Pharmacodépendance et mésusage des psychotropes :

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Pharmacodépendance et mésusage des psychotropes :
résultats d’une enquête réalisée auprès de 49 pharmaciens
d’officine en Loire-Atlantique
" C. Victorri-Vigneau 1, P. Jolliet 1, 2, M. Bourin 1, 2
RÉSUMÉ. Les données provenant des travaux réalisés chez l’animal et des essais cliniques chez l’homme sont insuffisantes pour évaluer le
potentiel de pharmacodépendance des médicaments. À ces résultats fondamentaux doivent être ajoutées des données provenant d’études d’utilisation des médicaments en “conditions réelles” par les patients, concernés ou non par les indications AMM de ceux-ci. Nous avons donc
mené une étude épidémiologique prospective pour évaluer les mésusages liés à une pharmacodépendance aux médicaments psychotropes en
recueillant, auprès d’un réseau de pharmaciens d’officine en Loire-Atlantique, des renseignements sur les ordonnances “hors résumé des
caractéristiques du produit” et/ou falsifiées. L’objectif était double : lister et décrire les médicaments détournés de leur usage, et évaluer la
falsification des ordonnances (mode, profil du destinataire).
Mots-clés : Mésusage - Ordonnances falsifiées - Pharmacies sentinelles - Pharmacodépendance - Médicaments psychotropes.
L
es Centres d’évaluation et d’information sur les pharmacodépendances (CEIP) sont chargés, entre autres
missions, d’évaluer et de recueillir des données
concernant les usages abusifs ou les dépendances aux médicaments psychotropes. Des modèles animaux fiables et reproductibles permettent une détection rapide des pharmacodépendances au cours du développement du médicament (1).
Toutefois, le nombre relativement faible de sujets inclus et les
durées de traitement choisies lors des essais cliniques ne
permettent pas toujours d’évaluer précisément le potentiel de
pharmacodépendance des médicaments chez l’homme avant la
commercialisation. La méthode de surveillance la plus utilisée
dans le domaine de la pharmacodépendance est la notification
spontanée ; les limites de ce mode de fonctionnement ont rendu
nécessaire l’élaboration de nouveaux outils de détection. Certains programmes sont réalisés sous la forme d’une enquête
auprès de sujets pharmacodépendants fréquentant des structures de soins (2-4). Une autre méthode consiste à recueillir des
informations sur les ordonnances falsifiées (5, 6).
du carnet à souches. Nous nous sommes fixé l’objectif de ne
retenir pour cette enquête que les médicaments psychotropes
les plus prescrits en “mésusage” et ceux qui font classiquement
l’objet de falsifications d’ordonnances.
MATÉRIEL ET MÉTHODE
Le réseau, constitué de quarante-neuf pharmacies, est représentatif, sur le plan géographique, du département de la LoireAtlantique. Toutes les communes comportant plus de six pharmacies ont été représentées proportionnellement à leur taille.
Cinq pharmacies en zone rurale situées dans des communes
comportant trois pharmacies ou moins ont été sélectionnées.
Le recrutement des pharmacies est basé sur le volontariat.
Chaque titulaire d’officine a été contacté par la même personne
afin que tous les participants disposent des mêmes informations
concernant le protocole de l’étude, ses objectifs et la sélection
des cas.
L’enquête décrite ici est une étude épidémiologique prospective d’utilisation des psychotropes en “conditions réelles” ; elle
a été réalisée en collaboration avec les pharmaciens d’officine
au cours du printemps 2000, soit six mois après la suppression
La durée de notre enquête a été de deux mois. Le fait de travailler sur une courte période permettait d’éviter un effet de
saturation des pharmaciens. La participation a été de 100 %.
Sur les quarante-neuf pharmacies recrutées, six n’ont pas relevé
de cas pendant la période sélectionnée pour l’enquête.
CEIP, CHRU Hôtel-Dieu, 44093 Nantes Cedex 1.
EA neurobiologie de l’anxiété et de la dépression, laboratoire de pharmacologie, faculté de médecine, 44035 Nantes Cedex 1.
Deux types d’ordonnances ont été retenus :
! Les ordonnances qui émanent bien d’un médecin, mais
dont la prescription dépasse le cadre du résumé des caractéristiques du produit (mentions légales de l’autorisation de
mise sur le marché) en ce qui concerne les doses prescrites, la
1
2
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durée du traitement ou les contre- indications médicamenteuses. Concernant les indications, il est difficile pour un
pharmacien d’officine de juger de la pertinence d’une prescription, en particulier pour les psychotropes. Pour cette raison, nous avons limité la collecte des ordonnances hors indication aux morphiniques Skenan® et Moscontin®, utilisés en
traitement de substitution et non pour traiter la douleur.
