Page de bienvenue des Cahiers de psychologie politique Les C@hiers de Psychologie politique revue interactive d'information et de dialogue N° 1 - Janvier 2002 file:///D|/Encours/AFPP/CDROMAFPP/SiteAFPP/Revue00/bienvenue.htm [26/04/2003 17:06:08] Editorial Les C@hiers de Psychologie Politique : ciseler des paroles sur du virtuel est-il un défi bien raisonnable? Articles La psychologie politique : le retour d'une discipline inattendue LA DÉMOCRATIE, LA CITOYENNETÉ ET L'ARGENT MULTICULTURALISME ET COMMUNAUTARISME RATIONALITÉ ET MANIPULATION Communications brèves Connaissance des passions politiques Platon, Machiavel, Tocqueville CONSIDERATIONS PSYCHO-POLITIQUES SUR UNE ACTUALITE DE CRISE : LE 11 SEPTEMBRE 2001 Entretiens et débats LANCER UN DEBAT : La fragmentation des sciences humaines et l'absence d'un projet de société La norme d’internalité, un concept de psychologie sociale libérale ? Chronique des livres Traité de la servitude libérale de Jean Léon Beauvois In memoriam Rodolphe Ghiglione et la politique Les C@hiers de Psychologie Politique : ciseler des paroles sur du virtuel est-il un défi bien raisonnable? Je ne présente pas ici l'aboutissement d'un projet éditorial, mais l'idée d'un renouveau transdisciplinaire à la recherche des paradigmes nouveaux et perdus de surcroît. C'est une initiative où la forme et le fond s'épaulent réciproquement. L'électronique est une bien étrange chose. Que penser d'une revue sans l'odeur d'encre et sans le craquement du papier ? Et encore, presque sans intermédiaires. Revue ouverte, mais dans le cadre d'une démarche universitaire rigoureuse. D'où un comité de lecture (en aveugle) discret et exigeant et un comité de rédaction pluriel, voire bigarré. Car il s'agit de ciseler des paroles renaissantes sur du virtuel ! C'est un choix. Choix économique? Pas forcément. Mais choix communicatif. Il s'agit de brasser par-delà nos frontières géographiques et disciplinaires. D'où un comité scientifique international composé des figures appartenant à des cultures diverses. Qu'ils soient tous et toutes remerciés. Choix d'ouverture à des disciplines qui depuis un temps ne font que se croiser sans se parler, trop occupées à protéger leurs champs privés de réflexion et à produire des micro-théories auto-satisfaissantes, dont l'effet pervers est d'éloigner les unes des autres. Eclatement des grands paradigmes fédérateurs. Fuite en avant qui ressemble plus à une dérive de la connaissance qu'à une exploration des nouveaux mondes tout azimut. Fragmentation donc. Finalement, il y a le choix d'une universalité concrète et d'une science moins technicienne et plus humaine. Renoncer au scientisme sans sacraliser la science ni tomber dans la tentation romantique. Regarder les yeux grands ouverts. Car le temps nous est compté : la vie individuellement est trop courte et les tâches trop urgentes. Je pense qu'une revue électronique peut nous aider à faire œuvre utile, à condition de ne pas démissionner ni prendre nos désirs pour la réalité. Alexandre DORNA La psychologie politique : le retour d'une discipline inattendue LA DÉMOCRATIE, LA CITOYENNETÉ ET L'ARGENT MULTICULTURALISME ET COMMUNAUTARISME RATIONALITÉ ET MANIPULATION Connaissance des passions politiques Platon, Machiavel, Tocqueville La psychologie politique : le retour d'une discipline inattendue Alexandre DORNA I.- A la recherche de la psychologie politique II.- La psychologie politique : une mosaïque à sept visages. III.- La pertinence d'une problématique psychopolitique. IV.- Un mot pour la fin? : la tâche de notre temps. Annexes La psychologie politique est devenue progressivement une nouvelle discipline universitaire et un carrefour (Dorna 1989) pour l'ensemble des sciences humaines. Le 24e congrès annuel de la Société Internationale de Psychologie Politique (ISPP) en témoigne (3). Il s'est tenu du 15 au 18 juillet, pour la première fois dans un pays d'Amérique Latine (Cuernavaca, Mexique), avec plus de 350 communications en traduction simultanée anglais-espagnol. En France, s'est constituée au mois de novembre 1999, à l'Université de Caen, l'Association Française de Psychologie Politique (AFPP), après quelques années de tâtonnements et des publications dans diverses revues universitaires (1). Un bulletin trimestriel, « Politeia » (2), relie ses membres et constitue l'embryon d'une future revue électronique : Les C@hiers de psychologie politique. I.- A la recherche de la psychologie politique Les antécédents de la psychologie politique sont anciens, puisque ses traces remontent à la tradition gréco-latine. En France, les premiers travaux, à la fin du XIXe siècle, portent sur les conséquences sociales et politiques de l’industrialisation : les foules, les nationalismes, le terrorisme, la criminalité, la violence. Après une véritable éclipse, certains chercheurs (Adorno, Sperber, Fromm, Tchakotine, Reich) reviennent, devant la montée du fascisme et de l'autoritarisme, à l'orientation originale de l'approche. Puis un long silence est imposé par la recherche quantitative et la « normalisation méthodologique des sciences sociales ». Or, ces derniers lustres, progressivement, les sciences sociales, à force de spécialisation, ne sont plus en mesure d'assurer leur propre cohérence épistémologique, leur consistance méthodologique et leur volonté idéologique, devenant ainsi une sorte d'archipel de connaissances ponctuelles. En somme : la formalisation et la mathématisation de la pratique théorique ont déformé et surdéterminé les objets d'étude. C'est le syndrome des «micro-théories» : la fétichisation de la méthodologie quantitative par l'emploi indiscriminé de la statistique. A force d'imposer à la recherche de l'humain un carcan institutionnel expérimental issu des sciences naturelles et une spécialisation extrême, le résultat est un effet pervers dont les conséquences sont contraires à l'esprit de la science : enfermement disciplinaire, rigidité conceptuelle, abstraction virtuelle de la réalité, cloisonnements thématiques, auto-reproduction des modèles de laboratoire, formation des élites excluantes, manque de dialogue inter-disciplinaire, bureaucratisation. Bref, un nuage de petites théories qui polluent la vision d'ensemble. Ce phénomène n'est pas que l'apanage des sciences sociales. J.P. Levy-Leblond, physicien, rappelle que nous vivons en matière de science sur l'héritage et les acquis du XIXe et des débuts du XXe siècle. Pourtant les micro-théories continuent à se multiplier. La politique, elle-même, devenue technicienne et gestionnaire, « navigue » à vue, faute d'une orientation générale. D'où la sclérose du système politique moderne et l'affaissement de la démocratie représentative. Pis encore, les questions refoulées de jadis rodent actuellement aux portes des cités affaiblies : nationalisme, autoritarisme, populisme, dans l'attente de leaders providentiels (Dorna 1998, 1999). D'où le malaise qui traverse l'opinion publique et remet en cause les centres vitaux de la modernité : la raison et la science. Le retour de la psychologie politique s'est imposé ainsi, sous la forme d'une ré-ouverture et d’un dialogue interdisciplinaire (Wallenstein 1996). Il s'agit d'une (re)prise en compte de la transversabilité de la connaissance, du caractère concret des problèmes, de leur dimension historique, et de la relation étroite entre le rationnel et l'affectif. Paradoxalement, les premières tentatives de réponse ne sont pas venues de la psychologie, mais des disciplines voisines : la sociologie et les sciences politiques. Plusieurs penseurs ont reposé les jalons d'un retour à la subjectivité. Foucault a ouvert (indirectement) la route, Habermas ré-introduit la question de la communication., tandis que la réflexion de Dumont sur l'individualisme et l'holisme éclaire l'enjeu du sujet. Quant à Girard ses contributions sur le bouc émissaire et la pratique sacrificielle ouvrent de nouvelles perspectives. Impossible d'oublier l'acuité du regard d'Elias sur la dynamique de l’Occident. Si ces penseurs ne sont pas sur les mêmes registres épistémologiques, ils expriment, sans doute, une aspiration commune pour combler le vide psychologique laissé par le rationalisme et la pensée technicienne. Une réflexion qui marque le point de retour est celle d'A. Touraine lorsqu'il écrit en 1984 : « La crise de la sociologie porte sur sa définition même. » (…) Plus loin, il ajoute : « Le temps des émotions, au sens psychologique comme au sens historique ancien de ce mot, est revenu. (…) Il nous faut rompre avec cet objectivisme auquel nous étions si accoutumés. » Et enfin, non sans ambiguïté Touraine déclare : « Aujourd'hui s'opère le passage d'une image cosmocentrique à une image anthropocentrique de la vie sociale. » II.- La psychologie politique : une mosaïque à sept visages. Faute d'un paradigme fédérateur en sciences sociales, la psychologie politique, « colporte », depuis très longtemps, un projet intégrateur pour l'ensemble des connaissances politiques humaines. Si l'inventaire à faire est long, certains noms sont incontournables dans la rétrospective à réaliser : E. Boutroux; H. Berr, P. Lacombe, C. Seignobos, A. Xenopol, F. Simiand, P. Mantoux, C. Bouglé, sans oublier d’évoquer des grandes figures de la philosophie et de la sociologie classiques, dont Weber est devenu la référence obligée. Et, plus proche de la psychologie (historique), Ignace Meyerson, dont l'oeuvre reste mal connue, parce qu'elle invite à un programme de recherche « téméraire », selon l'expression utilisée par J. Brunner (1996) qui en fait l'éloge. Faut-il dire, également, qu'elle fait le pont avec celle d'autres penseurs, apparentés à l'approche psycho-politique : Vidal-Naquet, Vernant, Detienne, Jaerger, Thompson, Dodds… Forte d'un tel héritage théorique et culturel, la psychologie politique a de quoi se montrer composite, large et plurielle. Rien d'étonnant donc d'y trouver plusieurs orientations. J'en décrirai sept. A savoir : a) Une première orientation qui s'exprime dans la psychologie sociale : la psychologie politique ne serait que l'application de ses (micro)théories expérimentales au champ politique. Le risque est ici de faire croire que la psychologie politique est la fille d'une psychologie de laboratoire. Tentative de récupération ou ignorance de l'histoire des idées sociales? b) Une deuxième orientation (derivée de la première) qui assimile la psychologie politique à l'étude des idéologies. Il y a là quelque parenté avec la démarche kantienne de la qualité éthique de la société et de la critique cognitive de la réalité. Elle postule un système rationnel de références, sous la forme de croyances, attitudes ou représentations profondement ancrées dans l'appareil cognitif des individus. c) La troisième orientation prétend jeter un « pont » entre psychologie et politique, mais sans s’assigner la tâche d'en faire la synthèse. Il s’agit ainsi d’analyser les relations entre la structure générale de la société et la structure psychique des individus et des événements historiques incarnés par des hommes politiques. d) La quatrième orientation traite des « troubles » et des « perturbations » sociaux. La psychologie politique doit ainsi répondre à des questions exceptionnelles : les crises, les révolutions, les grandes pathologies sociales, etc. C’est la perspective d’une psychologie sociale « clinique » qui s’intéresse de près à l’étude du changement social et de ses conséquences sur l'individu. Elle porte la marque d'un « bricolage épistémologique » devant l’urgence. e) Une cinquième orientation utilise comme mot-clef la notion de polémique au sens étymologique et figuré du terme : la guerre et toutes les manifestations symboliques qui en sont proches. La politique étant le prolongement de la guerre par d'autres moyens, selon la célèbre maxime de Clausewitz. Mais, également, les questions qui lui sont associées : la propagande, le discours, le conflit, les negociations, la paix. f) La sixième orientation est celle de la critique et de l’engagement des acteurs. Certains chercheurs déclarent que les vrais rapports entre le politique et la psychologie sont ceux de l’inclusion : car ces rapports sont inéluctablement politiques. Le psychologue polique l'est avant tout en tant que citoyen. Evoquer la « neutralité » de l'expert leur semble inacceptable, même scientifiquement. C'est méconnaître les déterminismes sociaux. Certes, peut-on rétorquer, « tout n’est pas politique », mais c’est dire que toute méthode est discutable et qu’aucune n’a un statut immuable et recèle encore moins de vérité révélée. De fait, les méthodes sont des procédés d’argumentation, les théories ne sont que de grandes métaphores et leur valeur de vérité est toute relative. g) Enfin, il y a une septième orientation qui s'avance masquée : la psychologie politique ne serait qu'une version bâtarde d'une question encore plus générale : la psychologie collective. L'impossible dissolution (Bergson y a quelque part!) des couples sujet-objet, cause-effet, individu-société et raison-émotion, ne peut trouver de réponse qu'au niveau des mécanismes collectifs. C'est l'approche post-moderne par excellence, laquelle se frotte peu avec la question politique elle-même et la contingence des comportements sociaux. III.- La pertinence d'une problématique psychopolitique. Le retour de la psychologie politique peut s'interpréter, dans les grandes lignes, à partir de deux critères : ce que les psychologues politiques font, et ce que la réalité politique leur propose comme défis. Un inventaire rapide de l'agenda du dernier congrès de l'ISPP à Cuernavaca (juillet 2001) permet de faire un constat (4), mais le propre des grandes manifestations scientifiques actuelles est de ressembler à des hypermarchés ou à des foires internationales. La dispersion est extrême. Difficile donc de se faire une idée claire de ce que font véritablement les chercheurs en psychologie politique. Encore moins de clarifier pourquoi ils le font. En revanche, une tout autre interprétation se pose lorsque la question consiste à s'interroger sur les « urgences » de la société in situ. Ainsi, je propose à titre personnel un point de vue sur la demande actuelle. A savoir : a) Première urgence (Dorna 1994) : établir le diagnostic de la crise contemporaine. Comprendre les changements et les mécanismes des crises fait partie de l’enjeu de la psychologie politique. Cette crise est d’autant plus profonde qu’elle résulte d’un télescopage de crises préalables. Une telle démarche n’a pas encore été clairement envisagée. Fort heureusement. Les travaux récents de Garzon et Seoane (1996) proposent un modèle général sur les croyances «post-modernes». La dimension politique est le reflet de la volonté et la direction de ce que les hommes veulent à un moment donné, tandis que la dimension culturelle correspond à leurs représentations du monde et que la dimension sociale n’est pas autre chose que l’expression de leurs sentiments. Aussi les études en psychosociologie clinique menées par Barus Michel, Giust-Desprairies, Ridel (1996), E. Enriquez (1991), V. de Gaulejac et Shirley ( 1993) se sont-elles penchées sur les conséquences psychologiques des crises. Pourtant, la question demeure. Ce qui fait défaut à ces analyses est l'articulation du psychologique, du sociologique et du politique. La raison en semble évidente : ce sont les limites d'une approche de psychologie individuelle soit clinique soit «sociale». En conséquence, pour mieux faire, une réorientation méthodologique s'impose : il s'agit d'un crise du fonctionnement de la démocratie représentative, mais également de la théorie, de la structure institutionnelle du système parlementaire, des partis politiques et de la dynamique de la participation citoyenne. b) Deuxième urgence : l'étude de stratégies de reconstruction de la mémoire sociale. La mémoire collective est un des plus riches chantiers dont dispose la psychologie politique actuellement. Si les sources en sont anciennes, l'actualisation en cours tisse une toile très étendue qui englobe d'autres disciplines anciennement proches, mais jusqu'à présent cloisonnées par les structures académiques. Ces dernières années, dans le cadre de la psychologie sociale et clinique, de nombreuses études montrent la voie : Namer (1987), Jodelet (1992), Rouquette (1994), Hass (1997), R. Debray (1998), A. Kiss (1999) mettent en relief d'une manière très pertinente le rôle et la portée de la mémoire dans les contextes politiques. Par ailleurs, la mémoire collective peut être perçue comme un espace stratégique de résistance. L'histoire est un enchaînement de souvenirs faits d‘images, dont le pouvoir et la politique se servent, soit pour les effacer, soit pour les utiliser comme des drapeaux ou les ritualiser. D'où l'observation classique : l'avenir n'est que le reflet de la manière dont le passé est traité. c) Le discours politique : un chantier inépuisable. Si les travaux sur le discours politique se sont multipliés ces dernières années, leurs résultats restent limités. Les références en témoignent : Cotteret (1973), Guespin (1984), Bellenger (1992), Brechon (1994), Breton (1996), Trognon et Larrue (1994). Dans le cadre de la « communication contractuelle » (Ghiglione et al. (1986), Ghiglione et al (1989), Dorna et Ghiglione (1990), Dorna (1995), Ghiglione et Bromberg (1998), et les avancées sont assez significatives. Le discours est ici un processus dialogique en construction. Le postulat de base se résume ainsi : toute parole est à visée persuasive. Or, force est de constater qu'une des limites de l'ensemble de ces travaux reste le manque de statut de l’émotion. Certes, la reconnaissance d'une intentionnalité demeure, mais leur traitement purement cognitif ne sait que faire de la partie affective. La tâche reste donc inachevée. d) Le débat démocratie et république. Ce chantier est ouvert. Le système démocratique représentatif moderne (Manin 1995) est une savante alchimie de régimes politiques contradictoires. Un compromis entre l'autoritarisme monarchique et le libéralisme utopique. Et si la démarche moderne reste incertaine, l’ancienne est encore enracinée. La raison en est simple et la forme complexe. A la différence d’hier, le monde d’aujourd’hui se précipite vers l’avenir sans se donner le temps de saisir le présent ni de se souvenir du passé. Les points de repère à l’échelle individuelle ne sont pas semblables à ceux de l’échelle collective. La perception est proche, mais virtuelle. C’est une charge psychologique de vouloir percevoir le monde dans sa globalité contradictoire. D’où l’effritement des valeurs communes : la morale et la politique se cherchent dans un jeu de cache-cache. C’est une impasse où l’idéal grec de la vertu s’est transformé en simple vœu et le courage en résignation. e) L'ambiguïté démocratique et le machiavélisme? Question actuelle qui renvoie au prétendu amoralisme de la pensée machiavélique. Car l'ambiguïté des situations de crise rend la morale insaisissable. Le mérite de Machiavel consiste probablement à avoir observé avec acuité, dans un contexte bouleversé, les rapports des hommes politiques au pouvoir, de ces mêmes hommes par rapport à d'autres hommes, et éclairé ainsi la zone d'ombre qui couvre les passions humaines et rend (trop) subtils les raisonnements rationnels. Enfin, la société est-elle en train de vivre une transformation de morale au sein de la crise de la démocratie représentative moderne? Christie et Geis (1979) avancent une hypothèse expérimentale : l'individu manipulateur tire un maximum de bénéfices d'un comportement rationnel stratégique. Après un programme d'expériences, l'élaboration d'une échelle permet d'identifier le type machiavélique et les situations dans lesquelles son influence est la plus performante. Quelques expériences à l'Université de Caen (Dorna 1996) ont en partie corroboré les résultats obtenus par les expériences américaines. Mais leurs objectifs portent sur de nouvelles situations. Schématiquement, les résultats indiquent que le machiavélisme politique s'établit ainsi : droite > centre > apolitique > gauche. Certes, les différences sont minimes, mais elles existent. Il y a là des pistes à explorer plus en détail. D'ailleurs, il y a quelques différences dans la structure de leurs discours : les machiavéliques ont une structure plus marquée par les verbes factifs que par les verbes déclaratifs. Ils personnalisent davantage leurs discours, utilisent plus de modélisations. Plus originales sont deux observations qualitatives : d'une part, on convainc mieux ses pairs, d'autre part, on est plus convaincant quand on part d'une position critique. f) Le leadership charismatique et le populisme. Le retour des phénomènes populistes et charismatiques interpelle à nouveau la psychologie politique. Le mouvement populiste s’incarne toujours dans une des figures les plus classiques du maître : l’homme providentiel charismatique. Là se trouve une notion capitale qui traverse l'histoire politique de l'humanité. C’est le jeu de la séduction et du savoir-faire, la finesse dans l’esquive, le contact direct et chaleureux. La dimension anti-dépressive n’est pas absente (Dorna 1998, 1999). Mais le populisme reste un phénomène méconnu, éruptif et presque éphémère, dont la forme émotionnelle l’emporte sur la parole réfléchie. Il y a, aussi, l'appel au peuple. L'homme populiste s'adresse à tout le peuple, mais surtout à ceux qui n’ont pas de pouvoir, ceux qui subissent en silence l’impasse et la misère. C’est là sa force et sa raison d’être. Les symboles jouent un rôle de reconnaissance, formidablement accélérée par l’espérance d’un retour à l’équilibre d’antan. IV.- Un mot pour la fin? : la tâche de notre temps. La psychologie politique, dans le cadre de la reconstruction des sciences humaines, est la tâche théorique et pratique de notre temps, dans le but de proposer une alternative à la fois épistémologique et sociale. Peut-elle y contribuer utilement, face à l'émiettement des connaissances en sciences sociales, et face à l'ambiguïté de la praxis politique dans une période de crise globale? J’en suis persuadé, mais à condition de prendre à contre-courant les approches académiques en vogue : au lieu de partir des « micro-théories » déjà standardisées, il (nous) faut partir de problèmes concrets, dont certains ont été (rapidement) évoqués. Voilà notre utilité et ce qui donne son sens à une psychologie politique universitaire et citoyenne. Il y a là un projet analytique et une pratique pédagogique, face à l'aliénation quotidienne qui guette l'être humain moderne. Enfin, faut-il rappeler avec Pascal que la logique de la raison dérape sans la logique du cœur. C'est là que se trouvent l'impasse épistémologique des sciences politiques et son reflet sur le terrain de la pratique : l'impuissance des élites au pouvoir et le statu-quo qui transforme le malaise « psychologique » qui caractérise les moments d'incertitude en vraie crise sociale et politique. Pr. Alexandre Dorna Université de Caen Annexes 1.- Numéros spéciaux des revues sur la psychologie politique en France. ° E. Apfelbaum, A. Dorna, J.M. Besnier : Individus et politique (Hermès, n°5/6. 1989) ; ° A. Dorna et R. Ghiglione : Les Psychologues politiques (Psychologie Française, n°35. 1990); ° P. Amerio et J. Larrue : Psychologie sociale de la vie politique (Revue Internationale de Psychologie Sociale, n°3/4.1991); ° A. Dorna et C. Chabrol : Le Psychologique et le Politique (Connexions n°64. 1994); ° P.Meyer-Bischt et A.Dorna : Démocratie et personnalité démocratique (Hermès n°19.1996), ° A. Dorna : Psychologie et politique (Bulletin de Psychologie T.51,n°1 1998), ° A. Dorna : Charisme et démocratie. Bulletin de Psychologie (à paraître), ° L. Baugnet et A.Dorna et al : La Psychologie politique et l'Identité sociale ( à paraître) 2.- Association française de psychologie politique (AFPP). Alexandre Dorna ( Président). Université de Caen. Université de Caen. UFR Sciences de la Vie et du comportement. Esplanade de la Paix. 14027 Caen Cedex. Renseignements : Mme M. Ecolasse (e-mail : [email protected]) 3.- International Society of Political Psychology (ISSP) Helen Haste (President). University of Bath. England. Informations : http//www.ispp.org/ISPP/meet.html e-mail : [email protected] 4.- Principaux thèmes abordés dans les panels du 24e Congrès de l'ISPP à Cuernavaca (Mexique) : ° La globalisation et les questions de culture et d'identité. ° La violence et la culture de paix, droits de l'homme. ° Cognition politique : opinions, croyances, ° Nouvelles tendances en psychologie politique ° Attitudes, influence et culture politique ° Extrémisme, racisme, xénophobie ° Le rôle de l'éducation en politique : expériences. ° Applications diverses de la psychologie : économie, management, travail ° Communication politique: discours, délibérations. ° La tolérance et la religion ° Démocratie, citoyenneté et société civile ° Problèmes de genre Références bibliographiques : Barus Michel J. et al (1996) : Crises. Paris. DDB. Beauvais J.L. (1994) : Traité de la servitude libérale. Paris. Dundee. Bellange L. (1992) : L’Argumentation. Paris. ESP. Breton Ph. (1996) : L’Argumentation dans la communication. Paris. La Découverte. Bresson P. (1994) : Le Discours politique en France. Paris. La Documentation française. Bruner J. (1996) : Meyerson aujourd'hui : quelques réflexions sur la psychologie culturelle. In Parrot F. : Pour une psychologie historique. Hommage à I. Meyerson. Paris. PUF. Christie R. et Geis F. : Studies in Machiavellians. N.Y. Academic Press. 1979. De Gaulejac V. et Shirley R. (1993) : Sociologies cliniques. Paris. DDB. Dorna A. (l989) : La Psychologie politique, un carrefour disciplinaire. Hermès 5/6. Paris. Dorna A. et Ghiglione R. (l990) : Psychologies politiques. Psychologie Française. T. 35-2. Paris. Dorna A. ( 1994) : Diagnostic de la société démocratique contemporaine, pour une psychologie politique pluridisciplinaire. Connexions n°64. Dorna A.(1995) : Les Effets langagiers du discours politique. Hermès n°16. Paris. Dorna A. (1996) : Personnalité machiavélique et personnalité démocratique. Hermès n°19. Paris. Dorna A. (1998 a) : Le Leader charismatique. Paris. DDB. Dorna A. (1998 b) : Fondements de la psychologie politique. Paris. PUF. Debray R. (1998) : Le Monument ou la transmission comme tragédie. In Actes des entretiens du patrimoine. Fayard. Enriquez E. (1991) : Les Figures du maître. Paris. Arcature. Ghiglione R. et Bromberg M. (1998) : Discours politique et télévision. Paris. PUF Jodelet D. ( 1992) : Mémoire de masses : le côté moral et affectif de l'histoire. Bulletin de Psychologie, 45, n°405. Hass V. et Jodelet D. ( 1999) : Pensée et mémoire sociale. In J.P. Pétard : Psychologie sociale. Bréal. Holloway J. et Pelages E. : Zapateado! Reinventing Revolution in Mexico. London. Pluto Press. 