UNIVERSITE LYON 2 - Année Universitaire 2007-2008 Institut d'Etudes Politiques de Lyon - L'art de communiquer sur l'art : quelle place pour la critique dramatique ? Estelle Limoge Séminaire : Art, politique, management soutenu le 4 septembre 2008 Sous la direction de Mme Papaefthymiou Table des matières Remerciements . . 4 I- L'adaptation de la production critique aux transformations politiques et médiatiques : une réponse imposée par le système . . 9 A- Une politique culturelle inédite et ses répercussions dans l'espace médiatique : les innovations du Théâtre National Populaire (TNP) . . 1- Communiquer avec le public : l'idéologie d'un créateur mise en pratique . . 9 10 2- Publicité, relations publiques : des productions structurantes de l'espace médiatique . . 14 B- Pourquoi s'adapter : définition et enjeux de la production critique dans l'espace médiatique . . 1- Les clefs de la diffusion : des paroles savantes aux feuilletons journalistiques . . 2- Les enjeux de la réception : le créateur et le public . . C- Comment s'adapter : une production différenciée du texte critique . . 1- Presse spécialisée versus presse non spécialisée : les coûts de l'adaptation . . 2- Dépasser la différenciation : sur la voie de la distinction ? . . II- L'art de communiquer avec les créateurs : une réponse garantie par les producteurs critiques . . A- Etre producteur : les enjeux de la distinction . . 1- A la recherche d'un statut : professionnalisation et outils symboliques . . 2- L'oeil d'expert : trouver sa place dans le débat public . . B- Les ficelles du métier : travailler les outils de jugement . . 1- La critique normative : deux poids, deux mesures . . 2- Le Public, une entité vouée à l'arbitrage des juges . . C- Producteurs critiques et créateurs : l'inévitable mariage de raison . . 1-Se reconnaître et croire en l'autre : les bases d'une relation durable . . 2- Les termes du contrat : garantir le dialogue et la valeur artistique de la création .. Bibliographie . . Ouvrages . . Articles . . Littérature grise . . Articles en ligne . . Sitographie . . Annexes . . Résumé . . Mots Clefs . . 19 19 23 26 27 31 36 36 36 40 42 43 47 50 50 53 59 59 61 61 61 61 63 64 64 L'art de communiquer sur l'art : quelle place pour la critique dramatique ? Remerciements Pour leur encadrement et leurs conseils, je souhaite tout d'abord remercier les professeurs de l'Institut d'Etudes Politiques de Lyon qui ont suivi l'élaboration de ce travail et ont aidé à son aboutissement : Mme Papaefthymiou, qui a dirigé le séminaire Art, Politique Management et a permis d'initier et d'orienter cette étude, M. Sanier, qui a contribué à donner des pistes de réflexion utiles à la démarche. Pour son accueil et sa disponibilité, je remercie le personnel de la Maison Jean Vilar, à Avignon. En particulier Marie-Claude Billard, conservateur. La majeure partie des textes étudiés provient en effet des archives de la Bibliothèque Nationale de France conservées à Avignon et participe au processus fondateur de ce travail. Je tiens particulièrement à remercier M. Daniel Limoge et Mlle Laurie Monziols pour leur lecture attentionnée et leur qualité d'écoute. Ainsi que toutes les petites lueurs de l'ombre qui m'ont encouragé, guidé, écouté : Etienne, Violaine, Solange... « Entre le théâtre et sa critique, comme entre les spectacles et le public, il y a place pour un dialogue prolongé et fécond, à condition, précisément, que, dans ce dialogue, soit maintenue une certaine distance entre les uns et les autres, une ouverture avec ce que ce mot sous-entend à la fois d'adhésion, d'attention et de 1 libre choix » Tranche de vie dans un Centre Dramatique National, structure théâtrale publique dirigée par un metteur en scène, créateur connu et renommé, années 2000. Au service communication, le chargé des relations presse, relations publiques prend contact avec les journalistes locaux ou nationaux pour leur rappeler la prochaine création. Il leur notifie qu'il vient de leur envoyer un dossier de presse où ils peuvent trouver un résumé de la nouvelle création, une interview du metteur en scène, des précisions biographiques sur les comédiens... Le jour de la représentation, le chargé de relations presse s'empresse d'accueillir le journaliste, critique dramatique d'un instant. Ce dernier publie le lendemain un encart plus ou moins long...rédigé avec des bribes du résumé envoyé, mélangé avec quelques paroles du metteur en scène interviewé...Si les événements politico-économiques du jour provoquent un déchaînement médiatique, une simple annonce suffit...« Ce n'est pas une vraie critique » s'exclame alors le créateur lorsqu'est constituée la revue de presse, dans laquelle sont cantonnés tous les articles pour justifier de l'activité du théâtre devant les tutelles. Quelques mois plus tard, c'est l'effervescence dans la structure. Une des créations fait partie de la sélection pour recevoir le Prix du Syndicat de la critique. Le prix est gagné. La réussite est diffusée dans tous les supports de communication à disposition. Et toute l'équipe attend fébrilement l'année prochaine, pour une nouvelle création, et qui sait, une nouvelle récompense... Ainsi s'expriment les paradoxes qui entourent la communication artistique. Esprit critique, encart informatif, la frontière est devenue floue et le rôle de chacun peine à être défini. Intermédiaires entre le public et la création, les chargés de communication et de relations publiques cultivent l'art de la diffusion. Discours rodés, rencontres avec le public, relations soignées avec les relais médiatiques, la diversité des moyens est bien réelle. L'art de communiquer sur l'art est devenue une véritable profession qui semble, de fait, écarter la figure du critique dramatique, personnage de l'ombre à la plume acerbe, jadis capable de faire et défaire les réputations. Pourtant, le syndicat des professionnels de la critique l'affiche publiquement : « La critique professionnelle de 1 4 Bernard Dort, Théâtre Public, Essais critiques, p 23 LIMOGE Estelle_2008 Remerciements théâtre, musique et danse est clairement vivante. Elle continue à se battre pour être mieux lue, vue et entendue. » 2 Être lue par qui , être entendue par qui, la lutte symbolique de la profession souligne un mal de reconnaissance. Reste à savoir quels biais sont utilisés pour confirmer la légitimité d'un corps de professionnels en voie de disparition dans l'espace médiatique. Pour mieux comprendre les paradoxes contemporains, nous proposons dès lors un retour dans la France des années cinquante, période clef où la critique dramatique s'est vue confrontée aux enjeux de la diffusion. Le syndicat de la critique dramatique s'est constitué dans les années cinquante, avatar de l'association des critiques professionnels. Maîtres du discours, les travaux de ces professionnels restent amplement divulgués dans la presse écrite. Cependant, un tournant structurel s'amorce alors dans la vie théâtrale française, imposant un nouveau rapport avec « le public » envisagé comme une entité consacrée de l'art théâtral. L'heure du théâtre « service public » est arrivée et il convient de déployer les moyens nécessaires pour diffuser les oeuvres du créateur, en passant notamment par des techniques similaires à celles déjà employées par des structures privées telles que la publicité ou les relations publiques. Dans ce contexte, décentralisation et démocratisation sont les deux notions clefs qui dynamisent les actions menées par une frange engagée du secteur théâtral, bénéficiant du soutien d'acteurs politiques tels que Jeanne Laurent sous la IVe République ou encore André Malraux sous la Ve République. Il s'agit de partir à la conquête des masses populaires, privées jusqu'alors d'un art devenu élitiste et trop souvent réservé à une classe bourgeoise parisienne. Pour se faire, des structures théâtrales publiques sont installées en « province » grâce à la politique de décentralisation commencée de 1947 à 1952 et poursuivie sous le ministère Malraux de 1959 à 1969. Associée à une véritable idéologie qui consiste à prôner l'accès aux grandes oeuvres culturelles pour tous et par tous, le phénomène de démocratisation s'illustre également à travers des initiatives parisiennes telles que la création du Théâtre National Populaire au Palais de Chaillot en 1951. Nous ne souhaitons pas refaire ici le procès d'une politique qui a depuis été dénoncée par nombre de détracteurs. Action de prosélytisme, missionnaire ou pastorale, les qualificatifs sont nombreux pour décrier une conception universaliste de la culture qui, à l'arrivée, ne prêche qu'à des convertis. En revanche, nous essaierons de comprendre comment, dans cette configuration, le corps professionnel des critiques dramatiques a pu se distinguer de cette nouvelle manière de communiquer sur l'art et ce que révèle alors cette distinction de la véritable fonction occupée par ces derniers. En effet, le tournant initié dans les années cinquante introduit des techniques de communication dont les services de presse et de relations publiques présents dans le secteur théâtral contemporain peuvent en revendiquer l'héritage. Certes, dans les années cinquante, la professionnalisation des métiers de la communication n'est pas autant développée, le contexte socio-politique est tout autre et l'espace médiatique est lui aussi complètement différent. Pourtant les enjeux sont déjà soulevés de manière similaire : comment diffuser au plus grand nombre, comment mener une politique culturelle en gardant un équilibre financier, quels genres artistiques se prêtent le mieux à ces nouvelles techniques, quel discours tenir dans l'espace médiatique... Des interrogations qui se sont notamment concrétisées de manière emblématique dans une institution publique désormais célèbre à l'intérieur du secteur théâtral : le Théâtre National Populaire, installé au Palais de Chaillot à Paris. Jean Vilar, homme de terrain et metteur en scène reconnu, prend la direction du TNP de 1951 à 1963 et fait ainsi revivre une institution tombée en désuétude depuis les 2 www.syndicat-critique-tmd.fr/1.html LIMOGE Estelle_2008 5 L'art de communiquer sur l'art : quelle place pour la critique dramatique ? années vingt. Dans son ouvrage consacré au théâtre sous la IVe République, Geneviève Latour cite les 3200 places du TNP comme un des lieux les plus fréquentés par le public parisien3. Un public qui répond à un projet esthétique et social fondé sur la diffusion du patrimoine et l'élargissement de la base sociale du public, qualifié de culturalisme4. Ainsi, le TNP propose une configuration originale où le créateur devenu directeur d'une structure théâtrale est directement confronté aux enjeux de la diffusion, par idéologie mais aussi par nécessité financière. Une configuration où la critique dramatique peut apparaître comme un véritable obstacle à franchir pour réaliser la confrontation entre l'oeuvre et le public. Pensée généralement comme un intermédiaire entre l'oeuvre et le public, la critique dramatique a-t-elle encore les moyens d'exister matériellement, symboliquement ? Quels sont les outils dont disposent les professionnels pour justifier de leur activité face à des créateurs qui souhaitent privilégier la communication directe avec le public, utilisant des méthodes publicitaires et relationnelles qui visent à diluer les traits caractéristiques de l'activité critique ? Est-il finalement juste de penser uniquement la critique dans son rapport avec le public, le rôle d'intermédiaire se jouant également entre l'oeuvre et le créateur ? En s'appuyant sur l'étude d'un corpus de textes choisis parmi les retombées critiques du TNP dans la presse écrite, les lettres ouvertes entre critiques et créateurs et les outils de diffusion utilisés par le TNP, nous avons dès lors abouti au questionnement suivant : Comment le corps professionnel des critiques dramatiques trouve-t-il les moyens d'exercer une activité reconnue comme telle face aux nouvelles influences médiatiques attribuées aux services de communication et de relations publiques rencontrés communément dans le champ théâtral ? Pour la suite du raisonnement, il convient de faire un point sur les termes choisis. La notion de « critique dramatique » présente une ambiguïté méthodologique puisqu'elle peut renvoyer simultanément à un corps de professionnel ou à un texte écrit. Un individu exerce le métier de « critique dramatique » et écrit un texte qui peut être considéré comme de « la critique dramatique ». Afin de clarifier la situation, nous avons choisi d'utiliser les termes de production et producteur. Ainsi, les termes « production » ou « production critique » renverront au texte écrit, alors que les termes « producteur » ou « producteur critique » renverront au corps de professionnels. Ces notions doivent être opposées à celle de « créateur » qui définit l'artiste reconnu comme tel, auteur d'une oeuvre d'art identifiée comme telle. Inspirée par la sociologie de Pierre Bourdieu, cette terminologie nous permet d'aborder les enjeux du texte comme produit de l'espace médiatique, du statut ou encore de la professionnalisation de manière plus claire, en lien avec notre problématique initiale. Dès lors, notre démarche s'est déroulée en deux temps. Nous avons tout d'abord émis l'hypothèse qu'après 1945, le corps professionnel des critiques dramatiques se scinde en deux en opposant deux types de production : une production diffusée dans des journaux non spécialisés adoptant une logique informative / une production diffusée dans des journaux spécialisés signalant une logique d'isolement. Puis nous avons émis une seconde hypothèse formulée de la manière suivante : les deux types de critiques entretiennent cependant un dialogue privilégié avec les créateurs et restent les seuls juges de la valeur de l'oeuvre à l'intérieur du champ théâtral. Le public n'est qu'un argument esthétique parmi d'autres, une catégorie de jugement appartenant au langage artistique. 6 e 3 Geneviève Latour, Le théâtre sous la IV 4 Jean Caune, L'art du point de vue de la communication, p 117 République Taux de remplissage saisons 1960-61 : 89,68%, Simone Lacomblez LIMOGE Estelle_2008 Remerciements Pour mieux comprendre la montée des relations publiques et de la publicité en relation avec l'espace critique, nous avons notamment sollicité les éclairages de deux auteurs, Jürgen Habermas5 et Christopher Lasch6. Notre étude empirique est alimentée par un corpus d'une quinzaine de textes répertoriés en annexe. Comme nous l'avons signalé, ce corpus recoupe des retombées critiques du TNP dans la presse écrite, des lettres ouvertes entre critiques et créateurs et des outils de diffusion utilisés par le TNP. Nous ne prétendons pas à une analyse de discours qui suppose une méthodologie spécifique. Ce corpus est étudié pour mieux comprendre les positions des producteurs critiques par rapport aux nouveaux enjeux, les moyens de les affronter et de les surmonter. Cette étude nous permet également d'avoir une vision plus globale du champ étudié, soit le champ théâtral. Pour développer notre sujet, nous avons fait appel au modèle théorique de Pierre Bourdieu. La notion de champ peut être définie de différentes manières. Nous retiendrons ici la conception suivante : « Un champ (...) se définit entre autres choses en définissant des enjeux et des intérêts spécifiques qui sont irréductibles aux enjeux et aux intérêts propres à d'autres champs (on ne pourra pas faire courir un philosophe avec des enjeux de géographe) et qui ne sont pas perçus de quelqu'un qui n'a pas été construit pour entrer dans ce champ (...) »7 Dès lors, le champ théâtral peut se définir comme un espace de jeu où les individus évoluent, se positionnent dans des luttes de pouvoir où la possession de capitaux spécifiques au champ permettent de déterminer les gagnants des perdants. Dans la configuration étudiée, l'espace médiatique qui renvoie à l'ensemble des médias et des techniques de communication disponibles à une époque donnée peut apparaître comme un enjeu autour duquel se cristallisent les positions des producteurs critiques, mais aussi celles des créateurs, des détenteurs du pouvoir économique voire politique. Le modèle proposé par Pierre Bourdieu nous permet de mieux cerner les limites de notre sujet et d' apporter des éléments essentiels à la confirmation de nos hypothèses. Dès lors, nous démontrerons quelles sont les conditions matérielles d'adaptation de la production critique et comment ses producteurs et leur activité ont symboliquement les moyens d'être reconnus comme tels. Une démarche qui nous permet de comprendre comment le corps professionnel des critiques dramatiques trouve les moyens d'exercer son activité face aux nouvelles méthodes de relations publiques et de communication. Dans une première partie, nous aborderons les conditions de l'adaptation sous trois angles. Tout d'abord, nous montrerons comment la montée de la publicité et des relations publiques offre au créateur la possibilité de communiquer sur son art dans l'espace médiatique. Nous prendrons l'exemple des initiatives lancées au TNP et analyserons leurs conséquences et leurs implications concrètes. Puis nous montrerons en quoi la production critique peut être bouleversée par ces nouveaux enjeux en revenant sur l'histoire d'une profession et de la construction d'un produit, le texte critique. Enfin nous mettrons en avant les coûts de l'adaptation d'une production désormais différenciée en nuançant nos conclusions. En effet, le texte critique se voit diffusé dans la presse spécialisée et dans la presse non spécialisée en adoptant des logiques opposées. Un signe d'affaiblissement quant à la position du producteur critique dans l'espace médiatique qui ne doit cependant pas être surévalué. En effet, nous constaterons des signes de distinction qui nous 5 Jürgen Habermas, L'espace public, Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise 6 Christopher Lasch, Culture de masse ou culture populaire; La révolte des élites et la trahison de la démocratie 7 Pierre Bourdieu, Quelques propriétés des champs, p113 LIMOGE Estelle_2008 7 L'art de communiquer sur l'art : quelle place pour la critique dramatique ? amèneront à étudier comment les producteurs conservent une activité reconnue en misant sur un capital symbolique qui n'a pas perdu de sa valeur. Ainsi, dans une deuxième partie, nous montrerons comment les producteurs critiques peuvent être reconnus comme tels et en quoi ce statut permet de définir leur production. Tout d'abord nous suivrons les voies de la distinction qui permettent la consécration d'un statut tel que l'oeil d'expert dévoilé dans le débat public. Puis nous révélerons les ficelles du métier ou comment la critique normative impose le pouvoir symbolique des producteurs, le Public restant un simple élément du débat esthétique. Enfin nous cernerons l'utilité des professionnels dans leur relation avec les créateurs qui s'alimente d'un dialogue permanent où chacun se reconnaît dans l'oeuvre de l'autre. Au cours de cette étude, nous aborderons notamment les problématiques suivantes : les techniques utilisées pour communiquer sur l'art théâtral et les difficultés matérielles et symboliques que cela suppose, la place ambiguë du critique professionnel à la fois médiateur et prescripteur, les enjeux de la diffusion et de la reconnaissance pour un créateur. La configuration mise en place au TNP servira de fil conducteur à l'analyse. 8 LIMOGE Estelle_2008 I- L'adaptation de la production critique aux transformations politiques et médiatiques : une réponse imposée par le système I- L'adaptation de la production critique aux transformations politiques et médiatiques : une réponse imposée par le système Nous mettrons ici en lumière les transformations médiatiques et politiques qui ont bouleversé le champ théâtral en nous appuyant sur la politique des relations publiques initiée au Théâtre National Populaire. Dès lors nous verrons pourquoi la production critique a du s'adapter à ces nouvelles initiatives en revenant sur les conditions de production. Puis nous montrerons comment une production différenciée s'est imposée comme réponse adaptée aux transformations initialisées dans l'espace médiatique. A- Une politique culturelle inédite et ses répercussions dans l'espace médiatique : les innovations du Théâtre National Populaire (TNP) En France, les années cinquante marquent un tournant décisif dans le champ théâtral puisqu'elles sont le témoin d'une politique culturelle qui structure encore aujourd'hui l'univers artistique. Même si cette période marque un temps d'arrêt dans les premières initiatives de décentralisation qui ont permis la création de centres dramatiques nationaux en province, la création du Théâtre National Populaire dirigé par Jean Vilar de 1951 à 1963 peut être considérée comme un bouleversement qui a mis en exergue une politique de communication inédite. Nous avons choisi de nous intéresser particulièrement à cette institution car elle nous semble témoigner d'un rôle nouveau accordé aux créateurs et au public. Par le biais de l'espace médiatique, le public et le créateur entretiennent une relation directe qui tend à effacer l'espace critique. Pour Jean Fleury, la politique menée par Jean Vilar donne même au public les moyens de développer une contre-critique mettant à mal le 8 pouvoir des doctes et autres journalistes . Une réflexion qui suscite notre attention aux vues d'un champ théâtral contemporain où les relations publiques et les relations presse sont des services qui structurent les institutions et permettent aux créateurs de mieux communiquer sur leur art. Dès lors, il conviendra de distinguer ce qui est exclusivement lié au contexte sociopolitique de l'époque de ce qui peut être considéré comme un changement structurel, imposant des outils et des agents oeuvrant encore actuellement de manière similaire. Cela nous amènera à mettre en lumière la configuration de l'espace médiatique qui permet de faire apparaître des productions concurrentes à celle du discours critique. 8 Jean Fleury, Le public du TNP et la critique, p 63 LIMOGE Estelle_2008 9 L'art de communiquer sur l'art : quelle place pour la critique dramatique ? Ainsi, nous montrerons dans cette première partie comment et sous quelles formes des transformations politiques et médiatiques peuvent concurrencer la production critique en oeuvrant pour une communication culturelle en direction du grand public. 