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une phraSe pour ma mère
La mère représente le premier objet d’amour de
l’être humain, les affections ultérieures ne prennent
sens qu’en lien avec cet élan initial. « Je fus dans cet
air de quasi pas d’air, mousse de pas de nom, zéro
contour… Vapeur et poussière de suffocation… J’ai
senti ma vie se tiédir de ça… Elle vaporisa sur moi
un peu de son âme. » Les plaintes mélancoliques
d’Une phrase pour ma mère (1996) de Christian
Prigent sont incarnées sur la scène par le comédien
Jean-Marc Bourg. Que raconte cette longue phrase
de deux cents pages, réduite sur le plateau à un
lamento bouffe ? Une atmosphère chaude, veule,
doucereuse, les premières sensations d’un corps
enfantin qui se souvient des premiers temps de la
vie auprès de sa chère mère, à la fois « chair » et
« mer ». Un peu de Lacan, une once de Nova-
rina, Prigent donne une fessée mentale à sa géni-
trice qui incite abusivement le fils à « resplendir »
pour vivre la vraie vie, dit-elle, « celle des envies ».
Avec un peu de Proust pour refrain, « Longtemps je
me suis couché de bonne heure » devient « Long-
temps je me suis touché de bonheur ». Le sourire
naît à l’évocation ludique et enjouée des allusions
scatologiques ou sexuelles dont joue l’auteur dans
un humour élégant. Par glissement, on pense au
discours prépondérant dans les cités où les jeunes
recourent aux agressions verbales sur le thème
proscrit de l’inceste maternel, un fantasme univer-
sellement refoulé : Nique ta mère !
Ces insultes sont jetées à la face de l’autre, senti
comme adversaire, dans l’évolution de relations
sociales brutales. Prigent est plus délicat : « Gué-
rit-on du monde ? Guérit-on des mères ? J’ai mis
ces questions dans une jolie boîte sur mon guéri-
don. ». La mère est une source d’affection qui va
jusqu’à l’excès possessif. Pour le sortir de sa léthar-
gie, la mère de l’écrivain envoie le fils aux scouts,
aux putes, au club de macramé… Mais, comme le
dit Freud, quoi que fassent les mères, elles auraient
toujours tort. Le rejeton la considère comme préfé-
rant non seulement l’obscénité à la volupté mais le
plaisir pervers de l’intelligence au plaisir du corps.
Si Prigent bouscule l’image canonique de la Vierge
à l’Enfant, il répond encore aux clichés sociaux
de la domination mâle : la femme est une frivole
irréfléchie, encline à déguster des pâtisseries. Or,
pour l’enfant, la mère est le monde, une figure una-
nimement valorisée. Jean-Marc Bourg réhabilite
avec amour l’icône à peine ébréchée. Entre lumiè-
res, voix et corps bruts, la performance de l’acteur
complice érige un bel éloge maternel face à « la
flatulence fort peu intense de l’existence. »
Véronique Hotte
Une phrase pour ma mère, de Christian Prigent ;
mise en scène de Jean-Marc Bourg. Du 12 janvier au
13 février 2011. Du mercredi au samedi 20h,
dimanche 16h. Maison de la Poésie, 157, rue
Saint-Martin Paris. Réservations : 01 44 54 53 00.
Durée du spectacle : 1h10. Texte publié chez P.O.L.
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occupe-toi du bébé
« Ce qui suit a été retranscrit mot pour mot à par-
tir d’entretiens et de correspondances. Rien n’a
été ajouté et les mots utilisés sont ceux employés
même si certaines coupes ont pu être faites » avertit
la première didascalie. « Rien de ceci n’est vrai »
affirme pourtant la quatrième de couverture de l’édi-
tion anglaise de Occupe-toi du bébé. Que croire ?
C’est précisément la question que creuse la pièce
de Dennis Kelly. L’auteur britannique a fabriqué de
toute imagination un théâtre documentaire, une
tant de tabloïds. En confrontant le témoignage au
théâtre, espace de la fiction, Dennis Kelly trouble la
crédibilité de la parole et le pacte de croyance qui
lie la scène et la salle. Il révèle l’ambiguïté de cha-
que protagoniste, qui use aussi de la confession
et de la compassion comme posture médiatique et
représentation de soi. Justice, science, politique,
médias, famille, individu, théâtre… tous les dis-
cours se fendillent dans ce jeu de la vérité où finit
par poindre la duplicité des intérêts. « Il y a la vérité
Le metteur en scène Olivier Werner met en abyme le dispositif de confession télévisuel.
« pièce verbatim » pour reprendre l’expression en
vogue outre-manche, en s’inspirant de plusieurs
cas d’infanticides qui secouèrent la Grande-Bre-
tagne en 2007. Maniant les techniques journalis-
tiques, il mène l’enquête et interroge les acteurs
de cette histoire sous prétexte de trouver la vérité.