1998. Kiss A. (1999) : Des aveux incertains? Topiques, n° 70. Manin B. (1995) : Le Gouvernement représentatif. Paris. Flammarion. Mamer G. (1987) : Mémoire et société. Paris. Méridiens. Touraine A. (1984) : Le Retour de l'acteur. Paris. Fayard. LA DÉMOCRATIE, LA CITOYENNETÉ ET L'ARGENT Adam KISS L'ayant droit et le citoyen modèle Idéal démocratique et "démocratie réelle" La nouvelle "citoyenneté" : présage ou réminiscence ? L'argent, "sale" ou "sans odeur"? Sous l'obéissance, le désir d'emprise ? Qu'est-ce qui déclenche la désobéissance civique ? Les termes "citoyen" et "démocratie" expriment tantôt des idéaux, tantôt désignent le premier un sujet social, le second un mode d'organisation. De tout temps, il devait y avoir un écart entre le concret et ses modèles. Je ne sais pas si, ne serait-ce qu'au cours de ma vie, cet écart s'est élargi ou se fait seulement plus visible à présent. Je souhaite en revanche essayer de comprendre ce décalage et chercher les moyens qui s'offrent à nous pour le diminuer. L'ayant droit et le citoyen modèle L'usage courant du terme "citoyen" a deux acceptions : est citoyen d'une part "celui qui appartient à une cité, y jouit du droit de cité et est astreint aux devoirs correspondants", d'autre part "la personne civique" . Dans la première acception, les droits et les devoirs ne sont pas sur le même pied et ce n'est pas nouveau. Déjà Jean Jaurès (1859-1914) l'a souligné : "On ne parle que de droits ! Si l'on parlait de devoirs ?" Et Sylvie Furois de préciser : "Le civisme, c'est le sens des devoirs collectifs au sein d'une communauté... la citoyenneté doit être considérée comme une éthique qui guide l'action individuelle et collective." L'écart se situe entre une attitude intéressée — sinon vindicative — pour profiter des privilèges résultant de l'appartenance à un État et une réflexion "sur les comportements, afin de trouver le plus adapté d'entre eux [pour conduire au] bonheur", sans oublier que "le bonheur ne se possède pas" et qu'"au lieu d'attendre le bonheur de la vie, [il s'agit] de devenir un bonheur pour la vie", cette "vertu possible..., l'action de rendre les autres heureux" . La généralité de ce propos, qui s'appliquerait ainsi à toute cité, quelle qu'en soit le régime politique, est-elle justifiée ? Peut-être pourrions-nous poursuivre cette réflexion jusqu'à un point, si nous disposions de quelques matériaux de comparaison entre situations politiques et contextes culturels différents issus de la suite des recherches sur l'obéissance et la conformité dont il sera question plus loin. Idéal démocratique et "démocratie réelle" "Dans une démocratie, - écrit S. Furois, - la souveraineté émane du peuple : gouvernement du peuple par le peuple, ce qui suppose l'identification des gouvernants et des gouvernés. Dans un régime démocratique, le citoyen possède à l'égard du pouvoir un droit de participation (vote) et un droit d'opposition." Il n'est pas indiqué si le gouvernement est censé se pratiquer aussi pour le peuple... Selon Bertrand Vergely, "la démocratie désigne un régime politique dans lequel le peuple est souverain. [...] Dans la démocratie antique, l'accent est mis sur la délibération. [...] Dans la démocratie moderne, l'accent est mis sur la liberté. Est démocratique le fait que l'on puisse faire ce que l'on veut, en jouissant d'une liberté tant politique qu'économique..." Le raccourci ne précise pas de quelle liberté jouissent les "sans domicile fixe". À mon sens, le terme "démocratie", infidèle à son étymologie, n'a jamais été que le nom du "gouvernement de la majorité" et non celui du peuple. Cette signification, restrictive, peut elle-même induire en erreur. En effet, l'expérience de la "démocratie réelle" (au sens, ironique, où naguère on a opposé "socialisme réel" entendu comme le régime totalitaire du bloc dit communiste au "socialisme" théorique, idéal) montre que la majorité "démocratique" a régné, gouverné, même au temps de la démocratie directe, souvent par conformisme et obéissance aveugle (ou, pire, comme aveugle) à l'élite ou au leader pouvant faire et défaire les normes et les lois du groupe. Cette situation s'est probablement empirée depuis que la pratique de la démocratie est devenue indirecte, représentative. L'hétéronomie des citoyens est généralement telle que la majorité démocratique, ou plutôt le groupe restreint la "représentant", qui prétend régner et gouverner au nom de tous (donc aussi de la ou des minorités dans l'opposition), l'a rarement fait ne serait-ce que dans son propre intérêt, préférant, dans les faits et sans s'en apercevoir, privilégier le leader ou/et l'élite, une oligarchie quelconque faite de ceux qui lui paraissent les plus forts. La majorité, illusoire et illusionnée, agit souvent à ses propres dépens, non seulement au préjudice des minorités. À plus forte raison, cette majorité refuse de reconnaître l'existence de ceux qui sont exclus de sa cité. Dans la Grèce antique, les exclus sont les femmes, les esclaves et les étrangers à l'intérieur et à l'extérieur des frontières de la cité ; dans les pays contemporains, soient-ils "économiquement développés", ce sont les femmes, les pauvres sans droits de vote, les colonisés, les étrangers ; comme dans les "démocraties populaires" c'étaient les "ennemis de classe"… Je n'exprime par là aucune préférence pour un "autrefois". Il n'y a pas de nostalgie dans mon propos ni aucun espoir qu'ailleurs l'herbe soit plus verte : ce qui vient d'être dit ne signifie nullement que je connaisse ou entende proposer un régime meilleur. C'est la démocratie qu'il s'agit de perfectionner et de compléter et d'abord de mesurer l'abîme entre l'idéal, la représentation d'un côté et d'un autre, la pratique de la "démocratie réelle". Cet écart abyssal ne devient visible et cette vision ne commence à être acceptable au moins pour une partie de l'opinion que depuis peu de temps, étant donné que malgré tout, les régimes totalitaires ou dictatoriaux de droite et de gauche, la guerre froide, le stalinisme, le nazisme aidant, ou précédemment, les chauvinismes avant et après la Première Guerre Mondiale... et encore auparavant, l'ancien régime, étaient, d'après ce qu'on en sait, encore pires, au moins à certains égards. Parmi mes connaissances, il se trouve des Occidentaux qui rêvaient, malgré tout ce qu'ils auraient pu savoir, de l'Union Soviétique, de la Chine populaire ou de Cuba ; et bien des Chinois et des Soviétiques des Etats-Unis et de la France, ou se sentaient ambivalents comme bien des Algériens ou perplexes comme de nombreux Berlinois et autres Vietnamiens... L'implosion de l'URSS, l'effondrement du mur de Berlin ont imposé des réveils maussades. De Srebrenica à Kigali, l'aura de la Révolution Française s'est ternie dans le trafic d'armes des… Français. Le rayonnement de la statue de la Liberté du port de New York a pâli dans celui de l'uranium appauvri en Iraq. L'éclat indiscret de l'or nazi pris aux Juifs a barbouillé la croix blanche de la Suisse, "démocratie modèle"… Nous voilà maintenant avec un modèle planétaire unique et souillé. La nouvelle "citoyenneté" : présage ou réminiscence ? C'est dans ce contexte que par-ci par-là, on entend de nouveau prononcer les mots "citoyenneté", "citoyen" qu'on croyait désuets. "Si le terme 'citoyenneté' redevient actuel, — écrit encore S. Furois, — c'est justement parce qu'il est temps pour chacun des habitants de la cité de prendre conscience de sa propre responsabilité face à certaines difficultés." Je n'ai pas une vision suffisante de l'ensemble de l'actualité ni, à plus forte raison, du passé et de l'avenir, ne serait-ce qu'à moyen terme, de ce courant "citoyen". Mais, si prise de conscience il y a, elle va vers une sensibilité selon laquelle l'économique ne paraît plus comme "l'infrastructure" donnée à la politique par les forces productives, comme l'avait représenté la théorie marxiste. Le développement scientifique et technique étant devenu la principale des nouvelles forces fondatrices, le travail productif, en grande partie superflu, tombe pour une part massive en obsolescence, tandis que "l'hégémonie des marchés financiers [est identifiée] comme une mise sous tutelle de la démocratie." Sous cet angle, la tâche "citoyenne" consisterait à lever la tutelle que ces marchés exercent sur le politique. Je propose par conséquent un éclairage du lien du sujet/citoyen dans son rapport à l'autorité et à la norme, en politique (soit-elle dite démocratique), et en économie aux fonctions de l'argent. Cet éclairage est en lui-même encore faible et fragmentaire, et il restera ici à plus forte raison, nécessairement incomplet. Ma thèse centrale pourrait s’énoncer ainsi : L’écart entre le sujet civique et un individu indistinct, soumis à n’importe quelle autorité ou norme, provient de l’identification de ce dernier au faible, puis en tant que tel à l'autre fort (plus exactement à celui qu'il prend pour fort): l'écart résulte de la tentative du faible (celui qui se sent tel) de parer à sa détresse primaire par sa soumission, voire par son action qui mime l’emprise archaïque du fort. Cet écart semble homologue avec celui qui sépare l’idéal démocratique de la “démocratie réelle”. L'argent, "sale" ou "sans odeur"? Pourtant, même si cette thèse était démontrée (je ne prétends pas que ce soit chose faite), elle ne rendrait pas compte de la viscosité, de l'engluement d'une réalité socio-politique ressentie par beaucoup comme corrompue, souillée. Cette souillure est souvent imputée à l'argent. L'économie libérale contre l'économie collective, c'était l'argent voilé par un conflit d'idéologies politiques. Puis la mondialisation de l'économie de marché a fait de l'argent nu l'unique valeur consensuelle de ladite majorité démocratique. Mais, dès avant, on pouvait observer que la résistance à l'intériorisation du rapport des forces représenté par l'argent est plus difficile que celle à l'intériorisation d'une idéologie politique. Par exemple, un écrivain "dissident" d'un régime totalitaire, lu ou non, qui cachait ses manuscrits inédits se tenait et était souvent tenu pour un héros. Au contraire, dans un régime "libéral", un écrivain dont l'ouvrage édité ne se vend pas ou dont le manuscrit est refusé parce que présumé invendable, se tient et est tenu, sauf exception, pour un raté, un graphomane. De même, un pauvre du Tiers-Monde malheureux et digne se disait naguère, comme Hampaté Ba (ce sage exemplaire bien que — ou parce que — pas tout à fait pur), que la richesse et la gloire arrivent comme un rhume de cerveau et s'en vont de même : un pauvre inconnu à l'Occidentale, qui ne passe pas à la télé, qui est sans villa, voiture, magnétoscope, baskets de marque… saurait-il garder une identité intacte, voire estimer qu'ainsi délesté, il préserve ou recouvre son intégrité ? Se croisent là la représentation de l'argent nu, sec, inodore et celle de l'argent souillé, gluant. Sigmund Freud, qu'on se rappelle "l'Homme aux loups", partage plutôt la seconde : "Nous nous sommes habitués à ramener l'intérêt pour l'argent, dans la mesure où il est de nature libidinale et non rationnelle, au plaisir excrémentiel.", tandis que Georg Simmel plutôt la première : "De par son statut d'équivalent général, [l'argent] est le seul bien qui permet tous les usages... Parallèlement l'argent tend à se transformer en signe pur et à devenir une fin et non plus un moyen." Pour ma part, je verrais au fond l'image de Simmel, que celle de Freud cache. Je veux dire que les deux fonctions représentées et leurs représentations se superposent sans s'exclure, bien au contraire. En tant qu'équivalent général, l'argent devient un moyen, voire le moyen par excellence, de concrétiser le désir d'emprise. Et lorsqu'il est utilisé en tant que tel, comme partout où la pulsion d'emprise est à l'œuvre, il oriente le sujet qu'il motive vers une attitude pré-objectale : le sujet ne prend alors pas en compte sa séparation d'avec l'objet de son acte et, pris dans la logique de "tout ou rien", entre toute-puissance et détresse, il cesse d'intégrer l'empathie parmi les déterminants de son comportement. J'ai commencé ailleurs à expliciter une compréhension de ces phénomènes à l'œuvre dans les actes d'obéissance et de conformité contraires aux droits de l'objet de l'acte. J'y renvoie le lecteur intéressé pour me centrer ici sur l'impact spécifique de l'argent. Sous l'obéissance, le désir d'emprise ? Dans leurs expériences sur l'obéissance, tant S. Milgram que Meeus et Raaijmakers ont rémunéré leurs participants. À leur suite, j'ai agi de même. Le fait que j'ai ajouté aux protocoles de mes prédécesseurs un entretien clinique, apporte sur l'impact de l'argent quelques renseignements nouveaux. Les participants de mon protocole sont invités à déranger une chômeuse qui est censée passer une épreuve de recrutement. La question à laquelle le comportement des participants répond est de savoir 1° s'ils acceptent d'obéir aux instructions abusives que le chercheur leur donne ou s'ils désobéissent et 2° comment ils ressentent et expliquent leur comportement avant et après leur debriefing. Par hasard, le 1er participant à mon protocole a été lui-même chômeur. Pourtant, il a obéi au chercheur jusqu'à faire injustement échouer quelqu'un dont pourtant il partageait le sort. Voilà un extrait de la transcription de l'entretien entre le chercheur et le participant qui suit immédiatement la passation de celui-ci : Le chercheur : sienne ? Comment tu penses que ta participation s’est déroulée, et la Le participant : Bon, elle, elle a besoin de travail. Donc déjà, moi je vois ça, et alors on parle de ma participation à moi… Le chercheur : Le participant : Le chercheur : Le participant : moi-même… Le chercheur : Le participant : Oui ? Ça, je peux pas dire… C’est pas très clair dans ma tête, quoi… Ouais, pas très clair dans ta tête… …Oui, parce que là, j’accepte de faire quelque chose qui n’est pas Tu l’acceptes pourquoi ? Pour de mauvaises raisons… À croire,… pour les mêmes choses qu’elle, quoi… Le chercheur : Le participant : Le chercheur : C’est-à-dire ?… C’est pour les sous… Pour les sous… Le participant : Voilà… Si jamais, enfin, disons, la raison première c’est pas ça… Mais disons que si on analyse un peu plus, forcément, c’est pour un aspect pécuniaire, je me retrouve dans la même situation qu’elle,… ayant passé un entretien d’embauche, voilà, quoi… Cet échange suggère que le participant obéissant n'est pas privé de son empathie par sa situation qu'il vit comme une situation de faiblesse ou d'infériorité, alors même que celle-ci lui a été proposée explicitement comme une relation contractuelle, horizontale. Il présente la raison pécuniaire comme la première de ses "mauvaises raisons" d'accepter et, malgré la disproportion (pour la chômeuse candidate, il s'agit d'un emploi tandis que pour le participant l'enjeu est le salaire versé d'avance de deux heures de vacations), il l'assimile au motif de la chômeuse (à laquelle rien d'immoral n'est demandé). Le participant est troublé, il ne se reconnaît pas comme auteur de son acte. Cela se comprend dans ma perspective par le fait que, dans le contexte créé par le protocole, son Moi distinct, séparé est entré dans un état fusionnel. Qu'est-ce qui déclenche la désobéissance civique ? Ces mécanismes semblent dès avant sinon expliqués, du moins suffisamment décrits. L'expérience de Meeus et Raaijmakers nous ont appris que plus la relation entre le participant et sa victime est abstraite, moins le participant résiste à faire du tort. Ainsi, lorsqu'il s'est agi en France de résister aux persécutions nazies, l'infime minorité (moins de 2 % de la population) qui s'y est engagée a pourtant permis à plus de la moitié des victimes désignées d'échapper au sort fatal que l'occupant et le régime de Pétain leur aurait réservé. Au contraire, jusqu'à présent, il ne semble pas qu'une résistance d'efficacité comparable se soit formée pour endiguer l'exclusion économique non moins fatale entre peuples riches et peuples pauvres et, dans les pays riches eux-mêmes entre insérés et exclus. On a beau savoir que dans l'orientation des comportements collectifs les déterminants sociaux l'emportent de loin sur les déterminants subjectifs. On a beau l'expliquer comme je le fais. Si les psychologues voulaient se saisir de la part épistémologique et pratique qui leur échoit, ils se devraient d'ajouter à la psychologie clinique jusque là concentrée sur l'intime, une psychologie publique et, comme cela tarde dans la psychologie "privée", d'assigner à cette nouvelle psychologie "publique" des engagements à résultat. L'argent n'est pas irrémédiablement l'incarnation de la pulsion d'emprise. Développer les instruments psychiques pour l'approprier au service de la démocratie sociale serait sans doute la tâche la plus urgente des psychologues-citoyens. file:///D|/Encours/AFPP/CDROMAFPP/SiteAFPP/Revue00/Rubrique_2/Sous-rubriques/R2SR2.htm (7 sur 7) [26/04/2003 16:47:13] MULTICULTURALISME ET COMMUNAUTARISME Benjamin MATALON Premièrement, il y a la multiplicité des cultures provinciales Les revendications communautaires Ceux qui justifient et soutiennent les revendications Ces problèmes peuvent être abordés en fonction de trois orientations La conception républicaine, française, de la laïcité NOTE SUR LE RELATIVISME Deux affirmations sont depuis quelques années considérées comme des évidences, et sources de problèmes sérieux : la France est devenue multiculturelle, et les risques d’éclatement communautaire augmentent. Il convient de s’interroger sur leur pertinence. Dire que la France est devenue un pays multiculturel implique qu’autrefois (quand? il y a vingt ans? cinquante ans? un siècle?) elle ne l’était pas. Probablement s’agit-il d’une illusion, soit parce qu’on n’a pas gardé la mémoire des hétérogéneités passées, soit parce que, à l’époque, elle n’étaient pas perçues comme aujourd’hui. Néanmoins, surtout depuis la Révolution qui a tenté de codifier le statut des étrangers, les débats sur leur place et les limites de la tolérance à leur égard, n’ont pas manqué, pas plus que les manifestations, souvent violentes, d’hostilité contre eux. Toutefois, ce qu’on leur reprochait, c’était de prendre le travail des Français, d’accepter des salaires très bas, mais pas de ne pas s’assimiler. Ces débats sont largement oubliés, et même les historiens s’en sont désintéressés jusqu’à tout récemment. Aussi bien leur négligence passée que leur intérêt actuel sont significatifs. Aujourd’hui, si on continue à reprocher aux immigrés de « prendre le pain des Français », on craint en même temps qu’ils constituent des corps étrangers dans la société française, qu’ils conservent leur culture ou leur religion qui les rendrait radicalement hétérogènes par rapport au reste de la population, aux « Français de souche ». Pour éviter des confusions, il nous faut distinguer plusieurs formes de diversité culturelle, très différentes par leur origine et par la façon dont elles sont perçues et vécues. Premièrement, il y a la multiplicité des cultures provinciales, voire locales. L’Ancien Régime, la Révolution, et avec plus de succès la Troisième République, ont imposé l’unité du pays, en particulier linguistique, unité qu’on peut approximativement considérer comme réalisée, malgré la résurgence périodique de revendications autonomistes. On peut y ajouter la diversité des religions, qui est maintenant acceptée, au moins en ce qui concerne les minorités protestante et juive, ou les agnostiques. Deuxièmement, il y a bien sûr la présence sur le sol français d’étrangers souhaitant plus ou moins fermement y rester, et en même temps conserver leur mode de vie et leur religion. Il est évident que, en Essonne, et plus largement en Ile-de-France, c’est à cette dernière population qu’on pense quand on parle de multiculturalisme, et pas du tout aux premières (à ma connaissance, il ne s’est pas encore manifesté de Front de Libération du Hurepoix). Ces différentes formes de diversité ont probablement toujours existé; l’évolution, s’il y en a une, portant sur l’effacement de la première et une visibilité croissante de la seconde. Il faut peut-être mentionner encore d’autres revendications de type communautaire, plus récentes, qui prennent la forme de demandes par des groupes divers de reconnaissance de leurs spécificités et de leur dignité, groupes souvent constitués au départ en vue de la lutte contre les discriminations dont ils sont l’objet. On peut citer comme principaux exemples certains homosexuels ou féministes . L’émergence de ces groupes, de leur affirmation et de leur revendication montre une évolution profonde des mentalités, même si elle est loin de toucher tout le monde. Ces demandes de reconnaissance des différences, des spécificités, apparaissent de plus en plus comme légitimes, ce qui constitue une évolution récente et importante des mentalités. Toutefois, actuellement, les différents groupes « ethniques » ou religieux vivant en France ne demandent pas à être formellement reconnus comme communautés distinctes ayant des droits spécifiques. En fait, leur première revendication est de ne pas subir de discrimination, d’être traités comme les autres. Leurs demandes suivantes, celles qui peuvent être à l’origine de conflits, découlent soit du souhait de maintenir des racines, sans nécessairement refuser l’intégration, soit de conceptions différentes du partage entre vie publique et vie privée, distinction essentielle dans une perspective laïque, puisque c’est en fonction d’elle que toutes les spécificités doivent pouvoir être reconnues ou non, mais qui peut ne pas exister dans d’autres cultures. Or, il faut reconnaître que la réflexion républicaine sur ce point est faible, comme en témoignent les controverses et les tâtonnements à propos du foulard islamique. Manifestement, personne n’était préparé à affronter ce problème, qui a suscité une bizarre alliance de laïques et de xénophobes. Aux Etats-Unis, la question est posée explicitement depuis une trentaine d’années, c’est-à-dire depuis que la croyance dans l’efficacité du « melting pot » a commencé à être ébranlée. On a réalisé (et c’est vrai aussi en France) que l’assimilation ne se faisait pas aussi simplement ni aussi rapidement qu’on le croyait, sans vraiment y aller voir de près, et qu’elle pouvait prendre deux, parfois trois générations. Et surtout que les immigrants qui s’intègrent le mieux sont ceux qui gardent des liens forts avec leur communauté d’origine. Les autres se trouvent en situation d’anomie, de perte de repères qui, en fait, les mène plus à la marginalité qu’à une véritable intégration. D’où la tendance à encourager la formation ou le maintien de communautés fortes, regroupées dans les mêmes quartiers, avec des institutions reconnues, capables d’encadrer les jeunes et les nouveaux immigrants. Même quand l’intégration reste l’objectif final, on estime maintenant qu’il ne faut pas être trop pressé, et qu’une étape « communautaire » est nécessaire. Mais pour d’autres, les communautés sont justifiées en elles-mêmes. A la métaphore du creuset, où toutes les spécificités disparaissent, se fondant dans une unité homogène, ils substituent celles de la mosaïque ou de l’arc-en-ciel, où chaque élément reste lui-même tout en contribuant à l’ensemble. Depuis, des réflexions, souvent de très haut niveau, et des discussions, souvent passionnées, entre « libéraux » (ici, nous dirions plutôt républicains ) et « communautariens » se poursuivent sans s’affaiblir depuis plusieurs années. Il vaut la peine d’y consacrer quelques lignes. Les revendications communautaires portent là-bas principalement sur deux points. Premièrement, bien sûr, l’exigence d’absence de discrimination négative et, de plus en plus souvent, la demande de discrimination positive, par exemple par l’instauration de quotas visant à compenser des infériorités jugées injustes, séquelles d’un passé dont les lois actuelles, plus égalitaires, n’ont pas effacé toutes les conséquences. Il faut noter que ce système, s’il permet d’atténuer les effets de certaines discriminations antérieures, ou même présentes, fige les appartenances : pour pouvoir demander à bénéficier de quota, il faut être reconnu comme membre du groupe visé, ce qui peut aller à l’encontre des efforts d’assimilation, et pose probablement des problèmes aux enfants de couples mixtes, de plus en plus nombreux. On rencontre là une tension qu’on retrouve dans tous les groupes minoritaires ou dominés : on veut à la fois être accepté comme semblable aux autres, aux majoritaires considérés comme dominants, et donc traité comme eux, mais en même temps on veut que sa spécificité et son identité propres soit reconnues et respectées. Cette recherche de dignité, ou de « reconnaissance », selon le terme qui est de plus en plus souvent utilisé, ne passe pas seulement par des revendications, mais aussi par l’incitation à la prise de conscience, par les membres des minorités, de leur valeur. « Black is beautiful » est une affirmation destinée aux Noirs autant ou même plus qu’aux Blancs. (On peut faire la même remarque à propos des homosexuels, dont la « gay pride », au nom significatif, a une fonction identique). Une autre revendication porte sur l’enseignement. On réclame, et les pouvoirs publics l’encouragent souvent, dès l’école élémentaire, des enseignements particuliers portant sur l’histoire du pays d’origine, sa langue, sa religion et sa culture. Nous avons vu pourquoi ces demandes ont été le plus souvent bien accueillies. C’est toutefois au niveau universitaire que ces revendications deviennent plus litigieuses. De nombreux groupes exigent la création de départements spécifiques, où les enseignements seraient différents de ceux de départements dits généraux, mais considérés par certains comme tout aussi particuliers, diffusant eux aussi une culture spécifique, celle propre aux hommes hétérosexuels blancs (certains ajoutent : morts, pour bien marquer l’ignorance par cette culture des problèmes actuels). D’où, dans de nombreuses universités, la multiplication de départements dans le domaine des « cultural studies » : études féminines (ou féministes), homosexuelles, noires, hispaniques, etc. A quoi leurs adversaires opposent non pas une culture nationale visant à l’assimilation, mais l’affirmation de la réalité et de la valeur d’une culture universelle, valable pour tous, même si y sont représentées à peu près exclusivement des oeuvres occidentales. Ces revendications de prise en considération de cultures spécifiques sont à placer dans un contexte plus large, celui du développement actuel d’un relativisme culturel généralisé, au nom duquel certains, par exemple, s’opposent à l’idée de l’universalité des Droits de l’Homme, considérés simplement comme propres à la culture occidentale, donc sans portée universelle. Inciter les nouveaux immigrants