1- Communiquer avec le public : l'idéologie d'un créateur mise en pratique 9 En comptant environ 3000 places , le Théâtre National Populaire (TNP) s'affiche dans les années cinquante comme un lieu rénové où peuvent se rendre les Parisiens afin d'assister aux représentations de grandes pièces du répertoire classique. Faisant partie des trois seuls théâtres subventionnés de l'époque avec l'Odéon et la Comédie Française, il incarne l'idéologie d'un théâtre qui se veut populaire, accessible au plus grand nombre. Cette idéologie s'explique et se comprend dans un contexte d'après guerre qu'il convient ici d'éclaircir, afin de discerner ce qui a pu être reproché à cette politique de ce qui a pu être retenu à terme. Les politiques d'après-guerre poursuivent ce qui avait été commencé sous le Front Populaire, à savoir une politique théâtrale cherchant à combiner modernisation et 10 démocratisation . Enjeux culturels et éducatifs sont à l'ordre du jour, en lien avec les initiatives de terrain. L'heure est à la reconstruction. La France doit se relever des six années de guerre, se redonner les moyens de sa grandeur, célébrer son peuple de nouveau réuni. En octobre 1944 est créée une Direction des Mouvements de Jeunesse et d'Education Populaire au ministère de l'Education Nationale. Sur le terrain, le Manifeste de Peuple et Culture en 1946 donne suite à la communauté des maquis et illustre la volonté d'intégrer 11 le monde ouvrier dans la communauté culturelle nationale . Dans le champ théâtral, de nouvelles esthétiques émergent et l'engagement politique s'illustre à travers le théâtre à thèse, le théâtre philosophique ou même encore le théâtre de l'absurde. Opposés au théâtre bourgeois associé à l'image d'un théâtre de l'argent, ces créateurs se produisent sur les scènes parisiennes de la Rive gauche, laissant la Rive droite au théâtre de l'argent incarné 12 par le Boulevard et au théâtre de tradition comme la Comédie Française . Cependant, même si le théâtre engagé porte un projet éducatif qui pourrait s'apparenter à celui de la démocratisation, la politique culturelle ne s'appuie pas sur un terrain qui reste sujet à controverse. Le théâtre engagé est politique et donne à voir un reflet de la société qui ne pousse pas au consensus en traitant des sujets sensibles liés aux troubles de l'époque. Or, ce qui est recherché, c'est un théâtre par le peuple et pour le peuple, célébré dans une communion populaire à l'image du théâtre antique. Il convient de faire table rase du passé et d'éduquer les enfants de la République à ce qu'il y a de meilleur, leur donner accès à ce qui permet de célébrer la communauté française, dans son unité et sa grandeur. Analysant la démocratisation de la culture, Christopher Lasch propose la notion de « déracinement », supposant que la démocratisation « exigeait au préalable un programme éducatif ou un processus social (ou les deux) capable d'arracher les individus à leur contexte familier et d'affaiblir les liens de parenté, les traditions locales et régionales et toutes les forces 9 Ce qui fait du lieu un des plus grands théâtres parisiens : 2700 places (Bernard Dort, Un théâtre sans public, des publics sans théâtre) 3200 ( Geneviève Latour, Le théâtre sous la IV e République ) 10 11 12 10 Robert Abirached, La décentralisation théâtrale Jean Fleury, Le TNP de Vilar, une expérience de démocratisation de la culture, p80 Alain Viala, Le théâtre en France des origines à nos jours, p 435 LIMOGE Estelle_2008 I- L'adaptation de la production critique aux transformations politiques et médiatiques : une réponse imposée par le système 13 d'enracinement dans un lieu. » Une vision qui nous permet de mieux cerner les utopies communautaristes qui ont soutenu l'idéologie d'un théâtre populaire dans une période entachée par le déracinement, où chacun doit retrouver sa place. Dès lors, les actions d'un homme de terrain, Jean Vilar, sont apparues convaincantes, 14 illustrées par le succès quasi-immédiat du festival d'Avignon créé en 1947 . Rassembler la société dans la cérémonie dramatique relève d'un idéal partagé à la fois par un créateur et une institution étatique prête à s'engager, notamment grâce à l'action soutenue de Jeanne Laurent, sous-directeur du théâtre et de la musique au ministère de l'Education Nationale 15 qui souhaitait lancer à Paris un vaste théâtre ouvert au plus large public . Les motivations du créateur et celles de l'Etat ne se sont certes probablement pas justifiées de la même manière. Les écrits de Jean Vilar témoignent d'un engagement théorique illustré par la volonté de « réunir dans les travées de la communion dramatique le petit boutiquier de Suresnes et le haut magistrat, l'ouvrier de Puteaux et l'agent de change, le facteur des 16 pauvres et le professeur agrégé » comme il l'énonce dans le Petit Manifeste de Suresnes écrit à l'occasion du lancement du TNP en 1951. Le festival d'Avignon puis le TNP à Chaillot apparaissent comme la suite cohérente d'un parcours artistique qui privilégie une conception de la culture qui se doit être commune à tous. Son travail de créateur est pensé dans cet idéal, privilégiant les plateaux épurés, abrogeant les distances en supprimant le rideau de scène, fondateur d'une mise en scène claire, où les jeux de lumière prévalent. Le rejet d'une esthétique scénique chargée en décor, intimiste, caractéristique d'un théâtre bourgeois incarné par le Boulevard est évident. Pour Jean Fleury, l'idéal porté par Jean Vilar, qui s'exprime tout d'abord avec la création du festival d'Avignon, apparaît comme l'éveil d'une flamme, un espoir, une véritable renaissance succédant aux « ténèbres des années de guerre, comme aux turbulences de 17 la Libération. » Outre l'aspect emphatique, cette analyse nous permet de faire la jonction avec les motivations étatiques, qui se logent sans doute également dans ce nouveau souffle que propose le théâtre de Vilar. Il s'agit de redonner un sens à l'Etat, à ses institutions, à son peuple. Le Théâtre National Populaire reprend son titre qui lui avait été donné dans les années vingt, s'effaçant avec l'échec de Firmin Gémier. L'intervention publique initiée par Jeanne Laurent permet ainsi de redorer un sigle oublié qui s'exporte à l'internationale. En effet, la troupe du TNP débute rapidement des tournées officielles nourries des pièces du répertoire français. Molière, Racine, Musset, sont dépoussiérés et servis par de jeunes comédiens. Auteurs 18 contemporains et étrangers sont également programmés , le TNP se distinguant du temple du répertoire français, la Comédie Française, sous couvert de cette volonté démocratique qui propose d'ouvrir les portes des théâtres à ceux qui ne les ont jamais poussées. Un moyen également évident de faire rayonner la France, comme le souligne lucidement Jean Vilar dès 1944 : « Les théâtres nationaux coûtent cher. Ils coûtent à l'Etat, parce que l'Etat a pris en charge, et c'est sa noblesse, d'ouvrir les portes de ses théâtres à tous. Il y veut 13 14 15 16 17 18 Christopher Lasch, Culture de masse ou culture populaire, p 27 Jean Fleury, Le TNP de Vilar, une expérience de démocratisation de la culture, p81 Marion Denizot, Jeanne Laurent , une fondatrice du service public pour la culture, 1946-1952, p97-129 Jean Vilar, Le théâtre service public, et autres textes, p146 Jean Fleury, Le TNP de Vilar, une expérience de démocratisation de la culture, p81 A son ouverture, le TNP emporte un vive succès avec Mère Courage du contemporain allemand Bertolt Brecht LIMOGE Estelle_2008 11 L'art de communiquer sur l'art : quelle place pour la critique dramatique ? 19 voir représenter des grandes oeuvres bien présentées. » Noblesse et grandeur semblent faire partie intégrante d'une politique théâtrale conçue comme telle, incitant ses détracteurs à considérer le Théâtre National Populaire comme une véritable vitrine culturelle dont les objectifs « populaires » sont restés loin derrière. Nombreux sont ceux qui par la suite ont décrié cette démocratisation de la culture ainsi initiée puis récupérée dans le gouvernement d'André Malraux. Reste à noter que le processus doit être replacé dans son contexte historique, un contexte d'après-guerre qui n'excuse pas tout mais qui permet de mieux comprendre les choix effectués. Il convient dès lors de mieux cerner ce qui nous permet de considérer ces initiatives comme un tournant déterminant dans le champ théâtral. Créateur et public obtiennent en effet des rôles inédits qui font apparaître une nouvelle configuration dans le champ théâtral, faisant émerger les positions incontournables des annonceurs et métiers de la communication et relations publiques. Dans son ambition de faire partager au plus grand nombre ce qui a a été jusqu'alors réservé à une élite, Vilar présente le TNP comme un service public, « tout comme le 20 gaz, l'eau, l'électricité » . Il en devient le régisseur, accompagné dans sa tâche par un administrateur. Sous couvert de cette fonction, il n'en reste pas moins lié à un cahier des charges qu'il doit respecter scrupuleusement, ayant la responsabilité des deniers de l'Etat mais aussi des siens. Le TNP est en effet placé sous le régime de la concession, recevant une subvention modeste puisque responsable financièrement. De fait, Jean Vilar proclame son indépendance politique, notamment à travers la campagne de presse en 1952. Cependant, les contraintes imposées par un cahier des charges et un budget étatique nous accordent à penser que la vieille pratique du mécénat n'est pas exclue de cette configuration. Plusieurs épisodes confirment le poids des « commandes » qui évoluent en fonction du succès remporté. Ainsi, l'obligation de présenter des oeuvres lyriques fut retirée du cahier des charges en 1954 suite aux déficits financiers encourus lors des précédentes 21 représentations . Dès lors Jean Vilar privilégie les oeuvres du répertoire classique, dans une optique de démocratisation certes, mais aussi dans un soucis financier qui ne peut être minimisé comme le témoignent les paroles de Robert Abirached sans son hommage rendu à Jean Vilar : « C'est le répertoire, cependant, qui lui a posé des questions vraiment difficiles : adepte convaincu d'un théâtre actuel écrit pour les spectateurs d'aujourd'hui, il n'a pu le monter ni à Chaillot ni dans la Cour d'honneur à Avignon, lieux où il ne pouvait s'adresser à un public plus restreint sans mettre en péril les finances de son entreprise et 22 son objectif d'ouverture à tous. » Le créateur est ici directement confronté à l'enjeu financier, le revendique publiquement au travers de nombreuses conférences de presse et met fin au mythe de l'artiste romantique isolé dans sa tour d'ivoire, épargné par les réalités pratiques du monde qui l'entoure. Une position autonome et indépendante mais ancrée dans une réalité économique et politique qui ne peut être occultée. Une transformation qui l'oblige à repenser son rapport avec le public et les moyens concrets dont il dispose pour l'entretenir. Au-delà même de l'idéologie, afin de rechercher un équilibre entre enjeux financiers, artistiques et politiques. La recherche du grand public qui structure encore le champ théâtral contemporain se 19 20 21 22 12 Jean Vilar, Le théâtre service public et autres textes, p503 Ibid, p173 Ibid, p111 Robert Abirached, Philippe Avron, Hommage à Jean Vilar LIMOGE Estelle_2008 I- L'adaptation de la production critique aux transformations politiques et médiatiques : une réponse imposée par le système 23 concrétise à travers des moyens inédits . Ainsi, une véritable stratégie communicationnelle est déployée, proposant des innovations institutionnelles encore utilisées aujourd'hui. « Le 24 but d'un théâtre, c'est, entre autres, de maintenir le contact. » . Communiquer avec le public pour mieux assembler et unir reste le mot d'ordre, qui se différencie d'une logique participative où public et comédiens se rejoignent dans une même communion à l'image des modèles proposés en mai 1968. Il s'agit ici de penser une relation avec le public en disposant d'outils concrets pour l'entretenir. Jean Vilar n'est pas novice en la matière puisque des mesures telles que la distribution d'un dépliant intitulé Education et théâtre ont été lancées au festival d'Avignon. Le palais de Chaillot offre la possibilité de penser cette relation à grande échelle, où se confondent idéologie populaire et soucis de rentabilité financière. Ainsi, des mesures symboliques sont prises, les pourboires traditionnellement donnés aux ouvreurs sont supprimés, le prix des places restent moins élevé que dans les théâtres privés. « 1200 places à 100 francs valent mieux pour notre art que 300 places à 400 25 francs. » énonçait déjà Vilar en 1948. Les horaires des représentations sont avancés à 20h pour permettre aux spectateurs de rentrer plus tôt et casser l'image d'un art élitiste réservé aux soirées mondaines. « La tenue de soirée était interdite à la générale du Prince 26 de Hombourg » rapporte le quotidien, le Parisien Libéré . Le théâtre ne doit plus être le lieu d'apanage d'une classe, comme le confirme la mise en place d'abonnements. Permettant à l'origine de se distinguer en instituant une relation privilégiée entre le spectateur fortuné 27 et son théâtre, la pratique de l'abonnement prend ici une nouvelle dimension . Elle est en effet initiée à l'attention de groupements que sont les comités d'entreprise, les associations 28 culturelles, des établissements scolaires ou encore les mouvements de jeunesse . A travers cette cible, l'entité public prend corps et nous permet de mieux cerner ce qui est entendu par théâtre populaire. Ces collectifs deviennent de véritables partenaires relais 29 auxquels s'adressent directement l'administration du TNP . Une logique de fidélisation qui participe parallèlement à l'équilibre financier de l'institution. A hauteur de cinq créations pour une saison, l'abonnement du TNP installe une pratique qui fonctionne encore dans la plupart des théâtres publics contemporains. Tout comme la prospection dans les collectivités, aujourd'hui réalisée par les chargés de relations publiques, à l'époque par 30 le comédien Gérard Philipe . En ce sens, nous rejoignons Jean Fleury et son usage du terme « révolution » pour qualifier la mise en place d'une politique des publics au sein de cette institution. Le public est ainsi informé par des outils de communication pensés à son attention, à la mesure du budget public, en cherchant toujours à se distinguer des théâtres privés, chantres du Boulevard. Les programmes comportent le texte intégral de la pièce, 23 24 Alain Viala, Le Théâtre en France des origines à nos jours, p 463 Jean Vilar, Le théâtre, service public et autres textes, p167 A titre indicatif, à la même époque, les places de la Comédie Française pouvaient atteindre 1200 francs in Jean Fleury, Le TNP de Vilar, une expérience de démocratisation culturelle, p135 25 26 27 28 29 Robert Abirached, Philippe Avron, Hommage à Jean Vilar Le Parisien Libéré, 28 février 1952 Jean Fleury, Le TNP de Vilar, une expérience de démocratisation culturelle, p144 Ibid, p141 Cf les différentes lettres adressées aux associations, directeurs d'école, assemblées de jeunesse, in Jean Vilar, Le théâtre service public et autres textes 30 Simone Lacomblez, Jean Vilar ou le sens de la grandeur : de Saint-Clair à Chaillot LIMOGE Estelle_2008 13 L'art de communiquer sur l'art : quelle place pour la critique dramatique ? 31 accompagné de photographies de la représentation, sans publicité . Tracts et affiches sont envoyés aux associations du TNP, qui constituent un véritable réseau de fidèles, «Les amis » du TNP. Ils reçoivent le journal Bref, pilier de la communication interne, qui permet de relayer l'activité du TNP jusqu'en province. Dans le prisme de la démocratisation culturelle, certains verront l'échec d'une politique qui n'a pas su aller jusqu'au terme de ses ambitions, rassemblant un type homogène de public répondant au critère du cadre moyen, appartenant généralement au secteur 32 tertiaire . Nous retiendrons ici les innovations qui ont été pensées pour communiquer directement avec le public. Des innovations inspirées du fonctionnement des théâtres privés tant décriés mais qui ont su rassembler cinq millions de spectateurs après douze année d'activité. Dans des ambiances souvent festives, reflétant une communication externe bien réglée : « Quand il a été nommé directeur du TNP, l'ONU occupait les locaux du Palais de Chaillot, alors il a monté un chapiteau à Suresnes où il accueillait les spectateurs en musique, puis leur offrait un apéritif. Après le spectacle pouvait commencer. Quand le spectacle était terminé, le théâtre offrait un casse-croûte puis il y avait un bal. Le lendemain matin, on parlait avec les comédiens, on déjeunait et il y avait un deuxième spectacle. Il a répété ce type d'intervention à Aubervilliers, à 33 Issy les Moulineaux... » témoigne une spectatrice assidue. Et « toute la presse venait voir ses spectacles » rajoute-t-elle. En effet, la politique de relations publiques se pense en amont des répercutions médiatiques incarnées par la production critique, lui donnant les moyens de l'orienter. Par ailleurs, dans cette configuration, créateurs et annonceurs sont en mesure de diffuser des productions concurrentes à la critique telles que des encarts publicitaires ou des manifestations que nous pourrions associer aux méthodes d'événementiel utilisées actuellement. Une démarche qui s'explique également par l'apparition d'un espace médiatique où méthodes publicitaires et enjeux financiers sont désormais exacerbés. 2- Publicité, relations publiques : des productions structurantes de l'espace médiatique Ainsi, ce nouveau rapport avec le public appuyé par une politique de communication instaure un rapport inédit avec la presse écrite. En effet, les journalistes deviennent des véritables relais médiatiques sollicités directement par un créateur attaché à une institution publique. Certes, depuis le XIXe siècle et la multiplication des salles privées, l'espace médiatique présente des outils utiles aux directeurs de salle et aux artistes pour assurer leur promotion. Petites annonces, affiches, possibilité d'achat de critique de complaisance sont le lot de 34 nombreux journaux spécialisés . L'aventure du Théâtre National Populaire nous montre que le champ théâtral dans sa majorité est sujet à ce phénomène de promotion par la presse. Ce qui pouvait symboliser l'apanage du théâtre bourgeois dans le comble d'une logique de marché s'impose comme une nécessité dans une structure dirigée par un créateur qui 31 32 33 34 14 Jean Fleury, Le TNP de Vilar, une expérience de démocratisation culturelle, p 140 Anne-Marie Gourdon, Théâtre public, perception, p 63 Geneviève Latour, Le Théâtre sous la Quatrième République, p 65 Marc Martin, Histoire de la publicité en France, p 63 LIMOGE Estelle_2008 I- L'adaptation de la production critique aux transformations politiques et médiatiques : une réponse imposée par le système pourtant rejette une telle démarche : « En bref, il s'agit pour commencer de vouloir bien considérer le théâtre non plus comme une exploitation commerciale, mais comme une religion de l'homme. D'éloigner des temples tous ceux qui pendant des années n'ont été que 35 des marchands. » énonce le créateur en 1944. Une question de survie financière, que ne peut remplacer la meilleure volonté idéologique, si ce n'est tenter de la justifier. « Nous avons emprunté aux autres théâtres leurs méthodes de propagande et de publicité ; le but 36 seul nous intéressait » avoue Jean Vilar . Une question qui ne peut être occultée dans un espace médiatique où la forme d'un marché triangulaire regroupant éditeur, annonceur, 37 lecteur tend à s'imposer . En effet, l'épuration et la moralisation des structures avaient permis de relancer l'économie de la presse écrite, qui révélait l'euphorie contenue de la Libération. Mais très vite le marché s'essouffle, l'année 1947 symbolisant une crise majeure de la presse quotidienne 38 d'opinion . En 1950, le prix au numéro a quintuplé en trois ans. Malgré le renforcement de l'aide étatique, il convient dès lors de se tourner vers des moyens plus prolifiques qui permettraient de soutenir cette crise du lectorat. Introduit au XIXe siècle par Girardin, le recours à l'annonceur pour combler les manques à gagner de l'abonnement s'impose de fait. Le principe est simple : l'annonce, message payé par celui qui le fait insérer, rémunère 39 l'espace du journal qui est ainsi cédé . Une pratique qui se vulgarise dans les années 1950, période où le rapport à la publicité évolue. La France rattrape son retard face aux pays anglo-saxons, les pratiques publicitaires ne sont plus vouées au scepticisme et se multiplient. Le pouvoir des annonceurs s'affirme dans l'espace médiatique avec l'apparition des premières enquêtes sur les lectorats. Et le champ théâtral n'est pas épargné par ces nouveaux communicants. Faisant partie des premiers initiés, la critique de théâtre correspond, depuis le XIXe siècle à un espace privilégié par les annonceurs, où publicité 40 et rédactionnel s'interpénètrent étroitement . Une configuration que nous retrouvons de manière évidente dans les grands quotidiens des années cinquante, comme le Figaro, France Soir ou Le Parisien Libéré. Dès lors, la politique de relations publiques entreprise au TNP se nourrit de ces logiques commerciales qui permettent de diffuser la programmation dans tous types de support, s'adressant à tous types de lectorat. En effet, les journaux dits « populaires » tels que France 41 Soir ou le Parisien Libéré ne sont pas les seuls à relayer les activités du TNP. Ainsi, nous recensons une trentaine de titres différents dans la presse parisienne et nationale, à diffusion 42 plus ou moins élevée, confondant presse spécialisée et non spécialisée . A cela s'ajoute une dizaine de titres dans la presse internationale et régionale. La production critique constitue une partie de ce relais médiatique, mais elle se confond avec des productions concurrentes qui découlent directement des logiques énoncées précédemment. 35 36 37 Jean Vilar, Le théâtre service public, et autres textes p 504 Jean Vilar, Le théâtre service public et autres textes, p 168 Francis d'Almeida, C. Delporte, Histoire des Médias en France, de la grande guerre à nos jours, p155 38 39 40 41 42 Ibid, p155 Marc Martin, Histoire de la publicité en France, p 39 Marc Martin, Histoire de la publicité en France, p 63 F d'Almeida, C Delporte, Histoire des médias en France, p 169 Données recueillies suite à l'étude des microreproductions des recueils de presse constitués par le département des Arts du Spectacle, Bibliothèque Nationale de France, Paris, 1979 LIMOGE Estelle_2008 15 L'art de communiquer sur l'art : quelle place pour la critique dramatique ? Ainsi, le TNP possède des outils appropriés aux logiques médiatiques tels que le logo, créé par le publicitaire Marcel Jacno, rendu célèbre pour son conditionnement du paquet 43 de cigarettes Gauloises . Reconnaissable immédiatement par son style Didot hérité de la Révolution, ce sigle est imprimé sur toutes les affiches et les tracts, et se retrouve diffusé dans les encarts annonçant la programmation à venir. Certes, nous pouvons analyser ce logo tel un symbole d'identification, à l'image d'un « oriflamme républicain » réalisant l'idéal démocratique, comme le propose Jean Fleury. Toutefois, de manière plus pragmatique, il convient de rappeler que ce sigle a été conçu dans les règles du graphisme, penser la simplicité pour mieux rassembler, et faire consommer. Une marque qui a tellement bien prouvé son efficacité que l'enseigne actuelle du TNP situé à Villeurbanne utilise encore cette 44 construction graphique dans tous ses supports de communication . Parler de consommation culturelle en évoquant le TNP peut paraître excessif voire provocateur, mais l'analyse du phénomène des relations publiques par Jürgen Habermas nous amène à penser que les logiques proprement commerciales ne peuvent être occultées d'une telle démarche. Pour Habermas : « Le destinataire des relations publiques est « l'opinion publique » c'est à dire les personnes privées en tant que public et non pas 45 directement comme consommateurs » . Nous retrouvons ici ce que peut rechercher une politique de communication dans une institution culturelle du type TNP, à savoir toucher et rassembler le public en effaçant toute dimension commerciale et en privilégiant cette formation de l'opinion publique, où chacun possède les moyens d'exercer son jugement critique. Cependant, pour Habermas, l'émetteur, dont la fonction a vu le jour aux Etats-Unis et arrive en Europe après 1945, « dissimule ses intentions commerciales en leur donnant la 46 forme d'intérêts qui visent au bien commun » . Un bien commun qui peut prendre la forme d'un accès facilité aux oeuvres réservées à l'élite, d'une tentative de démocratisation de la culture. Inconsciente ou non, la démarche s'impose en pratique et répond aux exigences du terrain, financier du moins. En allant plus loin dans la réflexion, nous pourrions même identifier le créateur comme véritable « manager de relations publiques ». « Les managers de relations publiques ou bien réussissent à faire passer directement par les canaux de la communication un matériel publicitaire conséquent ou bien organisent au sein de la sphère publique certains évènements appropriés qui mettront en marche les appareils de communication 47 dans le sens prévu. » Dans cette configuration, il paraît assez évident que les journalistes qui se sont empressés de relayer les week-ends à Suresnes à l'ouverture du TNP en 1951 ont mis en marche les appareils de communication dans le sens prévu. D'autres actions se sont inscrites dans la lignée du festival de Suresnes, comme les diverses opérations de communication, apparentées à de l'évènementiel, qui ont ponctué l'espace médiatique en 1954. Ainsi, le quotidien national Libération annonce le 26 novembre 1954 que « Jean Vilar prépare la nuit Renault », dans le cadre d'une opération visant à ouvrir les portes du théâtre aux ouvriers de l'entreprise. Puis le 23 décembre 1954, le même quotidien titre « Jean Vilar offre aux poètes désireux de lire leurs oeuvres en public, les 3000 spectateurs au TNP ». Un effet 43 44 45 46 47 16 Colette Godard, Chaillot : histoire d'un théâtre populaire, p 26 Cf site internet : http://www.tnp-villeurbanne.com Jürgen Habermas, L'espace public, Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, p 201 Ibid, p 201 Ibid, p201 LIMOGE Estelle_2008 I- L'adaptation de la production critique aux transformations politiques et médiatiques : une réponse imposée par le système d'annonce un peu ambitieux mais qui porte tout de même ses fruits puisqu'à la suite de l'évènement, nous retrouvons dans la presse que « 2 000 personnes ont post-réveillonné au TNP avec les poètes. » Un manager de relations publiques qui apparaît donc fréquemment dans l'espace médiatique, photographie à l'appui. Par choix ou par obligation, la réponse est difficile à trancher. Le créateur sait utiliser les médias pour jouer le jeu de la transparence et communiquer plus facilement sur son activité. Interviews et conférences de presse réaffirment le rapport direct avec les journalistes, ce qui permet sans doute une meilleure maîtrise de ce qui est véhiculé, ou du moins une production alternative à la critique tant redoutée. Par ailleurs, ces techniques font partie intégrante des nouvelles pratiques du travail journalistique. L'interview et l'enquête se multiplient dans la presse, toutes opinions confondues. Ainsi, du 1er septembre au 4 octobre 1951, Le Figaro, quotidien national de droite modérée, lance dans sa rubrique réservée aux spectacles Sur la Scène et sur l'Ecran, une grande enquête parue sous le titre « Le théâtre a-t-il besoin de présentation somptueuse ? » où trois questions sont posées à plusieurs auteurs dramatiques. Au même moment, le quotidien à ligne communiste, l'Humanité, publie une interview de Jean Vilar à l'occasion de l'ouverture du TNP. Des pratiques qui ne laissent pas indifférente la presse spécialisée puisque la revue Lettres Françaises propose également 48 de s'entretenir avec la vedette de l'époque . Ce que nous nommerons ici le vedettariat devient également symptomatique de l'espace médiatique et conditionne une grande partie des productions. En effet, la technique de l'interview favorise la mise en lumière d'un acteur ou d'un metteur en scène « à la mode », plébiscité du grand public. Ainsi, le TNP possède son acteur phare, Gérard Philipe et nombreuses sont les coupures de presse de tout bord qui débutent en titrant : « Gérard 49 Philipe dans Le Cid. Le voici c'est Gérard Philipe... » , « Gérard Philipe fera exploser la 50 51 dernière bombe de la saison. » , « Pour la première fois, un homme, Gérard Philipe.. » . Le vedettariat s'appuie sur une communication simple, où le message peut être transmis rapidement, en véhiculant uniquement un nom ou une image qui sont directement associés à un lieu ou un spectacle. Pendant de l'affiche publicitaire qui connut ses heures de gloire dans les théâtres et