En effet, le contexte de délivrance d’un stupéfiant justifie
un échange patient ou famille/pharmacien qui permet à ce
dernier de connaître l’indication du médicament de manière
certaine.
! Les “demandes abusives” de la part des patients. Plusieurs
types de requêtes constituent pour nous des cas :
– les falsifications au sens strict, c’est-à-dire les ordonnances
volées, photocopiées, surchargées, avec des médicaments
ajoutés ;
– mais aussi toutes les “tricheries”, demandes de renouvellement trop précoces et non justifiées, tentatives de présentation
d’une ordonnance déjà honorée pour obtenir des médicaments
sans avoir recours à une nouvelle consultation.
fin de la période de recueil. Les autres cas, non identifiés par
les pharmaciens, l’ont été par analogie (même pharmacie,
même date à quatre semaines d’écart, mêmes initiales du nom
et prénom du patient, même écriture de médecin quand l’ordonnance était manuscrite). Cela nous permet d’éliminer les
ordonnances “de complaisance” où le patient, contrairement
à la posologie indiquée sur l’ordonnance, prend un comprimé
chaque soir mais souhaite couvrir une période supérieure à
quatre semaines.
15 %
27 %
15 %
4%
13 %
5%
9%
Pour chaque cas retenu, les pharmaciens devaient compléter
une fiche de recueil comportant le profil du patient (sexe, âge,
connu ou non à l’officine), le profil du médecin (généraliste,
spécialiste ou hospitalier), les médicaments concernés et le type
de mésusage constaté.
RÉSULTATS
Cent quarante-deux cas ont été retenus, répartis comme suit :
– 118 cas concernent des prescriptions sortant du cadre du
résumé des caractéristiques du produit (RCP) ;
– 24 cas constituent des falsifications.
Analyse des prescriptions sortant du cadre du RCP
Nous retrouvons 49 % d’hommes et 51 % de femmes, soit un
nombre équivalent. Les patients recevant ces traitements sont
dans 82 % des cas connus dans les officines auxquelles ils présentent leurs prescriptions. Soixante-six pour cent des ordonnances recueillies émanaient de médecins généralistes.
Les benzodiazépines et apparentés représentent dans notre
enquête 72 % des médicaments utilisés en dehors des recommandations de l’AMM. La répartition entre ces médicaments
est représentée sur la figure 1. Les médicaments le plus fréquemment retrouvés sont les hypnotiques : le flunitrazépam
(Rohypnol®), la zopiclone (Imovane®) et le zolpidem (Stilnox®), avec des fréquences identiques (15 %). Dans 79 % des
cas, il s’agit d’une dose dépassée. Soulignons que, pour les
hypnotiques dont la durée de prescription est limitée à quatre
semaines, nous n’avons retenu, dans notre analyse des cas de
surdosage, que les cas où, pour le même patient, nous retrouvions deux prescriptions dans les deux mois couverts par l’enquête. Celles-ci ont été identifiées de deux manières différentes. Certains pharmaciens nous précisaient, sur la
photocopie de l’ordonnance du premier mois, “même ordonnance le deuxième mois”, l’envoi des cas n’étant fait qu’à la
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5%
7%
Rohypnol®
Noctran®
Imovane®
Skenan®
Stilnox
®
Efferalgan codéine
Mépronizine®
Durogesic®
®
Autres
Figure 1. Médicaments retrouvés dans les prescriptions sortant du
cadre du RCP.
Dans 3 % des cas, le problème est une durée de traitement
dépassée. Ce problème est très largement sous-estimé, car ce
taux de 3 % n’inclut pas les hypnotiques. Il semble acquis pour
tous que la durée de traitement pour ces médicaments est, sauf
exception, toujours dépassée. Toutes les prescriptions d’hypnotiques retenues dans notre analyse pour une dose dépassée
(nous n’avons retenu que les cas pour lesquels nous retrouvions
deux mois de traitement) pourraient être incluses dans les durées
de traitement dépassées. Il en est de même pour les ordonnances
éliminées de l’analyse, considérées par hypothèse comme étant
“de complaisance”.
Dans 6 % des cas, il s’agissait de sulfate de morphine
(Skenan®) utilisé par des toxicomanes en traitement de substitution ou non (dans tous nos cas, des hommes d’une trentaine
d’années, connus dans les officines, présentant des ordonnances
émanant de médecins généralistes).
