Culture et peau Ichthyothérapie dans le psoriasis Ichthyotherapy in psoriasis N. Kluger, I. Tessas (Departments of dermatology, allergology and venereology, Institute of Clinical Medicine, University of Helsinki, Skin and Allergy Hospital, Helsinki University Central Hospital, Helsinki, Finlande) Mots-clés : Ichthyothérapie • Balnéothérapie • Kangal • Garra rufa • Doctor Fish • Psoriasis • Spa. Keywords: Ichthyotherapy • Balneotherapy • Kangal • Garra rufa • Doctor Fish • Psoriasis • Spa. L a climatothérapie consiste en l’utilisation des ressources naturelles (air, eau, humidité, pression barométrique, lumière) comme alternatives thérapeutiques pour diverses maladies. Le psoriasis constitue une des dermatoses de choix de la climatothérapie (1). Certains patients, souvent désespérés par leur condition et son évolution chronique, l’absence de traitement curatif, l’application quotidienne de différents topiques et, enfin, la nécessité parfois de traitements systémiques lourds dont l’efficacité n’est pas toujours assurée, complète ou soutenue au long cours, se tournent vers des alternatives naturelles. Les différentes modalités de la climatothérapie sont résumées dans le tableau I. L’ichthyothérapie constitue probablement la plus curieuse des alternatives offertes par la climatothérapie à ce jour (2, 3) et connaît un développement florissant depuis quelques années. Ichthyothérapie En effet, contrairement aux autres formes de climatothérapie, l’ichthyothérapie fait appel non seulement à l’exposition à une eau thermale, mais également à des poissons de la famille des cyprinidés. Les vertus thérapeutiques de ces poissons, notamment du Garra rufa, leur a valu le surnom de “Doctor Fish” (“le poisson docteur”) auprès du grand public (figure 1, p. 32). Le grand public et les médias ont relayé ce phénomène qui est arrivé en France aux alentours de 2010 (4). L’ichthyothérapie trouve son origine dans une source thermale située à une quinzaine de kilomètres de la petite ville de Kangal, à environ 1 700 m d’altitude en Anatolie centrale (Turquie), et à 500 km à l’est d’Ankara. L’eau y jaillit à 35-37 °C et elle est légèrement alcaline (pH = 7,2). Sa composition est résumée dans le tableau II, p. 32 (2). Elle est caractérisée par un taux élevé de sélénium (1,3 mg/l). Cependant, l’élément crucial de la source de Kangal n’est pas tant sa composition minérale que la présence de 2 poissons, Tableau I. Climatothérapie dans le psoriasis (1). Thalassothérapie Thérapeutique reposant sur l’utilisation d’eau de mer, d’algues, de sables et exposition à l’air marin et au soleil ; éventuellement en association avec la balnéothérapie (eau thermale) Lac de la mer Morte (Israël, Jordanie) Forte concentration en sel de l’eau (33 % dans la mer Morte contre 3 % dans l’Océan), présence de différents éléments traces (chlorure de magnésium, chlorure de calcium, chlorure de sodium, potassium, bromine, sulfate de calcium), spectres des UV particuliers (exposition aux UV moins importante car la mer Morte est située – 400 m en dessous du niveau de la mer, variation des UV dans l’année) Mer Noire (Bulgarie) Climat continental, exposition aux UV, à l’air et à l’eau de mer, riche en substances minérales et organiques Balnéothérapie Thérapeutique reposant sur l’utilisation d’eaux minérales dans le bain (eaux thermales ou spa) Blue Lagoon (Islande) Spa géothermique localisé dans la péninsule de Reykjavik, au sudouest de l’Islande. Il existe depuis 1976. Elle provient de la centrale géothermique avoisinante. L’eau est composée à 35 % d’eau claire et de 65 % d’eau de mer, elle est à 37 °C et à un pH de 7,5. L’algue prédominante est Lyngbya aestuarii var. thermalis. L’environnement est constitué d’un air frais non pollué Sources chaudes de Kangal (Turquie) Ichthyothérapie (Turquie) Spa géothermique loc Spas européens • France : La Roche-Posay (eau riche en sélénium), Avène, Salies-de-Béarn • Italie : Comano, Montecatini, Levico et Vetriolo, Dolomites • Espagne : Panticosa, Fuente Amarga, Segura, Cuntis • République tchèque : Karlovy Vary (Karlsbad ) • Pologne : Busko-Zdrój, Ladek-Zdrój, etc. Spas dans le monde États-Unis, Argentine, etc. Climatothérapie de haute montagne de 2 espèces