music-hall du XIXe siècle, la photographie complète le rédactionnel, voire le remplace. Ainsi, nous remarquerons que nombreux journaux de province se contentent de 52 véhiculer le portrait de Gérard Philipe pour annoncer les représentations . Homme 53 charismatique directement issu du cinéma , son image occupe l'espace médiatique, des journaux féminins comme l'hebdomadaire Elle créé en 1945, aux quotidiens régionaux en passant par la grande presse nationale d'opinion. En outre, le théâtre classique et les pièces du répertoire favorisent la mise en avant des grands rôles souvent éponymes du titre de la pièce, permettant un regard accentué sur un seul des acteurs. Ainsi, Gérard Philipe tient la vedette en 1951 pour Le Cid, en 1953 pour Lorenzaccio, en 1954 pour Richard II, puis s'affiche au côté de Geneviève Page pour Les caprices de Marianne en 1959 en donnant lieu à ce que nous pourrions identifier comme un véritable battage médiatique. Figure de 48 49 50 51 52 53 Le 26 février1953, la revue titre : « Gérard Philipe nous parle de Lorenzaccio » Le Monde, 21 novembre 1951 Paris Presse, 22 mars 1952 L'aurore, 3 mars 1952 Cf Annexe n°2 bis Il connaît un succès populaire pour le film Le Diable au corps LIMOGE Estelle_2008 17 L'art de communiquer sur l'art : quelle place pour la critique dramatique ? proue du TNP, l'acteur paraît difficilement critiquable, même à l'étranger où les tournées remportent un vif succès. Dès lors, nous pouvons nous interroger sur la pertinence d'une production critique énoncée dans un espace médiatique où s'entrechoquent images et annonces. La configuration d'une chronique du journal canadien The Montreal Star donne un exemple assez significatif de ce que peut provoquer un espace médiatique envahi par les logiques promotionnelles. En effet, le 3 octobre 1958, le quotidien titre « Gerard Philipe Stars in de Musset Revival », puis consacre un second article à la tournée de la troupe française, le 9 octobre 1958. Dans ce second article, le portrait de Gérard Philipe, photographié de plein pied, en costume, le regard inspiré, tranche l'article critique en deux, occupant la place centrale, 54 focalisant de prime abord l'attention du lecteur . Sous titré « Gérard Philipe...played most sensitively », le lecteur s'attend dès lors à découvrir l'éloge d'un comédien imposant, ayant rempli son rôle comme il convient. Pourtant, arrivé aux trois-quarts de l'article, il découvre une prestation plutôt modeste, éclipsée par ses partenaires : « Gerard Philipe's Rodrigue was rather swamped by Miss Casares 's tempest. Philipe makes the role his own but it is not a commanding performance. From where I sat his Cid seemed to lack the bravado or the ability to rout the Moors and save his homeland. He was at his best in his scenes with Chimene which for the 55 most part he played most sensitively” Anecdotique, cet épisode ne reste pas moins révélateur d'une parole ébréchée par le diktat de l'image dans une configuration qui, outre Atlantique, est déjà considérée comme le « star system ». Le cas de Gérard Philipe n'est pas isolé et les vedettes de l'époque font la couverture 56 des revues spécialisées . Des mécanismes qui installent une vision uniforme d'une offre théâtrale pourtant dotée d'une certaine diversité. Certes, notre démarche nous a conduit à privilégier l'étude approfondie d'un corpus de productions critiques qui rassemblaient exclusivement des coupures du TNP. Les biais de la méthode choisie ne nous permettent pas d'avancer de manière impérative que l'espace médiatique ne recouvre pas cette diversité. Toutefois, nous pouvons en avancer l'hypothèse aux vues des autres supports que nous avons consulté en parallèle et qui ne concernaient pas nécessairement la presse du TNP. Dès lors, nous pouvons nous interroger sur l'activité critique. Sa tâche ne devrait-elle pas permettre de nuancer ces afflux publicitaires en proposant des discours alternatifs ? Reste que celle-ci doit s'adapter à ce nouvel espace médiatique pour trouver les moyens de l'alternance. En effet, la production critique se réalise dans l'échange et la diffusion afin de se distinguer en tant que tel. Les éléments de la réception doivent être identifiés afin de mieux cerner quels sont les outils dont disposent la production pour s'adapter et trouver une position reconnue dans le champ théâtral. Comme pour les relations publiques ou la publicité, les producteurs critiques partent ils à la conquête du grand public ou s'adressent-ils uniquement aux créateurs ? 54 55 Cf Annexe n°3 bis 56 18 Cf Annexe n°3 bis Cf Annexe n°4 bis LIMOGE Estelle_2008 I- L'adaptation de la production critique aux transformations politiques et médiatiques : une réponse imposée par le système Ainsi, nous proposons dans une deuxième partie de revenir sur les conditions de la production pour mieux comprendre pourquoi et comment la production critique s'adapte à cette nouvelle configuration de l'espace médiatique qui vise à donner une position dominante aux initiateurs des relations politiques et politique de communication à l'intérieur du champ théâtral. B- Pourquoi s'adapter : définition et enjeux de la production critique dans l'espace médiatique Nous montrerons ici quels sont les éléments qui nous permettent de penser la critique dramatique comme une production immergée dans l'espace médiatique, et dès lors, pourquoi il est nécessaire qu'elle s'adapte aux transformations médiatiques et politiques. Au fil des époques et des régimes politiques, ce genre littéraire a évolué en gardant cependant des fonctions caractéristiques qui font de lui et de ses producteurs des éléments clefs du champ théâtral. Dès lors nous montrerons qu'à l'interface entre le créateur et le public mais aussi entre l'oeuvre et le créateur, les producteurs du discours critique savent jouer de cette position intermédiaire pour mieux assurer la rentabilité de leur production et conserver l'art de discourir sur l'art. 1- Les clefs de la diffusion : des paroles savantes aux feuilletons journalistiques Afin de cerner la production du discours critique dans l'espace médiatique, des paroles érudites aux feuilletons journalistiques, nous proposons une analyse découpée en deux 57 temps qui s'appuie sur les notions de première et deuxième modernité . Mentionnés par Alain Viala, ces deux âges identifient deux moments clefs qui ont conditionné la production et sa diffusion et nous permettent de penser la production comme immergée dans l'espace médiatique : l'invention de l'imprimerie au XVe siècle et la presse à grand tirage au XIXe siècle. Ainsi, nous montrerons quels sont les traits principaux qu'il convient de retenir de cette production pour mieux comprendre les enjeux qui interpellent ses producteurs lors du processus de diffusion. Historiquement, l'apparition d'un discours critique pourrait coïncider avec l'arrivée du théâtre à texte au XVe et XVIe siècle. A la Renaissance, l'imprimerie se développe grâce à un contexte politique et social favorable à l'exploitation de cette invention technique. La diffusion des textes anciens, datant de l'Antiquité, donne lieu à des relectures qui propulsent le théâtre comme genre écrit et bouleversent la tradition d'un art oral et festif perpétué 58 jusqu'au Moyen-Age . Spectacles perdus sont ainsi redécouverts tout comme les traités antiques qui permettent d'accompagner l'art théâtral d'écrits théoriques. Les professeurs, traducteurs et savants aiguisent leur esprit critique et proposent un 59 regard inédit sur ces textes oubliés . Ils apparaissent ainsi comme les nouveaux théoriciens 57 Alain Viala, Histoire du Théâtre, p 46et p 78 58 59 Alain Viala(Ed), Le théâtre en France des origines à nos jours, p 114 Ibid, p 124 LIMOGE Estelle_2008 19 L'art de communiquer sur l'art : quelle place pour la critique dramatique ? d'un art repensé dans ses techniques comme dans son esthétique. D'abord traduit en Italie puis diffusé en France, l'ouvrage Poétique d'Aristote donne lieu à de nombreux commentaires et symbolise cet engouement pour les oeuvres anciennes. Dans ce recueil, les théoriciens lisent avec attention les analyses formulées sur la représentation, la tragédie et la poésie et en retirent les bases du théâtre classique, forme artistique dominante du XVIIe siècle. Cependant, pour Maurice Descotes, cet apport critique que suppose la relecture des textes et traités théoriques ne constitue pas l'apparition d'une production spécifique qui pourrait être qualifiée de « critique dramatique ». Pour cet auteur, la production critique ne peut être pensée hors du contexte social dans lequel elle est diffusée. Elle prend du sens et se construit dans l'échange entre les individus et ne peut pas être pensée indépendamment de cet échange. La production critique doit être diffusée pour que ses producteurs existent socialement. Ainsi, ces théoriciens n'existent pas socialement en tant que producteurs critiques car il leur manque une audience dans le champ théâtral. « Le théoricien dramatique 60 n'est pas encore un critique dramatique car il n'est écouté de personne » énonce-t-il. Cette réflexion soulève une part importante de l'activité critique en tant que production réalisée par un groupe social identifié. En effet, pour acquérir une valeur, ne serait-ce qu'une valeur d'usage, le discours critique doit être diffusé et réceptionné. Enoncer une théorie artistique ne suffit pas ; celle-ci doit être partagée, alimentée, voire reformulée. Le début du XVIIe siècle correspond à l'essor de la vie théâtrale en France, ce qui permet notamment l'émergence d'une production intensifiée, où les théories découvertes au siècle dernier servent de matières premières. Celles-ci sont retravaillés, en lien avec l'activité théâtrale contemporaine, et permettent aux producteurs de se distinguer. Vers 1630, ils sont quelques centaines à s'être constitués en milieu de doctes, dans le groupe social des Lettrés 61 constitués de professeurs, traducteurs, juristes . Ainsi, il ne s'agit pas uniquement de relire la théorie d'Aristote mais surtout de se l'approprier et de la diffuser dans les milieux attentifs pour faire voix d'autorité auprès de ses pairs. Il convient de révéler et imposer ce qui doit être pour que l'oeuvre soit considérée comme valable. La critique «normative » est née. L'apparition de la règle des trois unités fournit un exemple significatif de ce type de discours qui impose des normes et des critères que se doivent de respecter les créateurs. La règle des trois unités mentionne que l'action théâtrale doit se dérouler dans une même journée, un même lieu, avec un nombre d'évènements réduits, le tout dans un souci de vraisemblance. Les notions d'unité et de vraisemblance proviennent directement des écrits d'Aristote dans lesquels celui-ci énonce le concept de mimesis. Art de la représentation, le théâtre doit ainsi imiter, simuler -mimesis- la réalité pour mieux permettre l'exaltation des émotions qui fait de cet art un véritable exutoire pour les spectateurs -la catharis-. Dès lors, les discours formulés autour des textes antiques et de ces notions conditionnent certaines créations du XVIIe siècle. Nous retiendrons ici l'impact significatif des discours du poète Le Chapelain sur la pièce de Corneille, Le Cid. En 1630, le poète 62 Le Chapelain publie un texte intitulé Lettres sur la règle des vingt-quatre heures . Cette lettre s'appuie sur les concepts aristotéliciens de mimesis et de catharsis pour asseoir la 60 61 62 20 Maurice Descotes, Histoire de la critique dramatique en France, p 13 Alain Viala, Le théâtre en France des origines à nos jours, p 54 Ibid, p 182 LIMOGE Estelle_2008 I- L'adaptation de la production critique aux transformations politiques et médiatiques : une réponse imposée par le système règle des trois unités. En 1637 ce même poète juge la pièce de Corneille non conforme à 63 la vraisemblance et ce dernier remanie alors sa pièce en 1660 . A caractère normatif, ces discours se nourrissent également de considérations esthétiques qui se retrouvent aisément à la lecture des textes anciens. Apport essentiel de la production critique, l'aspect esthétique ne doit pas être négligé par les producteurs. Dans les écrits d'Aristote, il justifie ainsi le respect même des unités comme le suggère le Chapitre VII au sujet des « belles tragédies » : « puisqu'il faut que ce qui est beau-un être vivant aussi bien qu'un objet résultant de l'agencement des parties- non seulement ait des éléments placés dans un certain ordre mais aussi possède une étendue qui ne soit pas le fruit du hasard, il s'ensuit que, de même que le corps et les êtres vivants doivent avoir une certaine étendue, mais que le regard puisse aisément embrasser, de même les histoires doivent avoir une certaine longueur mais que la mémoire puisse aisément 64 retenir. » Ainsi, pour apparaître comme influent et faire que ses producteurs existent socialement, le discours doit se nourrir de théories esthétiques adaptées et repensées dans un contexte contemporain à la création. Il doit, par là même, être diffusé dans un milieu qui reste pour l'instant relativement clos. Les producteurs sont, pour l'essentiel, des savants ou des artistes qui appartiennent à la frange éduquée de la population. Constituant un milieu de spécialistes, l'aspect normatif de la production reste le plus significatif de cette période. Concernant les producteurs, un dernier trait constitutif semble émerger : ce sont des juges qui interprètent les lois. Et cela donne lieu à d'incessantes querelles qui nourrissent les discussions. La marge d'interprétation oppose les Anciens et les Modernes, les Réguliers et les Irréguliers. Chacun choisit son camp, ou tente une troisième voie, à l'image du philosophe des Lumières, Diderot. Un philosophe qui appartient à une période trouble, où les prises de position se font plus nettes mais restent diffusées à petite échelle. Une sorte de bouillonnement, une période pré-révolutionnaire. Le XVIIIe siècle est marqué par la mort de Louis XIV et met fin à la censure morale 65 et religieuse instaurée pendant le règne du Roi Soleil . Le début du siècle apparaît comme une période de transition, nécessaire à l'éveil des esprits, la fin du siècle comme l'accomplissement des Lumières, mouvement intellectuel, culturel et scientifique porteur d'esprits éclairés. Jürgen Habermas identifie la période pré-révolutionnaire comme un moment clef de l'histoire française où les discussions qui ont lieu dans les salons et les cafés provoquent la naissance d'une sphère publique bourgeoise, contre-poids au pouvoir 66 absolutiste . Il mentionne alors la figure du critique comme « arbitre des arts », qualificatif pertinent du jargon de l'époque qui souligne l'activité d'un amateur dont les opinions sont 67 énoncées au cours des conversations . Un de ces plus célèbres « amateurs éclairés » dans le champ théâtral reste Diderot, qui livre en 1779 une version finale d'un Paradoxe sur le comédien. Fasciné par le théâtre, le philosophe signe un ouvrage critique qui préconise notamment un jeu d'acteur inédit, insistant sur une mise à distance nécessaire de l'acteur 63 64 Ibid, p 184 Aristote, Poétique, p 96 65 66 67 Maurice Descotes, Histoire de la critique dramatique en France, p 89-107 Jürgen Habermas, L'espace public, archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise Ibid, p 51 LIMOGE Estelle_2008 21 L'art de communiquer sur l'art : quelle place pour la critique dramatique ? 68 avec son personnage . Jouissant d'une influence limitée à l'époque, le traité est redécouvert dans les années cinquante avec l'arrivée du théâtre brechtien et du principe de distanciation. Traité savant et discours érudit font ainsi partie de la production critique qui impose ses producteurs comme faiseurs de normes, prescripteurs. Cependant, l'entrée dans la seconde modernité est marquée par de nouvelles conditions de production qui impliquent l'émergence d'un nouveau type de discours critique lié à la professionnalisation de ses producteurs. Ces transformations surgissent dans une sphère théâtrale marquée par la scission entre institution nationale et marché du spectacle, au XIXe siècle. Ainsi, la presse à grand tirage bouleverse la sphère médiatique à la fin du XIXe siècle, période souvent identifiée comme l'âge d'or de la presse écrite. La grande loi sur la liberté de la presse de juillet 1881 permet une exploitation justifiée de cette innovation technique, survenue dans un régime politique libéral. Pour Maurice Descotes, cette fin de siècle 69 correspond à la période la plus faste de l'histoire de la critique dramatique . En effet, la presse écrite est devenue le bastion de feuilletons journalistiques tenus par des individus qui rapportent l'actualité de la vie théâtrale. Du simple amateur d'art officiant dans les milieux privilégiés, la production critique se voit désormais tenue par des journalistes rémunérés à la tâche. La formation de l'association des critiques professionnels en 1877 confirme cette professionnalisation de l'activité. Ainsi, il semblerait que des logiques de diffusion priment sur celles d'innovation et de réflexion. Nous ne pouvons occulter l'image de l'écrivain « raté » ou en devenir qui se livre à la tâche ouvriériste d'une critique hebdomadaire dans un des nombreux journaux parisiens. Néanmoins, cette apparition du travail journalistique dans la production critique n'a rien d'étonnant. Les conditions de son apparition peuvent être lues dans les transformations apportées par la seconde modernité. En effet, le travail journalistique accompagne un enrichissement de la vie théâtrale dont les deux principales manifestations sont l'apparition de la scène romantique et du théâtre bourgeois. Le drame romantique vise à opposer de nouvelles règles aux classiques et donne lieu à de célèbres querelles, comme la bataille 70 d'Hernani en 1830 . Le théâtre bourgeois représente les deux tiers des deux-cent à quatrecent pièces créées chaque année avec deux genres nouveaux qui s'imposent sous le signe 71 du divertissement : le vaudeville et l'opérette . Le marché du spectacle devient prometteur et une critique théâtrale spécifique se développe. Le public bourgeois qui assiste aux spectacles peut lire leur critique dans le journal qu'il consulte quotidiennement. La figure la plus imposante de la fin du siècle reste Francisque Sarcey, célèbre chroniqueur du journal Le Temps. Symbole de cette nouvelle production, le professeur devenu journaliste s'efforce lui aussi de tenir un discours normatif adressé à un lectorat qui dépasse le cercle fermé des érudits. Défenseur du « sentiment de convention », il formule ainsi des conventions théâtrales qui doivent être respectées par les créateurs pour faire leur effet sur le public bourgeois. «La convention tolère un premier amant à une femme, 72 elle provoque les sifflets si la femme en prend un second. » Provoquant mais apprécié, le discours de Francisque Sarcey froisse cependant une autre frange de la production qui tend alors à se démarquer de cette nouvelle critique des journaux. Emile Zola, écrivain naturaliste 68 69 70 71 72 22 Diderot, Paradoxe sur le comédien Maurice Descotes, Histoire de la critique dramatique en France, p 390 Alain Viala, Le théâtre en France, des origines à nos jours, p 336 Ibid, p 349 Maurice Descotes, Histoire de la critique dramatique en France, p 317 LIMOGE Estelle_2008 I- L'adaptation de la production critique aux transformations politiques et médiatiques : une réponse imposée par le système et auteur à succès de cette fin de siècle, rejette massivement ce nouveau procédé et appelle 73 à une rénovation de la critique . Une scission qui ne reste cependant pas propre au champ théâtral et peut également se remarquer dans d'autres disciplines artistiques. A l'image des répercussions du terme « impressionniste » lancé par un journaliste et fondateur d'un courant de peinture les plus célèbres de cette fin de siècle. Pourtant, la critique des journaux devient légitime car lue, partagée et diffusée au même titre que les discours tenus par des savants et autres érudits. Afin de fermer la chaîne du processus de production, il s'agit à présent de s'intéresser à ceux qui réceptionnent le discours critique. Nous ne proposerons pas ici une étude empirique mais essaierons de discerner à l'aide de pistes théoriques quels sont les éléments qui permettent de clore le système et de donner sa valeur au produit final. Dans ce processus, les créateurs apparaissent comme les premiers visés par la production critique. Cependant, l'élargissement de l'espace médiatique a permis au producteur de se penser comme médiateur entre la salle et la scène et a imposé le public comme récepteur. La figure journalistique propose d'être rapporteur plutôt que prescripteur auprès du public. Néanmoins, les enjeux que recouvre la notion de public dans le champ théâtral semblent dépasser les simples logiques de diffusion et nous amènent à relativiser la réception par une entité trop souvent indéfinie ou mal définie par le discours critique. 2- Les enjeux de la réception : le créateur et le public Depuis l'origine jusqu'aux formes plus récentes du discours critique, nous avons remarqué que ce sont les théories, leur caractère normatif et leur actualisation qui intéressent la production critique. Diffusées dans l'espace médiatique, ces théories sont le plus souvent appliquées aux oeuvres des créateurs. Ces derniers restent dès lors les premiers visés par les producteurs. A la fois sujet et objet du discours critique, ils sont consacrés ou rejetés par un produit non standard, qui présente la particularité de s'adapter à chacun d'entre eux. Une démarche productive qui permet notamment au théâtre, milieu dans lequel créateurs et producteurs évoluent conjointement, de prendre une véritable dimension artistique. En visant les créateurs avec leurs outils dogmatiques, les producteurs de discours critique clôturent un système de production qui s'inscrit dans le marché de l'art. Ainsi, au sens grec teckné, l'art renvoie à un « ensemble de procédés qu'il faut connaître 74 et maîtriser pour agir et faire ce que l'on vise. » Cette conception de l'art comme technique fait dès lors émerger la spécificité de l'art théâtral qui présente la particularité de faire appel à des techniques variées, maîtrisées par trois principaux corps de techniciens que sont l'auteur, l'acteur et le metteur en scène. Décorateurs, costumiers, maquilleurs font partie de l'équipe créatrice et il arrive également que la production critique les utilise. Au fil des siècles, ces différents corps se sont distingués dans l'art de la représentation et cette distinction a été appuyée par la production critique, qui adapte son offre à la demande, ou du moins scrute l'évolution du cours des matières premières. Chez les Grecs, au Ve siècle avant Jésus Christ, ce sont les poètes ou les acteurs qui doivent être jugés par les kritaï lors d'un concours organisé pendant les fêtes en l'honneur de Dyonisos. Le consentement des juges fait d'eux des artistes, maîtres de leur technique. Du XVIe au XIXe siècles, l'auteur devient celui qu'il faut ou non consacrer, l'apparition du texte de théâtre apportant une technique nouvelle dans l'art de la représentation. La critique de 73 74 Chantal Meyer Plantureux, Un siècle de critique dramatique, Préface Viala Alain, Histoire du théâtre des origines à nos jours, p 19 LIMOGE Estelle_2008 23 L'art de communiquer sur l'art : quelle place pour la critique dramatique ? théâtre fut longtemps associée à la critique littéraire, ce qui ne lui permettait pas dans cette visée de trouver les véritables outils de sa distinction. Le XIXe fut le siècle des « Monstres Sacrés », acteurs charismatiques encensés et adulés, imposant leur performance technique 75 telle que la vocalisation sur le devant de la scène . Enfin, l'apparition du metteur en scène allait apporter une dernière pièce à la construction critique. L'invention de l'électricité a en effet permis d'éclairer un corps de professionnels jusqu'alors resté dans l'ombre, n'ayant 76 pas les moyens techniques pour exercer son art . Dès lors, la réception par les créateurs permet aux producteurs de miser sur un des aspects les plus rentables de leur production, à savoir la dimension artistique. Dans le champ où évoluent conjointement critiques et créateurs, la production critique prend de la valeur dans la mesure où elle est capable de révéler ce qui permet de penser le théâtre comme un art. Dès lors, même si la réception par les créateurs n'est pas accusée de manière directe, elle reste l'élément fondateur du processus productif. A l'image d'une lettre ouverte, qui peut aussi être lue et réceptionnée par un tiers. Le public, entité abstraite si souvent évoquée, semble coïncider avec la figure du tiers. Certains producteurs se présentent comme des médiateurs qui tentent d'adapter leur production à un public à la fois lecteur et spectateur. A relire Francisque Sarcey, les producteurs critiques lui laisseraient en outre le jugement ultime, rejoignant Molière et sa parole mythique « Au théâtre le seul juge c'est le public ». « Nous ne devons donc pas marchander les éloges; mais c'est à nos lecteurs de savoir au juste quelle en est la valeur et 77 la portée » énonce F. Sarcey dans Le Temps les 16 et 23 juillet 1860 . Cependant, l'histoire de la production nous fait hésiter quant à la réception programmée de ce public, spectateur, lecteur et juge. A la naissance du système, la rupture avec les spectateurs du parterre, soit le peuple, est clairement signalée : « la critique dramatique n'a pu naître que le jour où le théâtre n'a plus été considéré comme un divertissement douteux, réservé aux populaires, aux 78 pages, aux soldats » rappelle Maurice Descotes . Certes, la critique dramatique apparaît dans les sphères érudites, en