Douze pour cent des cas comportaient une association contreindiquée. Celles que nous avons recueillies reviennent en fait
le plus souvent à des synergies d’effet dépresseur central entre
codéine et benzodiazépines ou apparentés. Il faut noter que,
dans la catégorie de médicaments étudiés dans notre enquête,
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contrairement à d’autres classes thérapeutiques, les contre-indications absolues sont très rares, si l’on excepte les IMAO, qui
ne figuraient pas dans notre étude.
Ordonnances falsifiées
Les deux tiers des falsificateurs ont moins de 50 ans, le sexratio est équilibré, ils sont dans plus de la moitié des cas connus
dans les officines où ils se présentent et, dans neuf cas sur dix,
c’est l’ordonnance d’un généraliste qui est utilisée.
La répartition des médicaments ayant fait l’objet de falsifications est représentée sur la figure 2. Dans la moitié des cas, il
s’agit de benzodiazépines (Témesta®, Lexomil®, Xanax® et
Rohypnol® pour l’essentiel). En ce qui concerne le sulfate de
morphine (Skenan®), qui vient ensuite, tous les falsificateurs
ont moins de 40 ans.
9%
48 %
DISCUSSION
Cette étude n’a pas pour objectif de donner une liste exhaustive et chiffrée des médicaments psychotropes qui sont le plus
utilisés en “mésusage”, ni de définir le profil de leurs utilisateurs : elle constitue une photographie représentative de la
Loire-Atlantique à un moment donné. Plusieurs biais ont été
susceptibles de fausser notre analyse :
– le choix des pharmacies (volontariat indispensable selon nous
pour des raisons de compréhension et de cohérence) ne peut
être attribué au hasard (7) ;
– le profil des pharmaciens ayant accepté (rigoureux, leurs officines sont moins fréquentées par des patients non respectueux
des lois) aurait tendance à faire basculer notre analyse dans le
sens d’une sous-estimation des cas ;
– la large échelle des réponses obtenues selon que le recueil a
été plus ou moins poussé. Elle ne nous a en effet pas posé de
problème d’interprétation, car notre analyse ne tient compte
que des problèmes objectifs. En effet, elle prend pour référence
les RCP du Vidal® 2000, c’est-à-dire les bases de prescription
qui alertent forcément tout pharmacien.
13 %
4%
4%
13 %
9%
Benzodiazépines
Antalgiques opiacés
Hypnotiques : Stilnox®, Imovane®
Skenan®
Antidépresseurs
Autres
Neuroleptiques
Figure 2. Médicaments retrouvés dans les prescriptions falsifiées.
Trois modes de falsification ont été détectés :
– Dans 46 % des cas, les prescriptions étaient falsifiées (ajout
de médicaments, surcharge sur le dosage ou la durée du traitement). Dans cette catégorie, les trois quarts des falsificateurs
ont plus de 40 ans et le sex-ratio est équilibré.
– Dans 29 % des cas, il s’agit d’ordonnances volées ou “scannées”, ou de l’utilisation d’une fausse identité. Dans cette catégorie, tous les falsificateurs sauf un ont moins de 30 ans ; dans
la moitié des cas, le médicament recherché est le sulfate de morphine (Skenan®), et dans un tiers des cas une benzodiazépine ;
les trois quarts de ces falsificateurs sont des hommes.
– Vingt-cinq pour cent des cas correspondent à des demandes
abusives sur ordonnances réelles ou à des chevauchements
d’ordonnances. Il n’y a pas d’âge prédominant, le sex-ratio est
équilibré, et, dans plus de la moitié des cas, ce sont les benzodiazépines qui sont recherchées.
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Les médicaments le plus fréquemment utilisés selon des posologies et/ou une durée hors AMM sont Rohypnol®, Imovane®
et Stilnox®. Rohypnol® est sur le devant de la scène médiatique
pour son utilisation particulière, à des doses très élevées, par
les toxicomanes en raison de l’effet de “toute-puissance” qu’il
peut entraîner. Une autre population de consommateurs est celle
des insomniaques sévères qui, pour certains, ont au fil du temps
augmenté la dose prise en raison d’une accoutumance. Nous
notons dans cette enquête un détournement identique des prescriptions en termes de fréquence de notification pour les trois
spécialités.
