propres à leurs territoires et à leur temps. Les Lumières proposaient notamment une conception judicieuse du républicanisme et de l’humanisme civique ; elles ont inspiré l’édification d’une structure politique extraordinairement ingénieuse. En novembre 1863, dans un très bref discours par lequel il consacre le cimetière de Gettysburg aux milliers de jeunes gens qui ont donné leur vie dans ce féroce combat quatre mois plus tôt, Abraham Lincoln évoque les idées fondatrices des Lumières. Parmi les gens qui ont accompagné le président depuis Washington jusqu’en Pennsylvanie se trouve le député 26 Toronto Leader, 18 juin 1864. G E ORG E BROW N 253 canadien réformiste William McDougall, qui écoute attentivement les deux minutes de l’allocution présidentielle. Lincoln explique que l’objectif du conflit en cours n’est pas de préserver l’Union, mais bien de réinventer l’Amérique, de montrer au monde qu’un peuple peut effectivement se structurer autour de ces deux idées maîtresses des Lumières : la liberté et l’égalité. Les mots de Lincoln sont passés à l’histoire : « Il y a 87 ans, nos pères ont créé sur ce continent une nation fondée sur la liberté et sur la conviction que tous les hommes naissent égaux. Nous sommes aujourd’hui engagés dans une grande guerre civile qui nous dira si cette nation, ou quelque autre nation fondée sur les mêmes principes, peut résister au temps27. » McDougall saisit bien le point de vue de Lincoln. Cependant, tout comme ses compatriotes qui se joindront à lui sept mois plus tard à Charlottetown et Québec pour bâtir leur propre pays, il n’est pas d’accord avec le président. Aux yeux des dirigeants canadiens, la liberté et l’égalité constituent de nobles concepts bien dignes de fonder une société ; néanmoins, la guerre de Sécession prouve que les États-Unis ne sauraient être considérés, tant s’en faut, comme un phare illuminant le monde. Ce pays tout entier consacré à la liberté et à l’égalité réduit en esclavage des millions de ses propres gens depuis trois cents ans ; en cet instant même, il arme ses citoyens pour qu’ils se massacrent les uns les autres au nom, précisément, de ses convictions fondatrices et de sa formule fédérale de répartition des pouvoirs. Pour le Canada, ces deux constats suffisent à établir l’échec lamentable de l’expérience américaine. Même la Proclamation d’émancipation, pourtant si prometteuse, a été répudiée dans le sang, les désertions nordistes de protestation et les émeutes raciales à peine avait-elle été adoptée. Macdonald et les autres politiciens canadiens divergent sur de nombreux points, mais ils s’entendent au moins sur celui-ci, fondamental : l’Amérique en guerre contre elle-même désigne par la négative les idées politiques et les écueils structurels dont le Canada doit absolument se prémunir28. Brown, Macdonald, Galt, Mowat, McGee, Cartier, McDougall et les autres dirigeants auxquels incombe la lourde tâche de fonder un pays ne sont pas des poètes, mais des pragmatiques ; pas des anges, mais des 27 Discours de Gettysburg, cité dans White, A. Lincoln, p. 605. 28 Rod Preece, « The Political Wisdom of Sir John A. Macdonald », p. 460. 254 VOISI NS E T E N N E M IS politiciens en exercice. Ils agissent par ailleurs dans le contexte d’une crise majeure et sous la pression d’un échéancier très serré. Au lieu de chercher à exprimer avec élégance et éloquence les assises philosophiques de leur projet, ainsi que les colons américains l’ont fait en confiant à Jefferson et à ses collègues la rédaction de la Déclaration d’indépendance, ils fondent leur action sur leur expérience et sur des idées pratiques à l’utilité amplement éprouvée. Ces concepts complexes expriment la mentalité pragmatique des fondateurs du Canada de la fin du 19e siècle, nettement distincte de l’esprit idéologique des bâtisseurs des États-Unis d’Amérique du siècle précédent. Parmi les idées qui alimentent leurs discussions figurent notamment celles d’Edmund Burke, nationaliste irlandais et député britannique. Burke a écrit en 1790 un ouvrage déterminant, Réflexions sur la révolution de France, une critique cinglante du bouleversement qui vient de redessiner l’Hexagone, de ses chefs et de sa vision du monde. L’auteur y soutient notamment que les gouvernements ne devraient pas s’inspirer de théories abstraites susceptibles de leur valoir la faveur éphémère des masses, mais plutôt de traditions longuement éprouvées et largement respectées. Il met les hommes politiques en garde contre un danger inhérent qui les menace, à savoir « se laisser prendre dans les rets et les sophismes d’une métaphysique abusive29 ». Plus qu’une adhésion aveugle à des principes idéologiques, ce sont donc les circonstances qui doivent dicter les solutions pratiques à mettre en œuvre. Même si Brown, Macdonald et leurs collègues évitent avec sagesse de faire référence à l’idéologie anti-idéologique de Burke, elle imprègne en réalité toutes leurs délibérations ainsi que les décisions sur lesquelles elles débouchent30. Plus tard, Macdonald fera clairement référence aux idées de Burke pour expliquer et justifier la structure politique qu’ils ont choisie : « […] je me contente en effet de me borner aux choses pratiques et [d’]assurer au pays les mesures pratiques qu’il demande ; [je me flatte de ne pas avoir] la réputation d’homme à système et à idées visionnaires aboutissant tantôt à l’annexion, tantôt à la fédération et tantôt à l’union législative et toujours à des utopies irréalisables31 ». 29 Edmund Burke, Réflexions sur la révolution de France, p. 27. 30 Preece, « The Political Wisdom of Sir John A. Macdonald », p. 468. 31 P. B. Waite, Confederation Debates in the Province of Canada, p. 155. [On trouvera également cette citation en français dans les Débats parlementaires sur la question de la confédération des G E ORG E BROW N 255 Parmi les mesures pratiques dont se réclame Macdonald figure ce principe, en rupture complète avec les Lumières et la Constitution américaine, selon lequel le pouvoir ne doit pas être divisé entre les différentes branches du gouvernement ni confié tout entier à l’exécutif, mais revenir au Parlement : « L’un des grands fléaux des États-Unis consiste en ce que le président y devient despote pendant quatre ans. […] En plaçant le pouvoir entre les mains du peuple et en rendant les ministres responsables devant le Parlement, la Constitution britannique nous préserve d’un tel despotisme32. » En plus d’accorder la primauté au Parlement, les fondateurs du Canada considèrent que les députés ne sont pas de simples délégués envoyés à l’Assemblée législative pour servir de caisse de résonance aux opinions de leur circonscription. Ils doivent être instruits, résolus, réfléchis et imperméables aux caprices des électeurs peu ou mal informés33. Cette conception renvoie également à Burke qui, dans un discours prononcé devant des électeurs de sa circonscription de Bristol, leur déclarait sans ambages qu’il ne tiendrait à toutes fins utiles aucun compte de leur opinion, estimant que les députés devaient agir selon leur propre jugement mûrement réfléchi et non au gré des désidératas de leur électorat34. En corollaire de son rejet d’un système présidentiel au profit d’un parlement de députés autonomes, la structure politique du Canada naissant tient en aversion la démocratie à l’américaine. Pour les dirigeants politiques canadiens comme pour leurs homologues britanniques, la démocratie américaine se résume à une tyrannie de la populace et doit être écartée à tout prix. Les Canadiens lui préfèrent nettement la liberté constitutionnelle. Cartier plaide ainsi en faveur d’un encadrement de la démocratie : les États-Unis « ont établi une fédération dans le but de perpétuer la démocratie sur ce continent, mais […] nous avons pu nous convaincre que les institutions purement démocratiques ne peuvent provinces de l’Amérique britannique du Nord, 3e session, 8e Parlement, Québec, Hunter, Rose et Lemieux, imprimeurs parlementaires, 1865, p. 1000, NDLT] 32 Joseph Pope, Confederation, p. 57. 33 Christopher Moore, 1867, p. 41. 34 Edmund Burke, discours prononcé devant les électeurs de Bristol, cité dans Conor Cruise O’Brien, The Great Melody, p. 75. 256 VOISI NS E T E N N E M IS produire la paix et la prospérité des nations35 ». Cartier et ses collègues ne condamnent pas la démocratie en tant que telle : ils se méfient plutôt d’un pouvoir sans frein qui serait accordé à la majorité, souvent brouillonne et mal informée. Ils veulent endiguer ces foules incontrôlables qui ont mis les rues de Boston et de Paris sens dessus dessous et devant lesquelles, pensent-ils, les politiciens américains n’ont que trop tendance à s’incliner, s’étant même courbés si bas qu’ils en ont sombré dans la guerre civile. Les droits des minorités occupent aussi une place de premier plan dans la réflexion des penseurs de la future Confédération canadienne. À l’été 1864, dès le début des discussions, Macdonald s’impose comme le plus ardent défenseur d’une union législative gouvernée par un parlement unique sans partage des pouvoirs avec des gouvernements infranationaux, en l’occurrence provinciaux. Très rapidement, son projet se heurte à l’incontournable nécessité de protéger les droits de la minorité francocatholique, dont un système fédéral à deux paliers constitue le meilleur garant. Cartier joue un rôle déterminant dans ce débat : il tient à ce que la nouvelle structure fédérale protège la langue, la religion, le système d’éducation et le droit propres au Canada-Est. Il réussit à convaincre Macdonald et les autres que les Canadiens français ne cautionneront jamais la création d’un nouveau pays qui n’établirait pas de gouvernements infranationaux dotés de pouvoirs suffisants pour préserver leurs droits ; en d’autres termes, l’État doit protéger la nation. Cependant, précise Cartier, si les bâtisseurs du futur pays arrivent à proposer une formule raisonnable garantissant les droits des francophones, alors les Canadiens français s’avéreront extraordinairement loyaux envers cette nouvelle structure36. Même s’ils conviennent de la nécessité d’établir des gouvernements provinciaux, Brown et les autres s’accordent à vouloir confier l’intégralité du pouvoir constitutionnel au Parlement d’un gouvernement central. Les États-Unis considèrent leurs différents États comme des entités indépendantes qui préexistaient à l’État fédéral et qui l’ont créé en lui concédant quelques parcelles de leurs souverainetés respectives. Pour Brown, Macdonald et les autres membres du comité, cette notion même de 35Waite, Confederation Debates in the Province of Canada, 1865, p. 59. [Source de la citation française : Débats parlementaires, p. 58, NDLT] 36 Ibid., p. 60. G E ORG E BROW N 257 « droits des États » constitue le vice fondamental du système américain, et la vraie cause de la guerre de Sécession. « Les États de la république voisine se sont toujours comportés en entités souveraines distinctes, explique ainsi Macdonald. […] L’erreur première de leur Constitution consiste en ce qu’elle préserve tous les droits souverains de chacun de ces États, à l’exception de la portion congrue qu’ils confèrent à l’État central. Nous devons prendre le contre-pied de ce système en créant au contraire un gouvernement général puissant et en n’accordant aux instances provinciales que les prérogatives nécessaires à leurs décisions et actions locales. Les assemblées législatives locales pourront ainsi légiférer dans toutes les affaires particulières à leur région37. » En réponse au député néo-écossais James Chandler, qui s’inquiète de cette concentration des pouvoirs, Macdonald répond : « Nous devons justement concentrer les pouvoirs entre les mains du gouvernement fédéral et non opter pour la décentralisation des États-Unis. Monsieur Chandler voudrait accorder des pouvoirs souverains aux assemblées législatives locales quand telle est précisément la cause de l’échec de nos voisins. […] M. [Alexander] Stephens, le viceprésident actuel [de la Confédération sudiste], était l’un des piliers de l’Union ; mais quand l’heure de choisir a sonné, c’est à son État d’origine qu’il est resté fidèle38. » Les délibérations du comité s’articulent autour du principe central selon lequel tous les pouvoirs nécessaires pour défendre les intérêts du pays dans son ensemble seraient confiés au futur Parlement canadien. Une liste des questions nationales d’importance confierait ces sphères d’intervention et les pouvoirs correspondants au gouvernement fédéral, et circonscrirait par la même occasion ceux des gouvernements provinciaux. Une clause stipulerait par ailleurs que toutes les prérogatives n’ayant pas été explicitement accordées aux gouvernements provinciaux reviendraient automatiquement au Parlement central. De surcroît, comme si ces précautions risquaient de ne pas suffire, ce Parlement central aurait aussi le pouvoir d’invalider toutes les lois provinciales qu’il considérerait comme contraires au bien du pays. Enfin, seul le gouvernement fédéral pourrait s’exprimer au nom du Canada. 37 Ibid., p. 131. 38 Ibid., p. 86. 258 VOISI NS E T E N N E M IS Brown et ses collègues insistent sur le fait que la création de ce nouvel État fédéral ne marquerait pas la rupture des relations avec la Grande-Bretagne. Ils s’accordent au contraire à vouloir maintenir les liens transatlantiques que la Révolution américaine a si violemment tranchés. Après tout, par-delà les impératifs économiques et militaires, une relation de nature spirituelle unit le Canada et la Grande-Bretagne. Plus tard, Macdonald exprimera d’ailleurs cet attachement dans un slogan électoral devenu célèbre : « Je suis né sujet britannique et je mourrai sujet britannique ». Si cette formule a tant fait florès, c’est qu’elle exprimait alors un large consensus dans la population. Même George-Étienne Cartier était fier de sa nationalité britannique et portait des costumes taillés à Londres ; il a même prénommé l’une de ses filles Reine-Victoria. Il considérait également la préservation du lien avec la Grande-Bretagne comme essentielle à la survie du Canada français, dont la spécificité culturelle pâtirait sans nul doute possible d’une intégration au creuset américain. De sa nation catholique et française, et fière de l’être, Cartier disait : « Si leurs institutions, leur langue et leur religion [sont] intactes, ils le [doivent] à leur adhésion à la Couronne britannique39 ». D’un point de vue sentimental, les habitants du Canada et des Maritimes de cette époque sont effectivement très attachés aux coutumes britanniques ; d’un point de vue beaucoup plus pragmatique, ils savent aussi que leur indépendance vis-à-vis des États-Unis ne sera que de courte durée s’ils rompent leurs liens avec la Grande-Bretagne. LES CONFÉRENCES CONSTITUTIONNELLES Le magnifique port de Charlottetown accueille l’imposant navire à vapeur Queen Victoria le 1er septembre 1864. Dans cette pittoresque ville de l’île du Prince-Édouard de 7 000 habitants, les maisons géorgiennes, coquettes et bien entretenues, s’alignent sagement le long des rues montant d’une baie paisible. « C’est le pays le plus joli que vous puissiez imaginer40 », écrit Brown à son épouse, Anne. À bord du Queen Victoria se trouvent huit délégués canadiens de marque, dont Brown, McDougall, Cartier, Galt, McGee et Macdonald. Tous revêtent leurs plus beaux 39 Ibid., p. 60. [Source de la citation française : Débats parlementaires, p. 57-58, NDLT] 40 George Brown à Anne Brown, 13 septembre 1864, BAC, fonds George Brown, MG27-1D8, vol. 2. G E ORG E BROW N 259 habits en prévision de l’accueil triomphal qui leur sera réservé à leur arrivée. Mais personne ne les attend sur les quais. À vrai dire, la population de Charlottetown ne s’intéresse pas tellement à ces visiteurs : tous ses regards sont tournés vers le cirque Slaymaker and Nichols Olympic, qui vient de dresser son chapiteau dans l’île ! Les Canadiens contemplent d’un œil amusé le secrétaire provincial de l’île du Prince-Édouard, W. H. Pope, qui arrive à la rame jusqu’au gigantesque navire dans un petit bateau de pêche, et fait de son mieux pour leur offrir un accueil digne d’eux. Le lieutenant-gouverneur de l’île, George Dundas, donne ce soir-là une réception dans sa résidence officielle, amorçant ainsi une longue série de réjouissances qui permettront aux représentants des différentes provinces de faire plus amplement connaissance et d’établir des liens de confiance entre eux. C’est Brown qui a catalysé leur venue à Charlotte­town. Dès cette première réception sur l’île, pourtant, John A. Macdonald s’impose comme l’homme indispensable du projet de confédération. Pourtant, Macdonald ne s’est pas d’emblée laissé séduire par l’idée d’une confédération. Depuis toujours, il accorde la priorité aux questions politiques pratiques, partisanes, immédiates. À Charlottetown, son entregent et son extraordinaire capacité à forger les coalitions les plus improbables deviennent l’atout le plus important de la confédération en devenir. Très conscient de cet inestimable talent, Macdonald sait charmer les délégués des Maritimes ainsi que leurs épouses. Il parle d’abondance, sourit beaucoup, boit avec entrain, plaît infiniment… et finit par emporter l’adhésion de tous et toutes. Les Canadiens sont arrivés extrêmement bien préparés à la rencontre. Pendant trois jours, Cartier, Macdonald et Galt présentent les arguments juridiques, politiques et militaires en faveur d’une confédération. Puis, ils parlent du pays dont ils rêvent et qui s’étendrait un jour jusqu’à l’Arctique et au Pacifique. Enfin, ils expliquent les détails financiers du projet. Le lendemain, Brown décrit pendant plus de quatre heures la structure constitutionnelle qu’ils proposent. Ayant écouté leurs visiteurs canadiens, les délégués des Maritimes délibèrent entre eux et décident de renoncer à leur projet d’union strictement maritime pour se joindre à la future confédération. La conférence constitutionnelle prend ensuite le chemin de Saint John, puis d’Halifax. Les représentants des provinces conviennent de conclure les pourparlers à Québec au mois d’octobre suivant. 260 VOISI NS E T E N N E M IS Le Néo-Écossais Charles Tupper donne à l’hôtel Halifax la dernière réception avant la suspension des travaux. Pendant la soirée, Macdonald se lève pour porter un toast. Il remercie ses hôtes et parle avec une effusion admirative de tout ce que les représentants des provinces ont accompli pendant cette tournée, rappelant qu’ils se sont fortement inspirés de la longue tradition britannique de démocratie parlementaire. Macdonald vante l’audace et l’originalité de la Constitution américaine, mais relève aussi les défauts de ce système politique que la guerre de Sécession a fait éclater au grand jour. « Il nous revient, déclare-t-il, de tirer parti de l’expérience et de nous efforcer d’établir, par une analyse minutieuse, un plan d’action qui nous épargnera les erreurs de nos voisins. […] Si nous atteignons cet objectif – l’instauration d’un gouvernement général vigoureux – nous ne serons plus des Néo-Brunswickois, des Néo-Écossais ou des Canadiens : nous serons des Américains britanniques placés sous l’égide du souverain de la Grande-Bretagne41 ! » Macdonald ajoute qu’une union élargie, plus puissante, saura mieux se prémunir contre les agressions américaines. Il dresse également un parallèle entre la confédération canadienne que les délégués proposent et la Confédération sudiste : « La République sudiste s’est battue avec une bravoure admirable. Elle ne possède à ce stade guère plus de quatre millions d’hommes, à peine plus que notre propre population. Et pourtant, quel formidable combat elle a mené42 ! » La conférence se termine le 10 octobre à Québec. Ici encore, toutes les délégations comptent dans leurs rangs des membres de leur gouvernement et de leur opposition respectifs, manifestant ainsi leur attachement à la démocratie parlementaire. Cette fois, même Terre-Neuve a envoyé deux représentants. Les délégués se réunissent dans un bâtiment de pierres grises dont les hautes fenêtres plein cintre leur permettent d’admirer le superbe Saint-Laurent qui tourbillonne au pied des falaises. Les vieux murs de Québec et les rues pavées de sa basse-ville enchantent les visiteurs. Le ciel par contre si lumineux dans les Maritimes reste ici obstinément sombre et chargé de pluie, restreignant les promenades à pied ou en voiture à chevaux. Les bals, réceptions et dîners gastronomiques permettent toutefois aux représentants d’oublier cette légère 41 Globe, 21 septembre 1864. 42 Ibid. G E ORG E BROW N 261 contrariété. Le champagne coule presque aussi abondamment que la pluie. Le premier ministre canadien, sir Étienne-Paschal Taché, préside la rencontre. Mais une fois de plus, Macdonald vole la vedette. Les participants à la conférence déterminent rapidement les détails de la structure gouvernementale proposée ainsi que la répartition des pouvoirs entre le Parlement central et les gouvernements provinciaux. Leurs travaux ralentissent toutefois dès qu’ils abordent la question du Sénat. Ils concluent finalement que le meilleur moyen de garantir que la Chambre des communes reste dépositaire de l’autorité politique consisterait à établir un Sénat désigné par nominations. Étant nommés, les sénateurs feront simplement office de « Chambre de réflexion » chargée d’examiner sereinement les projets de loi ; ce sont aussi les députés de la Chambre des communes qui, en tant qu’élus, détiendront le véritable pouvoir décisionnel. Le 20 octobre, alors que le très long débat sur le Sénat s’est terminé la veille, la nouvelle du raid sur St. Albans, au Vermont, éclate comme un coup de tonnerre. Pendant toute une semaine fertile en stress et riche en rebondissements, les dirigeants canadiens maintiennent des communications constantes avec Monck relativement à la capture des insurgés et tendent l’oreille aux vociférations scandalisées du général Dix et de Seward tout en s’efforçant de maintenir la conférence de Québec sur les rails… Inévitablement, l’opération sur St. Albans accapare leur attention ; mais elle montre surtout que la menace états-unienne n’est pas que pure abstraction. Le Néo-Brunswickois Leonard Tilley et le Néo-Écossais Charles Tupper dirigent leur délégation respective avec beaucoup d’assurance. La configuration constitutionnelle proposée prévoyant une scission du Canada en deux grandes régions, l’Ontario et le Québec, les participants ont convenu que le Canada aurait deux voix dans toutes les questions soumises au vote pendant les pourparlers. Néanmoins, tout comme celles de l’île du Prince-Édouard et de Terre-Neuve, les délégations du NouveauBrunswick et de la Nouvelle-Écosse restent convaincues que les Maritimes garderont la main haute sur toutes les décisions prises : les autres participants ne pourront pas reléguer dans l’ombre leurs préoccupations et leurs situations particulières. Le réseau ferroviaire intercolonial sera ainsi considéré comme une priorité. Le Nouveau-Brunswick, moins industrialisé, a 262 VOISI NS E T E N N E M IS par ailleurs négocié l’obtention d’un soutien financier du futur gouver­ nement fédéral. Mais la déception de l’île du Prince-Édouard et de Terre-Neuve s’accentue à mesure que les discussions progressent… Peu à peu, leur désenchantement cède le pas à la colère. N’étant ni l’une ni l’autre limitrophes des États-Unis, elles ne partagent pas la crainte viscérale des autres face à l’éventualité d’une invasion. Leurs deux délégations déplorent également le fait que leur poids démographique minime ne leur accorde qu’un nombre également très restreint de députés au Parlement. Elles n’ont par ailleurs aucun avantage à tirer du réseau ferroviaire intercolonial qui enthousiasme tant la Nouvelle-Écosse et le NouveauBrunswick. Enfin, l’expansion vers l’ouest dont Brown parle avec ferveur ne les émeut que très médiocrement. Elles finissent ainsi par se désintéresser des discussions ; même le charme redoutable de Macdonald semble impuissant à les retenir. À la fin de la conférence, le 27 octobre, les 33 délégués, y compris ceux de l’île du Prince-Édouard et de Terre-Neuve, votent en faveur des 72 résolutions et conviennent de les présenter à leur assemblée législative respective pour ratification. Mais avant cela, les délégués des Maritimes qui ne connaissent pas encore le Canada visiteront cette province avec laquelle ils viennent d’accepter de s’associer pour le meilleur et pour le pire. Leur tournée s’amorce dès le lendemain, à Montréal. Ils partent ensuite admirer les édifices du Parlement qui abriteront le nouveau gouvernement à Ottawa. Bien que leur construction ne soit pas encore achevée, les bâtiments gothiques imposent déjà le respect par leur vastitude et leur caractère grandiose, mais aussi par leur superbe emplacement au sommet d’une falaise surplombant la rivière des Outaouais, large ici de plus d’un kilomètre. Macdonald se retire ensuite dans sa résidence de Kingston, où il succombe à l’épuisement et à la dive bouteille. Brown prend le relais et emmène le petit groupe à Toronto. Dans son discours d’ouverture d’une fastueuse réception donnée au Music Hall, il explique à son vaste auditoire les objectifs que les participants aux discussions entourant la confédération se sont fixés et expose la teneur de leurs travaux. Mais nous sommes le 3 novembre : c’est aujourd’hui que le juge Charles-Joseph Coursol entend les audiences relatives au raid sur St. Albans. Brown sait son public nerveux. Depuis des semaines, les journaux multiplient les articles sur G E ORG E BROW N 263 cette opération commando et sur ses conséquences. Brown explique d’abord les principes constitutionnels qui ont été adoptés pour accroître l’efficacité gouvernementale ; il souligne également les avantages économiques de l’entente et les possibilités d’expansion vers l’ouest qu’elle représente. Il a toutefois gardé le meilleur pour la fin. En conclusion de son allocution, il assène l’argument que ses auditeurs considèrent certainement comme le plus convaincant dans les circonstances : « Les délégués ont résolu à l’unanimité que les provinces unies de l’Amérique du Nord britannique seront placées le plus rapidement possible en état d’alerte maximale. […] Certes, [les Américains] sont déjà très accaparés par ailleurs et, en dépit des propos virulents de leurs journaux, je crois en la bonne volonté de nos voisins […] mais à l’heure cruciale, un affrontement prouverait sur-le-champ que la détermination et la pugnacité de 1812 restent bien vivaces en 186443. » À L A D É F E N S E D E L’ I N D É F E N D A B L E F R O N T I È R E Par cette allocution pleine de fougue et d’espoir, Brown cherchait à rassurer son auditoire et à le rallier. Les réalités qui agitent l’époque la font toutefois rapidement paraître bien creuse. Le bureau des Colonies britannique a déjà demandé au lieutenant-colonel W. F. D. Jervois, ingénieur de l’armée britannique, de parcourir le Canada et les Maritimes pour dresser un état des lieux des défenses militaires et la liste des mesures à prendre pour protéger les colonies d’une éventuelle invasion américaine. Quelques mois plus tard, comme la méfiance s’est intensifiée entre le Canada et les États-Unis et que le risque d’invasion a augmenté d’un cran, le bureau des Colonies renvoie Jervois réévaluer la situation. Il remet son deuxième rapport sur les défenses du Canada le 9 novembre, quelques jours à peine après l’allocution de Brown au Music Hall de Toronto. Ses conclusions ont de quoi faire frémir : l’édification et le renforcement des fortifications frontalières, la construction d’une flotte digne de ce nom pour les Grands Lacs ainsi que la formation et l’armement d’un nombre suffisant de soldats coûteraient la bagatelle de 1,75 million de livres ! Et quand bien même tout cela pourrait être accompli correctement dans des délais relativement courts, ajoute Jervois, une invasion 43 Globe, 3 novembre 1864. 264 VOISI NS E T E N N E M IS américaine se solderait immanquablement par la reddition du sud-ouest du Canada-Ouest ; seules les villes de St. Catharines et de Toronto pourraient résister un peu, mais pas éternellement. La victoire contre les États-Unis, conclut néanmoins Jervois, reste possible, à la condition que tous les préparatifs recommandés soient mis en œuvre, que les soldats britanniques et les miliciens canadiens soient retirés sans tarder des territoires perdus d’avance, et que la marine britannique attaque les villes côtières américaines depuis les bases d’Halifax et des Bermudes. Les négociations en vue d’une restitution du Canada auraient alors quelque chance d’aboutir44. Ayant examiné soigneusement ce rapport, le Cabinet canadien propose de débloquer 50 000 $ à titre de premier versement sur les deux millions jugés nécessaires pour fortifier Montréal, en plus d’un million de dollars pour la formation et l’armement des renforts miliciens45. Cette offre s’assortit toutefois d’une exigence : la Grande-Bretagne doit investir encore plus de troupes et d’argent, et se porter caution d’un prêt qui permettra au Canada d’assumer sa part des dépenses. Brown est envoyé à Londres pour sonder le point de vue des Britanniques sur ces nouveaux plans de défense ainsi que sur les 72 résolutions de la conférence de Québec. Juste avant de partir, Brown apprend qu’Abraham Lincoln vient d’être réélu président des États-Unis. L’issue du scrutin est pourtant restée incertaine jusqu’au bout. Lincoln était même si convaincu d’être battu qu’il avait rédigé en août un message demandant que chacun des secrétaires de son Cabinet s’engage à redoubler d’efforts pour sauver l’Union entre les élections de novembre et la prestation de serment du futur président, au mois de mars suivant. Les documents étaient pliés de manière à ce que personne ne puisse les lire avant leur signature. Au congrès de Chicago que Jacob Thompson a vainement tenté de saboter, les démocrates ont désigné à leur tête George McClellan, général de l’Union tombé en disgrâce. Aussi piètre candidat présidentiel qu’il a été médiocre militaire, McClellan s’en tient obstinément au programme anémique des Copperheads, fondé principalement sur la conclusion d’une paix négociée et la création de deux États américains distincts. Le 44 C. P. Stacey, Canada and the British Army, p. 158. 45 Ibid., p. 167. G E ORG E BROW N 265 programme du parti a été rédigé pour l’essentiel par Clement ­Vallandigham depuis sa chambre d’hôtel canadienne… Le général nordiste William Tecumseh Sherman se rend maître d’Atlanta le 3 septembre 1864. Il donne ainsi raison à Lincoln, qui s’est toujours montré farouchement déterminé à préserver l’Union par la supériorité militaire. Dès lors, McClellan est condamné à l’échec. Le 8 novembre, avant minuit, le dépouillement des urnes révèle que Lincoln bat McClellan par plus d’un million de voix ; 116 887 soldats se sont prononcés pour le président sortant contre seulement 37 748 pour leur ancien général. L’issue sans appel du scrutin renforce instantanément la position de Lincoln. La victoire de l’Union semble de plus en plus assurée, et les États du Nord n’ont jamais été aussi unis face à l’adversaire. Cette situation nouvelle n’a évidemment pas de quoi réjouir le Canada. Brown quitte New York à bord du Persia le 16 novembre. Hasard des pérégrinations transatlantiques, le lieutenant-colonel Jervois se trouve également à bord. Le 3 décembre, dès son arrivée à Londres, Brown s’entretient avec Edward Cardwell, le nouveau secrétaire aux Colonies. Fils d’un homme d’affaires de Liverpool et formé à Oxford, Cardwell est député depuis 1841. Il a été ministre dans le gouvernement d’Aberdeen, puis dans celui de Palmerston. Sa vive intelligence lui attire le respect de tous. Ambitieux et déterminé, Cardwell s’applique à faire progresser résolument tous les dossiers qui lui sont confiés. Sa correspondance avec le gouverneur général Monck révèle par ailleurs l’intérêt sincère qu’il porte à l’Amérique du Nord britannique ainsi que son excellente compréhension de ces colonies. Les positions de Palmerston, de Gladstone et des autres membres du Cabinet à l’égard de la confédération canadienne ont certes évolué avec le temps, mais Cardwell montre une grande initiative et imprime une direction claire aux discussions. Pour lui, il n’est pas question d’attendre patiemment que les colonies canadiennes atteignent le consensus qui déterminera leur réorganisation politique et l’évolution de leurs relations avec la Grande-Bretagne. Avec la guerre de Sécession qui semble s’acheminer vers son terme et la probabilité grandissante d’une victoire nordiste, la Grande-Bretagne n’a plus le luxe de se montrer patiente. Ainsi qu’en témoignent ses nombreuses lettres, Cardwell tient à 266 VOISI NS E T E N N E M IS ce que Monck et les lieutenants-gouverneurs des Maritimes donnent résolument l’impulsion du changement46. En janvier 1864, environ 11 000 soldats britanniques sont déployés au Canada et 3 500 dans les Maritimes. En juillet, Cardwell explique au Cabinet que les troupes sont trop peu nombreuses pour défendre les colonies, mais bien assez pour déclencher une offensive. Il a lu un rapport de James Goodenough, le capitaine britannique que le duc de Newcastle a chargé d’espionner les préparatifs militaires américains sur les Grands Lacs. Ce document établi par Goodenough en mai 1864 affirme que le nombre des bateaux et ouvrages de fortification que les Américains font actuellement construire ainsi que les améliorations apportées à leurs infrastructures portuaires et routières ne laissent aucune place au doute : l’Union s’apprête à attaquer le Canada47. Cardwell envoie le lieutenantcolonel Jervois dresser un deuxième état des lieux. Monck a constamment tenu Cardwell informé des conférences constitutionnelles et lui a fait parvenir le texte des 72 résolutions de Québec48. La veille de l’arrivée de Brown à Londres, Cardwell expédie un message à Monck lui exprimant tout le bien qu’il pense de ces résolutions et l’assurant de son soutien absolu pour leur mise en œuvre49. Le secrétaire aux Colonies accueille Brown à bras ouverts. Ils discutent pendant plusieurs heures des résolutions de Québec et des questions qu’elles soulèvent. Cardwell répète à Brown ce qu’il a écrit à Monck. Il convient sans réserve de la réalité des périls économiques et militaires auxquels sont exposées les colonies britanniques d’Amérique du Nord, ajoutant que leur réorganisation selon les résolutions de Québec s’avérerait non seulement judicieuse mais essentielle50. Brown s’entretient dans les jours suivants avec l’élite politique britannique, en tous points d’accord avec Cardwell. William Gladstone, chancelier de l’Échiquier (l’équivalent d’un ministre des Finances), sir Frederick Rogers, sous-secrétaire du bureau des Colonies, et le comte Russell, secrétaire aux Affaires extérieures, assurent Brown de leur appui 46 Cardwell à Monck, 30 octobre 1864, BAC, fonds Charles Stanley Monck, MG27-IB2, vol. 1. 47Bourne, Britain and the Balance of Power in North America, 1815-1908, p. 265. 48 Monck à Cardwell, 7 novembre 1864, BAC, fonds Charles Stanley Monck, MG27-IB2, vol. 1. 49 Cardwell à Monck, 3 décembre 1864, BAC, fonds Charles Stanley Monck, MG27-IB2, vol. 1. 50 George Brown à Anne Brown, 5 décembre 1864, BAC, fonds George Brown, MG27-1D8, vol. 2. G E ORG E BROW N 267 et sollicitent son opinion sur les défenses coloniales dans le contexte du raid récent sur St. Albans et des autres calamités signées Thompson. Brown fait parvenir à Macdonald un résumé des réactions enthousiastes que les propositions constitutionnelles ont suscitées en Grande-Bretagne. Il les explique en ces termes : « Partout ou presque, je note un désir manifeste qu’avant longtemps les colonies britanniques se gouvernent elles-mêmes. Je relève même dans certains cercles un évident regret que nous n’ayons pas déclaré notre indépendance d’emblée. Je suis très affligé de le constater, mais ces sentiments, je l’espère, résultent d’une crainte de voir le Canada envahi par les États-Unis et s’estomperont bientôt, en même temps que leur cause51. » Brown passe un Noël fort agréable dans la famille d’Anne. Il lit régulièrement dans le London Times des articles sur le raid de St. Albans et ses ramifications internationales. Néanmoins, rien ne pouvait le préparer aux tensions qu’il observe dès son retour à Toronto, le 13 janvier. J A N V I E R - AV R I L 1 8 6 5 : D É C E P T I O N , E X A LTAT I O N , D É S E S P O I R George Brown retourne à Québec pour y superviser les préparatifs du Cabinet en vue de la session parlementaire qui doit commencer le 19 janvier, un mois avant la date habituelle. Les observateurs de la scène politique escomptent qu’un seul point d’importance sera inscrit à l’ordre du jour : les débats et le vote relatifs à la ratification des 72 résolutions constitutionnelles approuvées à l’automne. La riposte américaine aux offensives confédérées de Jacob Thompson et la libération des membres du raid sur St. Albans par le juge Coursol en décident autrement : la confédération devra attendre… Lincoln a approuvé de nouvelles dispositions législatives concernant les incursions transfrontalières des soldats américains lancés à la poursuite de criminels ainsi que l’obligation de détenir un passeport pour entrer sur le territoire des États-Unis. Seward a par ailleurs annoncé la révocation de l’accord Rush-Bagot, ouvrant ainsi la voie à la remilitarisation des Grands Lacs. Enfin, le Congrès a voté en faveur de l’abrogation du Traité de 51 Brown à Macdonald, 22 décembre 1864, BAC, fonds sir John A. Macdonald, MG26-A, vol. 188. 