régime royaliste, n'atteignant aucunement le niveau de diffusion signalé fin XIXe siècle. Mais il semblerait que l'adage « succès de foule, succès équivoque » accompagne le mouvement qui conduisit les troupes vers les salles et dépasse les conditions politiques et sociales liées à une époque. Ainsi, il n'est pas certain que le système initial ait souhaité prendre en compte un élément qui de fait s'est pourtant imposé. La position dialectique d'un critique qui se veut à la fois pédagogue et représentant du public symbolise ici toute l'ambiguïté de la production face à l'élément public. Identifiée par Habermas, cette position qualifie le rôle occupé par les arbitres des arts au XVIIIe siècle et révèle les enjeux que soulèvent la notion de public dans le champ artistique : « Les arbitres des arts pouvaient se concevoir comme porte-parole du public parce qu'ils ne reconnaissaient aucune autorité hormis celle des arguments et se sentaient solidaires de tous ceux que ces arguments pouvaient convaincre. Mais simultanément, ils pouvaient se tourner contre le public lui-même lorsqu'en tant 75 76 77 78 24 Ibid, p375 Ibid, p375 Cité par Chantal Meyer Plantureux (Ed), Un siècle de critique dramatique, p 26 Maurice Descotes, Histoire de la critique dramatique en France, p 8 LIMOGE Estelle_2008 I- L'adaptation de la production critique aux transformations politiques et médiatiques : une réponse imposée par le système qu' experts, ils faisaient appel contre dogmes et modes à la capacité de jugement 79 de ceux qui avaient été mal éduqués. » Il s'agit ici d'adapter la production à ceux qui peuvent être convaincus ou qui pourraient l'être en étant mieux éduqués, ce qui inclus la figure du pédagogue. Toutefois, nous pouvons nous interroger sur cette portée pédagogique qui n'est pas nécessairement liée à l'éducatif mais qui peut aussi être associée au jugement esthétique. Dans la logique habermasienne, avant la subversion du principe de publicité, les médias apparaissent comme des outils efficaces à la construction d'un espace public, formateur d'opinions éclairées. Cela sous-tend des enjeux éducatifs qui peuvent expliquer ce terme de pédagogue. A cela s'ajoute une Histoire des producteurs qui insiste sur le rôle tenu par un corps professoral, notamment depuis 80 l'Empire . Toutefois, la presse et les médias en général et non les institutions telles que l'école sont restés les canaux privilégiés par la production critique du champ théâtral. Il est alors intéressant de noter que la plupart des grandes querelles esthétiques qui agitent le corps des producteurs se cristallisent autour de la composante « public ». Au XVIIe siècle, les Réguliers s'opposent aux Irréguliers en soutenant que l'esprit des spectateurs ne peut accepter trop de moments et de lieux différents. Les Irréguliers invoquent le goût du public pour les pièces spectaculaires et romanesques que permettent 81 une représentation fondée sur des lieux et des périodes variées . La querelle du Cid incarne ces confrontations théoriques et l'argument du public est de nouveau invoqué. La pièce de Corneille bouscule les conventions de la tragédie classique en proposant une « tragicomédie » qui revendique l'unité d'action et celle de temps mais ne respecte pas celle de 82 lieu et propose une fin heureuse . Elle remporte un grand succès auprès du public. Dès lors les positions critiques successives dénonçant cette dérogation aux règles des trois unités montrent que le public s'impose ici comme l'argument opposable au jugement le plus dogmatique. Le dramaturge Scudéry évoque l'approbation du parterre, qualifié de juge le plus méprisable qui soit et l'écrivain Blazac énonçe à posteriori la remarque suivante: « dans 83 la contestation, le Cid a pour lui toute la France. Un phénomène similaire se produit au XIXe siècle avec l'apparition du drame romantique dont la bataille d'Hernani du 15 février 1830 réitère l'éternel débat entre les Anciens et les Modernes . Dans la bataille, les partisans 84 de la tradition en appellent sans cesse au verdict du public . Ainsi, l'élément « public » recoupe les débats esthétiques qui ponctuent la production critique. A travers la querelle des Réguliers et Irréguliers, Alain Viala identifie une question esthétique fondamentale qui 85 divise les deux camps, le théâtre comme docer-enseigner-versus delectare-plaire- . La dimension pédagogique devient un enjeu esthétique qui alimente la production critique, à l'image de la théorie brechtienne du XXe siècle qui vient opposer de nouveaux éléments à la théorie aristotélicienne dans un soucis d'éduquer les peuples. 79 Jürgen Habermas, L'espace public, Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, p 51 80 Maurice Descotes, Histoire de la critique dramatique en France, p 184 81 82 83 84 85 Alain Viala, Le théâtre en France des origines à nos jours, p 182 Ibid, p184 Maurice Descotes, Histoire de la critique dramatique en France, p 31-33 Ibid, p 225-231 Alain Viala, Le Théâtre en France des origines à nos jours, p182 LIMOGE Estelle_2008 25 L'art de communiquer sur l'art : quelle place pour la critique dramatique ? Dans cette optique, le public devient un cristallisateur de positions qui permet à la production critique de disposer d'une arme discursive efficace. Il ne s'agit pas de s'adresser directement à lui, les producteurs n'en n'ayant pas les moyens, mais de revendiquer cette entité dans le cadre d'un débat esthétique. En invoquant la figure du pédagogue ou du porte-parole, les producteurs cherchent à rendre légitime leur production, à lui donner une valeur d'échange qui peut concurrencer les autres productions diffusées dans l'espace médiatique. En effet, en retenant la définition du terme esthétique comme un ensemble 86 d'émotions que peut solliciter un objet, ou un spectacle , il paraît évident que le public peut aider ou desservir le paramétrage de la production. Le jugement esthétique fait partie de la production critique. Juger d'un ensemble d'émotions que sollicite un objet peut amener à revendiquer ce qui a été ressenti dans la salle, par le public. Ainsi, deux figures s'imposent dans la réception et peuvent dès lors remettre en jeu les conditions de l'activité. Le créateur bénéficie d'un rapport plus direct avec la production critique, il est donc probable qu'il soit le plus à même de modifier le système. En essayant, par exemple, de biaiser la production en tentant de s'adresser directement au public. Il n'aurait ainsi plus à subir les préceptes des doctes ou les attentes d'une profession prête à se nourrir du moindre échec. Nous entrons alors dans la configuration qui apparaît dans les années 1950 et qui structure encore l'univers théâtral contemporain. Pour conserver les moyens de son existence, la production critique ne doit pas disparaître de l'espace médiatique. En se différenciant, choisissant la voie de la spécialisation ou de l'uniformisation, la production fait ressortir les vieilles querelles qui ont émergé dès l'apparition de la grande presse. En effet, la fin du XIXe siècle a vu s'accentuer les logiques publicitaires, la page des spectacles étant privilégiée par les annonceurs. S'ajoutant aux affrontements entre partisans et détracteurs d'un théâtre de Boulevard prônant le divertissement, cette configuration a fait émerger un pendant isolé de la production, revendiquant une nouvelle critique. La production critique se scinde en deux. Un signe d'adaptation qui s'accentue dans les années cinquante, période où les enjeux ressortent dans le champ théâtral. C- Comment s'adapter : une production différenciée du texte critique Un média de masse s'impose dans l'espace médiatique des années 1950 : la radio. Ayant convaincu de son efficacité pendant les années de guerre, la radio rassemble 87 ainsi vingt millions d'auditeurs en 1954 . Sous monopole étatique, elle reste cependant fortement contrôlée, prenant l'appellation de Radio Télévision Française (RTF) en 1949. Concernant l'activité théâtrale, deux compagnies travaillent en permanence pour la RTF 88 reflétant l'esprit de l'après-guerre : Art et travail propose de faire découvrir au grand public le « grand répertoire » et Juin 44 s'attaque à un répertoire plus moderne. Par ailleurs, des représentations sont retransmises, mais en ces débuts, quelques difficultés techniques sont rencontrées. Les émissions dites « culturelles » proposent également un regard sur le théâtre ou la littérature en diffusant des conférences suivies d'une 86 87 88 26 Ibid, p 27 F. D'Almeida, C. Delporte, Histoire des médias en France, de la Grande Guerre à nos jours, p 154 Christian Brochard, Histoire Générale de la Radio et de la Télévision en France, p 351 LIMOGE Estelle_2008 I- L'adaptation de la production critique aux transformations politiques et médiatiques : une réponse imposée par le système 89 lecture ou de l'interprétation d'un fragment d'une oeuvre. Cependant, l'organisation des programmes radiophoniques laisse peu de place à la diversité et les créneaux disponibles sont restreints. Seule une émission, Le masque et la plume créée en 1957, réunit des critiques dramatiques qui apportent leur regard sur la vie théâtrale contemporaine. Comme ils le font quotidiennement dans la presse écrite, qui continue d'être le média privilégié par la production critique, la télévision étant encore peu utilisée, seul un pour cent des foyers 90 disposant d'un téléviseur en 1954 . Ainsi, la production critique reste en majorité diffusée dans la presse écrite, spécialisée ou non spécialisée. Nous avons souligné que les pratiques de l'enquête et de l'interview se rencontrent dans les deux types de supports, mais à première vue, les ressemblances s'arrêtent là. En effet, en étudiant les articles de presse qui relatent les activités du TNP, nous relevons deux types de production différenciée en fonction de deux critères que sont le niveau de diffusion et la spécialisation du support journalistique. Une critique de type « journalistique informative » ressort d'une presse non spécialisée à diffusion moyenne à grande alors qu'une production qualifiée de « spécialisée analytique » est présente dans une presse spécialisée à diffusion restreinte. Cette différenciation peut être lue comme un signe d'adaptation à la nouvelle configuration . La production critique doit trouver sa place en adaptant les nouvelles techniques à son propre système, en risquant soit de perdre son originalité face aux productions concurrentes, soit de s'isoler pour garder plus facilement ses traits caractéristiques. En approfondissant l'analyse, nous pourrons cependant constater que cette production différenciée révèle des signes communs aux deux productions qui témoignent d'une volonté de distinction. 1- Presse spécialisée versus presse non spécialisée : les coûts de l'adaptation A la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, émergent des prises de position qui dépassent les simples querelles des Anciens contres les Modernes et attaquent le coeur même du système. Ainsi apparaît une critique que nous pourrions apparenter à la critique “nouvelle vague” en cinéma, symbolisée par Emile Zola, écrivain défenseur du théâtre naturalisme. Dans la lignée, Jacques Copeau fonde la Nouvelle Revue Française en 1908 et 91 envisage le critique comme porte-parole de la culture . Ces partisans d'une critique éclairée s'expriment ainsi dans des revues spécialisées et adoptent un style plutôt littéraire, nourri de référence théorique. Ils restent alors sceptiques quant à ceux qui s'expriment dans la presse non spécialisée, largement diffusée : « Mon opinion est que la critique de journaux telle qu'elle est pratiquée par quelques hommes malins et beaucoup d'imbéciles est une des 92 choses les plus inutiles et les plus sottes qui puissent se voir. » La production journalistique symbolise en effet ce que Maurice Descotes identifie comme l'âge d'or de la critique, mené de front par la figure emblématique de Francisque Sarcey, chroniqueur au journal Le Temps. Dès lors, une tradition de lutte s'installe entre les deux camps et conditionne l'avenir de la production lorsque les enjeux ressurgissent. Dans les années cinquante, l'arrivée des 89 90 91 92 Ibid, p 356 F. D'Almeida, C. Delporte, Histoire des médias en France, de la Grande Guerre à nos jours, p 154 Cité par Thomas Ferenczi, Un siècle de critique dramatique, Préface, p 13 Ibid, p 9 LIMOGE Estelle_2008 27 L'art de communiquer sur l'art : quelle place pour la critique dramatique ? nouvelles idéologies tels que le théâtre populaire et la montée des techniques de diffusion font apparaître les nouveaux enjeux autour desquelles se cristallisent les positions. La fracture est constatée et peut se lire comme un signe d'adaptation qui s'inscrit dans la tradition du système de production ainsi établie depuis l'arrivée de la critique journalistique. De manière évidente, les deux types de production se diffusent dans deux pôles de l'espace médiatique que sont la presse spécialisée et la presse non spécialisée. Dans cet espace, leur activité renvoie à une tâche similaire qui consiste à formuler un article « critique », décrivant et commentant la représentation d'une pièce parisienne à l'affiche. Toutefois, nous remarquerons que les outils mis en oeuvre par chacun des types sont clairement différentiables. Travaillant cette matière première qu'est le discours, les deux types n'utilisent pas les mêmes voies pour communiquer leur opinion et construire, produire leur texte critique. Il résulte alors une production différenciée adressée elle-même à différents lectorats. Ainsi, en choisissant d'étudier les critiques de deux pièces du TNP 93 94 que sont Ruy Blas et Don Juan , nous mettons en lumière une production qui tend à se fondre dans les logiques concurrentes, se rapprochant des annonces publicitaires, opposée à une production qui tend à s'isoler, rappelant les discours des doctes. Afin de mieux percevoir en quoi les productions se différencient l'une de l'autre et en quoi cela témoigne d'une adaptation à l'espace médiatique, nous proposons de comparer cinq extraits de quatre journaux et revues représentatifs de la presse spécialisée et non 95 spécialisée . Le Figaro et Le Parisien Libéré représentent cette presse non spécialisée, à grand tirage. En 1958 le tirage du Figaro atteint plus de 400 000 exemplaires quotidiens et 96 Le Parisien Libéré 800 000 . En outre, ces deux journaux font partie des supports préférés 97 des annonceurs, Le Figaro tirant de la publicité les deux-tiers de ses recettes . A l'opposé, Théâtre Populaire et Lettres Nouvelles ont été retenus comme deux revues spécialisés privilégiant une ligne éditoriale artistique ou littéraire, à tirage beaucoup plus limité ( 2 à 3000 exemplaires pour Théâtre Populaire ), diffusées de manière bimensuelle ou hebdomadaire. Elles témoignent de conditions précaires d'existence, ne bénéficiant pas nécessairement 98 d'un soutien publicitaire . Dès lors, cette scission dans le mode de diffusion répercute une réponse différenciée à l'espace médiatique et aux politiques de communication qui privilégient les démarches publicitaires et les effets d'annonce pour promouvoir les activités des créateurs. La production critique diffusée dans la presse non spécialisée se rapproche de ces logiques alors que la presse spécialisée s'en éloigne. Dans la presse non spécialisée, la production s'adapte aux conditions du journal qui imposent un formatage particulier, préconisant un texte relativement court où les indications concernant la représentation doivent être visualisées rapidement. Le titre et souvent le lieu sont rapportés dans le chapeau et ces indications se retrouvent parfois à l'intérieur du texte critique, ce qui rapproche la production de celle des annonceurs. En effet, dans ces conditions, la distance critique est mise à mal et l'effet d'annonce prime. Ainsi, la production s'attache à indiquer s'il faut ou non aller voir cette oeuvre, si le déplacement est rentable, si la pièce vaut 93 94 95 96 97 98 28 Saison 1953-1954 Saison 1954-1955 Cf Annexe n° 1,2,3,4,5 F D'Almeida, C Delporte, Histoire des médias en France, p 169 Ibid p 169 Bernard Dort, La revue théâtre populaire, le brechtisme et la décentralisation, p 125, Cf Annexe n°8 bis et 9 bis LIMOGE Estelle_2008 I- L'adaptation de la production critique aux transformations politiques et médiatiques : une réponse imposée par le système d'être consommée. Certes, cela n'équivaut pas directement à une offre promotionnelle qui occulterait la marge de réflexion induite par le conditionnel, mais sous couvert d'un aspect pédagogique, le texte critique invite le lecteur, spectateur potentiel, à se faire lui-même un avis comme le montre la critique du Figaro : « Je ne suis pas certain qu'il possède la voix qui convient au personnage (...)Question de ton, de timbre. Opinion personnelle notez-le. Rien de tel pour savoir si vous partagez ou combattez ce sentiment que de vous rendre au 99 Palais de Chaillot et d'assister à la représentation de Ruy Blas. » De tels propos ne se retrouvent pas dans les revues spécialisées, qui apparaissent comme détachées de ces considérations, où la production ne se fait pas en contextualisant les données. Les indications de lieu et date se font si nécessaire mais pas de manière explicite. Alors que très rapidement des rapports peuvent être établis dans la presse non spécialisée entre le lieu, la date, le créateur, les acteurs, ces indications sont dispensées de manière beaucoup plus évasive dans la presse spécialisée. Ainsi, le lecteur apprend seulement à la fin de l'article que le Don Juan de Vilar se joue au TNP. Pour Ruy Blas, le processus inverse est adopté. Le lecteur apprend que la représentation a lieu au TNP 100 en milieu d'article mais connaît l'identité du metteur en scène dans les dernières lignes . En revanche, la liste des acteurs, le nom du lieu, de la pièce sont connus dans le premier 101 paragraphe ou dès les premières lignes en ce qui concerne la presse non spécialisée . Certes, les conditions de production diffèrent dans les deux types de presse, la presse spécialisée pouvant s'octroyer des délais de publication plus longs, ne visant pas à se calquer sur le rythme de l'actualité. Cette constatation met cependant en évidence un rapport au lectorat plus direct dans la presse non spécialisée qui se rapproche là encore d'une logique communicationnelle voire publicitaire, utilisant les mêmes recours aux images et au vedettariat. Ainsi, les productions s'appuient sur des descriptions qui mettent en exergue les acteurs « à la mode » tels que Gérard Philipe. Pour la représentation de Ruy Blas, la critique du Figaro se développe autour de l'acteur alors que le nom et la prestation de celui ne sont pas même mentionnés dans celle de Théâtre Populaire. En outre, les éléments rapportés par la presse non spécialisée présentent une caractéristique visuelle beaucoup moins discernable dans la presse spécialisée. Dans la presse non spécialisée, des dessins ou caricatures sont parfois incorporés pour parfaire le texte, utilisés comme véritable outil de communication. Et surtout, en critiquant la mise en scène ou le jeu d'acteurs, les descriptions permettent au lecteur de visualiser la représentation : « Des projecteurs isolent , sur un fond de draperies noires, les héros de la grande comédie dramatique. Ce sont des colonnes de lumière qui, se dressant vers le 102 ciel, créent palais ou forêt et abandonnent tout l'espace aux interprètes. » . ou encore « Donc Vilar interprète Don Juan et nous oublions bientôt la gêne légère que nous inspirait, 103 au début, un physique peu conforme à la tradition » . A ces répliques, nous opposerons leur équivalent rencontré dans la presse spécialisée. « Vilar a su libérer la scène de ses 104 attributs bourgeois » est la seule indication concernant la mise en scène de Don Juan. 99 100 101 102 103 104 Jean-Jacques Gautier, Le Figaro, Cf Annexe n°1 Cf Annexe n°4 et 5 Cf Annexe n°1, 2, 3 Jean-Jacques Gautier, Le Figaro, Cf Annexe n°3 Jean-Jacques Gautier, Le Figaro, Cf Annexe n°3 Roland Barthes, Les Lettres Nouvelles, Cf Annexe n°5 LIMOGE Estelle_2008 29 L'art de communiquer sur l'art : quelle place pour la critique dramatique ? 105 « Donc Vilar impose l'athée » résume la description du jeu d'acteurs, et nous convainc d'une production plus engagée visant à mettre en avant l'idéologie. Une production qui se rencontre uniquement dans la presse spécialisée à diffusion restreinte, outil de l'adaptation aux nouvelles configurations. Ainsi, dans une configuration qui promeut l'accès aux théâtres par le grand public en usant des logiques publicitaires et commerciales, la production critique des années cinquante dispose de moyens pour s'adapter en se diffusant de manière différenciée dans l'espace médiatique. Cependant, les coûts de l'adaptation ne sont pas nuls. Tout d'abord, les deux moyens envisagés induisent une dilution des traits caractéristiques de la production, dans le formatage ou l'isolement. La production critique diffusée dans la presse non spécialisée appartient à un cycle de production court « destiné à assurer la rentrée accélérée des profits par une circulation rapide de produits voués à 106 une obsolescence rapide » . Dès lors, ce système de production impose l'utilisation de circuits de commercialisation et de techniques publicitaires qui formatent les traits originaux. A l'inverse, le cycle de production qui caractérise la presse spécialisée peut être identifié comme un cycle de production long dont la particularité est de constituer des stocks de 107 produit, n'ayant pas nécessairement de marché dans le présent . Il est certain que la plupart de ces revues spécialisées sont désormais considérées comme de véritable pièce d'archives. «Maintenant on la célèbre : elle est devenue presque légendaire », rappelle un producteur au sujet de la revue Théâtre Populaire. Cependant, la production qui ressort d'un cycle long souffre d'un manque de diffusion qui peut, à terme, alterner sa valeur et la réduire à l'état d'objet matériel. Après onze années de parution, les départs successifs de producteurs de renoms ont mis fin à l'aventure de la revue Théâtre Populaire dont la qualité des comités de rédaction en faisait la valeur. Par ailleurs, cette scission peut être interprétée comme un signe d'affaiblissement, révélant des tensions entre les producteurs de la presse non spécialisée et ceux de la presse spécialisée. Des luttes qui n'induisent pas une activité cohérente. Un phénomène qui contribue à créer une perte de repères pour les récepteurs, qu'il soit créateur ou public. En témoigne le portrait charge d'un producteur de Théâtre Populaire qui attaque un des plus célèbres producteurs de la presse non spécialisée, Jean-Jacques Gautier critique au Figaro « vous attendez des traits d'esprits, une joyeuse férocité, de fougueux enthousiasmes. Là encore, erreur : les papiers de Jean-Jacques Gautier sont désespérément plats, lourds et maladroits. N'y cherchez pas d'informations précises sur la pièce : Jean-Jacques Gautier 108 ignore tout des oeuvres dont il parle; il ne veut rien en savoir » . Souvent qualifiée de « critique d'humeur » ou encore de « critique impressionniste », la production diffusée dans la presse non spécialisée accuse ainsi une réception parfois difficile parmi ses confrères de la presse spécialisée. Il convient cependant de mieux cerner à quel endroit se situe la fracture. Au-delà des différences, certaines ressemblances sont frappantes et nous invitent à nuancer les pertes entraînées, la production pouvant s'adapter sans pour autant abandonner ses traits caractéristiques. 105 106 107 108 30 Roland Barthes, Les Lettres Nouvelles, Cf Annexe n°5 Pierre Bourdieu, Les règles de l'art, p 203 Ibid, p203 Bernard Dort, France Observateur, 1959, cité par Meyer Plantureux, Un siècle de critique dramatique, p113 LIMOGE Estelle_2008 I- L'adaptation de la production critique aux transformations politiques et médiatiques : une réponse imposée par le système Tout d'abord, les frontières entre presse spécialisée et presse non spécialisée ne sont pas aussi nettes. En effet, la presse non spécialisée publie parfois des chroniques rédigées par des universitaires qui mettent en avant leur titre afin de signifier leur compétence 109 et élaborent une production proche de celle trouvée dans la presse spécialisée . Par ailleurs, des hebdomadaires comme France Observateur se trouvent à la frontière, à la fois non spécialisé dans leur ligne éditoriale mais publiant les chroniques de producteurs attachés à la presse spécialisée. En outre, des revues que nous pourrions qualifiées de « spécialisées » de part leur ligne éditoriale diffusent une production qui se rapproche des logiques publicitaires et commerciales. A l'image du mensuel Paris Théâtre qui relate les coulisses de la vie du spectacle, où des photographies de couples vedettes recouvrent la page de garde et des romans photos accompagnent les textes afin de suivre le déroulement de la pièce scène par scène : « Comme si vous y étiez ». Jean-Jacques Gautier, critique attitré du quotidien Le Figaro, publie une chronique régulière intitulée « Jean Jacques Gautier vous conseille ». Ainsi au delà de la scission, nos catégories révèlent des producteurs qui s'entrecroisent, s'affichent comme des figures autonomes. Même s'il livrent une production différenciée, certains éléments paraissent commun à un corps professionnel qui tend avant tout à se distinguer des productions de la publicité ou des relations publiques. S'adapter mais cultiver sa différence. Un trait commun aux deux productions qui nous amène sur les voies de la distinction. Comment prouver une adaptation réussie ? Montrer qu'en « surfant sur la vague », la production critique n'a pourtant rien perdu de son originalité. 