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Page de bienvenue des Cahiers de psychologie politique
Les C@hiers de
Psychologie politique
revue interactive d'information et de dialogue
N° 1 - Janvier 2002
file:///D|/Encours/AFPP/CDROMAFPP/SiteAFPP/Revue00/bienvenue.htm [26/04/2003 17:06:08]
Editorial
Les C@hiers de Psychologie Politique :
ciseler des paroles sur du virtuel est-il un défi bien raisonnable?
Articles
La psychologie politique :
le retour d'une discipline inattendue
LA DÉMOCRATIE, LA CITOYENNETÉ ET L'ARGENT
MULTICULTURALISME ET COMMUNAUTARISME
RATIONALITÉ ET MANIPULATION
Communications
brèves
Connaissance des passions politiques
Platon, Machiavel, Tocqueville
CONSIDERATIONS PSYCHO-POLITIQUES SUR UNE
ACTUALITE DE CRISE :
LE 11 SEPTEMBRE 2001
Entretiens et
débats
LANCER UN DEBAT : La fragmentation des sciences humaines et
l'absence d'un projet de société
La norme d’internalité, un concept de psychologie sociale libérale ?
Chronique des
livres
Traité de la servitude libérale
de Jean Léon Beauvois
In memoriam
Rodolphe Ghiglione et la politique
Les C@hiers de Psychologie Politique :
ciseler des paroles sur du virtuel est-il un défi
bien raisonnable?
Je ne présente pas ici l'aboutissement d'un projet éditorial, mais l'idée d'un renouveau
transdisciplinaire à la recherche des paradigmes nouveaux et perdus de surcroît. C'est
une initiative où la forme et le fond s'épaulent réciproquement. L'électronique est une
bien étrange chose. Que penser d'une revue sans l'odeur d'encre et sans le craquement
du papier ? Et encore, presque sans intermédiaires. Revue ouverte, mais dans le cadre
d'une démarche universitaire rigoureuse. D'où un comité de lecture (en aveugle) discret
et exigeant et un comité de rédaction pluriel, voire bigarré.
Car il s'agit de ciseler des paroles renaissantes sur du virtuel !
C'est un choix. Choix économique? Pas forcément. Mais choix communicatif. Il s'agit
de brasser par-delà nos frontières géographiques et disciplinaires. D'où un comité
scientifique international composé des figures appartenant à des cultures diverses.
Qu'ils soient tous et toutes remerciés. Choix d'ouverture à des disciplines qui depuis un
temps ne font que se croiser sans se parler, trop occupées à protéger leurs champs
privés de réflexion et à produire des micro-théories auto-satisfaissantes, dont l'effet
pervers est d'éloigner les unes des autres. Eclatement des grands paradigmes
fédérateurs. Fuite en avant qui ressemble plus à une dérive de la connaissance qu'à une
exploration des nouveaux mondes tout azimut. Fragmentation donc.
Finalement, il y a le choix d'une universalité concrète et d'une science moins
technicienne et plus humaine. Renoncer au scientisme sans sacraliser la science ni
tomber dans la tentation romantique. Regarder les yeux grands ouverts.
Car le temps nous est compté : la vie individuellement est trop courte et les tâches trop
urgentes. Je pense qu'une revue électronique peut nous aider à faire œuvre utile, à
condition de ne pas démissionner ni prendre nos désirs pour la réalité.
Alexandre DORNA
La psychologie politique :
le retour d'une discipline
inattendue
LA DÉMOCRATIE, LA
CITOYENNETÉ ET
L'ARGENT
MULTICULTURALISME ET
COMMUNAUTARISME
RATIONALITÉ ET
MANIPULATION
Connaissance des passions
politiques
Platon, Machiavel,
Tocqueville
La psychologie politique :
le retour d'une discipline inattendue
Alexandre DORNA
I.- A la recherche de la psychologie politique
II.- La psychologie politique : une mosaïque à sept visages.
III.- La pertinence d'une problématique psychopolitique.
IV.- Un mot pour la fin? : la tâche de notre temps.
Annexes
La psychologie politique est devenue progressivement une nouvelle discipline
universitaire et un carrefour (Dorna 1989) pour l'ensemble des sciences humaines. Le
24e congrès annuel de la Société Internationale de Psychologie Politique (ISPP) en
témoigne (3). Il s'est tenu du 15 au 18 juillet, pour la première fois dans un pays
d'Amérique Latine (Cuernavaca, Mexique), avec plus de 350 communications en
traduction simultanée anglais-espagnol.
En France, s'est constituée au mois de novembre 1999, à l'Université de Caen,
l'Association Française de Psychologie Politique (AFPP), après quelques années de
tâtonnements et des publications dans diverses revues universitaires (1). Un bulletin
trimestriel, « Politeia » (2), relie ses membres et constitue l'embryon d'une future revue
électronique : Les C@hiers de psychologie politique.
I.- A la recherche de la psychologie politique
Les antécédents de la psychologie politique sont anciens, puisque ses traces remontent à
la tradition gréco-latine. En France, les premiers travaux, à la fin du XIXe siècle,
portent sur les conséquences sociales et politiques de l’industrialisation : les foules, les
nationalismes, le terrorisme, la criminalité, la violence. Après une véritable éclipse,
certains chercheurs (Adorno, Sperber, Fromm, Tchakotine, Reich) reviennent, devant la
montée du fascisme et de l'autoritarisme, à l'orientation originale de l'approche.
Puis un long silence est imposé par la recherche quantitative et la « normalisation
méthodologique des sciences sociales ». Or, ces derniers lustres, progressivement, les
sciences sociales, à force de spécialisation, ne sont plus en mesure d'assurer leur propre
cohérence épistémologique, leur consistance méthodologique et leur volonté
idéologique, devenant ainsi une sorte d'archipel de connaissances ponctuelles. En
somme : la formalisation et la mathématisation de la pratique théorique ont déformé et
surdéterminé les objets d'étude.
C'est le syndrome des «micro-théories» : la fétichisation de la méthodologie quantitative
par l'emploi indiscriminé de la statistique. A force d'imposer à la recherche de l'humain
un carcan institutionnel expérimental issu des sciences naturelles et une spécialisation
extrême, le résultat est un effet pervers dont les conséquences sont contraires à l'esprit
de la science : enfermement disciplinaire, rigidité conceptuelle, abstraction virtuelle de
la réalité, cloisonnements thématiques, auto-reproduction des modèles de laboratoire,
formation des élites excluantes, manque de dialogue inter-disciplinaire,
bureaucratisation. Bref, un nuage de petites théories qui polluent la vision d'ensemble.
Ce phénomène n'est pas que l'apanage des sciences sociales. J.P. Levy-Leblond,
physicien, rappelle que nous vivons en matière de science sur l'héritage et les acquis du
XIXe et des débuts du XXe siècle. Pourtant les micro-théories continuent à se
multiplier.
La politique, elle-même, devenue technicienne et gestionnaire, « navigue » à vue, faute
d'une orientation générale. D'où la sclérose du système politique moderne et
l'affaissement de la démocratie représentative. Pis encore, les questions refoulées de
jadis rodent actuellement aux portes des cités affaiblies : nationalisme, autoritarisme,
populisme, dans l'attente de leaders providentiels (Dorna 1998, 1999). D'où le malaise
qui traverse l'opinion publique et remet en cause les centres vitaux de la modernité : la
raison et la science.
Le retour de la psychologie politique s'est imposé ainsi, sous la forme d'une ré-ouverture
et d’un dialogue interdisciplinaire (Wallenstein 1996). Il s'agit d'une (re)prise en compte
de la transversabilité de la connaissance, du caractère concret des problèmes, de leur
dimension historique, et de la relation étroite entre le rationnel et l'affectif.
Paradoxalement, les premières tentatives de réponse ne sont pas venues de la
psychologie, mais des disciplines voisines : la sociologie et les sciences politiques.
Plusieurs penseurs ont reposé les jalons d'un retour à la subjectivité. Foucault a ouvert
(indirectement) la route, Habermas ré-introduit la question de la communication., tandis
que la réflexion de Dumont sur l'individualisme et l'holisme éclaire l'enjeu du sujet.
Quant à Girard ses contributions sur le bouc émissaire et la pratique sacrificielle ouvrent
de nouvelles perspectives. Impossible d'oublier l'acuité du regard d'Elias sur la
dynamique de l’Occident. Si ces penseurs ne sont pas sur les mêmes registres
épistémologiques, ils expriment, sans doute, une aspiration commune pour combler le
vide psychologique laissé par le rationalisme et la pensée technicienne.
Une réflexion qui marque le point de retour est celle d'A. Touraine lorsqu'il écrit en
1984 : « La crise de la sociologie porte sur sa définition même. » (…) Plus loin, il ajoute
: « Le temps des émotions, au sens psychologique comme au sens historique ancien de
ce mot, est revenu. (…) Il nous faut rompre avec cet objectivisme auquel nous étions si
accoutumés. » Et enfin, non sans ambiguïté Touraine déclare : « Aujourd'hui s'opère le
passage d'une image cosmocentrique à une image anthropocentrique de la vie sociale. »
II.- La psychologie politique : une mosaïque à sept visages.
Faute d'un paradigme fédérateur en sciences sociales, la psychologie politique,
« colporte », depuis très longtemps, un projet intégrateur pour l'ensemble des
connaissances politiques humaines.
Si l'inventaire à faire est long, certains noms sont incontournables dans la rétrospective
à réaliser : E. Boutroux; H. Berr, P. Lacombe, C. Seignobos, A. Xenopol, F. Simiand, P.
Mantoux, C. Bouglé, sans oublier d’évoquer des grandes figures de la philosophie et de
la sociologie classiques, dont Weber est devenu la référence obligée. Et, plus proche de
la psychologie (historique), Ignace Meyerson, dont l'oeuvre reste mal connue, parce
qu'elle invite à un programme de recherche « téméraire », selon l'expression utilisée par
J. Brunner (1996) qui en fait l'éloge. Faut-il dire, également, qu'elle fait le pont avec
celle d'autres penseurs, apparentés à l'approche psycho-politique : Vidal-Naquet,
Vernant, Detienne, Jaerger, Thompson, Dodds…
Forte d'un tel héritage théorique et culturel, la psychologie politique a de quoi se
montrer composite, large et plurielle. Rien d'étonnant donc d'y trouver plusieurs
orientations. J'en décrirai sept. A savoir :
a) Une première orientation qui s'exprime dans la psychologie sociale : la psychologie
politique ne serait que l'application de ses (micro)théories expérimentales au champ
politique. Le risque est ici de faire croire que la psychologie politique est la fille d'une
psychologie de laboratoire. Tentative de récupération ou ignorance de l'histoire des
idées sociales?
b) Une deuxième orientation (derivée de la première) qui assimile la psychologie
politique à l'étude des idéologies. Il y a là quelque parenté avec la démarche kantienne
de la qualité éthique de la société et de la critique cognitive de la réalité. Elle postule un
système rationnel de références, sous la forme de croyances, attitudes ou représentations
profondement ancrées dans l'appareil cognitif des individus.
c) La troisième orientation prétend jeter un « pont » entre psychologie et politique,
mais sans s’assigner la tâche d'en faire la synthèse. Il s’agit ainsi d’analyser les relations
entre la structure générale de la société et la structure psychique des individus et des
événements historiques incarnés par des hommes politiques.
d) La quatrième orientation traite des « troubles » et des « perturbations » sociaux. La
psychologie politique doit ainsi répondre à des questions exceptionnelles : les crises, les
révolutions, les grandes pathologies sociales, etc. C’est la perspective d’une psychologie
sociale « clinique » qui s’intéresse de près à l’étude du changement social et de ses
conséquences sur l'individu. Elle porte la marque d'un « bricolage épistémologique »
devant l’urgence.
e) Une cinquième orientation utilise comme mot-clef la notion de polémique au sens
étymologique et figuré du terme : la guerre et toutes les manifestations symboliques qui
en sont proches. La politique étant le prolongement de la guerre par d'autres moyens,
selon la célèbre maxime de Clausewitz. Mais, également, les questions qui lui sont
associées : la propagande, le discours, le conflit, les negociations, la paix.
f) La sixième orientation est celle de la critique et de l’engagement des acteurs. Certains
chercheurs déclarent que les vrais rapports entre le politique et la psychologie sont ceux
de l’inclusion : car ces rapports sont inéluctablement politiques. Le psychologue polique
l'est avant tout en tant que citoyen. Evoquer la « neutralité » de l'expert leur semble
inacceptable, même scientifiquement. C'est méconnaître les déterminismes sociaux.
Certes, peut-on rétorquer, « tout n’est pas politique », mais c’est dire que toute méthode
est discutable et qu’aucune n’a un statut immuable et recèle encore moins de vérité
révélée. De fait, les méthodes sont des procédés d’argumentation, les théories ne sont
que de grandes métaphores et leur valeur de vérité est toute relative.
g) Enfin, il y a une septième orientation qui s'avance masquée : la psychologie politique
ne serait qu'une version bâtarde d'une question encore plus générale : la psychologie
collective. L'impossible dissolution (Bergson y a quelque part!) des couples sujet-objet,
cause-effet, individu-société et raison-émotion, ne peut trouver de réponse qu'au niveau
des mécanismes collectifs. C'est l'approche post-moderne par excellence, laquelle se
frotte peu avec la question politique elle-même et la contingence des comportements
sociaux.
III.- La pertinence d'une problématique psychopolitique.
Le retour de la psychologie politique peut s'interpréter, dans les grandes lignes, à partir
de deux critères : ce que les psychologues politiques font, et ce que la réalité politique
leur propose comme défis. Un inventaire rapide de l'agenda du dernier congrès de l'ISPP
à Cuernavaca (juillet 2001) permet de faire un constat (4), mais le propre des grandes
manifestations scientifiques actuelles est de ressembler à des hypermarchés ou à des
foires internationales. La dispersion est extrême. Difficile donc de se faire une idée
claire de ce que font véritablement les chercheurs en psychologie politique. Encore
moins de clarifier pourquoi ils le font.
