Volume 35, N° 6, 2008 ISSN 0378-7958 Interactions médicamenteuses impliquant la famille des cytochromes P450 Cet article présente un outil de détection actualisé des interactions médicamenteuses pharmacocinétiques potentielles impliquant la famille des cytochromes P450. La carte plastifiée qui y est jointe intègre la littérature expérimentale et clinique sur le sujet ; le tableau interactif publié sur le site www.pharmacoclin.ch renvoie aux références de base ayant servi à la détermination des cytochromes impliqués. Les données contenues sur la carte des CYP permettent une appréciation qualitative et non pas quantitative du degré d’interaction. Elles invitent le prescripteur à modifier le choix ou la posologie d’un médicament ou simplement à intensifier le suivi d’un traitement. L’information concernant les voies métaboliques est régulièrement mise à jour sur le site internet. La version imprimée est publiée annuellement et offerte aux abonnés à PharmaFlash. Interactions médicamenteuses Les interactions médicamenteuses non dépistées constituent une source majeure d’accidents ou d’échecs thérapeutiques. Elles causent un tiers des hospitalisations liées à des effets indésirables, 4-7% des hospitalisation en urgence1 et 1% de toutes les admissions à l’hôpital.2 Chez la personne âgée, leur prévalence constitue un des problèmes majeurs de prescription au sein des institutions.3 Les conséquences cliniques qui leur sont liées sont cependant souvent méconnues, génèrent des attitudes thérapeutiques inappropriées et contribuent parfois à ce que des médicaments soient retirés du marché. Une interaction médicamenteuse découle de l’association d’au moins deux médicaments, dont les effets indésirables se potentialisent ou dont l’effet thérapeutique s’oppose. Certains médicaments posent un risque particulier d’interactions médicamenteuses, tels ceux dont la marge thérapeutique est étroite et l’efficacité sujette à une grande variabilité interindividuelle. Certaines situations accentuent ce risque, telles la sensibilité accrue aux effets indésirables médicamenteux due à l’âge ou la polymédication. Certaines affections, dont l’insuffisance rénale ou l’insuffisance hépatique, sont susceptibles de modifier les paramètres pharmacocinétiques des médicaments et donc d’augmenter les risques d’effets indésirables liés aux interactions médicamenteuses.4 L’introduction d’un nouveau médicament nécessite d’anticiper le risque en tenant compte tant des propriétés pharmacologiques de chaque médicament que des diverses caractéristiques du patient (poids, âge, comorbidités, fonctions rénale ou hépatique, etc.). L’arrêt d’un médicament peut également avoir des conséquences pharmacocinétiques importantes sur les autres : la suppression d’un inducteur enzymatique ralentira l’élimination des médicaments qui empruntaient les mêmes voies métaboliques et dont les effets seront alors accentués. Enfin, en cas d’association de substances à risques d’interactions médicamenteuses, le patient doit être informé des risques et de la surveillance à appliquer ; il lui sera recommandé d’éviter l’automédication. Mécanismes d’interaction On distingue deux grandes catégories de mécanismes d’interactions : pharmacocinétique et pharmacodynamique. Les interactions pharmacodynamiques mettent en cause des médicaments ayant des propriétés ou des effets indésirables communs. Il est souvent aisé d’anticiper, de dépister et de prédire les interactions qui découlent du mode d’action pharmacologique des médicaments. Ainsi, l’augmentation du risque hémorragique en cas de prise concomittante d’acénocoumarol et d’aspirine est un exemple d’interaction pharmacodynamique, du fait de l’effet anticoagulant de l’acénocoumarol couplé à l’effet antiaggrégant plaquettaire de l’aspirine. Les interactions pharmacocinétiques dépendent des propriétés physicochimiques propres à chaque médicament. Elles interviennent à différents stades du devenir du médicament dans l’organisme (absorption, distribution, métabolisation, excrétion). Dépister une interaction d’ordre pharmacocinétique impose de connaître la cinétique précise de chacun des médicaments. Des interactions néfastes sont décrites pour chacune des étapes de la pharmacocinétique. Les recherches effectuées ces dernières années ont permis une meilleure compréhension des systèmes enzymatiques qui influencent le devenir des médicaments dans l’organisme, ainsi que des polymorphismes génétiques impliqués dans certaines étapes clés. La connaissance de ces derniers permet de mieux appréhender les variabilités interindividuelles observées ces dernières années. Schématiquement, pour être éliminé de l’organisme, un médicament doit subir des transformations qui augmentent son hydrosolubilité, facilitant son élimination principalement par les urines. 