268 VOISI NS E T E N N E M IS réciprocité de 1854. La presse américaine appuie ces mesures aussi ardemment qu’elle avait dénoncé les « sympathies et activités pro-sudistes canadiennes » durant les trois années précédentes. Dans un éditorial se félicitant de l’abrogation du Traité de réciprocité, le New York Times explique ainsi : « L’objectif premier de la réciprocité était de cultiver une amitié forte avec le Canada, mais la guerre a prouvé la futilité d’une telle entreprise52 ». Nombreux sont les journaux qui plaident en faveur de représailles à l’égard du voisin du nord. Ainsi, le Chicago Tribune exhorte le général Dix à franchir la frontière pour « prendre le Canada comme un saint-bernard égorgerait un caniche53 ». Ayant examiné la décision prise par le juge Coursol de libérer les assaillants de St. Albans, le procureur en chef Macdonald et le gouverneur général Monck sont tombés d’accord sur ce point : c’est un scandale ! Ils ont en outre prévu la réaction vive, forcément négative, des Américains54. Comme toujours dans les situations de crise, Macdonald reste d’un calme olympien : « Nous devons accomplir notre devoir ; cependant, indépendamment des sourires ou froncements de sourcils que nos décisions pourraient susciter parmi les instances étrangères ; jamais nous ne nous laisserons contraindre par des déclarations comme celles du général Dix ni empêcher, par quelque protestation d’indignation que ce soit, d’appliquer nos lois dans toute leur rigueur55 ». Le 20 décembre, quelques jours après la décision fatidique de Coursol, Macdonald approuve l’octroi d’une récompense de 200 $ pour toute information permettant de reprendre Young et ses hommes. Young est arrêté le jour même ; les autres sont capturés dans le Maine où, contre toute attente, ils ont tenté de se faire oublier en s’enrôlant dans les rangs de l’Union… D’autres membres du raid sont arrêtés à Terre-Neuve où ils se sont fait embaucher sur un baleinier. Tout ce beau monde est ramené à Montréal pour subir un deuxième procès. Macdonald ordonne également une enquête sur le juge Coursol et sur le chef de la police de Montréal, Guillaume Lamothe, qui a aidé les 52 New York Times, 19 décembre 1864. 53 Chicago Tribune, 17 décembre 1864, cité dans Winks, The Civil War Years, p. 138. 54 Macdonald à Swinyard, 19 décembre 1864 ; Joseph Pope, The Correspondence of Sir John A. ­Macdonald, p. 19. 55 Ibid. G E ORG E BROW N 269 cambrioleurs à récupérer l’argent qu’ils avaient volé à St. Albans. L’enquête établit que le juge Coursol a pris une décision qui dépassait de très loin ses qualifications. Quant à Lamothe, ses motivations étaient politiques : sympathisant du Parti réformiste, il cherchait simplement à placer le gouvernement conservateur dans l’embarras. Le Canada annonce qu’il versera 50 000 $ aux banques de St. Albans, l’essentiel de la somme remise par Lamothe aux membres du raid. Une fois ces mesures immédiates mises en œuvre, Monck et Macdonald s’attachent à résoudre des problèmes à plus long terme. Une police des frontières est créée dans l’ouest. Son mandat est similaire à celui de son instance homologue du Canada-Est dirigée par William Ermatinger, ancien officier de police et inspecteur de la milice volontaire active. Placée sous la houlette de Gilbert McMicken, la nouvelle police de l’ouest sera chargée de coordonner les patrouilles frontalières et de resserrer la surveillance des activités nordistes et sudistes. Macdonald n’a que de bons mots à l’égard de McMicken : « C’est un homme perspicace, calme et déterminé qui sait garder son sang-froid et s’acquittera courageusement de sa mission56 ». McMicken est député conservateur de la circonscription de Welland et maire de la petite ville frontalière de Clifton. Il a par ailleurs travaillé avec l’agent confédéré James Holcombe pour réunir les soldats de la Confédération sudiste établis au Canada et les renvoyer dans le Sud. Rien n’indique cependant que Macdonald en ait jamais été informé57. Macdonald établit un projet de loi accordant au gouvernement canadien des pouvoirs accrus pour empêcher les incursions américaines transfrontalières et pour arrêter et déporter les confédérés qui attaqueraient le Nord depuis le Canada. Monck avait du reste préalablement discuté avec Seward, Lyons et Cardwell de la forme à donner à ces nouvelles dispositions législatives58. La Loi sur les étrangers [Alien Act] permet d’imposer une amende maximale de 3 000 $ à tout étranger simplement soupçonné d’activités jugées hostiles envers un pays ami du Canada, de saisir ses biens et de le déporter. Adoptée à une écrasante majorité, elle sera promulguée le 6 février 1865. 56 Ibid. 57Winks, The Civil War Years, p. 322. 58 Monck à Cardwell, 25 novembre 1864, BAC, fonds Charles Stanley Monck, RG7-G-5, vol. 69. 270 VOISI NS E T E N N E M IS Les dirigeants canadiens ne sont pas les seuls à s’inquiéter de l’intensification des tensions frontalières. Dans un rapport qu’il rédige à Londres, Adams, le représentant des États-Unis, rappelle à Seward que le Parlement britannique compte encore de nombreux députés amis de la Confédération sudiste et ennemis jurés du Nord. Il ajoute que les agents du Sud établis en Grande-Bretagne et dans le reste de l’Europe tirent pleinement avantage des fabuleux outils de propagande que les agissements américains leur offrent sur un plateau d’argent depuis plusieurs semaines. « Les émissaires insurgés et leurs amis, écrit-il à Seward le 9 février, répètent sur tous les tons qu’il ne s’agit là que d’un prélude à cette guerre qui ne manquera pas d’éclater dès que nous aurons résolu nos difficultés intérieures59. » Adams demande à Seward de tout mettre en œuvre pour apaiser la situation. Russell, le secrétaire aux Affaires extérieures, écrit aux agents confédérés en Europe, notamment Mason et Slidell, avec copie à Monck et à Lincoln. Dans sa lettre, il souligne que « lesdits États confédérés, ainsi qu’on les appelle », ont perpétré plusieurs actes de violence, y compris des raids lancés depuis le Canada en sol américain, et ce, dans l’unique intention de favoriser le déclenchement d’une guerre entre la Grande-Bretagne et les États-Unis. Russell cite les mesures récemment mises en œuvre par le Canada pour mettre un terme à ces exactions et poursuit : « J’escompte que vous pourrez garantir la cessation de ces pratiques et leur abandon complet à l’avenir60. » Lincoln apprécie tant cette lettre qu’il demande au général Grant d’en envoyer une copie sous drapeau blanc de trêve au général Lee. Mais Lee refuse d’en prendre livraison et la renvoie à Grant avec ses compliments… Tous ces politiciens et diplomates qui tentent d’éviter une contagion de la guerre outre-frontière ignorent que deux mois plus tôt, le 3 décembre, Jacob Thompson s’est installé au bureau de sa chambre d’hôtel de Toronto pour écrire un long rapport détaillé à Benjamin, le secrétaire d’État de la Confédération. Il reconnaît ses échecs, mais reste optimiste : « Je n’ai ménagé aucun effort pour concrétiser les objectifs pour lesquels le gouvernement m’a envoyé ici. J’aurais aimé en certaines 59 Adams à Seward, 9 février 1865, cité dans Foreman, A World on Fire, p. 740. 60 Russell à Bruce, 13 février 1865, copie à Monck, BAC, fonds Charles Stanley Monck, RG7-G-5, vol. 69. G E ORG E BROW N 271 circonstances obtenir de meilleurs résultats, mais je ne crois pas pour autant que ma mission ici se soit révélée complètement inutile61 ». Il précise ensuite : « D’importantes sommes ont été consacrées à la préparation et à l’exécution de ces opérations et elles semblent maintenant avoir produit peu de bénéfices. En examinant les actions passées, je ne vois pas, toutefois, comment ces dépenses auraient pu être évitées ; je ne crois pas non plus qu’elles aient été tout à fait vaines. Les craintes suscitées chez l’ennemi l’ont contraint à détourner du front au moins 60 000 soldats pour les consacrer à la surveillance et à la répression sur son propre territoire62. » Bien qu’il ait encore beaucoup de plans et de projets en tête, Thompson comprend qu’il ne peut poursuivre sa mission tambour battant. Après la tentative de détournement de train raté de Beall près de Buffalo, en décembre, il a eu droit, une fois de plus, à un compte rendu d’échec étayé de mille et une excuses et justifications plus ou moins convaincantes. Il annonce finalement à tous ceux qui souhaitent retourner dans le Sud qu’ils peuvent boucler leurs valises, leur payant même le voyage s’ils en font la demande. La semaine suivante, le brigadier général Edwin Gray Lee, le cousin de Robert E. Lee, arrive à l’hôtel Queen’s de Toronto porteur d’un message : Thompson est relevé de ses fonctions. La lettre de Benjamin vante l’excellence de son travail puis conclut : « Des rapports de sources dignes de confiance nous indiquent que vous êtes espionné de si près que vous ne pouvez plus vous acquitter des missions qui justifieraient la poursuite de votre séjour au Canada. Le président vous demande par conséquent, dès l’arrivée du porteur de cette lettre, […] de lui remettre le plus discrètement possible toute l’information que vous avez recueillie et de lui assurer l’accès aux fonds dont vous disposez, puis de revenir dans la Confédération63. » Ces instructions étonnent Thompson, mais surtout, elles le mettent hors de lui. Il rétorque avec force qu’il lui reste beaucoup à faire et remet à son visiteur l’information dont il dispose, mais n’entreprend aucun 61 Thompson à Benjamin, 3 décembre 1864 ; United States, War Department, The War of the Rebellion, p. 200. 62 Ibid.­ 63 Benjamin à Thompson, ? décembre 1864, cité dans William Tidwell, James Hall et David ­Winfred Gaddy, Come Retribution, p. 203. 272 VOISI NS E T E N N E M IS préparatif pour quitter le Canada64. Lee s’établissant d’abord à Montréal, Thompson reste actif à Toronto. Nombre de ses hommes sont emprisonnés dans cette ville, ainsi qu’à New York et Chicago, et Thompson est bien déterminé à faire tout ce qui est en son pouvoir pour leur venir en aide. Il envoie de l’argent pour la défense de Bennett Young et de ses complices du raid sur St. Albans. Il écrit également plusieurs fois à Jefferson Davis pour lui demander des copies des instructions données à ses hommes afin qu’ils puissent être jugés en tant que prisonniers de guerre, et non comme espions ou des criminels de droit commun. Il entreprend les mêmes démarches en faveur de Beall, jugé à New York. Le secrétaire à la Marine de la Confédération, Stephen Mallory, envoie des copies des consignes remises à Beall et les accompagne d’une note précisant que Jefferson Davis a autorisé toutes les opérations mises en œuvre par Thompson et ses hommes65. Le 4 janvier, le lieutenant S. B. Davis, messager de la Confédération, arrive à Toronto. Placé sous haute surveillance par les détectives que Macdonald vient d’engager et par les espions omniprésents de Seward, l’hôtel Queen’s n’est plus un lieu sûr. Davis est dirigé vers la résidence de George Denison. Thompson remet à l’épouse de Denison les messages qu’il souhaite que Davis apporte à Richmond. À plusieurs reprises déjà, madame Denison a aidé des messagers de la Confédération à transporter leur précieuse cargaison d’information par-delà les barrages militaires de l’Union. Les stratagèmes ne manquent pas : des poches secrètes peuvent être cousues dans la doublure des vêtements ou des bottes ; de petites photographies sont dissimulées à l’intérieur des boutons ; des messages écrits au crayon sur des rubans de soie se glissent dans les habits. En l’occurrence, madame Denison coud les lettres de Thompson dans les vêtements civils qui ont été fournis à Davis. Le messager teint par ailleurs en noir ses cheveux naturellement clairs. Puis, il se dissimule au fond d’une voiture à cheval et le lieutenant-colonel Denison l’emmène à la gare de Mimico66. Malgré toutes ces précautions, le lieutenant Davis est arrêté le 15 janvier à Newark, en Ohio, reconnu coupable de trahison et envoyé à la prison d’Andersonville pour y attendre d’être pendu. 64 Ibid., p. 204. 65 Mallory à Thompson, 19 décembre 1864, cité dans Headley, Confederate Operations in Canada and New York, p. 310. 66Denison, Soldiering in Canada, p. 61. G E ORG E BROW N 273 Thompson écrit directement à un homme qu’il a beaucoup fréquenté autrefois : Abraham Lincoln. Il indique que le lieutenant Davis est un officier de la Confédération et qu’il a agi sur ses ordres pour recueillir des documents dans le contexte d’un procès en extradition devant commencer prochainement. « Vous avez le droit de le détenir comme prisonnier de guerre, conclut-il, mais j’affirme sur mon honneur qu’il n’est pas un espion67. » Lincoln intervient ; Davis obtient la libération conditionnelle. Les messages que Davis transportait sur lui évoquaient notamment le capitaine suppléant Bennett Burley, ce négociant en munitions qui s’approvisionnait à la fonderie de Guelph, au Canada-Ouest. Burley est alors jugé à Toronto pour son rôle dans l’affaire du Philo Parsons. Il a été reconnu coupable d’actes de guerre illégaux et condamné à l’extradition vers les États-Unis, puis ce verdict a été porté en appel. Avant cette deuxième comparution, Thompson envoie des copies des transcriptions des audiences à James Mason, représentant de la Confédération sudiste à Londres : « Je crois que vous conviendrez avec moi qu’une injustice considérable risque d’être commise à l’endroit d’un citoyen, mais aussi qu’un tort immense ainsi qu’un affront considérable seraient alors infligés aux États confédérés68 », lui écrit-il. Il demande à Mason d’intervenir auprès du gouvernement britannique pour qu’il demande au gouverneur général Monck d’empêcher l’extradition de Burley vers les États-Unis. De toute évidence, Thompson ignore que la capacité d’influence de Mason s’est déjà réduite comme peau de chagrin et qu’il ne possède plus aucune marge de manœuvre ou presque. Thompson s’adresse également à Jefferson Davis, qui écrit directement au tribunal pour plaider la cause de Burley. Cette lettre s’avère très révélatrice du point de vue de Davis sur les événements qui se sont déroulés au Canada. Moi, Jefferson Davis, président des États confédérés d’Amérique, déclare donc par la présente à qui de droit que l’expédition susmentionnée, entreprise au mois de septembre dernier et visant la capture du bateau à vapeur Michigan, navire de guerre armé des États-Unis, ainsi que la libération de prisonniers de guerre, citoyens des États confédérés d’Amérique retenus 67 Thompson à Lincoln, 2 février 1865, cité Headley, Confederate Operations in Canada and New York, p. 325. 68 Thompson à Mason, 21 janvier 1865 ; ibid. 274 VOISI NS E T E N N E M IS captifs par les États-Unis d’Amérique sur l’île de Johnson, constituait une opération de guerre menée sur ordre des États confédérés d’Amérique et sous leur autorité, et que le gouvernement des États confédérés d’Amérique assume l’entière responsabilité de la conduite de tous ses officiers ayant participé à ladite expédition, en particulier en ce qui concerne ledit Bennett G. Burley, capitaine suppléant de la marine des États confédérés69. Davis ajoute que tous les hommes ayant participé à l’expédition avaient reçu l’ordre de « s’abstenir d’enfreindre les lois et réglementations des autorités canadiennes et britanniques relatives à la neutralité70 ». Burley est relâché. John Beall, capitaine de la Confédération, n’aura pas cette chance. Il est jugé à New York pour sa participation à plusieurs activités mises en œuvre à l’initiative de Thompson. Le tribunal conclut qu’il est effectivement un officier du gouvernement confédéré agissant sur ordres, mais considère que cette position ne place pas les soldats au-dessus des lois. « Par conséquent, déclare ainsi le juge-avocat général John Bolles, si un ordre illégal est donné et exécuté, celui qui le donne et celui qui lui obéit sont tous deux des criminels et méritent l’un comme l’autre le gibet71. » Beall est donc reconnu coupable et sera pendu le 24 février. D E S D É B AT S C O N S T I T U T I O N N E L S EN PLEINE TEMPÊTE Ayant mis en œuvre plusieurs mesures d’apaisement pour éviter la guerre et atténuer la méfiance transfrontalière, l’Assemblée législative du Canada peut enfin reprendre ses discussions constitutionnelles le 6 février 1865. Elles s’amorcent par un long discours très détaillé de John A. Macdonald. Cartier s’exprime le lendemain et Brown le surlendemain. Enchaînant les allocutions interminables, mais convaincantes et bien structurées, les orateurs présentent de nouveau leurs argumentaires. Plus encore qu’aux mois de septembre et d’octobre précédents, le renforcement des défenses de la colonie s’avère une impérieuse nécessité. Presque tous les députés prennent la parole ; soixante d’entre eux soulignent explicitement que la 69 24 décembre 1864, exhibit F, ibid., p. 346. 70 Ibid. 71Headley, Confederate Operations in Canada and New York, p. 354. G E ORG E BROW N 275 création d’une confédération se révèle indispensable à l’implantation d’un État plus imposant, plus stable, mieux à même de contrer les projets d’agression des Américains. Le député McGee tient des propos particulièrement catégoriques, voire incendiaires. Ils ont convoité la Floride, et ils l’ont absorbée ; la Louisiane, et ils l’ont achetée ; le Texas, et ils s’en sont emparés ; vint ensuite la guerre avec le Mexique, qui se termina en leur apportant la Californie. Ils font parfois mine de mépriser ces colonies tout comme si elles étaient indignes de leurs convoitises, mais si l’Angleterre ne nous avait pas servi d’égide, nous n’existerions pas aujourd’hui comme peuple. L’annexion du Canada a été la première ambition de la confédération américaine, ambition à laquelle elle n’a jamais renoncé, même quand ses troupes ne formaient qu’une poignée d’hommes et que sa marine se composait à peine d’une escadre. Est-il raisonnable de supposer qu’elle y renoncera, maintenant qu’elle compte les canons de sa flotte par milliers et ses troupes par centaines de mille ! [Je suis de l’avis que] le seul moyen possible de nous éviter les horreurs d’une guerre telle que le monde n’en a jamais vue est de s’y préparer vigoureusement et en temps utile72. Quoique moins flamboyant que McGee, George Brown propose des arguments très convaincants. La Grande-Bretagne a connu une véritable révolution dans ses relations avec ses colonies. Le gouvernement des États-Unis est devenu une grande puissance guerrière. Nos liens commerciaux avec cette république se trouvent considérablement menacés. Chacun, en Amérique du Nord britannique, doit maintenant se poser cette question pratique : comment agir, étant donné le contexte des relations nouvelles vers lesquelles nous nous acheminons ? Devons-nous continuer de nous battre isolément les uns des autres, collectivité par collectivité, ou devons-nous unir nos forces dans la bonne entente afin d’accroître les échanges commerciaux, développer les ressources de notre pays et défendre notre territoire73 ? Les opposants au projet de confédération présentent également leurs points de vue. Fort d’une organisation redoutable, sûr de ses positions et 72Waite, Confederation Debates in the Province of Canada, 1865, p. 132. [Source de la citation française, Débats parlementaires, p. 134-135, NDLT] 73 George Brown, speech to the Legislature [discours prononcé devant l’Assemblée législative], 8 février 1865, BAC, fonds George Brown, bobine 1605. 276 VOISI NS E T E N N E M IS porté par sa majorité parlementaire, le gouvernement remporte toutefois la mise. Des nouvelles inquiétantes arrivent cependant du NouveauBrunswick. Farouche partisan de la confédération dans les deux conférences constitutionnelles, le premier ministre Leonard Tilley est reparti à Fredericton bien déterminé à obtenir la ratification des résolutions. À son retour dans sa province, ce père de sept enfants, homme paisible, prudent et pieux qui ne boit jamais une goutte d’alcool, a affronté avec son stoïcisme coutumier les attaques étonnamment virulentes des détracteurs du projet constitutionnel. Il commet ensuite une erreur qui lui coûtera cher. Le calendrier électoral joue contre lui : Tilley doit remettre son siège en jeu au mois de mars suivant. Le premier ministre de la Nouvelle-Écosse, Charles Tupper, ainsi que Macdonald lui écrivent plusieurs lettres l’exhortant à présenter les résolutions à la Chambre avant sa dissolution74. Majoritaire et assuré du soutien des ténors de l­ ’opposition, il obtiendra facilement la ratification qu’il souhaite. De plus, ajoute Macdonald, ces débats informeront la population et raffermiront les appuis à la cause, favorisant ainsi sa réélection75. Le Nouveau-Brunswick est alors parcouru d’est en ouest par une ligne de fracture incontournable : le nord se sent plus proche de Montréal et du reste du Canada ; le sud entretient des liens culturels et commerciaux plus étroits avec les États-Unis. Tilley déclenche les élections, convaincu qu’il peut compter sur l’adhésion du nord et qu’il saura rallier le sud. Très vite, les discussions constitutionnelles éclipsent tous les autres thèmes électoraux ; le scrutin prend des allures de référendum sur la confédération. Tilley perd son pari et son siège avec. Des réjouissances bruyantes éclatent dans certains cercles ; dans d’autres, les accusations de corruption fusent. Un éditorial du Morning News affirme que les Américains ont fait preuve d’extraordinaires largesses durant la campagne électorale, influençant ainsi le résultat du scrutin : « À voir comment les Américains déterminent les résultats électoraux dans la province, le choix est clair : la confédération ou l’annexion76 », conclut-il. 74 Tupper à Macdonald, 4 janvier 1865, BAC, fonds sir John A. Macdonald, MG24-A, vol. 2. 75 Macdonald à Gray, 24 mars 1865, BAC, fonds sir John A. Macdonald, MG24-A, vol. 510. 76 Morning News, 10 mars 1865, cité dans P. B. Waite, The Life and Times of Confederation, p. 245246. G E ORG E BROW N 277 La nouvelle de la défaite électorale de Tilley parvient à Québec le 6 mars, au moment même où s’achèvent les débats sur la confédération canadienne. Terre-Neuve tergiverse. Comme prévu, l’île du PrinceÉdouard conclut que cette structure politique n’a rien à offrir à sa population. Son premier ministre démissionne ; son gouvernement sombre dans le chaos ; finalement, son Assemblée législative se prononce contre le projet de confédération. En Nouvelle-Écosse, Joseph Howe s’ennuie à périr dans un poste inconsistant obtenu par clientélisme. S’extirpant de cette assommante semi-retraite pour mener le combat contre la confédération, il en appelle à cette belle assurance que les Néo-Écossais tirent de leurs ressources : le très prospère port d’Halifax, le bois de construction, le charbon et les chantiers navals leur assurent un confort matériel enviable. Howe invite les Néo-Écossais à se demander si la confédération pourrait leur être d’une quelconque utilité ou si elle ne constitue pas plutôt un projet conçu exclusivement par le Canada et pour lui seul77. Face à Howe, le conservateur Tupper poursuit sa campagne en faveur de la confédération avec l’appui des dirigeants libéraux Adams George Archibald et Jonathan McCully. Leur victoire reste toutefois très incertaine. Le projet de confédération n’aura finalement pas gain de cause en Nouvelle-Écosse non plus. Brown et Macdonald encaissent le camouflet des Maritimes, puis poursuivent leur bataille pour la ratification. Le 10 mars 1865, à deux heures trente du matin, tandis que le blizzard fait rage au-dehors, la Chambre canadienne vote à 91 voix contre 33 en faveur des résolutions proposées. En dépit des nouvelles décevantes provenant des Maritimes, les démarches sont engagées pour obtenir l’approbation du Parlement britannique à Londres. Macdonald est exténué ; ses finances personnelles s’avèrent désastreuses. Il ne veut pas aller à Londres. Tout aussi éreinté, Brown se sent en outre coupable d’avoir délaissé Anne et leurs enfants, qu’il ne voit pas grandir. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, les deux anciens rivaux bouclent néanmoins leurs bagages… 77 Whelan à Galt, 17 décembre 1864, cité dans W. G. Ormsby, « Letters to Galt concerning the Maritime Provinces and Confederation », p. 167. 278 VOISI NS E T E N N E M IS LA FIN DES HOSTILITÉS Tandis qu’ils préparent leur voyage, Macdonald et Brown apprennent que les efforts déployés par le Canada et la Grande-Bretagne pour assurer les Américains de leur entière collaboration après le raid sur St. Albans ont fini par porter leurs fruits. Le jour même de la ratification du projet de confédération par l’Assemblée législative, Seward écrit à Monck qu’il annule la loi relative aux passeports pour les Canadiens ; elle reste cependant valide pour les habitants des Maritimes. Il annonce peu après que l’accord Rush-Bagot ne sera finalement pas abrogé. Bientôt, des nouvelles encore plus déterminantes arrivent du champ de bataille. Des milliers d’hommes et de garçons viennent de passer plusieurs mois à trembler de froid devant Petersburg, en Virginie. Au fil de l’hiver 1864-1865, les possibilités d’action de Lee se sont raréfiées, presque autant que son effectif. Il a établi des retranchements fortifiés depuis Petersburg, en Virginie, jusqu’à Richmond, à une cinquantaine de kilomètres au nord. Le printemps n’a apporté aucun répit aux troupes. L’armée colossale de Grant a maintenu son interminable siège de Petersburg. Pendant ce temps, Sherman, général de l’Union, a poursuivi sa marche à travers la Géorgie en direction de l’océan, laissant derrière lui 80 kilomètres de dévastations. Les villes sont brûlées ; les poteaux de télégraphe, abattus ; les rails de chemin de fer, arrachés. Les dirigeants sudistes connaissent sa destination et ses projets, mais ne peuvent rien faire pour l’arrêter. Lincoln donne son deuxième discours de prestation de serment le 4 mars 1865. Au moment précis où il se lève pour parler, la pluie qui n’avait cessé depuis deux jours s’arrête soudainement, les nuages sombres s’écartent et le soleil darde ses rayons sur le président… Plusieurs milliers de gens se sont rassemblés pour l’écouter. Ils savent tous que la guerre arrive à son terme. L’allocution présidentielle porte d’ailleurs essentiellement sur la reconstruction prochaine. Mais Lincoln promet aussi que les combats se poursuivront tant qu’ils s’avéreront nécessaires pour remporter la victoire. Rares sont ses auditeurs qui remarquent qu’à une dizaine de mètres de lui, le célèbre acteur John Wilkes Booth écoute le président le regard dur, les dents serrées. Peu après, à la demande de Grant, Lincoln va le rencontrer à City Point, en Virginie. Il y arrive le 25 mars ; cinq jours plus tard, les troupes de Grant réussissent finalement à percer une brèche dans le flanc de G E ORG E BROW N 279 l’armée de Lee, dénouant l’impasse. L’Union remporte la victoire le 1er avril à Five Forks. Le lendemain, Grant attaque le front confédéré simultanément sur toute sa longueur. Lee n’a d’autre choix que de battre en retraite avec les maigres troupes qui lui restent, dépenaillées et affamées. Il envoie un télégramme à Richmond ; quelques heures plus tard, Jefferson Davis prend la fuite en emportant l’essentiel des archives gouvernementales dans une mallette. Ses adjoints incendient le coton ainsi que les documents qui ne peuvent être emportés. Les flammes gagnent bientôt les alentours. Elles consument la majeure partie de la ville et, avec elle, le rêve sudiste d’un État confédéré. Le 4 avril, escorté d’une garde de seulement douze marins en veste bleue, le président Lincoln arrive à bord d’un petit bateau au port de Rocketts Landing, à Richmond. La ville est presque entièrement abandonnée ; des volutes de fumée s’élèvent encore des bâtiments ravagés par l’incendie. Superbe, immédiatement reconnaissable avec son costume noir et son haut-de-forme imposant, Lincoln marche dans les rues calcinées en tenant son fils par la main. Des visages apparaissent aux fenêtres brisées. Des Afro-Américains qui, à peine quelques jours plus tôt, étaient encore tenus en esclavage, envahissent soudainement les rues et forment derrière Lincoln un joyeux cortège. Des hourras l’accueillent à son arrivée au Capitole de Richmond. Lincoln salue un garde d’un hochement de tête et entre dans la Maison-Blanche confédérée. Il s’assied quelques instants au bureau de Davis. Il ne prononce pas un mot ; il n’emporte rien. Lee mène vers l’ouest les lambeaux de son armée, mais il est bien évident que les combats sont terminés. Lee envoie un message à Grant et les deux hommes se rencontrent le 9 avril 1865 dans une maison d’un petit village établi à une intersection routière, Appomattox Court House. Lee se présente au rendez-vous en uniforme d’apparat brossé de frais. Grant entre dans la petite pièce affublé d’une tenue de simple soldat maculée de boue. Lee tend son sabre à Grant, qui le refuse. Il accepte par contre sa reddition inconditionnelle et autorise ses hommes à garder leurs chevaux et à retourner chez eux. La modeste demeure dans laquelle Lee dépose les armes devant Grant appartient à Wilmer McLean, qui s’y est installé après que la première bataille de la guerre eut éclaté à deux pas de son ancienne ferme, près de Manassas… De sorte que McLean peut à juste titre se targuer du 280 VOISI NS E T E N N E M IS fait que la guerre de Sécession a commencé dans sa cour et s’est terminée dans son salon ! Comme Lee et Grant sortent de la maison et descendent l’escalier, une haie d’honneur de l’Union se met au garde-à-vous en claquant des talons. Dans ses rangs se trouve le Canadien John McEachern, entouré de son régiment du Maine. Lincoln revient à Washington le 9 avril et se rend immédiatement au domicile de William Henry Seward, son allié du Cabinet et ami. Seward a eu un accident de voiture à cheval et souffre de multiples lacérations, d’un bras cassé et d’une mâchoire brisée. Le 10 avril, la ville célèbre en grande pompe la victoire de l’Union. Un orchestre se présente devant la Maison-Blanche ; Lincoln lui demande de jouer Dixie. Le 14 avril, jour du Vendredi saint, Lincoln préside une réunion du Cabinet durant laquelle Grant indique qu’il attend d’un moment à l’autre la reddition du général confédéré Johnston, à la tête de la dernière armée sudiste encore en campagne. L’après-midi même, le secrétaire adjoint à la Guerre, Charles Dana, apporte à Lincoln un message lui annonçant que l’agent confédéré Jacob Thompson a quitté le Canada dans l’intention de gagner l’Europe. Il a été repéré à Portland, dans le Maine. Le secrétaire à la Guerre Stanton sollicite l’autorisation de Lincoln pour le faire arrêter, mais le président la lui refuse d’un aphorisme : « Quand on tient un éléphant par la patte arrière et qu’il tente de fuir, mieux vaut le laisser aller78 ». Thompson embarque sur le bateau, convaincu d’en avoir terminé avec les États-Unis. Mais les États-Unis n’en ont pas terminé avec lui. Le soleil décline à l’horizon. La plupart des membres de l’entourage de Lincoln sont maintenant rentrés chez eux. Le président s’assied à son bureau pour écrire un dernier message. Il s’adresse à George Ashmun, l’ancien agent de Seward au Canada, l’homme qui s’était entretenu avec le président et avec Galt des années plus tôt. Lincoln a rendez-vous avec lui le lendemain matin. 78Winks, The Civil War Years, p. 362. G E ORG E BROW N 281 Cela fait cinq jours seulement que la reddition de Lee a ramené la paix en Amérique. Même si la guerre est enfin terminée, Lincoln prend la pleine mesure des difficultés qu’il lui reste à résoudre. Ce soir au moins, quelques heures durant, il oubliera ses soucis : il va au théâtre et s’amusera d’une bonne comédie ! Lincoln prend le bras de son épouse, Mary. Tous deux s’acheminent vers le théâtre Ford… 6 John A . Macdonald L’homme indispensable J ohn Wilkes Booth est une immense vedette. Il a la beauté du diable, un charme irrésistible et un incontestable talent d’acteur… Depuis 1862, sa réputation surpasse même celle de son père et de son frère aîné, deux comédiens de grand renom. Booth vit d’hôtel en hôtel, en nomade. Quand il se trouve à Washington, il passe l’essentiel de son temps au théâtre Ford, dans la 10th Street, non loin de la MaisonBlanche. Il s’est déjà produit à treize reprises sur cette scène. La dernière fois, le 18 mars 1865, il a triomphé dans L’apostat. Quelques semaines plus tard, le 14 avril, le matin du Vendredi saint, le jeune acteur de vingt-six ans va chercher son courrier au théâtre. Il y apprend que le président, son épouse ainsi que le général Grant et madame assisteront le soir même à la représentation de Lord Dundreary, notre cousin d’Amérique. Il se rend dans la loge qui leur est réservée pour observer les préparatifs, puis il quitte le théâtre en toute hâte. Vers vingt et une heures trente ce soir-là, Booth descend de son cheval dans la ruelle qui longe l’arrière du théâtre et demande à Edman 283 284 VOISI NS E T E N N E M IS Spangler, un machiniste de l’établissement, de tenir les rênes de sa monture. Il entre ensuite dans le théâtre, en ressort par une porte latérale pour acheter un whisky au saloon Taltavull’s Star, juste à côté. Quand Booth revient au théâtre, il entre par la grande porte sans susciter le moindre soupçon de la part du portier. Il monte à l’étage et se dirige à l’arrière de la loge présidentielle, qui ne fait l’objet d’aucune surveillance particulière. Là, il attend patiemment un passage bien précis de la pièce, qu’il connaît sur le bout des doigts. Dans une main, Booth tient un poignard ; dans l’autre, un pistolet Derringer à un coup. Par un petit trou qu’il a percé dans la porte de la loge l’après-midi même, il aperçoit le président Lincoln et son épouse. Grant ayant eu un empêchement, ils sont accompagnés du major Henry Rathbone et de sa fiancée, Clara Harris. Au moment prévu, Booth ouvre la porte sans faire de bruit et pointe le pistolet sur l’arrière du crâne du président qui ne se doute de rien. Puis, il tire. Rathbone se lève d’un bond ; Booth le frappe de son poignard et s’écrie : « Sic semper tyrannis ». Puis, il saute sur la scène, à quatre mètres en contrebas, se casse le péroné à quelques centimètres au-dessus de la cheville droite. Au public médusé, il hurle : « Liberté pour le Sud ! » et se précipite vers la sortie donnant sur la ruelle où son cheval l’attend1. Un chaos indescriptible s’empare du théâtre. À travers la petite foule compacte qui se presse autour du président inconscient, deux médecins se faufilent pour examiner le blessé. Ils concluent que ses heures sont comptées. Au milieu d’un vacarme considérable, Lincoln est emporté vers la pension Peterson, de l’autre côté de la 10th Street. On le couche en diagonale sur un petit lit. À six coins de rue de là, dans sa maison de trois étages donnant sur le parc Lafayette, le secrétaire d’État William H. Seward est alité. Il souffre encore des blessures subies lors de son accident de voiture à cheval. En particulier, il porte au visage une armature d’acier qui maintient sa mâchoire cassée en place, au prix d’atroces douleurs. Son bras fracturé pend hors du lit. À peu près au moment où Booth quittait le saloon, Lewis 1 Les comptes rendus des témoins et le journal de Booth ne concordent pas, notamment en ce qui concerne ce qu’il a crié à la foule et le moment précis où il s’est cassé la jambe. Selon les sources, cette fracture se serait produite quand il a sauté sur la scène ou quand il serait tombé de cheval pendant sa fuite. La version proposée ici est celle qui suscite le consensus le plus large. JOH N A . M AC D ON A L D 285 Powell, un complice élégamment vêtu, mais d’une carrure imposante, frappait à la porte de la maison Seward en prétendant lui apporter des médicaments. Il gravit ensuite rapidement l’escalier menant au troisième étage. Comme il s’apprête à entrer dans la chambre de Seward, le fils du secrétaire d’État, Frederick, l’interpelle. La fille de Seward, Fanny, ainsi qu’un infirmier militaire, George Robinson, sortent dans le corridor pour voir ce qui se passe, puis laissent Frederick s’occuper seul du visiteur inattendu. Powell tire alors un revolver de son manteau et le braque sur le fils de Seward ; mais l’arme s’enraye ; l’intrus frappe alors Frederick à la tête avec la crosse de son revolver. Le bruit de leur altercation ramène Fanny et Robinson dans le couloir. Powell s’en prend à l’infirmier militaire avec un long couteau, puis se précipite dans la chambre de Seward, se jette sur son lit et se met à le poignarder sous les yeux horrifiés de sa fille Fanny. L’un des coups tranche presque la joue de Seward. Le sang macule les murs et le lit. Le vacarme attire Augustus, un autre fils de Seward. Robinson, qui est ensanglanté, et Augustus tirent Powell vers l’arrière, mais ne réussissent pas à le maîtriser. Powell sort de la maison au pas de course en hurlant : « Hors de moi ! Je suis hors de moi ! » Son complice, David Herold, l’attend devant la maison avec leurs