2- Dépasser la différenciation : sur la voie de la distinction ? Les logiques publicitaires identifiées dans la production critique diffusée par la presse non spécialisée peuvent viser à élargir le lectorat afin de soutenir la rentabilité financière du journal. Cependant, nous conviendrons que ce ne sont pas les traits spécifiques de la production qui sont alors accessibles à ce nouveau lectorat. Le public ne rentre toujours pas de manière claire dans la réception de la production critique. Celle-ci ne participe pas d'une démarche qui viserait à élargir le cercle de réception. Nous retiendrons ici « l 'effet du coup double » mentionné par Pierre Bourdieu selon lequel « un producteur, le critique, produit des produits ajustés au goût de son public. Cela ne relève pas du miracle mais d'un ajustement préalable, un accord tacite passé entre le critique et le lectorat du journal où il 110 s'exprime. » En effet, le sociologue fait ici allusion à une sorte de « pacte de lecture » qui maintient la production critique dans un univers clos qui concerne seulement les habitués. Toucher un public plus large ne fait pas partie des ambitions de la production critique qui se distingue des logiques commerciales en renvoyant la notion de public dans le débat esthétique, à la fois dans la presse spécialisée et dans la presse non spécialisée. La production qui fait suite à la représentation de Ruy Blas est ici significative de ces prises de positions sur la question du public, permettant alors de nourrir le débat esthétique. L'oeuvre du créateur est jugée comme réussie par la production critique diffusée dans la presse non spécialisée alors qu'elle n'emporte pas la conviction dans la presse spécialisée. Dès lors, le public est mentionné dans les deux argumentaires pour servir ou desservir l'impact de l'oeuvre. Les deux productions partent du même postulat théorique qui renvoie à la préface de l'auteur et 109 110 Les Caprices de Jean Vilar, par Pierre-Bernard Marquet, professeur agrégé de lettres, Cf Annexe n°14 Pierre Bourdieu, Mais qui a créé les créateurs, p 214 LIMOGE Estelle_2008 31 L'art de communiquer sur l'art : quelle place pour la critique dramatique ? se servent de la réaction du public pour nourrir leur discours. Le public devient un élément arbitraire, doté finalement d'un simple statut discursif : « Etre l'un de ces deux mille spectateurs, attentifs, vibrants, dont le TNP est « la 111 chose » quel rêve pour un homme de mon âge (...) » mentionne la critique du Parisien Libéré. « D'autant plus que Ruy Blas n'est pas sans nocivité. Cette pièce peut entraîner un public mal armé à confondre les signes extérieurs du théâtre et le théâtre lui-même, par exemple 112 l'intrigue et la tragédie, l'habit et l'homme, l'anecdote et l' Histoire. » lui oppose celle de Théâtre Populaire. Ainsi, au delà de la scission, les techniques restent les mêmes et nous retrouvons la querelle des Anciens et des Modernes qui nous permet de distinguer des traits caractéristiques de la production critique. Il s'agit d'actualiser la théorie au débat contemporain, réaffirmant par la même une position qui fait voix de son jugement. Une caractéristique qui s'impose de manière transversale, rassemblant les productions de la presse spécialisée et non spécialisée dans un même débat : « C'est pourquoi nous autres, modernes, nous pouvons voir l'Avare, et nous y sentir à peu près chez nous. Mais Ruy Blas, après un siècle de destin posthume, est déjà 113 anachronique. » mentionne la production issue de la revue Théâtre Populaire. « Allons! Victor Hugo tient le coup. Il n'est que de le jouer avec intelligence et amour. Le vers emporte tout, lorsqu'il n'est point stupidement déclamé. Voyez ce qu'il devient dans la 114 bouche de Philipe ou de Deschamps ! » lui oppose indirectement celle du Parisien Libéré. Dès lors, nous avancerons un dernier point qui nous invite à penser que l'adaptation de la production critique aux nouvelles configurations médiatiques et politiques ne se cantonne pas à une simple scission dans la production. En effet, les producteurs semblent vouloir réaffirmer leur identité, notamment au travers des nombreuses références empruntées exclusivement à l'univers littéraire et artistique. Un moyen de se distinguer des annonces et autres publicités affublées d'un caractère neutre où l'auteur n'est pas identifié. Un moyen de souligner son appartenance à un milieu privilégié d'où est exclu celui qui ne connaît pas ses codes. Ainsi, des références littéraires sont mentionnées pour qualifier le jeu des acteurs, 115 comme ce Don Juan qui est « le contraire du calme héros courbé sur sa rapière » , en référence au poème de Beaudelaire, Don Juan aux enfers, extrait du recueil Les Fleurs du mal. Dans ce sens, nous retiendrons ici la définition de Pierre Bourdieu qui identifie ces références comme « des clins d'oeil à l'intérieur du milieu » : « ces clins d'oeil, références silencieuses et cachées à d'autres artistes présents ou passés, affirment dans et par les jeux de la distinction une complicité qui exclut le profane, toujours voué à laisser échapper l'essentiel, c'est -à-dire 111 112 Georges Lerminier, Le Parisien Libéré, Cf Annexe n°2 Roland Barthes, Théâtre Populaire, Cf Annexe n°4 113 114 115 32 Roland Barthes, Théâtre Populaire, Cf Annexe n°4 Georges Lerminier, Le parisien Libéré, Cf Annexe n°2 Jean-Jacques Gautier, Le Figaro, Cf Annexe n°3 LIMOGE Estelle_2008 I- L'adaptation de la production critique aux transformations politiques et médiatiques : une réponse imposée par le système précisément les interrelations et les interactions dont l'oeuvre n'est que la trace 116 silencieuse. » Ces interrelations et interactions permettent aux producteurs d'affirmer leur position dans le monde artistique, leur appartenance à cet univers, au-delà du fragment imposé par la presse spécialisée et la presse non spécialisée. Les références ne supportent pas l'explication et impriment la limite qui exclut celui qui n'appartient pas à la sphère artistique ou littéraire ainsi revendiquée. Des adresses directes sont incorporées au texte : « Il y a déjà du Sade dans ce Don Juan-là ( M Antoine Adam, professeur à l'Université de Lille, en frémirait, lui qui prie, grands dieux, qu'on ne suspecte pas Don Juan de 117 sadisme ). » Ou encore des références à d'autres artistes passés comme le suggèrent « les clins d'oeil » : « Sans juger de celui de Jouvet, que je n'ai pas vu, mes don Juan antérieurs 118 faisaient le magister blasé. » « Gérard Philipe, qui ( comme jadis Mounet-Sully ) a fort bien rendu le cinquième acte 119 du drame de Monsieur Victor Hugo. » Nous nous risquerions à interpréter les parenthèses comme de véritables apartés qui marquent encore une fois les frontières d'un univers clos auquel n'a accès qu'une partie du lectorat, et qui ne vise sûrement pas à son élargissement. Des méthodes qui rappellent les conservations des doctes, où la critique se construit dans le dialogue entre des individus jugés compétents. Allusives, ces références témoignent ainsi de l'existence persistante d'un corps de professionnels qui ne souhaite pas se faire oublier et témoigne d'une utilisation singulière de méthodes et techniques qui ne se retrouvent pas dans la publicité ou les relations publiques. Dans cette logique, l'adaptation ne signifie donc pas nécessairement dilution de la production critique. Au delà de l'isolement ou de la confusion avec les démarches publicitaires, ce sont des signes de distinction qui apparaissent. Ainsi, des « plumes », des noms sont mentionnés dans chacun des courants et rappellent que derrière chaque discours se cachent des individus en quête, consciente ou non, de légitimité. Les revues spécialisées recrutent des grands noms pour constituer leur comité de rédaction, comme la revue Théâtre Populaire. « La chasse aux plumes » se retrouve également pour la presse non spécialisée, en gardant à l'esprit que la critique fait partie du journalisme assis qui « regroupe tous les genres journalistiques qui doivent leurs caractéristiques à l'écriture, elle120 même, au talent littéraire de l'auteur. Ici le style compte avant tout. » Classé dans la même catégorie que le journalisme d'opinion, ce genre fait appel à la subjectivité du journaliste, 121 à ses « talents d'auteur », à sa connaissance du milieu artistique . Une remarque qui nous invite à reconsidérer les producteurs garants d'une production qui a les moyens de se distinguer dans l'espace médiatique en affirmant son rôle dans le champ théâtral. 116 Pierre Bourdieu, Les règles de l'art, p 228 117 118 119 120 121 Roland Barthes, Lettres Nouvelles, Cf Annexe n°5 Roland Barthes, Lettres Nouvelles, Cf Annexe n°5 Jean-Jacques Gautier, Le Figaro, Cf Annexe n°1 Jacques Mouriquand, L'écriture journalistique, p 49 Ibid, p 50 LIMOGE Estelle_2008 33 L'art de communiquer sur l'art : quelle place pour la critique dramatique ? En 1955, une étude médiatique révèle quels ont été les évènements importants pour le public parisien depuis la Libération. Le couronnement de la reine Elizabeth, le 122 déclenchement de la guerre de Corée et la mort de Staline arrivent en tête . Les pages sportives passionnent les Français au moins autant, si ce n'est plus, que le physique de Gérard Philipe passionne les Françaises. Replaçons les éléments dans leur contexte. La petite révolution qui se joue au TNP et implique une nouvelle forme de communication artistique concerne avant tout le champ théâtral. Toutefois, il ne s'agit pas d'en sous-estimer l'impact qui révèle les logiques d'un espace critique concurrencé par des techniques de diffusion aussi acerbes que la plume des producteurs est aiguisée. Isolée ou formatée, la 123 production critique serait victime de « l'art perdu de la controverse » . Accusant une course éperdue à l'information qui appauvrit le débat public au lieu de l'enrichir, la notion avancée par Christopher Lasch soulève des points intéressants. D'une part, vouloir tout dire dans un souci d'information laisse peu de place aux positions partisanes qui se trouvent reléguées dans des petites communautés. Appliquée au journalisme politique, cette configuration se retrouve explicitement dans la scission que nous avons identifiée entre presse spécialisée et presse non spécialisée. Pour Christopher Lasch, une presse responsable, c'est à dire synonyme de recul devant toute 124 controverse, signale une perte pour la démocratie . Concernant notre approche, cela peut trancher définitivement sur le rôle éventuel d'une production critique utile à l'entreprise de démocratisation initiée au TNP. D'autre part, la montée des relations publiques et de la publicité impose un curieux mélange d'information et de promotion où il devient difficile de distinguer les traits 125 caractéristiques de l'un ou de l'autre . Etre incorporée définitivement aux produits des annonceurs, une menace qui pourrait effectivement se concrétiser sous la forme du relais médiatique lancé par la politique de relations publiques. Loin d'être uniquement un porte126 parole, le producteur critique deviendrait un « persuadeur caché » , simple communiquant amené à relayer l'information comme à la promouvoir, prisonnier de l'effet d'annonce présenté sous son plus mauvais jour. Ce tableau quelque peu pessimiste pour l'avenir de la critique dramatique ne nous permet pas de résoudre les paradoxes initiaux et occulte les nuances qui ressortent des différentes productions. Certes, l'expérience initiée par le TNP montre que le créateur dispose de moyens concrets pour utiliser les relations publiques et la publicité comme des outils de diffusion efficaces. Cependant, les producteurs critiques ne semblent pas exclus du jeu du discours sur l'art et conservent les moyens de se distinguer. « Les discours ne sont pas seulement des signes destinés à être compris, déchiffrés; ce sont aussi des signes de richesse destinés à être évalués, appréciés et des signes d'autorité, destinés à être 127 crus et obéis. » L'histoire de la critique dramatique a révélé des signes distinctifs de la production tels que l'aspect normatif ou la considération « artistique » de l'oeuvre. Dès lors, ces signes peuvent être appréciés comme des signes de richesse destinés à être crus et obéis, imposant un statut de juge ou de prescripteur pour le producteur. 122 123 124 125 126 127 34 F D'Almeida, C Delporte, Histoire des médias en France, de la grande guerre à nos jours, p 171 Christopher Lasch, La révolte des élites et la trahison de la démocratie, p 167-180 Ibid, p 179 Ibid, p 179 Ibid, p 179 Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, L'économie des échanges linguistiques, p 60 LIMOGE Estelle_2008 I- L'adaptation de la production critique aux transformations politiques et médiatiques : une réponse imposée par le système Reste à identifier les mécanismes qui permettent de comprendre comment ce statut fait voix d'autorité dans un champ théâtral où le créateur se rapproche des logiques financières pour diffuser son oeuvre et se détacher du dogmatisme de ses juges. Ainsi, dans cette configuration, les producteurs critiques pourraient apparaître comme les véritables garants d'une dimension artistique parfois oubliée dans l'art de communiquer sur l'art. « Les personnes qui vont peu au théâtre et qui estiment que le TNP est reconnu comme un théâtre populaire sont surtout influencées par son sigle et sa renommée puisqu'elles ne possèdent 128 guère d'autres éléments d'appréciation pour le juger .» Un sigle, une renommée, des éléments qui reflètent l'identité d'une structure culturelle reconnue comme telle, pour ses oeuvres du répertoire ou plus récentes, pour ses rencontres du dimanche matin avec les artistes, pour son programme sans publicité mais aussi sans doute pour son apéritif offert et son bal populaire au festival de Suresnes, son réveillon passé au milieu des poètes, son acteur phare dont le visage suffit à construire une renommée. Certes, les traits sont ici un peu forcés et nous pouvons avancer que l'ensemble des ces dimensions illustrent la volonté artistique d'un créateur. Jusque dans son oeuvre même, la motivation du créateur se situe ici dans la rencontre avec le public. « Il faut savoir pourquoi on fait du théâtre. Et en déduction, il faut savoir pour qui. Je sais personnellement, pourquoi et pour qui je travaille : pour les 129 classes laborieuses » rappelle-t-il. Cependant, il semblerait que les producteurs critiques conservent un discours légitime, 130 c'est à dire dominant mais méconnu comme tel , dans la mesure où ils cultivent les moyens d'apporter un regard inédit sur l'oeuvre. Un regard que ne peut remplacer aucune technique de diffusion. Sur les voies de la distinction, se loge une relation immuable qui permet à chacun d'être reconnu pour ce qu'il est et pour ce que vaut sa production. Dans un champ où les logiques de diffusion pourront continuer à s'immiscer mais où la reconnaissance d'une profession se joue ailleurs, entre pouvoir symbolique et respect des règles du jeu. 128 129 130 Anne Marie Gourdon, Théâtre, Public, Perception, p 97, Jean Vilar, Le théâtre service public, p 81 Dans la sociologie de Pierre Bourdieu, un discours est qualifié de légitime lorsqu'il apparaît comme dominant dans le champ, même s'il est méconnu comme tel LIMOGE Estelle_2008 35 L'art de communiquer sur l'art : quelle place pour la critique dramatique ? II- L'art de communiquer avec les créateurs : une réponse garantie par les producteurs critiques Dans cette seconde partie nous montrerons comment les producteurs critiques conservent une activité reconnue comme telle en cultivant l'art de communiquer avec les créateurs. Définir la production critique passe tout d'abord par la reconnaissance d'un statut qui s'affirme notamment par la professionnalisation ou l'utilisation d'outils symboliques. Un moyen de trouver une place en revendiquant une qualité d'expert dans le débat public. Néanmoins, faut-il encore asseoir sa position auprès des pairs en affirmant des traits distinctifs. Nous montrerons ainsi quelles sont les ficelles du métier et comment, à travers la critique normative et l'utilisation du Public comme outil d'arbitrage, les producteurs critiques conservent un discours légitime. Enfin, en développant les liens qui unissent producteur critique et créateur, nous montrerons en quoi la place du critique dramatique reste utile au processus de création. A- Etre producteur : les enjeux de la distinction Les nuances que nous avons apportées à la scission constatée dans la production montrent que les producteurs possèdent les moyens de se distinguer d'un simple discours informatif. En outre, leur isolement n' empêche pas une position reconnue par les pairs du champ théâtral. Bénéficiant d'un véritable statut ou usant d'outils symboliques, ils se créent une place de choix dans le débat public. Leur production est ainsi qualifiée et ne sort pas des questionnements culturels présents dans la sphère politique. 1- A la recherche d'un statut : professionnalisation et outils symboliques « Une véritable académie des Beaux Arts du Théâtre, composée du triumvirat critique, Bernard Dort, Roland Barthes et Jean-Jacques Gautier, ne tarde pas à régner sur le théâtre » rappelle Jean Fleury lorsqu'il évoque la nomination de Jean Vilar à Chaillot en 131 1951 . « La tribune des critiques dramatiques où nous accueillons aujourd'hui : Bernard Dort, Morvan Lebesque, Georges Lerminier, Jean Nepveu Degas » annonce le générique de l'émission radiophonique Le Masque et la Plume. « Seuls Robert Kemp et Jean-Jacques 132 Gautier paraissent disposer d'un pouvoir et d'une importance réels. » souligne la revue 131 Jean Fleury, Le TNP de Vilar, une expérience de démocratisation de la culture, p 78 132 36 Bernard Dort, Un théâtre sans public, des publics sans théâtre, p 18 LIMOGE Estelle_2008 II- L'art de communiquer avec les créateurs : une réponse garantie par les producteurs critiques Théâtre Populaire. Qui sont ces individus ? Revendiquent-ils un statut particulier qui les amènent à se retrouver ensemble, dans une tribune radiophonique, au delà d'une production scindée en deux ? Il s'avère en effet que les producteurs critiques identifiés comme tels ci133 dessus appartiennent simultanément à la presse spécialisée et non spécialisée . Dès lors, nous proposons un regard plus approfondi sur les producteurs afin de mieux comprendre comment ils réussissent à faire reconnaître leur activité. Nous avons analysé une scission dans la production. Il paraîtrait logique que celle-ci soit le reflet d'une fracture dans le corps professionnel. Pourtant, il semblerait que les producteurs aient les moyens de dépasser cette scission pour conserver, chacun à juste titre, une position qui leur donne l'opportunité d'assurer une production critique. Reste à savoir ce qui permet au producteur d'être identifié en tant que critique dramatique et quelles qualifications sont requises. Nous ne retiendrons pas la classification d'Albert Thibaudet qui distingue trois types de critiques en fonction de la profession, ou du statut principal occupé par leur producteur. Il propose ainsi de prendre comme facteur initial la profession de journaliste, de professeur ou d'artiste et d'en déduire que la variation du facteur fait varier la production critique. Il différencie ainsi la critique spontanée établie par les journalistes (qualifiée de « critique des honnêtes gens »), la critique des professionnels 134 énoncée par les maîtres ou les universitaires, et la critique des artistes . Cependant, la classification d'Albert Thibaudet nous empêche de cerner ce que les producteurs revendiquent tous à un moment donné, qu'ils soient universitaire, journaliste ou artiste : se faire passer pour un critique dramatique, exister en tant que critique dramatique. Dès lors il semble que la variation du facteur initial ne fait pas varier la position du producteur, toujours reconnu à terme comme « critique dramatique ». En effet, l'hétérogénéité des parcours frappe dans les « cursus » que nous avons pu identifier. Certains producteurs sont professeurs, titrés ou non, d'autres sont journalistes, beaucoup sont des « littéraires », d'autres encore font partie du champ théâtral par filiation, enfant ou 135 petit enfant de créateurs . Dans les année cinquante, il n'existe pas de formations ou de diplômes qui sanctionnent la qualité des producteurs et par voie de conséquence, celle de 136 la production . Comme l'énoncent encore des producteurs dans les années soixante-dix, 137 la voie du hasard prime dans la réalisation de la fonction . Cependant, ces producteurs ont tous été recrutés et considérés dans leur activité pour être embauchés et reconnus comme critique dramatique. Il est important de comprendre les enjeux que soulèvent le statut du producteur dans la mesure où la définition de la production en dépend. En effet, si le producteur réussit à se faire reconnaître comme tel, il impose une définition du texte critique qui est validée par son statut. Or, face à la montée des relations publiques et de la communication, nous sommes bien en présence d'une remise en cause de la définition du produit. Comment reconnaître ce qui est de la critique de ce qui n'en est pas. L'uniformisation peut conduire à une certaine confusion et l'isolement peut pâtir d'un manque de diffusion, nuisible à l'acte 133 Bernard Dort, Roland Barthes : presse spécialisée ; Jean-Jacques Gautier, Robert Kemp : presse non spécialisée, Morvan Lebesque : presse spécialisée puis non spécialisée, Jean Nepveu Degas : hebdomadaire frontière, France Observateur 134 135 136 Albert Thibaudet, Physiologie de la critique, p 21 Cf Annexe n°11 bis Actuellement, pour « devenir » critique dramatique, il existe des formations à l'université en grade Master ou dans des écoles spécialisées 137 Le Masque et la plume, émission radiophonique, 13 juillet 1975 LIMOGE Estelle_2008 37 L'art de communiquer sur l'art : quelle place pour la critique dramatique ? même de production critique. Ainsi, la lutte pour la définition du produit est de nouveau en marche, passant inévitablement par le producteur qui doit affirmer sa compétence en revendiquant son statut. Dès lors, choisir la voie de la professionnalisation apparaît comme une solution envisageable et envisagée par les producteurs des années cinquante. Considérons le terme professionnalisation avec prudence, puisqu'il n'est pas certain que le statut du producteur corresponde à une véritable profession. Si la profession renvoie à une occupation déterminée dont on peut tirer ses moyens d'existence, le terme ne convient pas à la majorité 138 des producteurs qui occupent, pour la plupart, d'autres activités rémunérées en parallèle . En revanche, nous retiendrons ici la définition qui consiste à considérer la profession comme l'ensemble des individus qui exercent un même métier. En effet, en évoquant la professionnalisation des critiques dramatiques, nous souhaitons ainsi mettre en avant ce phénomène de regroupement qui participe d'une tentative de distinction. Le syndicat professionnel de la critique dramatique illustre ce mouvement, considéré comme un organe de distinction plutôt que de revendication. Institué en 1960, il est l'héritier de l'association 139 des critiques dramatiques et musicaux créée en 1877 . Nous pouvons dès lors comparer la formation de ce syndicat avec les logiques qui ont poussé à la création du Syndicat National des Journalistes. En effet, cet organe est également issu du mouvement associatif et a eu pour but initial de mieux structurer la profession et surtout de conférer un statut aux membres de la profession. Concrétisé par la loi de 1935, le statut du journalisme se voit symboliser par la carte professionnel du journalisme. Certes, la comparaison s'arrête là, le critique dramatique n'ayant à ce jour vu aucune loi certifier de son statut, les revendications du syndicat ne comprenant pas non plus la reconnaissance d'un salaire minimum ou le droit à une journée de repos. Il reste pourtant intéressant de souligner ce mode de distinction qui participe à la création d'un véritable statut pour ses membres. L'état actuel de nos recherches ne nous permet pas de savoir si la carte de membre du syndicat de la critique dramatique était déjà délivrée à cette époque et quelle était la liste précise des membres. Pourtant, nous pouvons mentionner l'existence d'une carte rouge, délivrée par la Direction des impôts et permettant d'être reçu comme spectateur 140 exonéré de taxes . Apparue en 1935, des membres actuels du syndicat la possède et ce 141 facteur peut être considéré comme un signe distinctif de la profession . En outre, nous remarquerons que ce regroupement de la profession dans les années cinquante prend part à un mouvement plus large, l'association internationale des critiques dramatiques étant 142 créée en 1956 . En retenant que « ce qui fait l'unité d'une époque c'est moins une culture commune que la problématique commune qui n'est autre chose que l'ensemble des prises 143 de position attachées à l'ensemble des positions marquées dans le champ. » , nous conviendrons que l'époque est à la reconnaissance pour les producteurs critiques, groupés en organe statutaire, développant les moyens d'agir, en organisant notamment un Prix du Syndicat de la Critique Dramatique. 