Face à la caméra qui renvoie l’image en direct sur
grand écran, se succèdent Donna, accusée de
meurtres après la mort de ses enfants en bas-âge
mais finalement relaxée faute de preuve ; Lynn, sa
mère, habile politicienne, écartée du Parti travailliste
par cette sale affaire, qui se lance seule dans la
campagne électorale et entend faire triompher la
juste cause ; le Docteur Millard, psychiatre, qui a
identifié un syndrome « Leeman-Ketley » poussant
des femmes à tuer par trop forte empathie…
Seul Martin, mari de Donna, se refuse à répondre
et dénonce l’obscénité de cette curiosité qui prend
la souffrance d’autrui comme sujet, à l’instar de
et ce que les gens croient être la vérité, tout est
question de point de vue. » Dans le rôle de Dennis
Kelly, le metteur en scène Olivier Werner dirige les
interviews et dévoile avec subtilité les revers du
comportement et de la sincérité des uns comme
des autres par un dispositif scénique qui reprend
les codes télévisuels tout en montrant le hors-
champ. Telle démarche supposait des comédiens
d’une parfaite justesse. Tous se glissent dans les
mailles de leur rôle avec un naturel déroutant,
prouvant le pouvoir du théâtre de faire advenir la
complexité du réel par l’illusion.
Gwénola David
Occupe-toi du bébé, de Dennis Kelly, mise en scène
d’Olivier Werner. Jusqu’au 5 février 2011, sauf mardi
à 19h à 21h, dimanche à 16h, relâche lundi. Théâtre
national de la Colline, 15 rue Malte-Brun, 75020 Paris.
Rens. 01 44 62 52 52 et www.colline.fr. Durée 2h.
Le texte a paru à L’Arche Éditeur. Puis du 9 au 11
février 2011, Le Préau CDR de Basse-Normandie, Vire.
© Elizabeth Carecchio
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la nuit
juSte avant leS forêtS
Un homme se lance dans une phrase folle. Une
phrase foisonnante, enfiévrée. Une suite d’aveux
tumultueuse et parfois trouble. Un homme – un
étranger, comme il ne cesse de le répéter – lance
le flot discontinu de sa parole pour exister aux yeux
Romain Duris dans le monologue de Bernard-Marie Koltès.
© Pascal Victor/ ArtcomArt
d’un inconnu rencontré au coin d’une rue, pour « le
retenir par tous les mots qu’il peut trouver » a dit
Bernard-Marie Koltès, le plus longtemps possible,
ou définitivement. Il lui parle de sa vie, des cho-
ses qui occupent son esprit, des questions contre
lesquelles il bute, cherchant un point de passage
qui ne semble pas lui apparaître, il lui parle des
impulsions qui le traversent, du monde dans lequel
il cherche une place, un moyen d’ancrer son exis-
tence. Il se livre à lui comme on ne peut, sans doute,
se livrer qu’à un inconnu rencontré par hasard, une
nuit comme une autre, une nuit pluvieuse, au détour
d’une marche sans but et sans grand espoir.
Écrit par Bernard-Marie Koltès à l’âge de vingt-huit
ans, La Nuit juste avant les forêts contient déjà les
grandes thématiques qui marqueront, plus tard,
l’œuvre de l’écrivain disparu en 1989 : la quête
d’amour, le rapport à l’étranger, la solitude, la pal-
pitation du territoire intime, l’exclusion, la violence,
la marginalité… Des thématiques dont Romain
Duris s’empare aujourd’hui avec force et agilité,
prouvant qu’il peut être aussi convaincant sur une
scène de théâtre que sur un plateau de cinéma.
Au sein d’une mise en scène pourtant sans inspi-
ration de Patrice Chéreau et Thierry Thieû Niang,
le comédien fait en effet preuve d’une présence
indéniable. Entravé par un lit d’hôpital qui vient
offrir – de façon complètement anecdotique – un
point d’appui réaliste au dépouillement de l’espace
scénique, Romain Duris confère au personnage
de La Nuit juste avant les forêts une dimension
terrienne, charnelle, en tout point corporelle. Bien
sûr, on est loin du voyage mental, abstrait, auquel
peut renvoyer ce texte flamboyant. Mais, si cette
vision très terre à terre du monologue de Bernard-
Marie Koltès réduit certaines de ses perspectives
littéraires et poétiques, il permet à son interprète
de révéler un sens du concret et un investissement
scénique sans faille. On découvre, ici, un comé-
dien ardent et talentueux, qui devrait, plus souvent,
venir arpenter les scènes de nos théâtres.
Manuel Piolat Soleymat
La Nuit juste avant les forêts, de Bernard-Marie
Koltès (texte publié aux Editions de Minuit) ; mise
en scène de Patrice Chéreau et Thierry Thieû Niang.
Du 19 janvier au 12 mars 2011. Du mercredi au
samedi à 19h. Théâtre de l’Atelier, 1, place Charles-
Dullin, 75018 Paris. Réservations au 01 46 06 49 24.
Durée de la représentation : 1h30.
L’acteur face à l’énigme du monde.
© Didier Leclerc