En revanche, une tout autre interprétation se pose lorsque la question consiste à
s'interroger sur les « urgences » de la société in situ. Ainsi, je propose à titre personnel
un point de vue sur la demande actuelle. A savoir :
a) Première urgence (Dorna 1994) : établir le diagnostic de la crise contemporaine.
Comprendre les changements et les mécanismes des crises fait partie de l’enjeu de la
psychologie politique. Cette crise est d’autant plus profonde qu’elle résulte d’un
télescopage de crises préalables.
Une telle démarche n’a pas encore été clairement envisagée. Fort heureusement. Les
travaux récents de Garzon et Seoane (1996) proposent un modèle général sur les
croyances «post-modernes». La dimension politique est le reflet de la volonté et la
direction de ce que les hommes veulent à un moment donné, tandis que la dimension
culturelle correspond à leurs représentations du monde et que la dimension sociale n’est
pas autre chose que l’expression de leurs sentiments. Aussi les études en
psychosociologie clinique menées par Barus Michel, Giust-Desprairies, Ridel (1996), E.
Enriquez (1991), V. de Gaulejac et Shirley ( 1993) se sont-elles penchées sur les
conséquences psychologiques des crises.
Pourtant, la question demeure. Ce qui fait défaut à ces analyses est l'articulation du
psychologique, du sociologique et du politique. La raison en semble évidente : ce sont
les limites d'une approche de psychologie individuelle soit clinique soit «sociale». En
conséquence, pour mieux faire, une réorientation méthodologique s'impose : il s'agit
d'un crise du fonctionnement de la démocratie représentative, mais également de la
théorie, de la structure institutionnelle du système parlementaire, des partis politiques et
de la dynamique de la participation citoyenne.
b) Deuxième urgence : l'étude de stratégies de reconstruction de la mémoire sociale. La
mémoire collective est un des plus riches chantiers dont dispose la psychologie
politique actuellement. Si les sources en sont anciennes, l'actualisation en cours tisse
une toile très étendue qui englobe d'autres disciplines anciennement proches, mais
jusqu'à présent cloisonnées par les structures académiques.
Ces dernières années, dans le cadre de la psychologie sociale et clinique, de nombreuses
études montrent la voie : Namer (1987), Jodelet (1992), Rouquette (1994), Hass (1997),
R. Debray (1998), A. Kiss (1999) mettent en relief d'une manière très pertinente le rôle
et la portée de la mémoire dans les contextes politiques.
Par ailleurs, la mémoire collective peut être perçue comme un espace stratégique de
résistance. L'histoire est un enchaînement de souvenirs faits d‘images, dont le pouvoir et
la politique se servent, soit pour les effacer, soit pour les utiliser comme des drapeaux
ou les ritualiser. D'où l'observation classique : l'avenir n'est que le reflet de la manière
dont le passé est traité.
c) Le discours politique : un chantier inépuisable. Si les travaux sur le discours politique
se sont multipliés ces dernières années, leurs résultats restent limités. Les références en
témoignent : Cotteret (1973), Guespin (1984), Bellenger (1992), Brechon (1994),
Breton (1996), Trognon et Larrue (1994). Dans le cadre de la « communication
contractuelle » (Ghiglione et al. (1986), Ghiglione et al (1989), Dorna et Ghiglione
(1990), Dorna (1995), Ghiglione et Bromberg (1998), et les avancées sont assez
significatives. Le discours est ici un processus dialogique en construction. Le postulat
de base se résume ainsi : toute parole est à visée persuasive.
Or, force est de constater qu'une des limites de l'ensemble de ces travaux reste le
manque de statut de l’émotion. Certes, la reconnaissance d'une intentionnalité demeure,
mais leur traitement purement cognitif ne sait que faire de la partie affective. La tâche
reste donc inachevée.
d) Le débat démocratie et république. Ce chantier est ouvert. Le système démocratique
représentatif moderne (Manin 1995) est une savante alchimie de régimes politiques
contradictoires. Un compromis entre l'autoritarisme monarchique et le libéralisme
utopique. Et si la démarche moderne reste incertaine, l’ancienne est encore enracinée.
La raison en est simple et la forme complexe. A la différence d’hier, le monde
d’aujourd’hui se précipite vers l’avenir sans se donner le temps de saisir le présent ni de
se souvenir du passé. Les points de repère à l’échelle individuelle ne sont pas
semblables à ceux de l’échelle collective. La perception est proche, mais virtuelle. C’est
une charge psychologique de vouloir percevoir le monde dans sa globalité
contradictoire. D’où l’effritement des valeurs communes : la morale et la politique se
cherchent dans un jeu de cache-cache. C’est une impasse où l’idéal grec de la vertu s’est
transformé en simple vœu et le courage en résignation.
e) L'ambiguïté démocratique et le machiavélisme? Question actuelle qui renvoie au
prétendu amoralisme de la pensée machiavélique. Car l'ambiguïté des situations de crise
rend la morale insaisissable. Le mérite de Machiavel consiste probablement à avoir
observé avec acuité, dans un contexte bouleversé, les rapports des hommes politiques au
pouvoir, de ces mêmes hommes par rapport à d'autres hommes, et éclairé ainsi la zone
d'ombre qui couvre les passions humaines et rend (trop) subtils les raisonnements
rationnels. Enfin, la société est-elle en train de vivre une transformation de morale au
sein de la crise de la démocratie représentative moderne?
Christie et Geis (1979) avancent une hypothèse expérimentale : l'individu manipulateur
tire un maximum de bénéfices d'un comportement rationnel stratégique. Après un
programme d'expériences, l'élaboration d'une échelle permet d'identifier le type
machiavélique et les situations dans lesquelles son influence est la plus performante.
Quelques expériences à l'Université de Caen (Dorna 1996) ont en partie corroboré les
résultats obtenus par les expériences américaines. Mais leurs objectifs portent sur de
nouvelles situations. Schématiquement, les résultats indiquent que le machiavélisme
politique s'établit ainsi : droite > centre > apolitique > gauche. Certes, les différences
sont minimes, mais elles existent. Il y a là des pistes à explorer plus en détail. D'ailleurs,
il y a quelques différences dans la structure de leurs discours : les machiavéliques ont
une structure plus marquée par les verbes factifs que par les verbes déclaratifs. Ils
personnalisent davantage leurs discours, utilisent plus de modélisations. Plus originales
sont deux observations qualitatives : d'une part, on convainc mieux ses pairs, d'autre
part, on est plus convaincant quand on part d'une position critique.
f) Le leadership charismatique et le populisme. Le retour des phénomènes populistes
et charismatiques interpelle à nouveau la psychologie politique. Le mouvement
populiste s’incarne toujours dans une des figures les plus classiques du maître :
l’homme providentiel charismatique. Là se trouve une notion capitale qui traverse
l'histoire politique de l'humanité. C’est le jeu de la séduction et du savoir-faire, la
finesse dans l’esquive, le contact direct et chaleureux. La dimension anti-dépressive
n’est pas absente (Dorna 1998, 1999). Mais le populisme reste un phénomène
méconnu, éruptif et presque éphémère, dont la forme émotionnelle l’emporte sur la
parole réfléchie. Il y a, aussi, l'appel au peuple. L'homme populiste s'adresse à tout le
peuple, mais surtout à ceux qui n’ont pas de pouvoir, ceux qui subissent en silence
l’impasse et la misère. C’est là sa force et sa raison d’être. Les symboles jouent un rôle
de reconnaissance, formidablement accélérée par l’espérance d’un retour à l’équilibre
d’antan.
IV.- Un mot pour la fin? : la tâche de notre temps.
La psychologie politique, dans le cadre de la reconstruction des sciences humaines, est
la tâche théorique et pratique de notre temps, dans le but de proposer une alternative à la
fois épistémologique et sociale. Peut-elle y contribuer utilement, face à l'émiettement
des connaissances en sciences sociales, et face à l'ambiguïté de la praxis politique dans
une période de crise globale? J’en suis persuadé, mais à condition de prendre à
contre-courant les approches académiques en vogue : au lieu de partir des
« micro-théories » déjà standardisées, il (nous) faut partir de problèmes concrets, dont
certains ont été (rapidement) évoqués.
Voilà notre utilité et ce qui donne son sens à une psychologie politique universitaire et
citoyenne. Il y a là un projet analytique et une pratique pédagogique, face à l'aliénation
quotidienne qui guette l'être humain moderne. Enfin, faut-il rappeler avec Pascal que la
logique de la raison dérape sans la logique du cœur. C'est là que se trouvent l'impasse
épistémologique des sciences politiques et son reflet sur le terrain de la pratique :
l'impuissance des élites au pouvoir et le statu-quo qui transforme le malaise
« psychologique » qui caractérise les moments d'incertitude en vraie crise sociale et
politique.
Pr. Alexandre Dorna
Université de Caen
Annexes
1.- Numéros spéciaux des revues sur la psychologie politique en France.
° E. Apfelbaum, A. Dorna, J.M. Besnier : Individus et politique (Hermès, n°5/6. 1989) ;
° A. Dorna et R. Ghiglione : Les Psychologues politiques (Psychologie Française, n°35.
1990);
° P. Amerio et J. Larrue : Psychologie sociale de la vie politique (Revue Internationale
de Psychologie Sociale, n°3/4.1991);
° A. Dorna et C. Chabrol : Le Psychologique et le Politique (Connexions n°64. 1994);
° P.Meyer-Bischt et A.Dorna : Démocratie et personnalité démocratique (Hermès
n°19.1996),
° A. Dorna : Psychologie et politique (Bulletin de Psychologie T.51,n°1 1998),
° A. Dorna : Charisme et démocratie. Bulletin de Psychologie (à paraître),
° L. Baugnet et A.Dorna et al : La Psychologie politique et l'Identité sociale ( à
paraître)
2.- Association française de psychologie politique (AFPP).
Alexandre Dorna ( Président). Université de Caen.
Université de Caen. UFR Sciences de la Vie et du comportement. Esplanade de la
Paix. 14027 Caen Cedex.
Renseignements : Mme M. Ecolasse
(e-mail : [email protected])
3.- International Society of Political Psychology (ISSP)
Helen Haste (President). University of Bath. England.
Informations : http//www.ispp.org/ISPP/meet.html
e-mail : [email protected]
4.- Principaux thèmes abordés dans les panels du 24e Congrès de l'ISPP à
Cuernavaca (Mexique) :
° La globalisation et les questions de culture et d'identité.
° La violence et la culture de paix, droits de l'homme.
° Cognition politique : opinions, croyances,
° Nouvelles tendances en psychologie politique
° Attitudes, influence et culture politique
° Extrémisme, racisme, xénophobie
° Le rôle de l'éducation en politique : expériences.
° Applications diverses de la psychologie : économie, management, travail
° Communication politique: discours, délibérations.
° La tolérance et la religion
° Démocratie, citoyenneté et société civile
° Problèmes de genre
Références bibliographiques :
Barus Michel J. et al (1996) : Crises. Paris. DDB.
Beauvais J.L. (1994) : Traité de la servitude libérale. Paris. Dundee.
Bellange L. (1992) : L’Argumentation. Paris. ESP.
Breton Ph. (1996) : L’Argumentation dans la communication. Paris. La Découverte.
Bresson P. (1994) : Le Discours politique en France. Paris. La Documentation
française.
Bruner J. (1996) : Meyerson aujourd'hui : quelques réflexions sur la psychologie
culturelle. In Parrot F. : Pour une psychologie historique. Hommage à I. Meyerson.
Paris. PUF.
Christie R. et Geis F. : Studies in Machiavellians. N.Y. Academic Press. 1979.
De Gaulejac V. et Shirley R. (1993) : Sociologies cliniques. Paris. DDB.
Dorna A. (l989) : La Psychologie politique, un carrefour disciplinaire. Hermès 5/6.
Paris.
Dorna A. et Ghiglione R. (l990) : Psychologies politiques. Psychologie Française. T.
35-2. Paris.
Dorna A. ( 1994) : Diagnostic de la société démocratique contemporaine, pour une
psychologie politique pluridisciplinaire. Connexions n°64.
Dorna A.(1995) : Les Effets langagiers du discours politique. Hermès n°16. Paris.
Dorna A. (1996) : Personnalité machiavélique et personnalité démocratique. Hermès
n°19. Paris.
Dorna A. (1998 a) : Le Leader charismatique. Paris. DDB.
Dorna A. (1998 b) : Fondements de la psychologie politique. Paris. PUF.
Debray R. (1998) : Le Monument ou la transmission comme tragédie. In Actes des
entretiens du patrimoine. Fayard.
Enriquez E. (1991) : Les Figures du maître. Paris. Arcature.
Ghiglione R. et Bromberg M. (1998) : Discours politique et télévision. Paris. PUF
Jodelet D. ( 1992) : Mémoire de masses : le côté moral et affectif de l'histoire. Bulletin
de Psychologie, 45, n°405.
Hass V. et Jodelet D. ( 1999) : Pensée et mémoire sociale. In J.P. Pétard : Psychologie
sociale. Bréal.
Holloway J. et Pelages E. : Zapateado! Reinventing Revolution in Mexico. London.
Pluto Press. 1998.
Kiss A. (1999) : Des aveux incertains? Topiques, n° 70.
Manin B. (1995) : Le Gouvernement représentatif. Paris. Flammarion.
Mamer G. (1987) : Mémoire et société. Paris. Méridiens.
Touraine A. (1984) : Le Retour de l'acteur. Paris. Fayard.
LA DÉMOCRATIE, LA CITOYENNETÉ ET
L'ARGENT
Adam KISS
L'ayant droit et le citoyen modèle
Idéal démocratique et "démocratie réelle"
La nouvelle "citoyenneté" : présage ou réminiscence ?
L'argent, "sale" ou "sans odeur"?
Sous l'obéissance, le désir d'emprise ?
Qu'est-ce qui déclenche la désobéissance civique ?
Les termes "citoyen" et "démocratie" expriment tantôt des idéaux, tantôt désignent le
premier un sujet social, le second un mode d'organisation.
De tout temps, il devait y avoir un écart entre le concret et ses modèles. Je ne sais pas
si, ne serait-ce qu'au cours de ma vie, cet écart s'est élargi ou se fait seulement plus
visible à présent. Je souhaite en revanche essayer de comprendre ce décalage et
chercher les moyens qui s'offrent à nous pour le diminuer.