138 139 140 141 142 143 38 Cf Annexe n°11 bis www.snj.fr Nathalie Gendre, Le statut du théâtre dans la presse écrite française www.syndicat-critique-tmd.fr/1.html www.aict-iatc.org Pierre Bourdieu, Mais qui a créé les créateurs ?, p216 LIMOGE Estelle_2008 II- L'art de communiquer avec les créateurs : une réponse garantie par les producteurs critiques Dès lors, utiliser des outils symboliques apparaît comme un complément nécessaire à la production pour confirmer la position des producteurs dans le champ théâtral. Titres universitaires, prix, récompenses peuvent être considérés comme des outils efficaces et pertinents qui permettent notamment de créer un consensus là où il n'existe pas ou n'existe plus. « Les symboles sont les instruments par excellence de « l'intégration sociale » : en tant qu'instruments de connaissance et de communication, ils rendent possible le consensus sur le sens du monde social qui contribue fondamentalement à la reproduction de l'ordre 144 social. » Ainsi, en mettant en avant des signes d'appartenance à des institutions qui font consensus dans le champ artistique et dans le champ théâtral quant à leur légitimité de faire valoir, les producteurs donnent un sens à leur statut et à leur production. L' Institut de France qui regroupe les cinq académies que sont l'académie française, l'académie des inscriptions et belles lettres, l'académie des sciences, l'académie des Beaux Arts et l'académie des sciences morales et politiques peut être considéré comme un faire valoir reconnu et accepté à l'époque par le champ théâtral. Plusieurs producteurs utilisent ces 145 titres qui soulignent leur nom et lui donnent une fonction . Les titres donnent un sens à la compétence dont les producteurs se réclament, et assurent leur reconnaissance dans la meure où ils sont acceptés par le champ théâtral, et notamment les créateurs. Ainsi, en énonçant dans une revue spécialisée la position suivante, le créateur Jean Vilar consacre publiquement les producteurs critiques dans leur fonction : « Je n'ai pas, moi bachelier, à discourir studieusement devant des agrégés de lettres, des licenciés, des Prix Goncourt, 146 des lauréats de l'Académie, devant des futurs académiciens, devant des académiciens. » Ces faire-valoir peuvent évoluer avec les époques, et cette évolution prend part à la lutte pour la définition de la production. La montée des relations publiques et de la publicité peuvent entraîner une déperdition de ces faire-valoir, sous-couvert du consensus démocratique. La légitimité des compétences évolue et impose une nouvelle définition de la production. Ainsi, nous pouvons évoquer la place laissée au jugement public dans nos sociétés contemporaines, dans le cadre d'émissions télévisées qui plébiscitent directement la frange critique de chaque individu. Dès lors, pour conserver un statut légitime, les producteurs critiques doivent cultiver la relation qui leur permet de mettre en avant leur compétence. L'adresse aux créateurs reste le meilleur moyen de continuer à se faire un nom, de faire valoir une qualité d'experts. Celle-ci peut se réaliser à travers des symboles comme les prix et les récompenses, à l'image de l'initiative lancée par la revue Paris 147 Théâtre. Le prix reste sans doute un des outils les plus efficaces pour asseoir cette position, présentant à la fois le caractère collectif et unanime de la professionnalisation ainsi qu'une dimension symbolique essentielle à la reconnaissance de l'activité critique par les pairs. A ce stade, nous proposons de mettre en avant de quelle manière les producteurs critiques peuvent trouver une place légitime dans l'espace médiatique, en s'appuyant sur un statut qui donne du sens à la production. Concurrencés par un discours politique qui n'échappe pas aux logiques de diffusion et s'impose alors comme dominant, les producteurs 144 145 146 147 Pierre Bourdieu, Sur le pouvoir symbolique, p205 Cf Annexe n°8, 9, 11, 11 bis Jean Vilar, Messieurs les critiques vous êtres cruels, c'est mauvais signe, Arts-Paris, 11 novembre 1959 Cf Annexe n°6 Création du Prix Molière en 1954, Cf Annexe n°5 bis LIMOGE Estelle_2008 39 L'art de communiquer sur l'art : quelle place pour la critique dramatique ? participent au débat en revendiquant une place experte, informée et connaisseuse des enjeux artistiques. Certes, il conviendra de nuancer l'influence de cette position, mais il reste important de souligner que celle-ci met en avant la force d'un réseau qui préserve son indépendance en conservant une relation privilégiée avec les créateurs. 2- L'oeil d'expert : trouver sa place dans le débat public Comme nous l'avons déjà souligné, les méthodes de relations publiques et de communication initiées au TNP s'inscrivent dans une politique théâtrale plus large qui vise à faciliter l'accès au plus grand nombre en rénovant notamment les structures des théâtres publics. Une initiative qui prend la forme d'un plan de rénovation lorsqu'est nommé André Malraux au ministère de la Culture, en 1959. Le monopole du discours sur l'avenir du théâtre français s'instaure ainsi dans la classe politique, et ce pour longtemps. Les débats qui définissaient la production critique semblent basculer dans le champ du pouvoir, où 148 s'affrontent des individus dominants culturellement et économiquement . En effet, les différentes nominations de créateurs à la tête d'institutions théâtrales montrent qu'il ne revient pas exclusivement aux critiques de juger des Anciens et des Modernes, de ceux qui méritent la consécration ou le blâme. Une politique qui s'emploie même au consensus, puisque de l'avant-garde théâtrale au TNP, en passant par le bastion des classiques tenu par La Comédie Française, l'ensemble des activités du secteur théâtral est concerné par ce plan. Cette reconnaissance publique s'accompagne d'une diffusion médiatique qui montre alors le peu de place laissé au débat d'idées. Ainsi, en analysant les répercussions du plan Malraux dans la presse écrite, nous remarquerons que pour la grande majorité, les producteurs critiques s'en tiennent à leur chronique habituelle, sans prendre vraiment position sur la politique culturelle, presse spécialisée et non spécialisée 149 confondues . Portant sur l'organisation des théâtres nationaux, ce plan est annoncé par conférence de presse le 9 avril 1959. Dès lors, la presse spécialisée et non spécialisée rapportent les grandes lignes dans 150 une optique d'information, photographies à l'appui . De la pleine page au petit encart, le lectorat prend connaissance des nouvelles nominations, du sort réservé aux grandes institutions et des attitudes du ministre pendant la conférence de presse. Les positions critiques recensées se cantonnent à commenter le plan en rapportant les paroles du ministre plus qu'en les analysant. Les seules prises à parties directes que nous avons pu recenser se font dans la presse spécialisée avec le cinglant « Bravo André Malraux, mais un théâtre 151 n'est pas un musée. » ou dans le quotidien d'information, Le Monde. Elles se montrent toutes favorable à la nouvelle politique. Certes, il convient de prendre garde au biais historique, aux caractéristiques propres de cette période. La force du plan Malraux réside dans son soutien dévolue à l'avant-garde, à ceux qui réclament le retour des grandes oeuvres comme contre-poids au théâtre bourgeois, avilissant. « Les paroles d'André Malraux prononcées lors des changements de direction dans les théâtres subventionnés n'ont guère surpris ceux qui depuis pas mal d'années se 148 Cf Définition du champ du pouvoir, Pierre Bourdieu, Les règles de l'art, p300 149 150 Dans les quotidiens du Figaro et l'Humanité, les producteurs tiennent leur chronique habituelle sur un spectacle Les Nouvelles Littéraires publie une photographie de Malraux et Le Figaro un encart sur la page de couverture sous-titrée : 4 expressions de M.André Malraux pendant sa conférence de presse 151 40 Gabriel Marcel, Les Nouvelles Littéraires, Cf Annexe n°9 LIMOGE Estelle_2008 II- L'art de communiquer avec les créateurs : une réponse garantie par les producteurs critiques 152 battent plus ou moins obscurément pour le vrai théâtre. » résume la critique de Guy Dumur, publiée dans l'hebdomadaire frontière France Observateur. En proposant de créer deux théâtres d'essais, de rafraîchir le répertoire de la Comédie Française, la politique culturelle provoque le consensus et éteint les dernières revendications de la frange critique la plus combative que nous avions identifié dans la presse spécialisée. En témoigne l'échec de la revue Théâtre Populaire dont l'idéologie fut absorbée par les nouvelles configurations 153 sociales et politiques, comme l'illustre l'historien Marco Consolini . Cependant, l'activité de la production semblait déjà s'éloigner des ces considérations politiques avant la récupération totale du discours par le plan Malraux. Les travaux de Didier Plassard sur la presse du TNP nous indiquent qu'il est relativement rare que les implications politiques du 154 répertoire de Chaillot soient directement attaquées par les critiques dramatiques . Pour ce chercheur, la critique filtre les significations, multiplient les allusions mais n'opère jamais un débat clair qui révélerait des prises de positions affirmées. Dans ce sens, nous pouvons en effet citer comme exemple la production présente dans le quotidien France Soir. Allusive et provocatrice dans son titre « Les Caprices de Marianne » d'Alfred de Musset (un titre d'actualité), elle n'en reste pas moins consensuel dans son contenu, résumant l'histoire de 155 la pièce et servant un débat esthétique édulcoré . Le contexte historique met en avant une production critique réduite, les producteurs occupant une position récupérée par le politique. Toutefois, la tentative de distinction des producteurs critiques n'est pas à chercher exclusivement dans ces revendications politiques. Dans un champ où les positions dominantes concernant les questions culturelles sont désormais occupées par des représentants de la sphère politique et économique, les producteurs critiques doivent conserver un pouvoir symbolique auprès de leurs pairs créateurs pour rester présents dans le débat. Se rapprocher des pairs semblent s'imposer comme une réponse inévitable qui permet un apport original dans le jeu du discours sur l'art. Techniques de communication et relations publiques uniformisent et rendent accessibles le discours au grand public, politiques culturelles concrétisent le discours. Les producteurs critiques orientent le discours vers les premiers concernés par le plan Malraux, à savoir les créateurs. Ils se distinguent ainsi de ces deux démarches. Le rôle que nous attribuons aux critiques dramatiques peut être identifié dans les actions qu'ils entreprennent aux côtés des créateurs, mais aussi directement dans la production. En effet, dans le débat politique, la production critique met en avant l'activité des créateurs, rappelant que ce sont à terme leurs actions qui permettent avant tout de faire fonctionner cette politique. Cette position permet à la production critique d'être introduite directement dans le débat en misant sur l'aspect artistique des enjeux, sous couvert d'un statut qui fait voix d'autorité. Qu'ils prennent partie positivement ou négativement, les producteurs mettent en avant leur expertise qui révèle une compétence à connaître donc à juger, peut-être, de ce qui vaut pour l'avenir de la création théâtrale. Le producteur du quotidien Le Monde souligne en direction de Michel Saint-Denis, nommé alors conseiller artistique de la Comédie Française : « Revenu en France, il a dirigé à Strasbourg, avec sûreté le Centre de l'Est, et j'ai vu de mes yeux comment il s'en tirait (...).Il a du goût, de 152 Guy Dumur, France Observateur, 16 avril 1959. Voire aussi Robert Kemp; Le Monde, 10 avril 1959 Cf Annexe n°11, Gabriel Marcel, Les Nouvelles Littéraires, 16 avril 1959, Cf Annexe n°9 153 154 155 Marco Consolini, Théâtre Populaire 1953-1964 : Histoire d'une revue engagée Plassard Didier,« Réjouir l'homme est une tâche douloureuse » Le TNP de Jean Vilar et la presse (1951-1963), p123 France Soir Paris, 30 novembre 1958, Cf Annexe n°7 bis LIMOGE Estelle_2008 41 L'art de communiquer sur l'art : quelle place pour la critique dramatique ? 156 l'expérience...Il aurait pu être, lui seule, administrateur de la Comédie-Française. » Un jugement qui ne rencontre pas l'unanimité, comme le souligne le discours tenu par le critique des Nouvelles Littéraires : « Tout au plus, dirais-je que Michel Saint-Denis, qui a bien servi autrefois le théâtre français à Londres, ne semble pas, au Centre Dramatique de l'Est, s'être signalé par des réussites éclatantes. Mais cela peut ne rien prouver et nous devons lui faire 157 crédit. » Deux extraits qui trahissent le caractère subjectif de l'expertise mais ne remettent pas en cause son autorité. Il est naturel que Michel Saint-Denis devienne le conseiller artistique de la Comédie Française car il a « du goût et de l'expérience ». Ainsi, le producteur critique énonce publiquement des qualités prêtées à ce nouveau conseiller, efface toute subjectivité qui pourrait être attribuée à ces notions de « goût » et d'« expérience » et s'impose comme l'expert capable de se prononcer officiellement sur l'avenir de la politique théâtrale. La production critique s'introduit dans le débat, par la force du nombre, mettant en avant un véritable réseau qui conserve une place justifiée sur les questions artistiques. En effet, nous relèverons trois interpellations ou références sur les quatre productions. Elles font apparaître un dialogue interne entre individus qui se présentent comme compétents sur les questions artistiques, dans le débat culturel : « Mais je laisse à mon collègue Guy Dornand, le soin de commenter plus 158 particulièrement ces décisions sur le plan du théâtre lyrique » « D'une façon générale, ma position sur la réforme coïncide exactement avec celle qu'a définie 159 notre ami Robert Kemp. » « Déjà, félicitant Barrault de sa nomination à la direction de l'ex Odéon, Robert Kemp l'encourage à monter Eschyle et Claudel, 160 mais le met en garde contre ce qu'il nomme les fausses-valeurs. » Les producteurs critiques ne sont pas des communicants, ni des journalistes, ni des politiques. Ils font avant tout partie du champ théâtral et occupent une position d'expert reconnu. Ou du moins tendent à se faire reconnaître comme tel, passant s'il le faut par une définition pragmatique de la profession. Révéler la position des producteurs sur les questions artistiques récupérées par le champ du pouvoir nous a permis de mieux cerner pourquoi l'adaptation de la production n'entraîne pas uniquement sa dilution. La réponse des producteurs critiques aux logiques commerciales et publicitaires dépasse le cloisonnement et/ou le formatage de la production. En se distinguant des productions concurrentes, ils définissent leur rôle et celui de leur production en conservant des traits caractéristiques qui imposent leur originalité. Les ficelles du métier ressortent et permettent de justifier une fonction qui n'a pas perdu son sens, notamment auprès des créateurs. B- Les ficelles du métier : travailler les outils de jugement 156 157 Robert Kemp, Le Monde, Cf Annexe n°11 Gabriel Marcel, Les Nouvelles Littéraires, Cf Annexe n°9 158 Paul Morelle, Libération, Cf Annexe n°10 159 Gabriel Marcel, Les Nouvelles Littéraires, Cf Annexe n°9 160 Guy Dumur, France Observateur, le 16 avril 1959 42 LIMOGE Estelle_2008 II- L'art de communiquer avec les créateurs : une réponse garantie par les producteurs critiques Trouver un statut et le revendiquer ne suffit pas, encore faut-il avoir les moyens d'exercer son activité. Nous proposons deux pistes à explorer pour comprendre comment la production des professionnels apparaît comme légitime, c'est à dire dominante même si méconnue 161 comme telle . Tout d'abord, nous reviendrons sur la dimension normative de la production et de quelle manière elle se justifie auprès des créateurs. Puis nous mettrons en avant les raisons qui nous amènent sur la voie de l'arbitrage, place de choix pour des producteurs isolés du Public. Nous utiliserons ici les termes de critique professionnelle et critique du public pour distinguer la critique du producteur que nous avons identifiée jusqu'à maintenant, parfois qualifiée de spectateur privilégié, de la production correspondant à l'ensemble des spectateurs. 1- La critique normative : deux poids, deux mesures Etre juge, facette incontournable des critiques professionnels et aspect tant redouté par les créateurs. Qualification essentielle de l'activité critique, elle s'illustre avant tout à travers une production dont la dimension normative n'est plus à prouver et s'impose encore de manière évidente dans les années cinquante. Ainsi, les producteurs révèlent la norme et imposent la norme : « Il n'y pas cinquante manières d'interpréter Ruy Blas, il faut jouer le jeu. A fond. Se 162 lancer » énonce le critique du quotidien non spécialisé Le Figaro. « Or nous sommes ici au théâtre, nous réclamons en conséquence d'assister au devenir interne d'une passion, nous voulons, parce que c'est la loi première de tout théâtre tragique, 163 que cette passion se développe organiquement devant nous (...) » rappelle en écho le critique du mensuel spécialisé Théâtre Populaire. Une différence de ton qui ne trahit pas une différence de moyens. Enoncer des règles et des préceptes pour justifier l'aboutissement artistique de telle ou telle pièce reste un trait spécifique de la production critique que ne dissout pas complètement l'adaptation. Une démarche qui impose aux créateurs un seuil à franchir, une validation par les pairs 164 qui attire parfois des réactions violentes et douloureuses, criant à l'injustice . Ce seuil revêt les traits d'un jugement catégorique, irréfragable, énoncé par un tribunal dont les propos sont généralement relayés comme une voix unanime : « Messieurs les critiques 165 vous êtes cruels, c'est mauvais signe » « La critique américaine acclame le Théâtre 166 National Populaire » . L'oeuvre passe ou ne passe pas, le discours matérialisant succès ou échec. Pourtant, les techniques de communication et de relations publiques semblent donner la possibilité de dépasser ce seuil, de faire qu'il ne soit plus un passage obligé et d'aller chercher ailleurs la mesure de la consécration. Toutefois, nous montrerons qu'elles n'ont pas les moyens d'inverser complètement les règles, critique du public et critique des professionnels ne jouant pas dans le même registre. En outre, les mécanismes de diffusion qui caractérisent l'espace médiatique imposent de nouvelles normes qui ne supportent 161 Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, l'économie des échanges linguistiques 162 163 164 165 166 Jean-Jacques Gautier, Le Figaro, Cf Annexe n°1 Roland Barthes, Théâtre Populaire, Cf Annexe n°4 Cf Annexe n°6 Jean Vilar, Arts, Cf Annexe n°6 France-Amérique, New York, 26 octobre 1958 LIMOGE Estelle_2008 43 L'art de communiquer sur l'art : quelle place pour la critique dramatique ? pas la nuance, redonnant par là même aux critiques professionnels une légitimité parfois oubliée. En se donnant les moyens de réaliser une politique de relations publiques, le TNP de Jean Vilar pose la question d'une nouvelle critique possible qui serait élaborée directement par les premiers concernés, à savoir l'ensemble des spectateurs. En effet, participant d'une volonté éducative, l'accès aux avant-premières jusqu'alors réservées aux critiques professionnels ou encore la multiplication des rencontres directes entre public et créateur révèlent une configuration où la critique professionnelle semble ne plus avoir son mot à 167 dire. En inversant le protocole traditionnel, il triomphe de la critique soutient Jean Fleury . Il semble en effet qu'à l'aide des méthodes de relations publiques et de communication, le créateur déplace le seuil et propose un emplacement qui apparaît plus légitime. «Au théâtre, le seul juge c'est le public» rappellent inexorablement les paroles de Molière. Nous soutiendrons pourtant que ce déplacement doit être lu comme un phénomène conjoncturel qui n'atteint pas le rôle structurel joué par le producteur critique et sa production. En effet, dans cette politique, le public du TNP a la possibilité d'élaborer un discours 168 à travers les rencontres mais aussi les réponses aux questionnaires distribués . Cette initiative avance ainsi la possibilité de rendre cette production aussi légitime que la production critique « professionnelle » en maintenant que le public pourrait lui aussi être considéré comme un « porte parole » autorisé, mandaté par le créateur qui croit en cette 169 nouvelle entité de jugement . Dans ce contexte, il est en effet envisageable que la collecte des questionnaires, par exemple, ait influencé les initiatives d'un créateur qui donnait de la valeur, accordait de l'attention aux réactions et mots de ce public tant recherché : « Un spectateur qui rote quand Hamlet dit « To be or not to be» est plus dans le ton du théâtre que nous désirons que le critique qui retient son souffle pendant la durée du spectacle et fait le méchant le lendemain avec des mots dans son 170 canard. » Toutefois, deux raisons nous amènent à relativiser ce phénomène qui n'alterne en rien le pouvoir symbolique de la production critique élaborée par les professionnels. Les producteurs ont leur place. D'une part, l'aspect normatif ne se situe pas dans le même registre que la critique du public et reste en mesure d'exercer un pouvoir symbolique sur les créateurs ; d'autre part il n'est pas certain que la critique du public soit plus légitime dans la mesure où elle peut être aussi récupérée, à terme, par des logiques de diffusion. Concernant la critique du public, les règles du jeu sont ouvertement énoncées entre 171 le créateur et ses juges . L'acte de publication peut être considéré comme un acte de reconnaissance, dès lors nous avons identifié comme critique du public les extraits publiés dans la revue interne du TNP, Bref. Ainsi, en considérant que l'acte de juger peut se concevoir comme l'affirmation ou la négation d'un rapport à la norme, nous remarquerons que la trentaine d'extraits recensés juge de la valeur de l'oeuvre en établissant un rapport avec une norme affective-il faut que je ressente un sentiment fort, si j'ai ressenti ce sentiment l'oeuvre est belle-, une norme matérielle renvoyant aux éléments scéniques tels que le 167 168 169 170 Cf Annexe n°6 bis Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, l'économie des échanges linguistiques, p 207 Jean Vilar, Le Théâtre, service public et autres textes, p 49 171 44 Jean Fleury, Le TNP de Vilar, Une expérience de démocratisation de la culture, p139 Cf revue Bref, Annexe n°12 LIMOGE Estelle_2008 II- L'art de communiquer avec les créateurs : une réponse garantie par les producteurs critiques costume ou le décor : « Je commence à m'habituer à la scène dépouillée du TNP, mais en ce qui concerne Lorenzaccio, on peut se demander si – en dehors des costumes (fort beaux : le cardinal, à lui seul est un Philippe de Champaigne) quelques touches de couleur 172 n'auraient pas été nécessaires. » , ou encore une norme littéraire : « J'aurais conservé la scène 3 de l'acte IV, et la scène 1 de l'acte V. Elles sont, il me semble, nécessaires à 173 l'intelligence de la pièce. » Des éléments que nous retrouvons aussi dans la critique professionnelle et qui permettent au créateur de réaliser quels aspects de son oeuvre peuvent être confrontés au regard normatif du plus innocent des spectateurs. En revanche, deux seulement, sur la trentaine recensés, mettent en avant une relation avec un créateur précédent, ce qui permet de situer l'oeuvre dans l'histoire du champ théâtral. Ce rapport à l'histoire du champ caractérise la critique des professionnels qui, sous couvert de son statut, utilise à bon 174 escient les instruments légitimes d'expression . En effet, les extraits tirés de la presse spécialisée et non spécialisée analysés en première partie nous montrent que les références aux mythes et aux grands noms qui fondent l'Histoire du théâtre, tels que Molière ou Shakespeare, couvrent une grand partie de l'aspect normatif. Les rapports négatifs ou positifs établis avec les normes historiques qui découlent de ces mythes sont fréquents et participent au jugement critique. « Mais disons que dans toute une partie de la pièce, il s'emploie trop à casser les vers, à les parler au lieu de les lancer, à raisonner le texte, à découvrir la pensée sous les mots, à “shakespeariser “ son héros. Ruy Blas n'est ni Hamlet 175 ni Richard. » « Autre prétention : Ruy Blas serait une grande comédie de 176 caractère, une leçon profonde d'humanité, quelque chose comme du Molière . » Dès lors, il est intéressant de noter que ce rapport à la norme édifiée par ces personnages mythiques contribue à placer l'oeuvre du créateur dans l'histoire du champ. Et à le faire entrer lui-même dans l'Histoire. Ainsi s'exerce le pouvoir symbolique de la critique professionnelle : « Le pouvoir symbolique est en effet ce pouvoir invisible qui ne peut s'exercer qu'avec la complicité de ceux qui ne veulent pas savoir qu'ils le subissent ou même 177 qu'ils l'exercent. » . Les créateurs ne veulent pas savoir qu'ils sont soumis à ce pouvoir mais ils en restent forcément complices, acceptant de recevoir les prix ou les récompenses qui consacrent leur entrée dans l'Histoire. Ainsi, Jean Vilar reçoit en 1954 le prix Molière qui consacre son oeuvre Don Juan et la place parmi les oeuvres qui ont reçu une récompense 178 de la sorte . Le créateur marque l'histoire théâtrale en se distinguant des autres. Les juges de la critique professionnelle révèlent et imposent cette norme historique dans la production. Le caractère arbitraire de la norme est complètement effacé puisque les créateurs acceptent les règles du jeu. Certes, il convient de prendre garde aux généralités, mais dans une configuration où le créateur est lié inévitablement aux intérêts politiques et financiers, il 172 173 174 Cf Annexe n°12 Cf Annexe n°12 Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, l'économie des échanges linguistiques, p107 175 Jean Jacques Gautier, Le Figaro, Cf Annexe n°1 176 Roland Barthes, Théâtre