21 PHARMA-FLASH Volume 35, N° 6, 2008 Les cytochromes humains ont été classifiés systématiquement en familles et sous-familles sur la base de leur séquence d’acides aminés. Les familles sont indiquées par l’abréviation du cytochrome P450 (CYP), suivie d’un chiffre (exemple : CYP2). Les membres d’une même famille ont 40% de similitude. Les enzymes partageant plus de 55% d’homologie de séquence sont inclues dans une même sous-famille, laquelle est indiquée par une lettre qui suit le chiffre de la famille (exemple : CYP2D). L’isoenzyme spécifique est codée par un second chiffre après la lettre (exemple : CYP2D6). Deux étapes principales de métabolisation des médicaments facilitent leur élimination. Les cytochromes P450 jouent un rôle déterminant en contribuant au métabolisme oxydatif (phase I) de nombreux médicaments. Les conjugaisons par d’autres enzymes, telles que les glutathion-S-transferases (GST), la catéchol O-méthyl transférase (COMT) ou les glucuronyltransférases constituent les réactions de phase II. Outre les enzymes, certains transporteurs jouent un rôle important dans la biodisponibilité des médicaments et dans certaines interactions médicamenteuses. Le transporteur le plus étudié est la glycoprotéine P (Pgp), localisée au niveau de sites anatomiques stratégiques assurant le transport hors de la cellule d’une grande variété de molécules endogènes et exogènes. Plusieurs médicaments sont capables d’inhiber (exemple : amiodarone) ou d’induire (exemple : rifampicine) l’activité de la Pgp, altérant ainsi la cinétique des médicaments substrats de ce transporteur. Cytochromes P450 Les cytochromes P450 constituent un système enzymatique qui métabolise plus de 80% des médicaments. Le terme « P450 » remonte aux années 1960 et vient du fait que ces hémoprotéines (fer) absorbent la lu- 22 mière de façon maximale à 450 nm.5 Trois familles de cytochromes P450 et, une douzaine de sous-familles actuellement identifiées chez l’homme,6 sont impliquées dans le métabolisme des médicaments.7-10 On les trouve principalement dans les hépatocytes mais aussi dans l’intestin grêle, les reins, les poumons, le cerveau, etc. Les cytochromes ont une certaine spécificité de substrats. Les interactions médicamenteuses au niveau des cytochromes P450 résultent de l’administration concomitante d’une substance (appelée substrat, tableau I) métabolisée par une isoenzyme et d’une autre substance qui emprunte la même voie métabolique mais qui a, elle, la propriété d’inhiber ou d’induire l’isoenzyme (tableau II et III). Les médicaments substrats deviennent donc les « victimes » des inducteurs ou des inhibiteurs et c’est l’effet thérapeutique augmenté ou diminué de la molécule « victime » qui doit être surveillé. Il est par ailleurs possible, mais moins bien documenté, que des interactions de compétition surviennent entre deux substrats de la même isoenzyme. Polymorphisme génétique La vitesse de transformation des molécules par les cytochromes est également influencée par des facteurs génétiques. On observe ainsi dans des populations des réactions ralenties, accélérées ou qui conduisent à la formation de métabolites différents. Ceci peut s’expliquer par l’activité modifiée d’une enzyme spécifique suite à des mutations dans les gènes correspondants. Cette particularité enzymatique fait que l’organisme réagit à un médicament d’une façon qualitativement et quantitativement différente. On parle alors de polymorphisme, notamment lorsqu’existent deux phénotypes facilement reconnaissables (les métaboliseurs lents et rapides) avec une fréquence supérieure à 1%. Les cytochromes P450 de la famille 2 tels que le CYP2C9, 2C19 et 2D6 sont sujets à des polymorphismes et illustrent bien l’influence de la génétique sur les concentrations et les effets des médicaments. Des tests génétiques sont disponibles mais restent réservés à des situations cliniques où l’on observe une résistance ou des effets indésirables inattendus à des posologies usuelles. Les conséquences pharmacologiques dépendent de la substance impliquée : chez un métaboliseur lent, une molécule transformée en métabolite inactif verra son effet prolongé, alors qu’un promédicament, qui doit être métabolisé pour devenir actif, verra son effet retardé et/ou