à s’assimiler peut être ressenti comme une dévalorisation de leur culture alors qu’ils peuvent la juger aussi riche et aussi respectable que celle vers laquelle on les pousse. Il y a là peut-être un phénomène nouveau. Jusque cers les années 50 (jusqu’à la décolonisation?), les migrants, quelles qu’aient été leurs motivations par ailleurs, avaient l’impression de quitter leurs pays « arriérés » et de venir vers la « civilisation ». Cette reconnaissance de la supériorité de la culture occidentale s’est bien atténuée, ce qui supprime une des motivations à l’intégration. Sur un plan plus général, ceux qui justifient et soutiennent les revendications communautariennes estiment que le modèle « libéral », qui ne prend en considération que des individus, est abstrait et ignore la réalité. Qu’on le souhaite, l’accepte simplement, s’y résigne, le déplore ou le redoute, il faut reconnaître que les communautés existent, psychologiquement et sociologiquement, et donc qu’il faut en tenir compte. Mais certains vont plus loin et affirment que c’est un droit des individus de se reconnaître dans un groupe et d’affirmer son appartenance, et qu’il faut admettre que les spécificités peuvent avoir une valeur en elles-mêmes. Mais le problème est évidemment de savoir jusqu’où cela est possible, de définir quelles sont les différences acceptables, celles qui n’empêchent pas de vivre ensemble. Mis à part ce dernier point, sur lequel il faudra revenir, ces discussions américaines nous emmènent à première vue très loin des problèmes de l’Essonne, bien qu’on pense souvent que ce qui arrive aux Etats-Unis préfigure, avec quelques années d’avance, ce qui se produira en Europe. Mais, pour le moment, aucune revendication du même type ne s’y manifeste, ou alors c’est dans le cadre de la légalité actuelle, par exemple par la création d’écoles religieuses, autorisées et encadrées par les lois sur la liberté de l’enseignement. Mais, à part cela, personne ne demande la possibilité d’être officiellement polygame, et les condamnations de personnes ayant procédé, ou fait procéder sur leurs filles, à des excisions ne semblent pas avoir été mal accueillies par les Africains vivant en France. Et s’il se forme des ghettos, c’est plus souvent sur une base sociale que nationale. Alors, d’où viennent les craintes? On peut en citer plusieurs sources, de nature très différente. - La délinquance ou l’incivilité des jeunes. Ce n’est pas en soi l’expression d’une forme de communautarisme, mais on en cherche parfois la cause dans l’origine de ces jeunes, qui freinerait leur socialisation. C’est un des arguments favoris des xénophobes. Pourtant, dans ce cas, il faudrait plutôt incriminer la faiblesse de l’emprise de leur communauté d’origine, qui les laisse sans repères, et le rejet dont il sont souvent l’objet de la part de la société environnante. - Le développement d’intégrismes religieux. Sans être actuellement numériquement importants, ils font peur, d’autant plus que, quelle que soit la religion à laquelle ils se rattachent, ils sont tous très critiques à l’égard de la société actuelle, jugée matérialiste et laxiste. - La revendication, dans les années 80, du « droit à la différence », sans explicitation sérieuse de la nature des différences affirmées et revendiquées. - Les concentrations d’étrangers dans certains quartiers qu’on perçoit comme formant des ghettos, vite assimilés à des « quartiers chauds ». Mais, comme nous l’avons dit, leur base est souvent plus sociale que nationale ou « ethnique » : ce ne sont jamais les riches, étrangers ou non, qui habitent ces quartiers. Et il faut noter que, dans le passé aussi, les nouveaux immigrants ont toujours eu tendance à se regrouper, pour avoir le soutien de proches qui les initient à leur nouvelle vie, leur permettre de comprendre et d’être compris dans leur langue, de trouver les produits nécessaires pour la cuisine à laquelle ils sont habitués, de pratiquer leur religion, etc. Cela n’a en général pas empêché les enfants des immigrés, ou ceux qui ont économiquement ou socialement réussi, d’aller vivre ailleurs. - Les représentations assez terrifiantes que diffusent la presse et la télévision sur les ghettos américains, qu’il est facile de craindre comme préfigurant les nôtres. En retour, ces différentes représentations, en favorisant le rejet des étrangers, pourraient par réaction inciter ceux-ci, même une fois naturalisés, à revendiquer des droits communautaires. Néanmoins, il ne semble pas qu’il y ait des risques à court terme de voir des revendications communautaires s’exprimer de façon autre que sporadique et minoritaire. Il n’est reste pas moins qu’une politique à l’égard des minorités, immigrées ou non, est nécessaire. En particulier, une collectivité locale peut se trouver confrontée a des problèmes qui entrent dans ce cadre : par exemple, demandes de subventions à des associations, d’enseignements de la langue ou de l’histoire des pays d’origine, de nourriture spécifique dans la restauration scolaire, etc. Il serait bon qu’ils ne soient pas traités au coup par coup, mais soient la mise en oeuvre d’une politique cohérente qui pourrait être active, permettre peut-être de prendre des initiatives, et pas simplement de répondre à des demandes. Ces problèmes peuvent être abordés en fonction de trois orientations distinctes, même si, en pratique, les deux dernières peuvent amener à prendre certaines décisions semblables à court terme. Premièrement, il y a le républicanisme intransigeant, tel qu’il s’est manifesté, par exemple, à propos de la charte des langues minoritaires ou le refus immédiat du foulard islamique (bien que, dans ce cas, le refus ait pu avoir aussi pour origine la xénophobie). Aux yeux des pouvoirs publics, une seule communauté doit exister, la Nation, dont tous les membres sont égaux et doivent être traités comme tels. Toutes les autres appartenances sont renvoyées au domaine privé. Aucun particularisme ne doit être encouragé. Deuxièmement, on peut conserver comme objectif final l’intégration, et se demander si les mesures proposées la facilitent ou non, les évaluer en fonction de ce critère, et ne mettre en oeuvre que celles qui la favorisent ou au moins ne la freinent pas. On prendra acte du fait qu’on ne passe pas facilement d’une communauté à une autre, d’une culture à une autre, et considérera alors le renforcement de certaines d’entre elles comme une étape nécessaire, mais provisoire et limitée, sur le chemin de l’intégration. Enfin, troisièmement, on peut aussi considérer que l’appartenance à une communauté est un droit essentiel, qu’elle est nécessaire à l’équilibre des individus, que toutes les cultures sont également respectables. Le renforcement des communautés (mais il faudra se demander lesquelles) est alors justifié en lui-même. Le problème est alors de faire vivre ensemble ces communautés, pas de les faire disparaître. On pourrait rapprocher ce point de vue, d’un autre qui à première vue peut amener à des conséquences semblables, mais qui relève d’un tout autre courant de pensée: le refus de l’uniformisation, qu’elle soit due au centralisme parisien ou à la mondialisation. On valorise ainsi le « terroir », mais il n’est pas dit que cette sympathie pour les traditions et les spécificités s’étende aux cultures des immigrés. Pour le moment, les « souverainistes » ne semblent pas particulièrement tolérants à leur égard. On apprécie les différences, mais chacun chez soi. La conception républicaine de la Nation, et le « modèle français d’intégration » qui en découle, rejettent catégoriquement cette troisième conception, et suscite même de fortes réticences devant la deuxième. Mais je ne crois pas que notre réflexion doive se laisser enfermer dans cette conception étroite de la République. Il résulte des considérations qui précèdent qu’il ne faut pas s’effrayer du fait que les immigrés conservent certains aspects de leur culture d’origine et cherchent, pas toujours avec succès d’ailleurs, à les transmettre à leurs enfants. La nation française n’est pas mise en danger par la nourriture hallal. La menace pour l’unité de la nation n’apparaîtrait que si on leur accordait des droits spécifiques. On n’en est pas là. Toutefois, une dérive pourrait se produire si les immigrés, et surtout les jeunes, sentaient que leur intégration est impossible ou trop difficile, qu’ils sont rejetés par la société française. Actuellement, le chômage, auquel vient s’ajouter la discrimination à l’embauche, contribuent à la conscience, peut-être parfois exagérée, d’un tel rejet. La réaction des jeunes concernés prend d’ailleurs plus souvent la forme de la délinquance ou de l’incivilité, du refus de l’école ou de l’attachement agressif au quartier que de la revendication communautaire. Mais cette situation peut les rendre réceptifs aux positions de la minorité activiste de l’intégrisme. La revendication de « reconnaissance » d’une communauté est liée à celle de l’identité. Chacun a besoin d’une identité forte, et qu’elle soit reconnue et respectée. Avoir une identité, c’est se sentir appartenir à un groupe, et en même temps ne pas appartenir à d’autres. Ces deux aspects, appartenance et différenciation, sont solidaires . Même le plus convaincu des universalistes, qui affirme que seule compte pour lui l’appartenance à l’humanité, se différenciera des nationalistes, se définira par opposition à eux, et pourra les haïr autant qu’un Français d’il y a cent ans pouvait haïr les Allemands. Ces dernières années ont apporté suffisamment de preuves de la puissance du sentiment d’appartenance à un peuple ou à une nation et de ses liens avec l’hostilité pour d’autres. De nombreuses expériences de psychologie sociale ont montré qu’il est facile de susciter un tel sentiment d’appartenance, même à un groupe apparemment peu important, et qu’il s’accompagne très souvent de favoritisme à l’égard de son propre groupe et de dénigrement des autres groupes, voire d’hostilité contre eux. L’identité se définit donc à la fois par appartenance et par différence, et les deux semblent nécessaires, mais le risque que la différence se transforme en hostilité existe. Toutefois, différentes identités sont simultanément possibles, ce qui peut occasionner de douloureuses tensions internes, ou au contraire faciliter l’adaptation à des situations diverses. Si on n’admet pas, et on n’a pas de raisons de le faire, que les cultures sont hermétiquement fermées sur elles-mêmes, il est possible, sauf au cours de certaines crises, d’appartenir à différentes communautés, d’avoir une identité à plusieurs composantes. Si le problème d’une éventuelle revendication communautaire est lié à celui de l’identité, il faut s’interroger sur celles que propose notre société. Actuellement, être français est-il suffisant ? Peut-on se donner comme objectif de faire des immigrés, et de leurs enfants, des Français, et seulement des Français? Actuellement, cela semble peu réaliste, et ceci d’autant plus que la France n’affronte aucun ennemi et n’a pas de grande cause autour de laquelle regrouper tous ses citoyens. C’est désagréable, mais il faut reconnaître que l’hostilité face à un ennemi commun facilite considérablement l’intégration. Le problème est d’arriver au même résultat par des moyens moins dangereux, de susciter une identité française sans nationalisme belliqueux. Et cela concerne aussi les « Français de souche ». On a reproché aux différentes déclarations des Droits de l’ Homme d’ignorer les communautés. Ces critiques apparaissent sous deux formes, à la limite opposées. Premièrement, on peut estimer que les communautés ont elles-mêmes de droits qui peuvent, dans certaines circonstances ou même toujours, primer ceux des individus; c’est évidemment contre cette conception que l’idée de Droits de l’Homme a été élaborée. Mais, deuxièmement, on peut considérer que c’est un droit des individus d’appartenir à une ou plusieurs communautés, en fonction de leur origine, de leur histoire, de leurs choix, et qu’il faut que ce droit puisse s’exercer concrètement. Si on accepte ce qui précède, et particulièrement le dernier point de vue, le problème immédiat n’est pas seulement celui du communautarisme, mais, indissolublement lié, celui de l’intégration, qu’on peut considérer comme un objectif en tout état de cause. Mais cela implique qu’on ait des idées claires sur ce qu’on entend par là. Le problème est de savoir si l’existence de communautés fortes et reconnues facilite ou empêche l’intégration. Si le droit des individus à appartenir à une communauté est reconnu, est-ce du ressort des pouvoirs publics d’en rendre l’exercice possible, ou simplement de le faciliter, ou la neutralité doit-elle aller jusqu’à refuser de toucher au problème ? Ne s’intégrera-t-on pas mieux, et plus volontiers, dans une société où ses particularités sont respectées, où on peut choisir son mode de vie ? Peut-on proposer une autre conception, moins uniformisante, de l’intégration? Le but poursuivi doit-il être que les immigrés se sentent français, ou simplement qu’ils aient un comportement citoyen ? Quelles conséquences des réponses, positives ou négatives, à ces questions aura-t-elle sur les politiques d’intégration, c’est-à-dire sur l’avenir des minorités ? La conception républicaine, française, de la laïcité a été élaborée contre les prétentions de l’Eglise catholique à s’imposer à l’ensemble de la société. Aujourd’hui, ce problème ne se pose plus. Seuls des groupes ultra-minoritaires souhaitent revenir en arrière et imposer une religion d’Etat. On ne peut pas dire qu’ils constituent actuellement un danger pour la démocratie ou la République. Par contre, le problème des différences, du droit à la différence et de ses limites compatibles avec la vie sur un même territoire, vient au premier plan. C’est en fonction de cette évolution que la laïcité doit être repensée. Le danger, si la formation de communautés structurées est encouragée, réside dans le risque de leur rigidification, d’une emprise sur leurs membres qui empêche, par exemple, de les quitter ou d’adopter des éléments de modes de vie autres. Et la dérive vers le dénigrement des autres est facile, allant jusqu’à une hostilité plus ou moins manifeste. Tant que les communautés existent en fait, mais sans être formellement reconnues, ces risques, sans être nuls, restent faibles. Il est possible d’en rester partiellement membre, par certains aspects seulement, sans nécessairement que cela entraîne une rupture. Cette fluidité, en permettant des contacts et des échanges entre communautés, permet une coexistence non-conflictuelle, peut-être une fusion, qui est évidemment ce que certains redoutent. L’appartenance n’est alors plus du tout ou rien. Est-ce un idéal à poursuivre ? Pr. Benjamin MATALON Psychologie Sociale Université de Paris 8 Depuis que ce texte a été écrit, le problème de la Corse a relancé un débat national. Malgré les dénégations officielles, la question d’une extension de la décentralisation, au delà de la spécificité de la Corse, est posée, aussi bien par ses partisans que par les « républicains » qui la redoutent. Malgré les différences importantes avec ce dont il a été question ci-dessus, la question de savoir quelles sont les différences acceptables, compatibles avec la « volonté de vivre ensemble », selon la définition que proposait Renan de la nation, devient encore plus urgente. NOTE SUR LE RELATIVISME Les discussions sur le multiculturalisme se situent dans le contexte plus large du développement du relativisme, qui s’est rapidement répandu depuis une vingtaine d’années, et qu’il est donc utile de présenter sommairement. Il a des origines complexes, ce qui rend certains de ses aspects contradictoires. Premièrement, on peut le faire remonter à la pensée contre-révolutionnaire de la fin du XVIIIème. siècle, qui s’opposait à la philosophie des Lumières, à son rationalisme et surtout à son universalisme. Joseph de Maistre, un des théoriciens contre-révolutionnaires les plus virulents, affirmait avoir rencontré des Français, des Italiens, des Russes, mais jamais d’homme. A la raison universelle, abstraite, cette idéologie oppose les traditions propres à chaque peuple, traditions qui se sont constituées et ont survécu au cours de l’histoire, dans des conditions spécifiques. Cette insistance sur les traditions est un moyen de s’appuyer sur des repères fixes, d’échapper au « tout se vaut » qui peut être une conséquence du relativisme, mais qu’il est difficile de soutenir en pratique. Par exemple, le philosophe des sciences relativiste Feyerabend, qui s’affirme pourtant anarchiste, voire dadaïste, et dont les oeuvres sont publiées en anglais par un éditeur d’extrême-gauche, confronté au problème de savoir quoi enseigner, admet qu’on ne peut pas enseigner n’importe quoi. Il propose alors comme critère de retenir tout ce qui relève d’une tradition, quelle qu’elle soit. Cela l’amène à approuver l’introduction, dans les programmes scolaires de certains états des Etats-Unis, les conceptions « créationistes » de l’apparition de l’homme et des espèces animales conformes au récit biblique pris littéralement, en parallèle avec les théories de l’évolution que soutiennent les biologistes. Deuxièmement, une autre source du relativisme, plus tardive, apparaît vers la fin du XIXème siècle chez certains ethnologues, qui ont affirmé la spécificité et l’égale valeur de toutes les cultures. Ils réagissaient en opposition à l’idéologie dominante à l’époque en Occident, qui concevait l’histoire comme un progrès continu allant des peuplades primitives à la Civilisation, européenne bien entendu. Selon cette forme de relativisme, cela n’a pas de sens de juger une culture, ou un élément d’une culture, avec les critères d’une autre culture. Chacune est un tout qui contient son propre système de valeurs, donc ses critères de jugement. L’universalisme, tel qu’il est manifeste par exemple dans les Déclarations universelles des Droits de l’Homme, est en fait apparu en Europe occidentale, à une époque déterminée, et ne ferait qu’exprimer la conception du monde et de l’homme propre à cette culture particulière. Vouloir convertir à cette conception l’ensemble de l’humanité ne serait qu’une forme déguisée de l’impérialisme occidental en imposant cette conception du monde particulière. Dans cette perspective, à la limite, on peut (et certains le font effectivement) refuser de condamner l’excision, considérée comme une coutume propre à certaines cultures, et comprendre le cannibalisme. L’anti-colonialisme a joué un rôle certain dans le développement et l’acceptation de cette forme de relativisme : une des justifications des conquêtes coloniales, et ce qui les a fait approuver par de véritables humanistes et démocrates, était d’apporter la civilisation à des peuplades « sauvages », « arriérées » ou « primitives ». On comprend que les peuples qui se sont libérés de la domination coloniale soient tentés par le rejet de cette « civilisation » et par l’affirmation de l’égale dignité de la leur. De la spécificité et de l’incomparabilité de chaque culture, certains tirent des conclusions (à mon avis trop hâtives, l’histoire le montre) sur la fermeture de chaque culture sur elle-même, l’impossibilité de véritables contacts ou échanges, et a fortiori de l’hybridation, du métissage qui ne peuvent aboutir qu’à l’appauvrissement, voire à la disparition des cultures en question. La culture occupe dans cette idéologie la place qui était celle de la race dans les conceptions biologiques du XIXème. siècle et de la première moitié du XXème. Chacun est inexorablement enfermé dans sa culture comme on le supposait autrefois entièrement déterminé par sa race. Même si, en théorie tout au moins, on n’affirme pas la supériorité d’une culture sur les autres (mais la dérive dans ce sens est facile), ce qui serait contraire au principe d’incomparabilité, cette conception justifie toutes les politiques de séparation et de rejet, de refus de vivre ensemble. Chacun chez soi, sinon c’est la guerre. Le relativisme va dans le sens de tendances, pas toujours théorisées ni explicitées, qui ont probablement toujours existé, mais qui semblent actuellement particulièrements répendues. Il est fréquent qu’on accorde en effet plus d’importance à ce qu’on a en commun avec un petit groupe de proches, et qui nous différencie donc des autres, qu’à ce que nous partageons avec le reste de l’humanité, qui apparaît comme plus abstrait. Freud parlait à ce propos du « narcissisme des petites différences ». Ce n’est peut-être pas du relativisme au sens strict, mais ça y prédispose, par la sensibilité aux différences et l’indifférence à l’universel. On peut aussi rapprocher le relativisme d’une forme de tolèrance, fréquente actuellement surtout chez les jeunes, qui accepte toutes les différences. Mais dans beaucoup de cas, plutôt que d’une véritable tolérance, qui n’exclurait pas la prise de position, le débat et la confrontation, il vaudrait mieux parler d’indifférence, de manque de conviction. On tolère parce qu’on n’a pas de critère de jugement qui pourrait amener à s’opposer. Et cela peut devenir dangereux; en effet, on peut craindre que ces « tolérants », faute de critères et de convictions, soient sans défense face à la séduction d’idéologies qui font fortement appel à l’affectivité et peuvent, paradoxalement, les faire basculer dans une intolérance radicale. On voit toute la complexité des problèmes posés par le relativisme, problèmes politiques en particulier, découlant de l’ambiguïté due à sa double origine, réactionnaire d’abord, au sens le plus précis et le plus fort du terme, anti-rationnaliste et anti-universaliste, mais ensuite aussi humaniste, fondée sur le respect de l’autre, du différent de soi. Sa diffusion rapide, que ce soit chez les intellectuels ou idélogues qui le théorisent, ou plus largement et de façon informelle dans l’ensemble de la population, fait qu’on ne peut pas l’ignorer. Il fait partie du contexte idéologique dans lequel nous pensons et agissons. Benjamin MATALON RATIONALITÉ ET MANIPULATION les sophismes dans le discours politique Constantin SALAVASTRU 1. Comprendre la manipulation. 2. Essai de systématisation des formes de manipulation 3. Les voies de manipulation discursive 4. Une approche pragma-dialectique sur les sophismes 5. Etude de cas: les sophismes dans le discours politique 6. En guise de conclusion 1. Comprendre la manipulation. La manipulation est un thème ancien de réflexion. Déjà Platon, dans son dialogue Phèdre, fait une distinction entre la parole belle (domaine d’investigation de la rhétorique) et la parole vraie (domaine d’investigation de l’analytique). Platon constate qu’il y a une discrépance visible entre ce qui est beau et ce qui est vrai dans la parole. Si la rhétorique a été parfois blâmée, le motif essentiel de cette attitude était qu’elle faisait une substitution immorale: la vérité était remplacée – dans cet art de “bien parler” – par la beauté . Mais, par cela nous assistons à une tromperie: le récepteur est induit en erreur . Platon a souligné (Phèdre, 260a) “qu’il n’est pas nécessaire au futur orateur d’avoir appris ce qui est véritablement juste, mais ce qui paraît tel à la foule chargée de décider; non ce qui est réellement beau et bon, mais ce qui semble tel. C’est en effet la vraisemblance et non la vérité qui peut persuader” D’ailleurs, des investigations récentes sur la compréhension de la rhétorique dans l' Antiquité grecque insistent sur le sens péjoratif de cet art . En un sens très large, manipulation signifie une action d’un individu (action soit de nature mécanique ou manuelle, soit de nature discursive) par l’intermédiaire de laquelle il peut modifier des choses, des états de choses, des actions, des sentiments, des croyances d’autres individus sans l’accord de ces derniers et, parfois, sans qu’ils le sachent. Même les dictionnaires s’orientent vers une telle acception d’amplitude maximale: “action ou manière de manipuler un objet, un appareil; spécialité du prestidigitateur qui, par sa seule dextérité, fait apparaître et disparaître des objets; manœuvre destinée à tromper: manipulation électorale – manipulation des foules: influence exercée sur les groupes nombreux, sur l’opinion, au moyen notamment d’une propagande massive...” . Dans The Encyclopedia of Language and Linguistics, la manipulation est définie de la façon suivante: “The strategies that people use to get others to do what they want them to do are partly linguistic, involving manipulative uses of language” Une analyse de la manipulation linguistique (“linguistic manipulation”) met en évidence le rôle des actes de parole indirects (“indirect speech acts”) dans la manipulation par le discours. Une focalisation sur les mécanismes de la manipulation politique fait le contour de ce concept et de la réalité qu’il couvre. Enfin, un dictionnaire récent attire notre attention sur le fait que la manipulation est une “influence occulte exercée sur un individu ou un groupe. La spécificité de ce type d’influence peut être recherchée dans les conditions de réception des messages émis par l’influenceur. On parle ainsi de manipulation pour décrire une forme de communication dans laquelle les destinataires ne connaissent pas ou ne comprennent pas les stratégies utilisées pour les influencer”. D’où une certaine responsabilité morale de celui qui va influencer. Par conséquent, une situation de manipulation doit remplir quelques conditions: (a) elle doit être un acte intentionné d’influence sur autrui par l’intermédiaire d'instruments et de mécanismes (d’ordre rationnel ou discursif) qui sont en dehors des règles de correctitude de la discursivité ou de la rationalité (si ces actes respectaient les règles invoquées, alors cette influence serait une conviction ou une persuasion); (b) cet acte doit avoir pour résultat un changement dans la situation d’autrui (changement physique, changement d’action, d’attitude, d’état affectif et autres; si ce changement ne se produit pas, alors nous avons seulement une intention de manipulation); (c) ce changement s’obtient sans l’accord libre de l’autre, surtout par l’induction en erreur de l’interlocuteur qui croît qu’il se trouve sur la voie de la vérité alors qu'en fait il se trouve en erreur (l’accord libre à une idée grâce aux arguments invoqués par l’interlocuteur est le signe d’une conviction); (d) ceux qui sont manipulés ne savent pas que les instruments, les techniques ou les mécanismes d’ordre rationnel ou d’ordre discursif qui sont utilisés pour les influencer sont erronés, ne respectent pas les règles de la rationalité ou de la discursivité (s’ils avaient la conscience de l’erreur, alors l’influence serait annulée). 