montures. Ils partent au galop et disparaissent dans la nuit. Seward reste affalé sur le sol, empêtré dans ses draps et ses vêtements de nuit lacérés et imbibés de sang, le souffle court, à peine conscient. Quelques minutes plus tard, on frappe à la porte d’Edwin Stanton. En marchant dans 10th Street, deux employés ont entendu des cris annonçant l’attentat dont Lincoln venait d’être victime. Ils sont tout de suite venus avertir le secrétaire à la Guerre. Homme bourru à la barbe splendide, Stanton se lève, s’habille et descend l’escalier pour écouter ses deux visiteurs. En venant chez lui, ils ont également appris que Seward avait été agressé, peut-être assassiné. Devant ces offensives concertées qui frappent le gouvernement, Stanton réagit avec stoïcisme, fidèle en cela à sa réputation méritée de sang-froid, de fermeté et d’esprit de décision. Ses qualités lui seront fort utiles à lui-même ainsi qu’à son pays dans les minutes et les heures qui viennent. Stanton ordonne que des gardes soient placés devant les résidences de tous les secrétaires du Cabinet et devant la suite vice-présidentielle de l’hôtel Kirkwood House, à deux coins de rue seulement du théâtre Ford. Il se rend ensuite en toute hâte au domicile de Seward. Un spectacle 286 VOISI NS E T E N N E M IS affreux l’y attend. Au moins, l’armature de métal qui enserre la mâchoire de Seward lui a sauvé la vie en le protégeant des coups de poignard qui auraient pu le tuer. Le général Montgomery Meigs, quartier-maître général de l’armée, Gideon Welles, secrétaire à la Marine, et David Carter, juge de la Cour suprême du district de Columbia, ont également été informés de l’agression et rejoignent très vite Stanton au domicile de Seward. Laissant le secrétaire d’État aux soins de son médecin, le petit groupe de ses fidèles alliés s’aventure dans l’obscurité pour se rendre jusqu’à la maison Peterson. Une foule grandissante afflue devant le bâtiment et se tient en silence sous la pluie. Stanton se fraie un chemin parmi les badauds, entre dans la maison et se rend jusqu’à la petite chambre où le président se meurt. Apprenant que les heures de Lincoln sont comptées, Stanton s’effondre sur une chaise et, réaction très inattendue de la part de cet homme aux nerfs d’acier, éclate en sanglots. Quelques instants plus tard, il se lève, essuie ses larmes et se rend dans un salon qu’il transforme sur-le-champ en quartier général du gouvernement des États-Unis. Stanton ordonne que des communications télégraphiques soient établies depuis la maison Peterson. Des dépêches sont rédigées ; des gardes additionnels sont postés aux endroits les plus stratégiques ; le général Grant est rappelé à Washington. Tous les ponts menant hors de la ville doivent être bouclés ; tous les bateaux circulant sur le Potomac et tous les trains qui entrent et sortent de la capitale doivent être arrêtés. La frontière mexicaine et les ports océaniques de l’est resteront ouverts, mais Stanton ferme la frontière canadienne. Rapidement, les témoignages permettent d’établir que c’est John Wilkes Booth qui a tiré sur le président. Nul ne connaît l’identité de l’agresseur de Seward. Nul ne sait si le sang continuera de couler cette nuit. À quelques pas de là se dresse le quartier général de la police de Washington. Très vite, des enquêteurs viennent se joindre aux secrétaires du Cabinet, aux officiers de l’armée et aux médecins qui s’entassent sur les trois étages de la petite maison Peterson. Apprenant les événements tragiques de la nuit, le vice-président Andrew Johnson enfonce un chapeau de couleur sombre sur sa tête et parcourt à pied les deux coins de rue qui séparent son hôtel de la maison Peterson. Même si les événements récents laissent à penser que des assassins rôdent dans tous les JOH N A . M AC D ON A L D 287 recoins de la ville, Johnson s’aventure dans la rue sous la seule protection du major James O’Beirne, prévôt maréchal. Il retourne ensuite dans sa suite de l’hôtel Kirkwood House, plus facile à surveiller. Stanton continue de diriger les opérations. Il scrute les indices, coordonne l’enquête et la chasse à l’homme, formule des communiqués gouvernementaux. Au milieu d’une masse stupéfiante d’information, une source lui signale qu’un dénommé John Surratt a été régulièrement aperçu en compagnie de Booth, et qu’il vit à quelques rues de là, dans une pension de la rue H tenue par sa mère. Stanton ordonne son arrestation. Les enquêteurs arrivent rapidement sur les lieux. Un client de la pension, Louis Weichmann, leur affirme que Surratt n’est pas chez lui. Ils fouillent néanmoins la maison de fond en comble. La mère de John, Mary, leur avoue qu’elle a vu Booth récemment et que son fils est à Montréal. Quelques heures à peine après l’attentat présidentiel, Mary Surrat propulse ainsi le Canada dans la tourmente. De retour à la maison Peterson, un collaborateur rappelle à Stanton que l’agent confédéré Jacob Thompson a été aperçu quittant le pays et que Lincoln a refusé de le faire arrêter. Stanton ordonne son arrestation. Le Canada se rapproche encore du banc des accusés… Abraham Lincoln s’éteint le matin du samedi 15 avril à 7 h 22. La nouvelle de son décès fait rapidement le tour du monde. John A. Macdonald n’émet aucune déclaration officielle. Dévasté, George Brown s’installe seul dans son bureau et rédige un long éloge funèbre très émouvant pour le Globe. Il marquera la première parution de ce journal sous bordure noire. Presque tous les journaux du Canada et des Maritimes reprennent les propos sincères et bouleversants de Brown. Des églises organisent des services funèbres ; sur les bâtiments publics et les bateaux du port, les drapeaux sont mis en berne. Plus tard, quand le train emportant la dépouille de Lincoln de Washington à l’Illinois longera la frontière, des centaines de Canadiens se rendront à Buffalo ou Détroit pour rendre un dernier hommage au président. Comme celle des États-Unis, toutefois, la population canadienne n’est pas tout entière plongée dans l’affliction par la mort de Lincoln. À Montréal, le consul général des États-Unis, John Potter, indique au département d’État que l’annonce de l’assassinat a provoqué des réjouissances extraordinaires parmi les nombreux agents et sympathisants confédérés de la ville. Une grande réception a été donnée au St. Lawrence 288 VOISI NS E T E N N E M IS Hall pour fêter la mort de Lincoln avec force toasts et manifestations de joie. Mais surtout, ajoute le consul général, des témoins auraient entendu des confédérés dire, dès avant l’attentat, que Lincoln serait mort dans une semaine. Si cette rumeur se confirme, elle n’annonce évidemment rien de bon pour le Canada… Potter indique également au département d’État que John Wilkes Booth s’est rendu au St. Lawrence Hall au mois d’octobre précédent et qu’il a séjourné à Montréal deux semaines, s’entretenant alors avec de nombreux confédérés du Canada bien connus des autorités2. Le colonel Lafayette Baker, agent du ministère de la Guerre de Stanton, envoie plusieurs enquêteurs de Washington à Montréal pour préciser l’information3. Dans une lettre ultérieure à Seward, Potter fournit d’autres détails sur ce qu’il appelle le « Cabinet canadien de la Confédération sudiste » : « De nombreux faits tendent à prouver que, non seulement ces personnes étaient au fait de la conspiration, mais aussi que ce complot a été ourdi dans cette ville4 ». Trois heures après la mort de Lincoln, Andrew Johnson prête serment en tant que dix-septième président des États-Unis dans le salon de l’hôtel Kirkwood House. Né en Caroline du Nord de parents pauvres et illettrés, Johnson a d’abord travaillé comme tailleur. Après que son épouse lui eût appris à lire, il a été élu cinq fois au Congrès sous la bannière du Parti démocrate. Il a ensuite été élu au Sénat en 1857. Fidèle à l’Union dès le déclenchement de la guerre de Sécession, Johnson a été nommé par Lincoln gouverneur militaire du Tennessee quand les armées de Grant ont pris cet État, en 1862. En 1864, Lincoln sollicitait un deuxième mandat présidentiel à la tête du Parti de l’union nationale, une coalition de républicains et de démocrates aux points de vue similaires, à tout le moins compatibles. Pour témoigner d’une réconciliation possible avec le Sud, le congrès du parti, qui s’est tenu à Baltimore, a désigné Johnson comme colistier de Lincoln. Nombreux étaient pourtant ceux qui doutaient de sa loyauté, pour la simple raison qu’il était originaire du Sud ; d’autres lui reprochaient ses manières brusques. La colère et l’amertume semblaient en effet motiver chacune de ses décisions. Johnson considérait les adversaires comme des ennemis et tenait le compromis 2 3 4 Potter à Seward, 24 avril 1865, cité dans Anthony S. Pitch, They Have Killed Papa Dead !, p. 171172. Michael W. Kauffman, American Brutus, p. 263. Potter à Seward, 27 avril 1865, cité dans Pitch, They Have Killed Papa Dead !, p. 172. JOH N A . M AC D ON A L D 289 pour une faiblesse. Il n’a évidemment pas amélioré sa réputation en arrivant saoul à la cérémonie d’investiture et en y prononçant d’une voix pâteuse un discours sans queue ni tête. Certains membres de l’auditoire ont ri ; Lincoln semblait pétri de honte. Après les terribles attentats du Vendredi saint, tout le monde ou presque s’accorde toutefois à considérer que cet homme massif saura faire preuve d’une fermeté exemplaire à l’égard du Sud et des responsables de l’assassinat présidentiel. À ceux qui viennent lui présenter leurs vœux de réussite dans ses nouvelles fonctions, Johnson explique : « Si vous voulez savoir ce que je ferais [des traîtres de ce genre], je vais vous le dire : je les arrêterais tous ; je les accuserais ; je les jugerais et je les pendrais haut et court5 ». Ainsi fut fait. Les enquêteurs arrêtent Mary Surratt quelques jours seulement après l’assassinat du président. Ayant la mauvaise fortune d’arriver à la pension à ce moment précis, Lewis Powell est embarqué du même coup. Edman Spangler, à qui Booth avait confié sa monture, et Samuel Arnold, incriminé par un message lui étant adressé retrouvé dans les affaires de Booth, sont également placés en état d’arrestation. Les enquêteurs mettent la main au collet de George Atzerodt trois jours plus tard. Complice du plan d’assassinat du vice-président établi par Booth, il avait pris une chambre juste au-dessus de celle de Johnson, à l’hôtel Kirkwood House. Au moment fatidique, toutefois, ses nerfs ont lâché, et il a passé la nuit à boire et à errer dans les rues. Le Dr Samuel Mudd a été en contact avec Booth et ses complices avant l’assassinat et a soigné la jambe de Booth après : il prend également le chemin de la prison. Mais John Surratt reste introuvable. L’enquête établira plus tard qu’il a été un certain temps l’un des agents confédérés de Thompson au Canada, faisant office de messager et d’espion. À Montréal et ­à ­Washington, il a participé avec Booth et les autres à un complot visant à enlever Lincoln pour l’emmener à Richmond, où il aurait été échangé contre des prisonniers de la Confédération et une déclaration légitimant le Sud et l’esclavage. Le 17 mars, les conspirateurs se sont réunis près de la route que Lincoln empruntait souvent pour se rendre à un foyer de soldats où il aimait se reposer des sollicitations incessantes de la Maison-Blanche. Mais Lincoln n’est pas passé par là ce jour-là… 5 Graf P. LeRoy (dir.), The Papers of Andrew Johnson, vol. 7, p. 544. 290 VOISI NS E T E N N E M IS Booth a maintenu le contact avec les autres conjurés après cette tentative d’enlèvement raté. Surratt est retourné au Canada pour y poursuivre sa mission. Il a pris une chambre au St. Lawrence Hall de Montréal le 6 avril. Peu après, il se voyait confier le mandat d’évaluer la faisabilité d’un plan d’évasion de 12 000 confédérés incarcérés à la sordide prison Elmira de New York. C’est là que Surratt apprend l’assassinat de Lincoln. Il retourne immédiatement à Montréal, trouve refuge chez un prêtre catholique, le père Charles Boucher, dans le village de Saint-Liboire, à 70 kilomètres environ au nord de Montréal. Au bout de trois mois, la présence de Surratt finit cependant par éveiller les soupçons, et il part pour Murray Bay (La Malbaie), encore plus au nord, au bord du SaintLaurent. Il revient ensuite à Montréal, où il est hébergé par un autre prêtre. En septembre, bénéficiant de complicités, Surratt se déguise et s’évade à bord du Peruvian en partance pour Liverpool6. Dans les jours suivant l’assassinat de Lincoln, tandis que Surratt déguerpit vers le Canada, une gigantesque chasse à l’homme s’enclenche pour retrouver l’assassin du président. Pendant sa cavale, Booth griffonne des notes dans un carnet de rendez-vous : ce journal le révèle affamé, crasseux, exténué et démoralisé au terme d’une semaine d’errance7. Le 24 avril, sur la foi d’une vague rumeur plaçant Booth en Virginie, le premier lieutenant Edward P. Doherty, du 16e régiment de l’État New York, reçoit l’ordre de rassembler les meilleurs éléments de son effectif pour partir à la recherche du fugitif et le capturer. Né au Canada-Est, Doherty s’est établi dans l’État de New York en 1860. Il s’est enrôlé dans le 71e régiment de volontaires quelques jours après l’appel à la mobilisation de Lincoln. Il a participé à plusieurs batailles et a été affecté à la défense de Washington à l’automne 1863. Accompagnés des enquêteurs Everton Conger et Luther Baker, Doherty et ses vingt-six hommes se rendent en bateau jusqu’à Belle Plain, en Virginie. Là, ils interrogent toute personne croisée en chemin. Les indices les mènent ainsi à la ferme de Jack Garrett, où ils trouvent Booth et David Herold terrés dans une grange. Doherty ordonne à ses hommes de l’encercler et envoie Garrett, pourtant peu enthousiaste à l’idée, 6 7 Conférence de John Surratt à Rockville (Maryland), cité dans Washington Evening Star, 7 décembre 1870. Journal personnel de Booth, cité dans Kauffman, American Brutus, p. 399-400. JOH N A . M AC D ON A L D 291 négocier leur reddition avec les fugitifs. Comme Booth refuse de se rendre, ses assaillants jettent du petit bois contre les murs de son refuge et menacent d’y mettre le feu. Garrett et Herold émergent du bâtiment les mains en l’air. Booth refusant toujours de se rendre, les hommes de Doherty incendient la grange. Le sergent Boston Corbett se glisse alors jusqu’à l’arrière du bâtiment et aperçoit Booth à travers les planches disjointes. Sans instructions de Doherty à cet effet, et tandis que les flammes dévorent la grange et que Booth avance d’un pas menaçant vers la porte, une carabine à la main, Corbett pointe son Colt 44 dans sa direction et tire8. On sort l’assassin de Lincoln de la grange en flammes. Il agonisera deux heures durant sur un matelas jeté devant la porte de la maison de Garrett. Quelques secondes avant son dernier souffle, il murmure : « Inutile… Inutile9 ». Booth sera enterré quelque temps dans l’établissement pénitentiaire l’Arsenal de Washington. Doherty sera floué de l’essentiel de la récompense par les enquêteurs, plus ambitieux que lui… Tout au long de cette chasse à l’homme, les autorités ont multiplié les interrogatoires dans l’entourage de Booth et parmi les sympathisants à sa cause. Leur zèle prouve qu’elles soupçonnent une conspiration bien planifiée impliquant non seulement les confédérés du Canada, mais aussi, peut-être, Jefferson Davis lui-même. L’enquête est confiée au jugeavocat général Joseph Holt, juriste du Kentucky et ancien secrétaire d’État. Également brigadier général, Holt est un ami et allié politique de Stanton depuis qu’ils ont tous deux appartenu au Cabinet du président Buchanan. Avocat impitoyable et rusé, il est craint autant que respecté. Holt et Stanton interviennent dans la rédaction et la divulgation de la toute première proclamation du président Johnson concernant l’assassinat de Lincoln et la tentative d’assassinat de Seward, qui sera rendue publique le 2 mai. Témoignant clairement du fait qu’ils tiennent le Canada pour responsable de la tragédie, ce texte exacerbe l’anticanadiannisme déjà virulent qui sévit dans toute l’Amérique10. Des journaux de 8 Boston Corbett était un homme des plus étonnants. S’étant senti tenté par une prostituée, il s’est coupé les testicules avec des ciseaux pour éviter d’offenser encore Dieu par des pensées impures. 9Kauffman, American Brutus, p. 310, 320. 10 Albert Castel, The Presidency of Andrew Johnson, p. 24. 292 VOISI NS E T E N N E M IS toutes les régions du Canada, des Maritimes et des États-Unis le reproduisent dans leurs pages. Considérant que les preuves recueillies par le Bureau de la justice militaire établissent que le meurtre affreux du président Abraham Lincoln ainsi que la tentative de meurtre dirigée contre l’honorable William H. Seward, secrétaire d’État, ont été planifiés et mis à exécution par Jefferson Davis, anciennement de Richmond, en Virginie ; Jacob Thompson ; Clement C. Clay ; Beverly [sic] Tucker ; George Saunders [sic] ; William C. Cleary et d’autres rebelles et traîtres au gouvernement des États-Unis ayant trouvé refuge au Canada…11 Le nouveau président offre une récompense de 100 000 $ pour la prise de Davis ; 10 000 pour celle de Cleary ; 25 000 pour les autres. En termes à peine voilés, la proclamation de Johnson souligne que les activités séditieuses du Canada n’ont pas cessé avec la poignée de main échangée à Appomattox. Deux journaux montréalais ripostent par des éditoriaux identiques dans lesquels ils reprochent au président de tenter d’impliquer le Canada dans l’assassinat présidentiel et d’affirmer sans l’ombre d’une preuve que les meurtriers américains se terreraient au nord de la frontière. L’assassinat de Lincoln ne profite réellement qu’à une seule personne, ajoutent-ils : le président Johnson lui-même. De plus, un message envoyé par Booth à l’hôtel de Johnson le jour même du meurtre prouve que les enquêteurs devraient s’intéresser à lui de plus près12… Le Globe, le New York Tribune et d’autres journaux reprennent une lettre envoyée par Jacob Thompson depuis l’Europe et dans laquelle il nie toute participation à l’assassinat : « Je déclare sur l’honneur que je n’ai jamais rencontré Booth, n’ai jamais conversé avec lui ni entretenu avec lui quelque communication que ce soit, directe ou indirecte […] non plus qu’avec l’un quelconque de ses associés, du moins ceux dont le nom a été porté à ma connaissance. J’ignorais tout de leurs plans. […] Il n’y a pas moitié autant de raisons de me soupçonner qu’il y en a de soupçonner le président Johnson lui-même13. » Tucker et Clay rédigent des lettres 11 Globe, 3 mai 1865. 12 Montreal Gazette, 6 mai 1865 ; Montreal Evening Telegraph et Daily Commercial Advertiser, 5 mai 1865. Cette note de la main de Booth adressée à Johnson indiquait : « Je ne veux pas vous déranger. Êtes-vous chez vous ? » Booth et Johnson ne s’étaient jamais rencontrés. 13 New York Tribune, 22 mai 1865 ; Globe, 20 mai 1865. JOH N A . M AC D ON A L D 293 s­imilaires dans lesquelles, comme Thompson, ils mettent le nouveau président au défi de prouver qu’ils ont planifié l’attentat avec Booth depuis Montréal14. Les enquêteurs américains s’affairent toutefois à recueillir des éléments de preuve qui établiraient exactement ce qu’ils nient, à savoir que le complot en vue de l’assassinat du président Lincoln aurait bien été ourdi à Montréal. M AC D O N A L D À LO N D R E S John A. Macdonald se trouve en Grande-Bretagne le jour où le président Johnson trace officiellement un lien entre l’assassinat de Lincoln et le Canada. Le gouverneur général Monck aurait aimé être de la délégation canadienne et revoir au passage sa famille et son Irlande natale. Avec cet attentat contre le président des États-Unis, l’incertitude croissante dans les relations internationales et l’absence de Macdonald, le secrétaire aux Colonies Cardwell lui a toutefois ordonné de rester au Canada pour parer à toute éventualité15. Macdonald et Brown quittent New York à bord du China quatre jours après l’assassinat présidentiel. Si les deux anciens rivaux sont devenus moins acrimonieux l’un envers l’autre avec le temps, ils ne seront jamais véritablement amis et ne se comprendront jamais tout à fait. En réalité, même si Macdonald s’impose comme le politicien le plus puissant et le plus connu du Canada, rares sont ceux et celles qui peuvent se targuer de le comprendre. Né en Écosse, Macdonald arrive au Canada à l’âge de cinq ans. Sa famille s’établit près de Kingston. Alcoolique notoire, son père conserve sa détestable habitude d’échouer dans tous ses projets et d’acculer à la faillite toutes les entreprises dont il se mêle. Dès l’âge de quinze ans, Macdonald fait un stage dans un cabinet juridique. À peine cinq ans plus tard, il possède sa propre étude. Intelligent, travailleur et ambitieux, il réussit très vite dans les affaires et dans le droit commercial, siège au conseil d’administration de plusieurs institutions financières et multiplie les investissements dans la terre, les banques, le chemin de fer, les routes et les transports. Dans les années 1850, les décisions douteuses d’un partenaire commercial puis son décès inopiné donnent un coup d’arrêt brutal à l’extraordinaire essor de 14 New York Tribune, 22 mai 1865. 15 Cardwell à Monck, 15 avril 1865, BAC, fonds Charles Stanley Monck, RG7- G-1, vol. 161. 294 VOISI NS E T E N N E M IS Macdonald. Avec l’interminable récession internationale qui s’amorce, ce coup du sort se transforme en difficultés chroniques. Toute sa vie, Macdonald subira des revers commerciaux et devra se contenter d’un revenu insuffisant et incertain. Le jeune homme dégingandé à la chevelure noire indisciplinée, au long nez, aux yeux vifs et brillants, épouse en 1843 Isabella Clark, une jeune femme joyeuse et pétillante qui est également sa cousine. Moins de deux ans après leurs épousailles, Isabella montre les signes d’une maladie mystérieuse dont elle ne se remettra jamais. Sans avoir établi de diagnostic précis, les médecins lui prescrivent de l’opium. La jeune femme en devient dépendante. Macdonald l’emmène consulter d’innombrables médecins canadiens et américains. Ils endurent ensemble un voyage affreux jusqu’aux sources d’eau chaude de Savannah, en Géorgie, réputées curatives. Mais rien n’y fait. Par une étrange ironie du destin, le foyer de Macdonald, lui qui aime tant rire et s’amuser, reste constamment ou presque plongé dans un silence et une obscurité sinistres. Au terme d’un accouchement particulièrement difficile, Isabella donne naissance à un fils qui meurt en bas âge. Leur deuxième enfant, Hugh, survit, mais sera élevé en grande partie par la parenté. Ce ne sont pas seulement les difficultés familiales qui conduisent Macdonald à sombrer dans la bouteille. Les hommes de l’époque buvaient beaucoup. Les épisodes d’ébriété en public d’Ulysses S. Grant ou ­d ’Andrew Johnson, tous deux grands amateurs d’alcool, montrent que ce genre d’écart était alors parfaitement toléré. L’alcoolisme de Macdonald s’accentue quand Isabella meurt après douze années de souffrance, en décembre 1857. D’Arcy McGee compte parmi ses compagnons de beuverie préférés. Un beau matin, on retrouve McGee endormi sous le bureau du rédacteur en chef de l’Ottawa Citizen. Macdonald tance vertement son collègue et ami par ces mots : « Écoutez-moi bien, McGee. On ne peut pas avoir deux ivrognes au Cabinet, et je n’ai pas l’intention de démissionner16. » Les qualités éblouissantes de Macdonald, particulièrement manifestes lors des conférences constitutionnelles, compensent amplement ses aspects plus sombres. En ce printemps 1865, moment charnière de 16 T. P. Slattery, The Assassination of Thomas D’Arcy McGee, p. 337. JOH N A . M AC D ON A L D 295 l­’histoire, les compétences exceptionnelles de Macdonald vont, une fois de plus, être mises à contribution. La guerre de Sécession est terminée ; le président des États-Unis a été assassiné ; la Grande-Bretagne s’impatiente ; les Maritimes commencent à douter de la pertinence d’une confédération ; de nouveaux périls menacent la frontière. Pour tirer le Canada de ce mauvais pas, Macdonald fait contre mauvaise fortune bon cœur, boucle ses valises et part pour la Grande-Bretagne. L’appui du gouvernement britannique et la reconnaissance de la future confédération canadienne sont d’ores et déjà assurés. En janvier, le premier ministre Palmerston a écrit à la reine Victoria : « Dès que la guerre américaine sera terminée, les États du Nord soumettront à l’Angleterre des revendications qu’elle ne pourra pas accueillir. Alors, soit ils déclareront la guerre à l’Angleterre, soit ils pénétreront indûment dans les territoires nord-américains de Votre Majesté, ce qui déclenchera la guerre. La plupart des ministres du Cabinet estiment que la meilleure garantie contre un tel conflit avec les États-Unis résiderait dans la mise sur pied d’une force défensive suffisante17. » Sa Majesté note dans son journal que son premier ministre lui a parlé d’un risque de guerre avec les États-Unis « et de l’impossibilité que nous puissions conserver le Canada […]. » Toutefois, ajoute-t-elle, « nous devons lutter pour lui18. » Cardwell a déjà rédigé plusieurs directives exprimant en termes limpides la position de son gouvernement. En avril, il a envoyé une lettre très sévère au lieutenant-gouverneur récalcitrant du Nouveau-Brunswick, Arthur Gordon, qui n’a jamais semblé apprécier ni même comprendre la mission qui lui a été confiée, et reste obstinément hostile à la confédération proposée. Cardwell lui ordonne sans ambages d’amener les membres du gouvernement néo-brunswickois à bien saisir le lien entre l’établissement d’une confédération et la survie de la province en tant qu’entité britannique. Sur le ton d’une menace à peine voilée, il ajoute : « En tant que province isolée, le Nouveau-Brunswick est dans l’incapacité de prendre les dispositions voulues pour assurer sa propre défense et doit par conséquent s’en remettre largement à celles qui sont instaurées par notre pays. Il paraîtra donc certainement raisonnable et sage à vos conseillers de 17 Palmerston à la reine Victoria, 20 janvier 1865, cité dans Brian Jenkins, Fenians and the AngloAmerican Relations during Reconstruction, p. 41-42. 18 Reine Victoria, journal personnel, 12 février 1865, ibid. 296 VOISI NS E T E N N E M IS tenir compte, dans leur examen du projet d’union, des points de vue et visées de notre pays, et des raisons qui les fondent19. » Le lieutenantgouverneur de la Nouvelle-Écosse, sir Richard MacDonnell, ayant exprimé publiquement des doutes quant à la confédération, Cardwell le fait muter à Hong Kong et remplacer par un militaire qui lui est entièrement dévoué, sir William Fenwick Williams. Si les autorités britanniques semblent effectivement appuyer le projet de confédération, elles n’ont jamais ou presque exprimé publiquement leur soutien. Par son voyage à Londres, Macdonald espère les amener à exposer plus ouvertement leur politique à l’égard de leurs colonies nordaméricaines. Une telle prise de position permettrait également de calmer les ardeurs des Américains annexionnistes, et d’emporter une fois pour toutes l’adhésion des habitants des Maritimes et du Canada qui restent réfractaires au projet de confédération : s’ils ne veulent pas devenir américains, ils n’auront d’autre choix que d’être canadiens. Brown et Macdonald rejoignent George-Étienne Cartier et Alexander Galt au luxueux hôtel Westminster Palace de Londres le 30 avril. Ils entreprennent alors une tournée de rencontres avec des politiciens et des hommes d’affaires qui, tous, les assurent en privé de leur appui absolu à la confédération, sauf en matière de défense : dans ce domaine, ils s’engagent uniquement à poursuivre les discussions. Les délégués des colonies rencontrent la reine Victoria le 18 mai. Tous revêtent pour l’occasion leurs plus beaux atours. Enthousiaste, mais nerveux, Galt craint fort que ses pantalons mal ajustés se déchirent quand il s’inclinera devant la souveraine20… Sa Majesté se montre d’une exquise courtoisie à leur égard, et sa remarquable maîtrise du français impressionne fortement Cartier. La reine n’échange que des propos sans grande portée avec ses visiteurs, mais c’est l’impression qui compte, bien plus que la conversation. Dès que la souveraine quitte la pièce, les représentants de la colonie sont convaincus que son appui sans réserve est tout acquis aux résolutions de Québec. Dans la foulée de cette victoire symbolique, mais substantielle, Cardwell écrit à Monck et à ses lieutenants-gouverneurs pour leur 19 Cardwell à Arthur, 12 avril 1865, BAC, fonds Charles Stanley Monck, bobine A-756. 20 Alexander Galt à Amy Galt, 17 mai 1865, BAC, fonds Alexander Tilloch Galt, MG27-ID8, vol. 3. JOH N A . M AC D ON A L D 297 commander de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour implanter la confédération selon le plan arrêté à Québec21. En dépit de ces excellentes nouvelles, la question des défenses reste entière. Dans leurs réunions avec des membres du Cabinet britannique, les Canadiens évoquent leur insatisfaction à l’égard des préparatifs et des plans actuels, qui provoqueraient la reddition du Nouveau-Brunswick et d’une bonne partie du Canada-Ouest en cas d’invasion américaine. Ils soulignent que l’Assemblée législative canadienne a promis d’accorder annuellement un million de dollars pour l’armement et l’entraînement de la milice, le renforcement des fortifications de Montréal et l’amélioration des canaux, à condition que le gouvernement britannique s’engage à se porter garant des prêts dont le Canada aura besoin et à se charger des défenses navales des Grands Lacs. Ne disposant que d’une faible majorité en Chambre, le gouvernement Palmerston ne possède guère de marge de manœuvre, d’autant plus que Bismarck accroît sans cesse son emprise en Europe, que la Grande-Bretagne veut éviter de provoquer les États-Unis, et que les Little Englanders favorables à la rupture du lien colonial gagnent en influence, en particulier Gladstone, Richard Cobden et John Bright. Au total, s’ils appuient avec force le projet des Canadiens en privé, Palmerston et Cardwell ne prennent toujours aucun engagement public. Dans une lettre adressée à son épouse, Galt exprime la frustration des délégués canadiens. Je suis plus que jamais déçu des sentiments que je vois s’exprimer ici à l’égard des colonies. Je ne peux ignorer le fait qu’ils veulent se débarrasser de nous. Ils éprouvent une crainte servile à l’égard des États-Unis et préféreraient nous abandonner plutôt que de nous défendre ou courir le risque d’une guerre avec ce pays. […] Je doute fort que la confédération nous évitera l’annexion. Même Macdonald est en train de se rendre rapidement à mon impression […] entre-temps, il se peut qu’une guerre éclate entre l’Angleterre et les États-Unis, et notre pays en souffrirait considérablement22. À leur retour, Macdonald, Cartier, Brown et Galt rédigent un rapport de neuf pages destiné à Monck. Ils décrivent par le menu les négociations londoniennes et soulignent que ces discussions ont clairement 21 Cardwell à Monck, 22 mai 1865, BAC, fonds Charles Stanley Monck, bobine A-756. 22 Alexander Galt à Amy Galt, 14 janvier 1867, BAC, fonds Alexander Tilloch Galt, MG27-ID8, vol. 3. 298 VOISI NS E T E N N E M IS montré qu’ils ont besoin des États-Unis en même temps qu’ils les redoutent. Ils ont demandé l’aide de la Grande-Bretagne pour éviter l’abrogation du Traité de réciprocité avec les États-Unis et l’ont aussi sollicitée pour négocier avec la Compagnie de la Baie d’Hudson afin d’éviter que les Américains accaparent les immenses territoires du nord-ouest. Les délégués présentent leur argumentaire sur les défenses et précisent qu’ils considèrent la mise sur pied de la confédération comme une étape essentielle au renforcement des capacités militaires. Leur rapport établit aussi que la guerre de Sécession et son issue ont donné à la question des défenses coloniales une importance sans précédent, même si elles faisaient depuis longtemps déjà l’objet d’intenses discussions23. L’histoire en marche donnera bientôt encore plus de poids à leurs arguments. Tandis qu’ils tentent de sauver un pays qui n’est pas encore né, d’anciens combattants de la guerre de Sécession, insatisfaits de l’état des choses, vont mettre l’Amérique du Nord britannique en grand péril et rapprocher de son point de rupture une situation déjà très tendue. L E C A N A D A E T L E P RO C È S D E S CO N J U R É S Les lampes à gaz sifflent dans la salle d’audience qui vient d’être installée au troisième étage de la prison Old Arsenal de Washington. Les accusés entrent d’un pas chancelant, des chaînes aux pieds, la tête couverte d’une cagoule de toile grossière. Seule Mary Surratt a pu éviter cette indignité eu égard à son sexe. L’allure dépenaillée des condamnés trahit l’horreur de leurs conditions de détention : placés en isolement complet, ils ont passé ces jours interminables cagoulés, les mains menottées et immobilisées par des barres de fer. La commission militaire qui entendra le procès se compose de huit généraux et d’un colonel. Assis autour d’une grande table, ils sont placés sous la présidence du juge-avocat général Joseph Holt, tout à la fois procureur en chef et conseiller juridique de la commission, c’est-à-dire juge. Cet évident conflit d’intérêts ne semble émouvoir personne. L’instauration d’une commission militaire a par contre soulevé de vifs débats. Certains auraient préféré un tribunal civil, 23 Macdonald, Cartier, Galt, Brown à Monck, 12 juillet 1865, BAC, fonds Charles Stanley Monck, RG7-G-1, vol. 161. JOH N A . M AC D ON A L D 299 mais Stanton s’est montré inflexible ; le procureur général a confirmé la légalité de la procédure et le président Johnson l’a approuvée. Les avocats de la poursuite se sont fixé pour objectif d’établir la culpabilité des accusés, mais aussi de prouver la complicité de Jefferson Davis et celle de ses services secrets confédérés au Canada. John Wilkes Booth, John Surratt, Jefferson Davis et plusieurs membres du « Cabinet confédéré du Canada » – Jacob Thompson, Clement Clay, George Sanders, Beverley Tucker et William Cleary – sont accusés de « conspiration illégale et perfide » en vue d’assassiner Lincoln, Seward, Johnson et Grant pour appuyer la rébellion contre l’Union24. Appelé à la barre le 12 mai, le premier témoin de l’accusation s’appelle Richard Montgomery. Espion du ministère de la Guerre, il a infiltré les confédérés du Canada jusqu’à leurs plus hauts échelons. C’est donc à lui qu’il revient de prononcer les tout premiers mots de la preuve à charge dans ce procès : « Je me suis rendu au Canada à l’été 1864 et, sans compter mes allers-retours, j’y suis resté deux ans25 ». Montgomery décrit en détail les nombreux entretiens qu’il a eus avec Thompson, Clay et d’autres à Montréal, Toronto, Niagara Falls et St. Catharines. Il assure que Thompson lui a dit, à l’automne 1864, que Lincoln pouvait être « mis hors d’état de nuire » à tout moment. Lors d’une réunion tenue à Montréal en janvier 1865, il a appris qu’un plan avait été établi pour « s’occuper de Lincoln », et qu’il ne manquait plus que l’approbation de Richmond pour le mettre à exécution. Montgomery affirme également que Thompson a rencontré Booth à Montréal. Après l’assassinat, ajoute le témoin, Thompson s’est dit déçu que Seward et Johnson n’aient pas également été tués, ainsi qu’il était prévu, et que, par conséquent, le gouvernement n’ait pas été entièrement décapité26. Montgomery revient à la barre le 12 juin pour compléter les témoignages entendus depuis son premier passage relativement aux activités clandestines de Thompson. Il affirme que Thompson a coordonné toutes les activités terroristes des confédérés établis au Canada ou qu’il en a eu connaissance, à tout le moins, y compris la tentative d’incendie de New York et le raid sur St. Albans. Il explique que Thompson a également 24 Benn Pitman, The Assassination of President Lincoln and the Trial of the Conspirators, p. 26. 25 Ibid., p. 27. 26 Ibid. 300 VOISI NS E T E N N E M IS apporté son soutien à un certain Dr Blackburn, qui a envoyé aux ÉtatsUnis, via Halifax, des vêtements ayant été portés par des victimes de la fièvre jaune aux Bermudes, et ce, dans l’espoir de contaminer la population des États du Nord. Montgomery affirme aussi que des plans ont été conçus à Montréal pour empoisonner l’eau potable de New York. Il ajoute que la population canadienne soutenait ces activités confédérées et bien d’autres opérations du même genre. Il rappelle qu’il observait ainsi, à l’époque du raid sur St. Albans : « Les neuf dixièmes des Canadiens appuient Young et ses hommes, et la plupart des journaux justifient ces actes ou les excusent en les considérant comme de simples représailles, et leur désir le plus cher est que le gouvernement des États confédérés refuse leur extradition27 ». Les 370 témoins qui défilent à la barre évoquent continuellement le rôle du Canada dans le complot d’assassinat du président Lincoln. Ainsi, Sanford Conover se présente comme espion de l’Union et journaliste du New York Tribune, et déclare le 20 mai qu’il a infiltré les confédérés du Canada. Il affirme qu’il s’est établi à Montréal en octobre 1864 sous le nom de James Watson Wallace et qu’il a travaillé avec Thompson, Clay, Sanders et d’autres. Selon son témoignage, il aurait rencontré John Surratt à plusieurs reprises au Canada et aurait aperçu Booth une fois, à la fin du mois d’octobre, au St. Lawrence Hall. Conover jure que Thompson lui a parlé d’une dépêche apportée par Surratt, et dans laquelle Jefferson Davis avalisait l’assassinat de Lincoln et d’autres hauts responsables de l’Union. Thompson, ajoute-t-il, l’a invité à se joindre à cette entreprise. Conover affirme qu’il a envoyé un article au Tribune pour dénoncer le complot ourdi au Canada contre Lincoln, mais que, contrairement à ce qu’il espérait, le rédacteur en chef Horace Greeley n’a pas publié son texte ni alerté le gouvernement28. Conover rapporte ensuite qu’il a été renvoyé à Montréal après l’assassinat pour faire enquête sur les confédérés du Canada et qu’il a de nouveau rencontré John Surratt à cette occasion. Il se serait par ailleurs entretenu avec Tucker, Cleary et Sanders le 22 mai, après que la commission eût amorcé ses travaux, et ils n’auraient alors exprimé aucun regret ni repentir à l’égard de la mort du président. Cleary, ajoute-t-il, 27 Ibid., p. 26-28. 