L'ayant droit et le citoyen modèle
L'usage courant du terme "citoyen" a deux acceptions : est citoyen d'une part "celui qui
appartient à une cité, y jouit du droit de cité et est astreint aux devoirs correspondants",
d'autre part "la personne civique" .
Dans la première acception, les droits et les devoirs ne sont pas sur le même pied et ce
n'est pas nouveau. Déjà Jean Jaurès (1859-1914) l'a souligné : "On ne parle que de
droits ! Si l'on parlait de devoirs ?" Et Sylvie Furois de préciser : "Le civisme, c'est
le sens des devoirs collectifs au sein d'une communauté... la citoyenneté doit être
considérée comme une éthique qui guide l'action individuelle et collective."
L'écart se situe entre une attitude intéressée — sinon vindicative — pour profiter des
privilèges résultant de l'appartenance à un État et une réflexion "sur les
comportements, afin de trouver le plus adapté d'entre eux [pour conduire au] bonheur",
sans oublier que "le bonheur ne se possède pas" et qu'"au lieu d'attendre le bonheur de
la vie, [il s'agit] de devenir un bonheur pour la vie", cette "vertu possible..., l'action de
rendre les autres heureux" .
La généralité de ce propos, qui s'appliquerait ainsi à toute cité, quelle qu'en soit le
régime politique, est-elle justifiée ? Peut-être pourrions-nous poursuivre cette réflexion
jusqu'à un point, si nous disposions de quelques matériaux de comparaison entre
situations politiques et contextes culturels différents issus de la suite des recherches sur
l'obéissance et la conformité dont il sera question plus loin.
Idéal démocratique et "démocratie réelle"
"Dans une démocratie, - écrit S. Furois, - la souveraineté émane du peuple :
gouvernement du peuple par le peuple, ce qui suppose l'identification des gouvernants
et des gouvernés. Dans un régime démocratique, le citoyen possède à l'égard du
pouvoir un droit de participation (vote) et un droit d'opposition." Il n'est pas indiqué
si le gouvernement est censé se pratiquer aussi pour le peuple...
Selon Bertrand Vergely, "la démocratie désigne un régime politique dans lequel le
peuple est souverain. [...] Dans la démocratie antique, l'accent est mis sur la
délibération. [...] Dans la démocratie moderne, l'accent est mis sur la liberté. Est
démocratique le fait que l'on puisse faire ce que l'on veut, en jouissant d'une liberté tant
politique qu'économique..." Le raccourci ne précise pas de quelle liberté jouissent
les "sans domicile fixe".
À mon sens, le terme "démocratie", infidèle à son étymologie, n'a jamais été que le
nom du "gouvernement de la majorité" et non celui du peuple. Cette signification,
restrictive, peut elle-même induire en erreur. En effet, l'expérience de la "démocratie
réelle" (au sens, ironique, où naguère on a opposé "socialisme réel" entendu comme le
régime totalitaire du bloc dit communiste au "socialisme" théorique, idéal) montre que
la majorité "démocratique" a régné, gouverné, même au temps de la démocratie
directe, souvent par conformisme et obéissance aveugle (ou, pire, comme aveugle) à
l'élite ou au leader pouvant faire et défaire les normes et les lois du groupe. Cette
situation s'est probablement empirée depuis que la pratique de la démocratie est
devenue indirecte, représentative.
L'hétéronomie des citoyens est généralement telle que la majorité démocratique, ou
plutôt le groupe restreint la "représentant", qui prétend régner et gouverner au nom de
tous (donc aussi de la ou des minorités dans l'opposition), l'a rarement fait ne serait-ce
que dans son propre intérêt, préférant, dans les faits et sans s'en apercevoir, privilégier
le leader ou/et l'élite, une oligarchie quelconque faite de ceux qui lui paraissent les plus
forts. La majorité, illusoire et illusionnée, agit souvent à ses propres dépens, non
seulement au préjudice des minorités. À plus forte raison, cette majorité refuse de
reconnaître l'existence de ceux qui sont exclus de sa cité. Dans la Grèce antique, les
exclus sont les femmes, les esclaves et les étrangers à l'intérieur et à l'extérieur des
frontières de la cité ; dans les pays contemporains, soient-ils "économiquement
développés", ce sont les femmes, les pauvres sans droits de vote, les colonisés, les
étrangers ; comme dans les "démocraties populaires" c'étaient les "ennemis de
classe"…
Je n'exprime par là aucune préférence pour un "autrefois". Il n'y a pas de nostalgie dans
mon propos ni aucun espoir qu'ailleurs l'herbe soit plus verte : ce qui vient d'être dit ne
signifie nullement que je connaisse ou entende proposer un régime meilleur. C'est la
démocratie qu'il s'agit de perfectionner et de compléter et d'abord de mesurer l'abîme
entre l'idéal, la représentation d'un côté et d'un autre, la pratique de la "démocratie
réelle". Cet écart abyssal ne devient visible et cette vision ne commence à être
acceptable au moins pour une partie de l'opinion que depuis peu de temps, étant donné
que malgré tout, les régimes totalitaires ou dictatoriaux de droite et de gauche, la
guerre froide, le stalinisme, le nazisme aidant, ou précédemment, les chauvinismes
avant et après la Première Guerre Mondiale... et encore auparavant, l'ancien régime,
étaient, d'après ce qu'on en sait, encore pires, au moins à certains égards.
Parmi mes connaissances, il se trouve des Occidentaux qui rêvaient, malgré tout ce
qu'ils auraient pu savoir, de l'Union Soviétique, de la Chine populaire ou de Cuba ; et
bien des Chinois et des Soviétiques des Etats-Unis et de la France, ou se sentaient
ambivalents comme bien des Algériens ou perplexes comme de nombreux Berlinois et
autres Vietnamiens... L'implosion de l'URSS, l'effondrement du mur de Berlin ont
imposé des réveils maussades. De Srebrenica à Kigali, l'aura de la Révolution
Française s'est ternie dans le trafic d'armes des… Français. Le rayonnement de la
statue de la Liberté du port de New York a pâli dans celui de l'uranium appauvri en
Iraq. L'éclat indiscret de l'or nazi pris aux Juifs a barbouillé la croix blanche de la
Suisse, "démocratie modèle"… Nous voilà maintenant avec un modèle planétaire
unique et souillé.
La nouvelle "citoyenneté" : présage ou réminiscence ?
C'est dans ce contexte que par-ci par-là, on entend de nouveau prononcer les mots
"citoyenneté", "citoyen" qu'on croyait désuets. "Si le terme 'citoyenneté' redevient
actuel, — écrit encore S. Furois, — c'est justement parce qu'il est temps pour chacun
des habitants de la cité de prendre conscience de sa propre responsabilité face à
certaines difficultés."
Je n'ai pas une vision suffisante de l'ensemble de l'actualité ni, à plus forte raison, du
passé et de l'avenir, ne serait-ce qu'à moyen terme, de ce courant "citoyen". Mais, si
prise de conscience il y a, elle va vers une sensibilité selon laquelle l'économique ne
paraît plus comme "l'infrastructure" donnée à la politique par les forces productives,
comme l'avait représenté la théorie marxiste. Le développement scientifique et
technique étant devenu la principale des nouvelles forces fondatrices, le travail
productif, en grande partie superflu, tombe pour une part massive en obsolescence,
tandis que "l'hégémonie des marchés financiers [est identifiée] comme une mise sous
tutelle de la démocratie." Sous cet angle, la tâche "citoyenne" consisterait à lever la
tutelle que ces marchés exercent sur le politique.
Je propose par conséquent un éclairage du lien du sujet/citoyen dans son rapport à
l'autorité et à la norme, en politique (soit-elle dite démocratique), et en économie aux
fonctions de l'argent. Cet éclairage est en lui-même encore faible et fragmentaire, et il
restera ici à plus forte raison, nécessairement incomplet.
Ma thèse centrale pourrait s’énoncer ainsi :
L’écart entre le sujet civique et un individu indistinct, soumis à n’importe quelle
autorité ou norme, provient de l’identification de ce dernier au faible, puis en tant que
tel à l'autre fort (plus exactement à celui qu'il prend pour fort): l'écart résulte de la
tentative du faible (celui qui se sent tel) de parer à sa détresse primaire par sa
soumission, voire par son action qui mime l’emprise archaïque du fort. Cet écart
semble homologue avec celui qui sépare l’idéal démocratique de la “démocratie
réelle”.
L'argent, "sale" ou "sans odeur"?
Pourtant, même si cette thèse était démontrée (je ne prétends pas que ce soit chose
faite), elle ne rendrait pas compte de la viscosité, de l'engluement d'une réalité
socio-politique ressentie par beaucoup comme corrompue, souillée. Cette souillure est
souvent imputée à l'argent.
L'économie libérale contre l'économie collective, c'était l'argent voilé par un conflit
d'idéologies politiques. Puis la mondialisation de l'économie de marché a fait de
l'argent nu l'unique valeur consensuelle de ladite majorité démocratique.
Mais, dès avant, on pouvait observer que la résistance à l'intériorisation du rapport des
forces représenté par l'argent est plus difficile que celle à l'intériorisation d'une
idéologie politique. Par exemple, un écrivain "dissident" d'un régime totalitaire, lu ou
non, qui cachait ses manuscrits inédits se tenait et était souvent tenu pour un héros. Au
contraire, dans un régime "libéral", un écrivain dont l'ouvrage édité ne se vend pas ou
dont le manuscrit est refusé parce que présumé invendable, se tient et est tenu, sauf
exception, pour un raté, un graphomane.
De même, un pauvre du Tiers-Monde malheureux et digne se disait naguère, comme
Hampaté Ba (ce sage exemplaire bien que — ou parce que — pas tout à fait pur), que
la richesse et la gloire arrivent comme un rhume de cerveau et s'en vont de même : un
pauvre inconnu à l'Occidentale, qui ne passe pas à la télé, qui est sans villa, voiture,
magnétoscope, baskets de marque… saurait-il garder une identité intacte, voire estimer
qu'ainsi délesté, il préserve ou recouvre son intégrité ?
Se croisent là la représentation de l'argent nu, sec, inodore et celle de l'argent souillé,
gluant. Sigmund Freud, qu'on se rappelle "l'Homme aux loups", partage plutôt la
seconde : "Nous nous sommes habitués à ramener l'intérêt pour l'argent, dans la mesure
où il est de nature libidinale et non rationnelle, au plaisir excrémentiel.", tandis que
Georg Simmel plutôt la première : "De par son statut d'équivalent général, [l'argent] est
le seul bien qui permet tous les usages... Parallèlement l'argent tend à se transformer en
signe pur et à devenir une fin et non plus un moyen."
Pour ma part, je verrais au fond l'image de Simmel, que celle de Freud cache. Je veux
dire que les deux fonctions représentées et leurs représentations se superposent sans
s'exclure, bien au contraire.
En tant qu'équivalent général, l'argent devient un moyen, voire le moyen par
excellence, de concrétiser le désir d'emprise. Et lorsqu'il est utilisé en tant que tel,
comme partout où la pulsion d'emprise est à l'œuvre, il oriente le sujet qu'il motive vers
une attitude pré-objectale : le sujet ne prend alors pas en compte sa séparation d'avec
l'objet de son acte et, pris dans la logique de "tout ou rien", entre toute-puissance et
détresse, il cesse d'intégrer l'empathie parmi les déterminants de son comportement.
J'ai commencé ailleurs à expliciter une compréhension de ces phénomènes à l'œuvre
dans les actes d'obéissance et de conformité contraires aux droits de l'objet de l'acte. J'y
renvoie le lecteur intéressé pour me centrer ici sur l'impact spécifique de l'argent.
Sous l'obéissance, le désir d'emprise ?
Dans leurs expériences sur l'obéissance, tant S. Milgram que Meeus et
Raaijmakers ont rémunéré leurs participants. À leur suite, j'ai agi de même. Le fait
que j'ai ajouté aux protocoles de mes prédécesseurs un entretien clinique, apporte sur
l'impact de l'argent quelques renseignements nouveaux.
Les participants de mon protocole sont invités à déranger une chômeuse qui est censée
passer une épreuve de recrutement. La question à laquelle le comportement des
participants répond est de savoir
1° s'ils acceptent d'obéir aux instructions abusives que le chercheur leur donne ou s'ils
désobéissent et
2° comment ils ressentent et expliquent leur comportement avant et après leur
debriefing.
Par hasard, le 1er participant à mon protocole a été lui-même chômeur. Pourtant, il a
obéi au chercheur jusqu'à faire injustement échouer quelqu'un dont pourtant il
partageait le sort.
Voilà un extrait de la transcription de l'entretien entre le chercheur et le participant qui
suit immédiatement la passation de celui-ci :
Le chercheur :
sienne ?
Comment tu penses que ta participation s’est déroulée, et la
Le participant :
Bon, elle, elle a besoin de travail. Donc déjà, moi je vois ça, et
alors on parle de ma participation à moi…
Le chercheur :
Le participant :
Le chercheur :
Le participant :
moi-même…
Le chercheur :
Le participant :
Oui ?
Ça, je peux pas dire… C’est pas très clair dans ma tête, quoi…
Ouais, pas très clair dans ta tête…
…Oui, parce que là, j’accepte de faire quelque chose qui n’est pas
Tu l’acceptes pourquoi ?
Pour de mauvaises raisons… À croire,… pour les mêmes choses
qu’elle, quoi…
Le chercheur :
Le participant :
Le chercheur :
C’est-à-dire ?…
C’est pour les sous…
Pour les sous…
Le participant :
Voilà… Si jamais, enfin, disons, la raison première c’est pas ça…
Mais disons que si on analyse un peu plus, forcément, c’est pour un aspect pécuniaire,
je me retrouve dans la même situation qu’elle,… ayant passé un entretien d’embauche,
voilà, quoi…
Cet échange suggère que le participant obéissant n'est pas privé de son empathie par sa
situation qu'il vit comme une situation de faiblesse ou d'infériorité, alors même que
celle-ci lui a été proposée explicitement comme une relation contractuelle, horizontale.