diminué. C’est le cas de la codéine, qui doit être métabolisée en morphine pour exercer une activité pharmacologique : les métaboliseurs lents du CYP2D6 sont résistants à ses effets alors que les ultra-rapides réagissent de façon marquée à de très petites doses. Près de 10% de la population caucasienne sont déficients en CYP2D6 et métabolisent lentement les substrats de cette enzyme, contre environ 10% qui possèdent un phénotype de métaboliseur ultra-rapide à la suite d’une amplification génétique.11 Approximativement 2% des Européens, mais 20% des Asiatiques, sont des métaboliseurs lents du CYP2C1912. A l’autre extrême, des métaboliseurs ultra-rapides du CYP2C19 ont été récemment documentés au sein d’une fraction non négligeable des populations asiatiques.13 Ils pourraient montrer des résistances inhabituelles aux thérapeutiques impliquant des inhibiteurs de la pompe à protons comme l’oméprazole ou certains antidépresseurs. La variabilité de l’activité du CYP2C9 est également gouvernée par le génotype et moins de 10% des Caucasiens ont une activité ralentie. 23 PHARMA-FLASH Volume 35, N° 6, 2008 Tableaux des substrats, des inhibiteurs et des inducteurs Les substrats, les inhibiteurs et les inducteurs des cytochromes P450 les plus significatifs en clinique sont regroupés dans les trois tableaux figurant sur la carte plastifiée jointe, mise à jour des versions publiées précédemment.14-16 L’utilisation de deux teintes différentes signale des nuances, une case foncée signifiant une voie métabolique majeure, une inhibition ou une induction puissante selon le tableau, une case claire indiquant une voie métabolique mineure, une inhibition ou une induction modérée. Nous rendons le lecteur attentif à l’influence des polymorphismes génétiques sur les cytochromes 2C9, 2C19 et 2D6. Si le polymorphisme d’un individu est connu, le tableau permet d’identifier les substrats qui seront concernés par son particularisme. Ainsi, un métaboliseur lent du CYP2C9 élimine plus lentement certains anticoagulants oraux (coumarines), antidiabétiques oraux (sulfamides), antiépileptiques (phénytoïne), analgésiques (AINS) ou antihypertenseurs (sartan). Un point d’exclamation (!) signifie que la molécule est transformée en un métabolite potentiellement important pour l’effet pharmacologique ou la toxicité et dont la demivie est parfois différente de celle de la molécule-mère. Comment utiliser les tables ? 1. Cherchez si les molécules prises par le patient (ou que vous souhaitez prescrire) se trouvent dans le tableau des inhibiteurs ou des inducteurs. 2. Si oui, cherchez les autres médicaments pris par le patient (ou que vous voulez prescrire) dans le tableau des substrats. 3. Comparer les cases foncées et claires des molécules inhibitri- ces/inductrices à celles des molécules substrats. Une interaction est possible lorsqu’une molécule substrat passe par le même isoenzyme qu’une molécule inhibitrice ou inductrice. L’interaction sera d’autant plus probable que les cases sont foncées ou que le substrat est métabolisé uniquement par le(s) cytochrome(s) commun(s). Il est normal de trouver certaines molécules dans plusieurs tableaux. Une molécule inhibitrice peut également devenir une « victime » ou avoir un effet inhibiteur sur un cytochrome et inducteur sur un autre, le topiramate par exemple. Voici deux exemples de raisonnements à partir des tableaux : 1. L’acénocoumarol, un anticoagulant, est principalement métabolisé par le CYP2C9, et secondairement par les CYP1A2 et CYP2C19. L’amiodarone, un antiarythmique, est un inhibiteur puissant du CYP2C9. Leur association se traduira par une réduction marquée de l’élimination de l’acénocoumarol, dont les doses devront être réduites sous peine d’élévation de l’INR et donc d’un risque hémorragique.17 A l’arrêt de l’inhibiteur, les cytochromes retrouvent leur fonctionnalité d’origine après l’élimination de cette substance. Pour l’acénocoumarol, cela demande quelques jours et reflète la demi-vie de la molécule. En revanche, la phénytoïne, un antiépileptique, est un inducteur puissant du CYP2C9 et du CYP2C19. Son administration concomitante à celle de l’acénocoumarol conduit à une métabolisation accrue de ce dernier, ce qui nécessite un ajustement des doses. L’arrêt de la phénytoïne s’accompagne d’un retour progressif, deux semaines environ, à la normale de l’activité du CYP2C9. De même, en début de traitement, l’interaction appa- raît progressivement en raison du temps nécessaire à fabriquer de nouveaux cytochromes (liaison à un récepteur nucléaire qui régule l’expression du cytochrome). 