28 Ibid., p. 28. JOH N A . M AC D ON A L D 301 reprochait particulièrement à Lincoln de ne pas avoir offert son pardon à John Beall pour sa participation à l’incident du Georgian et considérait le meurtre du président comme « un juste châtiment29 ». Louis Weichmann compte également au nombre des témoins importants de ce procès. Visiteur assidu de la maison Surratt, il était l’ami de John Surratt, Lewis Powell et Booth. Il corrobore les témoignages selon lesquels le complot contre Lincoln aurait commencé d’être conçu lors d’un entretien entre John Surratt et Jefferson Davis à Richmond. Selon Weichmann, Davis aurait approuvé le projet d’enlèvement de Lincoln et aurait ordonné à Surratt d’apporter une dépêche de consentement à Montréal, à l’intention de Thompson. Celui-ci aurait ensuite retiré 184 000 $ de son compte en banque canadien pour financer l’opération. C’est à ce moment-là que, selon Weichmann et d’autres, Booth serait entré en scène. Leur témoignage établit qu’à la fin de l’année 1864, John Wilkes Booth consacrait déjà beaucoup plus de temps et d’énergie à la politique qu’au théâtre. Né à Baltimore, raciste convaincu et farouche partisan du droit des États et de la cause confédérée, Booth en était graduellement venu à haïr Lincoln et tout ce qu’il incarnait. Grâce à David Herold et John Surratt, à force de flatterie, vantardise, manipulation et mensonges, il a réussi à s’insinuer parmi les espions confédérés. Bien que d’innombrables versions contradictoires eussent été présentées lors du procès, les enquêteurs réussiront à établir que Booth est arrivé à Montréal dans la deuxième semaine d’octobre et qu’il a pris une chambre au St. Lawrence Hall. Il s’est entretenu avec différents confédérés, notamment Patrick C. Martin, célèbre forceur de blocus. Le 27 octobre, Booth et Martin se sont rendus à la Bank of Ontario pour échanger 300 $ en pièces d’or contre 60 livres or. L’acteur est retourné aux États-Unis après avoir passé dix jours à Montréal à s’entretenir avec des espions et à s’occuper d’affaires d’argent ainsi que d’une malle mystérieuse dont il affirmait qu’elle contenait des costumes de théâtre et devait traverser le Canada. S’ils ont tous été consignés lors du procès, ces faits se sont trouvés noyés dans le flot des témoignages qui ont enjolivé la réalité ou confondu 29 Ibid., p. 32. 302 VOISI NS E T E N N E M IS les événements. Ainsi, la plupart des témoins ont amalgamé le complot du mois de mars visant à enlever le président et les plans d’assassinats multiples du mois d’avril. D’autres ont carrément menti. Richard Montgomery et Sanford Conover, par exemple, ont tous deux juré qu’ils s’étaient entretenus avec Thompson à Montréal alors qu’il avait déjà quitté la ville. Le 8 juin, deux semaines après le témoignage de Conover, le Montreal Evening Telegraph publie une déclaration sous serment qui est lue pendant le procès et qui figure au dossier d’instruction : un Montréalais affirme que l’homme se faisant appeler Sanford Conover usurpe son identité30. Son accusation se révèle fondée : Conover s’appelle en réalité Charles Durham. La cour décide néanmoins d’accueillir son témoignage. Il sera par ailleurs établi après le procès que le juge Holt avait pris les dispositions nécessaires pour que Durham (qui se faisait alors appeler Conover) ainsi que d’autres témoins disent ce que lui et Stanton voulaient entendre : ils ont été payés pour s’en tenir à la version des faits qui leur avait été fournie31. Un an plus tard, devant le comité judiciaire de la Chambre chargé de faire enquête sur le procès et sur la commission, Montgomery reconnaîtra qu’il s’est parjuré32. Le comité constatera en outre que Durham, alias Conover, a non seulement menti aux audiences, mais qu’il a aussi donné instruction à d’autres témoins d’en faire autant et les a rémunérés pour leur peine. En novembre 1866, il sera arrêté pour s’être parjuré devant le comité de la Chambre, sera reconnu coupable et condamné à dix ans de prison33. Le président de la Confédération sudiste, Jefferson Davis, a été capturé le 10 mai ; Clement Clay, membre du « Cabinet canadien », s’est rendu le lendemain. Ces faits ne sont jamais mentionnés lors du procès. Les deux hommes sont incarcérés tout au long des audiences dans des conditions exécrables au fort Monroe, en Virginie. Stanton et Holt ont choisi de les laisser croupir derrière les barreaux, et la vérité avec eux. L’issue du procès primant toute autre considération, la commission rend une décision rapide et sans appel. Le juge-avocat spécial John 30 Montreal Evening Telegraph, 8 juin 1864. 31 Holt à Stanton, 15 décembre 1866, cité dans Pitman, The Assassination of President Lincoln and the Trial of the Conspirators, p. 302. 32 New York Herald, 12 août 1866. 33 New York Herald, 16 avril 1867. JOH N A . M AC D ON A L D 303 Bingham résume la situation dans ses conclusions : « Il appert hors de tout doute que John Wilkes Booth a pris part à cette conspiration ; que John Surratt a pris part à cette conspiration et que Jefferson Davis et ses différents agents établis au Canada nommés dans ces procédures ont également pris part à cette conspiration34 ». Le 29 juin, le long cortège des témoins touche à son terme. La commission a déjà décidé qu’une majorité des voix suffirait pour prononcer un verdict de culpabilité, et les deux tiers seulement pour une sentence de mort. Mary Surratt, Lewis Powell, George Atzerodt et David Herold sont condamnés à la pendaison. Sam Arnold et Mike O’Laughlen, des amis d’enfance de Booth, ainsi que le Dr Samuel Mudd écopent de travaux forcés à perpétuité. Edman Spangler est condamné à six ans. Le président Johnson signe le verdict, puis bloque une procédure visant à porter la sentence de Surratt en appel. L’après-midi du 7 juillet, sous un ciel couvert, une foule nombreuse se masse dans la cour du tribunal improvisé pour assister à la mise à mort des condamnés, mais aussi à la première pendaison d’une femme en territoire américain. Sous les yeux de la foule, attentive et silencieuse, les quatre prisonniers passent devant des cercueils grossièrement assemblés placés au pied d’un mur de briques rouges, puis continuent d’avancer vers la potence. Ils gravissent l’escalier du gibet qui vient juste d’être construit. À treize heures vingt-six, les soldats enlèvent les étais soutenant la plateforme, et les condamnés à mort tombent dans le vide sur une hauteur de presque deux mètres. La foule, muette, regarde leurs corps se balancer au bout des cordes. Rares sont toutefois ceux et celles qui plaignent les pendus ou mettent en question les conclusions de la commission. Un article de l’Atlantic Magazine du mois de juillet résume bien le sentiment général. Un haut représentant du gouvernement nous assure que « le meurtre du président a été organisé au Canada et approuvé par Richmond » ; les preuves qui fondent cette déclaration extraordinaire sont toutefois, à n’en pas douter pour les meilleures raisons du monde, tenues secrètes au moment où nous écrivons ces lignes. Des scélérats parmi les plus vils du camp de la sécession ont été autorisés à vivre au Canada. Il n’est donc pas improbable que le complot en vue de l’assassinat du président ait été forgé 34Pitman, The Assassination of President Lincoln and the Trial of the Conspirators, p. 402. 304 VOISI NS E T E N N E M IS dans ce pays. […] Il n’est toutefois pas probable que les sujets britanniques aient participé d’une quelconque façon à une conspiration de cette nature. L’erreur canadienne a consisté à laisser la racaille sécessionniste abuser du « droit à l’hospitalité » en poursuivant ses offensives contre nous depuis le territoire d’une tierce partie neutre35. Les arrestations rondement menées, le procès, les exécutions et les incarcérations auraient pu aider le président Johnson à faire oublier aux États-Unis les horreurs et le lourd tribut de la guerre et des assassinats. Mais au lieu d’apaiser les plaies du Sud, de la Grande-Bretagne et du Canada, ces procédures controversées et les accusations lancées tous azimuts ne font que les aviver. Tandis que Jefferson Davis et Clement Clay croupissent au fort Monroe, Johnson se trouve aux prises avec cette question que Lincoln avait justement voulu éviter : que faire de ces encombrants prisonniers ? Dans le même temps, de nombreux officiers de la Confédération fuient vers le Canada et posent au procureur en chef Macdonald un dilemme similaire : que faire de ces encombrants visiteurs ? Mais la diplomatie constituera bientôt le cadet de ses soucis : des milliers d’anciens combattants de la guerre de Sécession se préparent en effet à mettre à profit leurs compétences militaires acquises de fraîche date pour redresser ce qu’ils considèrent comme un tort insoutenable et promouvoir une cause qui leur est chère… en attaquant le Canada ! N O U V E L L E S M E N A C E S D ’ I N VA S I O N ET D’ANNEXION Macdonald rentre de Londres le jour même où sont exécutés les membres du complot d’assassinat de Lincoln. Il trouve à son retour une économie maussade, une vie politique houleuse et une situation militaire explosive. L’établissement d’une confédération canadienne s’impose comme la solution à ces trois maux. Mais si la nécessité d’un changement fait de plus en plus consensus, le projet constitutionnel peine à soulever l’enthousiasme. Terre-Neuve et l’île du Prince-Édouard s’en sont détournées ; en Nouvelle-Écosse, Joseph Howe redouble de harangues virulentes contre 35 Charles Creighton Hazewell, « Assassination », juillet 1865 ; The Atlantic Monthly Presents, Special Commemorative Issue, mars 2012, p. 112. JOH N A . M AC D ON A L D 305 la confédération proposée ; le gouvernement du Nouveau-Brunswick s’oppose ouvertement au projet. Le premier ministre sir Étienne-Paschal Taché, dépositaire à tout le moins officiel des fonctions suprêmes, s’éteint en juillet 1865. Monck propose le poste tour à tour à Cartier, Brown et Macdonald. Tous trois ont déjà assumé les plus hautes responsabilités de l’État et aimeraient qu’elles leur soient confiées de nouveau. Mais tous trois savent aussi que leur grande coalition volera en éclats si l’un d’eux devient premier ministre. Avec leur assentiment, sir Narcisse Belleau, membre sans grand relief du Conseil législatif, est donc nommé. La coalition est sauve. Macdonald reste procureur général du Canada-Ouest et retrouve son portefeuille de ministre de la Milice ; il est toutefois largement reconnu comme le véritable chef du gouvernement et agit d’ailleurs comme tel. À Londres, Macdonald a réussi à maintenir une certaine distance vis-à-vis de la bouteille. Ses mauvaises habitudes reviennent le hanter dès son retour. Quand le Parlement reprend ses travaux, Macdonald est rarement vu dans la noble enceinte. Officiellement, il est souffrant. Mais ses confrères ainsi que le grand public savent très bien ce que signifient ses « rechutes ». Celle-ci sera cependant de courte durée. Très vite, de nouvelles menaces en provenance de l’Amérique ramènent Macdonald à son poste. Cette fois, ce sont des Américains d’origine irlandaise qui veulent s’en prendre au Canada… Le mouvement des Fenians (ou Féniens) voit le jour en 1541, quand Henri VIII se rend à Dublin pour se déclarer roi de l’Irlande et l’annexer au royaume de l’Angleterre. Au fil des générations suivantes, deux camps s’affrontent avec une égale détermination. D’un côté, l’Angleterre s’efforce de concrétiser la proclamation d’Henri VIII ; de l’autre, des nationalistes irlandais entendent la renvoyer aux oubliettes. Dans les années 1840, la dévastation s’abat sur l’Irlande. Le mildiou de la pomme de terre a détruit les récoltes et réduit à la famine une population déjà extrêmement pauvre. L’ébullition politique et le désespoir économique convergent dans le mouvement Jeune Irlande. Son soulèvement de 1848 sera brutalement réprimé par les soldats britanniques, puis par une mainmise plus sévère encore de la Grande-Bretagne sur l’Irlande. Affamés de liberté, affamés tout court, plus d’un million d’Irlandais quittent leur île, pour la plupart à destination du Canada et des États-Unis. 306 VOISI NS E T E N N E M IS Au début de la guerre de Sécession, près de 1,6 million d’Irlandais vivent ainsi aux États-Unis ; un million environ sont établis au Canada et dans les Maritimes. Certains posent leurs valises à Halifax ; la plupart choisissent Toronto, Montréal ou les cantons de l’Est, non loin de Montréal. Leur seul nombre leur confère un pouvoir économique et politique incontournable ; ils jouent par ailleurs un rôle actif dans la construction des deux sociétés dans lesquels ils se sont établis. Mais plus les Américains et Canadiens d’origine irlandaise gravissent les échelons, plus les clichés ethniques et religieux, la méfiance et la discrimination à leur égard s’intensifient. De leur côté, les Irlandais entretiennent leur propre ressentiment dans leurs journaux, organismes et clubs, et nourrissent une mélancolie bien romantique à l’égard d’une terre idéalisée que bon nombre d’entre eux n’ont pourtant pas connue. La Fraternité des Fenians compte au nombre de ces incubateurs du mécontentement. L’objectif des Fenians est fort simple : éradiquer les Britanniques d’Irlande. John O’Mahoney, New-Yorkais irlando-américain et ancien combattant du soulèvement de 1848, fonde la Fraternité des Fenians en 1858 en tant que branche de la Fraternité révolutionnaire irlandaise. Il choisit le nom de « fenians » en hommage à une ancienne milice irlandaise renommée pour sa bravoure, la Fenia. Il se fixe comme mission de sensibiliser la population, recueillir des fonds et mobiliser des hommes en armes. Trois ans plus tard, des milliers d’Américains et de Canadiens d’origine irlandaise se battent pour l’Union durant la guerre de Sécession. La plupart sont rattachés à des unités proprement irlandaises. En novembre 1863, les soldats irlandais bénéficient d’une permission pour assister à un congrès national des fenians qui se tient à Chicago36. Un deuxième congrès a lieu à Cincinnati en janvier 1864. Les Fenians déterminent alors les modalités d’organisation, de financement et de recrutement de leur mouvement. Dans toutes les villes possédant une population irlandaise assez nombreuse se constituent des groupes locaux, les « cercles ». Les hibernians représentent l’aile canadienne des Fenians. Leur association est établie à Montréal par Michael Murphy et W. B. Linehan. 36 Florence Elizabeth Gibson, The Attitudes of the New York Irish toward State and National Affairs, p. 186. JOH N A . M AC D ON A L D 307 À chaque défilé annuel de la Saint-Patrick, les railleries et les violences anti-irlandaises stimulent l’adhésion aux cercles canadiens. La montée en puissance de leurs homologues américains motive également les Hibernians. Leur journal, l’Irish Canadian, reprend la plupart des objectifs définis par les groupes américains. En particulier, il incite les jeunes hommes à s’aguerrir aux armes pour se prémunir contre les orangistes, adversaires déclarés des Irlandais catholiques, et se préparer à l’ultime combat, celui qui libérera l’Irlande. Pour les dirigeants hibernians, les pourparlers confédérationnels constituent une véritable calamité en ceci qu’ils scelleront à jamais, s’ils aboutissent, l’alliance du Canada et de la Grande-Bretagne. Ils critiquent ce projet sur toutes les tribunes et incitent les Irlandais du Canada et des Maritimes à voter pour les candidats qui s’y opposent37. En novembre 1864, le mouvement hibernian et l’Irish Canadian se prononcent officiellement en faveur de l’annexion du Canada aux États-Unis38. L’essor du militantisme irlandais alarme les Canadiens : « C’est une chose certaine qu’il y a en notre sein une organisation secrète armée, écrit ainsi le Globe. […] il ne fait aucun doute que ces Hibernians constituent l’équivalent des Fenians aux États-Unis39. » De fait, nombreux sont les Hibernians qui commencent à se désigner sous le nom de « Fenians ». Thomas d’Arcy McGee est un homme dynamique et pugnace. Au début de la guerre de Sécession, il siège à l’Assemblée législative en tant que député d’une circonscription montréalaise essentiellement irlandaise et fait également partie du Cabinet. En dépit de ces lourdes responsabilités, il donne des conférences dans toute l’Amérique du Nord britannique, publie de la poésie, écrit un livre très fouillé sur l’histoire de l’Irlande et obtient un diplôme en droit… Il a participé en d’autres temps au soulèvement de 1848. Plus tard, travaillant dans des journaux de New York et Boston, il répudie toutefois ces idées de jeunesse. L’activité bouillonnant de McGee, son influence et ses positions politiques toujours très passionnées lui confèrent une popularité considérable parmi les Canadiens d’origine irlandaise, fiers de voir l’un des leurs accéder aux plus hautes sphères. Mais elles lui attirent aussi la haine tenace de bien d’autres, 37 Irish Canadian, 17 avril 1864. 38 Ibid., 2 novembre 1864. 39 Globe, 8 novembre 1864. 308 VOISI NS E T E N N E M IS notamment les hibernians, qui le considèrent comme un traître à la cause. McGee a souvent fait l’objet de menaces de mort et s’exprimait rarement en public sans craindre que cette allocution fût la dernière40. Très bons amis, McGee et Macdonald sont en tous points d’accord sur le nationalisme irlandais et sur le danger que représentent les Fenians aux États-Unis et les Hibernians au Canada. À l’automne 1864, McGee lance un cri d’alerte : des deux côtés de la frontière, les Fenians redoublent d’activité ! Le Cabinet approuve l’engagement d’espions additionnels pour infiltrer leurs cercles canadiens et américains41. Les nouveaux espions rendront compte de leurs observations à Gilbert McMicken, chef de la police des frontières de l’ouest. Des agents canadiens s’étaient déjà immiscés dans le réseau des Hibernians ; leurs nouveaux confrères s’invitent dans les réunions informelles et les assemblées des Fenians d’outre-frontière. Le parcours d’Henri Le Caron témoigne avec éloquence de l’efficacité de l’infiltration des espions canadiens dans les rangs des Fenians aux États-Unis. Né en Angleterre, le jeune Thomas Beach succombe à l’aura romantique de la guerre de Sécession. À 19 ans, il adopte le nom de « Le Caron » et part pour New York, où il s’enrôle dans le 8e régiment de réservistes de la Pennsylvanie. Il participe ainsi aux batailles d’Antietam, de Fredericksburg et de Chickamauga. À la fin de la guerre, devenu premier lieutenant, il s’établit à Nashville. S’étant battu dans plusieurs unités comptant des jeunes hommes d’origine irlandaise dans leurs rangs, Le Caron connaît bien les fenians et leurs visées. Il est cependant fort étonné quand, après la cessation des hostilités, il entend parler de plans d’offensive sur le Canada de la bouche même d’un ancien compagnon d’armes, John O’Neill, l’une des figures de proue du mouvement fenian42. Sentant son sang patriotique anglais bouillir dans ses veines, Le Caron écrit à son père, qui écrit lui-même à lord Cardwell. Le jeune homme intègre rapidement l’escouade des espions de Macdonald. Le Caron assiste aux réunions des Fenians et infiltre l’organisation à un point tel qu’il en devient l’un des principaux organisateurs et porteparole. Pendant tout ce temps, il envoie des dépêches à McMicken. Il fera 40Wilson, Thomas D’Arcy McGee, vol. 2, p. 285. 41 Ibid., p. 251. 42 Peter Edwards, Delusion, p. 46. JOH N A . M AC D ON A L D 309 aussi personnellement rapport de ses activités à Macdonald et, sous trois noms d’emprunt différents, au ministère de l’Intérieur britannique. Grâce aux espions canadiens, Macdonald est parfaitement informé des activités des Fenians américains ; il est aussi inquiet, à juste titre. En décembre 1864, il apprend que des Hibernians armés s’entraînent au vu et au su de tous dans des villes et villages du Canada, sans faire mystère de leur intention d’aller prêter main-forte à leurs camarades d’outre frontière pour renverser Macdonald et son gouvernement43. Monck reçoit des mises en garde similaires depuis Londres. Aux États-Unis, au Canada et en Grande-Bretagne, les nationalistes irlandais radicaux gagnent en nombre ainsi qu’en richesse et en capacité militaire. Ils envisageraient d’attaquer les bateaux britanniques amarrés dans les ports des États-Unis. Le représentant de la Grande-Bretagne à Washington prend leur mouvement très au sérieux44. En décembre 1864, le secrétaire aux Affaires extérieures, Russell, ordonne à Monck et aux consuls britanniques aux États-Unis de redoubler de vigilance et de lui signaler directement et sans retard toute rumeur d’activité du côté des Fenians45. William H. Seward s’est assez vite rétabli des blessures subies lors de son accident de voiture à cheval, puis de la tentative d’assassinat perpétrée contre lui. Il ne redeviendra cependant jamais tout à fait le même. Ses amis et collègues de longue date le reconnaissent à peine : il a beaucoup changé physiquement mais, surtout, il fait preuve d’un calme qu’ils ne lui ont jamais connu. Ses deux fils ont fini par se remettre de la nuit tragique de l’attentat. Elle a par contre été fatale à son épouse, qui souffrait déjà de problèmes de santé et qui s’est éteinte au mois de juin. Malgré ses douleurs physiques et sa peine, Seward reprend le travail auprès du nouveau président, qu’il appuie sans réserve bien qu’il soit très souvent en désaccord avec lui. L’actualité ne lui laisse pas de répit : rapidement, de nouveaux problèmes concernant la Grande-Bretagne et le Canada réclament son attention. Russell écrit à Seward pour se plaindre du fait que le gouvernement Johnson laisse la Fraternité des Fenians comploter ouvertement contre le 43 McMicken à Macdonald, 28 décembre 1864, BAC, fonds sir John A. Macdonald, MG26-A, vol. 236. 44Jenkins, Fenians and the Anglo-American Relations during Reconstruction, p. 34. 45 Russell à Monck, 23 décembre 1864, BAC, fonds Charles Stanley Monck, RG7-G-1, vol. 161. 310 VOISI NS E T E N N E M IS Canada. Seward lui rappelle qu’elle n’a rien fait d’illégal. En Amérique, ajoute-t-il, non sans un certain sarcasme, la Constitution garantit la liberté d’expression et d’assemblée46. Johnson s’entretient en privé avec Frederick Bruce, représentant de la Grande-Bretagne, et lui assure que son gouvernement prend tous les moyens dont il dispose pour enrayer l’activisme fenian. Mais les espions de Macdonald aux États-Unis révèlent que Johnson et Seward ont rencontré le trésorier de la Fraternité, Bernard Killian, à la Maison-Blanche. Qui plus est, le président a garanti à Killian que les États-Unis reconnaîtraient la légitimité d’un gouvernement fenian de transition si le Canada était envahi et son gouvernement, renversé47… Alors que le mouvement des Fenians prend de l’ampleur aux ÉtatsUnis, son fondateur, O’Mahoney, s’attire des critiques de plus en plus vives. À l’interne, ses détracteurs lui reprochent notamment de dépenser sans compter et de restreindre la Fraternité à son seul objectif premier : le combat pour l’indépendance de l’Irlande. Brigadier général à la retraite, estropié d’un bras, Thomas Sweeny devient secrétaire à la Guerre de la Fraternité en août 1865, lors d’un congrès fenian tenu à Philadelphie. William Roberts est élu à la présidence. Leur opposition aux tactiques et stratégies de John O’Mahoney marque un schisme dans le mouvement. Sweeny et Roberts proposent de tirer parti des nombreux soldats irlandoaméricains entraînés, expérimentés et sans emploi que le mouvement compte dans ses rangs pour restructurer et rationaliser son aile militaire. Ils préconisent également le recrutement d’anciens combattants qui ne sont pas encore membres, ainsi que l’achat d’armes additionnelles. Ils envisagent publiquement de lancer l’armée puissante qu’ils comptent former à l’assaut du Canada pour y établir un gouvernement de transition dans l’intention d’échanger ensuite le territoire canadien contre la liberté de l’Irlande48. Ce n’est pas la première fois que des Américains d’origine irlandaise menacent la souveraineté canadienne. À partir de 1848, la colonie a sombré durant plusieurs années dans les rébellions et les violences. Le parlement sera même incendié lors d’une émeute largement fomentée par 46 Seward à Burnley, 20 mars 1865, cité dans Jenkins, Fenians and the Anglo-American Relations during Reconstruction, p. 39. 47Edwards, Delusion, p. 248. 48 W. C. Chewett, The Fenian Raid into Canada, p. 17-18. JOH N A . M AC D ON A L D 311 des hommes d’affaires conservateurs. Des ténors de l’économie et de la politique œuvraient alors concrètement en faveur de l’annexion. Le gouverneur général, lord Elgin, a vécu cette époque troublée aux premières loges. En avril, il écrivait à Londres pour faire état d’une autre menace : « Un regroupement secret d’Irlandais de Montréal s’est formé, lié par serment, et entretient des desseins inamicaux envers le gouvernement ; leur nombre est d’au moins 17 000 et ils comptent se procurer des armes et de la poudre entreposées sur l’île Sainte-Hélène49 ». Les choses ont toutefois bien changé entre les événements de 1848 et l’après-guerre de Sécession : les hostilités qui ont ravagé l’Amérique ont considérablement attisé l’anticanadianisme ; des milliers de soldats rompus aux armes se trouvent maintenant démobilisés et prêts à reprendre le combat ; mais surtout, les pourparlers constitutionnels incitent les nationalistes irlandais établis au nord de la frontière à passer à l’offensive le plus rapidement possible, avant que la confédération ne rende le Canada plus puissant et plus difficile à conquérir. Et ce n’est pas tout… Le consul général des États-Unis en Amérique du Nord britannique, John Potter, exacerbe les animosités. Homme enthousiaste mais dévoré d’arrogance, cet ancien représentant du Wisconsin au Congrès est arrivé à Montréal en juillet 1864. Au début de l’année suivante, s’étant entretenu avec une petite poignée d’hommes d’affaires montréalais, Potter a rapporté à Seward que « la population canadienne » n’espérait rien tant que son annexion aux États-Unis, précisant même que ce désir augmentait de jour en jour50. Il restait, ce faisant, délibérément aveugle à tous les signes contraires, notamment l’opinion de la presse populaire, la construction de fortifications, les manœuvres d’entraînement de la milice et les pourparlers constitutionnels en vue de la création d’une confédération… Le point de vue de Potter domine le congrès organisé par la Chambre de commerce de Détroit du 12 au 14 juillet 1865. L’objectif de cette rencontre étant de discuter de l’avenir du Traité de réciprocité, les représentants des chambres de commerce du Canada et des États-Unis y sont également invités. Potter écrit à Seward pour s’offrir d’assister à l’événe- 49 Sir Arthur Doughty (dir.), The Elgin-Grey Papers/La collection Elgin-Grey, p. 150. 50 Potter à Seward, 6 janvier 1865, cité dans J. G. Snell, « John F. Potter, Consul General to British North America », p. 110. 312 VOISI NS E T E N N E M IS ment avec une petite délégation afin de plaider en faveur de l’abolition du Traité ; s’ils obtiennent gain de cause, ils infligeront un tort considérable à l’économie du Canada et sa population réclamera son annexion aux États-Unis avec encore plus d’empressement. Convaincu que cette expansion territoriale donnerait plus de poids aux États-Unis et représenterait un atout certain pour leur économie, Seward est depuis longtemps un fervent partisan de l’intégration du Canada à l’Union ; il appuie la demande de Potter51. Potter confie aux autres membres de son groupe le soin de diffuser ses positions lors du congrès. Il prend néanmoins la parole lors d’une grande rencontre organisée par la délégation new-yorkaise. Des Canadiens perturbent son allocution, mais Potter ne se laisse pas démonter. Le Globe rend compte de son intervention et note que le congrès s’intéresse en définitive essentiellement aux mesures économiques que les États-Unis pourraient envisager pour favoriser l’annexion, notamment l’abrogation du Traité de réciprocité52. D’autres journaux, par exemple le Montreal Gazette et le Halifax Morning Chronicle, rapportent également l’allocution de Potter et formulent des attaques similaires contre ses thèses annexionnistes53. Des commerçants de Montréal font circuler une pétition exigeant le renvoi de Potter et la soumettent à Macdonald et à Monck54. Même si Potter et le congrès défrayent abondamment la chronique, ces idées ne sont pas particulièrement neuves, en réalité. En 1863, Joshua Giddings, alors consul des États-Unis en Amérique du Nord britannique, défendait déjà les mêmes arguments. Il inondait Seward de rapports l’exhortant à abroger sans plus tarder le Traité afin d’infliger aux colonies britanniques des dommages économiques tels qu’elles supplieraient l’Amérique de les annexer55. En 1864, à Baltimore, lors du congrès du Parti de l’union nationale qui devait désigner Lincoln comme candidat aux présidentielles, Henry Raymond, fondateur et rédacteur en chef du New York Times, s’est attiré des applaudissements nourris en soutenant 51 Potter à Seward, 26 juin 1865, et Seward à Potter, 5 juillet 1865, cités dans Snell, « John F. ­Potter », p. 112. 52 Globe, 14 juillet 1865. 53 Montreal Gazette, 15 juillet 1865 ; Halifax Morning Chronicle, 1er août 1865. 54 Montreal Gazette, 19 juillet 1865. 55 W. D. Overman (dir.), « Some Letters of Joshua R. Giddings on Reciprocity », p. 292. JOH N A . M AC D ON A L D 313 que le Canada devrait être attaqué et annexé dès que la guerre serait terminée, précisant que l’abolition du Traité de réciprocité constituerait la première étape de ce processus d’intégration56. Depuis la fin de la guerre de Sécession, des milliers de soldats en armes récemment démobilisés ont tout le loisir de partir pour le Canada… Soudain, les anciens projets d’annexion se font moins abstraits et beaucoup plus alarmants pour la population canadienne. Seward ne fait rien pour apaiser ces craintes grandissantes. Au contraire, il maintient Potter à son poste. Héros de la guerre de Sécession et futur secrétaire de Cabinet du gouvernement Johnson, Ulysses S. Grant se rend à Montréal le mois suivant. Évidemment, ses interlocuteurs l’interrogent sur les intentions américaines vis-à-vis du Canada. Habile et diplomate, Grant évite de se prononcer frontalement sur l’annexion ou l’invasion. Il laisse toutefois la porte ouverte à une telle intervention en indiquant aux journalistes que les États-Unis pourraient envisager d’envahir le Canada si la GrandeBretagne soutenait les Français au Mexique57. Grâce aux espions de McMicken à Philadelphie et Détroit, Macdonald reçoit de l’information de première main sur ces deux assemblées. Les agents canadiens ont également infiltré plusieurs cercles importants de Fenians américains et assistent à leurs réunions à New York, à Cincinnati et à Chicago. Ils reçoivent 1,50 $ en frais de subsistance journaliers, ainsi qu’une prime pour chacun des renseignements pertinents qu’ils transmettent à leurs supérieurs. McMicken indique à Macdonald que des plans d’invasion ont été établis et que les préparatifs ont déjà commencé58. Après les rencontres de Philadelphie, les dirigeants du mouvement fenian tiennent soigneusement l’appui de Seward secret. Ils exposent par contre ouvertement leurs desseins concernant le Canada afin de recruter des soldats et de recueillir les fonds nécessaires à leur entreprise. Les journaux américains se font largement l’écho des intentions et des plans fenians. Le 24 octobre, le New York Herald publie ainsi en première page un article soulignant l’influence croissante de Sweeny et Roberts ; il relève en outre que la Fraternité des Fenians s’enorgueillit de rassembler mainte- 56Winks, The Civil War Years, p. 166. 57 W. L. Morton, The Critical Years, p. 184. 58 McMicken à Macdonald, 25 septembre 1865, BAC, fonds sir John A. Macdonald, MG26-A, vol. 236. 314 VOISI NS E T E N N E M IS nant plus d’un demi-million de membres et de posséder des représentations dans tous les États du Nord et dans la plupart de ceux du Sud. Comme avant et pendant la guerre de Sécession, le journal s’enivre de sa propre rhétorique anticanadienne et antibritannique : « Ils s’empareront tout d’abord du Canada avec une armée de 100 000 combattants. […] Les Fenians établiront ensuite un gouvernement de transition et œuvreront à la libération de l’Irlande. Les États-Unis s’en tiendront à une stricte neutralité, exactement comme la Grande-Bretagne l’a fait durant notre lutte contre les rebelles. […] Avant longtemps, l’Angleterre constatera que le jeu de la neutralité peut fort bien se jouer à deux59. » L’ Î L E D E C A M P O B E L L O Pendant que les Fenians élaborent leurs stratégies, le Nouveau-Brunswick hésite. Les pressions de toutes parts, les dynamiques politiques, les craintes et les espoirs ont graduellement réorienté le point de vue des Néo-Brunswickois sur une éventuelle union avec le Canada. Bien qu’il ait été élu par une très courte marge, le gouvernement Smith-Wilmot s’estime investi d’une mission capitale : tuer la confédération dans l’œuf. Les délégués qu’il a envoyés à Londres pour contrer les propositions de Macdonald se sont toutefois heurtés à Cardwell, qui leur a indiqué que le gouvernement britannique soutenait sans réserve l’adoption des résolutions de Québec. Ils n’ont eu droit ni aux réceptions prestigieuses données en leur honneur ni à une audience avec la reine… L’élection partielle prévue le 6 novembre dans la circonscription néo-brunswickoise de York s’annonce comme un baromètre de la popularité du projet constitutionnel dans l’opinion publique. Ancien premier ministre et farouche partisan de la confédération, Leonard Tilley écrit à Macdonald que son candidat, Charles Fisher, pourra remporter le scrutin moyennant un investissement de 8 000 à 10 000 $ dans sa campagne électorale60. Macdonald se tourne vers ses alliés politiques et vers Charles Brydges, l’un des dirigeants de la compagnie ferroviaire Grand Trunk. Fisher reçoit peu après tous les fonds dont il a besoin. George Brown, que des allégations de clientélisme ont contraint à démissionner du Cabinet, 59 New York Herald, 24 octobre 1865. 60 Tilley à Macdonald, 13 septembre 1865, BAC, fonds sir John A. Macdonald, MG26-A, vol. 51. JOH N A . M AC D ON A L D 315 se consacre depuis à ses entreprises et à son journal ; il débourse néanmoins cinq cents dollars pour la cause. Possédant l’argent nécessaire pour acheter des boissons, des appuis et des votes, Fisher sillonne la circonscription en rappelant qu’il a participé à la conférence de Québec et en expliquant les avantages politiques, économiques et militaires d’une éventuelle confédération. Il accuse ses adversaires d’être des pro-Américains hostiles aux Britanniques et des marionnettes des Fenians61. Pour contrecarrer ce regain d’activité, des conférenciers opposés au projet confédérationnel sont amenés depuis Fredericton et Halifax. Leur tâche consiste à convaincre la population néo-brunswickoise de se méfier des Canadiens, lointains et indignes de confiance, pour resserrer au contraire ses liens avec les États-Unis tout proches. Faisant bon marché de leurs engagements antérieurs, de nombreux électeurs peu scrupuleux renégocient leur vote pour l’accorder au plus offrant62. Fisher remporte néanmoins le scrutin par une confortable avance, infligeant un revers cinglant au gouvernement Smith-Wilmot et au mouvement anticonfédération. Si l’élection partielle dans la circonscription de York offre aux partisans de la confédération une réjouissante victoire, de nouvelles craintes les ramènent bien vite à la brutale réalité. Dans la semaine suivant le scrutin, une rumeur terrifie le Canada-Ouest : les Fenians seraient sur le point d’attaquer ! Macdonald mobilise la milice dans le secteur sud-ouest de la province ; dans la petite ville de London, les banques retirent l’argent de leurs coffres-forts pour le cacher en des lieux encore plus sûrs63. Macdonald informe le président de la compagnie ferroviaire Grand Trunk qu’il a autorisé l’arrachage des rails de chemin de fer pour freiner l’avancée des Fenians64. La rumeur se révèle cependant sans fondement ; les miliciens rentrent chez eux. En février 1866, les membres de la faction Sweeny-Roberts des Fenians se rencontrent à Pittsburgh et dressent un plan d’invasion du Canada : des régiments d’anciens combattants de la guerre de Sécession 61Creighton, John A. Macdonald, vol. 1, p. 367. 