Il présente la raison pécuniaire comme la première de ses "mauvaises raisons"
d'accepter et, malgré la disproportion (pour la chômeuse candidate, il s'agit d'un emploi
tandis que pour le participant l'enjeu est le salaire versé d'avance de deux heures de
vacations), il l'assimile au motif de la chômeuse (à laquelle rien d'immoral n'est
demandé). Le participant est troublé, il ne se reconnaît pas comme auteur de son acte.
Cela se comprend dans ma perspective par le fait que, dans le contexte créé par le
protocole, son Moi distinct, séparé est entré dans un état fusionnel.
Qu'est-ce qui déclenche la désobéissance civique ?
Ces mécanismes semblent dès avant sinon expliqués, du moins suffisamment décrits.
L'expérience de Meeus et Raaijmakers nous ont appris que plus la relation entre le
participant et sa victime est abstraite, moins le participant résiste à faire du tort.
Ainsi, lorsqu'il s'est agi en France de résister aux persécutions nazies, l'infime minorité
(moins de 2 % de la population) qui s'y est engagée a pourtant permis à plus de la
moitié des victimes désignées d'échapper au sort fatal que l'occupant et le régime de
Pétain leur aurait réservé. Au contraire, jusqu'à présent, il ne semble pas qu'une
résistance d'efficacité comparable se soit formée pour endiguer l'exclusion économique
non moins fatale entre peuples riches et peuples pauvres et, dans les pays riches
eux-mêmes entre insérés et exclus.
On a beau savoir que dans l'orientation des comportements collectifs les déterminants
sociaux l'emportent de loin sur les déterminants subjectifs. On a beau l'expliquer
comme je le fais. Si les psychologues voulaient se saisir de la part épistémologique et
pratique qui leur échoit, ils se devraient d'ajouter à la psychologie clinique jusque là
concentrée sur l'intime, une psychologie publique et, comme cela tarde dans la
psychologie "privée", d'assigner à cette nouvelle psychologie "publique" des
engagements à résultat.
L'argent n'est pas irrémédiablement l'incarnation de la pulsion d'emprise. Développer
les instruments psychiques pour l'approprier au service de la démocratie sociale serait
sans doute la tâche la plus urgente des psychologues-citoyens.
file:///D|/Encours/AFPP/CDROMAFPP/SiteAFPP/Revue00/Rubrique_2/Sous-rubriques/R2SR2.htm (7 sur 7) [26/04/2003 16:47:13]
MULTICULTURALISME ET
COMMUNAUTARISME
Benjamin MATALON
Premièrement, il y a la multiplicité des cultures provinciales
Les revendications communautaires
Ceux qui justifient et soutiennent les revendications
Ces problèmes peuvent être abordés en fonction de trois orientations
La conception républicaine, française, de la laïcité
NOTE SUR LE RELATIVISME
Deux affirmations sont depuis quelques années considérées comme des évidences, et
sources de problèmes sérieux : la France est devenue multiculturelle, et les risques
d’éclatement communautaire augmentent. Il convient de s’interroger sur leur pertinence.
Dire que la France est devenue un pays multiculturel implique qu’autrefois (quand? il y
a vingt ans? cinquante ans? un siècle?) elle ne l’était pas. Probablement s’agit-il d’une
illusion, soit parce qu’on n’a pas gardé la mémoire des hétérogéneités passées, soit
parce que, à l’époque, elle n’étaient pas perçues comme aujourd’hui. Néanmoins,
surtout depuis la Révolution qui a tenté de codifier le statut des étrangers, les débats sur
leur place et les limites de la tolérance à leur égard, n’ont pas manqué, pas plus que les
manifestations, souvent violentes, d’hostilité contre eux. Toutefois, ce qu’on leur
reprochait, c’était de prendre le travail des Français, d’accepter des salaires très bas,
mais pas de ne pas s’assimiler. Ces débats sont largement oubliés, et même les
historiens s’en sont désintéressés jusqu’à tout récemment. Aussi bien leur négligence
passée que leur intérêt actuel sont significatifs. Aujourd’hui, si on continue à reprocher
aux immigrés de « prendre le pain des Français », on craint en même temps qu’ils
constituent des corps étrangers dans la société française, qu’ils conservent leur culture
ou leur religion qui les rendrait radicalement hétérogènes par rapport au reste de la
population, aux « Français de souche ».
Pour éviter des confusions, il nous faut distinguer plusieurs formes de diversité
culturelle, très différentes par leur origine et par la façon dont elles sont perçues et
vécues.
Premièrement, il y a la multiplicité des cultures provinciales, voire locales. L’Ancien
Régime, la Révolution, et avec plus de succès la Troisième République, ont imposé
l’unité du pays, en particulier linguistique, unité qu’on peut approximativement
considérer comme réalisée, malgré la résurgence périodique de revendications
autonomistes. On peut y ajouter la diversité des religions, qui est maintenant acceptée,
au moins en ce qui concerne les minorités protestante et juive, ou les agnostiques.
Deuxièmement, il y a bien sûr la présence sur le sol français d’étrangers souhaitant plus
ou moins fermement y rester, et en même temps conserver leur mode de vie et leur
religion. Il est évident que, en Essonne, et plus largement en Ile-de-France, c’est à cette
dernière population qu’on pense quand on parle de multiculturalisme, et pas du tout aux
premières (à ma connaissance, il ne s’est pas encore manifesté de Front de Libération du
Hurepoix).
Ces différentes formes de diversité ont probablement toujours existé; l’évolution, s’il y
en a une, portant sur l’effacement de la première et une visibilité croissante de la
seconde. Il faut peut-être mentionner encore d’autres revendications de type
communautaire, plus récentes, qui prennent la forme de demandes par des groupes
divers de reconnaissance de leurs spécificités et de leur dignité, groupes souvent
constitués au départ en vue de la lutte contre les discriminations dont ils sont l’objet. On
peut citer comme principaux exemples certains homosexuels ou féministes .
L’émergence de ces groupes, de leur affirmation et de leur revendication montre une
évolution profonde des mentalités, même si elle est loin de toucher tout le monde. Ces
demandes de reconnaissance des différences, des spécificités, apparaissent de plus en
plus comme légitimes, ce qui constitue une évolution récente et importante des
mentalités.
Toutefois, actuellement, les différents groupes « ethniques » ou religieux vivant en
France ne demandent pas à être formellement reconnus comme communautés distinctes
ayant des droits spécifiques. En fait, leur première revendication est de ne pas subir de
discrimination, d’être traités comme les autres. Leurs demandes suivantes, celles qui
peuvent être à l’origine de conflits, découlent soit du souhait de maintenir des racines,
sans nécessairement refuser l’intégration, soit de conceptions différentes du partage
entre vie publique et vie privée, distinction essentielle dans une perspective laïque,
puisque c’est en fonction d’elle que toutes les spécificités doivent pouvoir être
reconnues ou non, mais qui peut ne pas exister dans d’autres cultures. Or, il faut
reconnaître que la réflexion républicaine sur ce point est faible, comme en témoignent
les controverses et les tâtonnements à propos du foulard islamique. Manifestement,
personne n’était préparé à affronter ce problème, qui a suscité une bizarre alliance de
laïques et de xénophobes.
Aux Etats-Unis, la question est posée explicitement depuis une trentaine d’années,
c’est-à-dire depuis que la croyance dans l’efficacité du « melting pot » a commencé à
être ébranlée. On a réalisé (et c’est vrai aussi en France) que l’assimilation ne se faisait
pas aussi simplement ni aussi rapidement qu’on le croyait, sans vraiment y aller voir de
près, et qu’elle pouvait prendre deux, parfois trois générations. Et surtout que les
immigrants qui s’intègrent le mieux sont ceux qui gardent des liens forts avec leur
communauté d’origine. Les autres se trouvent en situation d’anomie, de perte de repères
qui, en fait, les mène plus à la marginalité qu’à une véritable intégration. D’où la
tendance à encourager la formation ou le maintien de communautés fortes, regroupées
dans les mêmes quartiers, avec des institutions reconnues, capables d’encadrer les
jeunes et les nouveaux immigrants. Même quand l’intégration reste l’objectif final, on
estime maintenant qu’il ne faut pas être trop pressé, et qu’une étape « communautaire »
est nécessaire. Mais pour d’autres, les communautés sont justifiées en elles-mêmes. A la
métaphore du creuset, où toutes les spécificités disparaissent, se fondant dans une unité
homogène, ils substituent celles de la mosaïque ou de l’arc-en-ciel, où chaque élément
reste lui-même tout en contribuant à l’ensemble.
Depuis, des réflexions, souvent de très haut niveau, et des discussions, souvent
passionnées, entre « libéraux » (ici, nous dirions plutôt républicains ) et
« communautariens » se poursuivent sans s’affaiblir depuis plusieurs années. Il vaut la
peine d’y consacrer quelques lignes.
Les revendications communautaires portent là-bas principalement sur deux points.
Premièrement, bien sûr, l’exigence d’absence de discrimination négative et, de plus en
plus souvent, la demande de discrimination positive, par exemple par l’instauration de
quotas visant à compenser des infériorités jugées injustes, séquelles d’un passé dont les
lois actuelles, plus égalitaires, n’ont pas effacé toutes les conséquences. Il faut noter que
ce système, s’il permet d’atténuer les effets de certaines discriminations antérieures, ou
même présentes, fige les appartenances : pour pouvoir demander à bénéficier de quota,
il faut être reconnu comme membre du groupe visé, ce qui peut aller à l’encontre des
efforts d’assimilation, et pose probablement des problèmes aux enfants de couples
mixtes, de plus en plus nombreux. On rencontre là une tension qu’on retrouve dans
tous les groupes minoritaires ou dominés : on veut à la fois être accepté comme
semblable aux autres, aux majoritaires considérés comme dominants, et donc traité
comme eux, mais en même temps on veut que sa spécificité et son identité propres soit
reconnues et respectées.
Cette recherche de dignité, ou de « reconnaissance », selon le terme qui est de plus en
plus souvent utilisé, ne passe pas seulement par des revendications, mais aussi par
l’incitation à la prise de conscience, par les membres des minorités, de leur valeur.
« Black is beautiful » est une affirmation destinée aux Noirs autant ou même plus
qu’aux Blancs. (On peut faire la même remarque à propos des homosexuels, dont la
« gay pride », au nom significatif, a une fonction identique).
Une autre revendication porte sur l’enseignement. On réclame, et les pouvoirs publics
l’encouragent souvent, dès l’école élémentaire, des enseignements particuliers portant
sur l’histoire du pays d’origine, sa langue, sa religion et sa culture. Nous avons vu
pourquoi ces demandes ont été le plus souvent bien accueillies.
C’est toutefois au niveau universitaire que ces revendications deviennent plus
litigieuses. De nombreux groupes exigent la création de départements spécifiques, où
les enseignements seraient différents de ceux de départements dits généraux, mais
considérés par certains comme tout aussi particuliers, diffusant eux aussi une culture
spécifique, celle propre aux hommes hétérosexuels blancs (certains ajoutent : morts,
pour bien marquer l’ignorance par cette culture des problèmes actuels). D’où, dans de
nombreuses universités, la multiplication de départements dans le domaine des
« cultural studies » : études féminines (ou féministes), homosexuelles, noires,
hispaniques, etc. A quoi leurs adversaires opposent non pas une culture nationale
visant à l’assimilation, mais l’affirmation de la réalité et de la valeur d’une culture
universelle, valable pour tous, même si y sont représentées à peu près exclusivement des
oeuvres occidentales.
Ces revendications de prise en considération de cultures spécifiques sont à placer dans
un contexte plus large, celui du développement actuel d’un relativisme culturel
généralisé, au nom duquel certains, par exemple, s’opposent à l’idée de l’universalité
des Droits de l’Homme, considérés simplement comme propres à la culture occidentale,
donc sans portée universelle. Inciter les nouveaux immigrants à s’assimiler peut être
ressenti comme une dévalorisation de leur culture alors qu’ils peuvent la juger aussi
riche et aussi respectable que celle vers laquelle on les pousse. Il y a là peut-être un
phénomène nouveau. Jusque cers les années 50 (jusqu’à la décolonisation?), les
migrants, quelles qu’aient été leurs motivations par ailleurs, avaient l’impression de
quitter leurs pays « arriérés » et de venir vers la « civilisation ». Cette reconnaissance de
la supériorité de la culture occidentale s’est bien atténuée, ce qui supprime une des
motivations à l’intégration.
Sur un plan plus général, ceux qui justifient et soutiennent les revendications
communautariennes estiment que le modèle « libéral », qui ne prend en considération
que des individus, est abstrait et ignore la réalité. Qu’on le souhaite, l’accepte
simplement, s’y résigne, le déplore ou le redoute, il faut reconnaître que les
communautés existent, psychologiquement et sociologiquement, et donc qu’il faut en
tenir compte. Mais certains vont plus loin et affirment que c’est un droit des individus
de se reconnaître dans un groupe et d’affirmer son appartenance, et qu’il faut admettre
que les spécificités peuvent avoir une valeur en elles-mêmes. Mais le problème est
évidemment de savoir jusqu’où cela est possible, de définir quelles sont les différences
acceptables, celles qui n’empêchent pas de vivre ensemble.
Mis à part ce dernier point, sur lequel il faudra revenir, ces discussions américaines
nous emmènent à première vue très loin des problèmes de l’Essonne, bien qu’on pense
souvent que ce qui arrive aux Etats-Unis préfigure, avec quelques années d’avance, ce
qui se produira en Europe. Mais, pour le moment, aucune revendication du même type
ne s’y manifeste, ou alors c’est dans le cadre de la légalité actuelle, par exemple par la
création d’écoles religieuses, autorisées et encadrées par les lois sur la liberté de
l’enseignement. Mais, à part cela, personne ne demande la possibilité d’être
officiellement polygame, et les condamnations de personnes ayant procédé, ou fait
procéder sur leurs filles, à des excisions ne semblent pas avoir été mal accueillies par les
Africains vivant en France. Et s’il se forme des ghettos, c’est plus souvent sur une base
sociale que nationale. Alors, d’où viennent les craintes? On peut en citer plusieurs
sources, de nature très différente.