Populaire, Cf Annexe n° 4 177 178 Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, l'économie des échanges linguistiques, p 202 Cf Annexe n°5 bis LIMOGE Estelle_2008 45 L'art de communiquer sur l'art : quelle place pour la critique dramatique ? est probable qu'il recherche à contre-balancer cet aspect en trouvant les moyens d'une consécration « purement »artistique, théâtrale. Ainsi, les relations publiques et la communication qui permettent l'élaboration d'une critique du public déplacent le seuil de jugement mais ne suppriment pas celui de la critique professionnelle qui dispose des outils normatifs pour le conserver. Ce dernier seuil peut en outre apparaître comme un véritable contrepoids au nouveau seuil qui crée des normes de diffusion dont les répercussions ont leur importance. En effet, il reste à souligner que les relations publiques et la communication, à travers leurs répercussions commerciales et publicitaires notamment, créent des normes de diffusion qui imposent un cap inédit à franchir pour le créateur. Si ce dernier considère que le public peut être juge, il se heurte aux normes de diffusion imposées et révélées par l'espace médiatique. Il serait illusoire de croire que le public réussit à révéler et imposer une norme au créateur de manière pérenne. Le cas du TNP, nous l'avons souligné, correspond à une disposition particulière où le créateur accepte de considérer les normes révélées par le public. Cette configuration peut se répéter dans l'histoire du champ mais s'accompagne désormais inévitablement des normes de diffusion auxquelles le créateur ne peut déroger dans la mesure où il accepte de faire une place au public en utilisant les moyens de communication et de relations publiques que nous avons identifiés. Pour accéder au jugement public, il s'apprête à soumettre son oeuvre au regard médiatique qui révèle et impose la norme de diffusion . Et cela peut transformer ce qui doit être dans l'oeuvre pour être reconnu comme valable. Le phénomène du vedettariat illustre cette disposition. Moins qu'un jeu d'acteur, la norme de diffusion révèle et impose un physique, un sourire, comme ce qui doit être pour être diffusé et reconnu comme valable. Certes le physique en question a su faire preuve de ses talents d'acteur, toutefois il est indéniable que les techniques de relations publiques et de communication utilisent la carte de l'amplification. Une technique qui peut contraindre à la dénaturation de l'oeuvre, au moins dans son caractère collectif. L'histoire de la critique dramatique a montré que les professionnels utilisaient cette focalisation sur tel ou tel aspect 179 de l'oeuvre pour qualifier sa dimension artistique . Cependant, il est important de souligner que la norme de diffusion tend à réduire l'oeuvre avant l'acte du prétendu jugement public alors que la norme artistique réduit l'oeuvre pendant l'acte de jugement, n'incluant donc pas nécessairement une dénaturation de l'oeuvre. Dès lors, la critique des professionnels réaffirme la légitimité de son jugement en mettant en avant la possibilité d'atténuer les effets conduits par les normes de diffusion. Ainsi, plusieurs extraits étudiés se composent dans la nuance, permettant de relativiser l'échec ou le succès d'une oeuvre soumise par nécessité aux normes de diffusion : « En ce qui me concerne, je ne porterai cependant pas un jugement 180 exclusivement négatif sur cet ouvrage » ou encore « Dans le concert d'éloges qui a salué la nouvelle présentation du Théâtre National Populaire, des Caprices de Marianne, d'Alfred de Musset, dans la «régie» de Jean Vilar je voudrais 181 apporter une note franchement discordante. » Ainsi nous soulignerons que les normes auxquelles se référent la critique des professionnels permettent de temporiser les effets de la diffusion. Les deux seuils coexistent et le créateur 179 Infra p29 180 Gabriel Marcel, Les Nouvelles Littéraires, Cf Annexe n°8 181 Pierre-Bernard Marquet, Les Caprices de Jean Vilar, Cf Annexe n°14 46 LIMOGE Estelle_2008 II- L'art de communiquer avec les créateurs : une réponse garantie par les producteurs critiques peut ainsi relativiser voire positionner l'échec ou le succès de son oeuvre. Dès lors, il semblerait que le grand absent du jeu des normes reste le Public. Au même titre que le créateur, il subit ces normes. Les relations publiques et la communication semblent pourtant replacer cette entité au centre des transactions. Comment la critique des professionnels se positionne-t-elle face au grand public ? Nous avons déjà souligné toute l'ambiguïté de la réception de la production par le Public. Il semblerait que cette ambiguïté s'efface et laisse place à une véritable coupure entre public et critique, révélée par un mouvement inverse à celui des relations publiques. La conquête du public ne fait pas partie des enjeux motivants pour les producteurs critiques. En revanche, pondérer la production et la réception d'une oeuvre peut s'inscrire dans l'activité des professionnels. Le Public et ses réactions peuvent être ainsi considérés comme une véritable entité vouée à l'arbitrage des juges. 2- Le Public, une entité vouée à l'arbitrage des juges Il convient dans cette partie de mettre en avant un aspect des relations publiques et de la communication que nous avons jusqu'à présent occulté. En effet il est certain que les dérives publicitaires et commerciales de cette politique doivent être prises en compte, participant d'une logique de diffusion indissociable de ce mécanisme. Toutefois, il convient également de s'attarder sur l'aspect éducatif et pédagogique initial afin de mieux comprendre où se situe la production des professionnels dans cette configuration et en quoi l'aspect pédagogique apparaît désormais peu justifiable. Nous ne reviendrons pas sur les résultats de cette politique mais nous nous attacherons à montrer en quoi cette comparaison nous permet de mieux cerner pourquoi la production des professionnels ne s'inscrit pas dans une logique de conquête du public mais privilégie l'arbitrage, position clef du jugement. 182 « L'art construit un monde » . Cette affirmation rappelle qu'il n'est pas donné à chacun d'appartenir à ce monde et permet de comprendre les motivations d'une politique de relations publiques. Comment faire pour multiplier les accès, permettre à ceux qui se trouvent à l'extérieur de se retrouver à l'intérieur et de s'approprier les mécanismes qui le régissent ? Donner les outils pour faciliter l'accès à l'art, apprendre à s'en servir de manière autonome, telle est la mission éducative et pédagogique que fixe idéalement une politique de relations publiques. Des motivations qui se traduisent par des initiatives concrètes au TNP telles que les assemblées de jeunesse tenues deux fois par semaine pour évoquer 183 la création , le contact privilégié avec certains groupements tels que les syndicats ou les 184 écoles, ou encore la prospection des comédiens dans les cantines . Le terme « école du spectateur » n'est pas encore énoncé mais les prémices se dessinent à travers des mesures pédagogiques qui créent une relation de proximité avec un Public tant désiré. Dans cette veine, le TNP se caractérise notamment pour son action envers la jeunesse qui fut 185 saluée à l'annonce du plan Malraux . Nous pouvons ainsi nous demander si la production des professionnels peut servir d'outil pédagogique et être utilisée dans ce sens par les méthodes de relations publiques. Cela supposerait une collaboration ouverte, permettant aux producteurs d'assumer pleinement et directement leur rôle de guide. 182 183 184 185 Jean Caune, L'art du point de vue de la communication, p107 Jean Vilar, Le théâtre, service public et autres textes, p358 Simone Lacomblez, Jean Vilar ou le sens de la grandeur, p14 Le Monde, 10 avril 1959 LIMOGE Estelle_2008 47 L'art de communiquer sur l'art : quelle place pour la critique dramatique ? Dès lors, deux initiatives nous interpellent, celle du journal interne des Amis du TNP « Bref »et celle de la revue spécialisée Théâtre Populaire. Dans la revue Bref, une tribune est consacrée au « libre point de vue d'un écrivain, d'un critique ou d'un homme de théâtre quant au « climat » de la vie du théâtre à Paris. 186 » Nous retrouvons ici la fonction distinctive de l'expert, le critique comme producteur compétent reconnu par ses pairs. Ce support de communication adressé aux associations de spectateurs met ainsi en valeur le regard critique dans une revue qui se compose à la fois de paragraphes informatifs et d'encarts que nous pourrions qualifiés « d'opinions ». Les articles critiques permettraient-ils de consacrer, de garantir la mission éducative en proposant la voie de l'alternance au simple document informatif que pourrait supposer l'existence d'un journal interne ? Rien n'est moins sûr, la collaboration entre critique, créateur et relations publiques restent ambiguë et les positions difficiles à tenir dans une telle configuration. En outre, les enjeux pédagogiques soulevés par la production critique se situent très certainement vers un lectorat spécifique, celui des créateurs. En témoigne l'épisode de la revue Théâtre Populaire, revue spécialisée déjà évoquée. Théâtre Populaire a été fondée par l'éditeur Robert Voisin qui jusqu'en 1957 était 187 l'éditeur de la collection du répertoire des pièces jouées au TNP . Ainsi, l'Editorial du numéro 1 de la revue précise : « Le dessein de cette revue est donc de ranimer dans le Public la notion d'un retour de l'art dramatique à sa dimension originelle, et il est trop certain que nous ne songerions même pas à nous atteler à une telle tâche si elle n'était accompagnée d'exemples et fortifiée par les réalisations de quelques animateurs 188 de théâtre. » Pourtant la collaboration se solde par un échec. La préférence pour le théâtre de Brecht s'impose de manière intransigeante dès le onzième numéro et accélère 189 les conditions de l'éloignement . Cet épisode nous révèle les difficultés que peuvent avoir les agents, producteur critique et créateur, à maintenir une position cohérente lorsque s'interpénètrent les enjeux éducatifs et promotionnels. Pour le créateur, il s'agit à la fois de défendre son oeuvre dont les répercussions critiques se font connaître à l'intérieur de la revue, mais aussi de continuer à défendre ses idées auprès du public par l'intermédiaire de cette même revue, créée pour énoncer clairement ce que lui et ses collaborateurs ne 190 pouvaient pas dire . Certes, la diffusion de Théâtre Populaire est restée très limitée et il n'est pas évident que celle-ci ait été envisagée comme un outil pédagogique, destiné à donner des clefs de compréhension dans l'optique de pouvoir les utiliser de manière autonome. Cependant, cet épisode révèle la véritable mission pédagogique du producteur critique. Une mission qui doit être accomplie en direction du créateur, et non du public. A diffusion très limitée, l'existence de Théâtre Populaire est restée fragile. Pourtant, la revue a servi 191 plusieurs fois de véritable tribune utile aux producteurs critiques comme aux créateurs . Annoncée dès l'éditorial n°1 comme un outil pour les professionnels, la revue soulève ainsi la question d'une critique pédagogique, éducative dont le destinataire serait le créateur. En 186 187 188 189 190 191 Bref, n°7, 15 octobre 1955 Bernard Dort, La revue Théâtre Populaire, le brechtisme et la décentralisation, p127 Théâtre Populaire, n°1, 1953 Marco Consolini, Théâtre Populaire, 1953-1964 : Histoire d'une revue engagée Marco Consolini, Théâtre Populaire, 1953-1964 : Histoire d'une revue engagée Plusieurs « attaques » ont été formulées à l'encontre de Jean Vilar qui s'est finalement exprimé directement dans la revue avec le texte Memorandum, Cf Annexe n°13 48 LIMOGE Estelle_2008 II- L'art de communiquer avec les créateurs : une réponse garantie par les producteurs critiques effet, en défendant le « brechtisme » la critique professionnelle a montré qu'elle préservait son indépendance et cherchait à faire partager cette nouvelle forme théâtrale aux créateurs contemporains : « Notre seul but, pour le moment, est d'aider à une connaissance de 192 Brecht » rappelle le onzième numéro de Théâtre Populaire . Qualifié de «dogmatisme » ou de « terrorisme » brechtien, la leçon reste difficile à entendre pour des créateurs qui apparaissent comme des élèves attentifs mais réactifs. Dès lors, la seule manifestation à l'égard du Public qui apparaît comme légitime, car justifiée par un statut d'expert ou de professionnel, reste celle de l'arbitrage. En effet, la critique des professionnels n'a pas les moyens de s'inscrire dans une démarche pédagogique à l'égard du public mais elle peut utiliser cette entité pour pondérer production et réception de l'oeuvre d'art. La faculté de juger peut se définir comme celle de décider en qualité d'arbitre. En faisant référence à des oeuvres plus anciennes, à d'autres créateurs, la critique arbitre entre différents éléments de la production de l'oeuvre. Sa position lui permet également d'arbitrer entre production et réception, entre éléments de la création et réaction du public. Le critique professionnel n'est pas un spectateur privilégié, il est audessus, détaché des spectateurs. Une position qui est connue et reconnue par le créateur : « Le public est un monstre et un être vivant qui digère (...). Les comédiens savent très bien que le seul être qui ne change pas et ne s'intègre pas à l'ensemble, c'est le critique. Il est détaché, il est autre, il n'oublie ni ses souvenirs d'école, ni ses réminiscences littéraires, ni son jugement, ni ses opinions politiques, c'est à dire 193 une sorte de garde à vous intellectuel, qui est son arme et sa défense. » Ainsi, nous retrouvons cet arbitrage à l'intérieur de la production, diffusée à la fois dans la presse spécialisée et non spécialisée. Il révèle le Public comme un outil de jugement fournissant le deuxième plateau de la balance opposable au premier contenant des outils plus « traditionnels » comme la référence historique, les critères esthétiques ou le jeu des comédiens. Concernant la pièce Le Crapaud Buffle, la production des Nouvelles Littéraires, revue spécialisée, mentionne : « A partir de là, le spectateur est comme suffoqué par l'ennui et aussi par une irritation croissante en présence de cette confusion, volontaire ou non. Il s'en va plus fâché qu'il ne devrait être, car malgré tout , je tiens à la dire, cette pièce accablante 194 n'est pas nulle, loin de là. Quelques vaillants comédiens la défendent le mieux possible.» Dans la même logique, la production critique du Parisien Libéré oppose les intentions de l'auteur de la pièce aux réactions du Public afin de pondérer production et réception et 195 justifier un jugement positif et enthousiaste . Dès lors, dans l'espace médiatique, la production des professionnels ne se distingue pas en montrant comment faire pour accéder à l'oeuvre, la comprendre. Tout au plus elle révèle les pistes possibles, envisageables. Un repère qui est d'autant plus apprécié et utilisé par le lectorat fidélisé comme l'indique une spectatrice du TNP: « Pourtant-contrairement à certains critiques écoutés-j'ai trouvé la représentation très agréable, homogène, et je n'ai 192 193 Cité par Bernard Dort, La revue Théâtre Populaire, le brechtisme et la décentralisation, p133 Jean Vilar, Le Théâtre, Service public et autres textes, p399 194 195 Gabriel Marcel, Les nouvelles littéraires, Cf Annexe n°8 Georges Lerminier, Le Parisien Libéré, Cf Annexe n°2 LIMOGE Estelle_2008 49 L'art de communiquer sur l'art : quelle place pour la critique dramatique ? 196 pas été gênée par le souvenir. » La spectatrice compare ici deux oeuvres qu'elle a eu l'occasion de voir représenter. Elle utilise le terme « souvenir » pour inscrire la nouvelle création dans l'histoire du champ. Du haut de sa compétence, elle se place ainsi elle-même en position de producteur critique. Ce témoignage aborde un aspect particulier du « pacte de lecture » qui réside entre le producteur critique et le lectorat. En effet, ce pacte sous tend une vision quasi-magique de la réception de l'oeuvre. Il suppose une réception immédiate de l'art, à l'image des politiques culturelles qui ont souhaité une rencontre entre l'oeuvre et le public, soutenant que tout public est apte à accéder immédiatement le sens de l'oeuvre. La production des professionnels critiques semble en effet se construire la plupart du temps en partant du principe que tout homme possède la faculté de saisir l'art et de l'intégrer dans son expérience personnelle sans 197 avoir recours à une technique particulière de compréhension . Ainsi, il apparaît que les producteurs fournissent une critique dont les enjeux ne sont réellement compris que par celui qui a vécu une expérience similaire à la leur. Dès lors, qui saisit l'art et l'intègre dans son expérience personnelle mieux que le créateur lui-même ? Il convient en effet de rappeler un élément du lectorat trop souvent oublié : le créateur. Un élément primordial qui pourrait définitivement confirmer l'activité du producteur critique reconnue comme telle, soit utile au processus de création. C- Producteurs critiques et créateurs : l'inévitable mariage de raison Ainsi, nous montrerons dans cette dernière partie comment les liens entre producteur critique et créateur permettent d'affirmer l'activité du producteur critique dans le champ théâtral. Appartenant à la même communauté linguistique, ils se comprennent, se reconnaissent, se valorisent. Un échange mutuel qui renvoie à des intérêts communs : l'oeuvre et la création. Dans l'art de communiquer sur l'art, la place du critique dramatique permet de valoriser ce qui n'est pas mis en avant par les techniques de relations publiques et de communication. Entre valeur marchande et valeur artistique, la frontière devient flou. L'oeil critique veille et rappelle au créateur où se situe les règles du jeu. Pour le meilleur comme pour le pire. Comme nous l'avons défini dans la terminologie, le créateur renvoie à l'artiste reconnu comme tel. Metteur en scène, acteur, les positions de deux créateurs du TNP seront évoquées. Nous compléterons également notre analyse avec les témoignages de deux précurseurs du théâtre national populaire, metteurs en scène connus et reconnus. 1-Se reconnaître et croire en l'autre : les bases d'une relation durable « Disons sommairement qu'ils écrivent moins sur le théâtre que dans le théâtre. 198 Le critique dramatique est en réalité partie intégrante de l'activité théâtrale. » Cette remarque de Bernard Dort, producteur dans la revue Théâtre Populaire, nous invite à considérer la participation du critique à la vie théâtrale, et notamment les 196 197 198 50 Cité dans la revue Bref,Cf Annexe n°12 Concernant la notion de réception immédiate de l'art, Cf Jean Caune, L'art du point de vue de la communication, p110-111 Bernard Dort, Théâtre Public, Essais de critique, p 9 LIMOGE Estelle_2008 II- L'art de communiquer avec les créateurs : une réponse garantie par les producteurs critiques relations entretenues avec le créateur. Pour retrouver la trace des producteurs critiques et comprendre la position qu'ils occupent rien ne vaut en effet les réactions écrites ou audio des 199 créateurs à l'égard de ce corps de professionnels . La production critique telle que nous l'avons définie est effectivement réalisée dans l'espace médiatique mais ses producteurs sont identifiés avant tout par leurs pairs du secteur théâtral qui donnent un sens et une reconnaissance à leur activité. Les créateurs consacrent l'activité du critique en lui donnant de la valeur en tant que corps professionnel mais également en distinguant les individualités. En effet, la scission repérée entre la presse spécialisée et la presse non spécialisée est nommée et reconnue par les créateurs qui donnent alors plus ou moins de valeur à telle ou telle production. Cette hiérarchie ainsi établie montre que la production critique est reconnue comme telle. Elle est porteuse de sens pour les créateurs et symbolisent les enjeux du champ théâtral, comme la lutte entre le théâtre de l'argent et le théâtre dit « populaire » ou celui d'avant-garde. Ainsi, nous retrouvons dans les prises de parole des créateurs les noms de ceux qui représentent cette scission et la symbolisent. La critique « d'humeur » propre à la presse non spécialisée restent peu valorisée par le créateur partisan du théâtre populaire ou du théâtre d'avant-garde : « L'histoire de la critique théâtrale est jalonnée depuis la querelle du « Cid » 200 d'erreurs parfois voulues, souvent de bonne foi, je veux dire : de sarcéismes » . Le terme « sarcéisme » fait de toute évidence référence à Francisque Sarcey, journaliste précurseur de ce type de production. En s'adressant aux producteurs de la presse non spécialisée, le créateur met également en exergue le décalage entre les deux types de critique : « Quand Gautier est d'accord avec nous je ne dis pas : j'ai fait du mauvais travail; je ne dis pas non plus, quand d'aventure vous êtes d'accord avec Gautier qui est d'accord avec nous, que vous vous êtes trompé. Vous faites là de la critique d'humeur. Et sur ce plan, Gautier me 201 semble-t-il est plus utile que vous. » Jean-Jacques Gautier est en effet le représentant de cette production critique dont la valeur est souvent dénigrée par les partisans d'un théâtre populaire ou d'avant garde puisque sa production est associée à celle du théâtre de l'argent, s'illustrant comme le défenseur du Boulevard et feuilletoniste. Un dénigrement qui peut prendre des traits cinglants, à l'image des propos tenus par un créateur d'avant garde à 202 l'encontre de ce dernier « Bartholoméus III n'est qu'un sot sans pédanterie. » Cette hiérarchie ainsi établie par les créateurs peut se concevoir dans la mesure où 203 critique et créateur appartiennent souvent à la même communauté linguistique . Ils portent un certain intérêt aux mots, leur donnent une valeur spécifique qui ne peut uniquement être entendue et comprise comme telle par les membres de la communauté. Certains mots prennent alors une dimension symbolique. Ainsi, pour le créateur comme pour le critique, l'adjectif qualificatif revêt une dimension symbolique forte dans la mesure où il peut caractériser à lui seul la réussite ou l'échec de l'oeuvre. En témoigne la réaction d'un créateur à la suite de l'utilisation de certains adjectifs par la critique pour qualifier sa pièce. Il souhaite donner ici une leçon aux producteurs en leur faisant prendre conscience de la valeur associée à ces termes : « Si j'accède au haut rang de critique dramatique 199 Cf revues suivantes : Théâtre Populaire, Arts 200 201 202 203 Jean Vilar, Arts-Paris, Cf Annexe n°6 Jean Vilar, Memorandum, Cf Annexe n°13 Bartholomeus III désigne Jean-Jacques Gautier dans la pièce de Ionesco, L'impromptu de l'Alma, p56 Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, l'économie des échanges linguistiques, p18 LIMOGE Estelle_2008 51 L'art de communiquer sur l'art : quelle place pour la critique dramatique ? (...), j'éviterais au soir et dans la nuit de cette première communion dont je parle l'adjectif 204 insignifiant, l'adjectif maladroit , l'adjectif incommunicable. » Dès lors, nous remarquerons qu'à travers cet échange, les créateurs dotent la production critique d'un véritable pouvoir symbolique. « L'efficacité symbolique des mots ne s'exerce jamais que dans la mesure où celui qui la subit reconnaît celui qui l'exerce 205 comme fondé à l'exercer. » En effet, les créateurs reconnaissent aux producteurs critiques et à leur production le pouvoir d'imposer une certaine vision de l'art qui dépasse parfois les limites du raisonnable, atteignant une dimension quasi «magique ». Dans les propos étudiés, la croyance reste intacte : la critique dramatique aurait le pouvoir de faire et défaire la réputation d'une oeuvre. De nombreux travaux mentionnent pourtant que la plupart des campagnes de presse menées à cette époque l'ont été à l'initiative de simples journalistes, 206 les critiques dramatiques étant le plus souvent du côté des créateurs . Dans la croyance collective du champ théâtral, il reste néanmoins flagrant que la production critique est associée à ce pouvoir symbolique, consacrant ses producteurs comme de véritables juges aux décisions irrévocables : « Au lendemain de la répétition générale de Lear, paru un certain nombre d'articles ou en quelques lignes, mon spectacle, le spectacle présenté chez moi était jugé, condamné 207 et pratiquement interdit. » Charles Dullin, précurseur du théâtre populaire et maître à penser de Jean Vilar, reproche ainsi à la production critique d'avoir sabré sa nouvelle oeuvre et ce de manière vive et irréfutable. Des paroles qui font étrangement écho à celles de Jean Vilar, prenant la plume quinze ans après M. Dullin pour souligner le rejet par la critique de sa nouvelle pièce présentée au théâtre d'essai Récamier : « Au théâtre, les choses sont jugées et de suite, définitivement. C'est d'une injustice effroyable.