62Moore, 1867, p. 184. 63 London Free Press, 9 novembre 1865. 64 Macdonald à Brydges, 14 novembre 1865, BAC, fonds sir John A. Macdonald, MG26-A, vol. 512. 316 VOISI NS E T E N N E M IS lanceront plusieurs attaques transfrontalières simultanées. Le plan cible notamment des fortifications, des canaux et des centres ferroviaires canadiens bien précis. Un service du renseignement doté d’un budget de 1 500 $ sera établi au Canada pour orchestrer les actions des Hibernians : ils couperont les câbles télégraphiques et brûleront les ponts pour empêcher les miliciens canadiens et les soldats réguliers britanniques d’entraver la progression des Fenians65. Avec aplomb, le brigadier général Sweeny assure que le drapeau irlandais flottera sur tout le territoire du Canada et des Maritimes d’ici le mois de mai et que le président Johnson reconnaîtra leur autorité66. Des journalistes américains et canadiens ont été invités au congrès et la presse se fait largement l’écho de ces plans67. Le 9 février, les projets d’invasion des Fenians défrayant de plus en plus souvent la chronique, les membres du Cabinet demandent au président Johnson de préciser la position officielle des États-Unis à l’égard de la Fraternité et de ses projets. Un rapport sur les préparatifs militaires à la frontière canadienne est d’abord soumis au président ; puis, le Cabinet discute longuement de la nécessité et de la pertinence de dénoncer publiquement les menaces fenianes. Il décide en définitive de ne pas se prononcer sur le sujet, mais ordonne aux instances locales du maintien de l’ordre de redoubler de vigilance. En somme, le président demande à la police de faire son travail… Cela peut paraître bien peu, mais c’est en réalité tout ce qu’il peut se permettre dans les circonstances. En effet, Johnson se trouve à cette époque en plein cœur d’un affrontement titanesque contre le Congrès relativement aux lois et politiques de la reconstruction. En particulier, le président opposera son veto à la Première, la Deuxième et la Troisième lois sur la reconstruction militaire (Military Reconstruction Acts), à la Loi sur le Bureau des affranchis (Freedmen’s Bureau Act), la Loi sur les droits civiques (Civil Rights Act) et la Loi sur les mandats (Tenure of Office Act), qui permet au Congrès de limiter le nombre des membres du Cabinet pouvant être démis de leurs fonctions par le président68. Au total, Johnson 65Edwards, Delusion, p. 249. 66 Globe, 29 janvier 1866. 67 New York Times, 27 février 1866. 68 Dans la foulée des débats entourant la Loi sur les mandats, la Chambre a engagé une procédure en destitution du président ; le Sénat n’y a cependant pas donné suite. Au demeurant, cette loi sera ultérieurement jugée inconstitutionnelle. Johnson a ainsi été le premier président des États-Unis à se JOH N A . M AC D ON A L D 317 opposera son veto à vingt-neuf projets de loi, doublant ainsi le record précédent d’Andrew Jackson. De ces vingt-neuf vetos, le Congrès en renversera quinze. L’impasse politique est complète et interdit toute évolution de la situation. Pendant que les instances gouvernementales s’entredéchirent sans rien résoudre, le pays, déjà brisé, sombre dans le chaos. Dans cette tempête politique sans précédent, Johnson doit garder ses amis tout en évitant de se faire de nouveaux ennemis. Dans le contexte des menaces fenianes contre le Canada, il doit ainsi tenir compte du poids politique des collectivités irlandaises, particulièrement actives dans plusieurs villes du Nord. Johnson s’en explique sans détour auprès d’un journaliste du London Times : « Soumis à de nombreuses difficultés internes, et désireux de s’assurer l’appui du plus grand nombre contre les éléments violents du Nord, le gouvernement souhaitait éviter le plus possible de heurter les sentiments des Irlandais69 ». Sans le vouloir, le gouvernement britannique jette de l’huile sur le feu en envoyant des soldats à Dublin pour y fouiller les maisons soupçonnées d’abriter des nationalistes irlandais. En tout, deux cents Fenians sont arrêtés, dont un certain nombre de citoyens américains. Le Parlement suspend ensuite le droit à l’habeas corpus. Ces mesures suscitent des réactions très vives. La Fraternité des Fenians organise un grand rassemblement de protestation à New York. Le 4 mars, une manifestation encore plus nombreuse rassemble 100 000 personnes pour entendre différents conférenciers dénoncer la Grande-Bretagne et tout ce qui se rapporte de près ou de loin à la présence britannique. Sweeny compte parmi les orateurs : « Il y a assez d’Irlandais à New York pour éradiquer la domination anglaise du continent américain ! hurle-t-il. Chacune des tuniques rouges envoyées [au Canada] affaiblit le pouvoir de l’Angleterre en Irlande. Que la Grande-Bretagne expédie donc tous ses soldats au Canada ! Nous sommes prêts ! Nous les tuerons tous, jusqu’au dernier70 ! » voir confier les fonctions suprêmes à cause d’un assassinat, mais aussi le premier à faire l’objet d’une procédure en destitution. 69 Bruce à Clarendon, 17 avril 1866 ; Jenkins, Fenians and the Anglo-American Relations during Reconstruction, p. 129. 70 Elisabeth Batt, Monck, p. 133. 318 VOISI NS E T E N N E M IS Tout le printemps durant, Charles Adams, le représentant des ÉtatsUnis en Grande-Bretagne, communique régulièrement avec Seward relativement à l’activité croissante des Fenians et au silence obstiné du gouvernement américain à leur égard71. Adams s’attache aussi à faire libérer les Fenians américains incarcérés dans les prisons britanniques. De son côté, Seward s’entretient avec Bruce, le représentant de la GrandeBretagne à Washington, au sujet des citoyens américains détenus et des propos ouvertement menaçants des Fenians à l’égard du Canada. Seward accepte de ne procurer aucun appui direct à Sweeny et ses hommes car, dit-il à Bruce, il faut à tout prix éviter que les Fenians n’attaquent le Canada et ravivent ainsi la menace d’un conflit entre la Grande-Bretagne et les États-Unis72. Mensonges et demi-vérités prolifèrent… Pendant ce temps, les espions informent McMicken de la poursuite des préparatifs militaires à la frontière73. Selon leurs estimations, près de 5 000 Fenians se seraient regroupés en différents lieux et se concerteraient avec les Hibernians en vue d’une invasion prévue le 17 mars, jour de la Saint-Patrick74. Le 7 mars, quelques jours après les rassemblements monstres de New York, et sur la foi des rapports qui lui ont été soumis par McMicken, Macdonald mobilise 10 000 miliciens volontaires. Monck ordonne à deux régiments de soldats réguliers britanniques qui s’apprêtaient à quitter Halifax d’y rester et de se tenir sur le pied de guerre. Les principales gares ferroviaires devront rester ouvertes et les mécaniciens des locomotives garderont les moteurs en marche, prêts à partir. Les équipes ferroviaires dormiront dans les trains pour transporter rapidement les soldats et l’équipement militaire dès que la consigne leur en sera donnée75. Macdonald reçoit de ses espions d’autres comptes rendus affirmant que des plans ont été établis pour enlever tous les membres du Cabinet et assassiner McGee76. Le jour de la Saint-Patrick… le soleil se couche sans qu’une quelconque invasion ait été tentée. Les villes frontalières canadiennes et 71 Adams à Seward, 22 février 1866, cité dans Jenkins, Fenians and the Anglo-American Relations during Reconstruction, p. 90. 72 Seward à Adams, 22 mars 1866, cité dans Jenkins, Fenians and the Anglo-American Relations during Reconstruction, p. 101. 73 McMicken à Macdonald, 12 mars 1866, BAC, fonds sir John A. Macdonald, MG26-A, vol. 237. 74 Monck à Cardwell, 9 mars 1866, BAC, fonds Charles Stanley Monck, MG27-IB2, vol. 1. 75 Monck à Cardwell, 15 mars 1866, BAC, fonds Charles Stanley Monck, MG27-IB2, vol. 1. 76Slattery, The Assassination of Thomas D’Arcy McGee, p. 300. JOH N A . M AC D ON A L D 319 américaines ont toutefois vécu dans une peur éreintante. Au nord de la frontière, nombreux sont ceux et celles qui n’ont pas dormi, ont gardé des chandelles allumées et conservé des armes chargées à portée de main. Les Fenians n’ont pas attaqué, mais la rumeur a suscité des craintes considérables et déclenché la mise en œuvre de préparatifs majeurs. Dans le Globe, George Brown conclut néanmoins que toute cette affaire profite au Canada. Les Fenians ont […] permis à la république voisine de prendre la pleine mesure de l’attachement de la population de l’Amérique du Nord britannique à la Grande-Bretagne, mais aussi de constater la fausseté de cette opinion, si diligemment propagée, selon laquelle le Canada tout entier aspirerait à son annexion par les États-Unis77. Pendant que les miliciens canadiens retournent dans leurs foyers, les Fenians braquent leurs menaces sur le Nouveau-Brunswick. Pour tenter de regagner de son influence perdue, John O’Mahoney organise une rencontre d’environ cinq cents Fenians à Eastport et Calais, dans le Maine78. Son nouveau plan consiste à prendre d’assaut l’île néo-brunswickoise de Campobello pour y établir une base à partir de laquelle il pourra harceler les bateaux britanniques et, avec un peu de chance, provoquer une guerre entre la Grande-Bretagne et les États-Unis. O’Mahoney est convaincu que Seward connaît ses projets et qu’il les approuve79. Depuis Eastport, dans le Maine, les Fenians adressent une proclamation à la population du Nouveau-Brunswick : « Les institutions républicaines s’imposent comme une nécessité pour la paix et la prospérité de votre province. La manière anglaise, exprimée dans cet odieux projet de confédération, tire actuellement ses dernières salves dans l’espoir de vous garder assujettis à des formes abâtardies de monarchie. L’annexion aux États-Unis ne constitue pas nécessairement le seul moyen d’échapper à ce sort. En l’état actuel des choses, l’indépendance est la meilleure solution80. » Audacieuse et provocante, cette proclamation est affichée dans les espaces publics de plusieurs villes néo-brunswickoises et reproduite dans plusieurs journaux des États-Unis, des Maritimes et du Canada. 77 78 79 80 Globe, 30 mars 1866. W. S. Neidhardt, Fenianism in North America, p. 43. Ibid., p. 44. New York Times, 30 mai 1866. 320 VOISI NS E T E N N E M IS Le Nouveau-Brunswick mobilise sa milice ; deux régiments britanniques sont amenés depuis Halifax. Le Pylades et le Rosario, des navires de guerre britanniques, commencent à patrouiller dans les eaux côtières américaines ; d’autres bateaux arrivent d’Halifax pour donner plus de poids à leurs manœuvres. Le major général britannique Hastings Doyle prend le commandement des opérations. Des positions défensives sont érigées aux lieux les plus probables de l’invasion, en particulier à St. Andrews. Alors que la situation frôle le point de rupture, des Fenians enhardis par la ferveur nationaliste et la bière rament jusqu’à la petite île néobrunswickoise d’Indian Island. Ils incendient un bureau des douanes et s’emparent d’un drapeau, puis repartent en toute hâte de l’autre côté de la frontière. Leur escapade tient plus de la farce que de l’offensive en bonne et due forme ; elle exacerbe néanmoins les tensions. Au NouveauBrunswick, de nombreuses familles quittent les villes frontalières les plus vulnérables, par exemple St. Stephen. Les Américains finissent par réagir. Seward envoie des maréchaux ; Gideon Welles, secrétaire à la Marine, approuve la prise de l’Ocean Spray, un bateau fenian arrivé à Eastport chargé de 129 caisses de fusils, munitions et autres fournitures guerrières. Le lendemain, le 18 avril, le général George Meade, héros de Gettysburg, entre dans Eastport avec une unité d’artillerie pour prendre la situation en main. Il traverse la frontière, se rend à St. Andrews et rencontre le major général Doyle. Meade annonce qu’il placera en état d’arrestation tout Américain qui tentera de traverser la frontière dans l’intention d’enfreindre les lois sur la neutralité. Tout comme l’invasion de la Saint-Patrick qui n’eut jamais lieu, le burlesque fiasco de l’offensive avortée sur l’île de Campobello prouve au moins ceci : les soldats réguliers britanniques et les miliciens locaux peuvent établir très rapidement des défenses efficaces. Ces deux incidents montrent aussi que le gouvernement Johnson est déterminé à faire respecter les lois sur la neutralité et à bloquer les agressions transfrontalières des Fenians, même s’il ne se prononce pas publiquement sur les activités de ce mouvement et qu’il semble au contraire appuyer ses projets d’offensive sur le Canada et les Maritimes. Et sous l’effet de la peur, les points de vue changent : l’incessante menace d’invasion apporte également de l’eau au moulin des partisans de la confédération au Nouveau-Brunswick. JOH N A . M AC D ON A L D 321 Au mois de novembre précédent, l’élection partielle dans la circonscription néo-brunswickoise de York a enclenché le lent déclin du gouvernement, farouchement opposé à la confédération. Robert Wilmot démissionne de la coalition et se met à plaider en faveur d’une union avec le Canada. Après des années d’obstination et d’insubordination, le lieutenant-gouverneur Arthur Gordon se rend également aux admonestations de Cardwell et Monck, et insiste maintenant auprès des dirigeants politiques du Nouveau-Brunswick pour qu’ils appuient le projet de confédération défini par les résolutions de Québec. Le premier ministre Smith reste opposé à la confédération, mais n’offre aucune solution de rechange. La session parlementaire printanière du Nouveau-Brunswick s’éternise, s’enlise dans des questions mineures sans que les députés s’attaquent de front au sujet le plus crucial. En Nouvelle-Écosse, l’irascible Joseph Howe à la chevelure rousse flamboyante, virulent détracteur de la confédération, mène une croisade acharnée aux quatre coins de la province. S’il remporte quelques batailles rhétoriques, il est en train, néanmoins, de perdre sa guerre. Cette défaite annoncée en NouvelleÉcosse ajoute aux pressions qui s’exercent sur le Nouveau-Brunswick. Gordon apprend que le Parlement néo-écossais s’apprête à se prononcer sur le projet constitutionnel et que de l’adhésion l’emportera probablement ; sans tarder, il rapporte ces prédictions au premier ministre du Nouveau-Brunswick81. Le mois d’avril 1866 s’amorce… Cela fait maintenant presque deux ans que Macdonald et les Canadiens se sont rendus en bateau à vapeur jusqu’à Charlottetown pour proposer à leurs cousins des Maritimes une union élargie, plus sûre, fidèle aux traditions britanniques et résolument distincte de la république américaine. La nouvelle du rassemblement fenian à Eastport s’est répandue comme une traînée de poudre. La milice a été appelée en renfort ; les Néo-Brunswickois se préparent à quitter leur foyer pour échapper au saccage meurtrier des Américains. Les événements récents ont réduit au silence la plupart des ténors de la sphère politique et de la société civile opposés au projet de confédération ; ceux qui continuent de donner des conférences sur le sujet le font maintenant devant des auditoires raréfiés. Les hauts responsables de l’Église catholique de la Nouvelle-Écosse se sont toujours élevés contre la confé81 Monck à Williams, 4 avril 1866, BAC, fonds Charles Stanley Monck, MG27-IB2, vol. 1. 322 VOISI NS E T E N N E M IS dération. Quand la menace feniane éclate, une lettre pastorale lue en chaire et reproduite dans des journaux de toute la province précise toutefois : « Les événements actuels ainsi que toutes les sources fiables d’information dont nous disposons conduisent à une même conclusion, à savoir que la protection et le soutien britanniques en cas d’urgence et de danger ne peut être garanti qu’à une seule condition : l’union des provinces britanniques en Amérique du Nord82 ». Certains passionnés poursuivent leur lutte contre le projet de confédération, en particulier Howe. Mais leur action confine de plus en plus à l’anecdotique : à toutes fins utiles, les fanfaronnades des Fenians et la cohue militaire qu’elles ont causée ont balayé les réticences à l’égard du projet confédératif aussi sûrement qu’une grande marée de la baie de Fundy. Le jour même où les troupes se massent sur le quai d’Halifax pour repousser l’invasion feniane, les membres de l’Assemblée législative de la Nouvelle-Écosse écoutent des discours passionnés proclamant la nécessité immédiate et absolue de la confédération. L’un de ces députés résume en ces termes l’argument qui revient le plus souvent au fil de ces allocutions : « Depuis toujours, les États-Unis cherchent à s’approprier le territoire. Leur ambition à cet égard est insatiable. […] Si nous restons désunis […] l’heure viendra peut-être où nous devrons abaisser le drapeau britannique pour hisser la bannière étoilée, où nous entendrons le dernier coup de canon tiré depuis la Citadelle en tant que fort britannique83. » Le 18 avril, jour de l’arrivée du général Meade dans le Maine, l’Assemblée législative de la Nouvelle-Écosse vote en faveur de la confédération à trente-etune voix contre dix-neuf. Le danger fenian est maintenant écarté, mais la crainte de l’Amérique reste bien vivace. C’est dans ce contexte que le Nouveau-Brunswick sombre dans un chaos indescriptible de stratagèmes discutables et de manœuvres politiques douteuses qui culminent dans la démission de son gouvernement. Leonard Tilley reprend le siège de premier ministre et déclenche les élections. La campagne à peine amorcée, il communique avec Macdonald pour lui demander de l’argent. Il estime avoir besoin de 40 000 à 50 000 $ pour mener une campagne efficace84. Macdonald 82 Halifax Evening Express, 16 avril 1866. 83 Cité dans Waite, The Life and Times of Confederation, p. 271. 84 Tilley à Macdonald, 20 avril 1866, BAC, fonds sir John A. Macdonald, MG26-A, vol. 51. JOH N A . M AC D ON A L D 323 sollicite les fidèles du parti. Il écrit aussi, une fois encore, à Charles Brydges, le président de la compagnie ferroviaire Grand Trunk ; comme il l’a fait pour l’élection partielle dans la circonscription de York, Brydges ouvre son gousset. Galt assure en personne la livraison d’enveloppes remplies d’argent comptant. La campagne électorale s’avère féroce. La plupart des opposants à la confédération soutiennent que la menace feniane a été inventée de toutes pièces et mise en scène par Macdonald pour manipuler l’opinion publique85. Le 21 juin 1866, le dépouillement des urnes consacre la victoire de Tilley et du projet constitutionnel. L’Assemblée législative du Nouveau-Brunswick adopte trois semaines plus tard, par trente-etune voix contre huit, une résolution en faveur de la confédération. L E S F E N I A N S À L’ A S S AU T D U C A N A D A La faction O’Mahoney des Fenians américains est dévastée par l’échec de l’opération Campobello. Dans un éditorial du 5 mai, le New York Times annonce même la mort du mouvement86. Dans son quartier général de Broadway, la faction Roberts-Sweeny, plus militante, a par contre gagné en force et en détermination. Les plans d’offensive concernant le Canada restent à l’ordre du jour. Bientôt, les Fenians marchent sur le nord depuis Cincinnati, le Tennessee et même la Nouvelle-Orléans. Leurs détachements sont placés sous l’autorité d’officiers retraités de la guerre de Sécession : le brigadier général C. C. Trevis dirige les interventions lancées depuis Chicago et Milwaukee ; les troupes du brigadier général W. F. Lynch traverseront le lac Érié et la rivière Niagara à Cleveland et Buffalo ; le brigadier général S. P. Spear attaquera à partir de New York et du Vermont87. Le plan de Sweeny met à contribution 10 000 hommes en armes avec des renforts d’artillerie. Macdonald reçoit des rapports décrivant le regain fenian. Cependant, les fausses alertes qui ont fait trembler le Canada deux mois plus tôt, puis le fiasco de l’île de Campobello, l’ont rendu sceptique. Il balaye les comptes rendus alarmants d’un revers de la main. À la fin du mois de mai, 85 Tilley à Macdonald, 21 avril 1866, BAC, fonds sir John A. Macdonald, MG26-A, vol. 51. 86 New York Times, 5 mai 1866. 87Neidhardt, Fenianism in North America, p. 55. 324 VOISI NS E T E N N E M IS les dépêches se font de plus en plus fréquentes et insistantes : cette fois, les Fenians semblent effectivement sur le point d’attaquer. Le dernier jour de mai, Macdonald ordonne le déploiement de 14 000 miliciens dans des secteurs frontaliers stratégiques. Dans les villes et les villages, les hommes empoignent leurs fusils et quittent leurs familles, leurs fermes et leurs emplois pour aller risquer leur vie au combat. Au Music Hall de Toronto, un public distingué savoure un opéra. Soudain, un officier en uniforme du régiment Queen’s Own Rifles fait irruption sur la scène pour annoncer que les États-Unis s’apprêtent à attaquer le Canada et que tous les volontaires de la milice doivent se présenter aux points de rassemblement dès six heures le lendemain matin. Le public pousse des hourras enthousiastes et l’orchestre joue le God Save the Queen. La plupart des hommes qui s’apprêtent à brandir leurs armes contre d’anciens combattants de la guerre de Sécession se sont eux-mêmes battus dans ce conflit… James Wesley Miller a quitté sa maison de Peterborough, au Canada-Ouest, en octobre 1861, pour rejoindre les rangs du 6e de cavalerie de l’État de New York. Il a participé à plusieurs batailles majeures, dont celle de Gettysburg. Miller se trouve chez lui, à Peterborough, quand il apprend la nouvelle de l’appel à la mobilisation. Il rejoint sans tarder son unité de milice. Avec d’autres hommes des villages environnants, par exemple Lakefield ou Ashburnham, il prend un train en partance pour Cobourg, sur la rive nord du lac Ontario88. Cadet des quatre frères originaires de Wolverton, au Canada-Ouest, qui ont participé à la guerre de Sécession, Newton Wolverton fait également partie des anciens combattants qui répondent à l’appel89. Miller et Wolverton n’auront finalement pas à se battre, cette fois. Comme des milliers d’autres, ils se tenaient cependant prêts à affronter leurs anciens compagnons d’armes. Le 1er juin, les envahisseurs franchissent la frontière. Sous un ciel nocturne sans nuages et piqueté d’étoiles, le colonel nordiste à la retraite 88 Elwood Jones, « Civil War Veteran, POW », Peterborough Examiner, 23 février 2008 ; Howard Pammett, « Counties Grow », Peterborough Examiner, 6 mars 1952. 89 Newton a quitté le champ de bataille de la guerre de Sécession en 1864. Alonzo est resté dans l’armée jusqu’à la fin du conflit ; il avait alors acquis le grade de deuxième lieutenant du 9e régiment d’artillerie de couleur des États-Unis. JOH N A . M AC D ON A L D 325 John O’Neill donne l’ordre d’avancer. Laissant les renforts à l’arrière, 1 500 hommes traversent la rivière Niagara dans de petites embarcations. La plupart portent de vieux uniformes régimentaires du Tennessee, du Kentucky, de l’Ohio, de l’État de New York ou de l’Indiana. À trois heures trente du matin, ils se rassemblent sur un quai tout près du fort Érié. Informé du déclenchement de l’invasion, le lieutenant-colonel britannique George Peacocke amène trois compagnies d’infanterie, une batterie d’artillerie ainsi que des miliciens canadiens à la péninsule de Niagara. O’Neill divise sa troupe d’envahisseurs. Il entend tout d’abord se procurer de la nourriture pour les hommes et les chevaux. Ensuite, il envoie une unité vers l’ouest, en direction de Port Colborne et du canal de Welland ; l’autre avancera sur St. Catharines. Le 2 juin, à six heures du matin, le lieutenant-colonel Alfred Booker, du détachement de Peacocke, arrive au village de Ridgeway avec près de neuf cents Canadiens de l’unité de milice Queen’s Own. Bon nombre d’entre eux sont des étudiants du Trinity College de Toronto. Les Fenians se sont établis sur les hauteurs et ont commencé d’ériger des remblais protecteurs. Les deux camps déploient leurs tirailleurs. Puis, baïonnette au canon, les deux troupes avancent l’une vers l’autre. Le simple soldat A. G. Gilbert, de Peterborough, se trouvait sur la crête avec la 7e compagnie du Queen’s Own. Il décrira ultérieurement la bataille telle qu’il l’a vécue ce jour-là. Nous nous sommes regardés, puis on a entendu un tir provenant de la 5e, et presque tout de suite, un tonnerre incessant de fusils ; les balles nous sifflaient aux oreilles sans discontinuer. La bataille étant pleinement engagée, on n’entendait plus rien d’autre que le sifflement des balles et le tonnerre des fusils. […] Nous ne pouvions cependant pas encore ouvrir le feu. Nous restions là, debout dans le secteur pour ainsi dire le plus exposé et dangereux du champ de bataille, à subir le feu des fenians sans pouvoir y répondre. À ce moment-là, nous avons pleinement senti ce que cela signifie de faire face à la mort dans ce qu’elle a de plus terrible quand on est jeune, en bonne santé, actif et qu’on aime la vie90. 90 F. W. Campbell, Fenian Invasions of Canada of 1866 and 1870, p. 44. 326 VOISI NS E T E N N E M IS Les Fenians renforcent leurs flancs gauche et droit, puis la cavalerie reçoit l’ordre de charger. D’une rigueur exemplaire, les hommes du Queen’s Own se placent en carré pour repousser les chevaux, mais les fenians se déportent rapidement sur leurs flancs et les soumettent à de vigoureux tirs d’enfilade. Les Canadiens sont contraints de se retirer en leur laissant le champ libre. Le général Meade et le général Grant arrivent en toute hâte à Buffalo. Grant ordonne à Meade de bloquer toute autre incursion transfrontalière. Les miliciens et les représentants de l’ordre américains sont placés en état d’alerte. Le Michigan, navire à vapeur des États-Unis, arrive sur les lieux ; son équipage confisque les armes cachées dans un dépôt clandestin. Meade prend ensuite le train pour St. Albans, au Vermont : on lui a signalé cinq cents Fenians se dirigeant vers le nord. O’Neill a également été informé de ce mouvement… mais on lui annonce aussi que 5000 miliciens canadiens et soldats réguliers britanniques avancent sur lui depuis Chippawa, à quelques kilomètres à peine. Il décide alors de battre en retraite. Les Fenians se rendent jusqu’au milieu de la rivière Niagara, puis sont capturés par un remorqueur armé des États-Unis et jetés dans les cellules de détention du Michigan. Le raid des Fenians et la bataille de Ridgeway obligent finalement le président Johnson à sortir de son mutisme. Le 6 juin, il émet une proclamation déclarant que les fenians ont enfreint les lois sur la neutralité ; il enjoint aux Américains de ne pas leur porter secours, ni à eux ni à quiconque souhaiterait s’en prendre au Canada. Le lendemain, 1 300 Fenians passent outre à la proclamation présidentielle et marchent vers le nord depuis St. Albans, traversent la frontière et attendent les renforts. Mais Meade a bloqué l’avancée de ces troupes additionnelles. Sweeny est arrêté. Les envahisseurs fenians se replient paisiblement de l’autre côté de la frontière et rentrent chez eux91. LES PRISONNIERS FENIANS Au Canada, quatre-vingt-un assaillants fenians sont placés en garde à vue ; aux États-Unis, ils sont plusieurs centaines à s’entasser dans des cellules. Dans un cas comme dans l’autre, personne ne sait trop quoi 91 Monck à Cardwell, 7 juin 1866, BAC, fonds Charles Stanley Monck, MG27-IB2, vol. 1. JOH N A . M AC D ON A L D 327 faire d’eux… Leur sort repose en réalité sur l’enchevêtrement délicat des relations entre le Canada, les États-Unis et la Grande-Bretagne. Seward propose d’abord qu’on laisse discrètement les Fenians détenus aux ÉtatsUnis prendre la poudre d’escampette. Ils seront finalement libérés sur caution. On offre ensuite aux jeunes anciens combattants de la guerre de Sécession le transport gratuit jusqu’à leurs foyers respectifs contre la promesse qu’ils ne participeront plus jamais à une offensive contre le Canada92. Aucune accusation ne sera portée contre eux. Les prisonniers américains incarcérés au Canada n’auront pas cette chance. Le 5 juin, par un bel après-midi ensoleillé, les commerces de Toronto ferment leurs portes en l’honneur des funérailles publiques des cinq membres du régiment milicien Queen’s Own qui ont été tués à Ridgeway. Le Globe rend compte du sentiment général dans la population : « Nous avons enterré nos morts, mais l’enseignement qu’ils nous laissent perdurera bien au-delà de cette cérémonie qui les a menés au tombeau […] Certains multiplient les troubles frontaliers pour lier notre pays à son voisin. […] Le sang versé dans la bataille du 2 juin scelle l’avenir de l’autonomie de l’Amérique britannique, son indépendance vis-à-vis de tout pouvoir autre que celui auquel sa population voudra bien se soumettre de son plein gré93. » L’Assemblée législative canadienne reprend ses travaux trois jours plus tard dans les bâtiments grandioses du Parlement qui viennent d’être érigés en surplomb de la rivière des Outaouais. Macdonald présente une résolution selon laquelle le Canada opposerait une fin de non-recevoir à toute demande d’extradition des prisonniers fenians que les États-Unis pourraient lui soumettre. Il suspend l’habeas corpus et déclare que les prisonniers seront jugés par la cour martiale de la milice. Les États-Unis ripostent de manière cinglante. À Washington, Seward mène la charge en lançant à la figure du représentant britannique Bruce que la décision canadienne est inacceptable et que la GrandeBretagne devra en répondre94. Bruce écrit à Monck : « Pour le bien des relations futures du Canada [avec les États-Unis] et pour éviter qu’il ne 92Jenkins, Fenians and the Anglo-American Relations during Reconstruction, p. 150. 93 Globe, 6 juin 1866. 94 Seward à Bruce, 11 juin 1866, cité dans Jenkins, Fenians and the Anglo-American Relations during Reconstruction, p. 156. 328 VOISI NS E T E N N E M IS devienne un champ de bataille du fenianisme, il convient de traiter cette question des prisonniers avec tact et prudence95 ». Cette fois, c’est au tour du très flegmatique Monck de succomber à l’exaspération. Il indique à Londres qu’il est très déçu de la manière dont Bruce gère cette situation, ajoutant qu’il plie sans nécessité devant les Américains. Monck précise que la Grande-Bretagne ne peut pas tout à la fois appuyer le projet de confédération et l’indépendance croissante du Canada, d’une part, et s’immiscer d’autre part dans un cas jurisprudentiel manifestement du ressort du seul droit canadien. Monck se fait le porte-voix de la ferveur nationaliste grandissante du Canada, largement alimentée par les débats constitutionnels et l’activisme fenian : « Le cours de la justice ne saurait être entravé sur ordre d’une puissance étrangère96 ». Le gouvernement britannique se comporte en réalité exactement comme il l’a fait tout au long de la guerre de Sécession : il tente par tous les moyens d’éviter l’affrontement avec les États-Unis. Monck comprend cette position et s’engage à user de son influence auprès de Macdonald pour faire reporter les procès des Fenians jusqu’à ce que les esprits se soient calmés de part et d’autre de la frontière. Ainsi qu’il l’indique dans une dépêche adressée au bureau des Colonies : « Vous pouvez à mon sens écarter de votre esprit toute crainte quant aux difficultés qui pourraient résulter du traitement réservé aux prisonniers fenians. Je n’interviendrai plus dans cette affaire jusqu’à ce que le Congrès ait suspendu ses travaux, ce qu’il fera probablement dans quelques jours ; nous les traduirons alors en justice devant les tribunaux ordinaires pour haute trahison au sens de la loi97. » Ainsi que l’avait prévu Monck, l’incarcération des anciens combattants américains exacerbe la lutte impitoyable que se livrent le président et le Congrès ; elle pèse également d’un poids certain dans la campagne électorale du scrutin de mi-mandat de 1866. Le Congrès adopte une résolution exigeant de Johnson qu’il intervienne avec fermeté pour faire libérer immédiatement les prisonniers détenus au Canada. Représentant du Massachusetts au Congrès, Nathaniel Banks est aussi président du Comité des affaires extérieures de la Chambre des représentants. Courti- 95 Bruce à Monck, 11 juin 1866, BAC, fonds Charles Stanley Monck, bobine A-757. 96 Monck à Bruce, 14 juin 1866, BAC, fonds Charles Stanley Monck, bobine A-757. 97 Monck à Carnarvon, 21 juillet 1866, BAC, fonds Charles Stanley Monck, bobine A-757. JOH N A . M AC D ON A L D 329 sant ces mêmes voix irlandaises que Johnson cherche à s’assurer, il reproche avec force au président de s’être immiscé dans les raids fenians : s’il avait laissé les événements évoluer d’eux-mêmes, assure-t-il, le Canada serait tombé. Le 2 juillet, Banks présente un projet de loi modifiant la législation relative à la neutralité, et qui aurait pour effet de faciliter les opérations d’invasion du Canada par les Fenians ou tout autre mouvement. Ce projet de loi énonce également des dispositions qui permettraient au Canada et aux Maritimes de se joindre aux États-Unis sous la forme de quatre nouveaux États et deux territoires. William Roberts, chef des Fenians, ne tarit pas d’éloges à l’égard de ce texte qui exprime clairement l’appui des républicains radicaux à la cause ; Charles Sumner et d’autres sénateurs se proposent par contre de le renvoyer aux oubliettes par obstruction systématique ou blocage par un comité98. Le projet s’enlise finalement dès l’étape de son examen par le comité de la Chambre de Banks lui-même et n’acquerra jamais force de loi. Les journaux du Canada et des Maritimes ont toutefois largement évoqué ce projet de loi et les débats auxquels il a donné lieu. Les raids des Fenians étant encore très frais dans les mémoires, l’affaire galvanise le nationalisme canadien naissant et, par voie de conséquence, le mouvement en faveur de l’établissement d’une confédération canadienne. Comme le soulignait le Toronto Daily Telegraph dans la foulée du dépôt du projet de loi de Banks, et peu après les offensives fenianes, « les assises de notre nation se sont affermies dans le sang99 ». D’Arcy McGee tenait des propos similaires à Monck. Il qualifiait ses vieux ennemis fenians de « misérables » et de « fléaux », mais concluait : « Notre population est déterminée et unie comme un seul homme ; nous sommes trois millions ; ce territoire est le nôtre100 ». En éditorial, le Globe remerciait presque les Fenians d’avoir catalysé l’unification des Canadiens : « Les événements des deux dernières semaines ont établi hors de tout doute que l’esprit britannique souffle sur l’ensemble de notre pays mais, surtout, que la population du Canada se tient prête, comme un seul homme, à défendre ses foyers. […] Sans le vouloir, les Fenians ont rendu un immense service aux Canadiens en leur insufflant une confiance toute neuve en leurs capacités défensives101. » 98 London Times, 11 août 1866. 99 Toronto Daily Telegraph, 11 juillet 1866. 100 McGee à Monck, 4 juin 1866, BAC, fonds Charles Stanley Monck, MG27-IB2, vol. 1. 101 Globe, 12 juin 1866. 330 VOISI NS E T E N N E M IS En août, soit qu’il se sente ragaillardi par le projet de loi de la Chambre, soit qu’il veuille ressusciter l’ardeur de ses troupes après l’échec des incursions en sol canadien, Roberts organise un grand pique-nique fenian à Buffalo. Macdonald ordonne de placer des bateaux en état d’alerte maximale sur les lacs Érié et Ontario et de déployer 3 000 miliciens au fort Érié. Le 15 août, lors d’un autre pique-nique fenian, tenu cette fois à Chicago, le sénateur Logan, le gouverneur Oglesby de l’Illinois et deux représentants au Congrès évoquent les courageux Fenians, les Anglais perfides et ce président criminel qui a empêché les Irlandais de se rendre maîtres du Canada102. Macdonald et Monck se rencontrent pour faire le point sur le discours anticanadien qui gagne en force au Congrès et sur le rôle des représentants des États dans cette évolution, mais aussi sur le silence assourdissant du président Johnson. Si les Fenians lançaient prochainement une autre offensive, concluent-ils, il n’est pas sûr que les Américains tenteraient de les arrêter… Monck réclame des troupes britanniques additionnelles pour la frontière canadienne ainsi que 40 000 fusils ultramodernes Snider-Enfield à chargement par la culasse103. La demande de Monck ravive les débats sur les défenses canadiennes au Cabinet britannique. Dans leurs discussions, ses membres ne semblent toutefois tenir aucun compte des mesures défensives d’urgence que les milices du Canada et des Maritimes viennent de mettre en œuvre, ni des promesses d’accroissement des troupes et de soutien financier. Homme aux convictions impérialistes hésitantes, mais au pouvoir politique considérable, Benjamin Disraeli déclare ainsi : « Nous ne saurions prétendre ni même espérer protéger la frontière canadienne contre les États-Unis. Si les habitants des colonies n’arrivent pas, d’une manière générale, à se défendre contre les Fenians, alors ils n’arrivent à rien […] De quelle utilité peuvent bien être ces poids morts coloniaux que nous ne gouvernons pas104 ? » Mais comme toujours, la politique intérieure britannique a aussi son mot à dire dans la défense du lointain Canada … S’il entend lutter contre les Fenians sur son propre sol, le gouvernement britannique ne peut pas se permettre d’avoir l’air de leur laisser carte blanche à l’autre bout du 102 New York Tribune, 21 août 1866. 