La réglementation limitant la prescription et la délivrance
des hypnotiques à quatre semaines pose de nombreux
problèmes :
! Le médecin soucieux de cette règle doit prescrire pour quatre
semaines ; mais, comme la plupart des consommateurs d’hypnotiques en prennent depuis des mois, voire des années, de
manière continue, il doit les revoir toutes les quatre semaines
pour prescrire à nouveau, en sachant, à ce moment-là, que même
s’il respecte la “forme” de la prescription, il ne respecte pas le
résumé des caractéristiques du produit, qui limite l’utilisation
à quatre semaines.
! En ce qui concerne le pharmacien : la règle de délivrance
suit celle de la prescription, mais il s’y ajoute un problème de
remboursement. Ne sont remboursables, en effet, que les médicaments prescrits dans un contexte respectant l’AMM. On imagine aisément le rôle d’interface délicat entre patient et médecin que le pharmacien est amené à jouer.
Le profil des falsificateurs est très différent de celui des utilisateurs hors AMM. Il s’agit de sujets pharmacodépendants
toxicomanes et conscients de l’être.
Les vraies falsifications sont-elles toutes détectées ? Il nous
semble qu’une étude sur la base de données médicales nomi97
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natives soit nécessaire pour juger réellement des prescriptions
concomitantes et des chevauchements d’ordonnances pour un
même patient. Le nomadisme médical et pharmaceutique en
France, l’anonymat obligatoire des fiches de recueil des
enquêtes, où ne figurent, pour le patient, que l’initiale du prénom et les trois premières lettres du nom, comme il est d’usage
en pharmacovigilance, rendent difficile, voire impossible, l’évaluation des falsifications plus astucieuses (fréquentation de plusieurs médecins à la fois, de plusieurs pharmacies à la fois, pour
obtenir une quantité plus importante de médicaments).
est un outil de détection ou d’alerte capable de cibler les nouvelles molécules utilisées par les sujets pharmacodépendants
ou les nouvelles formes d’abus.
La pharmacodépendance des médicaments pose un réel
problème de santé publique. Les actions locales, régionales
et nationales des CEIP sont un des moyens de pallier cette
#
carence.
R
CONCLUSION
Il nous semble indispensable que les praticiens des Centres
régionaux de pharmacovigilance (CRPV) et des Centres d’évaluation et d’information sur les pharmacodépendances travaillent de plus en plus en étroite collaboration avec les
pharmaciens d’officine : ceux-ci sont les professionnels de
santé qui se situent le plus à l’interface patient/prescription
médicamenteuse et qui travaillent sur les lieux mêmes où
se fournissent les sujets pharmacodépendants. Ce type d’étude
Remerciements
Les auteurs remercient chaleureusement
tous les pharmaciens du réseau Sentinelle®
qui ont bien voulu prendre un peu de leur temps
pour participer à cette enquête.
Nous leur sommes reconnaissants de ces échanges
aussi agréables qu’enrichissants.
É F É R E N C E S
B I B L I O G R A P H I Q U E S
1. Bourin M, Hascoet M, Jolliet P. Que peut-on attendre de l’évaluation des pharmacodépendances chez l’animal ? La Lettre du Pharmacologue 2000 ; 14 : 190-3.
2. Thirion X, Micallef J, Guet F et al. Dépendance aux psychotropes et traitements de substitution : tendances récentes. À propos de l’enquête OPPIDUM des
Centres d’évaluation et d’information sur les pharmacodépendances (CEIP)
d’octobre 1997. Thérapie 1999 ; 54 : 243-9.
3. San Marco JL, Jouglard J, Auquier P et al. Essai de mise au point d’une méthode
de surveillance des produits utilisés par les toxicomanes consultant dans les
services d’accueil. Thérapie 1993 ; 48 : 609-16.
4. San Marco JL, Jouglard J, Thirion X et al. Observation des produits psychotropes illicites ou détournés de leur utilisation médicamenteuse (OPPIDUM) :
cinq ans de surveillance des produits consommés par les toxicomanes à
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5. Lapeyre-Mestre M, Damase-Michel C, Adams P et al. Falsified or forged medical prescriptions as an indicator of pharmacodependence : a pilot study. Eur J
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6. Llau ME, Lapeyre-Mestre M, Damase-Michel C et al. Descriptif des méthodologies utilisées pour le fonctionnement des réseaux de pharmaciens des Centres
d’évaluation et d’information sur les pharmacodépendances ; propositions d’harmonisation. Comité des CEIP, 24 mars 1999.
7. Jeantaud I., Haramburu F., Bégaud B. Les traitements de substitution de la
dépendance aux opiacés : enquête auprès de pharmaciens d’officine en Aquitaine.
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