2. Essai de systématisation des formes de manipulation: commentaires. Ces exigences mettent en évidence les deux pôles de toute manipulation: l’action de manipulation (une démarche faite par quelqu’un à l’intention d’influencer quelqu’un d’autre) et l’objet de la manipulation (quelqu’un qui supporte le résultat de l’action d’influencer faite par quelqu’un d’autre). Une suggestion intéressante de Parret vient mettre de l'ordre dans l’analyse structurale de ces deux composantes d’une situation de manipulation dans un cadre plus large d’investigation de la manipulation et du mensonge, cadre concrétisé dans un “modèle de la sémiotique des discours” et aussi dans une “théorie de l’énonciation” . Quelle est la nature de l’action manipulatrice et, implicitement, les formes de cette action? D’abord, on peut manipuler un individu quelconque par l’intermédiaire d’une action physique (manuelle, mécanique). Par exemple, la punition corporelle pour changer un comportement, une croyance. D'autres fois, on peut influencer un individu par l’intermédiaire d’une action discursive. Par exemple, une explication adéquate qui détermine une action prochaine. En conclusion, en prenant pour critère la nature de l’action manipulatrice, nous pouvons identifier les deux formes de cette action: action physique et action discursive. Cette action manipulatrice a un domaine visé d’influence. Ce domaine peut être de nature très diverse. Nous pouvons actionner sur les objets physiques (par exemple, l’action de manipulation des livres dans une bibliothèque), sur les croyances ou les idées (par exemple, l’action d’influencer les croyances religieuses), sur les actions ou les faits (par exemple, l’action de déterminer un individu à faire une donation pour les pauvres). Par conséquent, il y a au moins trois domaines sur lesquels peut se manifester une action manipulatrice: le domaine des objets, le domaine des croyances et le domaine des actions. Les deux critères (la nature et le domaine de l’action manipulatrice) peuvent être combinés. Nous allons ainsi obtenir une systématisation des formes de manipulation: La nature de l’action manipulatrice (®) Action physique Le domaine de l’action manipulatrice (¯) Le domaine des objets (D1) Le domaine des croyances (D2) Le domaine des actions (D3) A1 ® D1 A1 ® D2 A1 ® D3 (A1) Action discursive (A2) A2 ® D1 A2 ® D2 A2 ® D3 Quelques considérations s'imposent. (a) Les deux critères (qui appartiennent à Parret) identifient six formes primaires de manipulation : [A1 ® D1] (l’action physique sur un objet quelconque: la manipulation des livres dans une bibliothèque), [A1 ® D2] (l’action physique par laquelle sont influencées les croyances: la punition physique pour changer une croyance religieuse), [A1 ® D3] (l’action physique pour déterminer une action: l’exil de Napoléon après sa défaite), [A2 ® D1] (l’action discursive pour changer un objet quelconque: sous l’influence d’une explication adéquate, les peintures de Picasso deviennent plus intéressantes pour le récepteur), [A2 ® D2] (l’action discursive pour influencer les croyances: l’assomption d’une conviction sur le rôle de la démocratie dans l’organisation de la société sous l’influence d’une argumentation bien faite), [A2 ® D3] (l’action discursive pour déterminer une action de l’interlocuteur: l’action de donner le vote à un candidat quelconque sous l’influence de son discours électoral). (b) La présentation synthétique des formes de manipulation – question sur laquelle nous sommes en désaccord avec Parret, qui considère que seulement les deux dernières formes sont vraiment des manipulations et qui n’a pas vu toutes les possibilités combinatoires de ces deux critères pour épuiser les formes possibles de manipulation – donne des indications significatives pour réussir une distinction entre des manipulations immédiates (directes) et des manipulations médiates (indirectes). Les premières sont celles où les transformations des objets, des croyances, des actions ont leur origine dans l’action physique de l’agent de l’action alors que les dernières sont celles où les transformations des objets, des croyances, des actions ont leur origine dans l’action discursive de l’agent. Dans la sphère du politique on retrouve toutes ces formes de manipulation. L’intention de prendre le pouvoir doit être accompagnée d’actions dans le plan des états des faits qui pourraient justifier la prétention d’arriver au pouvoir (la première forme de manipulation). Mais il est tout à fait possible que, dans l’absence des faits convaincants, un certain groupe de pouvoir puisse contraindre (parfois même physiquement, mais souvent par la menace, la corruption) l’interlocuteur pour changer ses croyances (la deuxième forme de manipulation). Il peut egalement contraindre son interlocuteur à faire des actions: par exemple les grands meetings populaires organisés par les régimes communistes (la troisième forme de manipulation). Par l’intermédiaire de l’action discursive les groupes de pouvoir peuvent changer la réalité si elle n’est pas convenable pour une ascension légitime au pouvoir: nous ne pouvons pas oublier que, pour la propagande communiste, les meilleurs résultats dans la vie économique et sociale étaient obtenus dans la société socialiste (la quatrième forme de manipulation). Une action discursive d’un groupe de pouvoir peut changer les croyances des individus (la cinquième forme de manipulation) alors qu’un bon discours électoral peut déterminer des actions favorables (l’action de voter, par exemple) pour ce groupe de pouvoir (la sixième forme de manipulation). (c) Les formes primaires de manipulation que nous avons identifiées ne peuvent pas rester isolées dans un discours quelconque. Elles se combinent et déterminent les formes secondaires de manipulation. Il est parfaitement possible qu’un individu détermine le changement d’une croyance chez quelqu’un d’autre par le biais d’un discours et que ce dernier, avec cette nouvelle croyance, obtienne par l’argumentation un engagement en action d'un troixième individu qui, à son tour, peut contraindre quelqu’un d’autre à changer ses croyances! La schématisation de cette activité complexe d’influencer (qui est une forme de manipulation secondaire) est la suivante: [A2 ® D2] ® [A2 ® D3] ® [A1 ® D2] Sans doute, les possibilités combinatoires sont multiples, ce qui fait que nous pouvons obtenir beaucoup de formes secondaires de manipulation à remarquer dans les débats politiques, juridiques, scientifiques courants. (d) Evidemment, pour notre but les formes de manipulation qui sont à l’origine dans l’action discursive présentent un intérêt spécial. En nous maintenant à ce niveau nous voulons prendre en considération un problème qui est de toute importance: l’intentionnalité de l’action manipulatrice. Certes, il est possible qu’un certain agent de l’action manipulatrice ne sache pas que son discours ne respecte pas les règles de la rationalité ou de la discursivité. En ce cas, il n’a pas l’intention d’induire en erreur son interlocuteur. Est-ce que dans ce cas il y a ou non manipulation? Evidemment, la réponse est négative. Nous sommes ici devant l’ignorance discursive et rationnelle de l’agent de l’action. Mais souvent l’agent de l’action utilise en toute connaissance de cause des raisonnements ou des formes discursives qui ont seulement l’apparence de corréctitude mais qui ne sont pas tels en réalité. En ce cas, nous sommes devant une situation de manipulation. C'est ce type de situations qui nous intéresse. 3. Les voies de manipulation discursive. Comment une manipulation par l’action discursive de l’agent est-elle possible? Une réponse à cette question met en discussion des éléments constructifs pour une proposition d’investigation des voies de manipulation. Un acte discursif de manipulation a beaucoup de composants et chacun d'eux peut constituer un moyen important pour influencer les individus qui reçoivent le résultat d' un tel acte. Certes, une manipulation totale et complète a lieu seulement dans les conditions où tous les moyens entrent en action dans la construction d’un discours. Mais une analyse “sectorielle” peut montrer quelles sont les fonctions de ces moyens qui interviennent dans la performance d’une intervention discursive. Il est possible d’induire en erreur le récepteur par l’intermédiaire de la forme d’un discours quelconque. Le récepteur ne peut pas faire, immédiatement et unitairement, le “décodage” de toutes les figures rhétoriques qui peuplent un certain discours. Dans ces conditions, les sens sont altérés, les significations sont déformées et la réception du discours est dénaturée. Evidemment, le récepteur est induit en erreur. Nous avons, donc, une forme de manipulation où le moyen discursif de manipulation se concrétise dans la forme du discours, dans le langage utilisé par l’auteur. Combien de récepteurs peuvent voir dans la séquence discursive “Je m’imagine que vous avez lu dans les journaux que, par une proclamation spéciale, le dictateur italien a félicité l’armée italienne d’Albanie pour sa gloire gagnée par sa victoire sur les Grecs. Cela constitue bien sûr le record mondial en matière de ridicule et de raillerie” (Winston Churchill, Message radiodiffusé du 27 avril 1941) une ironie de Churchill à l’adresse de Mussolini? Si la séquence discursive est prise dans son sens direct (le degré zéro de l’écriture, Barthes), alors il est évident que le récepteur est en erreur. La manipulation est présente. Il y a beaucoup de moyens de l’ordre du langage qui peuvent faciliter une situation de manipulation (les figures de style, la rhétorique des phrases, les signes de ponctuation, l’intonation, l’ambiguïté des énoncés) [9]. Le discours n’est pas seulement une mise en scène d’une forme expressive du langage. Il est également une construction rationnelle. Par conséquent, il contient des raisonnements par l’intermédiaire desquels le proposant apporte des arguments pour soutenir ou pour réfuter une thèse, un point de vue. Un problème à part c’est la corréctitude (en termes purement logiques, la validité) de ces raisonnements. Comment est-il possible d'obtenir de façon nécessaire une conclusion vraie en utilisant une forme de raisonnement? Deux conditions doivent être remplies: une condition d’adéquation matérielle (les prémisses – c’est-à-dire les propositions données qui soutiennent une certaine conclusion pour thèse – doivent être vraies) et une condition d’adéquation formelle (le schéma de raisonnement doit être valide). Si ces conditions sont remplies toutes les deux, alors la corréctitude logique est assurée. Si seulement une de ces conditions n’est pas respectée, alors le raisonnement a seulement l’apparence de corréctitude, mais il n’est pas correct en réalité. Dans une telle situation, celui qui utilise un tel raisonnement ou celui auquel il le propose sont, tous les deux, dans une erreur de raisonnement. Ces erreurs de raisonnement, ainsi que celles d’argumentation, portent le nom de sophismes . Par conséquent, nous pouvons influencer quelqu’un d’autre en présentant des raisonnements ou des argumentations qui sont corrects en apparence (et le récepteur les considère comme tels) mais qui ne sont pas corrects en réalité. Nous sommes, donc, devant une situation de manipulation par des moyens d’ordre rationnel . Si nous prenons l’argumentation ci-dessous: T (thèse) ¯ (indicateur linguistique R (la raison de la thèse) de l’argumentation) ¯ ¯ Il pleut (parce que) Les rues sont mouillées nous constatons qu’elle est une argumentation sophistique (ce sophisme est connu sous le nom du sophisme du faux antécédent) parce que la proposition “Les rues sont mouillées”, qui est présentée comme épreuve pour soutenir la thèse de l’argumentation (la proposition “Il pleut”), n’est pas, en réalité, une condition suffisante pour la thèse (il est possible que les rues soit mouillées parce que la municipalité mouille les rues avec de l’eau). L’argumentation complète prend la forme du raisonnement ci-après: Si les rues sont mouillées, alors il pleut Les rues sont mouillées Donc: Il pleut où la proposition composée (“Si les rues sont mouillées, alors il pleut”) est présentée comme une implication logique (“implication matérielle” dans la terminologie de Russell) en ayant pour antécédent la proposition “Les rues sont mouillées” et pour conséquent la proposition “Il pleut” (en réalité, cette proposition composée n’est pas une implication logique et notre raisonnement est un modus ponendo-ponens non-valide). En ce cas, c'est la condition d’adéquation formelle qui n'est pas remplie. Evidemment, dans la présente démarche, notre attention s’oriente vers la manipulation par l’intermédiaire de ces moyens d’ordre rationnel. 4. Une approche pragma-dialectique sur les sophismes. Une question de première importance pour une analyse logique et rhétorique du discours politique – et aussi pour mettre en évidence les situations de manipulation qui interviennent dans ce type de discours - tient à une investigation de l’utilisation des argumentations sophistiques dans un tel type de discours. Le discours politique utilise pleinement de telles procédures argumentatives, et leurs résultats sont souvent importants et l’habileté dans la manipulation des tels mécanismes est considérée une qualité essentielle pour un bon politicien. Notre point de départ dans une analyse du rôle des sophismes dans le discours politique est la proposition de systématisation des sophismes fondée sur la relation de communication, proposition qui appartient à Frans van Eemeren et Rob Grootendorst et qui a pour but la construction d’un modèle pragma-dialectique de résolution des conflits d’opinions. Nous sommes convaincus que tout discours politique exprime, tacitement ou ouvertement, une divergence d’opinions. En ce cas, le modèle pragma-dialectique de résolution des conflits d’opinions peut être un bon instrument d’investigation du discours politique et, évidemment, de ses mauvaises utilisations des raisonnements ou des règles de la discussion critique. Quelles sont les articulations du modèle pragma-dialectique d’analyse des sophismes? Quelques traits mettent en évidence ce modèle d’investigation. Le premier: le modèle pragma-dialectique d’analyse et de résolution des sophismes est un essai de maxima amplitude par rapport à la vision traditionnelle sur les sophismes ou par rapport à d’autres essais plus modernes sur le même sujet. Aristote a fait (dans Les réfutations sophistiques) une distinction entre les sophismes qui proviennent du langage et les sophismes qui proviennent d’en dehors du langage. Sa recherche élude les erreurs de logique (celles provenant de l'irrespect des règles de la correctitude de la pensée). Certains traités modernes de logique, s’ils se réfèrent aux sophismes, mettent l'accent sur ce qu' Aristote a ignoré, c’est-à-dire sur l’éludation des règles de la pensée! Or, le modèle pragma-dialectique a en vue une correction de ces deux points de vue restreints. Le deuxième: le modèle pragma-dialectique de systématisation des sophismes est un modèle normatif par rapport à d’autres essais sur les sophismes qui sont, en majorité, descriptifs. En voici quelques exemples. La systématisation d’Aristote (Les réfutations sophistiques) n’est qu' une description des situations où le raisonnement ou l’argumentation ont seulement une apparence de corréctitude, et la systématisation de John Stuart Mill [13] reste dans une tonalité descriptive. Par contre, le critère proposé par le modèle pragma-dialectique a pour point de départ dix règles de la discussion critique et le fait que la violation d’une règle génère une classe de sophismes. Par conséquent, dans le cas du modèle pragma-dialectique, la règle détermine la classe, en opposition avec les propositions descriptives où la classe (des faits) détermine la règle. Le troisième: le modèle pragma-dialectique de résolution des sophismes se rapporte surtout aux systématisations traditionnelles avec l’intention de proposer un ordre basé sur un critère unitaire. L’approche pragma-dialectique tien à l'analyse de la discussion critique en ayant pour intention la solution négociée des conflits discursifs. Mais, dans les conflits discursifs interviennent, sans doute, des formes classiques de raisonnement. Dans ces conditions, les sophismes traditionnels liés à ces formes de raisonnement vont se retrouver dans la systématisation réalisée par l’intermédiaire du modèle pragma-dialectique. Quelle est la place des sophismes logiques dans cette systématisation pragma-dialectique? Evidemment, dans l’une de ces dix classes de sophismes qui prennent naissance par la violation des règles de la discussion critique. Le quatrième: le modèle pragma-dialectique d’interprétation des sophismes est sous le signe de certaines conditions: (a) il doit fournir les normes permettant de distinguer entre opérations rationnelles et opérations irrationnelles dans la discussion argumentative (s’il n’y a pas de telles normes, alors il y a moins de chances pour la solution d’une divergence d’opinions); (b) il doit fournir des critères permettant de décider si une de ces normes a été violée (s’il n’y a pas de tel critère, alors il n’est pas possible d’identifier la présence d’un sophisme); (c) il doit fournir des procédures d’interprétation permettant de déterminer si un énoncé satisfait à ces critères (s’il n’y a pas de telles procédures, alors il est impossible de savoir si une certaine règle s’applique à un énoncé donné). Le cinquième: l’approche que nous analysons accomplit une fonction pratique. Il constitue un instrument ayant pour but de faire obstacle devant tous les essais d’obtenir des profits discursifs dans les actes de résolution des conflits d’opinions dans une discussion critique par l’usage de procédures qui éludent soit les règles logiques, soit les règles de la relation discursive. Le fait que l’approche pragma-dialectique est vue comme un instrument est prouvé par notre tentative d’application de cette approche à une analyse sur le rôle des sophismes dans le discours politique. Il y a d’autres propositions d'application de ce modèle: Harry Weger Jr. applique cette théorie à une analyse des interactions interpersonnelles , Dale Hample fait une liaison inédite entre ce modèle et le discours de l’Inquisition . 5. Etude de cas: les sophismes dans le discours politique. Dans la proposition pragma-dialectique de systématisation des sophismes, chaque règle de la discussion critique détermine une classe de sophismes. Nous allons mettre en évidence la règle, nous allons établir la classe de sophismes, identifier les types de sophismes qui appartiennent à chaque classe et déterminer le rôle de la classe de sophismes dans les débats politiques et, finalement, nous allons donner, comme exemples, des séquences de discours politiques qui illustrent la présence d’une argumentation sophistique, pour établir ensuite la forme de manipulation où s’encadre le sophisme analysé. Evidemment, la règle et la classe de sophismes que celle-ci détermine constituent des éléments structurels du modèle pragma-dialectique proposé par van Eemeren et Grootendorst, tandis que l’acte d’établir le rôle des sophismes dans les débats politiques ainsi que l’encadrement dans une forme de manipulation et les illustrations par des exemples nous appartiennent. Sans doute, allons-nous nous en tenir à quelques classes de sophismes seulement, celles qui sont, à notre avis, les plus importantes pour le discours politique. Une première règle d’une dispute critique: les partenaires ne doivent pas faire obstacle à l’expression ou à la mise en doute des points de vue. Les auteurs invoqués soulignent que “tout le monde a, en principe, le droit d’avancer des points de vue sur tous les sujets et de mettre en question n’importe quel point de vue”. Nous retrouvons là une liberté maximale en ce qui concerne les points de vue avancés sur un sujet quelconque, les personnes qui les avancent, les réactions critiques à ces points de vue. Evidemment, si nous découvrons une restriction en ce qui concerne la possibilité d’avancer des points de vue nouveaux, la possibilité d’une personne quelconque d’avancer ou de critiquer un point de vue, ou en ce qui concerne la liberté de critiquer tous les points de vue soumis au débat, alors nous sommes devant une catégorie de sophismes connue sous le nom de sophismes de confrontation. Les sophismes de confrontation ont un rôle important dans le discours politique. Il y a une certaine spécificité de l’action de cette classe de sophismes dans le discours politique par rapport à d’autres types de discours: la présence des sophismes de confrontation dans un débat politique est le signe de la présence d’un partenaire autoritaire. Généralement parlant, les discours politiques qui ont pour fondement les sophismes de confrontation représentent des régimes totalitaires, ceux qui ont la tendance de limiter les points de vue (parce qu’il y a le point de vue du régime qui est quasi-généralisé), de réfuter (ou, si cela n’est pas possible, de limiter au maximum) la discussion critique (parce que le point de vue du groupe de pouvoir est considéré infaillible), de limiter de façon drastique le nombre de personnes qui peuvent avancer ou critiquer des points de vue (parce qu’il y a le point de vue du chef du régime qui est, formellement ou réellement, assumé par toute la population). Si nous analysons les discours d’Hitler, de Staline ou de Ceausescu, nous pouvons découvrir, facilement, beaucoup de sophismes de confrontation. Pour illustrer cette assertion, nous proposons cette séquence de discours politique: “C'était d'une absurdité incroyable que, dans les journées d’août 1914, l'ouvrier allemand s’identifie avec le marxisme. A ce moment-là, l’ouvrier allemand avait su se liberer de la pression de cette contamination empoisonnée, parce que sans cela il n'aurait jamais su entrer dans la lutte” (Adolf Hitler, Mein Kampf, tr. roum., Editura Belardi, Bucure_ti, 1994, p. 159) où les sentences indubitables (“C'était d'une absurdité incroyable...”; “...l’ouvrier allemand avait su se liberer de la pression de cette contamination empoisonné...”) mettent en évidence la limitation du discours à un seul point de vue en ayant pour résultat l’absence de la possibilité d’une vraie discussion critique. Evidemment, nous découvrons facilement à cette séquence discursive la pression de celui qui propose le discours sur son récepteur, exercée par le biais d’une action discursive. Cette action discursive a pour but le changement des croyances des récepteurs possibles. Nous sommes devant une forme de manipulation de type [A2 ® D2]. Mais, même si ni le régime, ni le politicien ne sont représentants de l’autoritarisme, il est possible que le discours contienne des sophismes de confrontation, surtout dans les campagnes électorales, parce que, dans ce cas, chaque candidat veut imposer ses idées et, de plus, il veut être voté. La pression de but annule dans une certaine mesure la préoccupation de respecter les règles d’une discussion critique. Par exemple: “Mais rien n’aurait pu être accompli sans vous, sans vous qui avez soutenu le redressement par votre discipline et par votre effort ces résultats ce sont votre bien difficilement acquis est c'est le moment de les remettre en cause? ne vaut-il pas mieux poursuivre l’effort pour déboucher enfin sur une situation assainie sur une économie rétablie sur des conditions favorables de vie? Pensez à la situation d'une personne tombée à la mer et qui nage qui nage à contre-courant pour regagner la rive; le courant est puissant mais à force de nager elle s’est rapprochée du rivage; elle y est presque, elle va le toucher; alors une voix vient lui conseiller à l’oreille: «Pourquoi te donner tant de peine? Tu commences à être fatiguée. Tu n’as qu’à te laisser porter par le courant»; elle hésite, c’est bien tentant; pourquoi ne pas se laisser aller? mais quand on se laisse emporter par le courant on se noie! Oui! Applaudissement de 7 secondes. Oui! il faut achever le redressement de notre économie...” (Valéry Giscard d’Estaing, Discours prononcé au 27 janvier 1978 à l’occasion des élections législatives, cité d’après Olivier Reboul, La Rhétorique, P.U.F., Paris, 1990, p. 83) Président en fonction de la France, Giscard d’Estaing utilise dans son discours assez d'éléments qui limitent la possibilité des réactions critiques (des questions rhétoriques qui sont, en réalité, des sentences déguisées, une allégorie bien construite, l’identification des électeurs avec tous les résultats de l’économie de la France). Nous avons là une autre forme de manipulation par l'usage des sophismes de confrontation: une manipulation à l’aide de l’action discursive qui vise à déterminer une action favorable au groupe de pouvoir représenté par Giscard d’Estaing: [A2 ® D3]. Il y a quelques sophismes représentatifs pour la classe des sophismes de confrontation. L’argumentum ad baculum de la logique traditionnelle prend la forme de la menace (avec la force, avec la vengeance ou avec la punition): “L’ennemi s’est cru vainqueur de la France parce qu’il avait pu, d’abord, rompre sous l’avalanche des moteurs notre armée préparée d’une manière absurde et commandée d’une manière indigne. L’ennemi connaîtra son erreur. Les cadavres allemands et italiens qui jonchent en ce moment les abords des positions de Koenig peuvent lui faire présager de combien de larmes et de combien de sang la France lui fera payer ses outrages” (Charles de Gaulle, Discours aux Français, 11 Juin 1942, Office Français d’Edition, 1947, p. 74) alors que l’argumentum ad hominem se fonde sur une attaque à la personne : “Depuis assez longtemps, les beys qui gouvernent l’Egypte insultent à la nation française et couvrent ses négociants d’avanies: l’heure de leur châtiment est arrivée. Depuis trop longtemps, ce ramassis d’esclaves achetés dans la Géorgie et le Caucase tyrannise la plus belle partie du monde...” (Napoléon, Proclamation aux peuples de l’Egypte, dans: Messages et discours politiques, Flammarion, Paris, s.a., p. 31-32). Les deux dernières séquences discursives représentent des formes différentes de manipulation: de l’action discursive à un changement d’action [A2 ® D3]: action de punition des Allemands (dans le cas du discours de Charles de Gaulle), de l’action discursive à un changement des croyances (A2 ® D2): la croyance que la guerre en Egypte était nécessaire et utile aux égyptiens (dans le cas du discours de Napoléon). Une petite remarque: cette façon d’argumenter n’est pas toujours une erreur. Parfois il y a une liaison entre les qualités morales et les actes d’un individu . Une autre règle de la discussion critique a en vue la défense: la partie qui a avancé un point de vue est obligée de le défendre si l’autre partie le lui demande. La règle sanctionne la gratuité dans l’acte d’avancer un point de vue dans la tentative de trouver une solution des conflits