103Dixon à Monck, 23 août 1866, et Monck à Carnarvon, 27 août 1866, BAC, fonds Charles Stanley Monck, MG27-IB2, vol. 1. 104 Disraeli à Derby, 30 septembre 1866, cité dans Jenkins, Fenians and the Anglo-American Relations during Reconstruction, p. 191. JOH N A . M AC D ON A L D 331 monde… À contrecœur et renâclant, le Parlement britannique vote finalement l’octroi de 50 000 livres pour les défenses canadiennes ; des troupes additionnelles prennent également le chemin du Canada dès le mois de septembre. À l’arrivée du 61e régiment britannique, le danger, encore si terrifiant à peine quelques semaines plus tôt, s’est toutefois évanoui ; les renforts sont redirigés vers les Caraïbes. Leur passage a néanmoins rassuré les populations du Canada et des Maritimes, que les menaces de contagion du conflit tout au long de la guerre de Sécession et les rodomontades plus récentes des Fenians ont rendues craintives à l’égard de leur voisin. Les élections américaines automnales de mi-mandat approchant à grands pas, la communauté irlandaise scrute à la loupe les déclarations du président Johnson touchant le Canada et les Fenians. Un article du New York Tribune lui reproche d’avoir soufflé le chaud et le froid envers les nationalistes irlandais : d’abord, il a soutenu leurs raids en rencontrant leurs dirigeants puis en tolérant, par son silence, qu’ils élaborent des stratégies au vu et au su de tous ; il les a ensuite poignardés dans le dos quand ils ont tenté de mettre leurs plans à exécution. « À trop vouloir ménager la chèvre et le chou, on finit par mécontenter tout le monde, conclut le journal. Le président s’est aliéné les Irlandais, les Américains et les Canadiens105. » Les ténors du mouvement sont également de cet avis. Un général fenian que Meade a connu pendant la guerre de Sécession lui déclare ainsi : « Le Cabinet nous a menti pour nous appâter, puis nous a utilisés aux fins de monsieur Seward. Ils nous ont incités à aller de l’avant. Nous avons acheté nos fusils dans vos arsenaux et vous nous avez laissés entendre que vous n’interviendriez pas contre nous106. » Le scrutin inflige une amère défaite au président Johnson : les électeurs du Maine, du Vermont, de la Pennsylvanie, de l’Indiana et de l’Ohio lui préfèrent ses opposants. Les élections n’ont toutefois pas encore eu lieu dans les États de la Nouvelle-Angleterre, aux populations irlandaises plus nombreuses… Johnson annonce que les Fenians ne seront pas mis en accusation et que toutes les armes confisquées seront retournées à leurs propriétaires. Il démet de ses fonctions le procureur général William Dart, qui s’était publiquement prononcé en faveur de la lutte contre les 105 New York Tribune, 29 octobre 1866. 106 Helen MacDonald, Canadian Public Opinion in the American Civil War, p. 118. 332 VOISI NS E T E N N E M IS raids fenians, et il ordonne à Seward de redoubler d’efforts pour faire libérer les membres du mouvement incarcérés au Canada. Les procès des Fenians ont été reportés pour laisser le temps panser les plaies et calmer les esprits. Ils ne peuvent cependant pas être retardés plus longtemps. De nouvelles rumeurs d’une présence feniane à la frontière ainsi que les déclarations belliqueuses des États-Unis à l’égard du Canada attisent le nationalisme et l’antiaméricanisme de la population canadienne. Le procès des Fenians s’amorce le 8 octobre dans cette atmosphère explosive. Ils sont accusés d’être entrés en territoire canadien pour faire la guerre à Sa Majesté et seront jugés séparément. Des avocats de Toronto rémunérés par le consul des États-Unis assurent leur défense. Audiences et délibérations se déroulent très vite. Robert Lynch et le père John McMahon, prêtre catholique, sont les premiers à être trouvés coupables et sont condamnés à la pendaison. Seward saute immédiatement dans l’arène. Il exige de voir les transcriptions du procès. Il écrit à Bruce pour lui demander de faire examiner les procédures par la Grande-Bretagne et de prendre toutes les mesures nécessaires pour que les sentences ne soient pas mises à exécution. Monck reçoit par ailleurs la même requête en provenance du Bureau des colonies107. Comme il l’avait fait dans l’affaire de l’ancien esclave John Anderson plusieurs années plus tôt, Macdonald s’en tient à la procédure légale. En politicien avisé qu’il est, il garde le silence pour éviter d’être emporté par les remous du procès. Les journaux canadiens ne font pas preuve de la même retenue. La plupart appuient la décision des tribunaux et expriment une vive ferveur nationaliste qui condamne avec la même vigueur les ingérences américaines et britanniques. Les journaux des Maritimes leur emboîtent le pas. Le St. John Morning Telegraph fait écho au sentiment général dans son éditorial du 6 novembre : « Il est à espérer que les tribunaux canadiens traiteront les coupables en toute indépendance vis-à-vis de la Grande-Bretagne autant que des États-Unis. […] Nous espérons que la sentence prononcée par les tribunaux sera exécutée 107Seward à Bruce, 26 octobre 1866, cité dans Jenkins, Fenians and the Anglo-American Relations during Reconstruction, p. 205 ; Carnarvon à Monck, 12 novembre 1866, BAC, fonds Charles Stanley Monck, bobine A-757. JOH N A . M AC D ON A L D 333 de la manière la plus ferme, sans égard pour la colère des Fenians américains ou pour les visées diplomatiques de monsieur Seward108. » Les procès se poursuivent. D’autres verdicts de culpabilité sont prononcés qui donnent lieu à d’autres sentences de mort. Les Fenians incarcérés au Canada avancent lentement vers le trépas et le gouvernement Johnson s’avère impuissant à les sauver. Par ailleurs, les luttes intestines entre partis et entre instances gouvernementales déchirent plus que jamais l’autorité suprême aux États-Unis. C’est dans ce contexte que les électeurs de la Nouvelle-Angleterre sont appelés aux urnes. Dans les circonscriptions à forte population d’origine irlandaise, presque tous les candidats de Johnson sont battus. Cette succession de revers électoraux, la division de son Cabinet et le renversement d’une bonne partie de ses vetos minent le pouvoir du président Johnson. S’il conserve son autorité constitutionnelle, son poids politique est réduit à néant ou presque. Dans le discours sur l’état de l’Union qu’il prononce quelques semaines plus tard, le président déplore que la résolution des divergences entre les ÉtatsUnis et la Grande-Bretagne qui sont nées de la guerre ne progresse pas mieux. Il souligne qu’il a émis une proclamation condamnant les attaques lancées sur le Canada depuis les États-Unis, mais il tait le fait qu’il avait donné son appui tacite aux raids et que cette proclamation a été émise après ces incursions transfrontalières. Enfin, Johnson, évoque les mesures prises par son gouvernement pour intervenir dans les procès canadiens et exprime l’espoir que les prisonniers seront traités « avec clémence et [bénéficieront d’une] sage amnistie109 ». L A V I C TO I R E D E M A C D O N A L D Tout en gardant l’œil sur les Fenians et les nouvelles menaces en provenance des États-Unis, Macdonald consacre l’essentiel de l’automne 1866 au projet de confédération. Une fois l’adhésion des Assemblées législatives du Canada, du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse acquise, il lui reste à donner aux résolutions de Québec la forme d’un projet de loi ; il sollicitera ensuite son adoption par le Parlement britannique. Trop impatients de voir leurs efforts aboutir enfin, les délégués de 108 St. John Morning Telegraph, 3 novembre 1866. 109 Président Andrew Johnson, discours sur l’état de l’Union, 3 décembre 1866. 334 VOISI NS E T E N N E M IS la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick ont passé outre aux conseils de Monck et de Macdonald et se sont précipités à Londres au mois de juillet. Ils y ont été accueillis avec une courtoisie exquise. En l’absence de leurs homologues canadiens, leur périple ne peut toutefois pas porter ses fruits. De son côté, Macdonald retarde son départ pour régler la question feniane, mais aussi pour travailler à l’adoption de dispositions législatives sur le financement public des écoles séparées catholiques, qui font depuis longtemps déjà l’objet de revendications nourries. L’instabilité du gouvernement britannique accentue son hésitation à partir. Lord Palmerston, son allié de la première heure, est mort le 18 octobre 1865. Le comte Russell est alors redevenu premier ministre, mais il a perdu peu après les élections générales au profit d’un gouvernement conservateur. Lord Derby, le premier ministre qui le remplace, nomme Benjamin Disraeli chancelier de l’Échiquier (ministre des Finances). Fort heureusement pour Macdonald, lord Carnarvon, qui remplace Cardwell au poste de secrétaire aux Colonies, se montre aussi désireux que son prédécesseur de mener le projet constitutionnel canadien à bon port. En octobre, Carnarvon écrit à Derby : « [La confédération] est ainsi devenue pour nous une nécessité ; soit ils établissent une confédération entre eux, soit ils seront absorbés par les États-Unis110 ». Derby abonde en son sens111. Néanmoins, Macdonald multiplie les atermoiements… L’impatience de Monck s’exacerbe de jour en jour, presque autant que celle des délégués des Maritimes, qui prennent leur mal en patience à Londres en dégustant force alcools. Monck fait parvenir à Macdonald une lettre acerbe dans laquelle il lui enjoint de passer à l’action pour profiter du vent qui souffle en faveur de la confédération. Macdonald lui répond d’un ton glacial et détaché propre à faire bouillir le sang du gouverneur général, pourtant prodigieusement calme de nature : « Concernant le meilleur moyen de faire progresser cette affaire à la Chambre, je dois demander à Votre Excellence de s’en remettre à mon expérience parlementaire canadienne112 ». Macdonald conclut sa missive sur des propos aimables, mais il s’est fait clairement entendre et remporte la joute. 110 Carnarvon à Derby, 11 octobre 1866, cité dans Knox, « Conservative Imperialism », p. 347. 111 Knox, « Conservative Imperialism », p. 346. 112 Monck à Macdonald et Macdonald à Monck, BAC, fonds Charles Stanley Monck, bobine A757. JOH N A . M AC D ON A L D 335 Par ailleurs, Macdonald s’est remis à boire113. En août, il reste absent de la Chambre dix jours d’affilée. Même pour lui, cette nouvelle « rechute » s’avère exceptionnelle par sa profondeur et sa durée. Lors d’une réception officielle donnée à Spencer Wood, il boit tellement qu’il en vomit sur les nouveaux fauteuils du salon, sous le regard atterré d’Elizabeth, la fille de Monck114. Dans une lettre à son épouse, Galt décrit les difficultés du gouvernement et se plaint : « Ajoutez à cela que Macdonald se trouve constamment dans un état de semi-ébriété, et vous comprendrez à quel point cette semaine fut pénible. […] Macdonald se montre si mou et larmoyant qu’il ne peut absolument pas affronter l’urgence115. » Monck envoie un assistant à Macdonald et lui ordonne de se reprendre en mains. Hagard et débraillé, Macdonald apostrophe l’infortuné jeune homme : s’il se présente à lui sur ordre du gouverneur général, que Son Excellence aille au diable ; et s’il est venu de son propre chef, qu’il y aille lui-même116. Macdonald finit toutefois par se ressaisir. Ce report de la conclusion du projet de confédération était en réalité très bien vu : Macdonald connaissait sur le bout des doigts le calendrier des travaux du Parlement britannique et voulait arriver à Londres le plus tard possible afin de laisser aux délégués des Maritimes et au gouvernement de la Grande-Bretagne trop peu de temps pour modifier les résolutions de Québec en profondeur. Ses atermoiements apparemment erratiques, si exaspérants pour son entourage, confirmaient en réalité son art consommé de la stratégie politique, et peut-être un vrai talent pour sombrer dans la beuverie au moment opportun117… Le 7 novembre 1866, alors que les procès des Fenians suivent leur cours, Macdonald, Galt, Cartier, Hector-Louis Langevin, un conservateur plein d’avenir, ainsi que deux ministres réformistes du Cabinet embarquent finalement sur un bateau qui les mènera de New York à Londres. En se rendant ainsi aux États-Unis, ils ont pris de grands risques. Les Fenians n’ont-ils pas déjà mis à prix la tête de McGee ? Une semaine 113George Brown à Anne Brown, 6 août 1866, BAC, fonds George Brown, MG27-1D8, vol. 3 ; Globe, 8 août 1866. 114Batt, Monck, p. 34. 115Alexander Galt à Amy Galt, 23 juin 1867, BAC, fonds Alexander Tilloch Galt, MG27-ID8, vol. 3. 116Gwyn, John A., p. 266. 117 Macdonald à Tilley, 8 octobre 1866, BAC, fonds sir John A. Macdonald, MG26-A, vol. 513. 336 VOISI NS E T E N N E M IS après le départ de cette délégation, Monck boucle ses valises pour aller passer Noël en Angleterre avec sa famille et assister à la conférence constitutionnelle qui se tiendra à Londres. Le consul britannique à New York lui révèle que des informateurs fenians craignent pour la vie du gouverneur général et l’exhorte à la plus grande prudence118. Les délégués canadiens s’installent dans un établissement qu’il connaissent maintenant très bien : le Westminster Palace Hotel. Le 4 décembre, ils rejoignent les représentants des Maritimes dans une superbe salle de réunion aux plafonds hauts et majestueux. Ensemble, ils entreprennent l’examen approfondi des 72 résolutions de Québec. Une fois de plus, Macdonald s’impose comme l’homme indispensable. Il déploie manœuvres habiles, opérations de charme et amabilités irrésistibles. En définitive, il réécrit personnellement les textes qu’il a lui-même largement rédigés deux ans plus tôt. Chargé de superviser les travaux, le conseiller principal de Carnarvon qualifiera Macdonald de « moteur » de la conférence119. Le 11 décembre, après une journée de repos chez Carnarvon, en pleine campagne anglaise, Macdonald se réveille brusquement au milieu d’une forêt de flammes qui dévorent ses draps, ses couvertures et ses rideaux. Il saute hors de son lit, arrache son vêtement de nuit en feu, jette draps et rideaux par terre et les arrose d’eau pour noyer l’incendie. Il court chercher Cartier et Galt, qui arrivent en toute hâte pour finir d’éteindre le feu. Une simple chandelle a causé tout cet émoi. Une ou deux minutes de sommeil en plus auraient suffi pour que les Pères de la Confédération périssent dans l’incendie. Une omoplate et les deux mains brûlées, les cheveux roussis, Macdonald reprend dès le lendemain la direction des discussions constitutionnelles. La répartition des pouvoirs entre le gouvernement fédéral et les provinces fait l’objet de modifications mineures, mais l’essentiel des clauses adoptées à Charlottetown et Québec reste intact : la confédération sera un État fédéral hautement centralisé et fidèle à la monarchie. Ce nouveau pays et sa Constitution ne seront certes pas fondés sur la tonitruante déclaration de Thomas Jefferson : « la vie, la liberté et la recherche du bonheur ». Ils reposeront plutôt sur cette maxime moins 118 Edwards à Monck, 15 novembre 1866, BAC, fonds Charles Stanley Monck, bobine A-757. 119Gwyn, John A., p. 390. JOH N A . M AC D ON A L D 337 flamboyante : « la paix, l’ordre et le bon gouvernement ». Elle désigne en même temps leur démarche et leur but. Par sa modestie, et dans le contexte des conflits qui ont ensanglanté la république voisine et, plus récemment, le village de Ridgeway, elle s’avère tout à la fois très audacieuse et formidablement canadienne. Le 12 février 1867, Carnarvon présente le texte final sous forme d’un projet de loi à la Chambre des Lords. Dans son allocution, le secrétaire aux Colonies tente une mise en perspective de l’événement : « Cette confédération des provinces britanniques de l’Amérique du Nord […] est supérieure aux Treize colonies en population, revenus, commerce et transports maritimes quand, il y a moins d’un siècle, elles devinrent les États-Unis par la Déclaration d’indépendance. Nous établissons les fondations d’un immense État, et il pourrait même un jour éclipser notre pays120. » Le projet de loi suscite très peu de commentaires et aucun amendement. Le 8 mars, la Chambre des communes l’adopte sans le moindre débat. La reine Victoria lui accorde la sanction royale quelques semaines plus tard. La guerre de Sécession a causé en son temps la destruction d’un pays et le redéploiement d’un autre ; cette sanction royale met presque un point final au rôle incommensurable qu’elle aura également joué dans l’émergence d’un troisième. Depuis les galeries du Parlement britannique, Macdonald a participé aux deux moments historiques qui auront marqué la naissance de ce pays et l’apogée de sa carrière, exceptionnellement longue et fertile. Avec l’adoption de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, Macdonald fonde un pays et frustre les États-Unis de leur vieux rêve de Destinée manifeste. Cependant, Seward et ses alliés n’abandonneront pas la partie de si bonne grâce. Si les armes de la guerre de Sécession se sont tues, les hostilités n’ont pas tout à fait cessé pour autant. La mission de Macdonald n’est pas terminée. 120 Ibid., p. 413. ÉPILOGUE Un redoutable après-guerre L ’horloge sonne le premier coup de minuit. Personne n’entendra le second : 101 canons tonnent à tour de rôle, annonçant l’aube d’un jour nouveau. Un immense feu de joie éclaire soudain le ciel. Les cloches de toutes les églises d’Ottawa carillonnent en chœur. Spontanément, la foule massée sur la colline du Parlement éclate en acclamations et cris d’allégresse. Nous sommes le 1er juillet 1867. Le Canada vient de naître ! À Saint John, Kingston et Hamilton, 21 salves d’artillerie marquent l’événement. Des feux d’artifice illuminent Montréal et Toronto. Dans la plupart des villes, les magasins ferment toute la journée pour permettre à la population d’assister aux défilés, concerts et bals organisés pour l’occasion. En Nouvelle-Écosse, par contre, des commerces se drapent de noir et des journaux arborent une bordure tout aussi sinistre, exprimant ainsi le sentiment d’une certaine partie de la population : celui d’avoir été contrainte, par la ruse, à signer un contrat de dupes. Le Halifax Morning 339 340 VOISI NS E T E N N E M IS Chronicle titre : « Avis de décès. Depuis hier minuit, la province éclairée et libre de la Nouvelle-Écosse n’est plus1 ». John A. Macdonald a été nommé premier ministre, le tout premier de ce pays flambant neuf. Avec plusieurs de ses collègues, il a été élevé au rang de chevalier en remerciement de son dévouement envers la cause canadienne. Même parmi ses adversaires et les détracteurs de ses politiques, il jouit d’une extraordinaire popularité. Ses compatriotes l’appellent simplement « sir John » ou « John A. ». Ils le trouvent certes un peu canaille, mais il est authentiquement des leurs. Macdonald est revenu de la dernière conférence constitutionnelle de Londres heureux – et marié ! Au terme d’une décennie de veuvage, il a épousé Susan Agnes Bernard. Elle lui apporte l’amour et la stabilité qui lui manquaient depuis si longtemps. Macdonald avait promis à sa fiancée de moins boire et il tient parole. Il ne renonce pas entièrement à la bouteille, mais du moins fait-il preuve d’une certaine retenue. Redevenue joyeuse et pleine de vie, la maison Macdonald organise quantité de réceptions, ainsi qu’il est de mise pour la résidence d’un chef de gouvernement. Conformément aux pratiques de l’époque, c’est Macdonald lui-même qui assume toutes ces dépenses. Cela fait maintenant plus de deux ans que la guerre de Sécession est terminée. Cependant, son ombre plane encore sur les États-Unis et sur le Canada. Plusieurs désaccords judiciaires continuent de poser problème ; des dilemmes humains restent à résoudre. Mais surtout, le Canada et les États-Unis veulent tous deux accroître leur territoire. Or, les dédommagements que les États-Unis ont réclamés à la GrandeBretagne pour avoir autorisé ses chantiers navals à fournir des bateaux à la Confédération sudiste n’ont toujours pas été reçus. Certains n’hésitent donc pas à envisager un troc, à espérer que la Grande-Bretagne concédera aux États-Unis des terres canadiennes contre l’abandon de leurs revendications financières… En écoutant le joyeux tapage des cloches des églises et des tirs d’artillerie se répercuter sur la rivière des Outaouais en cette chaude nuit de juillet, Macdonald comprend que le Canada reste un rêve bien plus qu’une réalité. Il sait aussi qu’à Washington des hommes sont bien déterminés à pulvériser ce rêve avant qu’il ne prenne 1 Halifax Morning Chronicle, 1er juillet 1867. É PI L O GU E : U N R E D OU TA BL E A PR È S- GU E R R E 341 racine. Tant que ces questions en suspens n’auront pas été réglées et tant que ces hommes n’auront pas été vaincus, la guerre de Sécession ne sera pas vraiment finie, et la Confédération canadienne ne pourra pas réellement prendre son envol. DÉSACCORDS JUDICIAIRES À l’hiver 1866, le procès des membres des raids fenians capturés au Canada a suscité la consternation internationale. En janvier, le prononcé de leurs sentences a déclenché de vives protestations. Au total, vingtcinq Fenians ont été reconnus coupables ; seize ont été condamnés à mort. Comme Lincoln, Macdonald est un politicien avisé et charitable dans ce genre d’affaires : sans faire d’esclandre, il commue leurs peines en incarcération à perpétuité. Les seize rescapés du couloir de la mort rejoignent leurs camarades au pénitencier de Kingston. Macdonald les fera libérer au fil des quatre années suivantes ; la plupart bénéficieront même d’une réhabilitation complète. Ce faisant, Macdonald navigue habilement entre les exigences du droit canadien et celles de la diplomatie états-unienne. Il sanctionne les crimes sans créer de martyrs. Cependant, le lieutenant-colonel George Denison pose un problème judiciaire embarrassant directement hérité, lui aussi, de la guerre de Sécession. Denison a joué un drôle de jeu pendant le conflit. Tout en servant comme officier de la milice canadienne, il soutenait publiquement les États confédérés. Il a aussi été le seul membre du conseil municipal de Toronto qui ait voté contre l’envoi d’une lettre officielle de condoléances après l’assassinat de Lincoln. Il écrira plus tard une histoire des raids fenians dans laquelle il vantera, sur le ton d’un nationalisme flamboyant, les défenses mises en place par le Canada contre ces invasions, exagérant considérablement au passage le rôle qu’il a lui-même joué dans ces événements. Denison réclame avec insistance des compensations pour les dommages qu’il aurait subis du fait de son association avec les confédérés de Jacob Thompson établis au Canada. À la fin du mois d’octobre 1864, dans le contexte de l’affaire du Philo Parsons sur le lac Érié, Thompson a demandé à Denison d’acheter le bateau à vapeur Georgian pour le compte du Dr James Bates, du Kentucky, pour la somme de 18 000 $. Lors d’une autre entente conclue avec Thompson, Denison achètera ensuite un 342 VOISI NS E T E N N E M IS deuxième bateau, le Georgiana, également amarré à Collingwood, dans la très jolie baie Géorgienne du lac Huron. En février 1865, Denison engage William MacDonald pour apporter certaines améliorations au Georgiana. Or, MacDonald, un homme de Thompson, est recherché pour sa participation aux incendies de New York. À titre de procureur général, John A. Macdonald fait saisir le Georgiana au mois d’avril en vertu de la Loi sur les étrangers [Alien Act]. Denison se trouve à bord quand le percepteur des douanes de Toronto arraisonne le navire pour exécuter son mandat. Denison proteste par les voies politiques, puis judiciaires, martelant l’argument bien peu convaincant selon lequel le navire n’aurait pas été acheté pour le compte de Thompson ni modifié en vue d’être armé. Longtemps après la poignée de main d’Appomattox, Godfrey Hyams, l’agent qui avait infiltré la garde rapprochée de Thompson et informé les autorités américaines et canadiennes sur nombre d’activités confédérées, est appelé à témoigner dans une audience concernant les demandes de dédommagements de Denison. À la barre, Hyams déclare que le bateau a bien été équipé pour servir de navire corsaire à la Confédération sudiste. Il décrit les grenades, fusils, feux grégeois et autres armes trouvés sur le navire au moment de sa saisie. Il désigne aussi un fabricant d’armement de Toronto que Thompson a régulièrement sollicité. Hyams conduit les policiers à une maison de la rue Agnes dans laquelle était établie une fabrique d’armes approvisionnant Thompson. Il leur montre les pièces dissimulées, les passages clandestins, vingt-six obus attendant leur livraison sur des étagères et les compartiments secrets des chariots garés devant la fabrique2. L’affaire s’éternise en appels éprouvants, puis se conclut enfin en novembre 1867. Les juges condamnent Denison à verser 13 000 $ à Thompson après avoir établi qu’en dépit de ses dénégations, c’était bien son billet à ordre qui avait permis l’achat du bateau3. Au-delà des déboires de Denison, ces démêlés judiciaires prouvent ce que beaucoup soupçonnaient et ce que certains savaient de source sûre : le Canada a fourni des armes au Sud. 2 3 Bovey, « Confederate Agents in Canada during the American Civil War », p. 139. Ibid., p. 140. É PI L O GU E : U N R E D OU TA BL E A PR È S- GU E R R E 343 D I L E M M E S H U M A I N S : L E S R É F U G I É S C O N F É D É R É S AU C A N A D A Au printemps 1865, quand Robert E. Lee dépose les armes et les autres généraux sudistes à sa suite, un choix déchirant s’impose à eux : doivent-ils rester dans leur Sud dévasté ou fuir ces terres maintenant placées sous l’autorité de leur ancien ennemi ? Un nombre élevé d’entre eux optent pour l’exil, notamment au Canada, où ils accroissent les collectivités confédérées déjà importantes des villes dans lesquelles ils s’établissent. Le parcours de trois personnages historiques de premier plan témoigne bien de la situation des confédérés au Canada après la fin de la guerre. Général de grand renom, Jubal Early a mené ses troupes dans plusieurs batailles majeures. Son patronyme a aussi fourni matière aux beaux esprits, qui n’ont pas manqué d’affirmer que la bataille de Gettysburg avait été perdue parce que le général Early était arrivé trop tard4… Le général a par la suite été accusé d’avoir laissé une foule enragée pendre des déserteurs. La piètre qualité de son commandement dans la campagne de la Vallée lui vaudra d’être démis de ses fonctions à la fin du mois de mars 1865. Quand la guerre se termine, Early s’enfuit d’abord au Mexique. N’y trouvant pas les conditions de vie qu’il souhaite, il part ensuite pour Cuba puis pour Toronto, au printemps 1866. Le jour même de son arrivée, la ville accueille en grande pompe le général nordiste William Tecumseh Sherman, lui accordant même l’insigne honneur d’inspecter les troupes miliciennes de Toronto. Early est froissé de constater que sa présence ne suscite aucun intérêt dans la population. Il accepte n ­ éanmoins l’hospitalité qui lui est offerte dans la superbe résidence de George Denison5. Quand Early séjournait au Mexique, Lee lui a écrit qu’il préparait une histoire de la guerre et qu’il avait besoin de documents se rapportant aux dernières années du conflit. Early lui a promis de l’aider6. Cependant, au lieu de fournir à Lee l’information qu’il lui demandait, il a décidé d’écrire lui-même un ouvrage sur le sujet qu’il rédigera pour l’essentiel à Toronto. Publié par la maison d’édition torontoise Lovell & Gibson, son livre fait rapidement sensation au Canada comme aux États-Unis. Fidèle 4« Early » signifiant « tôt » en anglais [NDLT]. 5Denison, Soldiering in Canada, p. 67. 6 Jubal Early, A Memoir of the Last Year of the War for Independence in the Confederate States of America, p. xiii. 344 VOISI NS E T E N N E M IS à son auteur, le récit n’exprime aucun repentir et ne reconnaît aucune erreur, affirmant au contraire une grande fierté à l’égard des décisions prises. Comme les travaux du journaliste sudiste Edward Pollard, l’ouvrage de Jubal Early défend la thèse de la « cause perdue », qui restera pendant plusieurs générations l’interprétation du conflit la plus couramment admise dans le Sud. Après avoir vécu confortablement à Toronto, Early s’établit quelque temps à Niagara Falls puis à Drummondville, dans une très belle région du centre du Québec. Le jour de Noël 1868, quand le président Johnson déclare l’amnistie générale pour les anciens confédérés, Early boucle ses valises et rentre chez lui, en Virginie. Le général George Pickett pouvait être un homme de peu de mots. Comme on lui demandait d’expliquer l’échec de sa fameuse charge de Gettysburg, il répondit, laconique : « Les nordistes ne sont pas étrangers à l’affaire7 ». Pickett et son épouse, LaSalle, emménagent à Montréal début 1866. Ils s’installent d’abord dans une jolie maison dont le propriétaire est parti vivre assez longuement en Angleterre, puis au très confortable hôtel St. Laurent. Pickett fait couper sa fameuse chevelure bouclée et s’acclimate tranquillement à la vie civile, acceptant chaque jour les salutations de nombreux sudistes et sympathisants du Sud vivant à Montréal. Pickett comprend toutefois très vite que la notoriété ne se mange pas. La gêne financière oblige LaSalle à vendre ses bijoux. Le couple emménage ensuite à Sherbrooke, où ils vivent modestement. LaSalle donne des cours de français, de latin et de piano. Comme Early, les Pickett quittent le Canada à l’annonce de l’amnistie générale accordée par Johnson. Le plus célèbre des réfugiés confédérés au Canada reste évidemment Jefferson Davis. Homme de famille profondément attaché à son épouse, Varina, et à leurs sept enfants, Davis s’imposait aussi comme un tacticien militaire chevronné ainsi qu’un représentant dévoué de la fonction publique. Toute sa vie, il travaillera inlassablement à ce qu’il considérait comme le bien commun ; sa longue carrière ne sera par ailleurs entachée d’aucune rumeur de scandale. Le 2 avril 1865, Davis apprend de Lee que Petersburg est tombée ; quelques heures plus tard, il quitte Richmond. Le 7 Thomas A. Desjardin, These Honored Dead, p. 124. É PI L O GU E : U N R E D OU TA BL E A PR È S- GU E R R E 345 10 mai, des soldats de l’Union le reconnaissent et l’arrêtent près d’Irwinville, dans le sud de la Géorgie. Exténué, dépenaillé, Davis est jeté douze jours plus tard dans une cellule froide et humide du fort Monroe, où il doit subir les fers et l’humiliation. Varina a envoyé leurs enfants vivre à Montréal, où sa mère et sa sœur se sont établies depuis quelque temps déjà. Pendant que les enfants vont à l’école et mènent une vie paisible dans leur nouveau foyer, Varina œuvre sans relâche à faire libérer son mari. Elle obtient finalement l’autorisation de s’installer à proximité de la prison pour lui rendre plus facilement visite. En juin 1867, le président Johnson approuve la demande de libération conditionnelle de Davis. Varina retrouve son mari, ex-président confédéré, hagard et dévasté par la maladie. Dès le lendemain, ils partent retrouver leurs enfants à Montréal. Au Canada, Varina et Jefferson Davis sont reçus en héros. L’ancien consul de la Confédération sudiste à La Havane, le colonel C. J. Helen, et le représentant de la Confédération en Grande-Bretagne, James Mason, qui vit depuis plus de deux ans à Niagara Falls, ont organisé les réjouissances en l’honneur de leur arrivée. Une foule nombreuse et bruyante les accueille par des applaudissements, des cris de joie et des chants. Après un court séjour auprès de leurs enfants, Varina et Jefferson Davis partent en tournée dans les différentes régions du Canada. Au port de Kingston, la population se masse sur le quai pour les acclamer. Comme ils descendent du bateau pour se dégourdir les jambes, leurs admirateurs les entourent comme de vraies vedettes. Un accueil chaleureux les attend aussi à Toronto, en partie organisé par Denison. De 6 000 à 7 000 personnes applaudissent les Davis quand leur navire à vapeur arrive à quai. Un journaliste du New York Times rend compte en ces termes d’une réception donnée pour l’ancien président : « Tous les confédérés de la ville ainsi que de nombreux Canadiens sont venus lui présenter leurs respects8 ». Davis sourit, serre des mains à droite et à gauche, mais n’est de toute évidence pas très en forme. « Monsieur Davis avait l’air d’un mourant, observe Denison. J’ai été tellement surpris de le voir aussi émacié et affaibli que j’ai dit à un ami qui se trouvait près de moi : “Ils l’ont tué”9. » 8 New York Times, 13 juin 1867. 9Denison, Soldiering in Canada, p. 69. 346 VOISI NS E T E N N E M IS Varina et Jefferson Davis partent pour Niagara Falls où une autre foule nombreuse se réjouit de leur arrivée. Un orchestre joue Dixie et Bonnie Blue Flag, puis la foule lance trois hourras pour Davis et trois autres pour Mason. Ne sachant pas exactement quels sont les projets de Davis au Canada, le New York Times conclut : « S’il compte rester au Canada, il pourrait certainement s’établir dans cette petite ville de Niagara où se développe actuellement une société confédérée des plus agréables10 ». Les Davis retournent ensuite à Montréal où toute la famille de Varina les rejoint bientôt. John Lovell, éditeur à Toronto, prend les dispositions nécessaires pour qu’ils puissent quitter leur pension modeste et relativement délabrée et s’installer dans une vaste demeure de la rue de la Montagne ; les sympathisants canadiens de l’ex-président assument les frais de cette nouvelle résidence. Davis peut enfin dresser le bilan de ses finances personnelles, qui sont catastrophiques, et s’occuper de sa santé, tout aussi désastreuse. Juste avant la chute de Richmond, des caisses de documents officiels du gouvernement confédéré ont été envoyées à Montréal via Halifax et sont maintenant entreposées à la Banque de Montréal. Varina en fait apporter quelques-unes à leur domicile pour que son mari puisse entreprendre la rédaction de cette histoire de la Confédération sudiste qu’il s’est promis d’écrire. La tâche se révèle bientôt au-dessus de ses forces. Un après-midi, Davis quitte soudain son bureau en disant : « Laissons cela pour le moment. Je ne peux pas parler des morts aussi vite11. » En septembre, la famille s’établit à Lennoxville pour se rapprocher de Jefferson Davis Jr., inscrit au collège Bishop. D’autres enfants de réfugiés confédérés l’accueillent à bras ouverts dans sa nouvelle école12. Les Davis vivent à l’hôtel Clark, un établissement modeste où ils reçoivent de nombreuses visites. Alexander Galt, le ministre des Finances, compte parmi ceux et celles qui viennent voir Davis et couvrent ses enfants de cadeaux13. À l’automne, le rougeoiement grandiose des forêts du Québec offre à l’ex-président un spectacle magnifique et serein propice à la guérison. Mais Davis ne peut décidément prendre aucun repos : son 10 11 12 13 New York Times, 13 juin 1867. Varina Davis, Jefferson Davis, p. 799. Jefferson Davis, Private Letters, p. 282. Alexander Galt à Amy Galt, 28 décembre 1866, BAC, fonds Alexander Tilloch Galt, MG27ID8, vol. 3. É PI L O GU E : U N R E D OU TA BL E A PR È S- GU E R R E 347 procès en trahison est prévu pour la fin novembre. Le 19 du mois, les Davis quittent le Canada pour affronter leurs juges au sud de la frontière, dans un pays qui n’a pas encore fait la paix avec les horreurs qu’il s’est luimême infligées14. Q U E S T I O N S D E S U RV I E : L’ A L A B A M A E T L E P R O J E T A N N E X I O N N I S T E Depuis le début de la guerre de Sécession, la population canadienne se demande ce qu’il adviendra d’elle quand les hostilités seront terminées. Deux jours après la reddition de Lee, Macdonald a écrit à George Brown pour lui faire part de cette prédiction : l’Union victorieuse va envoyer ses troupes et sa flotte vers le nord pour prendre le Canada. Il a rappelé au passage le but avoué de Seward : étendre la domination des États-Unis sur le continent tout entier15. Fin 1868, pourtant, la puissante armée des États-Unis est en grande partie démobilisée. Une cinquantaine de milliers d’hommes seulement portent encore l’uniforme, et la plupart d’entre eux sont déployés dans le sud et dans l’ouest. Une intervention armée au Canada semble beaucoup moins probable. Néanmoins, de nombreux politiciens des États-Unis n’ont pas renoncé à leur projet d’expansion. L’invasion n’étant plus à l’ordre du jour, ils envisagent maintenant deux tactiques pour prendre possession des terres canadiennes : le troc ou l’achat. Ces deux possibilités émergent en réalité d’un même désaccord en suspens depuis la guerre, à savoir les demandes de réparations dites « de l’Alabama ». Ces revendications trouvent leur origine dans l’une des toutes premières décisions prises par Lincoln dans le contexte de la guerre de Sécession : le blocus des ports sudistes. Lincoln espérait ainsi suffoquer le Sud en l’empêchant d’exporter son coton et d’importer des armes et d’autres marchandises nécessaires en temps de conflit. Mais Davis avait déjà rédigé des lettres de marque pour créer une marine corsaire ; il avait également envoyé des agents en Grande-Bretagne pour acheter des 14 Davis ne sera finalement pas jugé. En 1978, une motion lui restituant la nationalité états-unienne dont il avait été déchu sera approuvée par le Congrès et acquerra force de loi par la signature d’un président né en Géorgie. Davis aurait peut-être apprécié cette ironie du sort… 15 Macdonald à Brown, 11 avril 1865, BAC, fonds sir John A. Macdonald, MG26-A, vol. 146. 