- La délinquance ou l’incivilité des jeunes. Ce n’est pas en soi l’expression d’une forme
de communautarisme, mais on en cherche parfois la cause dans l’origine de ces jeunes,
qui freinerait leur socialisation. C’est un des arguments favoris des xénophobes.
Pourtant, dans ce cas, il faudrait plutôt incriminer la faiblesse de l’emprise de leur
communauté d’origine, qui les laisse sans repères, et le rejet dont il sont souvent l’objet
de la part de la société environnante.
- Le développement d’intégrismes religieux. Sans être actuellement numériquement
importants, ils font peur, d’autant plus que, quelle que soit la religion à laquelle ils se
rattachent, ils sont tous très critiques à l’égard de la société actuelle, jugée matérialiste
et laxiste.
- La revendication, dans les années 80, du « droit à la différence », sans explicitation
sérieuse de la nature des différences affirmées et revendiquées.
- Les concentrations d’étrangers dans certains quartiers qu’on perçoit comme formant
des ghettos, vite assimilés à des « quartiers chauds ». Mais, comme nous l’avons dit,
leur base est souvent plus sociale que nationale ou « ethnique » : ce ne sont jamais les
riches, étrangers ou non, qui habitent ces quartiers. Et il faut noter que, dans le passé
aussi, les nouveaux immigrants ont toujours eu tendance à se regrouper, pour avoir le
soutien de proches qui les initient à leur nouvelle vie, leur permettre de comprendre et
d’être compris dans leur langue, de trouver les produits nécessaires pour la cuisine à
laquelle ils sont habitués, de pratiquer leur religion, etc. Cela n’a en général pas
empêché les enfants des immigrés, ou ceux qui ont économiquement ou socialement
réussi, d’aller vivre ailleurs.
- Les représentations assez terrifiantes que diffusent la presse et la télévision sur les
ghettos américains, qu’il est facile de craindre comme préfigurant les nôtres.
En retour, ces différentes représentations, en favorisant le rejet des étrangers, pourraient
par réaction inciter ceux-ci, même une fois naturalisés, à revendiquer des droits
communautaires. Néanmoins, il ne semble pas qu’il y ait des risques à court terme de
voir des revendications communautaires s’exprimer de façon autre que sporadique et
minoritaire. Il n’est reste pas moins qu’une politique à l’égard des minorités, immigrées
ou non, est nécessaire. En particulier, une collectivité locale peut se trouver confrontée a
des problèmes qui entrent dans ce cadre : par exemple, demandes de subventions à des
associations, d’enseignements de la langue ou de l’histoire des pays d’origine, de
nourriture spécifique dans la restauration scolaire, etc. Il serait bon qu’ils ne soient pas
traités au coup par coup, mais soient la mise en oeuvre d’une politique cohérente qui
pourrait être active, permettre peut-être de prendre des initiatives, et pas simplement de
répondre à des demandes.
Ces problèmes peuvent être abordés en fonction de trois orientations distinctes, même
si, en pratique, les deux dernières peuvent amener à prendre certaines décisions
semblables à court terme.
Premièrement, il y a le républicanisme intransigeant, tel qu’il s’est manifesté, par
exemple, à propos de la charte des langues minoritaires ou le refus immédiat du foulard
islamique (bien que, dans ce cas, le refus ait pu avoir aussi pour origine la xénophobie).
Aux yeux des pouvoirs publics, une seule communauté doit exister, la Nation, dont tous
les membres sont égaux et doivent être traités comme tels. Toutes les autres
appartenances sont renvoyées au domaine privé. Aucun particularisme ne doit être
encouragé.
Deuxièmement, on peut conserver comme objectif final l’intégration, et se demander si
les mesures proposées la facilitent ou non, les évaluer en fonction de ce critère, et ne
mettre en oeuvre que celles qui la favorisent ou au moins ne la freinent pas. On prendra
acte du fait qu’on ne passe pas facilement d’une communauté à une autre, d’une culture
à une autre, et considérera alors le renforcement de certaines d’entre elles comme une
étape nécessaire, mais provisoire et limitée, sur le chemin de l’intégration.
Enfin, troisièmement, on peut aussi considérer que l’appartenance à une communauté
est un droit essentiel, qu’elle est nécessaire à l’équilibre des individus, que toutes les
cultures sont également respectables. Le renforcement des communautés (mais il faudra
se demander lesquelles) est alors justifié en lui-même. Le problème est alors de faire
vivre ensemble ces communautés, pas de les faire disparaître.
On pourrait rapprocher ce point de vue, d’un autre qui à première vue peut amener à
des conséquences semblables, mais qui relève d’un tout autre courant de pensée: le
refus de l’uniformisation, qu’elle soit due au centralisme parisien ou à la
mondialisation. On valorise ainsi le « terroir », mais il n’est pas dit que cette sympathie
pour les traditions et les spécificités s’étende aux cultures des immigrés. Pour le
moment, les « souverainistes » ne semblent pas particulièrement tolérants à leur égard.
On apprécie les différences, mais chacun chez soi.
La conception républicaine de la Nation, et le « modèle français d’intégration » qui en
découle, rejettent catégoriquement cette troisième conception, et suscite même de fortes
réticences devant la deuxième. Mais je ne crois pas que notre réflexion doive se laisser
enfermer dans cette conception étroite de la République.
Il résulte des considérations qui précèdent qu’il ne faut pas s’effrayer du fait que les
immigrés conservent certains aspects de leur culture d’origine et cherchent, pas toujours
avec succès d’ailleurs, à les transmettre à leurs enfants. La nation française n’est pas
mise en danger par la nourriture hallal. La menace pour l’unité de la nation
n’apparaîtrait que si on leur accordait des droits spécifiques. On n’en est pas là.
Toutefois, une dérive pourrait se produire si les immigrés, et surtout les jeunes,
sentaient que leur intégration est impossible ou trop difficile, qu’ils sont rejetés par la
société française. Actuellement, le chômage, auquel vient s’ajouter la discrimination à
l’embauche, contribuent à la conscience, peut-être parfois exagérée, d’un tel rejet. La
réaction des jeunes concernés prend d’ailleurs plus souvent la forme de la délinquance
ou de l’incivilité, du refus de l’école ou de l’attachement agressif au quartier que de la
revendication communautaire. Mais cette situation peut les rendre réceptifs aux
positions de la minorité activiste de l’intégrisme.
La revendication de « reconnaissance » d’une communauté est liée à celle de l’identité.
Chacun a besoin d’une identité forte, et qu’elle soit reconnue et respectée. Avoir une
identité, c’est se sentir appartenir à un groupe, et en même temps ne pas appartenir à
d’autres. Ces deux aspects, appartenance et différenciation, sont solidaires . Même le
plus convaincu des universalistes, qui affirme que seule compte pour lui l’appartenance
à l’humanité, se différenciera des nationalistes, se définira par opposition à eux, et
pourra les haïr autant qu’un Français d’il y a cent ans pouvait haïr les Allemands. Ces
dernières années ont apporté suffisamment de preuves de la puissance du sentiment
d’appartenance à un peuple ou à une nation et de ses liens avec l’hostilité pour d’autres.
De nombreuses expériences de psychologie sociale ont montré qu’il est facile de
susciter un tel sentiment d’appartenance, même à un groupe apparemment peu
important, et qu’il s’accompagne très souvent de favoritisme à l’égard de son propre
groupe et de dénigrement des autres groupes, voire d’hostilité contre eux.
L’identité se définit donc à la fois par appartenance et par différence, et les deux
semblent nécessaires, mais le risque que la différence se transforme en hostilité existe.
Toutefois, différentes identités sont simultanément possibles, ce qui peut occasionner de
douloureuses tensions internes, ou au contraire faciliter l’adaptation à des situations
diverses. Si on n’admet pas, et on n’a pas de raisons de le faire, que les cultures sont
hermétiquement fermées sur elles-mêmes, il est possible, sauf au cours de certaines
crises, d’appartenir à différentes communautés, d’avoir une identité à plusieurs
composantes.
Si le problème d’une éventuelle revendication communautaire est lié à celui de
l’identité, il faut s’interroger sur celles que propose notre société. Actuellement, être
français est-il suffisant ? Peut-on se donner comme objectif de faire des immigrés, et de
leurs enfants, des Français, et seulement des Français? Actuellement, cela semble peu
réaliste, et ceci d’autant plus que la France n’affronte aucun ennemi et n’a pas de grande
cause autour de laquelle regrouper tous ses citoyens. C’est désagréable, mais il faut
reconnaître que l’hostilité face à un ennemi commun facilite considérablement
l’intégration. Le problème est d’arriver au même résultat par des moyens moins
dangereux, de susciter une identité française sans nationalisme belliqueux. Et cela
concerne aussi les « Français de souche ».
On a reproché aux différentes déclarations des Droits de l’ Homme d’ignorer les
communautés. Ces critiques apparaissent sous deux formes, à la limite opposées.
Premièrement, on peut estimer que les communautés ont elles-mêmes de droits qui
peuvent, dans certaines circonstances ou même toujours, primer ceux des individus;
c’est évidemment contre cette conception que l’idée de Droits de l’Homme a été
élaborée. Mais, deuxièmement, on peut considérer que c’est un droit des individus
d’appartenir à une ou plusieurs communautés, en fonction de leur origine, de leur
histoire, de leurs choix, et qu’il faut que ce droit puisse s’exercer concrètement.
Si on accepte ce qui précède, et particulièrement le dernier point de vue, le problème
immédiat n’est pas seulement celui du communautarisme, mais, indissolublement lié,
celui de l’intégration, qu’on peut considérer comme un objectif en tout état de cause.
Mais cela implique qu’on ait des idées claires sur ce qu’on entend par là. Le problème
est de savoir si l’existence de communautés fortes et reconnues facilite ou empêche
l’intégration.
Si le droit des individus à appartenir à une communauté est reconnu, est-ce du ressort
des pouvoirs publics d’en rendre l’exercice possible, ou simplement de le faciliter, ou la
neutralité doit-elle aller jusqu’à refuser de toucher au problème ? Ne s’intégrera-t-on
pas mieux, et plus volontiers, dans une société où ses particularités sont respectées, où
on peut choisir son mode de vie ? Peut-on proposer une autre conception, moins
uniformisante, de l’intégration? Le but poursuivi doit-il être que les immigrés se sentent
français, ou simplement qu’ils aient un comportement citoyen ? Quelles conséquences
des réponses, positives ou négatives, à ces questions aura-t-elle sur les politiques
d’intégration, c’est-à-dire sur l’avenir des minorités ?
La conception républicaine, française, de la laïcité a été élaborée contre les prétentions
de l’Eglise catholique à s’imposer à l’ensemble de la société. Aujourd’hui, ce problème
ne se pose plus. Seuls des groupes ultra-minoritaires souhaitent revenir en arrière et
imposer une religion d’Etat. On ne peut pas dire qu’ils constituent actuellement un
danger pour la démocratie ou la République. Par contre, le problème des différences, du
droit à la différence et de ses limites compatibles avec la vie sur un même territoire,
vient au premier plan. C’est en fonction de cette évolution que la laïcité doit être
repensée.
Le danger, si la formation de communautés structurées est encouragée, réside dans le
risque de leur rigidification, d’une emprise sur leurs membres qui empêche, par
exemple, de les quitter ou d’adopter des éléments de modes de vie autres. Et la dérive
vers le dénigrement des autres est facile, allant jusqu’à une hostilité plus ou moins
manifeste. Tant que les communautés existent en fait, mais sans être formellement
reconnues, ces risques, sans être nuls, restent faibles. Il est possible d’en rester
partiellement membre, par certains aspects seulement, sans nécessairement que cela
entraîne une rupture. Cette fluidité, en permettant des contacts et des échanges entre
communautés, permet une coexistence non-conflictuelle, peut-être une fusion, qui est
évidemment ce que certains redoutent. L’appartenance n’est alors plus du tout ou rien.
Est-ce un idéal à poursuivre ?
Pr. Benjamin MATALON
Psychologie Sociale
Université de Paris 8
Depuis que ce texte a été écrit, le problème de la Corse a relancé un débat national.
Malgré les dénégations officielles, la question d’une extension de la décentralisation, au
delà de la spécificité de la Corse, est posée, aussi bien par ses partisans que par les
« républicains » qui la redoutent. Malgré les différences importantes avec ce dont il a
été question ci-dessus, la question de savoir quelles sont les différences acceptables,
compatibles avec la « volonté de vivre ensemble », selon la définition que proposait
Renan de la nation, devient encore plus urgente.
NOTE SUR LE RELATIVISME
Les discussions sur le multiculturalisme se situent dans le contexte plus large du
développement du relativisme, qui s’est rapidement répandu depuis une vingtaine
d’années, et qu’il est donc utile de présenter sommairement. Il a des origines
complexes, ce qui rend certains de ses aspects contradictoires.
Premièrement, on peut le faire remonter à la pensée contre-révolutionnaire de la fin du
XVIIIème. siècle, qui s’opposait à la philosophie des Lumières, à son rationalisme et
surtout à son universalisme. Joseph de Maistre, un des théoriciens
contre-révolutionnaires les plus virulents, affirmait avoir rencontré des Français, des
Italiens, des Russes, mais jamais d’homme. A la raison universelle, abstraite, cette
idéologie oppose les traditions propres à chaque peuple, traditions qui se sont
constituées et ont survécu au cours de l’histoire, dans des conditions spécifiques.
Cette insistance sur les traditions est un moyen de s’appuyer sur des repères fixes,
d’échapper au « tout se vaut » qui peut être une conséquence du relativisme, mais qu’il
est difficile de soutenir en pratique. Par exemple, le philosophe des sciences relativiste
Feyerabend, qui s’affirme pourtant anarchiste, voire dadaïste, et dont les oeuvres sont
publiées en anglais par un éditeur d’extrême-gauche, confronté au problème de savoir
quoi enseigner, admet qu’on ne peut pas enseigner n’importe quoi. Il propose alors
comme critère de retenir tout ce qui relève d’une tradition, quelle qu’elle soit. Cela
l’amène à approuver l’introduction, dans les programmes scolaires de certains états des
Etats-Unis, les conceptions « créationistes » de l’apparition de l’homme et des espèces
animales conformes au récit biblique pris littéralement, en parallèle avec les théories de
l’évolution que soutiennent les biologistes.