d’opinions: nous n’avançons pas de points de vue dans une dispute critique si nous n’avons pas des preuves pour les soutenir! Si cette règle n’est pas respectée, alors nous sommes devant une nouvelle classe de sophismes: les sophismes de rôles. Les rôles sont bien partagés entre les partenaires d’une discussion critique: celui qui soutient une thèse doit apporter des arguments favorables tandis que celui qui réfute la thèse doit apporter des preuves du contraire. Dans le discours politique cette classe de sophismes apparaît fréquemment. A la différence d’autres types de discours où de tels sophismes sont une exception (par exemple, dans le discours scientifique ou dans le discours juridique). Il y a des explications pour cet état de choses. Les discours politiques portent sur des thèmes qui ne peuvent pas être mis à l’épreuve ponctuellement. Une telle exigence est extrême. Voilà pourquoi nous retrouvons souvent dans les débats politiques les sophismes de rôles. Un tel sophisme, déjà connu dans la logique traditionnelle, est celui qui s’appelle ignoratio elenchi (l’éludation du sujet du débat critique). Un écrivain roumain présente une séquence de discours où un politicien parle du développement économique et culturel de la Roumanie: “Farfuridi: Alors, voilà ce que je dis, et avec moi doivent le dire aussi tous ceux qui ne veulent pas tomber à l’extrême, c’est-à-dire, voilà, ce que je veux dire c'est que, oui, nous devons être modérés... c’est-à-dire sans exagérations!... Dans un problème politique... et quel problème, un problème duquel dépend l’avenir, le présent et le passé du pays... être ou très ou trop... de sorte que l’heure arrive où nous devons nous demander pourquoi?... Oui... pourquoi?” (I.L.Caragiale , Une lettre perdue). On y observe que le thème est complètement perdu sur les voies sinueuses de l’argumentation! Quant à l'intention, nous avons ici un essai de manipulation qui a pour instrument l’action discursive et qui a pour but le changement des croyances et la détermination d’une action favorable au groupe de pouvoir que représente celui qui tient le discours. Par conséquent, une situation inédite: un discours “fait le jeu“ à deux formes différentes de manipulation: [A2 ® D2] et [A2 ® D3]. S’il réussit ou non, c’est un autre problème, qui pourrait être discuté. Une règle importante de la discussion critique est: l’attaque doit porter sur le point de vue tel qu’il a été avancé par l’autre partie. Si cette règle n’est pas respectée, alors les relations dialogiques entre partenaires se manifestent dans l’intérieur d’une nouvelle classe de sophismes: les sophismes de la représentation des points de vue. Certes, la dispute critique avec l’adversaire (surtout dans le domaine du politique) pour la résolution des conflits d’opinions est une démarche d’une grande amplitude qui implique beaucoup de réorganisations du trajet discursif et, également, la nécessité d’avancer certains points de vue et de renoncer à certains autres. La résolution s’est considérée finie soit si l’opposant a assumé, en vertu des arguments qui lui sont proposés, le point de vue du locuteur, soit si ce dernier renonce, lui-même, à son point de vue parce qu’il n’a pas de preuves suffisantes. Nous constatons que l’élément essentiel de cette classe de sophismes este le point de vue de celui qui propose une argumentation. Si nous voulons réfuter (ou critiquer) l’argumentation de notre interlocuteur, il est absolument nécessaire de faire référence exclusivement au point de vue que notre adversaire a avancé. Un manière de ne pas respecter cette exigence est celle d’attribuer des points de vue fictifs à l’interlocuteur: “... en cas de guerre, d'une guerre comme celle-ci, lorsque la nation est supposée faire tant de sacrifices, avoir tout le monde du côté du gouvernement, ce serait hors de prix; qu'il n'y ait plus de division entre ceux qui soutiennent le gouvernement et l'opposition. Monsieur Cuza me demande: mais votre présence dans le gouvernement ne fait pas obstacle dans son activité pour donner des reformes constitutionnelles? – Monsieur Cuza: Je n’ai pas demandé cela! – Monsieur Ionescu: C'est ce que j'ai compris” (Take Ionescu , Exposé à la Chambre inférieure du Parlement de la Roumanie, 1916) Il est possible d’éluder cette règle par la déformation du point de vue de l’adversaire (exagération, diminution, omission). Dans le discours politique, l'emploi de tous ces éléments (exagération, diminution, omission) est déterminé par le but suivi: si on a en vue le discrédit de l’adversaire, alors sont diminués les faits favorables et sont amplifiés les faits défavorables: “Les plus beaux discours du monde sont impuissants à changer les faits. Vous avez assez bonne mémoire pour savoir où en était la classe ouvrière en 1932. Vous vous rappelez, à coup sûr, les fermetures de banques, les queues devant les boulangeries, les salaires de famine. Vous vous rappelez les saisies d’habitations et de fermes, et les faillites commerciales. Vous n’avez pas oublié les «villes à la Hoover», et la jeunesse du pays confrontée à un avenir sans espoir et sans travail, et la porte close des usines, des mines et des fabriques, et les fermes abandonnées et tombant en ruine, et les chemins de fer paralysés, et les entrepôts vidés de marchandises. Vous n’avez pas oublié le morne désespoir où tomba toute une nation – et l’impuissance totale de notre gouvernement fédéral” (Franklin D.Roosevelt, Discours de campagne électorale – 23 septembre 1944, dans: Messages de Guerre de Franklin D.Roosevelt, publié par le Service Intérimaire Américain d’Informations Internationales, 1945, p. 31) Nous trouvons là – avec toute la situation difficile de la période de crise de 1929 - 1933 qui ne peut pas être éludée – une exagération des faits défavorables au régime Hoover. Si la première séquence a en vue le changement des croyances (la forme de manipulation [A2 ® D2]), la deuxième exprime un changement des croyances (la croyance que le gouvernement Hoover n’est pas en accord avec les besoins de la population: une manipulation de forme [A2 ® D2]) et, également, une détermination à l’action (votez Roosevelt: une manipulation de forme: [A2 ® D3] ). Evidemment, nous trouvons une exagération aussi dans cette séquence du décret des putschistes (Moscou, 19 août 1991): “Devant l’impossibilité, pour Mikhaïl Sergueïvitch Gorbatchev, d’assumer ses fonctions de président de l’URSS pour raisons de santé (...); afin d’éviter une crise profonde et multiforme, la confrontation politique, inter-ethnique et civile, ainsi que le chaos et l’anarchie qui menacent la vie et la sécurité des citoyens de l’Union soviétique, la souveraineté, l’intégrité territoriale, la liberté et l’indépendance de notre Etat, nous déclarons l’état d’urgence” (cité après: André Gosselin, Les attributions causales dans la rhétorique politique, Hermès, 16, Paris, 1995, p. 163) qui est une manipulation par l’intermédiaire d’une action discursive pour justifier une action des putschistes [A2 ® D3]. Si la règle antérieure avait en vue l’attaque d’un point de vue, la règle qui suit a en vue la nature de la défense: une partie ne peut défendre son point de vue qu’en avançant une argumentation relative à ce point de vue. Van Eemeren et Grootendorst soulignent qu’il y a deux voies pour éluder cette règle: la soutenance d’un point de vue par des moyens qui ne sont pas preuves du point de vue logique (“des preuves non argumentatives”), ou la soutenance d’un point de vue avec des moyens qui n’ont pas de liaison directe avec la thèse (“des preuves non pertinentes”). Nous sommes devant une nouvelle classe de sophismes: les sophismes de défense. Nous pouvons inclure dans cette classe les sophismes traditionnels: argumentum ad populum (l’argument de la foule ou de la majorité), argumentum ad verecundiam (l’argument de la modestie), argumentum ad misericordiam (l’argument de la pitié). De tels arguments sont très présents dans le discours politique parce que l’opinion de la foule a une puissante force de persuasion, parce qu’une autorité reconnue peut influencer facilement un interlocuteur quelconque et parce que l’invocation de la pitié peut mettre en mouvement des dimensions psychologiques de la personnalité qui pourraient déterminer un changement d’opinion: “Le 9 mars, l’Empereur coucha à Bourgoin. La foule et l’enthousiasme allaient, s’il est possible, en augmentant. «Il y a longtemps que nous vous attendions, disaient tous ces braves gens à l’Empereur. Vous voilà enfin arrivé pour délivrer la France de l’insolence de la noblesse, des prétentions des prêtres et de la honte du joug de l’étranger»” (Napoléon, Aux habitants du Département de l’Isère, dans: Napoléon, Messages...,pp. 157-158). C'est une séquence où nous découvrons une argumentation “ad populum” par laquelle l’Empereur justifie ses actions politiques et militaires. Or, de tels arguments (“ad populum”, par exemple) n’ont pas une liaison directe avec les actions et les faits de Napoléon (la foule peut être, parfois, en erreur; il n’y a pas de lien causal entre ce que dit la foule et ce que fait un personnage historique). Nous découvrons une manipulation de forme [A2 ® D3] par l’intermédiaire de laquelle Napoléon justifie ses actions passées et prépare ses actions prochaines! Une dernière règle sur laquelle nous nous arrêtons a en vue l’ambiguïté des termes ou des énoncés utilisés dans le discours: les parties ne doivent pas utiliser des formulations insuffisamment claires ou d’une obscurité susceptible d’engendrer la confusion; chacune d’elles doit interpréter les expressions de l’autre partie de la façon la plus soigneuse et la plus pertinente possible. L’éludation d’une telle règle détermine la classe des sophismes de l’usage du langage. Voilà un exemple: “L’Univers diminue. Il est sérieusement menacé dans son existence. Sa vraie propriétaire – une personne sans scrupules – en sentant le danger, s’adresse à un homme de valeur, à un académicien, à notre collègue M. le général Crainiceanu, et elle le prie d'en prendre la direction. M. le général accepte, il sauve l’Univers” (Barbu ^tef nescu-Delavrancea , Discursuri, Editura Minerva, Bucure_ti, 1977, p. 222) Surtout si le discours se déroule dans la sphère de l’oralité, alors il est très difficile d’observer que le locuteur parle d’un journal avec le titre “Univers” et non pas de notre Univers planétaire qui serait en danger! Nous avons ici une suprasaturation de sens qui donne une note d’ambiguïté à cette séquence discursive. Les discours politiques sont pleins de tels genres de sophismes. Premièrement, une thèse ambiguë ne peut pas être réfutée absolument. Restent encore assez de possibilités de refuge pour celui qui a avancé une telle thèse. D’autre part, une thèse ambiguë ne laisse pas l’occasion de trouver beaucoup d’arguments favorables et qui soient considérés comme favorables par l’interlocuteur. Enfin, il y a une “rhétorique de l’ambiguïté”, bien utilisée par les politiciens pour obtenir le succès par le biais de leurs interventions discursives. 6. En guise de conclusion Certes, notre proposition est interdisciplinaire. Elle se situe à l’intersection de plusieurs domaines: la logique, l’argumentation, la rhétorique, l’analyse du discours politique. Mais il est nécessaire de souligner que: (a) nous avons proposé un sens très large pour le concept de manipulation, sens qui peut couvrir toutes les situations de manipulation qui se retrouvent dans les relations de l’individu avec le monde et avec les autres individus; (b) ce sens plus large permet une systématisation des formes de manipulation en fonction de deux critères proposés par Parret: la nature et le domaine de l’action manipulatrice; (c) nous avons établi au moins deux voies de manifestation de toutes les formes de manipulation: la forme d’expression du discours et les les instruments logico-argumentatifs qui participent à la construction discursive; (d) nous proposons une analyse qui tient à la pratique discursive: identifier des sophismes, leur rôle et la forme de manipulation qu’il exprime dans quelques textes politiques, conformément au modèle pragma-dialectique proposé par Van Eemeren et Grootendorst. Constantin SALAVASTRU CONSIDERATIONS PSYCHO-POLITIQUES SUR UNE ACTUALITE DE CRISE : LE 11 SEPTEMBRE 2001 Jacqueline Barus-Michel Chacun de diagnostiquer les crises : elles sont politiques, économiques, sociales dit-on, alors que le propre de la crise et de s'étendre rapidement à tous les secteurs quel que soit le point de départ apparent et de généraliser ses effets déstructurants . De ce point de vue, la crise ouvertement déclenchée depuis le 11 septembre est d'autant plus exemplaire qu'elle est actuelle, que nous en sommes à la fois les témoins et les parties prenantes. Nous faisons l'expérience directe du processus critique qui se développe à l'échelle de la planète, où les individus comme les sociétés se sentent engagés. L'ouverture spectaculaire de la crise à dimension internationale qui nous affecte a été signée par le retentissant coup double qui a frappé puis fracassé les Twins de New York. On a pu dire que cet événement traumatique était lui-même la conséquence d'une dynamique passée plus ou moins inaperçue ou à laquelle une suffisante attention n'avait pas été portée, liée à l'accumulation de frustrations, d'humiliations, d'agressions, ressenties depuis de longues périodes par les partenaires de ce qui aurait pu rester des conflits et des rapports de force où la négociation avait encore son mot à dire, ou qui pouvaient être circonscrits. Mais justement ce n'était pas encore la crise, la caractéristique de celle-ci c'est d'éclater brusquement parce qu'un événement, parfois mince au regard de ce qui va être engagé, opère une condensation brutale d'éléments dispersés, jusque-là minimisés, méconnus ou refoulés. L'événement n'est pas explicatif en soi, il n'expose rien, mais il est à la fois symptôme et symbole. Symptôme, parce qu'il est la manifestation émotionnelle, inscrite dans la matérialité des faits et dans la pulsion, d'un excès de l'expérience malheureuse (imaginaire ou réelle). Symbole, parce qu'il focalise l'attention sur un signifiant, sur le mode scandaleux : le signifiant qui participait du sacré est violé ou profané. Sacrilège, l'événement explosif suscite de l'indignation et de la peur. Comme l'on dit, à partir de là les choses ne seront plus ce qu'elles étaient. L'écoulement normal du temps est interrompu, l'ordre habituel des choses est balayé. La crise est inaugurée par un geste à valeur symbolique qui bouscule l'ordre des signifiants. Les codes qui servaient à l'échange et à la compréhension des comportements sont brusquement caducs. Comme si en attentant à un symbole, c'était tout le système symbolique qui s'effondrait. Le scandale symbolique écrase la chaîne de signifiants. La crise s'accompagne d'une prolifération de l'imaginaire affranchi du critère de réalité et des codages symboliques. Le choc de la réalité a été trop formidable, elle coïncide avec la mort (de toute façon la réalité nue ne se rencontre que dans la mort, elle est autrement toujours enrobée de représentations), le fantasme relayé par l'imaginaire s'agite en tout sens pour pallier au vide et soutenir les émotions déchaînées. Les codages symboliques, eux, ont été démonnayés, aucune des règles de l'échange n'est plus momentanément sûre. Seul, se déploie l'imaginaire, avec des effets négatifs : amplification de la représentation catastrophique, idée que tout peut arriver et surtout le pire, rumeurs, paniques ; des effets positifs : le mythe fondateur est ravivé ainsi que toutes les représentations idéalisantes capables de ranimer le narcissisme, rappel du passé, récits héroïques, exemples de solidarité. L'adversaire est crédité des pires forfaits selon le seul principe du manichéisme, autant que possible bien au-delà de ce qu'il a pu réellement perpétrer. Désormais on ne peut réagir que sur le mode émotionnel ou passionnel, l'amour ou la haine et parallèlement sur un mode manichéiste : "Il faut choisir son camp", le camp du Bien ou du Mal, de Dieu ou de Satan. Les mots n'ont plus valeur que de signaux aptes à déclencher ces émotions et faire agir sous leur emprise. C'est pourquoi la surenchère des images en temps de crise : le langage a perdu sa fonction dialectique. Réflexion, dialogue et négociation sont devenus impossibles, on ne peut mettre des mots sur son expérience ni sur celle des autres. La crise est en quelque sorte le règne du non-sens, elle se manifeste à coups de flashs, images plus ou moins indéchiffrables mais le plus souvent violentes, répétant le traumatisme (et ce faisant l'apprivoisant ?). Avec le langage c'est la capacité de faire sens qui est perdue, chacun à quelque niveau qu'il soit dans la hiérarchie de l'information et donc de la décision, à part son indignation, laisse voir, même en s'efforçant de la masquer, son impuissance à fournir de l'explication et de l'orientation. La sidération intellectuelle peut être masquée par les mouvements de panique ou au contraire des élans de solidarité, elle n'en demeure pas moins présente, ce n'est pas la cause de la difficulté à se déterminer mais l'effet de cette désymbolisation, de la brutale caducité des signifiants usuels. C'est d'ailleurs essentiellement sur les émotions qu'il faudra tabler pour surmonter la crise : rituels de deuil et rassemblements unitaires (fraternels) qui cimentent ce que les rationalités n'organisent plus. C'est pourquoi, en temps de crise, les liens présents mais oubliés dans la quotidienneté, peuvent être ressentis avec plus de force. La surcharge émotionnelle peut avoir inversement pour conséquence une déliaison sociale, les structures ayant perdu leur valeur de repère et de cadre, la peur du vide domine et engendre des réactions de fuite, les unités sociales se défont, les individus sont en mal de contenant. C'est aussi cette dimension émotionnelle qui anime et fortifie ceux qui provoquent la crise. Eux-mêmes, à la suite de frustrations accumulées sont animés par la rage et la haine, celles-ci sont renforcées au spectacle des désorganisations qu'ils occasionnent, dans une sorte de mouvement projectif (attaque) qui fait retour (surenchère). Le sentiment de menace est en tout cas dominant et partagé. C'est un sentiment qui laisse incapable d'identifier son objet, ce n'est pas qu'il n'y en a pas (ce n'est pas une peur sans objet), mais il est protéiforme : tout peut arriver et c'est forcément le pire puisque là non plus il n'y a pas de réponse rationnelle. La crise s'inscrit dès lors dans le registre de la violence et de la mort, le lien libidinal (Eros, si l'on se réfère à une conception psychanalytique) est lui-même repris dans la pulsion de mort (Thanatos). L'union ne se forge que pour ou contre la mort. La violence s'efforce à la négation de l'autre, exclusion, élimination. Le sentiment de menace et la confusion qui suit le traumatisme initial créent une situation d'urgence et poussent à réagir immédiatement sur un mode concret :"Il faut faire quelque chose, on ne peut pas en rester là". Faire quelque chose en effet c'est se réinscrire dans de la réalité, alors que l'imaginaire sidéré reste la proie de l'angoisse et que le symbolique fait défaut. En l'occurrence, le déblaiement des ruines et l'option de la guerre représentent un ré-amarrage dans de la réalité, une façon de réagir et surtout d'organiser et de conjurer le chaos. Le statut de la réalité ne se borne pas à son irruption catastrophique exhibant sa charge de mort, elle est ce qui avait été négligé, écarté voire dénié et refoulé (oppression de populations résultant de l'emprise économique, politique et militaire) parce que cela contredisait les représentations narcissiques collectives, qui fait retour et, tout le temps de la crise, contribue à appesantir les efforts de rétablissement ou de riposte. La catalyse critique opère une déconstruction du système de défense qui voilait les contradictions et orientait les conduites et le sentiment de vulnérabilité est d'autant plus grand que, face à la montée de l'angoisse liée à des menaces indéfinissables, les parades habituelles semblent devenues obsolètes. La société mise en crise (généralisée : morale, culturelle, économique, sanitaire…) subit l'intrusion d'un corps étranger, ses premières réactions de rejet sont réflexes mais souvent ce sont les seules qu'elle est capable de poursuivre par défaut de connaissance de l'agresseur, d'autre part, la crise met dans l'urgence et l'immédiateté, et les réponses sont difficilement élaborables autrement que sur les modes les plus traditionnels devenus réflexes (riposte armée, bombardements). C'est spécifique de la crise de ne paraître laisser aucune voie de résolution tellement elle a brouillé tous les réseaux de signifiants et bloqué les antagonismes dans le système binaire de l'affirmation de soi et du refus de l'autre. La guerre est le prolongement de la crise par des moyens organisés, elle permet de porter et renvoyer la crise à l'extérieur. C'est une stratégie de récupération des énergies qui permet aussi de réinvestir la rationalité dans des moyens et dans des objectifs. La récupération des idéaux se fait par un retour vers les valeurs qui furent pionnières, que l'histoire semble avoir ratifiées (on invoque les vieux mythes), cela accompagne une régression politique, signe de la crise mais présentée comme un mal nécessaire (mesures sécuritaires, contrôles accrus, actes racistes). Les archétypes religieux ou idéologiques, fournissent des références idéalisantes susceptibles de drainer émotions et pulsions qui permettent aussi de supporter le climat de mort ou même de l'instrumenter par l'émergence de héros et de martyrs. Paradoxalement, le processus sacrificiel qui inaugure la crise y opère aussi un effet de condensation résolutoire. Le passage à l'acte déclencheur de la crise propose d'abord ses auteurs comme les héros sacrifiés de causes (et de souffrances) indicibles, ceux qui ont eu le courage de manifester l'insupportable en le renvoyant en quelque sorte au responsable présumé. Les victimes, quelles qu'elles soient, sont assimilées (dans un amalgame symptomatique de la confusion émotionnelle) aux responsables désignés et considérées comme expiatoires. A leur tour et dans les deux camps antagonistes, les individus ou les populations qui volontaires ou non seront des nouvelles victimes prendront valeur de héros et de martyrs, leur figure glorieuse condenseront les émotions, draineront les identifications et par delà les énergies, enfin auront un effet unificateur. Le héros fournit de l'identité, le monstre (qui est le héros du camp adverse) fournit un abcès de fixation pour la haine, l'un et l'autre absorbent les foules dans une même communion. Des deux côtés antagonistes brusquement affrontés dans la crise, se retrouvent des mécanismes très proches, comme s'ils étaient des images inversées dans un miroir. De part et d'autre il s'agit d'un problème d'identité, d'unité et de sens. L'une et l'autre parties ont vu ou voient celles-ci mises en question et elles-mêmes mises en danger. Les antagonistes développent des processus en miroir. C'est en miroir que les problèmes d'identité résument à la fois les causes et les effets de la crise. D'un côté une identité qui se cherche, s'éprouve comme déniée, en butte aux humiliations et aux brimades ; l'identité est traduite en termes de dignité et dégénère en revendication de toute-puissance. De l'autre une identité naïve lourdement entachée du fantasme de toute-puissance, soudainement ébranlée dans ses certitudes et atteinte au cœur de sa symbolique narcissique. Des deux côtés, en ordre inverse, perte ulcérante et revendication possessive. L'attentat sait bien ce qu'il vise, le fond du problème, un narcissisme politique collectif, en même temps il l'ignore parce qu'il ne le perçoit que chez l'autre, dans le miroir. Ce mimétisme, non des situations mais des réactions, est induit par le fait que les représentations des parties engagées dans la crise sont déconnectées d'une réalité que la raison ne peut plus saisir. Ce même mimétisme pousse à la violence, se conformant aux hypothèses de René Girard, comme si l'autre était insupportable d'être à la fois si pareil et si étranger, dans une indistinction ravageuse : on ne peut s'en démarquer alors qu'il apparaît comme vital de le faire. Les antagonistes sont identifiés l'un à l'autre quasi sur le mode de l'incorporation (d'ailleurs les témoins sensément partiaux et extérieurs à la crise prétendent discerner des connivences louches et des responsabilités réciproques), c'est à un niveau très profond que les uns sont hantés par les autres, les intégristes par l'hyper-modernisme, les libéraux par une orthodoxie cynique. Au milieu de la crise, il leur faut avoir raison sans les moyens de la raison : dans la violence. Chacun s'accuse d'avoir perpétré la violence inaugurale, l'acte le plus spectaculaire (l'attentat) est dénié par ses auteurs qui confondent obstinément les motifs qu'ils se donnent, leurs appuis objectifs, avec l'irruption de la haine réactive. Cette confusion ne fait que prolonger l'identification dans une réciprocité meurtrière. Le raisonnement différenciateur qui autoriserait une dialectique conflictuelle est impossible. Que l'autre ne soit pas un saint (même de très loin) suffit pour être, soi, assassin. C'est le principe du talion : la prétention entêtée à la symétrie, la réaction en miroir qui poursuit la confusion-identification entre la victime et le meurtrier. C'est le déni de toute justice fondée sur l'intermédiaire du débat raisonné, et l'arbitrage des responsabilités et dommages et des réparations. Il ne faut pas induire du phénomène mimétique ce qu'il tend à imposer : que les torts soient systématiquement partagés ou même inversés, c'est en effet de la même façon que le violeur prétend que sa victime l'a (bien) cherché et même provoqué (par des attitudes aguichantes) et a trouvé son bénéfice dans l'agression. S'il peut être vrai que son comportement faisait courir des risques conscients ou inconscients à la victime, cela ne suffit pas à en faire la responsable de l'agression ni à la renvoyer dos à dos avec l'agresseur. Selon un principe de généralisation propre à la crise, celle-ci gagne de proche en proche. Les unités sociales extérieures (sociétés alliées ou clientes) dans une plus ou moins grande proximité, en liens de solidarité organique (économique, politique ou culturel) ou prises à témoins, ne tardent pas à être happées dans le tourbillon critique, et contaminées par l'inflation émotionnelle, la dégradation du symbolique. L'imaginaire de catastrophe amplifié par l'usage des images-chocs exerce un effet de fascination et obture le jugement, les arbitrages possibles se dérobent ainsi que les occasions de négociation. Des