différentes mais de la même famille (cyprinidés), omnivores, se nourrissant de zoo- et de phytoplanctons : Cyprinion macrostomus macrostomus et Garra rufa obtusa. La température élevée de la source rend rare la nourriture naturelle de ces prédateurs, qui se retrouvent friands de la peau lésée des patients psoriasiques. La source est connue des Images en Dermatologie • Vol. VI • n° 1 • janvier-février 2013 31 Culture et peau les années 1990 que ces poissons font leur apparition dans la littérature internationale, à travers une petite communication dans The Lancet (5). Mais les auteurs britanniques restent assez sceptiques sur l’efficacité réelle de ces petits poissons docteurs. Ils rapportent également l’engouement de patients psoriasiques du monde entier venant “endurer” ce traitement (5). Figure 1. Le Doctor Fish (Garra rufa). Tableau II. Compostion de l’eau du spa de Kangal, d’après S. Özçelik et al. (2). Cations mg/l Sodium 3,91 Potassium 1,09 Lithium – Ammonium 0,11 Magnésium 44,95 Calcium 54,22 Fer 0,175 Zinc 0,02 Aluminium 0,005 Manganèse 0,1 Cuivre 0,027 Chrome 0,1 Plomb 0,1 Sélénium 1,30 Anions mg/l Bicarbonate 302,4 Carbonate Chlorure Iode – 23,92 – Brome 0,675 Fluor 0,27 Sulfate 46,00 Nitrate 3,32 habitants depuis le XIXe siècle, mais ce n’est qu’un siècle plus tard que des piscines ont été construites, dans les années 1900, et finalement ouvertes au public en 1963 (1). Les premières études sur ces poissons et leur potentiel rôle thérapeutique dans les dermatoses chroniques datent du début des années 1980 dans la littérature médicale turque (4). Ce n’est que dans 32 Ces 2 espèces de poissons travaillent de concert, le premier (Cyprinion macrostomus macrostomus ou “stricker”) attaque la peau lésée et grignote littéralement la plaque alors que le second poisson (Garra rufa obtusa ou “licker”) vient ensuite lécher la plaie et permettrait la cicatrisation via la sécrétion salivaire du poisson. Les poissons ne sont intéressés principalement que par la peau lésée et négligent totalement la peau Images en Dermatologie • Vol. VI • n° 1 • janvier-février 2013 Figure 2. Pieds d’un client pendant la thérapie par le Garra rufa. saine (figure 2) [4, 5]. Certains articles mentionnent que c’est le Garra rufa qui est le plus actif dans le psoriasis (3). Études cliniques sur l’ichthyothérapie Au-delà des bénéfices allégués directement par les patients, il n’existe que très peu d’études sur les bénéfices réels de l’ichthyothérapie. Ces études sont non seulement rares, mais également limitées par leurs biais méthodologiques (2, 3). La première étude a été publiée en 2000 (2). Il s’agissait d’une étude prospective observationnelle non contrôlée ayant eu lieu à Kangal. Quatre-vingt-sept patients psoriasiques se rendant à la source de Kangal ont été examinés régulièrement par un dermatologue durant leur séjour. Le score PASI (Psoriasis Severity Index) était évalué tous les 3 jours. Les patients étaient libres du choix de la durée des bains. La durée du séjour était fixée à 3 semaines en se fondant sur l’expérience des patients de la région. Dans l’étude, les patients séjournaient en moyenne une dizaine de jours et prenaient des bains pendant en moyenne 7 heures par jour en compagnie des poissons. Les auteurs observaient nettement une amélioration du PASI Culture et peau au cours du séjour. La plupart des patients mentionnait ne prendre aucun traitement concomitant pour le psoriasis, sans plus de précision. Trente-cinq patients, déjà venus auparavant, mentionnaient également une plus longue période de rémission, en comparaison d’un traitement par corticostéroïdes. Bien sûr, cette étude présente des limites méthodologiques (étude non contrôlée, patients perdus de vue après la période d’observation, pas de notion de la prise d’émollients ou d’autres topiques, etc.). De plus, plusieurs explications peuvent être données à l’amélioration du PASI : meilleure pénétration des ultraviolets (UV) après nettoyage des squames par Garra rufa ; exposition aux UV en altitude ; effet psychique bénéfique du fait de l’amélioration de visu des plaques pour le patient ; effet “jacuzzi” relaxant (la source chaude vient du fond de la piscine) ; effet relaxant massant lié aux