(...) Pourquoi le critique dramatique est-il contraint à l'actualité, qui le presse ? Le théâtre a l'éternité devant soi : 208 pas le Critique dramatique ? » . Le pouvoir du jugement fait illusion et provoque une des craintes les plus terribles chez les créateurs : celle de ne pas durer et d'être éliminé sans avoir eu le temps de faire ses preuves. Comme nous l'avons souligné, la production critique construit un seuil que se doit de 209 franchir le créateur pour inscrire son oeuvre dans la durée . Il paraît difficile de supprimer définitivement ce seuil même si les moyens de la lutte sont engagés. Les moyens matériels et symboliques ne suffisent pas complètement à briser l'illusion du jugement car au-delà des enjeux financiers, les techniques de diffusion apparaissent comme fondées sur la croyance d'une production critique intermédiaire entre le public et l'oeuvre : « Quoiqu'il en soit, le Théâtre National Populaire jouera et soutiendra jusqu'à l'extrême limite de ses moyens -financiers et autres- toutes oeuvres nouvelles à Récamier. Nous ne demandons qu'une petite chose aux Critiques, non pas d'admettre qu'ils sont sujets à l'erreur mais seulement de ne pas 204 205 206 207 208 209 52 Jean Vilar, Arts-Paris, Cf Annexe n°6 Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, l'économie des échanges linguistiques, p119 Cf Travaux de Didier Plassard, article Jeanne Laurent , émission Le masque et la plume, 13 juillet 1975 Charles Dullin, 1945, diffusé dans Le masque et la plume, émission enregistrée le 13 juillet 1975 Jean Vilar, Arts, Cf Annexe n°6 Infra p59 LIMOGE Estelle_2008 II- L'art de communiquer avec les créateurs : une réponse garantie par les producteurs critiques créer d'obstacles entre un écrivain nouveau et le public amateur d'oeuvres 210 nouvelles. » .Certes, à un niveau élevé, les effets de la diffusion peuvent tendre à réduire le seuil, comme le montre le phénomène du vedettariat où l'impact sur le public est tel que la production critique est diluée ou reléguée dans des sphères spécialisées. Pour autant, la figure du juge persiste, surtout lorsqu'il s'agit d'oeuvre nouvelle, et même si des pistes d'ordre symbolique sont lancées par les créateurs. Soutenir l'idée d'une critique qui devrait être collaboratrice 211 du travail des créateurs et non pas examinatrice comme le fait Jean-Louis Barrault , également précurseur du théâtre populaire en France, témoigne de la dimension symbolique donnée au jugement critique. Il s'agirait dès lors de mettre les producteurs critiques « dans le coup », qu'ils suivent l'élaboration du travail des créateurs afin de ne plus envisager le seuil comme un jugement sanction mais comme un jugement instructif, issu d'un échange préalable où tous les éléments de la création sont connus. Reste à se demander si cette démarche ne revient pas simplement à proposer une diffusion du travail de création qui pourrait dès lors s'accomplir, et s'accomplit déjà dans la configuration étudiée, à l'aide d'interviews ou de documents informatifs. En outre, le pouvoir du jugement ne s'illustre pas uniquement à travers l'irréductibilité du seuil mais également et peut-être surtout par le rôle intermédiaire que tient le producteur critique entre l'oeuvre et le créateur. Un rôle qui prend parfois les traits du maître ou du professeur comme le souligne ironiquement L'Impromptu de l'Alma, pièce qui attaque 212 les trois principaux producteurs critiques de l'époque . Cependant, ce rôle est connu et reconnu par les créateurs et devient même primordial dans une configuration où le rôle d'un intermédiaire entre le public et l'oeuvre n'existe pas. « Cela dit, vous me croirez, je l'espère, si je vous assure que l'on vous lit avec profit. Sur le plan de l'esthétique, les études que vous avez faites, et qui visaient notre théâtre, ont été pour nous d'un aide précieuse. Vous avez défini notre « style de jeu », qui plus tard 213 deviendra pour vous le style Avignon, ou style TNP. (...) » lance Jean Vilar aux rédacteurs de la revue Théâtre Populaire. Une relation qui affirme ainsi les enjeux de la création et permet de nourrir un débat artistique souvent porteur, au-delà des différends. 2- Les termes du contrat : garantir le dialogue et la valeur artistique de la création Le producteur critique et le créateur travaillent sur un objet commun : l'oeuvre ou, plus largement, la création. Leur relation se pense autour de cette oeuvre et leur débat s'alimente de prises de position sur la création et la valeur donnée à cette création. Il convient dès lors de souligner que la valeur artistique de l'oeuvre reste au coeur des discussions, la valeur marchande qui pourrait lui être attribuée n'étant pas évoquée. Combien a coûté la production, quel est le prix des places pour assister au spectacle sont des caractéristiques « marchandes » de l'oeuvre qui ne sont pas, ou que très rarement, abordées par la production critique. La valeur artistique prend une dimension symbolique qui s'illustre même dans les produits « formatés » de la presse non spécialisée : « Jamais sans doute Don 210 211 Jean Vilar, Arts, Cf Annexe n°6 Paroles rapportées dans Le masque et la plume, émission radiophonique du 13 juillet 1975 212 213 Eugène Ionsesco, L'Impromptu de l'Alma Jean Vilar, Théâtre Populaire, Cf Annexe n°13 LIMOGE Estelle_2008 53 L'art de communiquer sur l'art : quelle place pour la critique dramatique ? Juan ne nous est apparu plus dépouillé, plus nu que dans cette mise en scène d'ombre 214 et de lumière. Les personnages et le reste prennent ici toute leur valeur. » Pour le lecteur et spectateur potentiel, la production montre ainsi que la rentabilité du déplacement doit se mesurer en fonction de la dimension artistique de l'oeuvre. Après avoir énoncé les qualités de la création en valorisant les techniques du théâtre telles que le jeu des comédiens, le décor, la mise en scène, la dimension artistique de l'oeuvre ressort et permet ainsi au producteur de conclure : « En résumé, ce Ruy Blas, même imparfait, vaut le 215 dérangement. » Dès lors, l'utilité de la production critique doit être recherchée dans cette capacité à mettre en exergue la valeur artistique de l'oeuvre. Une capacité qui prend toute son importance dans une configuration où les relations publiques et la communication tendent à confondre valeur marchande et valeur artistique de l'oeuvre. En effet, communiquer sur l'oeuvre amène souvent à révéler la dimension marchande de celle-ci, concrétisée à terme par l'achat de places ou d'un abonnement par l'éventuel spectateur. Les logiques de diffusion tendent à remplacer la valeur reconnue comme une valeur artistique au sein du champ théâtral par une valeur marchande. Ainsi, l'acteur Gérard Philipe est d'abord reconnu pour son talent d'acteur par ses pairs puis sa valeur artistique se transforme en valeur marchande, un talent estampillé dont le portrait se vend bien. La confusion s'avère d'autant plus grande que des moyens similaires consacrent l'oeuvre en mettant en avant la valeur marchande tout comme la valeur artistique. Insister sur la rareté du créateur peut être utilisé pour gratifier l'oeuvre d'une valeur marchande comme d'une valeur artistique. Ainsi, nous remarquerons que la production critique mentionne la valeur artistique de l'oeuvre en mettant en avant l'unicité de son créateur : « Son Don Juan est sec, métallique, galvanique 216 (...) Son Don Juan témoigne d'une connaissance encore plus profonde de la théâtralité. » . De manière similaire, le principe du vedettariat s'appuie sur l'unicité du créateur pour accréditer l'oeuvre d'une valeur marchande et permettre une large diffusion de celle-ci. Dès lors, les producteurs critiques se distinguent en garantissant la reconnaissance symbolique de cette dimension artistique. Loin d'être de simples « voyageurs de 217 commerce » , comme a suggéré un producteur avant de s'attirer la foudre de ses confrères, il paraît évident que les producteurs critiques considèrent avant tout la valeur artistique de l'oeuvre, ou du moins qu'ils souhaitent passer pour les garants de cette dimension. En témoignent les reconnaissances contemporaines à la création symbolisées sous forme de prix ou de récompenses. En créant le Prix Molière, le mensuel spécialisé Paris Théâtre illustre ainsi cette volonté de se détacher d'une logique marchande et de se faire connaître comme garant de la valeur artistique. A dimension commerciale, se rapprochant d'une presse non spécialisée, le mensuel se dote ainsi d'une mesure symbolique rendant crédible son action dans le champ théâtral. « Le prix Molière attribué hier pour la première fois est une récompense symbolique, puisqu'il consiste en un biscuit de Sèvres reproduisant notre grand comique sur son fauteuil. Il entend désigner le meilleur spectacle de la saison, en considérant aussi bien la valeur littéraire de l'oeuvre que sa présentation plastique. 218 » répercute alors la presse écrite. En effet, l'article premier du règlement de la cérémonie insiste sur la valeur artistique qui doit permettre de consacrer l'oeuvre en mentionnant que 214 215 Jean-Jacques Gautier, Le Figaro, Cf Annexe n°3 Jean-Jacques Gautier, Le Figaro, Cf Annexe n°1 216 217 218 54 Roland Barthes, Lettres Nouvelles, Cf Annexe n°5 Paroles rapportées dans Le masque et la plume, émission radiophonique diffusée le 13 juillet 1975 L'Aurore, 2 juillet 1954 LIMOGE Estelle_2008 II- L'art de communiquer avec les créateurs : une réponse garantie par les producteurs critiques sont pris en compte la qualité propre de l'oeuvre montée, les mérites de la représentation 219 et de ceux de ces interprètes . Certes, il est parfois reproché aux producteurs critiques de ne pas assez prendre en considération les enjeux financiers qui pèsent sur un créateur dont les oeuvres sont de fait vouées à supporter des contraintes marchandes. Dans la configuration étudiée, pour continuer à créer, pour continuer à exister en tant que créateur, ce dernier peut être amené à faire se confronter la valeur marchande et la valeur artistique. Une confusion qui conditionne le processus de création et qui, dès lors, devrait être considérée par une critique capable de révéler toutes les dimensions que suppose l'acte de création. Et de relativiser ainsi son jugement en fonction des données empiriques, contraintes extérieures imposées au 220 créateur. « Nous sommes condamnés à produire trop et parfois trop vite. » , « Les frais d'un théâtre sont tels que garder à l'affiche un spectacle qui ne fait pas de salles pleines 221 devient impossible. » rappellent ces derniers à leurs juges. Il s'agirait ici de donner une dimension symbolique à ce qui rappelle la valeur marchande de l'oeuvre en mentionnant que les coûts matériels de production peuvent aussi être liés à la démarche proprement artistique. Cependant, nous relèverons que les producteurs critiques participent déjà à cette démarche en prenant l'exemple de la dimension symbolique attribuée au terme « public ». En effet, la recherche du grand public peut être comprise comme un élément qui accentue la valeur marchande de l'oeuvre. Pourtant, il convient de rappeler que cette initiative naît de l'idéologie d'un créateur qui souhaite conquérir un « public populaire » permettant à l'oeuvre d'acquérir une valeur artistique d'autant plus grande qu'elle réussit à atteindre cet objectif. Or nous remarquerons que cet objectif a été discuté de nombreuses fois par la production critique, le terme populaire étant sujet à caution. Dès lors, nous signalerons que la dimension artistique que suppose une telle initiative a été la mieux comprise et la mieux développée 222 par la production critique des années cinquante . Les producteurs analysent l'oeuvre sous l'angle souvent évoqué dans les débats artistiques et énoncé par le poète Paul Valéry : l'oeuvre est elle ou non conforme aux intentions de son auteur. Il s'agit en effet de vérifier si l'action du TNP est valable artistiquement dans la mesure où elle réussit ou non à réunir un public dit « populaire ». Posant par là même les premières limites de la notion de démocratisation. Une oeuvre jugée valable artistiquement peut-elle en effet convaincre un public populaire de la même manière qu'elle a réussi à convaincre des fidèles, des compétents ? N'est-il pas risqué de s'orienter sur une cette voie sans prendre garde à la velléité d'une telle action ? « Cette pièce peut entraîner un public mal armé à confondre les signes extérieurs du théâtre et le théâtre lui223 même, par exemple l'intrigue et la tragédie, l'habit et l'homme, l'anecdote et l'Histoire. » rappelle un producteur d'une revue spécialisée. Les débats les plus éclairants sur la dimension symbolique que suppose la notion de public populaire se logent ainsi dans une production critique florissante, allant des simples 224 remarques au sujet d'un public populaire « drôlement motorisé » lors du festival de 219 220 221 222 223 224 Paris Théâtre, avril 1955 Jean Vilar, Théâtre Populaire, Cf Annexe n°13 Charles Dullin, 1945, cité dans Le Masque et la plume, émission radiophonique diffusée le 13/07/1975 Cf Réactions Jean Vilar dans revue Bref, n°7, 15 octobre 1955; France Observateur, 28 mars 1957 Roland Barthes, Lettres Nouvelles, Cf Annexe n°4 Jean Fleury, Le TNP de Vilar, une expérience de démocratisation culturelle, p137 LIMOGE Estelle_2008 55 L'art de communiquer sur l'art : quelle place pour la critique dramatique ? Suresnes en 1951 aux prises à partie plus directes comme dans la revue Théâtre Populaire. Le soutien dogmatique au théâtre de Brecht par les producteurs critiques de la revue illustre la recherche d'un art où la place symbolique du public doit être remise en question pour 225 donner à l'oeuvre une valeur artistique inédite. Ainsi, les liens qui subsistent entre le producteur et le créateur montrent que la production critique n'est pas dépassée par les techniques de relations publiques et de communication. Certes, ce dialogue prend plus souvent les traits d'une querelle, d'une agitation permanente que d'un véritable échange constructif. Créateurs et critiques se reprochent mutuellement un manque de compréhension qui s'illustre par un éloignement, des prises de positions qui s'entrechoquent ou accusent la distance. Pourtant nous avancerons que se trouve ici la place du critique professionnel reconnu comme tel. A distance avec le créateur, il s'en rapproche parfois, s'en éloigne souvent, mais reste dans le jeu de la création. Il apporte un regard alternatif auquel continue de se soumettre le créateur. Récepteur légitime du discours critique, le créateur consacre l'activité d'un expert, juge, maître ou guide dont la disparition ne peut être uniquement l'effet des nouvelles méthodes utilisées pour communiquer sur l'art. Cinq années avant le lancement du TNP à Chaillot, l'animateur en voie de reconnaissance livre ainsi ses pensées lors d'une interview : « Que pensez-vous de la critique ? Qu'apporte-t-elle d'effectif à l'animateur de théâtre ? » « (...)Dans la mesure où elle est intelligente et studieuse, disons le mot, la critique est précieuse. Dans la situation actuelle du théâtre, ce n'est pas une boutade d'assurer que son rôle est aussi important que celui des directeurs de salles. Rien de public, rien d'efficace et de longue portée ne peut être réalisé 226 sans sa clairvoyance et sa générosité (...) » Un créateur qui ne pensait pas si bien dire... Dans l'art de communiquer sur l'art, chacun trouve sa place, du chargé de relations publiques, au professionnel de la critique, en passant par l'homme politique et le créateur qui reste l'initiateur de cet échange. De l'expérience initiée au TNP, nous retiendrons que l'espace médiatique, devenu véritable enjeu de lutte, est accaparé par les détenteurs de capitaux divers. Les méthodes publicitaires et de relations publiques investissent leur capital économique, il s'agit de favoriser l'accès à l'oeuvre par tous les moyens : miser sur la vedette, créer l'événement : « Mais dans l'activité du théâtre populaire, à côté du spectacle, 227 il y a les chants, les danses, le veau froid (sourires) » attaque vigoureusement M. DebuBridel rapporteur du budget des Beaux Arts devant le Conseil de la République en 1952. Une classe politique qui n'est pas en reste et prononce également les mots qu'il faut « Dans le domaine du théâtre, la IVe République laisse une oeuvre importante : Le Théâtre National 228 Populaire. » ... pour obtenir l'assentiment qu'il se doit « Qu'il me soit permis tout d'abord de remercier publiquement le ministre d'Etat des mots extrêmement courtois qu'il a employés 229 à l'égard du Théâtre National Populaire. » Soulignons que le jeu en vaut la chandelle. En 225 La théorie de Bertolt Brecht dépasse les fondements aristotéliciens de la catharsis en proposant l'effet de la distanciation où le public voit la cécité des personnages. Il n'y a plus de place pour la fascination magique de la scène. Le théâtre doit signifier avant d'exprimer. 226 Jean Vilar, De la tradition théâtrale, 1946, p 52,53 227 228 229 56 Opéra, 16 et 22 janvier 1952 Déclaration de M. Malraux, rapportées dans Le Monde, 10 avril 1959 Réponse de Jean Vilar, Le Monde, 11 avril 1959 LIMOGE Estelle_2008 II- L'art de communiquer avec les créateurs : une réponse garantie par les producteurs critiques misant sur l'art de discourir, les retombées peuvent s'inscrire directement dans la production de l'oeuvre et servir les intérêts du capital investi. « Le discours sur l'oeuvre n'est pas un simple adjuvant destiné à en favoriser l'appréhension et l'appréciation, mais un moment de la production de l'oeuvre, de son sens 230 et de sa valeur. » Dès lors, les créations du TNP prennent une valeur politique pour soutenir la grandeur de la France, une valeur économique pour remplir les salles, mais également une valeur artistique pour combler les intérêts de ceux qui croient au pouvoir symbolique de la création. Dans la configuration étudiée, le créateur semble vouloir se détacher de l'importance qu'il accorde aux producteurs critiques, pourtant, un lien irréfutable les rapproche : croire en l'art théâtral et à ses vertus, quelles qu'elles soient. Divertissant pour les uns, véhicule de cohésion sociale pour les autres, l'implication et l'intérêt qu'ils portent à l'art théâtral témoignent d'une croyance commune. Ainsi, le capital symbolique accumulé par les professionnels de la critique dramatique qui s'exprime à travers les outils que nous avons mentionnés leur permet d'être reconnus comme tels, dans leurs traits les plus caractéristiques. Les initiatives lancées au TNP révèlent les enjeux liés à la diffusion de la création et montrent que tout se joue sur le fil de l'équilibre. Pour un créateur chef d'entreprise, comme c'est le cas pour le TNP et comme c'est devenu le cas dans beaucoup d'institutions théâtrales contemporaines en France et pour beaucoup de créateurs qui ne peuvent échapper aux logiques marchandes, le choix de la diffusion s'impose comme une nécessité. Même dans une structure subventionnée, les relations publiques et la publicité ont su trouver leur place et témoigner de leur rentabilité. Qu'elle soit financière ou idéologique. Reste à mentionner qu'en cas de restriction budgétaire, les postes des relations publiques et de communication sont sujets à caution et deviennent les premiers éliminés. Une conséquence inévitable, directement issue des lois de la communication d'entreprise, qui certes datent des années quatre-vingts, mais dont les prémices se retrouvent dans les méthodes initiées au TNP. Dès lors, il convient de tout miser sur le produit initial, de le revaloriser comme il se doit. Lorsque celui-ci prend les traits d'une oeuvre théâtrale, le retour aux sources s'impose, il faut faire au mieux avec un minimum de moyens. Dans une telle urgence, les arguments les plus percutants sont utilisés pour apprécier le produit. En témoigne l'épisode de février 1954 où la réduction des dépenses atteint fortement le TNP. Dans l'espace médiatique, la production des professionnels de la critique dramatique apparaît ainsi reconnue comme telle car utilisée pour ses traits spécifiques, à savoir une valorisation alternative de l'oeuvre. L'argument esthétique du produit se cache dans la position de ses producteurs « Robert Kemp, ici même, lui a vingt fois depuis ce temps apporté sur le plan 231 de la critique dramatique, l'hommage de ses encouragements » rappelle le journaliste qui a mentionné les restrictions quelques lignes plus haut. Des encouragements qui prennent toutes leur valeur lorsqu'ils sont incorporés aux méthodes de diffusion. Une place quelque peu déroutante pour une production qui affiche son « indépendance » dans l'imaginaire commun. Une place qui conditionne pourtant l'avenir de la production critique, en lui donnant les moyens de se distinguer. Ainsi, les paradoxes initiaux sont résolus et la confusion paraît moins grande. Depuis les années cinquante, l'espace médiatique a évolué, s'enrichissant de nouveaux outils tels que la télévision ou Internet. De nouvelles plates-formes pour de nouvelles confrontations et pourtant les positions restent similaires. Les communicants en relations presse ou en relations publiques ne remplacent pas ce qui est considéré comme de la critique dramatique 230 231 Pierre Bourdieu, Les règles de l'art, p 242 Cf Crise au Théâtre National Populaire, Jean Vilar pose la question de confiance, Le Monde, 2 février 1954 LIMOGE Estelle_2008 57 L'art de communiquer sur l'art : quelle place pour la critique dramatique ? puisqu'ils se servent de sa production pour valoriser la leur. Le créateur est déçu par le « papier » du journaliste car celui-ci ne signifie rien, ne vaut rien qui puisse être soumis au regard des pairs mais aussi qui puisse être utilisé comme outil de communication. L'adaptation laisse des traces, il est probable que ce que cherche le créateur se retrouve plus facilement dans les tribunes spécialisées. En revanche, le prix du Syndicat peut être utilisé comme tel, servant une « publicité » plus efficace. Utilisé pour convaincre les tutelles, utilisé pour convaincre les pairs. Utilisé pour convaincre le grand public... le défi paraît encore une fois plus que difficile, et peut-être dépassé. La place tenue par la critique dramatique dans la communication artistique symbolise toute l'ambiguïté d'un art tiraillé entre les impératifs marchands et ceux de la « création pure ». Comment continuer à créer devant des fauteuils vides mais comment valider sa diffusion en se passant d'une caution « artistique ». Des interrogations qui ne sont pas propres à l'art théâtral et qui s'illustrent également dans le cinéma. Compagnons de fortune, le théâtre et le cinéma s'affichent déjà ensemble dans les pages du Figaro des années cinquante. « Sur la scène, à l'écran » titre la rubrique des spectacles. Pourtant, il semblerait que la technique soit mieux rodée, voire mieux assumée dans le septième art. A l'heure actuelle, les blockbusters n'ont qu'à bien se tenir, l'oeil de la critique « nouvelle vague » veille et consacre un film d'auteur au festival de Cannes. Une cérémonie qui n'empêchera sans doute pas le blockbuster de faire un nombre d'entrées supérieur au film d'auteur. Le théâtre a rêvé son public populaire, le cinéma l'a consacré. La réponse est à chercher entre l'oeuvre et son créateur nous répondrait un critique bien informé. 58 LIMOGE Estelle_2008 Bibliographie Bibliographie Ouvrages ARISTOTE, Poétique, Paris : Librairie Générale Française, 1990, 213p ABIRACHED Robert (Ed), La décentralisation théâtrale, volume 1, Paris : Actes Sud Papier, 1992, 173p BARTHES Roland, Ecrits sur le théâtre, Paris : Editions du Seuil, novembre 2002, 358p BERTHET Dominique, Les défis de la critique d'art, Paris : Editions Kimmé, 2006, 120 p BELLANGER Claude, GODECHOT Jacques, GUIRAL Pierre, TERROU Fernand (Ed) Histoire générale de la presse française de 1940 à 1958, Paris : Presses universitaires de France , 1975, 486p BLANDIN Claire, Le Figaro deux siècles d'Histoire, Paris : Armand Colin, 2007, 308p BRENNER Jacques, Les critiques dramatiques, Paris : Flammarion, 1970, 261p BOURDIEU Pierre, Les règles de l'art : genèse et structure du champ littéraire, Paris : Editions du Seuil, 1992, 480p BOURDIEU Pierre, Questions de sociologie, Paris : Editions de minuit, 1984, Quelques propriétés des champs, pp. 113-121 BOURDIEU Pierre, Questions de sociologie, Paris : Editions de minuit, 1984, Mais qui a créé les créateurs ?, pp. 207-221 BOURDIEU Pierre, Langage et pouvoir symbolique, Paris : Éditions du Seuil, 2001, 423p BOURDIEU Pierre, Ce que parler veut dire : l'économie des échanges linguistiques, Paris : A.Fayard, 1982, 243p BROCHARD Christian, Histoire Générale de la Radio et de la Télévision en France, Tome II, 1944-1974, Paris : La documentation française, 1994, 690p CAUNE Jean, Culture et Communication,Convergences théoriques et lieu de médiation, PUF de Grenoble, 1995, L'art du point de vue de la communication, pp. 104-119 CONSOLINI Marco, Théâtre Populaire 1953-1964, Histoire d'une revue engagée, Paris : Editions de l'IMEC, 1998, 388p D'ALMEIDA Francis, DELPORTE Christian, Histoire des médias en France. 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Leurs acteurs proposent un discours sur l'oeuvre d'art qui monopolisent l'attention des médias et semblent contrer la plume acerbe d'une critique mal attentionnée. Pourtant, dans le champ théâtral contemporain, la figure du critique dramatique rôde toujours et s'exprime à travers les Prix et autres récompenses symboliques qui ne laissent pas indifférents les créateurs mal connus, connus ou reconnus. Dès lors, qui maîtrise l'art de communiquer sur l'art ? En revenant sur une période charnière, la France des années cinquante, ce travail soulève les enjeux de la communication artistique dans un secteur où s'affrontent sans cesse positions idéologiques et impératifs financiers. La construction d'une véritable politique des publics au Théâtre National Populaire à Chaillot de 1951 à 1963 sert de fil conducteur à l'analyse et révèle les ambiguïtés liées à la diffusion artistique et autre phénomène de vedettariat. Dès lors, les professionnels de la critique dramatique apparaissent comme les véritables garants de la valeur artistique. Le Public, grand absent du jeu des normes, reste un simple élément du débat esthétique et ne trouve pas sa place dans l'art de communiquer sur l'art. Mots Clefs Champ théâtral, Critique dramatique, Relations publiques, Communication artistique, Pouvoir symbolique, Théâtre National Populaire, Journalisme Culturel 64 LIMOGE Estelle_2008