crises déjà existantes par ailleurs (conflit israélo-palestinien) viennent télescoper au risque de l'amplifier la dynamique destructrice. On dira que c'est là une conception dure de la crise, mais ces processus sont communs à toute crise, que les manifestations et les passages à l'acte soient ou non exacerbés et spectaculaires, sporadiques ou généralisés. Ils sont bien présents, visibles dans la crise ouverte par le fracas du 11 septembre et ses développements. Essayant de contrer la dégradation du symbolique on assiste aussi et heureusement à un travail de la parole, à travers les débats dans les journaux, les interventions d'intellectuels, de politiques. Les instances dirigeantes sont, elles, prises au piège de la stratégie du secret, la crise commande en effet que l'on ne livre pas d'informations aux adversaires, la parole est recouverte par la propagande, le mensonge officialisé, ce qui renforce la dégradation du symbolique. Les prises de parole et les débats permettent de réamorcer la pensée et de contrebalance le choc des images. Celles-ci sont pour autant nécessaires : elles sont une première étape pour s'extraire du fantasme et familiariser une réalité traumatique Le débat permet, lui, une assimilation intellectuelle et la construction de sens. Les réalités, réalismes, finissent par user la crise. L'excès et la durée des sacrifices puis le doute défont les blocages unitaires réactionnels au sentiment d'égarement, la peur de la mort remet Eros en scène ou les mécanismes de défense type culpabilité, renoncement, rationalisation. On retourne aux négociations. On reparle, on s'en sort tant bien que mal. On reconstruit des systèmes d'échange et de régulations internes ou entre partenaires. On envisage des modes de co-existence dans l'avenir. L'imaginaire retourne sous l'administration du symbolique Novembre 2001 Jacqueline Barus-Michel Réf. Biblio. J.Barus-Michel, F.Giust-Desprairies, L.Ridel. Crises. Approche psychosociale clinique. Paris, Desclée de Brouwer, 1996 CONSIDERATIONS PSYCHO-POLITIQUES SUR UNE ACTUALITE DE CRISE : LE 11 SEPTEMBRE 2001 LANCER UN DEBAT : La fragmentation des sciences humaines et l'absence d'un projet de société La norme d’internalité, un concept de psychologie sociale libérale ? LANCER UN DEBAT : La fragmentation des sciences humaines et l'absence d'un projet de société Alexandre DORNA L'époque contemporaine traverse une crise aiguë de manque de synthèses, dont le symptôme est la perte du sens collectif. L'avenir est envisagé subjectivement d'une manière incertaine et indéchiffrable. L'ambiguïté brouille les pistes, renverse les perspectives et fragmente la vision du monde introduite par la modernité. Le siècle des lumières s'obscurcit. La perception de ses grands principes fondateurs (la rationalité, l'universalisme, l'humanisme et la laïcité) se trouble et la réalité se fait évanescente. Soyons clairs: ce qui motive ces commentaires peut se formuler brièvement ainsi : le manque de projets politiques est en rapport avec la trop grande prolifération (pollution intellectuelle) des micro-projets de société en l’absence de cadres historiques généraux de référence. Le savoir en sciences humaines et sociales est devenu si parcellaire et si fragmenté qu'il ne peut plus concourir à en proposer. Cela a des conséquences nuisibles pour le fonctionnement équilibré et démocratique des institutions et pour la liberté de pensée. Voilà des truismes qui taraudent les sciences humaines et interpellent les néophytes, jusqu'au point de s'interroger sur la nécessité actuelle d'une connaissance sociale, tant la raison linéaire de l'histoire est aujourd'hui profondément ébranlée. A cela s'ajoute un glissement progressif vers l'abandon des idées sur la nécessité et la possibilité d'un changement de mode de vie. La société actuelle est perçue comme plus complexe et son processus d'évolution fort peu maîtrisable. Les cadres de compréhension de ses racines, la relation entre société et individu, culture et politique, se trouvent profondément altérés et méconnus de surcroît. D'ailleurs, si la société moderne retrouve une nouvelle phase de globalisation, la transformation des rapports humains et des rapports de production modifie les mentalités autant que les contours de la civilisation. De fait, dans ce contexte, le modèle démocratique montre ses limites, curieusement, au moment même où il s'impose à l'échelle de la planète. Certes, la société est devenue réflexive, autocritique et globale, mais la sociologie de la modernisation est en train de développer un fatalisme négatif et des comportements à la fois plus compétitifs et davantage individualistes. Les rapports sociaux et les expectatives psychologiques ont changé de nature. En conséquence, l'approche des sciences humaines n'échappe guère à cette évolution générale. La modernité est-elle encore valable ? C'est le sentiment de quelques experts. Est-elle inachevée ? C'est l'interrogation d'autres. Entre les deux, une chose est certaine : il manque une alternative de dépassement. Quelle signification donner à une post-modernité qui sombre dans le statu quo politique et la morosité existentielle où se niche le refus des idéologies? Les sciences humaines et sociales peuvent-elles continuer leur travaux sans un horizon théorique commun ? Faut-il rappeler que les discours à propos des valeurs républicaines, des liens entre les citoyens et les institutions, ne cessent de s'effriter. Si certains ont célébré la fin des utopies et des lois de l'histoire, personne ne semble capable de proposer un projet politique collectif de longue haleine. Par conséquent, l'acte politique est de plus en plus réservé à une élite éprise de technicité, laquelle s'abrite derrière le jugement des experts, devant des enjeux de nature nouvelle, en détriment d'un positionnement politique citoyen. Dans ces conditions, les sciences sociales peuvent-elles continuer à escamoter la crise politique d'une société complexe dont les risques sont sans commune mesure avec l'expérience humaine préalable ? Peuvent-elles les traiter avec les mêmes outils hérités de la société pré-industrielle et de masse ? Où sont passées les grandes questions sous l'avalanche des petites réponses? Pour prendre un raccourci, les traits visibles du changement d'ère au sein des sciences sociales sont schématiquement les suivants : une très grande prolifération de logiques et de stratégies individuelles et collectives différentes, dont la conséquence épistémologique est la mise en cause d'une réalité potentiellement comparable. De plus, le dérèglement des codes socio-culturels et des symboles ne cesse de poser le problème des "révisionnismes" théoriques et des tendances idéologiques régressives. Un autre aspect à prendre en compte est l'accélération (perçue) des changements : l'ivresse de la vitesse technologique pousse à une nouvelle représentation du temps et de l'espace. A cela s’ajoute l'effort de s'adapter sans cesse aux exigences d'un système devenu incompréhensible à l'échelle collective. Ce point explique en partie le retour (insolite jusqu'à il y a un certain temps) de la problématique du sujet dans la théorie sociologique récente. Aussi faut-il ajouter l'impression ressentie d'une société à risques récurrents et changeants, où l'insécurité s'installe sans que les pouvoirs ordinaires (gouvernement, sciences) puissent cerner ni les causes directes ni les issues possibles. Le syndrome de la "vache folle" l'illustre d'une manière caricaturale. Si une telle incertitude touche à la fois le domaine de l'expérience individuelle et celui des institutions collectives, c'est la pertinence, non seulement des gouvernements, mais également des sciences, autant les "naturelles" que les "sociales", qui est en cause. Certes, la question n'est pas nouvelle en ce qui concerne les sciences sociales, mais elle pose à nouveau deux problèmes, l'un évoqué dans les années 60 par Snow, sur la séparation progressive de la culture scientifique (dure) et de la culture littéraire (molle), l'autre un bilan paradoxal de la production de la connaissance en sciences sociales : le syndrome des "micro-théories". Plus elles se multiplient (via les expériences de laboratoire ou les travaux purement empiriques), moins on dispose d'une théorie sociale explicative compatible avec l'évolution vertigineuse du monde. Par conséquent, la connaissance s'émiette, se fragmente et finit par se transformer en connaissance de rien. Il y a deux politiques du savoir que les politiques eux-mêmes sont en train d'écarteler. L'attitude de l'expert, de plus en plus légitimé par les pouvoirs, est trop partielle, car munie de la sensibilité de l'histoire. En revanche, l'attitude du généraliste correspond mieux à l'urgence de tenir compte de l'ensemble. A y réfléchir, il n'est pas impossible que les politiques (et les experts en sciences sociales) soient en train d'oublier que la complexité de la société est aussi une complexité de l'humain dans l'infiniment petit et l'infiniment grand. Devenir purement expert ou purement généraliste est également dangereux dans le moment présent. Parfois, il faut l'un, parfois l'autre. Mais, leur compétence et leur statut doivent compter équitablement. Pourtant, au lieu de redonner la priorité à la quête d'explication de la société et de la politique (au sens large et noble du terme), les sciences sociales glissent dans la spirale de la micro-spécialisation. Ce qui pose problème n'est pas la présence de multitudes de micro-théories qui traversent comme des météores le firmament de la connaissance, encore moins la recherche empirique, mais l'abandon progressif du principe d'utilité concrète de la science. Autrement dit, de la volonté de donner priorité aux problèmes réels de la société, afin d'apporter des éclairages et parfois des solutions. C'est justement parce que le savoir social s'atomise que le manque d'une vision d'ensemble se fait sentir encore plus cruellement. - Quels dangers encourent les sociétés prises par des sentiments d'incertitude et d'ambiguïté ? - Les sciences sociales doivent-elles se mettre au service d'un ou de plusieurs projets globaux de société ? - Le dualisme raison - émotion est -il vraiment pertinent pour traiter les affaires sociales et politiques? - Y a-t-il une approche transversale en sciences sociales comme le propose la psychologie politique ? - Quels sont les antagonismes et les interfaces de convergence entre intellectuels (universitaires) et politiques (professionnels) ? - Est-il aujourd'hui possible de combler le traditionnel fossé entre les intellectuels et les politiques et par quels moyens ? - Quelle est la place de la culture dans l'évaluation de la science et de la pratique des sciences sociales ? Voilà quelques questions auxquelles les sciences humaines et sociales sont explicitement confrontées. Le débat doit-il être (ré)ouvert ? Je le pense, mais cette fois-ci à l'intérieur et par delà les cercles d'experts, probablement dans un dialogue avec le grand public. Si ces disciplines s’enferment dans des univers fragmentés et si les chercheurs se cloisonnent dans leurs "petits" domaines, alors la possibilité d'un projet intégrateur de société risque de ne pas se faire ou de se faire en marge des principes fondateurs de la société moderne. Soit sous la forme d'un recul historique, soit sous la forme d'une fuite en avant. Le risque de la crise de la société actuelle, comme une épée de Damoclès, est d'une certaine manière la conséquence, à la fois, d'un statu quo politique (consensus mou) et d'une "paralysie" des décisions gouvernementales par excès d'ingérence dans les affaires publiques de la technostructure. Il y a là une perversion du système. En quelque sorte : une modernité négative ou aveugle. Une société sans buts partagés par tous dont l'ordre politique est discrédité et les relations inter-personnelles déséquilibrées. Alexandre Dorna La norme d’internalité, un concept de psychologie sociale libérale ? Odile CAMUS Introduction Dans les explications que tout un chacun construit des événements et des conduites, est généralement surestimé le poids des causes internes (i.e. liées aux caractéristiques, notamment psychologiques, des acteurs), tandis qu’est occulté le rôle des déterminismes externes (et tout particulièrement sociaux). Cette surestimation est socialement valorisée, comme l’ont initialement exposé Jellison et Green (1981) en introduisant le concept de norme d’internalité. Depuis, de très nombreux travaux expérimentaux ont confirmé l’importance de cette norme (voir Dubois 1987, 1994), dans différents domaines de la pratique sociale (en particulier : éducation, travail social, recrutement, et globalement dans les pratiques évaluatives). Ces travaux intéressent la psychologie politique en ce qu’ils éclairent les mécanismes par lesquels, dans les sociétés libérales, l’exercice du pouvoir génère les conditions idéologiques de sa pérennisation – la norme d’internalité « trouve son champ de pertinence sociale dans la production d’un système de pouvoir libéral » (Dubois 1994 :193). L’internalité en effet procède de la naturalisation des valeurs dominantes. Elle permet de légitimer, en invoquant les qualités personnelles – le « mérite » -, la position de chacun dans la hiérarchie sociale, tout en masquant l’arbitraire social. Or, la norme d’internalité fait depuis peu l’objet d’un examen critique. Gangloff a ainsi mis en évidence, expérimentalement, que la norme ne portait pas tant sur l’interna lité que sur l’allégeance : les explications, pour susciter la valorisation, peuvent être internes ou externes, pour peu qu’elles « tais(ent) l’influence de l’environnement social », c’est-à-dire qu’elles « préserv(ent) l’ordre établi » (Gangloff 1999 :2). Il ne s’agira pas ici de développer les aspects méthodologiques de la critique, lesquels fondent l’analyse de Gangloff, mais plutôt d’examiner, d’un point de vue rationnel, les questions qu’une telle reconceptualisation soulève quant à la compréhension des phénomènes idéologiques. Car on pourrait s’étonner, vu l’importance du champ de recherche sur l’internalité, que l’hypothèse de l’allégeance n’ait pas émergé plus tôt – et que son écho reste encore aujourd’hui marginal. Cependant, avant d’affirmer comme le fait Gangloff (1997 :105) que « l’erreur d’attribution, du fait de son systématisme, a été considérée comme non innocente. Nous pensons aujourd’hui que, du fait de son systématisme, la norme d’internalité doit également être considérée comme non innocente car masquant fort opportunément la norme d’allégeance », il conviendrait d’interroger les fondements épistémiques de la psychologie sociale de l’internalité, et, plus largement, de la psychologie sociale de la reproduction idéologique[1] : dans quelle mesure ces fondements ne relèvent-ils pas eux-mêmes de la pensée libérale – ou, en d’autres termes, ne sont-ils pas de nature idéologique ? 1. Action individuelle et transformation sociale Il n’est pas inutile dans un premier temps d’appréhender le changement conceptuel qu’opère la reformulation de la norme d’internalité en terme d’allégeance. La critique de Gangloff prend notamment appui sur la remise en cause de la dichotomie interne/externe. Certes, la diversité des causes rangées sous l’un ou l’autre label, le postulat d’une relation de dépendance inverse entre ces deux types de causalité, le recouvrement partiel avec d’autres oppositions (causes stables ou instables, intentionnelles ou non,…), avaient déjà fait l’objet de controverses, au point que cette dichotomie était apparue non pertinente à de nombreux auteurs. Mais ce rejet de la dichotomie n’a concerné que les travaux consacrés aux explications causales des comportements et des renforcements (voir par ex. Dubois 1994 :36sq.), et il a été en revanche jugé pertinent de la maintenir dans l’étude de la valorisation sociale des explications. Or, dans cette dernière, les items d’internalité utilisés s’avèrent présenter une bien plus grande homogénéité que les items d’externalité ; en effet ils renvoient toujours « à des comportements socialement orthodoxes, de bon aloi » (Gangloff 1995 :29) au point qu’il n’est pas possible de savoir si la valorisation des explications internes « tient à l’internalité ou au caractère positif des items qui la véhiculent » (Gangloff 1999 :2). La construction d’items internes faisant « référence à des intentions, des traits ou des directions d’effort habituellement peu tolérés dans les cultures d’entreprise, c’est-à-dire reflétant par exemple un rejet des objectifs organisationnels, une philosophie de la lutte des classes, une valorisation de la tricherie comme moyen de parvenir à ses fins, etc » (1995 :32), a permis à l’auteur de montrer que l’internalité n’est pas en soi valorisée. En fait, les items internes « classiques » ne mettent jamais en cause le fonctionnement social ; il s’agit d’une internalité allégeante (2000 :132sq.), tandis que les nouveaux items introduits par Gangloff mettent en scène une internalité « rebelle », visant à « transformer l’ordre des choses » (ibid) ; par exemple : « Vous refusez de suivre le stage de familiarisation aux nouvelles technologies parce que vous ne voulez pas que ce soit un moyen pour vous faire encore plus exploiter » (ibid.158sq.). Or, plus fondamentalement que la nature des conduites de l’interne « rebelle », ne serait-ce pas l’action de transformation de l’environnement social que celui-ci est susceptible de mettre en œuvre, qui le distinguerait de l’interne « classique » ? Il est clair en tout cas qu’il se présente comme conscient des déterminismes externes des conduites, vis-à-vis desquels il se veut influent – prétention normalement réservée aux détenteurs de pouvoir. Ce pourquoi il peut paraître discutable de qualifier d’ « interne » le dit rebelle. Il n’en reste pas moins que le concept d’allégeance met l’accent sur une dimension essentielle impliquée dans la valorisation des explications, et que les travaux sur la norme d’internalité oblitèrent : la dimension de l’action sur l’environnement social. Certes, l’internalité comme l’allégeance sont des normes d’explication, et non de comportement. Rien ne permet de supposer, par exemple, qu’une « conduite interne » fasse l’objet d’une valorisation effective[2]. De même que rien ne permet de supposer que les individus à contrôle interne maîtrisent mieux leur environnement que les individus à contrôle externe (Dubois 1994 :152sq.). D’ailleurs on voit mal comment le déni des déterminismes externes des conduites pourrait favoriser une telle maîtrise. Pour autant il semble bien (en dépit de la probable indépendance entre modalités d’explication des conduites et conduites effectives, indépendance qui de toutes façons n’a pas sa place dans la « psychologie quotidienne ») que si l’ « interne rebelle » est déprécié, ce soit en raison de ses actions potentielles sur les déterminismes sociaux, et cette modalité explicative ne trouve pas véritablement sa place dans la dichotomie interne/externe. Cela dit dans les travaux de Gangloff, les items relatifs à l’ « interne rebelle », à quelques exceptions locales près[3], sont négativement connotés, en ce qu’ils révèlent le rejet de valeurs a priori indépendantes de l’allégeance. Ces travaux permettent néanmoins de donner corps à l’hypothèse suivant laquelle, en matière de norme d’explication, s’il est valorisé de préserver l’environnement social de tout questionnement, il l’est a fortiori de le préserver de toute transformation. Celle-ci en effet procèderait d’un contrôle social dont l’exercice est incompatible avec la « soumission librement consentie », moteur de la reproduction idéologique en système libéral (Beauvois et Joule op.cit.). La mise à l’épreuve de cette hypothèse suppose un cadre théorique permettant la conceptualisation de l’action individuelle et du changement social, lequel relèverait d’un modèle constructiviste ou « génétique » tel que défendu par Moscovici : « le système social formel ou non formel et le milieu sont définis et produits par ceux qui y participent et leur font face » (1979, ed.1996 :13). La psychologie sociale de l’internalité quant à elle participe plutôt d’un modèle fonctionnaliste, pour lequel les systèmes sociaux et le milieu « sont considérés comme des données prédéterminées pour l’individu ou le groupe » (ibid :12). Or, l’ordre cognitif libéral se caractérise précisément par l’impossibilité de concevoir la transformation d’un ordre social conçu comme ordre naturel, dégagé de l’histoire. Les résultats de l’activité humaine y procèdent de la nécessité, et les « lois de la nature » se sont déplacées de l’ordre physique, maintenant soumis à la maîtrise technologique, à l’ordre humain. Cet « objectivisme social » (Camus 2000) ne constitue-t-il pas le socle idéologique commun au libéralisme et à la psychologie sociale de l’internalité ? 2. Individualisme et autodétermination dans la pensée libérale On objectera sans doute que caractériser le libéralisme en tant qu’objectivisme social conduit à occulter une autre de ses dimensions fondamentales : l’individualisme. Et le modèle individualiste, dont la base est « la conception unitaire de l’individu, par opposition aux conceptions « collectiviste » ou « communautaire » prédominantes dans certaines sociétés non occidentales » (Dubois 1994 :154), inscrit l’internalité dans un cadre idéologique cohérent. En effet l’individualisme se définit en particulier par la croyance en l’autodétermination (laquelle fonde les explications internes), au point que toute psychologie conférant quelque crédit au concept d’autonomie est potentiellement suspecte de compromission idéologique (voir par ex. Joule et Beauvois 1998 :194). Il convient néanmoins de remarquer que l’individualisme est une valeur assumée du discours dominant (fût-ce pour regretter par exemple le « manque de solidarité » de nos sociétés). Et l’on ne saurait sérieusement prendre pour argent comptant le discours que l’idéologie dominante tient sur ses propres caractéristiques. Non que l’individualisme doive être tenu pour valeur négligeable ; mais ce qu’il recouvre, et en particulier la conception de l’autodétermination qu’il véhicule, demande à être précisé. Pour ce faire, on peut prendre appui sur un certain discours psychologique, largement diffusé depuis quelques décennies, discours fondé sur les pseudo-vulgarisations d’une « psychologie » aux vertus thérapeutiques, et dont le leitmotiv se résume en un néologisme : « Je positive » - qu’une certaine enseigne de la grande distribution n’a pas par hasard pris pour slogan. L’ouvrage du Dr Murphy intitulé Exploitez la puissance de votre subconscient[4] est un bon exemple de cette littérature pseudo-psychologique. Cet exemple semblera peut-être quelque peu caricatural, du fait probablement du recul temporel (1ère ed.1962), et en partie culturel (production nord-américaine) - à moins qu’il ne s’agisse d’un ouvrage produit intentionnellement à des fins de propagande libérale -, mais, comme toute caricature, il a le mérite de rendre saillants certains aspects du réel. Ainsi, l’internalité y est énoncée clairement : « Les faits extérieurs ne sont point une cause, ce ne sont que des effets. Suivez le seul principe créateur qui est en vous. Votre pensée est causale et une nouvelle cause produit un nouvel effet. Choisissez le bonheur » (p.159). La légitimation de la hiérarchie sociale y est tout aussi explicite : « Un homme qui réussit n’est pas égoïste (…). (Il) possède une grande compréhension psychologique et spirituelle » (p.123), tandis que « la pauvreté est une maladie mentale » (p.109), liée à la « condamnation de l’argent ». Bien entendu, c’est une internalité allégeante qui est prônée : « si vous pensez (…) que vous êtes mal payé, que vous n’êtes pas apprécié à votre juste valeur (…), vous êtes en train de mettre à l’œuvre une loi en vertu de laquelle le directeur (…) va vous dire : « nous sommes obligés de nous séparer de vous ». En fait, c’est vous qui vous renvoyez. Le directeur ne sera qu’un instrument à travers lequel votre propre état mental négatif sera confirmé » (p.111). Il apparaît clairement ici que l’autodétermination libérale se situe aux antipodes de l’autonomie (telle que Castoriadis notamment a pu la définir, soit « capacité d’une société ou d’un individu d’agir délibérément ou explicitement pour modifier sa loi, c’est-à-dire sa forme », 1997 :69) : l’individu y suit des « directives » de son subconscient, qui « viennent sous forme d’un sentiment, d’une certitude intérieure » (Murphy op.cit. :132) – et « croire c’est accepter quelque chose comme vrai » (ibid.151). En d’autres termes, l’autodétermination libérale repose sur la croyance et le désir, et non pas sur la raison et l’action ; et c’est en tant que sujet éprouvant que l’individu se met en cause dans l’explication de ce qui lui arrive, et certainement pas en tant que sujet agissant. Plus globalement, l’individualisme permet de mettre l’accent sur ce que les gens sont, au détriment de ce qu’ils font, comme le souligne par exemple Touraine : les individus « se définissent de moins en moins par ce qu’ils font, et de plus en plus par ce qu’ils sont, par le sexe, l’âge, l’ethnie, la nationalité, la religion, etc… » (d’après Bellon et Robert 2001 :57) – et l’on remarquera davantage « les différences de langues ou de cultures plutôt que de situation sociale » (ibid.61sq) ; ou encore George, qui y voit une condition sine qua non de la pérennisation du capitalisme mondial : « Au lieu de se demander ce qu’ils peuvent faire, il faut que les gens se préoccupent avant tout de ce qu’ils sont », à défaut de quoi pourrait bien se construire une « citoyenneté mondiale » (2000 :153sq.) ; de même que, tandis que « la Révolution française a élaboré la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen », « on aimerait croire que la chanson universellement et perpétuellement entonnée sur les droits de l’homme n’est pas destinée à mettre le citoyen dans les oubliettes de l’histoire » (Bellon et Robert op.cit. :77). En d’autres termes, l’individualisme semble bien être à l’objectivisme social ce que la norme d’internalité est à la norme d’allégeance : un masque, au moyen duquel l’activité humaine se fond dans l’ordre naturel. D’où le « fatalisme béat » que Bellon et Robert (op.cit. :25) désignent comme « plaie la plus marquante de cette fin de siècle », fatalisme qui devient, dans le discours politique, « réalisme » - au nom duquel les décisions fondamentales relatives à la construction de la société ne font plus l’objet de débats, mais s’imposent comme procédant de la nécessité (voir notamment ibid.66sq.). 