poissons qui grignotent la peau ; rôle du sélénium, qui pénétrerait dans le derme et exercerait un effet antimitotique, etc. S. Özçelik et al. ont suggéré un phénomène contraire de Koebner (clairance du psoriasis sur les sites traumatisés par les poissons) [2]. Cependant, d’autres auteurs turcs ont mentionné des cas de psoriasis sur les sites de traitement par les poissons (6). Une autre étude, rétrospective et non contrôlée, réalisée en Autriche, combinait des bains individuels de 2 heures en compagnie de Garra rufa, une exposition aux UVA dans une cabine solaire commerciale durant 3 à 5 minutes (!), et l’application d’émollients après la séance (3). La durée de l’étude était de 3 semaines. Le PASI était réduit de 71 % avec 46 % de patients obtenant un PASI 75. De plus, les patients exprimaient de la satisfaction à l’égard de ce traitement. Cependant, cette étude souffre de biais importants (absence de groupe contrôle UVA sans poisson ou de dosimétrie d’exposition aux UV). En revanche, dans cette étude, l’eau de bain utilisée présentait des concentrations basses de sélénium, ce qui s’oppose à l’effet supposé par Özcelik et al. (2). Quels sont les risques liés à l’ichthyothérapie ? Devant l’efflorescence de “fish spas” et autres centres esthétiques ayant développé ce créneau, en Europe, en Asie ou en Amérique du Nord, la question des risques, principalement infectieux, a été soulevée par les autorités de santé. Les risques encourus comprennent le risque de transmission d’anthropozoonoses via le poisson et les risques infectieux liés à l’exposition aquatique, tels ceux encourus dans les douches collectives, piscines et autres jacuzzis (mycose, folliculite bactérienne, etc.). De plus, la question de la transmission d’infections interhumaines a été également soulevée. En pleine explosion de la pandémie du VIH, D. et J. Warwick soulevaient la question du risque de transmission du VIH ou des hépatites via les poissons (5). Récemment, le risque de transmission de l’infection rétrovirale a été remis au goût du jour par les autorités de santé britanniques (7, 8). Figure 3. Exemple de “fish spa” (Parga, Grèce) avec bassin individuel pour chaque client. Cependant, à notre connaissance, aucune complication en relation avec Garra rufa n’a été rapportée à ce jour, que ce soit à Kangal ou à partir d’un spa quelconque. Actuellement, l’ichthyothérapie en tant que thérapie contre le psoriasis n’est pratiquée qu’à Kangal. Dans les pays occidentaux, elle n’est proposée que dans un but de relaxation et/ou de pédicurie. En France, il n’est pas possible de faire des propriétés thérapeutiques du Garra rufa un argument marketing pour les patients ayant un psoriasis ou d’autres dermatoses chroniques. En l’absence de législation claire, le protocole sanitaire établi comprend le recueil des antécédents, notamment dermatologiques, un examen des pieds à la recherche d’une plaie ou de lésions dermatologiques et une désinfection des pieds avant la séance. La qualité de l’eau doit bien sûr être constamment contrôlée, de même que l’état de santé des poissons. Enfin, il convient que les aquariums contenant les poissons soient individualisés et d’éviter les bassins de groupe (figure 3). II Références bibliographiques 1. Kazandjieva J, Grozdev I, Darlenski R, Tsankov N. Climatotherapy of psoriasis. Clin Dermatol 2008;26:477-85. 2. Özçelik S, Polat HH, Akyol M, Yalçin AN, Özçelik D, Marufihah M. Kangal hot spring with fish and psoriasis treatment. J Dermatol 2000;27:386-90. 3. Grassberger M, Hoch W. Ichthyotherapy as alternative treatment for patients with psoriasis: a pilot study. Evid Based Complement Alternat Med 2006;3:483-8. 4. Undar L, Akpinar MA, Yanikoglu A. “Doctor fish” and psoriasis. Lancet 1990; 335:470-1. 5. Warwick D, Warwick J. The doctor fish – a cure for psoriasis? Lancet 1989; 334:1093-4. 6. Kürkçüo�glu N, Oz G. Psoriasis and the doctor fish. Lancet 1989;2:1394. 7. http://www.dailymail.co.uk/health/article-2050342/Fish-pedicures-footspas-spread-HIV-hepatitis-C.html, accédé le 12 novembre 2012. 8. http://www.hpa.org.uk/webw/HPAweb&HPAwebStandard/HPAweb_C/ 1317131044395, accédé le 12 novembre 2012. Images en Dermatologie • Vol. VI • n° 1 • janvier-février 2013 33