Deuxièmement, une autre source du relativisme, plus tardive, apparaît vers la fin du
XIXème siècle chez certains ethnologues, qui ont affirmé la spécificité et l’égale valeur
de toutes les cultures. Ils réagissaient en opposition à l’idéologie dominante à l’époque
en Occident, qui concevait l’histoire comme un progrès continu allant des peuplades
primitives à la Civilisation, européenne bien entendu. Selon cette forme de relativisme,
cela n’a pas de sens de juger une culture, ou un élément d’une culture, avec les critères
d’une autre culture. Chacune est un tout qui contient son propre système de valeurs,
donc ses critères de jugement.
L’universalisme, tel qu’il est manifeste par exemple dans les Déclarations universelles
des Droits de l’Homme, est en fait apparu en Europe occidentale, à une époque
déterminée, et ne ferait qu’exprimer la conception du monde et de l’homme propre à
cette culture particulière. Vouloir convertir à cette conception l’ensemble de l’humanité
ne serait qu’une forme déguisée de l’impérialisme occidental en imposant cette
conception du monde particulière. Dans cette perspective, à la limite, on peut (et
certains le font effectivement) refuser de condamner l’excision, considérée comme une
coutume propre à certaines cultures, et comprendre le cannibalisme.
L’anti-colonialisme a joué un rôle certain dans le développement et l’acceptation de
cette forme de relativisme : une des justifications des conquêtes coloniales, et ce qui les
a fait approuver par de véritables humanistes et démocrates, était d’apporter la
civilisation à des peuplades « sauvages », « arriérées » ou « primitives ». On comprend
que les peuples qui se sont libérés de la domination coloniale soient tentés par le rejet de
cette « civilisation » et par l’affirmation de l’égale dignité de la leur.
De la spécificité et de l’incomparabilité de chaque culture, certains tirent des
conclusions (à mon avis trop hâtives, l’histoire le montre) sur la fermeture de chaque
culture sur elle-même, l’impossibilité de véritables contacts ou échanges, et a fortiori
de l’hybridation, du métissage qui ne peuvent aboutir qu’à l’appauvrissement, voire à la
disparition des cultures en question. La culture occupe dans cette idéologie la place qui
était celle de la race dans les conceptions biologiques du XIXème. siècle et de la
première moitié du XXème. Chacun est inexorablement enfermé dans sa culture comme
on le supposait autrefois entièrement déterminé par sa race. Même si, en théorie tout au
moins, on n’affirme pas la supériorité d’une culture sur les autres (mais la dérive dans
ce sens est facile), ce qui serait contraire au principe d’incomparabilité, cette conception
justifie toutes les politiques de séparation et de rejet, de refus de vivre ensemble.
Chacun chez soi, sinon c’est la guerre.
Le relativisme va dans le sens de tendances, pas toujours théorisées ni explicitées, qui
ont probablement toujours existé, mais qui semblent actuellement particulièrements
répendues. Il est fréquent qu’on accorde en effet plus d’importance à ce qu’on a en
commun avec un petit groupe de proches, et qui nous différencie donc des autres, qu’à
ce que nous partageons avec le reste de l’humanité, qui apparaît comme plus abstrait.
Freud parlait à ce propos du « narcissisme des petites différences ». Ce n’est peut-être
pas du relativisme au sens strict, mais ça y prédispose, par la sensibilité aux différences
et l’indifférence à l’universel.
On peut aussi rapprocher le relativisme d’une forme de tolèrance, fréquente
actuellement surtout chez les jeunes, qui accepte toutes les différences. Mais dans
beaucoup de cas, plutôt que d’une véritable tolérance, qui n’exclurait pas la prise de
position, le débat et la confrontation, il vaudrait mieux parler d’indifférence, de manque
de conviction. On tolère parce qu’on n’a pas de critère de jugement qui pourrait amener
à s’opposer. Et cela peut devenir dangereux; en effet, on peut craindre que ces
« tolérants », faute de critères et de convictions, soient sans défense face à la séduction
d’idéologies qui font fortement appel à l’affectivité et peuvent, paradoxalement, les
faire basculer dans une intolérance radicale.
On voit toute la complexité des problèmes posés par le relativisme, problèmes
politiques en particulier, découlant de l’ambiguïté due à sa double origine, réactionnaire
d’abord, au sens le plus précis et le plus fort du terme, anti-rationnaliste et
anti-universaliste, mais ensuite aussi humaniste, fondée sur le respect de l’autre, du
différent de soi. Sa diffusion rapide, que ce soit chez les intellectuels ou idélogues qui le
théorisent, ou plus largement et de façon informelle dans l’ensemble de la population,
fait qu’on ne peut pas l’ignorer. Il fait partie du contexte idéologique dans lequel nous
pensons et agissons.
Benjamin MATALON
RATIONALITÉ ET MANIPULATION
les sophismes dans le discours politique
Constantin SALAVASTRU
1. Comprendre la manipulation.
2. Essai de systématisation des formes de manipulation
3. Les voies de manipulation discursive
4. Une approche pragma-dialectique sur les sophismes
5. Etude de cas: les sophismes dans le discours politique
6. En guise de conclusion
1. Comprendre la manipulation. La manipulation est un thème ancien de réflexion.
Déjà Platon, dans son dialogue Phèdre, fait une distinction entre la parole belle
(domaine d’investigation de la rhétorique) et la parole vraie (domaine d’investigation
de l’analytique). Platon constate qu’il y a une discrépance visible entre ce qui est beau
et ce qui est vrai dans la parole. Si la rhétorique a été parfois blâmée, le motif essentiel
de cette attitude était qu’elle faisait une substitution immorale: la vérité était remplacée
– dans cet art de “bien parler” – par la beauté . Mais, par cela nous assistons à une
tromperie: le récepteur est induit en erreur . Platon a souligné (Phèdre, 260a) “qu’il
n’est pas nécessaire au futur orateur d’avoir appris ce qui est véritablement juste, mais
ce qui paraît tel à la foule chargée de décider; non ce qui est réellement beau et bon,
mais ce qui semble tel. C’est en effet la vraisemblance et non la vérité qui peut
persuader” D’ailleurs, des investigations récentes sur la compréhension de la
rhétorique dans l' Antiquité grecque insistent sur le sens péjoratif de cet art .
En un sens très large, manipulation signifie une action d’un individu (action soit de
nature mécanique ou manuelle, soit de nature discursive) par l’intermédiaire de laquelle
il peut modifier des choses, des états de choses, des actions, des sentiments, des
croyances d’autres individus sans l’accord de ces derniers et, parfois, sans qu’ils le
sachent. Même les dictionnaires s’orientent vers une telle acception d’amplitude
maximale: “action ou manière de manipuler un objet, un appareil; spécialité du
prestidigitateur qui, par sa seule dextérité, fait apparaître et disparaître des objets;
manœuvre destinée à tromper: manipulation électorale – manipulation des foules:
influence exercée sur les groupes nombreux, sur l’opinion, au moyen notamment d’une
propagande massive...” . Dans The Encyclopedia of Language and Linguistics, la
manipulation est définie de la façon suivante: “The strategies that people use to get
others to do what they want them to do are partly linguistic, involving manipulative uses
of language” Une analyse de la manipulation linguistique (“linguistic
manipulation”) met en évidence le rôle des actes de parole indirects (“indirect speech
acts”) dans la manipulation par le discours. Une focalisation sur les mécanismes de la
manipulation politique fait le contour de ce concept et de la réalité qu’il couvre. Enfin,
un dictionnaire récent attire notre attention sur le fait que la manipulation est une
“influence occulte exercée sur un individu ou un groupe. La spécificité de ce type
d’influence peut être recherchée dans les conditions de réception des messages émis par
l’influenceur. On parle ainsi de manipulation pour décrire une forme de communication
dans laquelle les destinataires ne connaissent pas ou ne comprennent pas les stratégies
utilisées pour les influencer”. D’où une certaine responsabilité morale de celui qui va
influencer.
Par conséquent, une situation de manipulation doit remplir quelques conditions: (a) elle
doit être un acte intentionné d’influence sur autrui par l’intermédiaire d'instruments et
de mécanismes (d’ordre rationnel ou discursif) qui sont en dehors des règles de
correctitude de la discursivité ou de la rationalité (si ces actes respectaient les règles
invoquées, alors cette influence serait une conviction ou une persuasion); (b) cet acte
doit avoir pour résultat un changement dans la situation d’autrui (changement physique,
changement d’action, d’attitude, d’état affectif et autres; si ce changement ne se produit
pas, alors nous avons seulement une intention de manipulation); (c) ce changement
s’obtient sans l’accord libre de l’autre, surtout par l’induction en erreur de
l’interlocuteur qui croît qu’il se trouve sur la voie de la vérité alors qu'en fait il se trouve
en erreur (l’accord libre à une idée grâce aux arguments invoqués par l’interlocuteur est
le signe d’une conviction); (d) ceux qui sont manipulés ne savent pas que les
instruments, les techniques ou les mécanismes d’ordre rationnel ou d’ordre discursif qui
sont utilisés pour les influencer sont erronés, ne respectent pas les règles de la rationalité
ou de la discursivité (s’ils avaient la conscience de l’erreur, alors l’influence serait
annulée).
2. Essai de systématisation des formes de manipulation: commentaires. Ces
exigences mettent en évidence les deux pôles de toute manipulation: l’action de
manipulation (une démarche faite par quelqu’un à l’intention d’influencer quelqu’un
d’autre) et l’objet de la manipulation (quelqu’un qui supporte le résultat de l’action
d’influencer faite par quelqu’un d’autre). Une suggestion intéressante de Parret vient
mettre de l'ordre dans l’analyse structurale de ces deux composantes d’une situation de
manipulation dans un cadre plus large d’investigation de la manipulation et du
mensonge, cadre concrétisé dans un “modèle de la sémiotique des discours” et aussi
dans une “théorie de l’énonciation” .
Quelle est la nature de l’action manipulatrice et, implicitement, les formes de
cette action? D’abord, on peut manipuler un individu quelconque par l’intermédiaire
d’une action physique (manuelle, mécanique). Par exemple, la punition corporelle pour
changer un comportement, une croyance. D'autres fois, on peut influencer un individu
par l’intermédiaire d’une action discursive. Par exemple, une explication adéquate qui
détermine une action prochaine. En conclusion, en prenant pour critère la nature de
l’action manipulatrice, nous pouvons identifier les deux formes de cette action: action
physique et action discursive.
Cette action manipulatrice a un domaine visé d’influence. Ce domaine peut être
de nature très diverse. Nous pouvons actionner sur les objets physiques (par exemple,
l’action de manipulation des livres dans une bibliothèque), sur les croyances ou les
idées (par exemple, l’action d’influencer les croyances religieuses), sur les actions ou
les faits (par exemple, l’action de déterminer un individu à faire une donation pour les
pauvres). Par conséquent, il y a au moins trois domaines sur lesquels peut se manifester
une action manipulatrice: le domaine des objets, le domaine des croyances et le
domaine des actions.
Les deux critères (la nature et le domaine de l’action manipulatrice) peuvent être
combinés. Nous allons ainsi obtenir une systématisation des formes de manipulation:
La nature de l’action
manipulatrice (®)
Action
physique
Le domaine de l’action manipulatrice
(¯)
Le domaine des objets (D1)
Le domaine des croyances (D2)
Le domaine des actions (D3)
A1 ® D1
A1 ® D2
A1 ® D3
(A1)
Action discursive
(A2)
A2 ® D1
A2 ® D2
A2 ® D3
Quelques considérations s'imposent.
(a) Les deux critères (qui appartiennent à Parret) identifient six formes primaires
de manipulation : [A1 ® D1] (l’action physique sur un objet quelconque: la
manipulation des livres dans une bibliothèque), [A1 ® D2] (l’action physique par
laquelle sont influencées les croyances: la punition physique pour changer une croyance
religieuse), [A1 ® D3] (l’action physique pour déterminer une action: l’exil de Napoléon
après sa défaite), [A2 ® D1] (l’action discursive pour changer un objet quelconque: sous
l’influence d’une explication adéquate, les peintures de Picasso deviennent plus
intéressantes pour le récepteur), [A2 ® D2] (l’action discursive pour influencer les
croyances: l’assomption d’une conviction sur le rôle de la démocratie dans
l’organisation de la société sous l’influence d’une argumentation bien faite), [A2 ® D3]
(l’action discursive pour déterminer une action de l’interlocuteur: l’action de donner le
vote à un candidat quelconque sous l’influence de son discours électoral).
(b) La présentation synthétique des formes de manipulation – question sur
laquelle nous sommes en désaccord avec Parret, qui considère que seulement les deux
dernières formes sont vraiment des manipulations et qui n’a pas vu toutes les
possibilités combinatoires de ces deux critères pour épuiser les formes possibles de
manipulation – donne des indications significatives pour réussir une distinction entre
des manipulations immédiates (directes) et des manipulations médiates (indirectes). Les
premières sont celles où les transformations des objets, des croyances, des actions ont
leur origine dans l’action physique de l’agent de l’action alors que les dernières sont
celles où les transformations des objets, des croyances, des actions ont leur origine dans
l’action discursive de l’agent. Dans la sphère du politique on retrouve toutes ces formes
de manipulation. L’intention de prendre le pouvoir doit être accompagnée d’actions
dans le plan des états des faits qui pourraient justifier la prétention d’arriver au pouvoir
(la première forme de manipulation). Mais il est tout à fait possible que, dans l’absence
des faits convaincants, un certain groupe de pouvoir puisse contraindre (parfois même
physiquement, mais souvent par la menace, la corruption) l’interlocuteur pour changer
ses croyances (la deuxième forme de manipulation). Il peut egalement contraindre son
interlocuteur à faire des actions: par exemple les grands meetings populaires organisés
par les régimes communistes (la troisième forme de manipulation). Par l’intermédiaire
de l’action discursive les groupes de pouvoir peuvent changer la réalité si elle n’est pas
convenable pour une ascension légitime au pouvoir: nous ne pouvons pas oublier que,
pour la propagande communiste, les meilleurs résultats dans la vie économique et
sociale étaient obtenus dans la société socialiste (la quatrième forme de manipulation).