3. Idéologie et ordre naturel Il est vrai que, pour les théoriciens de l’internalité, l’individualisme ne fait somme toute que jouer le rôle d’une simple caution idéologique, légitimant une norme dont la fonction est ailleurs. Car « les utilités sociales que réalise concrètement l’internalité sont celles qui garantissent un fonctionnement social dans lequel les gens font ce qu’ils doivent faire sans pour autant être dirigés par un pouvoir dictatorial ou totalitaire » (Dubois 1994 :33). Mais l’internalité n’est qu’une norme parmi d’autres susceptibles de servir la même finalité. Par exemple, il a été montré que dans certaines situations, la « norme de modestie », pour expliquer la réussite propre, conduisait à privilégier une causalité externe (voir Gosling 1999 :449sq.) ; ou encore, la « norme de compétence », de même que la « norme d’effort », peuvent faire privilégier des explications externes de l’échec (ibid.). On assiste ainsi à une multiplication des micro-théories locales, rendant compte de la variabilité de la « hiérarchie des normes » suivant les caractéristiques de la situation. Or, il semble bien que la norme d’allégeance subordonne ces autres normes d’explication. Cette plus grande généralité de l’allégeance tient probablement au fait que c’est la supposée fonction de l’internalité qui est ici érigée en norme. Cette généralité est en tout cas un atout certain pour appréhender un objet aussi complexe que l’idéologie dominante. Mais la psychologie sociale fonctionnaliste, dans laquelle s’inscrivent les travaux sur l’internalité, est-elle une psychologie de l’idéologie ? Les phénomènes qu’elle prend pour objet sont essentiellement les conduites, et l’idéologie y est conçu comme le produit de ces conduites (Cf. la rationalisation, Beauvois et Joule op.cit.). En d’autres termes, celle-ci a toujours le statut d’objet déterminé. Par exemple, ce qui motive l’adhésion normative est le souci de valorisation sociale ; nul besoin d’y trouver un « moteur idéologique ». L’idéologie d’ailleurs n’est pas explicitement définie ; semble désigné par ce terme un ensemble de contenus cognitifs conscients (« évaluations quotidiennes que font les acteurs sociaux des objets essentiels de leur environnement », Beauvois et Joule op.cit.17), qui se manifestent notamment par des attitudes, lesquelles se construisent par la rationalisation de conduites socialement déterminées. La théorie de la rationalisation n’est en fait « qu’une théorie de l’accompagnement idéologique des conduites » (ibid. :156). Le libéralisme n’y est pas conceptualisé – et finalement, il n’y est pas appréhendé en tant qu’idéologie mais en tant que modalité d’exercice du pouvoir. En fait, il n’existe pas à strictement parler de psychologie sociale de l’idéologie (voir Deconchy 2000). Un tel champ d’étude pourrait constituer un domaine unificateur d’un certain nombre de problématiques psycho-sociales. D’ailleurs Moscovici, pointant la « dé-idéologisation » de la psychologie sociale, par laquelle science et idéologie sont devenus « deux domaines imperméables », estime que de ce fait, « les problèmes psycho-sociaux qui auraient pu être introduits ont perdu de leur ampleur, ce qui a entraîné un manque de renouvellement conceptuel » (propos rapportés par Emiliani et Palmonari, 2001 :139). L’idéologie est définie par Deconchy comme « posture cognitive spécifique », distincte de la posture cognitive que constitue la « rationalité scientifique » en ce qu’elle ne vise pas l’exactitude ; l’étude scientifique de l’idéologie doit l’intégrer d’emblée « à une des modalités naturelles du traitement cognitif des êtres et des choses » (op.cit.118), car elle « correspond à un certain type de savoir et de production de « savoir » (2001 :149). Concevoir le libéralisme comme idéologie, c’est alors s’intéresser à la grille de lecture du réel qu’il propose – au cadre de pensée qu’il constitue. Mais l’idéologie dominante a ceci de particulier qu’elle se définit aussi en tant que mode d’organisation sociale, incluant donc les pratiques qui le pérennisent et les modalités cognitives qui le légitiment. A la différence des idéologies minoritaires, sa reproduction est assurée par des vecteurs passifs, qui s’ignorent en tant que tels – a fortiori lorsque le débat idéologique disparaît de la scène publique. Sont ainsi créées les conditions d’une hégémonie par laquelle l’idéologie devient épistémo-idéologie (Cf. Camus 2000). Dans un tel contexte, toute posture cognitive distincte est tenue pour idéologique, tandis que le cadre de pensée épistémo-idéologique, adopté sans adhésion comme le seul possible, se nie en tant qu’idéologie. Bellon et Robert par exemple montrent comment la négation de l’idéologie et de l’histoire est « une manière de légitimer l’ordre établi » (op.cit.32) ; est idéologique, dans cette négation, « la négation du rapport dominants/dominés, et le refus de l’histoire comme manifestation du désir des hommes d’améliorer constamment leur sort » (ibid.18). On peut encore citer Halimi, dénonçant la « pensée unique » qui, « à l’instar des lois physiques, climatiques et biologiques, (…) se proclame vérité » (1999 :46). La posture cognitive libérale procède du réalisme, dans la mesure où la société mondiale s’organise effectivement suivant l’option libérale. Et c’est au nom des faits que le libéralisme se prétend non idéologique. Faut-il s’étonner que, dans ce contexte, la science tende davantage à devenir constat de faits plutôt qu’œuvre de pensée – s’interdisant du même coup l’accès à une explication cohérente des phénomènes complexes ? Conclusion La psychologie sociale fonctionnaliste fournit certes des éléments essentiels pour appréhender comment l’ordre social se constitue dans la pensée commune en tant qu’ordre naturel. Mais dans la mesure où, dans ce cadre déterministe, les mécanismes décrits sont posés comme procédant de la nécessité, ne contribue-t-elle pas à construire elle-même cet ordre comme naturel ? La non conceptualisation de l’activité humaine, la seule considération, dans l’ordre des déterminants, du social existant, ne permettent pas en tout cas de saisir la genèse de l’ordre social – son histoire. Et on ne saurait admettre a priori – sauf à s’inscrire dans l’idéologie libérale elle-même – que l’organisation sociale libérale procède de la nécessité. C’est finalement la possibilité d’une approche « naturaliste » de l’idéologie qui est ici remise en cause. Ou, pour reprendre les termes de Emiliani et Palmonari rendant compte de la position de Moscovici : « Ne pourrions-nous pas reconnaître que l’homme en tant qu’ « être naturel » et biologique est la conséquence inévitable et « naturelle » d’un individualisme qui devient idéologie dominante à l’intérieur d’une culture (…), et difficilement reconnaissable par ceux qui la poursuivent ? » (op.cit.139). Certes, le travail cognitif de l’être humain pour ne pas être une donnée de nature procède lui-même de l’idéologie (Voir Deconchy 2001 :152sq). Mais le « naturel » ne se limite pas à la nécessité ; l’histoire est aussi le produit de la contingence, espace de possibles, seul espace sans doute où la liberté humaine ne se réduit pas au sentiment ou à l’illusion. Et, à moins de postuler la gratuité des actes humains, rien n’impose aux sciences humaines et sociales d’exclure le contingent du champ des connaissances. [1] Champ ouvert initialement par Beauvois et Joule, 1981. [2] On a pu montrer par ailleurs, chez des candidats à un emploi en entretien de recrutement, une dissociation entre « se dire interne » (discours explicatif appuyé sur l’autodescription, notamment personnologique), et « se montrer interne » par l’adoption de comportements langagiers spécifiques (énonciation élocutive, discours explicatif structuré par le modèle JE + verbe factif), le premier de ces deux discours procédant de l’allégeance, mais non le second (Camus 1997). [3] Par exemple : « Lorsque l’on se donne la peine de contester certaines décisions, on finit toujours par être apprécié » (1995). [4] MURPHY J. (1962). The power of your subconscious mind, Prentice-Hall, Inc., Englewood Cliffs, N.J. Tr.fr. : 1982, Ed. Ariston, Genève. Références citées : Beauvois J.-L., Joule R.-V. (1981). Soumission et Idéologies (psychosociologie de la rationalisation), Paris, PUF. Bellon A., Robert A.-C. (2001). Un totalitarisme tranquille (la démocratie confisquée). Editions Syllepse. Camus O. (1997). Choix de mise en scène par le candidat selon le statut du recruteur. Psychologie du Travail et des Organisations, vol.3 n°3-4, 220-236. Camus O. (2000). De la reproduction idéologique à l’autonomie (une perspective pragmatique). Communication au 1er Colloque de l’Association Française de Psychologie Politique, Amiens, 20-21 Nov. 2000. (Texte soumis). Castoriadis C. (1997). La montée de l’insignifiance (les carrefours du labyrinthe IV). Paris : Seuil. Deconchy J.-P. (2000). Les processus idéologiques. Dans N. Roussiau (Ed.), Psychologie sociale. Paris : In Press Editions. 113-120. Deconchy J.-P. (2001). Miettes sur l’idéologie de la nature humaine. Dans F. Buschini et N. Kalampalikis (Eds), Penser la vie, le social, la nature. Mélanges en l’honneur de Serge Moscovici. Paris : Editions de la Maison des sciences de l’homme. 145-155. Dubois N. (1987). La psychologie du contrôle. Grenoble : PUG. Dubois N. (1994). La norme d’internalité et le libéralisme. Grenoble : PUG. Emiliani F., Palmonari A. (2001). Psychologie sociale et question naturelle. Dans F. Buschini et N. Kalampalikis (Eds), Penser la vie, le social, la nature. Mélanges en l’honneur de Serge Moscovici. Paris : Editions de la Maison des sciences de l’homme. 129-144. Gangloff B. (1995). La valorisation de l’internalité : une hypothèse conditionnelle. Psychologie du travail et des organisations, vol. 1, n°1, 28-34. Gangloff B. (1997) Les implications théoriques d’un choix d’items : de la norme d’internalité à la norme d’allégeance. Pratiques Psychologiques, 2, 99-106. Gangloff B. (1999). Compléments à la norme d’allégeance : les bons et les mauvais externes. 4° Colloque International de Psychologie Sociale Appliquée. Rennes, Juin 1999. Gangloff B. (2000). Profession recruteur, profession imposteur. Paris : L’Harmattan. George S. (2000). Le rapport Lugano. Paris : Fayard. Gosling P. (1999). Explications et normes sociales. Dans J.-P. Pétard (Ed.), Psychologie sociale. Rosny : Bréal. 425-473. Halimi S. (1999). Les nouveaux chiens de garde. Paris : Editions Liber-raisons d’agir. Jellison J.-M., Green J. (1981). A self-presentation approach to the fundamental attribution error : the norm of internality. Journal of Personality and Social Psychology, 40. 643-649. Joule R.V., Beauvois J.L.(1998) La soumission librement consentie. (Comment amener les gens à faire librement ce qu’ils doivent faire). Paris : PUF. Moscovici S. (1ère ed.1979 ; 1996). Psychologie des minorités actives. Paris : PUF. Traité de la servitude libérale de Jean Léon Beauvois Traité de la servitude libérale. Analyse de la soumission. Jean Léon Beauvois. Ed. Dunod. Octobre 1994. Manuel TOSTAIN Dans son précédent ouvrage destiné au grand public “ Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens ” (écrit en collaboration avec Robert-Vincent Joulé) Jean Léon Beauvois exposait comment, à défaut de posséder un pouvoir reconnu, on pouvait grâce à l’utilisation de certaines techniques, obliger autrui à réaliser des actes qu’il n’aurait pas eu envie de produire spontanément. Si ce livre était à voir comme le parfait manuel des procédures d’influences comportementales, l’ouvrage dont nous allons rendre compte, constitue un guide des effets de pouvoir et de la manipulation idéologique des esprits. Ce livre, alerte et plein d’humour comme le précédent, s’inscrit dans le cadre d’une réflexion plus générale délibérément politique. Beauvois y décrit en effet le fonctionnement des sociétés démocratiques libérales, pour montrer ce qu’elles engendrent de soumission au quotidien et son analyse débouche sur une étude des phénomènes d’aliénation psychologique. La thèse principale du livre est que la démocratie en tant que mode d’exercice du pouvoir et le libéralisme en tant qu’idéologie, se soutiennent l’une l’autre, et sont de formidables machines de l’immobilisme social, de l’autoreproduction des inégalités sociales. Si la critique de ce qui représente le paysage de notre modernité n’est pas nouvelle, que l’on pense aux analyses de l’école de Francfort ou aux travaux des structuralistes comme Foucault sur les modes de normalisation des individus, l’originalité du travail de Beauvois, est de rendre cette critique plus précise, grâce aux acquis d’une discipline qu’il connaît bien, la psychologie sociale expérimentale (celle-là même où s’illustrera un certain Stanley Milgram avec ses célèbres expériences sur la soumission à l’autorité). La réflexion de Beauvois repose sur l’analyse des effets de deux processus psychologiques induits par les rapports d’asymétrie de pouvoir : la rationalisation d’une part, l’internalisation d’autre part, processus qui seraient exemplaires de la démocratie libérale. En ce qui concerne le premier processus, la rationalisation, il se produit quand un individu a dû se soumettre à une source de pouvoir, et réaliser un comportement contraire à son attitude (par exemple c’est l’élève qui a décidé de sécher le cours de mathématiques, en a été empêché au dernier moment, et qui doit relever, à la demande expresse du directeur du lycée, les absences de ses camarades qui eux ont réussi à partir). Cette situation étant difficile à vivre comme on peut aisément l’imaginer, le sujet en règle générale va chercher à la rendre plus supportable. C’est là qu’intervient le processus de rationalisation proprement dit, celui-ci permettant de réduire la tension inhérente à la situation, en réduisant l’écart, la dissonance entre l’acte réalisé et l’attitude initiale du sujet. Concrètement, ce processus consiste à conférer après coup une valeur positive à l’acte, c’est-à-dire à modifier son attitude préalable pour la mettre plus en conformité avec son action (dans notre cas, notre élève en viendra par exemple à considérer qu’il n’est peut-être pas si idiot que ça de relever les absences, qu’il est peut-être utile d’astreindre les élèves à suivre les cours si on veut leur garantir un bon devenir scolaire). Cependant, certaines conditions doivent être réunies pour que ce phénomène se réalise. En particulier, il faut que le sujet ait été déclaré libre de réaliser ou non le comportement requis. Dans le cas contraire, on note que le sujet ne change pas d’attitude mais choisit plutôt de se dédouaner de l’acte, de le minimiser (notre élève par exemple trouvera cet acte de relever les absences toujours aussi négatif mais il avancera qu’il était obligé de le faire). La déclaration de liberté est donc essentielle pour déclencher ce processus. Cependant, et Beauvois insiste beaucoup sur ce point, cette déclaration de liberté renvoie plutôt à une illusion de choix et non pas à une liberté objective, car bien souvent, nous sommes dans des rapports de pouvoir qui rendent difficile de refuser ce qu’on nous demande de faire, soit-disant librement. Cela signifie, qu’au bout du compte, une déclaration de liberté a cet effet paradoxal de rendre une certaine soumission acceptable puisqu’elle permet d’engager le sujet dans la rationalisation, c’est-à-dire dans l’acceptation de la conduite extorquée. Le second mécanisme étudié par Beauvois, l’internalisation, consiste à à faire passer dans la sphère personnelle, comme relevant de soi, un comportement résultant en fait de pressions externes (par exemple, c’est la nécessité de respecter les ordres qui devient le trait psychologique : l’obéissance). L’activité d’évaluation des personnes dans le cadre des organisations est exemplaire de ce processus. En effet, bien souvent dans l’évaluation professionnelle, ce qui y est jugé, ce n’est pas tant les comportements prescrits, que la personne qui s’est vue obligée, compte tenu du contexte, de les émettre. Par exemple, un comportement requis : faire des heures supplémentaires car l’entreprise l’exige, devient, dans le cadre de l’évaluation du personnel, une caractéristique psychologique censée appartenir en propre à celui qui les a réalisées : en l’occurrence, on décrétera qu’on a affaire à un individu travailleur. L’évaluation oriente ainsi souvent vers l’internalisation dans la mesure où elle se focalise sur les personnes. C’est en tout cas ce que mettent en évidence de nombreuses études. Ces études montrent de plus que cette internalisation mise en oeuvre par l’évaluateur, est progressivement appropriée par l’évalué, c’est-à-dire que l’utilité sociale demandée (faire des heures supplémentaires) devient pour l’évalué une exigence personnelle exprimant sa nature psychologique personnelle (finalement, l’évalué pourra être conduit à se dire qu’il est un individu volontaire qui ne rechigne pas à la tâche). L’inconvénient de ces deux mécanismes, qualifiés de socio-cognitifs ( ils produisent une certaine connaissance psychologique pour celui qui les subis et ils résultent de rapports sociaux asymétriques), c’est qu’ils ont pour effets pervers d’immuniser l’environnement social de tout questionnement. Par la rationalisation, un acte exigé d’une source de pouvoir, et problématique pour le sujet car contraire à ses opinions, devient acceptable, le sujet lui attribuant après coup une valeur positive. Et par l’internalisation, la soumission à l’autorité, l’arbitraire social, se trouvent mis hors-jeu puisque l’acte devient assumée psychologiquement par l’individu lui-même. Ils favorisent donc l’immobilisme social. Dans ce cadre, il faut préciser que pour Beauvois, l’internalisation est un processus plus insidieux que la rationalisation, car si celle-ci se réfère à un comportement ponctuel, celle-là vise une dimension plus générale, l’univers mental de l’individu (la problématisation de soi en termes foucaldiens). Pour Beauvois, et c’est le point central de son analyse, la démocratie en tant qu’exercice du pouvoir et le libéralisme en tant qu’idéologie font fonctionner à plein ces deux mécanismes. En ce qui concerne l’exercice du pouvoir, on peut dire que la pratique démocratique est le mode de décision privilégié et le plus acceptable dans notre société. Cette pratique repose par définition sur une part d’initiative laissée aux intéressés dans la prise de décision. C’est par exemple la fameuse participation des salariés dans les entreprises. Cependant, elle n’empêche pas que nous devions accepter dans le quotidien, sans en avoir trop le choix, nombre de prescriptions (par exemple, il n’est pas facile pour un subordonné d’aller à l’encontre des recommandations de sa hiérarchie). Il faut dire d’ailleurs que ces prescriptions sont d’autant plus délicates à refuser que la pratique démocratique en appelle souvent à notre sens des responsabilités. C’est par exemple le chef qui convie son subordonné en lui disant “ vous n’êtes pas obligé de faire des heures supplémentaires, mais je suis sûr qu’un homme sérieux, ce que vous êtes à n’en pas douter, se rendra compte qu’il en va du bon fonctionnement de l’entreprise ”. Ainsi, on peut dire que la pratique démocratique, en agitant notre sentiment de liberté (c’est à nous de choisir) alors même que la situation peut-être objectivement contrainte, en invoquant qui plus est notre responsabilité individuelle, réunit à merveille les conditions qui engagent dans la rationalisation des comportements prescrits. Ces prescriptions sont légitimées et d’autant mieux acceptées dans nos sociétés démocratiques contemporaines, qu’elles reposent sur des idéologies très efficaces. Elles peuvent être légitimées d’abord par une idéologie que Beauvois qualifie de totalitaire, en ce sens que celle-ci en appelle à un objectif collectif, à des valeurs communes qu’une majorité de gens dans un cadre donné, est censée avoir envie de partager et qu’il est difficile de refuser : c’est par exemple, le projet d’entreprise ou encore la défense d’une caractéristique sociétale jugée importante comme la famille. Néanmoins cette idéologie de la “ communion sociale ” n’est pas toujours au goût d’une époque où l’on constate souvent une prééminence de l’individuel sur le collectif. C’est pourquoi on lui préfère une autre idéologie, libérale celle-là, et dont la caractéristique est d’en appeler à l’individu lui même, à son accomplissement personnel. A titre d’illustration, si on reste dans le champ de l’économie, c’est l’entreprise qui justifie le travail demandé à ses salariés en valorisant l’esprit de performance que tout un chacun est censé posséder et vouloir exprimer. Or, si à l’instar de l’idéologie totalitaire définie dans le sens de Beauvois, l’idéologie libérale légitime les impératifs mis en oeuvre dans le cadre démocratique, elle est cependant plus redoutable. En effet, dans la mesure où elle consiste à s’appuyer sur une nature psychologique des gens qui se trouverait en phase avec les exigences normatives (par exemple, avancer qu’on fait des heures supplémentaires car on aime aller au bout de soi), elle renvoie explicitement à ce processus insidieux et général décrit précédemment : l’internalisation. L’analyse de Beauvois est d’une grande rigueur mais assez pessimiste. Il doute en particulier que l’exercice de la citoyenneté soit à même de bousculer ces inerties propres au fonctionnement démocratique et à l’idéologie libérale. D’abord, parce qu’il remarque qu’un des attributs de cette citoyenneté, le droit de vote, censé permettre de critiquer un état social donné, s’arrête aux portes de ce qui fait le quotidien des individus (l’entreprise, l’école, la famille). Ensuite, car il considère que c’est dans ce quotidien fait de conduites de soumission à l’autorité, et où la rationalisation et l’internalisation sont à l’oeuvre, “ que se construisent les connaissances qui formeront leur mémoire (aux individus), et même leur mémoire de citoyens qui fréquentent de temps à autre l’isoloir ”. Pour Beauvois, le pronostic d’une évolution favorable est d’autant plus réservé que la forme politique qui éviterait ces effets pervers, ne semble généralement pas au goût du jour. Ce mode politique qui constituerait un réel progrès, ce serait une certaine forme d’autogestion. Celle-ci, dans la définition qu’en donne Beauvois, se caractériserait notamment (pour en rester sur l’exemple du domaine professionnel) par une évaluation des individus aussi bien descendante (des subordonnés par la hiérarchie) qu’ascendante (de la hiérarchie par les subordonnés). Cela permettrait d’instituer une remise en question périodique des asymétries de pouvoir (de par l’évaluation ascendante) et donc limiterait les processus de rationalisation et d’internalisation, dans la mesure où ces derniers se déclenchent à partir de telles asymétries. Le livre de Beauvois pourra paraître à certains un peu trop pessimiste, car celui-ci insiste principalement sur les pesanteurs et les aliénations des individus. D’aucuns pourront rétorquer (mais ne s’agit-il pas là d’un biais optimiste libéral) que le sujet peut néanmoins s’inscrire dans un jeu dynamique, devenir, selon l’expression consacrée, un acteur social. Même si ce type de critique peut être adressée à ce livre, il n’en reste pas moins que ce travail comporte le mérite de nous montrer de façon rigoureuse les incidences problématiques de certaines de nos représentations sociales dominantes. Pour terminer, rappelons que ce livre a été publié en 1994, c’est-à-dire à une époque où certains esprits prédisaient une fin de l’histoire, une fin des idéologies, où l’homme serait enfin réconcilié avec lui-même, tant sur le plan politique qu’économique. L’entreprise salutaire à laquelle il nous conviait : nous interroger autrement sur les mécanismes à l’œuvre dans le fonctionnement démocratique et l’idéologie libérale reste d’une entière actualité. On peut en voir pour preuve que ses critiques peuvent être rapprochées de celles qui se sont depuis développées au travers des mouvements anti-mondialistes et de l’économie solidaire. Celles-ci envisageant d’ailleurs également la question de nouvelles pratiques auto-gestionnaires (voir par exemple le fonctionnement des villes de Porto-Allegre, de Recife où les réflexions politiques du sous-commandant Marcos). Dans ce sens, le livre de Beauvois fait partie de ces livres rares, à la fois précurseurs et toujours d’actualité. Manuel Tostain file:///D|/Encours/AFPP/CDROMAFPP/SiteAFPP/Revue00/Rubrique_5/Sous-rubriques/R5SR1.htm (5 sur 5) [26/04/2003 17:03:56] Rodolphe Ghiglione et la politique. (*) Les organisateurs de cet hommage à R.Ghiglione m'ont demandé de parler de ses rapports avec la politique. Or, séparer l'homme de ses actes, me semble peu souhaitable, il en va de même des relations qu'il entretenait avec la politique et la recherche. Nous avons tous des fragments de vérités inscrits dans notre mémoire à l'égard de lieux, de situations, et surtout de personnes. Les psychosociologues savent, probablement mieux que d'autres, le caractère friable de nos souvenirs. Matière fragile, la mémoire représente l'acte sélectif par excellence, tant le perçu est soumis à ce besoin si humain de la (re)construction de la réalité et à l'emprise du social et de la culture. Subjectivité donc, hantise de la recherche scientifique, défi à la rationalité critique. R. Ghighione était, fondamentalement, un scientifique. Pourtant, la question politique ne lui était pas étrangère. Je pense au risque de trop marquer les traits, ou de faire une caricature figée. Je me trouve ainsi dans la peau d'un traducteur, dont le métier est une éternelle traîtrise: vais-je le trahir sans le vouloir en proposant une image recomposée? Vais-je me trahir en le voulant ? Pourquoi prendre ce risque? Je pense que la vérité (aletheia) doit lutter contre l'oubli (lethe), afin de dépasser - juste de peu - le paradoxe étrange de la condition humaine : savoir que le seul moment de certitude auquel l'être humain peut avoir accès, la mort, n'est pas communicable. Moment inconsolable pour ceux qui restent. Quête encore insoluble. Mystère pour la science. Limite de l'humain. (1) Ce thème est pénible et inépuisable . Or, il n'empêche que témoigner est un devoir de fidélité, un geste de reconnaissance et par la magie des mots une subtile manière de toucher la transcendance qui nous échappe quotidiennement. Les anciens grecs l'avaient bien compris. Seul le deuil exprimé publiquement a quelque chose de palliatif devant l'irréparable. Parole et cité sont ainsi doucement (ou gaiement) inséparables. J'ai accompagné R. Ghiglione, durant plusieurs années, à travers ses déambulations dans le territoire politique. Devant l'univers politique si l'attitude de l'homme citoyen était contrastée, celle du chercheur est restée toujours fidèle aux règles de l'approche scientifique. Il avait au fond, à la fois, une sincère attirance pour la politique, mais une grande méfiance à l'égard des politiques. Or, je