2. Le rivaroxaban (Xarelto), un nouvel anticoagulant oral, a été inclus sur la carte des interactions (Tableau 1 – substrats). Les autorités sanitaires européennes lui ont récemment délivré une autorisation de mise sur le marché, dans la seule indication de prévention des événements thromboemboliques veineux chez l’adulte après chirurgie orthopédique de la hanche et du genou.18 Cet inhibiteur direct du facteur Xa est un substrat majeur du CYP3A4. Le kétoconazole, un antifongique, est un inhibiteur puissant du CYP3A4. L’association de ces deux médicaments se traduira par une diminution du métabolisme du rivaroxaban et donc une augmentation de sa concentration plasmatique, accentuant ainsi le risque hémorragique. Carte dynamique des interactions accessible sur internet Une version électronique de la carte des interactions médicamenteuses liées aux cytochromes P450 est disponible sur le site internet du Service de pharmacologie et toxicologie Cliniques des HUG (www. pharmacoclin.ch), sous la rubrique : « centre d’information thérapeutique et de pharmacovigilance > outils > carte dynamique des interactions médicamenteuses et CYP ». En cliquant sur les cases d’intérêt, cet outil permet d’accéder à la référence PubMed qui documente l’information en question, ainsi qu’aux principaux paramètres pharmacocinétiques, incluant les constantes d’affinité et d’inhibition pour les substrats et les inhibiteurs. Ces derniers paramètres sont issus d’ana- PHARMA-FLASH Volume 35, N° 6, 2008 lyses cinétiques in vitro utilisant des microsomes hépatiques humains ou des cytochromes humains recombinants. Le Km (en µM) est la constante d’affinité du substrat pour l’enzyme, ou constante de dissociation à l’équilibre du complexe substrat-enzyme, dérivée de l’équation de Michaelis-Menten.19 Il s’agit de la concentration en substrat pour laquelle la vitesse de formation du métabolite est égale à la moitié de la vitesse maximale. Ainsi, plus le Km du substrat sera faible, plus l’affinité pour l’enzyme sera élevée. Le Ki (en µM) est la constante d’inhibition, égale à la concentration de l’inhibiteur se liant à la moitié des sites enzymatiques disponibles, à l’équilibre et en l’absence de substrat. Plus le Ki de l’inhibiteur sera faible, plus l’inhibition sera marquée. Les valeurs de Ki devraient être interprétées en regard des concentrations plasmatiques de médicament et de la fraction libre dans le plasma et les hépatocytes. Les données de concentrations libres dans les hépatocytes étant rarement disponibles, une estimation peut être effectuée en se basant sur la concentration plasmatique libre. En effet, une inhibition enzymatique serait significative lorsque cette valeur est proche du Ki. Interactions significatives La prescription de médicaments à marge thérapeutique étroite doit inciter à vérifier les interactions. L’état de la fonction hépatique et rénale, de même que le génotype du patient, influencent l’importance des interactions. Effet de classe Au sein d’une même classe de médicaments, les voies métaboliques d’élimination sont généralement similaires. Ainsi, la plupart des AINS ne sont pas décrits sur la carte mais quasiment tous passent par le Références 1. Wasserfallen. Eur J Intern Med. 2001; 12(5):442. 2. Pirmohamed. BMJ 2004;329:15. 3. Tulner. Drugs Aging. 2008;25(4):343. 4. Prescrire, Le Guide 2008. 2007;27(290): 1-208. 5. Omura. J Biol Chem 1964;239:2370. 6. Nelson. 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Les tableaux présentés sur la carte, régulièrement mis à jour, représentent une aide importante pour le dépistage d’interactions métaboliques parfois difficiles à identifier en pratique. 13. 14. 15. 16. 17. Sarah. Clin Pharmacol Ther 2006;79:103. Pharma-Flash 2002;29:13. Pharma-Flash 2005;32:21. Pharma-Flash 2006;33:4. Ohyama. Br J Clin Pharmacol 2000;49: 244. 18. Xarelto : Summary of products characteristics. 19. Wienkers. Nat Rev Drug Discov 2005;4: 825. Toute correspondance éditoriale doit être adressée au Dr J. Desmeules Rédacteur responsable: Dr J. DESMEULES – E-mail: [email protected] Comité de rédaction: Prof J. BIOLLAZ, Division de pharmacologie clinique, CHUV, Lausanne. Prof P. BONNABRY, Pharmacie des HUG, Genève. Dr T. BUCLIN, Division de pharmacologie clinique, CHUV, Lausanne. Dr J. CORNUZ, Division d’évaluation et de coordination des soins, CHUV, Lausanne. Prof P. DAYER, Service de pharmacologie et toxicologie cliniques, HUG, Genève. Dr J. 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