348 VOISI NS E T E N N E M IS bateaux ou en faire construire16. Au total, la Confédération sudiste a pu ainsi prendre livraison de treize navires, dont l’Enrica. Depuis Liverpool, l’agent confédéré James Dunwoody Bulloch a organisé le financement de cette acquisition, puis commandé l’Enrica au chantier naval Laird Brothers de Birkenhead en octobre 186117. Désigné par le code « 290 », ce puissant bateau à vapeur de neuf cents tonnes est présenté dans ses documents afférents comme un cargo construit pour une entreprise espagnole. Sa conception trahit toutefois clairement les usages guerriers auxquels il est destiné. L’Enrica prend la mer pour la première fois en mai 1862. Charles Adams, représentant des États-Unis en Grande-Bretagne, n’ignore rien des contrats secrets de construction navale des confédérés en Grande-Bretagne, en particulier celui de l’Enrica. Il demande au secrétaire aux Affaires extérieures, le comte Russell, de faire inspecter et saisir le navire pour prouver que la Grande-Bretagne enfreint sa propre déclaration de neutralité. Dans la confusion bureaucratique qui s’ensuit, les époux et les enfants des membres d’équipage ainsi que des employés du chantier naval embarquent sur l’Enrica pour une petite promenade sur la rivière Mersey, près de Liverpool. Officiellement, cette balade permettra simplement de prendre l’air et de vérifier que le bateau fonctionne comme prévu : l’excursion semble bénigne à souhait. Mais au premier coude de la rivière, les passagers sont déposés à terre et l’Enrica poursuit sa course sans eux. Le bateau fait cap sur les Açores, où il est armé et chargé de munitions. Le 25 août, l’Enrica change de nom, devient le CSS Alabama et vient grossir la flotte grandissante des bateaux confédérés fabriqués en GrandeBretagne. L’Alabama se révèle vite un prédateur redoutable, envoyant par le fond soixante-quatre bateaux commerciaux et un navire de guerre des États-Unis. Gideon Welles, secrétaire à la Marine, ordonne au bâtiment USS Kearsarge de trouver l’Alabama et de le couler. Une gigantesque chasse en mer s’enclenche. Comme l’Alabama, plusieurs bateaux confédérés causent un tort considérable aux échanges commerciaux des États-Unis. Par ailleurs, la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick aident les confédérés à 16 W. F. Spencer, The Confederate Navy in Europe, p. 2. 17 James T. DeKay, The Rebel Raiders, p. 26. Le neveu de Bullock deviendra par la suite président : il s’agit de Theodore Roosevelt. É PI L O GU E : U N R E D OU TA BL E A PR È S- GU E R R E 349 contourner allègrement le blocus de Lincoln. Seward et Adams s’impatientent de constater que le gouvernement britannique ferme les yeux sur le soutien apporté par son propre pays aux opérations navales des confédérés. Cet appui d’outre-Atlantique, disent-ils, prolonge la guerre et la rend plus meurtrière encore. Au fil du temps, les protestations d’Adams se font de plus en plus fréquentes et vives. Quand le vent tourne en faveur des États-Unis avec les victoires de Gettysburg et Vicksburg, le gouvernement Palmerston met enfin un terme brusque à la construction de bateaux britanniques destinés à la Confédération sudiste. En septembre 1863, il ordonne même la saisie et l’achat par la marine royale britannique de deux puissants bâtiments surnommés les « béliers de Laird », conçus expressément pour emboutir et couler les bateaux de l’Union. Néanmoins, les navires déjà acquis par la Confédération sudiste grâce à la complaisance de la Grande-Bretagne poursuivent leur œuvre en mer. Quelques semaines plus tard, Adams somme le gouvernement britannique d’envisager l’arbitrage pour déterminer le montant des dédommagements que la Grande-Bretagne devra remettre aux États-Unis pour avoir toléré la construction illégale de bateaux destinés à la Confédération sudiste. La poursuite couvre tous les navires confédérés fabriqués et vendus par la Grande-Bretagne, mais porte le nom du plus célèbre d’entre eux : l’Alabama. Palmerston ne donne pas suite à cette requête. En juillet 1864, après avoir parcouru les mers du monde pendant plusieurs mois, le Kearsarge s’immobilise non loin de Cherbourg, en France, où sa proie a jeté l’ancre pour y subir des réparations. Les deux titans se provoquent en duel. Ils sortent lentement du port et s’élancent dans une bataille spectaculaire autant que féroce. L’Alabama livre un combat sans merci, mais finit par succomber à l’artillerie du Kearsarge et s’enfonce dans l’eau. Après la guerre, ni la Grande-Bretagne ni les États-Unis n’ont oublié les réclamations de l’Alabama. Elles ne constituent cependant pas une priorité ni pour l’une ni pour l’autre. Avec l’agitation grandissante en Europe et le taux de roulement sans précédent de son gouvernement, la Grande-Bretagne a bien d’autres chats à fouetter. Quant aux États-Unis, ils doivent faire le deuil de leur président et réconcilier un pays meurtri placé sous la houlette erratique d’un gouvernement fédéral déchiré par des luttes intestines. C’est dans ce contexte que William Henry Seward se lance dans la mêlée. 350 VOISI NS E T E N N E M IS Seward a bien changé depuis la fin de la guerre. La tentative d’assassinat dont il a été victime a sapé ses forces et l’a privé de l’usage d’un bras. Le décès prématuré de son épouse l’a ensuite profondément bouleversé. Son appui au président Johnson, un homme très controversé, l’a par ailleurs fait reculer de plusieurs rangs sur l’échiquier politique. Il reste toutefois, comme avant la guerre, bien déterminé à accroître le territoire des États-Unis et à conquérir le Canada18. Les réclamations de l’Alabama pourraient lui offrir l’avantage tactique dont il a besoin pour concrétiser ses objectifs… Début 1867, Seward s’entretient d’abord avec le représentant de la Grande-Bretagne à Washington, sir Frederick Bruce : il lui propose l’annulation des revendications de l’Alabama en échange des Bahamas, propriété britannique. Il écrit ensuite à Adams, en poste à Londres, pour déterminer si la Grande-Bretagne accepterait plutôt de céder la ColombieBritannique à titre de dédommagement19. Seward est en effet convaincu que l’acquisition de cette colonie, composée essentiellement des petites villes de Victoria et Vancouver, favoriserait grandement l’essor des ÉtatsUnis en évinçant toute présence européenne de la côte Ouest. L’obtention de la Colombie-Britannique lui fournirait par ailleurs plusieurs ports additionnels qui stimuleraient les échanges commerciaux avec l’Asie. Enfin, en rendant les États-Unis maîtres de la côte pacifique, elle constituerait un argument de poids pour convaincre le reste du Canada d’accepter l’intégration à son puissant voisin20. Les projets de Seward ayant fait l’objet de fuites, ils suscitent dès le mois de mai 1867 d’importantes discussions publiques ; ils deviennent même l’objet de débats éditoriaux dans les journaux de la Grande-Bretagne, du Canada et des États-Unis21. En proposant à Seward d’acheter l’Alaska, le représentant de la Russie à Washington, Édouard de Stoeckl, attise évidemment les convoitises continentales de Seward. La Russie et les États-Unis sont alors d’indéfectibles alliés et considèrent tous deux la Grande-Bretagne comme un concurrent puissant et dangereux. Le tsar Alexandre II s’est facilement 18 Theodore Clarke Smith, « Expansion After the Civil War », p. 2. 19 David Shi, « Seward’s Attempt to Annex British Columbia », p. 222. 20Paolino, The Foundations of the American Empire, p. 12. 21 London Times, 11 mai 1867 ; texte reproduit dans le New York Times et le Montreal Gazette, 24 mai 1867. É PI L O GU E : U N R E D OU TA BL E A PR È S- GU E R R E 351 rendu à l’argumentation selon laquelle les États-Unis, en devenant propriétaires de l’Alaska, seraient mieux placés pour amener la GrandeBretagne à leur céder la Colombie-Britannique, voire l’ensemble de ses territoires en Amérique du Nord. Or, l’éviction des Britanniques de la côte pacifique nord-américaine serait avantageuse pour la Russie22. Cette proposition enthousiasme Seward, qui adhère en tout point à l’analyse géopolitique du tsar23. Il est par ailleurs très conscient du fait que cette acquisition lui procurerait un prestige considérable, à lui-même ainsi qu’à son secrétariat d’État, et contribuerait à la concrétisation de cet objectif très cher à son cœur d’accroître les possessions territoriales étatsuniennes. Seward négocie vite et bien. L’Alaska lui est vendue pour seulement 7,2 millions de dollars. Le jour même où la reine Victoria accorde la sanction royale à l’Acte de l’Amérique du Nord britannique qui fonde le Canada, le 29 mars 1867, le président Johnson signe le traité qui cède l’Alaska aux États-Unis… Cette acquisition soulève une tempête de protestations dans la population américaine, qui dénonce ce que beaucoup appellent « la folie de Seward ». Sa stratégie de Destinée manifeste engrange toutefois certains appuis. Ainsi, le New York Tribune approuve l’achat de l’Alaska en tant que jalon vers l’annexion du Canada tout entier : « Quand cette expérience du dominion aura échoué, et elle échouera à coup sûr, l’intégration pacifique du Canada lui permettra de trouver sa vraie place dans la grande république nord-américaine24 ». Président du Comité sur les affaires extérieures, Charles Sumner est, lui aussi, un fervent prosélyte de la Destinée manifeste et considère par conséquent l’annexion du Canada comme allant de soi. Lors des débats sénatoriaux sur l’achat de l’Alaska, il réussit à convaincre ses collègues sénateurs que cette acquisition constitue une étape majeure vers l’élargissement des États-Unis à toute l’Amérique du Nord25. Dès que la Chambre haute a ratifié le traité, Seward écrit à Adams que les demandes de réparations de l’Alabama doivent immédiatement redevenir prioritaires, car « elles pourraient maintenant se régler 22 Richard Neunherz, « Hemmed In : Reactions in British Columbia to the Purchase of Russian America », p. 101. 23 Ibid., p. 103. 24 New York Tribune, cité dans Lester B. Shippee, Canadian-American Relations, p. 198. 25Shippee, Canadian-American Relations, p. 198. 352 VOISI NS E T E N N E M IS par l’acquisition de terres britanniques qui nous permettraient de consolider nos territoires dans le nord-ouest26 ». L’Assemblée législative de la Colombie-Britannique a adopté en mars 1867 une motion exprimant son désir de se joindre au Canada. L’acquisition de l’Alaska par les États-Unis déstabilise toutefois le consensus et creuse le clivage entre, d’une part, les Britanno-Colombiens qui souhaitent maintenir des liens étroits avec la Grande-Bretagne et, d’autre part, les ex-patriotes américains établis dans cette province, et dont un certain nombre pavoisent leur résidence et leur boutique de bannières étoilées. Le gouverneur de la Colombie-Britannique, Frederick Seymour, écrit au bureau des Colonies de la Grande-Bretagne qu’il redoute la montée en puissance des annexionnistes généreusement financés par des fonds acheminés depuis San Francisco27. En septembre, six navires de guerre des États-Unis jettent l’ancre dans le port de Victoria et portent à son comble l’inquiétude des Britanno-Colombiens qui craignent le pouvoir croissant du redoutable voisin. L’intégration de la Colombie-Britannique à la Confédération canadienne s’avère maintenant indispensable à la survie même du Canada. Macdonald doit agir vite pour convaincre sa population de se joindre à l’union des anciennes colonies. N’ayant rien perdu de ce génie politique que lui reconnaissent même ses détracteurs les plus acrimonieux, il commence par négocier de nouveaux arrangements financiers avec la Nouvelle-Écosse ; ensuite, il fait entrer à son Cabinet Joseph Howe, le principal porte-parole des opposants à la Confédération canadienne dans cette province. Peu à peu, les voix qui exigeaient que la Nouvelle-Écosse se retire de la Confédération se font plus discrètes, puis disparaissent du discours politique. Fin 1868, Macdonald envoie George-Étienne Cartier et William McDougall à Londres pour négocier l’achat de la terre de Rupert, cet immense territoire situé au nord et à l’ouest du Canada appartenant à la Compagnie de la Baie d’Hudson. Seward aimerait beaucoup mettre la main sur ces terres. Il a d’ailleurs déjà sondé la Grande-Bretagne pour voir si elle accepterait de les vendre aux États-Unis. Les négociations britannocanadiennes se prolongent : l’éléphant américain rôde dans la pièce… 26 Shi, « Seward’s Attempt to Annex British Columbia », p. 224. 27 Seymour à Buckingham, 26 juin 1867, cité dans Neunherz, « Hemmed In », p. 101. É PI L O GU E : U N R E D OU TA BL E A PR È S- GU E R R E 353 Une entente est finalement conclue : la Grande-Bretagne prête 300 000 livres au Canada pour acheter les terres en question. Pour une bouchée de pain, le Canada devient ainsi propriétaire de ce gigantesque territoire qui s’étend depuis les Grands Lacs jusqu’aux Rocheuses à l’ouest et jusqu’à l’Arctique au nord. Les compagnies ferroviaires du Minnesota et les annexionnistes de Washington ne cachent pas leur dépit. Macdonald s’occupe ensuite de la Colombie-Britannique. Elle reste agitée de vives discussions entre les partisans d’une intégration aux ÉtatsUnis, essentiellement des gens de Vancouver, et les adeptes d’une incorporation au Canada, pour la plupart des habitants de Victoria. À la demande de Macdonald, lord Granville, devenu secrétaire d’État aux Colonies de la Grande-Bretagne au mois de décembre précédent, a envoyé en octobre 1869 aux dirigeants politiques de la Colombie-Britannique une note leur indiquant que la Grande-Bretagne préférerait la voir opter pour le Canada. Mais, surtout, Macdonald s’engage à ce que le Canada prenne en charge les dettes de la colonie et construise une ligne de chemin de fer qui la reliera au reste du pays d’ici dix ans. Le Canada montre clairement qu’il tient à s’adjoindre la Colombie-Britannique ; les ÉtatsUnis ne veulent pas s’exposer à une guerre pour s’en emparer ; la Grande-Bretagne n’entend pas risquer de perdre toute l’Amérique du Nord en renonçant à ce territoire : la Colombie-Britannique intègre officiellement la Confédération canadienne en juillet 1871. Fin 1868, pendant que Macdonald s’affaire à lui couper l’herbe sous le pied en négociant l’intégration de la Colombie-Britannique et l’acquisition des terres de la Compagnie de la Baie d’Hudson, Seward se consacre au règlement des réclamations dites « de l’Alabama ». Célèbre général de l’Union et véritable héros du Nord, Ulysses S. Grant a été élu président des États-Unis en novembre. Les jours de Seward au poste de secrétaire d’État sont comptés ; il le sait et doit agir vite. Il amorce par conséquent de nouveaux pourparlers qui mènent à la signature de la convention Johnson-Clarendon en janvier 1869. Le traité relie les revendications de l’Alabama à d’autres doléances que la Grande-Bretagne et les États-Unis ont laissées en suspens depuis 1853. 354 VOISI NS E T E N N E M IS Le président désigné Grant exprime son insatisfaction envers les termes de cette entente28. Le sénateur Charles Sumner, qui compte alors parmi les alliés de Seward, la rejette également parce qu’elle n’exige pas d’excuses de la part de la Grande-Bretagne et n’indique pas les montants qui devront être versés. Elle présente de plus une tare rédhibitoire aux yeux de Sumner : elle laisse le Canada aux mains des Canadiens. Sumner prononce un long discours dans lequel il dénonce les dispositions du traité et souligne en conclusion que les États-Unis n’ont pas renoncé à prendre le Canada en guise de règlement des revendications de l’Alabama29. Pour mieux convaincre les Britanniques d’accepter cet échange, il précise que les États-Unis réclament 15 millions de dollars pour la destruction de leurs biens ainsi que la somme astronomique de 110 millions de dollars pour les coûts indirects, y compris l’augmentation des primes d’assurances maritimes et le manque à gagner dans les échanges commerciaux et l’expansion économique. Zachariah Chandler, sénateur du Michigan, propose une motion qui sollicite la cession immédiate du Canada aux États-Unis par la Grande-Bretagne à titre d’acompte pour le règlement des réclamations de l’Alabama. Il ajoute qu’il pourrait facilement rassembler 60 000 volontaires de son propre État qui traverseraient la frontière d’un pas vif pour s’emparer du Canada et le tenir en otage jusqu’à ce que la Grande-Bretagne accepte cette offre30. Le Sénat, dont le mandat tire à sa fin, vote contre la convention Johnson-Clarendon à 54 voix contre 1. Sumner et Chandler exultent ; Seward fulmine. Quoi qu’il en soit, c’est à Grant que la décision finale reviendra. Au sortir de longues années de difficultés et de troubles sous la houlette présidentielle de Johnson, le pays aspire au gouvernement d’un chef compétent et résolu. Grant ne répondra guère à ses attentes en ce domaine. Bien que les scandales ne l’aient jamais touché personnellement, la corruption et l’incurie bureaucratique entachent son gouvernement dès sa formation ou presque. En dépit de son intelligence et de ses remarquables capacités, Grant s’avère un piètre administrateur. Les qualités qui l’ont porté à la Maison-Blanche ne lui sont plus d’aucune utilité dans ses fonctions présidentielles. 28 Geoffrey Perret, Ulysses S. Grant, p. 405. 29 Maureen M. Robson, « The Alabama Claims and the Anglo-American Reconciliation », p. 3. 30Perret, Ulysses S. Grant, p. 407. É PI L O GU E : U N R E D OU TA BL E A PR È S- GU E R R E 355 Ainsi qu’il l’a laissé entendre lors de la courte visite qu’il a effectuée au Canada après la guerre, Grant est partisan de l’expansionnisme des États-Unis. Certes, il juge les fanfaronnades de Chandler complètement ineptes et a déclaré à maintes reprises qu’il n’autoriserait aucune intervention militaire visant l’accroissement du territoire. Mais d’un même souffle, il a confié à son entourage que les réclamations de l’Alabama se solderaient par l’incorporation du Canada aux États-Unis31. Comme d’autres, Grant est convaincu que la déclaration de neutralité de la Grande-Bretagne ainsi que l’aide qu’elle a procurée au Sud, en particulier par la construction de bateaux pour la marine confédérée, ont prolongé la guerre de Sécession indûment. En public comme en privé, il a souvent exprimé le mépris dans lequel il tient le Canada en raison de ses sympathies sudistes et de l’hospitalité qu’il a offerte aux confédérés qui ont agressé les États-Unis. Dans l’une de ses toutes premières réunions du Cabinet, Grant fait état de sa haine envers la Grande-Bretagne et le Canada : « Si ce n’était de notre dette, je voudrais que le Congrès déclare la guerre à la Grande-Bretagne ; nous pourrions ensuite prendre le Canada et détruire son commerce ainsi qu’elle l’a fait du nôtre, et nous serions quittes32 ». En février 1869, quelques jours avant la prestation de serment de Grant, sir Edward Thornton, représentant de la Grande-Bretagne aux États-Unis, et Macdonald s’échangent plusieurs lettres évoquant des rumeurs d’invasion feniane. Macdonald indique qu’il s’y préparera, mais ne sollicitera pas l’aide du voisin américain pour l’empêcher. Thornton approuve cette position et précise qu’il a informé les États-Unis de ces rumeurs et qu’ils pourront par conséquent agir s’ils le souhaitent33. Le secrétaire d’État de Grant, Hamilton Fish, expose les projets fenians dans l’une des toutes premières réunions du Cabinet du nouveau gouvernement. Il recommande de bloquer les raids et de saisir les armes qui s’entassent actuellement non loin de la frontière canadienne. D’un ton sec, le président Grant réduit ses collaborateurs au silence : « Les Britanniques n’ont pas saisi ni bloqué l’Alabama, que je sache34 ». 31 32 33 34 Ibid., p. 408. Allan Nevins, Hamilton Fish, p. 397. Thornton à Macdonald, 15 février 1870, BAC, fonds sir John A. Macdonald, MG26-A, vol. 516. Fish, journal personnel, 15 avril 1870, cité dans Jenkins, Fenians and the Anglo-American Relations during Reconstruction, p. 303. 356 VOISI NS E T E N N E M IS Les États-Unis décident finalement d’alerter les navires américains déployés sur les Grands Lacs en leur ordonnant de contrecarrer l’avancée des fenians ; sur place, les représentants de l’ordre saisiront leurs armes. En définitive, les Fenians renoncent à leur projet et aucun incident majeur ne se produit. Le Cabinet de Grant discute de la pertinence d’un recours à des enquêteurs pour déterminer la probabilité de raids futurs sur le Canada. Grant refuse : « Les Britanniques n’ont pas recruté d’enquêteurs pour empêcher les raids depuis le Canada quand nous étions en guerre35 ». En juillet 1869, Macdonald envoie son ministre des Finances, John Rose, à Washington pour y rencontrer Fish, le secrétaire d’État. Diplômé de la Faculté de droit de Columbia et ancien sénateur, gouverneur et représentant au Congrès de l’État de New York, Fish est un homme au parler lent et à la mine triste et longue encadrée d’ahurissants favoris qui lui descendent jusqu’au menton. La première fois, son allure déconcerte toujours un peu ses visiteurs. Sous ses dehors indolents, Fish se révèle toutefois très intelligent et perspicace. Comme le président et comme son propre prédécesseur, il compte aussi parmi les annexionnistes convaincus. Fish explique à Rose que les propos rugueux tenus par Sumner devant le Sénat traduisaient fidèlement le sentiment de la majeure partie de la population des États-Unis. Il ajoute néanmoins que le Canada et les États-Unis devraient aborder rationnellement cette question, mais pas avant que les revendications de l’Alabama n’aient été réglées. Fish et Rose évoquent la possibilité d’instaurer une commission conjointe qui serait chargée de régler ces revendications. Peu après, Rose part en Grande-Bretagne pour enclencher les discussions. Fish engage les mêmes démarches auprès de Grant, mais se heurte à une fin de non-recevoir. Lors d’une réunion du Cabinet, le président déclare que les discussions relatives aux réclamations de l’Alabama devraient être reportées d’un an peut-être. Selon son analyse, ce délai exacerbera l’impatience des Britanniques et les rendra plus enclins à se dissocier du Canada, ce qui permettra de régler toutes les revendications en contrepartie de terres36. Dans son discours sur l’état de l’Union, Grant révèle publiquement son ressentiment à l’égard du Canada et de la Grande-Bretagne. 35 Ibid. 36 Ibid., 9 novembre 1869. É PI L O GU E : U N R E D OU TA BL E A PR È S- GU E R R E 357 Le gouvernement impérial semble avoir délégué en tout ou partie son pouvoir, ou sa juridiction, sur la pêche en eaux côtières à cette autorité coloniale que l’on appelle le Dominion du Canada, et cette instance semiindépendante mais irresponsable exerce les prérogatives qui lui ont été confiées de manière hostile […]. Il est à espérer que le gouvernement de la Grande-Bretagne renoncera à ces revendications petites et incohérentes auxquelles ses provinces canadiennes l’ont pressé d’adhérer37. En novembre 1869, Fish invite à sa résidence le représentant britannique Thornton. Alors qu’ils sont confortablement installés dans de grands fauteuils, un cigare à la main, Fish souligne que lui-même et le président Grant entendent voir un jour la domination des États-Unis s’étendre sur toute l’Amérique du Nord. Mais il précise que les litiges relatifs à la pêche qui opposent le Canada et les États-Unis ainsi que les réclamations de l’Alabama doivent absolument être résolus, et que Grant assouplira sa position à l’égard de l’annexion du Canada uniquement si la Grande-Bretagne propose un règlement acceptable de ces deux questions. Jugeant l’offre raisonnable, Thornton la soumet à Londres38. Fish présente ensuite son point de vue au Cabinet : le Canada ne doit pas être saisi dans l’immédiat ; cependant, la Grande-Bretagne pourrait encore l’offrir aux États-Unis à titre de règlement des revendications de l’Alabama39. Grant accepte d’être patient. Quand il entend parler de l’entente conclue entre Fish et Thornton, le sénateur Sumner peine à contenir sa fureur. Il écrit à Fish une longue note dans laquelle il insiste sur le fait que les États-Unis doivent tirer parti des revendications de l’Alabama pour obliger la Grande-Bretagne à leur céder immédiatement le Canada. « Par conséquent, conclut-il, le retrait du drapeau britannique ne saurait être abandonné en tant que condition préalable à un tel règlement, ainsi qu’il en est question ici. Pour que le règlement soit complet, ce retrait doit toucher tout l’hémisphère continental, y compris les provinces et les îles40. » Sumner et Grant ont connu leur lot de désaccords, notamment en ce qui concerne l’achat de la République dominicaine, mais aussi dans la foulée d’attaques strictement personnelles 37 Goldwin Smith, The Treaty of Washington, 1871, p. 25. 38 Fish, journal personnel, 26 septembre 1870. 39Nevins, Hamilton Fish, p. 426. 40 Ibid., p. 441. 358 VOISI NS E T E N N E M IS dirigées par Sumner contre le président. Au total, Sumner a perdu de son influence avec le temps. Toutes les décisions d’importance devant être ratifiées par le Sénat, il reste néanmoins incontournable. Fish revoit Thornton à plusieurs reprises au cours des mois suivants. Dans l’un de ces entretiens, il lui demande sans ambages si la GrandeBretagne verrait un inconvénient à ce que les États-Unis annexent le Canada. Thornton lui répond qu’elle ne les en empêcherait pas si le Canada exprimait des aspirations en ce sens ; cependant, ajoute-t-il, la population canadienne semble actuellement bien peu réceptive aux idées annexionnistes41. Ayant eu vent de cette conversation, Macdonald proteste auprès de Westminster et de Thornton. Lors de sa rencontre suivante avec Fish, Thornton tempère très légèrement sa position en mentionnant l’insatisfaction de Macdonald vis-à-vis de la politique britannique. Toutefois, cette politique ne change pas ; les objectifs des États-Unis non plus. Dans une réunion du Cabinet tenue en avril 1870, Grant résume ses positions en ces termes : si seulement le Canada acceptait de bon gré de rejoindre les États-Unis, les réclamations de l’Alabama pourraient fort bien « se régler en cinq minutes42 ». Fish informe Thornton du fait que Grant souhaite troquer l’extinction des revendications de l’Alabama contre l’acquisition du Canada. Il souligne que tous les secrétaires du Cabinet appuient le président sur ce point43. En dépit des nombreux éléments d’information prouvant le contraire, Fish affirme en outre que la majeure partie de la population canadienne aspire à l’annexion. Thornton regimbe enfin et met en doute la lecture que les États-Unis font de l’opinion publique canadienne44. Les pourparlers s’enlisent dans l’impasse. Le Canada refuse d’intégrer les États-Unis ; la Grande-Bretagne se refuse à l’y contraindre. La commission conjointe trinationale dont Fish et Rose ont discuté deux ans plus tôt apparaît comme la seule issue possible. De plus, les élections présidentielles de 1872 approchent, et Grant a bien besoin de marquer des points sur le terrain des affaires étrangères. 41 42 43 44 Ibid., p. 412. Adrian Cook, The Alabama Claims, p. 133. Fish, journal personnel, 18 septembre 1870. Ibid. É PI L O GU E : U N R E D OU TA BL E A PR È S- GU E R R E 359 Le 2 février 1871, Macdonald est invité à se joindre à une délégation britannique de cinq membres qui participera à une haute commission conjointe chargée de se réunir à Washington pour régler toutes les revendications en suspens depuis la guerre de Sécession. Macdonald pèse le pour et le contre, puis accepte finalement l’invitation pour défendre les intérêts du Canada à Washington. Il souhaite obtenir des dédommagements pour les raids fenians, préserver les droits de pêche mais, surtout, maintenir l’intégrité territoriale du Canada : il n’est pas question qu’il soit cédé, ni en tout ni en partie, en guise de règlement des réclamations de l’Alabama. Malgré les vives tensions qui opposent le Canada et les États-Unis dans ce difficile après-guerre, Macdonald a remporté d’éblouissants triomphes politiques depuis juillet 1867. Sur le plan personnel, par contre, le malheur ne l’a pas épargné. Le 7 avril 1868, Thomas d’Arcy McGee, son allié politique et ami très cher, rentrait chez lui après avoir prononcé un discours de fin de soirée à la Chambre. Il savourait un cigare en parcourant à pied les quelques centaines de mètres qui le séparaient de sa pension de la rue Sparks. Il a été abattu alors qu’il sortait ses clés. La nouvelle de son assassinat fait rapidement le tour de la ville. Macdonald accourt. Il arrive sur les lieux juste à temps pour s’agenouiller sur le pavé et prendre la tête de son ami entre ses mains. McGee est mort, victime du premier assassinat politique de l’histoire du Canada45. Patrick Whelan, un Hibernian, sera reconnu coupable et pendu après avoir murmuré ces derniers mots : « Que Dieu sauve l’Irlande et qu’Il sauve mon âme46 ». Les enquêteurs chercheront à déterminer si l’attentat a été perpétré sur ordre des Fenians des États-Unis ; ils n’établiront toutefois aucun lien entre Whelan et les Fenians dans cette affaire. En février 1869, l’épouse de Macdonald, Agnes, a donné naissance à une magnifique petite fille qu’ils ont prénommée Mary. En juin, les médecins établissent un diagnostic d’hydrocéphalie, une anomalie cérébrale qui se traduit par un grossissement anormal de la tête, un handicap moteur majeur ainsi qu’une absence d’évolution intellectuelle. Macdonald se montre extraordinairement tendre et aimant envers sa fille. 45 McGee est le seul politicien canadien qui ait été assassiné à ce jour. Aucun premier ministre du Canada n’a été jusqu’ici victime d’une tentative d’assassinat. 46 Richard Gwyn, Nation Maker, p. 97. 360 VOISI NS E T E N N E M IS Chaque jour, il lui lit des histoires et lui masse les jambes pour atténuer ses douleurs, et peut-être aussi sa propre peine. Bien qu’il ait trop bu, trop peu mangé et trop peu bougé pendant de longues années, Macdonald a toujours joui d’une excellente santé. Mais le 6 novembre 1870, alors qu’il se trouve dans son bureau, une douleur effroyable le transperce et il s’effondre. Un calcul biliaire particulièrement volumineux met ses jours en danger. Pendant des semaines, son bureau, puis les pièces normalement réservées au président de la Chambre, se convertissent en hôpital. Les journaux rédigent déjà leurs notices nécrologiques47. En juillet, Macdonald est suffisamment rétabli pour aller à Charlottetown se reposer quelque temps. Pendant des mois, il se contente de traiter les affaires les plus urgentes. Sa santé s’est améliorée quand il reprend ses fonctions à l’automne. Il n’est cependant pas encore complètement remis. Pour les avoir souvent trouvées sur sa route, Macdonald connaît bien les épreuves et la tristesse. Il érige des cloisons étanches entre les difficultés de sa charge, son affliction personnelle et ses maux physiques ; il part pour Washington. Il emmène avec lui Agnes et les sous-ministres des Pêches et de la Justice, mais n’emporte pas ses bouteilles. Il ne boira pas une seule goutte d’alcool pendant les négociations. Le petit groupe de Canadiens s’établit à l’hôtel Arlington et se dispose à sauver le Canada dans cette dernière bataille de la guerre de Sécession. L A C O N F É R E N C E D E WA S H I N G TO N Les rencontres s’amorcent le 27 février 1871. Les cinq délégués des ÉtatsUnis, les quatre Britanniques et le Canadien se réunissent dans la bibliothèque du département d’État. Fish dirige la délégation des ÉtatsUnis. Les Britanniques ont à leur tête un petit homme à la barbe abondante et au patronyme interminable : lord De Grey and Ripon. La question des pêches constitue le premier point à l’ordre du jour. Macdonald se refuse à tout compromis envers les propositions que les Américains amènent à la table des négociations, mais aussi celles que les délégués britanniques lui soumettent en privé. Les pêcheries ne doivent être ni vendues ni troquées, souligne-t-il, et ce, quelle que soit l’incidence 47 Ibid., p. 141. É PI L O GU E : U N R E D OU TA BL E A PR È S- GU E R R E 361 de cette position sur le règlement des revendications de l’Alabama. L’inflexibilité de Macdonald exaspère les Britanniques, qui pensaient à leur arrivée voir le premier ministre canadien se comporter lui-même en vrai Britannique ou, à tout le moins, en représentant docile d’une colonie48… Selon les estimations, les Américains auraient prélevé de 1854 à 1864 l’équivalent de six millions de dollars de poisson par an dans les eaux canadiennes49. À l’abolition du Traité de réciprocité, en 1866, un système d’octroi de permis aux pêcheurs des États-Unis a été instauré, mais n’a guère été appliqué. En janvier 1870, le gouvernement Macdonald a fait construire pour un million de dollars six navires militaires chargés d’empêcher les bateaux américains d’entrer dans les pêcheries côtières canadiennes et, plus particulièrement, de faire respecter la distance des trois milles à partir de la rive50. Un certain nombre de bateaux américains ont été arraisonnés ; leurs prises ainsi que leurs filets ont été saisis. À la lumière de ces faits, Macdonald rappelle que la pêche constitue un secteur économique important ainsi qu’un symbole majeur de la souveraineté canadienne qu’il ne saurait brader à aucun prix51. Le 21 mars, Macdonald envoie au Canada une lettre annonçant d’excellentes nouvelles : lord De Grey and Ripon a convenu que toute entente conclue à Washington devrait être ratifiée par le Parlement canadien ! Fish ne se réjouit guère de ces nouvelles dispositions qui l’obligent soudainement à traiter le Canada en égal. Dans une lettre adressée à Charles Tupper, Macdonald se félicite avec enthousiasme de cette avancée. En corollaire, elle lui procure un atout supplémentaire pour convaincre Terre-Neuve et l’île du Prince-Édouard de s’unir à la Confédération canadienne : pour bénéficier des accords de pêche que le Canada pourrait conclure avec les États-Unis, ils devront rejoindre ses rangs52. Les négociations traînent en longueur. Le jour, les délégués britanniques maintiennent imperturbablement un front uni. Le soir, ils harcèlent Macdonald pour qu’il accepte enfin de céder du terrain. L’exas48Foreman, A World on Fire, p. 802. 49Nevins, Hamilton Fish, p. 414. 50 Macdonald à Rose, 21 janvier 1870, BAC, fonds sir John A. Macdonald, MG26-A, vol. 516. 51 Macdonald à Campbell, 1er novembre 1870, BAC, fonds sir John A. Macdonald, MG26-A, vol. 342. 52 Macdonald à Tupper, 21 mars 1871, BAC, fonds sir John A. Macdonald, MG26-A, vol. 4. 362 VOISI NS E T E N N E M IS pération monte. Un procédé diplomatique d’une extraordinaire effronterie se met en place : les nombreuses lettres que Macdonald adresse à son Cabinet ainsi qu’au gouverneur général Lisgar sont réacheminées depuis les bureaux de Lisgar jusqu’aux délégués britanniques53. Ils ont ainsi tout loisir de scruter le jeu de Macdonald, d’analyser la position de repli qu’il a en tête et les compromis qu’il pourrait envisager. Ils savent également qu’il dispose des pleins pouvoirs pour agir et décider en toute indépendance. Néanmoins, ils n’arrivent toujours pas à le faire plier. Les délégués britanniques en sont réduits au chantage : si Macdonald n’obtempère pas, la Grande-Bretagne pourrait à l’avenir retirer son appui militaire au Canada, qui tomberait alors inéluctablement sous la coupe des ÉtatsUnis. Ils tentent aussi d’acheter le premier ministre canadien en lui faisant miroiter une nomination au Conseil privé de Sa Majesté. Tout sujet britannique, pensent-ils, accepterait avec reconnaissance et humilité l’immense honneur de se joindre à ce groupe puissant de conseillers de la reine54… De leur côté, les États-Unis manifestent toujours autant d’intérêt envers le Canada. Plusieurs jours avant le début des rencontres, Jacob Howard, sénateur du Michigan, a présenté une motion stipulant que les États-Unis devraient annexer le Canada depuis Sault Ste. Marie jusqu’au Pacifique. Le 15 mars, Fish présente à la délégation britannique un projet conçu naguère par Seward : l’annexion de la Colombie-Britannique en guise de règlement des revendications de l’Alabama. En privé, Fish propose ensuite à De Grey and Ripon une réduction de ces réclamations en contrepartie d’une quelconque région du Canada dont il serait disposé à se départir55. La motion Howard ne sera même pas soumise au vote ; les propositions de Fish ne seront pas prises en considération sérieusement. Néanmoins, les États-Unis maintiennent leurs pressions. Au bout de trente-sept rencontres étalées sur neuf semaines, la Conférence de Washington se termine enfin. Les délégués signent le Traité de Washington le 5 mai 1871. Il avait déjà été convenu d’instaurer deux tribunaux internationaux : l’un serait chargé des revendications de l’Alabama soumises par le gouvernement des États-Unis ; l’autre s’occu- 53Gwyn, Nation Maker, p. 167. 