me limiterai, ici, à rappeler ce dont j'ai était témoin et co-protagoniste. Plus précisément, ses rapports politiques avec les radicaux de gauche. Le point de départ de son intérêt politique, n'était pas politique. Il n'avait pas une âme de militant ni d'idéologue. Indépendamment des opinions citoyennes, son intérêt était guidé par la problématique de la persuasion et du discours politique en rapport avec la mise au point de la théorie du contrat de communication. C'est dans ce contexte que je suis arrivé à le convaincre, non sans peine, à réaliser une intervention technique auprès des radicaux de gauche. En 1989 deux candidats au poste de président du MRG s'affrontent. L'un des aspirants, un sénateur du sud-ouest, avec lequel j'avais des contacts, me propose d'intégrer son staff de campagne. J'ai pensé à la possibilité d'appliquer nos connaissances cumulées sur le discours et la gestuelle. Pour ce faire, R. Ghiglione, G. Argentin et moi même, avons mis au point un protocole expérimental, dont je pense qu'il reste d'une grande valeur heuristique. (2) Il faut ajouter que "notre" candidat a gagné. R. Ghiglione, reste persuadé, de la pertinence de notre contribution technique à la victoire. De cette expérience, il avait tiré plusieurs enseignements. Si ses appréhensions à l'égard du monde politique lui semblaient confirmés, une subtile envie d'en faire s'était manifestée. Il réalise toutes les possibilités que ce monde offre à l'application intelligente de nos connaissances en manière d'organisation, d'analyses discursives et de techniques d'intervention. Certes, son regard reste celui du technicien. Car, il calibre moins la signification et la symbolique à la fois du milieu et du métier politique. Cependant, l'idée d'une certaine action personnelle avait fait son chemin sans trop se manifester ou plutôt malgré lui. Une nouvelle opportunité lui est offerte en 1992. Le MRG doit renouveler ses instances nationales et élire un président. Les liens avec certains dirigeants radicaux se sont consolidés. Il avait participé, ici et là, à des réunions publiques dans le cadre de l'Observatoire de la démocratie, antenne ouverte d'une mouvance radicale et peu à peu s'intéresse aux préparatifs de l'échéance présidentielle interne. Nous partagions les grands objectifs et l'ambition de situer les radicaux de gauche au centre de l'échiquier politique. La métaphore de "l'arbitre politique" lui semblait porteuse. Je dois dire que malgré son peu d'expérience politique, sa capacité d'analyse et de travail font merveille. Pourtant les minuties ( voir les hypocrisies) de la relation entre les hommes politiques lui échappent. Les critères (parfois bien subtiles) des accords ou de désaccords idéologiques le déroutent. Pris au jeu, il décide de parier sur un candidat, dont les chances ( à mon sens) étaient encore trop faibles. Nous n'étions pas d'accord sur la stratégie à suivre. Moi, j'étais d'avis de faire un compromis, afin de tenter notre chance au prochain congrès. Ainsi, nos chemins ont divergé au milieu du gué. La difficulté d'apprécier les règles du jeu politique et de maîtriser les alliances tactiques, (où "tout est personnel" ou presque) troublent en grande partie sa propre objectivité. La politique reste une alchimie, elle n'est pas une science, mais un métier complexe, parfois (rarement) un art noble ou une superbe "cuisine". Il n'est pas utile, ici, de donner plus de détails. Il n'empêche que ses qualités avaient fortement impressionné le candidat victorieux, lequel lui propose un poste au sein du secrétariat national. Pour l'anecdote, R. Ghiglione est resté secrétaire national du MRG virtuel pendant 72 heures. Il refuse la proposition. Le cœur des hommes à ses raisons que la politique exulte, parfois irrationellement. Tel fut le cas. La méfiance l'avait emporté sur l'attirance. Lors du récent colloque à l'Université de Caen et le lancement de l'Association française de psychologie politique, j'ai rendu hommage à la mémoire de l'ami et du chercheur en rappelant qu'il aurait dû être là parmi nous. Nous avions convenu d'un exposé sur le charisme populiste d'Hugo Chavez C'était le chercheur, encore une fois, qui continuait a s'intéresser aux affaires politiques. 1992. Maritza Montero de l'Université Central de Caracas nous avait invité à un cycle de conférences sur l'analyse propositionnelle du discours et ses applications à la psychologie politique. Notre voyage avait été retardé. Nous arrivions dans un moment de crise institutionnelle. Le Venezuela venait de vivre un coup d'État avorté, dont l'acteur principal était le jeune Lt. Hugo Chavez. L'image populaire du leader a ce moment en prison s'affichait avec fierté sur les T-shirt portés par des jeunes sur les rues de Caracas. Sous la forme de TP nous avions improvisé une analyse du discours des insurgés. Le texte était superbe. Avec la virtuosité de Rodolphe pour rendre saillants les paramètres d'un discours, politique de surcroît, le séminaire était devenu un laboratoire de psychologie politique. Les rencontres avec des collègues de sciences politiques, nous ont révélé une face cachée du jeune putschiste. Il était diplômé de sciences politiques de l'Université Simon Bolívar, le lieu de l'élite du pays. La conclusion d'hier, est aujourd'hui confirmée. Nous étions à la veille d'un changement radical de la démocratie vénézuélienne et devant l'émergence d'un leader charismatique (3), dont le discours permettait d'envisager son ancrage dans une réalité qui échappait de plus en plus à la classe politique et mettait les élites au pied du mur. Actuellement Hugo Chavez est président du Venezuela. Pour conclure. R.Ghiglione jetait sur le monde politique un regard parfois trop sévère. Il a mesuré, je crois, la barrière formidable qui sépare la vie politique de la vie académique. Si l'expert en persuasion qu'il était reconnaissait le rôle important de l'ambiguïté en politique, l'homme de sciences la rejetait (paradoxalement) avec passion. Il avait conclut que seul le monde de la politique universitaire lui convenait. Pourtant, l'idée du besoin du politique et la nécessité de la justice sociale restait au centre de ses réflexions privées. D'autres pourront en parler avec plus d'autorité que moi. Il a eu la vie qu'il a voulu: intense et productive. Mais, il aurait pu avoir d'autres vies, toute aussi intenses et productives. J'ai eu l'occasion de l'observer dans des circonstances un peu exceptionnelles, où sa capacité forcenée de travail laissait place à une sensibilité moins voilée, à des échanges plus joviaux et spontanés. J'ai cru apercevoir à travers ces brefs épisodes, le côté songeur d'un rationaliste qui doute, et nostalgique des époques révolues, chevaleresques de surcroît. Car, R. Ghiglione était me semble-t-il (mais, qui peut en être sur ?) sous l'emprise d'une philosophie morale exigeante à l'image d'un patricien romain, plus proche de la plèbe que de la noblesse, au sein d'une société trop convenable. D'où l'attitude réaliste, mi-sceptique et mi-stoicienne, à la manière de Cioran, de quelqu'un qui cultive un jardin secret, où la poésie ne s'extériorise pas. D'où l'admirable fascination hypothético-déductive pour les expériences de laboratoire. D'où les images sombres et fortes, comme celles des BD de Bilal, qu'il évoquait avec plaisir et ironie, aux limites du sensible. Mais, au fond, il avait, j'imagine, un désir puissant de grands espaces et une farouche volonté d'entreprendre. Alexandre Dorna Liste des articles classés par ordre alphabétique des auteurs Si vous désirez consulter directement un article, cliquez sur la référence Pierre ANSART Connaissance des passions politiques Platon, Machiavel, Tocqueville R2SR5 Jacqueline BARUS-MICHEL CONSIDERATIONS PSYCHO-POLITIQUES SUR UNE ACTUALITE DE CRISE : LE 11 SEPTEMBRE 2001 R3SR1 Odile CAMUS La norme d’internalité, un concept de psychologie sociale libérale ? R4SR2 La psychologie politique : le retour d'une discipline inattendue R2SR1 IN MEMORIAM R. GHIGLIONE R6 Les C@hiers de Psychologie Politique : ciseler des paroles sur du virtuel est-il un défi bien raisonnable? Edito LANCER UN DEBAT : La fragmentation des sciences humaines et l'absence d'un projet de société R4SR1 Adam KISS LA DÉMOCRATIE, LA CITOYENNETÉ ET L'ARGENT R2SR2 Benjamin MATALON MULTICULTURALISME ET COMMUNAUTARISME R2SR3 Constantin SALAVASTRU RATIONALITÉ ET MANIPULATION R2SR4 Manuel TOSTAIN Traité de la servitude libérale de Jean Léon Beauvois R5SR1 Alexandre DORNA file:///D|/Encours/AFPP/CDROMAFPP/SiteAFPP/Revue00/liste_articles.htm [27/04/2003 18:06:21] Si vous désirez consulter la liste des publications d'un auteur cliquez sur son nom Si vous désirez lui envoyer directement un courriel, cliquez sur l'animation Pierre ANSART Jacqueline BARUS-MICHEL Odile CAMUS PRIS – Université de Rouen . Alexandre DORNA Professeur de Psychologie politique Université de Caen Nicole DUBOIS Hélène FEERTCHAK Maître de conférences en psychologie sociale à l’Université Paris V Esteve FREIXA i BAQUE Professeur d’Analyse Expérimentale du Comportement Université de Picardie, Jules Verne Olga GRIBOVA Université de Caen Bernard GANGLOFF Laboratoire PRIS, Dpt de Psychologie, Université de Rouen Adam KISS Centre d'Étude et de Recherche en Psychopathologie, UFR de Psychologie, Université de Toulouse Le Mirail Benjamin MATALON Professeur de Psychologie Sociale Université de Paris 8 Constantin Salavastru Séminaire de Logique discursive, théorie de l’argumentation et rhétorique Chaire de Logique et de philosophie systématique Faculté de Philosophie Université “Al.I.Cuza” - Iassy (Roumanie) Manuel Tostain LPCP, UFR de Psychologie Université de Caen 14032 Caen Cedex Connaissance des passions politiques Platon, Machiavel, Tocqueville Pierre ANSART Platon, les passions de la cité Machiavel, les passions du pouvoir Alexis de Tocqueville. L’explication et la compréhension des émotions, des sentiments, des passions politiques, constituent une difficulté permanente pour les sciences sociales, l’histoire, et, plus encore, pour les sciences politiques et la sociologie. Si l’on ajoute à ces objectifs d’explication et de compréhension la recherche des dynamiques psycho-sociales et de leurs conséquences, on accroît à l’extrême les écueils et les incertitudes. L’une des ressources dont nous disposons dans ce domaine est constituée par l’ample tradition des auteurs du passé qui ont directement affronté ces questions et proposé à la fois des interprétations et un ensemble d’hypothèses sur le rôle des affectivités dans le devenir politique des cités et des nations. Pour rappeler la fécondité de ces relectures, évoquons trois auteurs choisis pour la diversité de leurs approches et leur éloignement dans le temps : Platon, Machiavel et Tocquevlle. Ce rapprochement volontairement paradoxal aura pour but, non de rappeler des hypothèses connues, mais de rechercher à quelles méthodes et à quelles théories ces analystes eurent recours pour surmonter les difficultés. Et l’on tentera de montrer pourquoi ces travaux et ces théories ne sont pas sans fécondité pour les recherches actuelles. Platon, les passions de la cité Platon, dans le Livre VIII de La République, s’interroge sur les passions comparées des différentes constitutions. Il analyse les caractéristiques des constitutions qu’il nomme « imparfaites », la timarchie, l’oligarchie, la démocratie, la tyrannie qu’il oppose à la cité parfaite. Il développe alors la thèse selon laquelle les passions des citoyens ne sont pas identiques dans les différentes constitutions et qu’elles sont aussi différenciées, dans une même cité, selon les classes sociales. Une oligarchie despotique, par exemple, exacerbe, dans les familles dominantes, le désir de posséder et la concurrence entre ces familles pour l’accaparement des richesses. Loin de la timarchie où régnait la passion des honneurs, « … à des hommes qui aiment à avoir le dessus et qui sont férus d’honneurs se sont finalement substitués des hommes aimant les affaires d’argent, aimant à s’enrichir, qui pour le riche ont louange et admiration, qui l’élèvent aux charges, tandis qu’à leurs yeux le pauvre est déconsidéré »(1). . Et de même, cette constitution oligarchique qui rejette la majorité de la population dans l’indigence, exacerbe la passion de la haine chez les démunis qui, « …pleins de haine, conspirent contre ceux qui se sont rendus acquéreurs de leur bien… » (2). et ne rêvent que de révolution. Platon poursuit cette thèse pour chacune des constitutions et présente comme évidente cette correspondance entre une structure sociopolitique et l’organisation des passions. Hypothèse structurale, pourrait-on dire, selon laquelle le régime des passions en oligarchie, - l’avidité d’une part, et la haine collective contre les dominants, d’autre part, - redouble la division radicale entre les quelques familles dominantes et les démunis. La structure dichotomique, dira-t-on dans un langage holiste (envisageant la cité comme une totalité), génère la bipolarisation affective, le mépris pour les faibles et, à l’opposé, les sentiments d’envie, de jalousie et de haine. Platon ajoute qu’à ces différentes constitutions correspond une certaine psychologie commune aux citoyens : il y a, dit-il, un « homme de l’oligarchie » comme il y a un « homme de la démocratie » : arrogant et vindicatif, peu enclin aux arts et sordidement avare dans les familles dominantes de l’oligarchie ; léger et changeant dans la démocratie, irresponsable et porté à la futilité. Si les désirs sont universels et caractérisent la condition humaine, ils revêtent des formes et des orientations diverses selon la structure des organisations de l’état. Cette leçon platonicienne sur la relativité des passions n’est pas contradictoire avec une autre leçon sur l’attachement du citoyen à sa propre cité, attachement qui n’est pas exclusivement de l’ordre de la raison. Platon illustre ce sentiment par les hésitations de Socrate à s’évader de prison alors qu’il est condamné à boire la ciguë selon un jugement dont il sait l’injustice. Le dialogue de Socrate avec les Lois athéniennes met en question la fidélité du citoyen et situe la réponse dans l’expérience de la filiation et du sentiment d’appartenance. Socrate légitime sa fidélité aux lois par le respect filial et l’attachement aux parents. Entre l’injustice subie et celle qu’il y aurait à participer à la destruction de sa propre cité, l’homme raisonnable choisit l’obéissance à la cité. Et sans doute Socrate s’efforce-t-il d’expliquer son choix aussi rationnellement que possible, mai il termine en reconnaissant que ses arguments sont davantage l’écho d’une expérience ressentie, d’une expérience esthétique, que la conclusion d’un discours rationnel : « Voilà, mon cher Criton, ce que je crois entendre, comme les Corybantes, dans leur délire, croient entendre des flûtes ; et c’est le bruit de ces paroles, qui, grondant en moi, fait que je suis impuissant à en écouter d’autres » (3). Machiavel, les passions du pouvoir. C’est une autre question que pose Machiavel : non plus celle des sentiments et des passions dans la cité, mais celle du pouvoir et de son exercice dans une principauté. Comment gouverner ? Comment conquérir et conserver le pouvoir alors que les gouvernés sont avides et inconstants, alors que les grands, les détenteurs de richesses, veulent dominer, et que les pauvres, le peuple, résistent nécessairement à l’avidité des familles nobles ? Comment gouverner l’état en de telles conditions ? Comment gouverner les passions pour conserver le pouvoir ? Un constat préliminaire à cette réflexion est maintes fois répété par Machiavel : le fait permanent de l’insatisfaction des citoyens. Il décrit l’exercice du pouvoir comme un affrontement inévitable et constant entre le pouvoir et les frustrations de tous. Cette insatisfaction est, pour Machiavel, liée à la nature même de l’homme. L’exercice de l’autorité pourra accroître cette insatisfaction, on peut prévoir qu’il ne pourra la combler. « Les désirs de l’homme sont insatiables : il est dans sa nature de vouloir et de pouvoir tout désirer, il n’est pas à sa portée de tout acquérir. Il en résulte pour lui un mécontentement habituel et le dégoût de ce qu’il possède : c’est ce qui lui fait blâmer le présent, louer le passé, désirer l’avenir et tout cela sans aucun motif raisonnable » (4). Les rapports entre les puissants et le peuple sont marqués par cette insatisfaction essentielle et renforcée par le rapport de domination. Machiavel fait de ce rapport une lutte entre le désir de domination propre aux puissants et de désir d’autonomie propre au peuple : « Car en toute cité on trouve ces deux humeurs différentes, desquelles la source est que le populaire n’aime point à être commandé ni opprimer des plus gros. Et les gros ont envie de commander le peuple » (5). Ces relations chargées d’affectivité ne cessent de se modifier, de se renforcer ou de s’affaiblir selon les circonstances, les risques et les menaces ressentis. Une domination jugée excessive renforce la haine du peuple, comme une menace po-pulaire renforce la peur et la méfiance des puissants. C’est dans ce contexte passionné qu’intervient l’action du prince, non point afin de promouvoir la sagesse et la raison, comme le prétendent les moralistes, mais, en réalité, dans un contexte socio-historique particulier et selon ses exigences personnelles. Ainsi, le contexte affectif est différent selon que le prince est parvenu au pouvoir par le soutien des puissants ou par le soutien du peuple. S’il y est parvenu grâce aux familles puissantes, il se trouve, dès l’abord, face à des égaux, des rivaux qui résistent à son commandement. S’il y est parvenu, au contraire, par la faveur du peuple, il se trouve sans rivaux directs et entouré de citoyens qui lui sont attachés et prêts à lui obéir. Détenteur du pouvoir, le prince détient une certaine liberté de choix. La distance entre lui et l’ensemble des subordonnés crée l’espace qui lui assure une marge de liberté mais cet espace est balisé par les dynamiques socio-affectives qui l’entou- rent. Et c’est le point crucial de la réflexion de Machiavel dans Le Prince que de méditer sur les choix du prince et sur leurs conséquences possibles, sur les effets prévisibles des décisions sur les réactions des citoyens. La prise en compte des passions intervient dans les finalités même de l’action politique, dans la mesure où le prince, parvenu au pouvoir, désire le conserver. Intervient dans ces finalités la considération de la haine des citoyens. L’essentiel , pour le prince, n’est-il pas d’éviter que ne se rassemble contre lui la haine du peu- ple ? S’interrogeant sur l’efficacité militaire des forts et des citadelles, Machiavel note d’un mot : « … la meilleure des citadelles qui soit, c’est de n’être point haï du peuple »(6). Dès lors la réflexion sur le caractère faste ou néfaste, raisonnable ou déraisonna- ble des décisions et des actions du prince prend pour critère les réactions émotion- nelles des citoyens, réactions qui peuvent conduire au renforcement , à la puissan- ce de l’état ou, à la limite, à sa destruction. Les conseils que Machiavel adresse au prince sont indissociables de la réflexion sur les sentiments et les passions. Aux questions du choix entre deux éventualités (« De la cruauté et de la pitié, et s’il vaut mieux être aimé que craint, ou le contraire » XVII ; « De la libéralité et de la parci-monie » XVI…), la réflexion prend la mesure des conséquences et des logiques af- fectives prévisibles. On montrera que l’excès de commisération peut affaiblir le res-pect du peuple à l’égard du prince et le conduire à sa perte ; et, tout au contraire, le recours à une brève action cruelle peut renforcer le respect de la loi. L’enjeu de cette connaissance des affectivités politique n’a rien de secondaire puisqu’elle a pour finalité ultime la conservation même d’état. Sa négligence peut conduire à son affaiblissement et, finalement, à sa disparition. Alexis de Tocqueville. Parmi les trois analystes que nous rapprochons ici, Alexis de Tocqueville est celui qui a formulé le plus explicitement la question de la nature et du rôle des passions politiques. En construisant la notion de « passions générales et dominan- tes » (7), il proposait de construire cette problématique des passions et suggérait un choix de méthodes pour en poursuivre l’étude. Il accompagne cette question d’une précision sur le double caractère des passions d’être à la fois permanentes à travers le temps et incessamment différentes selon les époques. Nous pouvons donc reprendre ses propres termes en soulignant combien cette réflexion accompagne toutes ses analyses socio-historiques et qu’elle revêt une importance décisive dans le diagnostic sur l’histoire et sur les risques de la démocratie. Lorsque Tocqueville évoque l’imaginaire aristocratique, le paternalisme royal, et les sentiments qui s’y rapportent, il ne fait pas de ces derniers le simple accompa-gnement, le décor d’un système socio-politique, mais bien une dimension qui explique sa cohésion et sa durée. On ne saurait comprendre, en effet, la stabilité et la puissance de l’ancien régime si l’on ne comprenait pas la « bienveillance réciproque » des nobles, assurés de leurs privilèges, et du serf « regardant son infériorité comme un effet de l’ordre immuable de la nature » (8). Cet ensemble complexe fait d’attachement à la personne et à l’image paternelle du roi, de respect à l’égard de la religion, de « préjugés provinciaux », traversait tout l’édifice social et participait à sa permanence. Tocqueville peut donc faire de l’affaiblissement de ce système affectif une expli-cation majeure de l’effondrement de l’ancien régime au cours des premiers mois de la Révolution. Une telle explication ne peut être simplifiée, elle requiert un large inventaire des conditions politiques, la centralisation de l’Etat au cours des XVII° et XVIII° siècles, l’absentéisme des nobles entraînant de leur part, vis-à-vis de leurs paysans un « absentéisme de coeur », le développement, dans les villes, d’un individualisme destructeur des solidarités, l’irritation des paysans contre des droits féodaux perçus comme totalement arbitraires, la régression de la religion soumise à la critique rationaliste… C’est cette longue histoire cachée dans laquelle se croisent l’économique et le politique, le paysan et le philosophe, qui permet de comprendre la sensibilité révolutionnaire et l’enthousiasme de 1789. Avec la démocratie s’instaure un tout autre « état social » marqué, par ce phé-nomène fondamental et « providentiel » qu’est l’extension de l’égalité des condi-tions. La disparition des castes, la revendication ardente de l’égalité politique, transforme radicalement l’organisation sociale et donc l’organisation des passions. Et, comme Tocqueville s’interrogeait, dans L’Ancien régime et la Révolution, sur l’agencement des passions dominantes dans l’aristocratie, il recherche comment les trois passions qu’il distingue dans la démocratie s’ordonnent, se complètent ou s’opposent. La première passion, l’avidité des biens matériels et de l’argent, l’amour du bien-être, qui se trouve libérée par l’effacement du principe de l’honneur, constitue bien une passion « générale et dominante », générale en ce sens qu’elle est partagée par tous en démocratie, dominante en ce sens qu’elle l’emporte sur toute autres. C’est elle qui incite au travail et qui communique à la vie sociale son intensité et sa fébrilité. La deuxième passion, celle de l’égalité, est inscrite dans les fondements même de la démocratie puisqu’elle est sa dynamique même et sa légitimité face à l’aristocratie. Elle est omniprésente aux actions et aux revendications en démocratie, avec ses conséquences contradictoires, depuis l’exaltation de la dignité personnelle jusqu’à l’envie aveugle et destructrice. Au sein de ces intensités, la troisième passion, celle de la liberté n’est pas aussi assurée d’être défendue que les deux précédentes. Il se déroule, selon Tocquevil-le, un conflit obscur entre la passion de l’égalité et le goût de la liberté. Dans l’état social de la démocratie, le fait des inégalités, les déceptions inévitables, la bassesse des jalousies, entretiennent les ardeurs de l’égalité en menaçant les exigences de la liberté. Ainsi se dessine la menace d’une évolution vers le « despotisme doux » dans lequel un pouvoir immense et tutélaire se chargerait d’assurer le bien-être et les jouissances à des citoyens assujettis (9). En ce sens et pour Tocqueville, développer une psychologie du politique conduit directement à s’interroger sur le devenir des sociétés, et, en l’occurence, sur le devenir de la démocratie. De ce rapprochement entre trois auteurs si éloignés dans le temps, bien des le- çons peuvent être tirées et, sans doute, contradictoires. N’en retenons que deux, sur l’importance politique des passions, et sur la méthode de leur observation. On ne peut qu’être frappé par l’intérêt apporté par ces trois observateurs aux affectivités socio-politiques dans des contextes et des systèmes politiques aussi différents. Platon pense le devenir d’Athènes, cette cité dans laquelle le pouvoir exécutif est peu différencié et l'Assemblée des citoyens libres maîtresse de ses décisions. Machiavel au contraire, s’interroge précisément sur ce pouvoir distincte dans les principautés. Tocqueville pense non la démocratie imaginaire, mais l’état social des Etats-Unis dans le détail de ses tensions. Or, on voit que ces auteurs, cherchant à penser la structure et le devenir de ces sociétés si diverses, posent le même problème, celui des sentiments, des émotions, des passions sociales et poli- tiques. Ils en font une dynamique décisive de l’histoire. La connaissance de cette dynamique est rendue possible par l’approfondisse- ment des comparaisons. Le rapprochement platonicien entre les constitutions im-parfaites permet de mettre en relief la diversité de leur structure et, simultanément la diversité de leurs passions. Il permet de s’interroger sur leur transformation et d’analyser les conditions effectives de ces évolutions. Machiavel trouve dans le rapprochement entre la Rome de Tite-Live et les principautés italiennes de multiples points de comparaison et des éléments de réponse aux questions des choix politiques, face aux passions conflictuelles. Et Tocqueville fait de la com- paraison systématiquement poursuivie entre l’aristocratie et la démocratie un ins-trument majeur et le moyen de mettre en relief les passions des différents régimes. Un comparatisme audacieux et rigoureusement poursuivi serait donc une voie royale pour découvrir les configurations affectives, leur diversité, leur force et la gravité des problèmes qu’elles posent pour le devenir social. Penser les psycho- logies politiques serait une voie essentielle pour penser l’histoire. Pierre ANSART