Une action discursive d’un groupe de pouvoir peut changer les croyances des individus
(la cinquième forme de manipulation) alors qu’un bon discours électoral peut
déterminer des actions favorables (l’action de voter, par exemple) pour ce groupe de
pouvoir (la sixième forme de manipulation).
(c) Les formes primaires de manipulation que nous avons identifiées ne peuvent
pas rester isolées dans un discours quelconque. Elles se combinent et déterminent les
formes secondaires de manipulation. Il est parfaitement possible qu’un individu
détermine le changement d’une croyance chez quelqu’un d’autre par le biais d’un
discours et que ce dernier, avec cette nouvelle croyance, obtienne par l’argumentation
un engagement en action d'un troixième individu qui, à son tour, peut contraindre
quelqu’un d’autre à changer ses croyances! La schématisation de cette activité
complexe d’influencer (qui est une forme de manipulation secondaire) est la suivante:
[A2 ® D2] ® [A2 ® D3] ® [A1 ® D2]
Sans doute, les possibilités combinatoires sont multiples, ce qui fait que nous pouvons
obtenir beaucoup de formes secondaires de manipulation à remarquer dans les débats
politiques, juridiques, scientifiques courants.
(d) Evidemment, pour notre but les formes de manipulation qui sont à l’origine
dans l’action discursive présentent un intérêt spécial.
En nous maintenant à ce niveau nous voulons prendre en considération un problème qui
est de toute importance: l’intentionnalité de l’action manipulatrice. Certes, il est
possible qu’un certain agent de l’action manipulatrice ne sache pas que son discours ne
respecte pas les règles de la rationalité ou de la discursivité. En ce cas, il n’a pas
l’intention d’induire en erreur son interlocuteur. Est-ce que dans ce cas il y a ou non
manipulation? Evidemment, la réponse est négative. Nous sommes ici devant
l’ignorance discursive et rationnelle de l’agent de l’action. Mais souvent l’agent de
l’action utilise en toute connaissance de cause des raisonnements ou des formes
discursives qui ont seulement l’apparence de corréctitude mais qui ne sont pas tels en
réalité. En ce cas, nous sommes devant une situation de manipulation. C'est ce type de
situations qui nous intéresse.
3. Les voies de manipulation discursive. Comment une manipulation par
l’action discursive de l’agent est-elle possible? Une réponse à cette question met en
discussion des éléments constructifs pour une proposition d’investigation des voies de
manipulation. Un acte discursif de manipulation a beaucoup de composants et chacun
d'eux peut constituer un moyen important pour influencer les individus qui reçoivent le
résultat d' un tel acte. Certes, une manipulation totale et complète a lieu seulement dans
les conditions où tous les moyens entrent en action dans la construction d’un discours.
Mais une analyse “sectorielle” peut montrer quelles sont les fonctions de ces moyens
qui interviennent dans la performance d’une intervention discursive.
Il est possible d’induire en erreur le récepteur par l’intermédiaire de la forme
d’un discours quelconque. Le récepteur ne peut pas faire, immédiatement et
unitairement, le “décodage” de toutes les figures rhétoriques qui peuplent un certain
discours. Dans ces conditions, les sens sont altérés, les significations sont déformées et
la réception du discours est dénaturée. Evidemment, le récepteur est induit en erreur.
Nous avons, donc, une forme de manipulation où le moyen discursif de manipulation se
concrétise dans la forme du discours, dans le langage utilisé par l’auteur. Combien de
récepteurs peuvent voir dans la séquence discursive
“Je m’imagine que vous avez lu dans les journaux que, par une proclamation spéciale,
le dictateur italien a félicité l’armée italienne d’Albanie pour sa gloire gagnée par sa
victoire sur les Grecs. Cela constitue bien sûr le record mondial en matière de ridicule et
de raillerie” (Winston Churchill, Message radiodiffusé du 27 avril 1941)
une ironie de Churchill à l’adresse de Mussolini? Si la séquence discursive est prise
dans son sens direct (le degré zéro de l’écriture, Barthes), alors il est évident que le
récepteur est en erreur. La manipulation est présente. Il y a beaucoup de moyens de
l’ordre du langage qui peuvent faciliter une situation de manipulation (les figures de
style, la rhétorique des phrases, les signes de ponctuation, l’intonation, l’ambiguïté des
énoncés) [9].
Le discours n’est pas seulement une mise en scène d’une forme expressive du
langage. Il est également une construction rationnelle. Par conséquent, il contient des
raisonnements par l’intermédiaire desquels le proposant apporte des arguments pour
soutenir ou pour réfuter une thèse, un point de vue. Un problème à part c’est la
corréctitude (en termes purement logiques, la validité) de ces raisonnements. Comment
est-il possible d'obtenir de façon nécessaire une conclusion vraie en utilisant une forme
de raisonnement? Deux conditions doivent être remplies: une condition d’adéquation
matérielle (les prémisses – c’est-à-dire les propositions données qui soutiennent une
certaine conclusion pour thèse – doivent être vraies) et une condition d’adéquation
formelle (le schéma de raisonnement doit être valide). Si ces conditions sont remplies
toutes les deux, alors la corréctitude logique est assurée.
Si seulement une de ces conditions n’est pas respectée, alors le raisonnement a
seulement l’apparence de corréctitude, mais il n’est pas correct en réalité. Dans une telle
situation, celui qui utilise un tel raisonnement ou celui auquel il le propose sont, tous les
deux, dans une erreur de raisonnement. Ces erreurs de raisonnement, ainsi que celles
d’argumentation, portent le nom de sophismes . Par conséquent, nous pouvons
influencer quelqu’un d’autre en présentant des raisonnements ou des argumentations qui
sont corrects en apparence (et le récepteur les considère comme tels) mais qui ne sont
pas corrects en réalité. Nous sommes, donc, devant une situation de manipulation par
des moyens d’ordre rationnel . Si nous prenons l’argumentation ci-dessous:
T (thèse)
¯
(indicateur linguistique
R (la raison de la thèse)
de l’argumentation)
¯
¯
Il pleut
(parce que)
Les rues sont mouillées
nous constatons qu’elle est une argumentation sophistique (ce sophisme est connu sous
le nom du sophisme du faux antécédent) parce que la proposition “Les rues sont
mouillées”, qui est présentée comme épreuve pour soutenir la thèse de l’argumentation
(la proposition “Il pleut”), n’est pas, en réalité, une condition suffisante pour la thèse (il
est possible que les rues soit mouillées parce que la municipalité mouille les rues avec
de l’eau). L’argumentation complète prend la forme du raisonnement ci-après:
Si les rues sont mouillées, alors il pleut
Les rues sont mouillées
Donc: Il pleut
où la proposition composée (“Si les rues sont mouillées, alors il pleut”) est présentée
comme une implication logique (“implication matérielle” dans la terminologie de
Russell) en ayant pour antécédent la proposition “Les rues sont mouillées” et pour
conséquent la proposition “Il pleut” (en réalité, cette proposition composée n’est pas
une implication logique et notre raisonnement est un modus ponendo-ponens
non-valide). En ce cas, c'est la condition d’adéquation formelle qui n'est pas remplie.
Evidemment, dans la présente démarche, notre attention s’oriente vers la manipulation
par l’intermédiaire de ces moyens d’ordre rationnel.
4. Une approche pragma-dialectique sur les sophismes. Une question de
première importance pour une analyse logique et rhétorique du discours politique – et
aussi pour mettre en évidence les situations de manipulation qui interviennent dans ce
type de discours - tient à une investigation de l’utilisation des argumentations
sophistiques dans un tel type de discours. Le discours politique utilise pleinement de
telles procédures argumentatives, et leurs résultats sont souvent importants et l’habileté
dans la manipulation des tels mécanismes est considérée une qualité essentielle pour un
bon politicien.
Notre point de départ dans une analyse du rôle des sophismes dans le discours
politique est la proposition de systématisation des sophismes fondée sur la relation de
communication, proposition qui appartient à Frans van Eemeren et Rob Grootendorst
et qui a pour but la construction d’un modèle pragma-dialectique de résolution des
conflits d’opinions. Nous sommes convaincus que tout discours politique exprime,
tacitement ou ouvertement, une divergence d’opinions. En ce cas, le modèle
pragma-dialectique de résolution des conflits d’opinions peut être un bon instrument
d’investigation du discours politique et, évidemment, de ses mauvaises utilisations des
raisonnements ou des règles de la discussion critique.
Quelles sont les articulations du modèle pragma-dialectique d’analyse des
sophismes? Quelques traits mettent en évidence ce modèle d’investigation. Le premier:
le modèle pragma-dialectique d’analyse et de résolution des sophismes est un essai de
maxima amplitude par rapport à la vision traditionnelle sur les sophismes ou par rapport
à d’autres essais plus modernes sur le même sujet. Aristote a fait (dans Les réfutations
sophistiques) une distinction entre les sophismes qui proviennent du langage et les
sophismes qui proviennent d’en dehors du langage. Sa recherche élude les erreurs de
logique (celles provenant de l'irrespect des règles de la correctitude de la pensée).
Certains traités modernes de logique, s’ils se réfèrent aux sophismes, mettent l'accent
sur ce qu' Aristote a ignoré, c’est-à-dire sur l’éludation des règles de la pensée! Or, le
modèle pragma-dialectique a en vue une correction de ces deux points de vue restreints.
Le deuxième: le modèle pragma-dialectique de systématisation des sophismes
est un modèle normatif par rapport à d’autres essais sur les sophismes qui sont, en
majorité, descriptifs. En voici quelques exemples. La systématisation d’Aristote (Les
réfutations sophistiques) n’est qu' une description des situations où le raisonnement ou
l’argumentation ont seulement une apparence de corréctitude, et la systématisation de
John Stuart Mill [13] reste dans une tonalité descriptive. Par contre, le critère proposé
par le modèle pragma-dialectique a pour point de départ dix règles de la discussion
critique et le fait que la violation d’une règle génère une classe de sophismes. Par
conséquent, dans le cas du modèle pragma-dialectique, la règle détermine la classe, en
opposition avec les propositions descriptives où la classe (des faits) détermine la règle.
Le troisième: le modèle pragma-dialectique de résolution des sophismes se
rapporte surtout aux systématisations traditionnelles avec l’intention de proposer un
ordre basé sur un critère unitaire. L’approche pragma-dialectique tien à l'analyse de la
discussion critique en ayant pour intention la solution négociée des conflits discursifs.
Mais, dans les conflits discursifs interviennent, sans doute, des formes classiques de
raisonnement. Dans ces conditions, les sophismes traditionnels liés à ces formes de
raisonnement vont se retrouver dans la systématisation réalisée par l’intermédiaire du
modèle pragma-dialectique. Quelle est la place des sophismes logiques dans cette
systématisation pragma-dialectique? Evidemment, dans l’une de ces dix classes de
sophismes qui prennent naissance par la violation des règles de la discussion critique.
Le quatrième: le modèle pragma-dialectique d’interprétation des sophismes est
sous le signe de certaines conditions: (a) il doit fournir les normes permettant de
distinguer entre opérations rationnelles et opérations irrationnelles dans la discussion
argumentative (s’il n’y a pas de telles normes, alors il y a moins de chances pour la
solution d’une divergence d’opinions); (b) il doit fournir des critères permettant de
décider si une de ces normes a été violée (s’il n’y a pas de tel critère, alors il n’est pas
possible d’identifier la présence d’un sophisme); (c) il doit fournir des procédures
d’interprétation permettant de déterminer si un énoncé satisfait à ces critères (s’il n’y a
pas de telles procédures, alors il est impossible de savoir si une certaine règle
s’applique à un énoncé donné).
Le cinquième: l’approche que nous analysons accomplit une fonction pratique.
Il constitue un instrument ayant pour but de faire obstacle devant tous les essais
d’obtenir des profits discursifs dans les actes de résolution des conflits d’opinions dans
une discussion critique par l’usage de procédures qui éludent soit les règles logiques,
soit les règles de la relation discursive. Le fait que l’approche pragma-dialectique est
vue comme un instrument est prouvé par notre tentative d’application de cette approche
à une analyse sur le rôle des sophismes dans le discours politique. Il y a d’autres
propositions d'application de ce modèle: Harry Weger Jr. applique cette théorie à une
analyse des interactions interpersonnelles , Dale Hample fait une liaison inédite
entre ce modèle et le discours de l’Inquisition .
5. Etude de cas: les sophismes dans le discours politique. Dans la proposition
pragma-dialectique de systématisation des sophismes, chaque règle de la discussion
critique détermine une classe de sophismes. Nous allons mettre en évidence la règle,
nous allons établir la classe de sophismes, identifier les types de sophismes qui
appartiennent à chaque classe et déterminer le rôle de la classe de sophismes dans les
débats politiques et, finalement, nous allons donner, comme exemples, des séquences de
discours politiques qui illustrent la présence d’une argumentation sophistique, pour
établir ensuite la forme de manipulation où s’encadre le sophisme analysé. Evidemment,
la règle et la classe de sophismes que celle-ci détermine constituent des éléments
structurels du modèle pragma-dialectique proposé par van Eemeren et Grootendorst,
tandis que l’acte d’établir le rôle des sophismes dans les débats politiques ainsi que
l’encadrement dans une forme de manipulation et les illustrations par des exemples
nous appartiennent. Sans doute, allons-nous nous en tenir à quelques classes de
sophismes seulement, celles qui sont, à notre avis, les plus importantes pour le discours
politique.
Une première règle d’une dispute critique: les partenaires ne doivent pas faire obstacle
à l’expression ou à la mise en doute des points de vue. Les auteurs invoqués soulignent
que “tout le monde a, en principe, le droit d’avancer des points de vue sur tous les
sujets et de mettre en question n’importe quel point de vue”. Nous retrouvons là une
liberté maximale en ce qui concerne les points de vue avancés sur un sujet quelconque,
les personnes qui les avancent, les réactions critiques à ces points de vue. Evidemment,
si nous découvrons une restriction en ce qui concerne la possibilité d’avancer des points
de vue nouveaux, la possibilité d’une personne quelconque d’avancer ou de critiquer un
point de vue, ou en ce qui concerne la liberté de critiquer tous les points de vue soumis
au débat, alors nous sommes devant une catégorie de sophismes connue sous le nom de
sophismes de confrontation.