54 Donald Creighton, John A. Macdonald, vol. 2, p. 90. 55Cook, The Alabama Claims, p. 175. É PI L O GU E : U N R E D OU TA BL E A PR È S- GU E R R E 363 perait des demandes de dédommagement émanant de particuliers. La Grande-Bretagne accepte d’exprimer ses regrets d’avoir contribué à l’armement des confédérés, mais se refuse à l’humiliation diplomatique d’excuses en bonne et due forme. Le Canada n’est pas invité à s’excuser et n’offre pas de le faire. Il recevra 5,5 millions de dollars pour l’accès à ses eaux côtières sur dix ans et bénéficiera de la suppression des droits de douane sur les importations de nombreux produits canadiens aux ÉtatsUnis, notamment le bois, l’huile de poisson, certains appâts, le sel et le charbon. Mais, surtout, le Canada reste canadien et l’entente ne fait aucune allusion à une éventuelle annexion ou à un quelconque troc territorial. Macdonald a de quoi s’enorgueillir d’avoir évité la catastrophe ; il peut également être fier de ce qu’il a obtenu. Il sait qu’il a arraché le maximum à la Grande-Bretagne et bien plus aux États-Unis qu’ils l’auraient souhaité. « Aux États-Unis, les espoirs de résolution de ces questions sont très élevés, écrivait-il à Tupper. Advenant que les négociations n’aboutissent pas, la déception sera immense. Si cette tentative de règlement des réclamations de l’Alabama échoue, il sera impossible d’y apporter une solution pacifique et le spectre de la guerre planera sur l’Angleterre et le Canada56. » Les pêcheurs et les dirigeants politiques des Maritimes se déclarent heureux que l’entente fixe de nouvelles règles qui, avec un peu de chance, seront respectées. Leur satisfaction porte Macdonald au comble du ravissement. À son retour à Ottawa, il parle du Traité de Washington comme d’une victoire canadienne incontestable. Dans un discours de quatre heures et quart prononcé devant la Chambre des communes le 3 mai 1872, il décrit en détail les enjeux des négociations, ce que le Canada risquait d’y perdre et ce qu’il y a gagné. Tout d’abord, il souligne que ces négociations raffermissent la légitimité du Canada en tant que pays : son statut de nation est maintenant bien établi par le fait que l’entente nécessite la ratification du Congrès des États-Unis, du Parlement de la Grande-Bretagne ainsi que du Parlement du Canada. Macdonald revient plusieurs fois sur cet aspect de l’accord57. 56 Macdonald à Tupper, 29 avril 1871, BAC, fonds sir John A. Macdonald, MG26-F, vol. 4. 57 Cité dans Joseph Edmund Collins, Life and Times of the Right Honourable Sir John A. Macdonald, p. 533. [Source de la version française : « Discours de l’Hon. Sir John A. Macdonald, C.C.B., 364 VOISI NS E T E N N E M IS Il explique aussi que les discussions ont permis au Canada et à la Grande-Bretagne de convenir qu’ils n’exigeraient des États-Unis ni excuses relativement aux raids fenians ni dédommagement pour le Canada. En contrepartie, la Grande-Bretagne versera au Canada quatre millions de livres au titre des pertes subies du fait des Fenians et ces fonds seront utilisés pour la construction du chemin de fer. Dans le cadre de cette entente, la Grande-Bretagne a également promis de venir en aide au Canada si les États-Unis tentaient encore de l’envahir. Macdonald souligne que les droits de douane imposés par les ÉtatsUnis sur un certain nombre de produits canadiens seront levés, ajoutant que cette mesure marque le rétablissement graduel du Traité de réciprocité. Il évoque les dispositions du Traité de Washington relatives au transit en entrepôt qui favoriseront une plus libre circulation des marchandises entre les États-Unis et le Canada ainsi que vers l’outre-mer. Enfin, Macdonald répète que le Traité de Washington annule toutes les causes de friction héritées de la guerre de Sécession, confirme l’existence du Canada en tant que pays et accroît la sécurité à sa frontière. Mais je prétends que ce traité, entouré de combinaisons si difficiles et si dangereuses, fait presque disparaître, s’il est ratifié, toute possibilité de guerre. S’il y a jamais eu un casus belli bien prononcé, c’était celui qui surgissait de la croisière de ces navires, et quand les États-Unis mettent de côté leur irritation, oublient leurs griefs et soumettent le cas [aux] arbitres, [à l’arbitrage d’un tribunal désintéressé], je dis qu’ils établissent un principe dont le monde entier devra tenir compte et pour toujours58. Le tribunal international sur les revendications de l’Alabama se réunit l’année suivante à Genève. Les États-Unis y sont représentés par Charles Francis Adams, Jr., qui a quitté le repos de sa retraite pour reprendre du service. En septembre 1872, les parties conviennent que la Grande-Bretagne versera aux États-Unis 15,5 millions de dollars accrus des intérêts pour les dommages qui leur ont été causés par les bateaux confédérés de fabrication britannique. Conformément au Traité de en présentant le projet de loi pour mettre à effet le Traité de Washington en ce qui concerne le Canada : prononcé dans la Chambre des communes du Canada, vendredi le 3 mai 1872 », Montréal, La Gazette, 1872, NDLT] 58 Ibid., p. 26. [Source de la version française : « Discours de l’Hon. Sir John A. Macdonald », NDLT] É PI L O GU E : U N R E D OU TA BL E A PR È S- GU E R R E 365 Washington, il n’est pas question d’ajouter le territoire du Canada à ces dédommagements financiers, ni dans son intégralité ni même en partie. Les travaux du tribunal sur les réclamations de l’Alabama et la signature du Traité de Washington mettent un terme définitif à la guerre de Sécession. Après avoir dominé le monde, la Grande-Bretagne poursuit son lent déclin. L’irrépressible essor de la machine militaire allemande mettra un point final à ce crépuscule d’ici quelques dizaines d’années. Au sortir de la guerre de Sécession, les États-Unis sont brisés, parcourus de blessures et de cicatrices qui mettront du temps à se résorber. Néanmoins, même dans cette longue et douloureuse période de réparation et de reconstruction, leur extraordinaire puissance industrielle, leur flotte imposante, leurs ressources naturelles remarquables ainsi que l’ingéniosité de leur population impriment déjà leur marque sur la planète entière. L’ère de la domination des États-Unis sur le monde est en marche. La guerre aurait pu broyer le Canada. Les pourparlers de l’aprèsguerre menaçaient de l’écarter irrémédiablement de la voie sur laquelle il s’était engagé. Ces craintes sont maintenant chose du passé. Certes, des accusations et des propos disgracieux sont proférés et appellent des excuses ; la haine et la suspicion n’ont pas désarmé et exigent réconciliation. Cependant, l’espoir refleurit. La grande aventure canadienne a commencé. Sa démocratie parlementaire centralisée, son caractère tolérant, bilingue et multiculturel, son territoire immense et presque désert en regard de sa vastitude signent sa singularité. Le Canada émerge de la guerre de Sécession uni par des valeurs politiques et sociales résolument distinctes de celles de son voisin, dirigé par un homme visionnaire et déterminé, solidement enraciné dans son histoire, et vibrant d’un fabuleux potentiel. GÉNÉRIQUE… Qu’est-il advenu de nos éclaireurs, de ces six hommes et femmes qui nous ont guidés tout au long de notre parcours ? Après son départ pour l’Afrique, John Anderson n’a plus jamais reparu. L’élection du président Grant a contraint William H. Seward à prendre sa retraite. Il a fait le tour du monde, puis a regagné son manoir d’Auburn, dans l’État de New York. Il s’éteint en octobre 1872, un mois après le prononcé de la décision du tribunal chargé des réclamations de l’Alabama. 366 VOISI NS E T E N N E M IS De retour au Mississippi, Jacob Thompson a constaté que ses trois domaines avaient été dévastés par des soldats de l’Union en maraude. Il s’est alors établi à Memphis, où sa fortune personnelle, peut-être aussi la dot de son épouse ou encore l’argent retiré de son séjour au Canada, lui ont permis de vivre dans un confort un peu tape-à-l’œil. Le gouvernement Grant a lancé contre lui une poursuite de deux millions de dollars, qui sera toutefois discrètement abandonnée après l’élection de 1876. Thompson meurt en mars 1885, ses archives entièrement consumées par le feu, emportant ses derniers secrets dans sa tombe. George Brown n’a jamais renoué avec la politique, préférant se consacrer à ses immenses possessions foncières et autres investissements. Son Globe restait le journal le plus lu du Canada. Mais en mars 1880, un employé mécontent du Globe tire sur Brown, qui succombe à ses blessures deux mois plus tard. À l’exception d’un bref passage dans l’opposition, sir John A. Macdonald restera premier ministre du Canada jusqu’à sa mort, en 1891. Sans ses compétences, sa détermination et sa vision d’avenir, il est fort probable que le Canada n’aurait jamais vu le jour ou n’aurait pas survécu. À la population canadienne, Macdonald aura légué un pays. Un mois après la fin de la guerre, Sarah Emma Edmonds quitte l’armée pour rentrer chez elle en compagnie de Linus Seelye, son compatriote du Nouveau-Brunswick. Ils se marient deux ans plus tard, auront trois enfants et en adopteront deux autres. Sarah Emma Edmonds écrira un livre intitulé Nurse and Spy in the Union Army : Comprising the Adventures and Experiences of a Woman in Hospitals, Camps, and Battle-Fields [« Infirmière et espionne dans l’armée de l’Union : Une femme dans les hôpitaux, les campements et les champs de bataille »]. L’ouvrage connaîtra un succès retentissant, se vendant à 175 000 exemplaires. En 1884, l’ancienne infirmière militaire assiste aux retrouvailles du 2e régiment de volontaires du Michigan. Ses ex-compagnons d’armes réussissent à la convaincre de solliciter l’abandon des accusations de désertion qui pèsent contre elle et de réclamer une pension d’ancien combattant. Nombreux sont ceux qui écrivent aux autorités pour décrire en détail sa participation au conflit et pour appuyer sa demande. Un projet de loi de la Chambre auquel la signature du président Arthur confère force de loi finit par lui donner gain de cause. Au terme de ce long parcours, Sarah Emma É PI L O GU E : U N R E D OU TA BL E A PR È S- GU E R R E 367 Edmonds obtient la démobilisation avec les honneurs ainsi qu’une pension de douze dollars par mois. Bien que leur nombre exact soit impossible à établir, d’autres Canadiens se trouvaient déjà sur le territoire américain quand la guerre a éclaté, se sont engagés dans l’une ou l’autre armée, puis sont restés au sud de la frontière après la fin des hostilités et ont alors reçu une pension d’ancien combattant. En 1883, le gouvernement des États-Unis postait par ailleurs chaque mois six cent quinze chèques de pension à d’anciens combattants ayant regagné le Canada59. En 1893, Sarah Emma Edmonds et son mari emménagent dans la maison de leur fils adoptif George, à LaPorte, au Texas. Elle s’y éteint le 5 septembre 1898 et sera portée en terre avec tous les honneurs militaires dans la section d’un cimetière de Houston réservé à la Grande Armée de la République. Sur sa pierre tombale, ces mots tout simples : « Emma E. Seelye, infirmière militaire ». Une épitaphe très modeste et très canadienne, en somme. 59 List of Pensioners on the Roll, 1er janvier 1883, Washington D.C., U.S. Government Printing Office, 1883, p. 617-626. BIBLIOGR APHIE ARCHIVES Bibliothèque et Archives Canada (BAC) Fonds Charles Stanley Monck Fonds Alexander Tilloch Galt Registres militaires britanniques Fonds Charles E. 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REMERCIEMENTS M a mère était une grande lectrice, également férue de docu­mentaires et d’actualité ; c’est d’abord grâce à elle que je me suis intéressé à l’histoire et à la politique. Plus tard, Donald Creighton et J. M. S. Careless, deux historiens de grand renom, m’ont dévoilé les multiples rebondissements de l’histoire canadienne ainsi que ses fabuleux personnages, métamorphosant au passage un intérêt naissant en une véritable passion. Bruce Catton m’a fait découvrir la guerre de Sécession ; ensuite, à chacune de mes visites à Gettysburg, j’ai beaucoup appris auprès d’Ed Guy, guide de champs de bataille aux connaissances encyclopédiques. Shelby Foote, Ken Burns et James McPherson m’ont fait pénétrer plus avant dans le monde horrifiant et fascinant de la guerre. De toutes ces rencontres, je retiens que l’histoire est intéressante, certes, mais surtout qu’elle est essentielle. Pour savoir où nous sommes et quelle direction prendre, nous devons d’abord savoir d’où nous venons. Sinon, nous sommes condamnés à errer comme des amnésiques trébuchant à chaque cahot de la route, éternellement en proie à la confusion, l’effarement et la crédulité. Je remercie de tout cœur ceux et celles qui m’ont enseigné, incité à me poser sans cesse des questions nouvelles et encouragé à persévérer dans mes recherches. Je suis redevable à plusieurs spécialistes extraordinairement talentueux des bibliothèques des universités Trent et Queen’s, des Archives de l’Ontario à Toronto et de Bibliothèque et Archives Canada à Ottawa. Leurs compétences ainsi que leur professionnalisme m’ont permis d’accéder à des documents incontournables de leur établissement ainsi qu’à d’autres institutions. Je les remercie sincèrement de leur aide 381 382 VOISI NS E T E N N E M IS précieuse. Merci à Ken Armstrong, Pete O’Grady et James Arnett, grâce auxquels j’ai pu consulter des sources primaires cruciales pour mes recherches. Je remercie également James McPherson, de Princeton, Debra Nash-Chambers, de l’université de Waterloo, et Jane Errington, de l’université Queen’s, qui ont scruté des versions préliminaires de cet ouvrage à la recherche d’erreurs factuelles et m’ont soumis d’excellentes recommandations. Par le travail de correction, Lisa Clark, Linda Pruessen, Caleb Snider, Jane McWhinney et Craig Pyette ont considérablement raffiné ma prose souvent échevelée. Je ne saurais passer sous silence l’inestimable apport de Daphne Hart, de l’agence Helen Heller, qui, en plus de son travail inlassable d’agente, m’a soutenu et encouragé de manière indéfectible. Merci également à Anne Collins, éditrice de Knopf Canada, qui a su déceler quelque mérite dans mon manuscrit d’origine, et à Craig Pyette, qui, avec Amanda Betts, l’a mené à bon port jusqu’à la publication. Toute ma reconnaissance est acquise aussi à l’équipe de Random House of Canada Ltd. et de Random House Inc., aux États-Unis. Les proches des gens de plume le savent : vivre avec un auteur n’est pas une sinécure. Je reste infiniment redevable à mon épouse, Sue, qui a accepté de me voir disparaître des heures, parfois des jours durant, dans les méandres enchevêtrés et les recoins obscurs du 19e siècle – et peiner parfois à m’en extirper pour revenir au temps présent. Merci de tout cœur. Je n’y serais jamais arrivé sans toi. PROVENANCE DES PHOTOGRAPHIES John Anderson, The Story of the Life of John Anderson, the Fugitive Slave, Londres : Harper Twelvetrees, 1865 ; William Henry Seward, Division des imprimés et des photographies de la Bibliothèque du Congrès des États-Unis, LC-USZ62-21907 ; Sarah Emma Edmonds, Bibliothèque et Archives Canada, Frank Thompson : Her Civil War Story, AMICUS 11061614 nlc-10242 ; Hon. Jacob Thompson of Miss., collection BradyHandy, Division des imprimés et des photographies de la Bibliothèque du Congrès des États-Unis, LC-DIG-cwpbh-02851 ; George Brown, Bibliothèque et Archives Canada, Hunter & Co., fonds de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada, C-009553 ; Sir John A. Macdonald, collection Brady-Handy, Division des imprimés et des photographies de la Bibliothèque du Congrès des États-Unis, LC-USZ62-122757. 383 INDE X A antiaméricanisme, 8, 14-15, 49, 63, 99, 101, 104-106, 109, 121, 125, 188-189, 241, 255-257, 275, 332, 336-337. Voir aussi sentiments antibritaniques ; sentiments anticanadiens Antietam. Voir bataille d’Antietam Archibald, Adams George, 277 Arnold, Benedict, 3 Arnold, Samuel, 289, 303 Ashmun, George, 87-89, 95, 106, 116-117, 194, 280 Atzerodt, George, 289, 303 Abbott, Anderson, 30 Abbott, John C., 220, 228 Abbott, Wilson, 30-31 abolitionnistes, 7, 9, 12, 19, 21, 23, 25-35, 38, 41-42, 44-45, 53, 56, 58-59, 62-67, 72, 108, 134, 199-200, 211 Accord Rush-Bagot (1817), 5, 113, 181, 207, 217, 231, 267, 278 Acte de Québec (1774), 3, 4 Adams, Charles Francis Jr., 92, 95, 111-112, 123, 186, 270, 318, 348-351, 364 Adams, Henry, 95, 111-112 Adams, John, 3-4 Alabama (navire de guerre confédéré), 348-349 Alabama, revendications de l’, 347, 349-359, 361-365 Alaska, 350-352 Anderson, John, 12, 16, 17-19, 22-26, 36-68, 228, 332, 365 Anderson, Marie (Tomlin), 22-23, 36-37, 68 Anderson, Osborne, 34 Anderson, Peter, 155, 156 Anderson, Robert, 79-80, 82 Andrew, John, 94 Andrews, Israel, 89 annexionnistes, 9-10, 12, 14, 73, 82, 88-89, 92, 101-102, 104-105, 189, 230-232, 236, 245, 247, 275-276, 296-297, 304-307, 311-313, 319, 347, 351-353, 356-358, 362-363 B Baker, Lafayette, 288 Baker, Luther, 290 Banks Nathaniel, 328-329 Baring, Alexander (baron Ashburton), 40, 54 Barton, Clara, 130-131 bataille d’Antietam, 155-157, 308 bataille de Cold Harbor, 208, 249 bataille de Fredericksburg, 157, 158, 178, 308 bataille de Gettysburg, 2, 159, 160-162, 165, 176, 179, 201, 246, 252, 320, 324, 343, 344, 349 bataille de la Nouvelle-Orléans, 156, 223 bataille de Petersburg, 162, 220, 278, 344 bataille de Vicksburg, 159, 178-179, 192, 246, 349 bataille de la Wilderness, 162, 208, 249 bataille de Williamsburg, 146, 149, 161 385 386 VOISI NS E T E N N E M IS batailles de Manassas, 96-99, 115, 127, 131, 145, 151, 156, 157, 197, 279 Bates, Dr James, 225-226, 341 Beall, John, 203-206, 225-226, 229, 271-272, 274, 301 Beatty, James, 115 Beauregard, P.G.T., 97, 151, 192 Belleau, sir Narcisse, 305 Benjamin, Judah, 183, 191-192, 270, 271 Bernard, Susan, 340 Bibb, Henry, 25, 33 Bismarck, Otto von, 76-77, 250, 297 Black, Jeremiah, 201 Blackburn, Dr, 300 Blackburn, Thornton, 30-31 Blair, Francis, 72 Blodgett, Julius, 42 Bolles, John, 274 Booker, Alfred, 325 Booth, Edwin, 224 Booth, John Wilkes, 15, 84, 278, 283-284, 286, 287-293, 299-301, 303 Booth, Junius, 224 Boucher, Charles, 290 Boyle, Michael, 172 Brady, Matthew, 165 Bragg, Braxton, 187-188 Braine, John, 183-185 Bright, John, 245, 297 Broissoit, Alfred, 172 Brough, John, 190 Brown, George, 13-14, 18, 31-32, 44, 48-50, 100, 103, 115, 188, 234, 235-267, 274-275, 277-278, 287, 293, 296-297, 305, 314, 319, 347, 366 Brown, James Charles, 27 Brown, John, 14, 34-35, 108 Bruce, sir Frederick, 225, 310, 318, 327-328, 332, 350 Brydges, Charles, 314, 323 Buchanan, James, 61, 192, 291 Bull Run. Voir batailles de Manassas Bulloch, James Dunwoody, 348 Bulwer-Lytton, sir Edward, 238-239, 242 Burgoyne, sir John, 122 Burke, Edmund, 254-255 Burley, Bennett, 203-205, 227, 273-274 Burnley, Joseph, 207, 217-219, 225-226 Burns, Robert Easton, 18, 51-52 Burnside, Ambrose, 157-158, 187, 210 Burton, Moses, 22-23 Butler, Benjamin, 222-223, 226 Buxton (collectivité noire), 27 Buxton, Thomas Fowell, 27 C Cameron, Simon, 83, 136, 138, 144 Campbell, James, 169 Campobello (île de), 154, 314, 319-320, 323 Canada (milice volontaire), 76, 91, 113-115, 122-123, 125, 181-182, 196, 244-245, 264, 297, 315-316, 318-321, 323-326, 330 Canada (neutralité), 8-11, 92, 184, 192-193, 209, 214-218, 229, 274, 303-304, 355 Canada-Est. Voir Québec Canada-Ouest. Voir Ontario Cardwell, Edward, 265-266, 269, 293, 295-297, 308, 314, 321, 334 Carnarvon (lord), 334, 336-337 Carter, David, 286 Cartier, George-Étienne, 15, 43, 89, 236-239, 242, 244, 248, 251, 253, 255-256, 258-259, 274, 296-298, 305, 335-336, 352 Cass, Lewis, 41, 45 Castleman, John, 211-212 Chamberlain, Joshua, 160 Chamerovzow, Louis Alexis, 55-56 Chandler, James, 257 Chandler, Zachariah, 97, 354-355 Chase, Eliakim, 167-168 « Chemin de fer clandestin », 19, 25, 28, 36, 50, 72, 125 chemin de fer du Grand Tronc. Voir Grand Trunk Railway Chesapeake, affaire du, 181, 183-185, 190 Clark, Isabella, 294 Clay, Clement, 193, 195, 197, 199-200, 213-214, 216, 220, 292, 299-300, 302, 304 Cleary, William, 292, 299-301 Cobden, Richard, 245, 297 Cockburn, Alexander, 56-57, 60-61 I NDE X Cold Harbor. Voir bataille de Cold Harbor Cole, Charles, 202-205 Collins, John, 162 Colombie-Britannique, 89, 350-353, 362 Compagnie de la Baie d’Hudson, 2, 247, 298, 352, 353 Confédération canadienne, 235-244, 248-262, 274-277, 321-323, 336-337, 339 Conger, Everton, 290 Conger, George, 215-217 Conover, Sanford, 300-302 conscription, 151-153, 165-166, 170, 198, 221, 244 Cook, John, 222 Cooke, Jay, 118 Copperheads, 186-191, 197, 201-202, 208-212, 221-223, 264 coton (importance stratégique du), 58, 86-87, 347 Coursol, Charles-Joseph, 219, 228, 230, 262, 267-269 Creole, affaire du, 40 Cunningham, James, 171 D Dallas, George, 61 Daly, Peter, 170 Dana, Charles, 280 Dart, William, 331-332 Davis, Jefferson, 15, 65, 78, 80, 83-87, 97-98, 108, 115, 118, 150-151, 173, 176, 179-182, 188, 190-193, 197-199, 202, 209-211, 217, 220, 246, 272-274, 279, 291-292, 299-304, 344-347 Davis, S. B., 272-273 Davis, Varina, 344-347 Dawn (collectivité noire), 27 De Grey and Ripon (lord), 360-362 Denison, George Taylor, 15, 102, 196, 225, 227, 272, 341-343, 345 Denman (lord), 47 Depew, Chauncey, 202 Derby (lord), 334 déserteurs, 13, 133, 139-144, 153-154, 157, 159, 164-165, 169, 171-173, 180, 193, 246, 253, 343, 366 Destinée manifeste, 247, 337, 351 Digges, Seneca, 24, 41, 44, 46-48, 51, 65 387 Disraeli, Benjamin, 330 Dix, Dorothea, 130-131 Dix, John, 167, 182-183, 206-207, 213-214, 216-217, 219, 226, 229-230, 261, 268 Dodd, Harrison, 208-209 Doherty, Edward P., 290-291 Douglass, Frederick, 14, 28-29, 32 Doyle, Hastings, 320 Draper, William, 64-65 Dufresne, Joseph, 252 Dundas, George. 259 Durham (lord), 6 Durham, Charles, 302 E Early, Jubal, 343-344 Eccles, Henry, 47-48 Edmonds, Sarah Emma, 12-13, 126, 127-135, 145-150, 154-159, 173, 194, 366-367 Édouard, prince de Galles, 49, 73 Edwards, Ninian, 39 Église catholique, 4, 7-8, 240, 321-322, 334 Elgin (lord), 30, 38, 46, 225, 311 enrôlement de Canadiens, 8, 11, 13, 34, 91, 133-139, 141, 143-145, 160-164, 168, 170-173 enrôlement forcé, 163-173 Ermatinger, William, 269 esclavage, 4-9, 19-68, 79, 84-85, 108, 135, 141, 146-149, 151, 170, 186, 191, 198-202, 246, 253, 279, 289, 301 espionnage, 8, 105, 128, 148, 190, 192-194, 205, 211, 266, 271-273, 289, 299-301, 308-310, 313, 316, 318, 366 États confédérés d’Amérique (CSA), 64, 78-80, 86, 91-92, 193, 200, 205-206, 273-274 États-Unis (neutralité des), 314, 320, 326-329 Ewell, George, 176 F Fairbank, Calvin, 29 Fairfax, MacNeill, 107 femmes (participant à la guerre), 128-131, 194 fenians (ou féniens), 305-310, 313-336, 341, 355-356, 359, 364 Fergus (collectivité noire), 27 388 VOISI NS E T E N N E M IS « Fils de la liberté » (Sons of Liberty), 209-210, 212, 221 Fish, Hamilton, 355-358, 360-362 Fisher, Charles, 314-315 Fisher, William, 168-169 Foley, Michael, 49 Forrest, Nathan Bedford, 202 fort Monroe (Virginie), 146, 161, 302, 304, 345 Franklin, Benjamin, 3 Fredericksburg. Voir bataille de Fredericksburg Freeman, Samuel Black, 41-42, 46-47, 51-55, 64 frontières. Voir tensions frontalières G Galt, Alexander, 15, 88-89, 101, 106, 116-117, 125, 236-243, 248, 251, 253, 258-259, 280, 296-297, 323, 335-336, 346 Garafraxa (collectivité noire), 27 Garrett, Jack, 290-291 Garrison, William Lloyd, 34 Gettysburg. Voir bataille de Gettysburg Giddings, Joshua, 136, 312 Gilbert, A. G., 325 Gilmore, John C., 158 Gladstone, William, 19, 77, 244, 245, 265, 266, 297 Globe (Toronto), 9, 10, 13, 31, 32, 33, 35, 36, 41, 48-50, 53, 60, 66, 102, 103, 115, 138, 188, 206, 235, 239, 240, 243, 246, 247, 287, 292, 307, 312, 319, 327, 329, 366 Goodenough, James, 266 Gordon, Arthur, 295, 321 Grand Trunk Railway, 88, 101, 120, 123, 231, 314, 315, 323 Grande-Bretagne. Voir relations Canada– Grande-Bretagne ; relations États-Unis–Grande-Bretagne Grande-Bretagne, neutralité de la, 7, 91, 92, 163, 168, 180, 184, 186, 193, 210-211, 216-217, 229, 274, 314, 348, 355 Grant, Ulysses S., 13, 14, 159, 178-179, 192, 208, 219-220, 226, 249-251, 270, 278-280, 283-284, 286, 288, 294, 299, 313, 326, 353-358, 365-366 Granville (lord), 353 Gray, Mary Elizabeth, 162 Greeley, Horace, 98, 197-202, 214, 300 Green, Amos, 212 Green, James, 45 Grimes, James, 230-231 guerre civile, 6-7, 66, 68, 78-93, 96-99, 249-251, 278-280. Voir aussi liste des batailles guerre de 1812, 5, 27, 76, 113 Gunning, James, 41-42 Gunnison, Nathaniel, 184-185 H Hagarty, John, 65 Haliburton, Thomas Chandler, 60-61 Halifax Morning Chronicle, 109-110, 312, 339-340 Harris, Clara, 284 Haviland, Laura, 36-38 Hay, John, 199-200 Hayborn, Robert, 162 Head, sir Edmund, 15, 46, 60, 74, 88-91, 94-95, 112, 137, 139, 194, 236, 238-239, 242 Headley, John, 221, 223-224 Helen, C. J., 345 Henning, Thomas, 31-32, 55 Henry, Alexander, 184-185 Henry, William, 184-185 Henson, Josiah, 27 Herold, David, 285, 290-291, 301, 303 hibernians, 306-309, 316, 318, 349 Hines, Thomas, 209-212, 221-222, 224 Hiscock (major général), 207 Holcombe, James, 192-193, 195, 197, 199-200, 211, 269 Holt, Joseph, 291, 298, 302 Homestead Act (1862), 246-247 Hooker, Joseph, 175-176, 207, 230 Howard, Jacob, 362 Howard, James, 185 Howe, Fred, 134 Howe, Joseph, 120-121, 124, 277, 304-305, 321-322, 352 Howe, Samuel Gridley, 34 Hyams, Godfrey, 224, 342 J Jackson, Henry, 170 Jackson, Thomas, 97, 156 I NDE X Jefferson, Thomas, 252, 254, 336 Jervois, W. F. D., 263-266 Jewett, William, 197-198 Johnson, Abraham, 39 Johnson, Andrew, 286-289, 291-294, 299, 303-304, 309-310, 313, 316-317, 320, 326, 328-333, 344, 345, 350-351, 354 Johnson, île de, 181-182, 185, 190, 203-205, 209-210, 226, 229, 274 Johnson-Clarendon (convention), 353-354 Jones, Amaziah, 90 Jones, Catherine, 191-192 Jordan, Ervin L., 130 K Kearny, Philip, 150 Keith, Alexander, 185 Kelly, Edward, 169 Kemp, sir James, 39 Killian, Bernard, 260 L Labouchère, Henry, 238 Lamothe, Guillaume, 228-229, 268-269 Langevin, Hector-Louis, 335 Lanton, Archy, 44 Leach, George, 160 Le Caron, Henri, 308-309 Lee, Cassius, 189 Lee, Edwin Gray, 271 Lee, Mary Anna Custis, 83 Lee, Robert E., 2, 13, 34, 83, 85, 146, 150-151, 156-157, 159, 161, 175-179, 189, 211, 217, 270-272, 278-280, 343-344, 347 Leonard, Elizabeth, 130 Lester, Alex, 160 Lewis, sir George Cornwall, 74 Lincoln, Abraham, 9, 63-64, 71-75, 78-87, 90, 92, 93, 97-98, 106, 109, 116-119, 123-125, 129, 143, 146, 150, 152-153, 157, 164, 179-180, 187, 190-191, 197-202, 208-212, 218-223, 230-231, 246, 252-253, 264-265, 270, 273, 278-280, 284-293, 299-301, 304, 341, 347 Linehan, W. B., 306 Lisgar (gouverneur général), 362 389 Little Englanders, 59, 77-78, 237-238, 244-245, 250, 297 Locke, Vernon, 183 Loi sur la milice (Militia Act, 1862), 152, 164 Loi sur l’enrôlement (Enrollment Act, 1863), 164 Loi sur l’enrôlement à l’étranger (Foreign Enlistment Act, 1818), 91, 136, 137, 171-172 Loi sur l’extradition (Canadian Extradition Act), 67 Loi sur l’habeas corpus (Habeas Corpus Act, 1862), 67 Loi sur les criminels fugitifs (Fugitive Offenders Act, 1833), 39, 67 Loi sur les esclaves fugitifs (Fugitive Slave Law, 1850), 21, 28-33, 44, 47, 108 Loi sur les étrangers (Alien Act, 1865), 269, 342 London Times, 60, 73, 93, 98, 109-110, 119, 229, 267, 317 Long, Joshua, 167 Longstreet, James, 158, 161, 176-177 Lovell, John, 346 Lowe, Robert, 250 Lundy, Benjamin, 27 Lynch, Robert, 332 Lynch, W. F., 323 Lyons, lord Richard, 15, 74-75, 88-89, 91, 93-95, 111-112, 116-120, 123, 137-138, 142, 144-145, 162-164, 171, 181, 194-195, 206-207, 213-214, 216-217, 225, 247, 269 M Macdonald, sir John A., 14, 15, 18, 43-50, 53-55, 61, 64, 66-67, 73, 100-105, 112-117, 122-123, 182, 188, 227-228, 231, 236-239, 242-244, 249-262, 267-269, 272, 274, 276-278, 282, 287, 293-297, 304-305, 308-315, 318, 321-324, 327-337, 340-342, 347, 352-366 Macdonald, John Sandfield, 182, 244-245, 248, 251 MacDonald, William, 342 MacDonald, William, 342 MacDonnell, sir Richard, 296 Mackenzie, William Lyon Jr., 134 Mackenzie, William Lyon Sr., 31, 134 Madison, James, 252 Mallory, Stephen, 182, 203, 272 Manassas. Voir batailles de Manassas 390 VOISI NS E T E N N E M IS Maritimes, gouvernements des, 6-7, 10, 12, 14-15, 18, 121, 173, 182, 232, 237, 241, 250, 259, 262, 266, 277, 295, 321, 329-336, 363 Martin, Patrick C., 301 Martin, Robert, 221 Mason, James, 107-108, 110, 117-118, 124-125, 270, 273, 345-346 Mason, Stevens, 39 Massey, Dr Thomas, 208-209 Matthews, William, 40-45 May, Samuel, 32 McClellan, George, 98, 119, 145-146, 149-152, 155-157, 264-265 McCully, Jonathan, 277 McDaniel, Reuben, 23-24 McDonald, Katie, 224 McDougall, Duncan, 123 McDougall, William, 103, 253, 352 McDowell, Irvin, 131 McEachern, John, 280 McGee, Thomas D’Arcy, 15, 18, 54, 114, 189, 251, 253, 258, 275, 294, 307-308, 318, 329, 335, 359 McLean, Archibald, 18, 51-53 McLean, Wilmer, 279-280 McMahon, père John, 332 McMaster, James, 221-222 McMicken, Gilbert, 269, 308, 313, 318 Meade, George, 176, 320, 322, 326, 331 Meigs, Montgomery, 286 Mercier, Édouard Henri, 119 Merrick, Richard, 188 Merritt, Hamilton, 89 Metcalfe (lord), 54 Michigan (navire de guerre), 114, 181, 203-205, 227, 273, 326 Miller, James Wesley, 324 Miller, Thomas, 168-169 Milne, sir Alexander, 90 Moir, James, 107 Monck, lord Charles Stanley, 15, 112, 116-118, 123, 142, 144, 162-164, 168-172, 181-182, 193-195, 206-207, 213, 216-220, 225-228, 244-245, 247, 261, 265-270, 273, 278, 293, 296-297, 305, 309, 312, 318, 321, 327-330, 332, 334-336 Monck, Elizabeth, 335 Monck, Feo, 213 Montgomery, Richard, 299-302 Montreal Gazette, 217, 312 Moran, Benjamin, 111 Morgan, E. D., 90 Morgan, John Hunt, 209, 214 Moss, F. H., 23 Mowat, Oliver, 100, 251, 253 Mudd, Dr Samuel, 289, 303 Murphy, Michael, 306 Murray, James, 26 N Napoléon III, 250 Nasmith, John, 66 Nelson, Anne, 245-246, 248, 258, 267, 277 Newcastle (duc de), 49, 58, 73-74, 77, 118, 194, 237, 238, 245, 266 New York (ville de), 220-224, 228 New York Herald, 35-36, 62, 88, 93-94, 97, 105, 108, 115-116, 129, 185, 229, 313 New York Times, 50, 56, 62, 80, 98, 108, 168, 182, 201, 223, 224, 229, 268, 312, 323, 345, 346 New York Tribune, 97-98, 137, 197-198, 292, 300, 331, 351 Nouveau-Brunswick, 2, 4, 6, 8, 27, 40, 91, 101, 112, 120, 122, 135, 140, 154, 170, 171, 183, 231, 236, 261-262, 276, 295, 297, 305, 314, 319-323, 333-334, 348-349 Nouvelle-Écosse, 2-4, 6, 9, 26, 27, 76, 91, 112, 120, 122, 134-135, 170-171, 183, 236-237, 261-262, 276-277, 296, 304, 321-322, 333-334, 339-340, 348-349, 352 Nouvelle-Orléans. Voir bataille de la Nouvelle-Orléans O O’Beirne, James, 287 O’Laughlen, Mike, 303 O’Mahoney, John, 306, 310, 319, 323 O’Neill, John, 308, 325-326 Ontario (Canada-Ouest), 2, 5-6, 27, 30, 34, 62, 76, 103, 105, 113, 133-135, 145, 155, 161, 170, 189, 196, 213, 239-240, 243, 251, 261, 264, 273, 297, 315, 324 Ordre d’Orange, 49-50, 307 I NDE X P Palmerston (lord), 15, 58-59, 77-78, 89-90, 92, 95, 110, 112, 124, 238, 250, 265, 297, 349 Parti conservateur du Canada, 239-240, 244 Parti réformiste (Canada), 13, 31, 100, 103, 235, 237, 240-244, 269 Peacocke, George, 325 Peerless (navire à vapeur), 94-95 Pemberton (général), 192 Peters, Horace, 125 Petersburg. Voir bataille de Petersburg Pickens, Francis, 79 Pickett, George, 161, 177-178, 344 Pierpoint, Richard, 27 Poe, Orlando, 157 police des frontières, 269, 308. Voir aussi tensions frontalières Poor, John, 101 Pope, W. H., 259 Port, Samuel, 40-41 Potter, John, 287-288, 311-313 Powell, Lewis, 285, 289, 301, 303 Pratt, A. B., 167-168 Prince-Édouard, île du, 2, 258-259, 261-262, 277, 304, 361 procès (assassinat du président Lincoln), 298-304 Proclamation d’amnistie (1863), 180 Proclamation de neutralité (1861). Voir GrandeBretagne (neutralité) Q Québec (Canada-Est), 2-8, 26, 76, 88-89, 103, 114, 140, 189, 239-240, 243, 249, 251, 256, 261 Québec, conférence de, 242, 251, 259-267, 276-277, 296-297, 314-315, 321, 333, 335-336 Québec, ville de, 3, 93, 120, 194, 235, 260 R racisme. Voir esclavage racolage. Voir enrôlement forcé Rankin, Arthur, 137-139, 142-143 Rathbone, Henry, 284 Raymond, Henry, 201, 312 rébellion irlandaise (1848), 305-307 391 rébellions de 1837, 6, 31, 57, 134, 230 relations Canada–États-Unis, 2, 12, 18-19, 43, 50, 55, 57, 90, 105, 207, 230-232, 247, 293, 312, 327-328, 356-357, 364 relations Canada–Grande-Bretagne, 4-5, 12, 18-19, 27, 43, 50, 55, 57-59, 77, 120, 207, 231-232, 237-238, 258, 265-266, 275, 296-297, 327, 334, 337, 352-353 relations États-Unis–Grande-Bretagne, 18-19, 27, 50-51, 57-59, 75, 77, 88, 92, 105, 111, 119-120, 123-124, 186, 207, 217, 231-232, 270, 275, 314, 327, 350, 356-357 résolutions de Québec. Voir Québec, conférence de Révolution américaine, 3-5, 26, 61, 101, 209, 252, 258 Richards, William, 65 Richardson, 166 Richardson, Israel B., 131 Riggins, Charles, 15, 133-134, 145-146, 150, 155-157, 160 Robbins, Jerome John, 148 Roberts, William, 310, 313, 315, 323, 329-330 Robertson, (famille) Adam, 227-228 Robinson, George, 285 Robinson, John Beverley, 18, 48-49, 51-53, 56, 64 Rodier, Charles-Séraphin, 54 Rogers, Frederick, 266 Rose, John, 356, 358 Rupert, Terre de, 2, 247 Russell, lord John, 15, 46, 59, 75-78, 87, 93-94, 98-99, 111-112, 117, 120, 137, 163, 171, 186, 207, 217, 218, 225, 231, 266, 270, 309, 334, 348 Russell, William Howard, 73, 93, 98, 119 Ryerson, Egerton, 102 S St. Albans (Vermont), raid de, 214-220, 226, 228-231, 261-262, 267-269, 272, 278, 299, 300 Saint-Pierre, Henri Césaire, 135 Sanders, George, 197, 199-200, 218, 200, 299-300 Scoble, John, 41-42, 54, 66 Secord, Laura, 134 Secord, Dr Solomon, 134, 161 392 VOISI NS E T E N N E M IS Sedden, James, 191, 209, 214 Seelye, Linus, 129, 173, 366 sentiments antibritaniques, 5, 9, 101, 105, 169, 304, 306, 314, 317, 332 sentiments anticanadiens, 9, 14, 35-42, 62-63, 105, 116, 125, 206-207, 217, 230, 291, 299-304, 307, 311, 314, 327, 330 Seward, Anna, 72 Seward, Fanny, 285 Seward, Frederick, 72, 285 Seward, William Henry, 9, 10, 12, 14, 28, 68, 70, 71-95, 101, 106, 109-113, 116, 119-120, 123-125, 137-139, 142, 152, 164, 169, 171, 181-186, 190, 192, 194-195, 197, 207, 211, 213, 217, 219, 222, 225-227, 231, 261, 267-270, 272, 278, 280, 284-286, 288, 291-292, 299, 309-313, 318-320, 327, 331-333, 337, 347, 349-354, 362, 365 Seymour, Frederick, 352 Seymour, Horatio, 222 Shadd, 34 Shadd, Mary Ann, 33, 34 Sherman, William Tecumseh, 161, 211, 265, 278, 343 Sicotte, Louis-Victor, 244-245 Simcoe, John Graves, 26 Slidell, John, 107-110, 117-118, 124-125, 270 Smith, Gerrit, 34, 62 Smith, J. Gregory, 216, 219 Smitten, Duncan, 227 sociétés antiesclavagistes, 31-34, 41-42, 46, 55-56, 67 Spangler, Edman, 284, 289, 303 Spear, S. P., 323 Stanton, Edwin, 170, 192, 201, 206-207, 213, 219, 226, 280, 285-288, 291, 299, 302 Steele, William, 213 Stephens, Alexander, 257 Stevens, E. L., 161-162 Stewart, Robert, 37-38, 45, 51, 77 Stoeckl, Édouard de, 350 Stowe, Harriet Beecher, 27 Sumner, Charles, 28, 92-93, 125, 231, 329, 351, 354, 356-358 Surrat, John, 287, 289-290, 299, 300-301, 303 Surrat, Mary, 287, 289, 298, 303 Sweeny, Thomas, 310, 313, 315-318, 323, 326 Sweet, Benjamin, 222 T Taché, Étienne-Paschal, 43, 261, 305, Tappan, Arthur et Lewis, 34 Tecumseh (chef shawnee), 5 Temple, Henry John. Voir Palmerston tensions frontalières, 5, 14, 40, 87-95, 106, 113, 116, 119, 140-142, 153, 172, 219, 226, 229-230, 263, 269-270, 318-320, 324-327, 332 Terre-Neuve, 2, 225, 236, 260-262, 277, 304, 361 Thompson, Franklin. Voir Edmonds, Sarah Emma Thompson, George, 32 Thompson, Jacob, 13, 174, 190-214, 218-229, 264, 267, 270-274, 280, 287, 289, 292-293, 299-302, 341-342, 366 Thornton, Edward, 355, 357-358 Thornton, sir, 15 Tilley, Leonard, 120-121, 261, 276-277, 314, 322, 323 Tillman (lieutenant-colonel), 137-138 Tomlin, Lewis, 36-37 Toronto Leader, 10, 60, 115, 136, 182, 188, 206, 218, 231, 252 Traité de réciprocité (1854), 57, 58, 73, 88, 230, 247, 267-268, 298, 311-313, 361, 364 Traité de Washington (1871), 362-365 Traité Webster-Ashburton (1842), 40, 45-47, 52, 54-56, 65, 228 Trent (bateau britannique), crise du, 10-11, 107-125, 140, 142-144, 231, 243 Trevis, C. C., 323 Tubman, Harriet, 32-33 Tucker, Beverley, 213, 292-293, 299-300 Tupper, Charles, 184, 260-261, 276-277, 361, 363 Tyler, Ebenezer, 163-164 Tyler, John, 40 V Vallandigham, Clement, 186-190, 208-210, 265 Vesey, James, 147-148 Vicksburg. Voir bataille de Vicksburg Victoria (reine), 89, 91, 93, 111, 119, 295, 296, 337, 351 I NDE X Villiers (capitaine), 137-138 Voorhees, Daniel, 188 W Wade, Benjamin, 97 Wade, 184-185 Wade, Norman, 11, 143 Wafer, Francis, 160 Warren (chasseur d’esclaves), 37 Warren, Joseph, 188 Washington D.C., 5, 83-85 Watkin, Edward, 120 Webster, Daniel, 40 Weed, Thurlow, 80, 112-113, 123 Weichmann, Louis, 287, 301 Welles, Gideon, 109, 184, 286, 320, 348 Whelan, Patrick, 359 Wilberforce (collectivité noire), 27 Wilkes, Charles, 107-111, 113, 124 Wilkins, J. E., 90 Williams, sir William Fenwick, 94, 112, 114, 121-122, 139, 296 Williamsburg. Vpor bataille de Williamsburg Wilmot, Robert, 321 Wilson, Adam, 53 Wilson, Daniel, 53 Wise, Henry, 35-36 Wolverton, Albert, 155 Wolverton, Alfred, 133, 143, 156 Wolverton, Alonzo, 161, 324 Wolverton, Jasper, 133, 143, 155 Wolverton, Newton, 133, 143, 156, 324 Wright, J. T., 94 Y Yancey, William, 86 Young, Bennett, 203, 214-216, 218, 220, 228-229, 268, 272, 300 393