Les sophismes de confrontation ont un rôle important dans le discours politique. Il y a
une certaine spécificité de l’action de cette classe de sophismes dans le discours
politique par rapport à d’autres types de discours: la présence des sophismes de
confrontation dans un débat politique est le signe de la présence d’un partenaire
autoritaire. Généralement parlant, les discours politiques qui ont pour fondement les
sophismes de confrontation représentent des régimes totalitaires, ceux qui ont la
tendance de limiter les points de vue (parce qu’il y a le point de vue du régime qui est
quasi-généralisé), de réfuter (ou, si cela n’est pas possible, de limiter au maximum) la
discussion critique (parce que le point de vue du groupe de pouvoir est considéré
infaillible), de limiter de façon drastique le nombre de personnes qui peuvent avancer
ou critiquer des points de vue (parce qu’il y a le point de vue du chef du régime qui est,
formellement ou réellement, assumé par toute la population). Si nous analysons les
discours d’Hitler, de Staline ou de Ceausescu, nous pouvons découvrir, facilement,
beaucoup de sophismes de confrontation. Pour illustrer cette assertion, nous proposons
cette séquence de discours politique:
“C'était d'une absurdité incroyable que, dans les journées d’août 1914, l'ouvrier
allemand s’identifie avec le marxisme. A ce moment-là, l’ouvrier allemand avait su se
liberer de la pression de cette contamination empoisonnée, parce que sans cela il n'aurait
jamais su entrer dans la lutte” (Adolf Hitler, Mein Kampf, tr. roum., Editura Belardi,
Bucure_ti, 1994, p. 159)
où les sentences indubitables (“C'était d'une absurdité incroyable...”; “...l’ouvrier
allemand avait su se liberer de la pression de cette contamination empoisonné...”)
mettent en évidence la limitation du discours à un seul point de vue en ayant pour
résultat l’absence de la possibilité d’une vraie discussion critique. Evidemment, nous
découvrons facilement à cette séquence discursive la pression de celui qui propose le
discours sur son récepteur, exercée par le biais d’une action discursive. Cette action
discursive a pour but le changement des croyances des récepteurs possibles. Nous
sommes devant une forme de manipulation de type [A2 ® D2].
Mais, même si ni le régime, ni le politicien ne sont représentants de
l’autoritarisme, il est possible que le discours contienne des sophismes de confrontation,
surtout dans les campagnes électorales, parce que, dans ce cas, chaque candidat veut
imposer ses idées et, de plus, il veut être voté. La pression de but annule dans une
certaine mesure la préoccupation de respecter les règles d’une discussion critique. Par
exemple:
“Mais rien n’aurait pu être accompli sans vous, sans vous qui avez soutenu le
redressement par votre discipline et par votre effort ces résultats ce sont votre bien
difficilement acquis est c'est le moment de les remettre en cause? ne vaut-il pas mieux
poursuivre l’effort pour déboucher enfin sur une situation assainie sur une économie
rétablie sur des conditions favorables de vie? Pensez à la situation d'une personne
tombée à la mer et qui nage qui nage à contre-courant pour regagner la rive; le courant
est puissant mais à force de nager elle s’est rapprochée du rivage; elle y est presque, elle
va le toucher; alors une voix vient lui conseiller à l’oreille: «Pourquoi te donner tant de
peine? Tu commences à être fatiguée. Tu n’as qu’à te laisser porter par le courant»; elle
hésite, c’est bien tentant; pourquoi ne pas se laisser aller? mais quand on se laisse
emporter par le courant on se noie! Oui! Applaudissement de 7 secondes. Oui! il faut
achever le redressement de notre économie...” (Valéry Giscard d’Estaing, Discours
prononcé au 27 janvier 1978 à l’occasion des élections législatives, cité d’après Olivier
Reboul, La Rhétorique, P.U.F., Paris, 1990, p. 83)
Président en fonction de la France, Giscard d’Estaing utilise dans son discours assez
d'éléments qui limitent la possibilité des réactions critiques (des questions rhétoriques
qui sont, en réalité, des sentences déguisées, une allégorie bien construite,
l’identification des électeurs avec tous les résultats de l’économie de la France). Nous
avons là une autre forme de manipulation par l'usage des sophismes de confrontation:
une manipulation à l’aide de l’action discursive qui vise à déterminer une action
favorable au groupe de pouvoir représenté par Giscard d’Estaing: [A2 ® D3].
Il y a quelques sophismes représentatifs pour la classe des sophismes de
confrontation. L’argumentum ad baculum de la logique traditionnelle prend la forme de
la menace (avec la force, avec la vengeance ou avec la punition):
“L’ennemi s’est cru vainqueur de la France parce qu’il avait pu, d’abord, rompre sous
l’avalanche des moteurs notre armée préparée d’une manière absurde et commandée
d’une manière indigne. L’ennemi connaîtra son erreur. Les cadavres allemands et
italiens qui jonchent en ce moment les abords des positions de Koenig peuvent lui faire
présager de combien de larmes et de combien de sang la France lui fera payer ses
outrages” (Charles de Gaulle, Discours aux Français, 11 Juin 1942, Office Français
d’Edition, 1947, p. 74)
alors que l’argumentum ad hominem se fonde sur une attaque à la personne :
“Depuis assez longtemps, les beys qui gouvernent l’Egypte insultent à la nation
française et couvrent ses négociants d’avanies: l’heure de leur châtiment est arrivée.
Depuis trop longtemps, ce ramassis d’esclaves achetés dans la Géorgie et le Caucase
tyrannise la plus belle partie du monde...” (Napoléon, Proclamation aux peuples de
l’Egypte, dans: Messages et discours politiques, Flammarion, Paris, s.a., p. 31-32).
Les deux dernières séquences discursives représentent des formes différentes de
manipulation: de l’action discursive à un changement d’action [A2 ® D3]: action de
punition des Allemands (dans le cas du discours de Charles de Gaulle), de l’action
discursive à un changement des croyances (A2 ® D2): la croyance que la guerre en
Egypte était nécessaire et utile aux égyptiens (dans le cas du discours de Napoléon).
Une petite remarque: cette façon d’argumenter n’est pas toujours une erreur. Parfois il y
a une liaison entre les qualités morales et les actes d’un individu .
Une autre règle de la discussion critique a en vue la défense: la partie qui a
avancé un point de vue est obligée de le défendre si l’autre partie le lui demande. La
règle sanctionne la gratuité dans l’acte d’avancer un point de vue dans la tentative de
trouver une solution des conflits d’opinions: nous n’avançons pas de points de vue dans
une dispute critique si nous n’avons pas des preuves pour les soutenir! Si cette règle
n’est pas respectée, alors nous sommes devant une nouvelle classe de sophismes: les
sophismes de rôles. Les rôles sont bien partagés entre les partenaires d’une discussion
critique: celui qui soutient une thèse doit apporter des arguments favorables tandis que
celui qui réfute la thèse doit apporter des preuves du contraire.
Dans le discours politique cette classe de sophismes apparaît fréquemment. A la
différence d’autres types de discours où de tels sophismes sont une exception (par
exemple, dans le discours scientifique ou dans le discours juridique). Il y a des
explications pour cet état de choses. Les discours politiques portent sur des thèmes qui
ne peuvent pas être mis à l’épreuve ponctuellement. Une telle exigence est extrême.
Voilà pourquoi nous retrouvons souvent dans les débats politiques les sophismes de
rôles. Un tel sophisme, déjà connu dans la logique traditionnelle, est celui qui s’appelle
ignoratio elenchi (l’éludation du sujet du débat critique). Un écrivain roumain présente
une séquence de discours où un politicien parle du développement économique et
culturel de la Roumanie:
“Farfuridi: Alors, voilà ce que je dis, et avec moi doivent le dire aussi tous ceux qui ne
veulent pas tomber à l’extrême, c’est-à-dire, voilà, ce que je veux dire c'est que, oui,
nous devons être modérés... c’est-à-dire sans exagérations!... Dans un problème
politique... et quel problème, un problème duquel dépend l’avenir, le présent et le passé
du pays... être ou très ou trop... de sorte que l’heure arrive où nous devons nous
demander pourquoi?... Oui... pourquoi?” (I.L.Caragiale , Une lettre perdue).
On y observe que le thème est complètement perdu sur les voies sinueuses de
l’argumentation!
Quant à l'intention, nous avons ici un essai de manipulation qui a pour
instrument l’action discursive et qui a pour but le changement des croyances et la
détermination d’une action favorable au groupe de pouvoir que représente celui qui tient
le discours. Par conséquent, une situation inédite: un discours “fait le jeu“ à deux
formes différentes de manipulation: [A2 ® D2] et [A2 ® D3]. S’il réussit ou non, c’est
un autre problème, qui pourrait être discuté.
Une règle importante de la discussion critique est: l’attaque doit porter sur le
point de vue tel qu’il a été avancé par l’autre partie. Si cette règle n’est pas respectée,
alors les relations dialogiques entre partenaires se manifestent dans l’intérieur d’une
nouvelle classe de sophismes: les sophismes de la représentation des points de vue.
Certes, la dispute critique avec l’adversaire (surtout dans le domaine du politique) pour
la résolution des conflits d’opinions est une démarche d’une grande amplitude qui
implique beaucoup de réorganisations du trajet discursif et, également, la nécessité
d’avancer certains points de vue et de renoncer à certains autres. La résolution s’est
considérée finie soit si l’opposant a assumé, en vertu des arguments qui lui sont
proposés, le point de vue du locuteur, soit si ce dernier renonce, lui-même, à son point
de vue parce qu’il n’a pas de preuves suffisantes.
Nous constatons que l’élément essentiel de cette classe de sophismes este le
point de vue de celui qui propose une argumentation. Si nous voulons réfuter (ou
critiquer) l’argumentation de notre interlocuteur, il est absolument nécessaire de faire
référence exclusivement au point de vue que notre adversaire a avancé. Un manière de
ne pas respecter cette exigence est celle d’attribuer des points de vue fictifs à
l’interlocuteur:
“... en cas de guerre, d'une guerre comme celle-ci, lorsque la nation est supposée faire
tant de sacrifices, avoir tout le monde du côté du gouvernement, ce serait hors de prix;
qu'il n'y ait plus de division entre ceux qui soutiennent le gouvernement et l'opposition.
Monsieur Cuza me demande: mais votre présence dans le gouvernement ne fait pas
obstacle dans son activité pour donner des reformes constitutionnelles?
– Monsieur Cuza: Je n’ai pas demandé cela!
– Monsieur Ionescu: C'est ce que j'ai compris”
(Take Ionescu , Exposé à la Chambre inférieure du Parlement de la Roumanie,
1916)
Il est possible d’éluder cette règle par la déformation du point de vue de l’adversaire
(exagération, diminution, omission). Dans le discours politique, l'emploi de tous ces
éléments (exagération, diminution, omission) est déterminé par le but suivi: si on a en
vue le discrédit de l’adversaire, alors sont diminués les faits favorables et sont amplifiés
les faits défavorables:
“Les plus beaux discours du monde sont impuissants à changer les faits. Vous avez
assez bonne mémoire pour savoir où en était la classe ouvrière en 1932. Vous vous
rappelez, à coup sûr, les fermetures de banques, les queues devant les boulangeries, les
salaires de famine. Vous vous rappelez les saisies d’habitations et de fermes, et les
faillites commerciales. Vous n’avez pas oublié les «villes à la Hoover», et la jeunesse
du pays confrontée à un avenir sans espoir et sans travail, et la porte close des usines,
des mines et des fabriques, et les fermes abandonnées et tombant en ruine, et les
chemins de fer paralysés, et les entrepôts vidés de marchandises. Vous n’avez pas
oublié le morne désespoir où tomba toute une nation – et l’impuissance totale de notre
gouvernement fédéral” (Franklin D.Roosevelt, Discours de campagne électorale – 23
septembre 1944, dans: Messages de Guerre de Franklin D.Roosevelt, publié par le
Service Intérimaire Américain d’Informations Internationales, 1945, p. 31)
Nous trouvons là – avec toute la situation difficile de la période de crise de 1929 - 1933
qui ne peut pas être éludée – une exagération des faits défavorables au régime Hoover.
Si la première séquence a en vue le changement des croyances (la forme de
manipulation [A2 ® D2]), la deuxième exprime un changement des croyances (la
croyance que le gouvernement Hoover n’est pas en accord avec les besoins de la
population: une manipulation de forme [A2 ® D2]) et, également, une détermination à
l’action (votez Roosevelt: une manipulation de forme: [A2 ® D3] ).
Evidemment, nous trouvons une exagération aussi dans cette séquence du
décret des putschistes (Moscou, 19 août 1991):
“Devant l’impossibilité, pour Mikhaïl Sergueïvitch Gorbatchev, d’assumer ses fonctions
de président de l’URSS pour raisons de santé (...); afin d’éviter une crise profonde et
multiforme, la confrontation politique, inter-ethnique et civile, ainsi que le chaos et
l’anarchie qui menacent la vie et la sécurité des citoyens de l’Union soviétique, la
souveraineté, l’intégrité territoriale, la liberté et l’indépendance de notre Etat, nous
déclarons l’état d’urgence” (cité après: André Gosselin, Les attributions causales dans
la rhétorique politique, Hermès, 16, Paris, 1995, p. 163)
qui est une manipulation par l’intermédiaire d’une action discursive pour justifier une
action des putschistes [A2 ® D3].
Si la règle antérieure avait en vue l’attaque d’un point de vue, la règle qui suit a
en vue la nature de la défense: une partie ne peut défendre son point de vue qu’en
avançant une argumentation relative à ce point de vue. Van Eemeren et Grootendorst
soulignent qu’il y a deux voies pour éluder cette règle: la soutenance d’un point de vue
par des moyens qui ne sont pas preuves du point de vue logique (“des preuves non
argumentatives”), ou la soutenance d’un point de vue avec des moyens qui n’ont pas de
liaison directe avec la thèse (“des preuves non pertinentes”). Nous sommes devant une
nouvelle classe de sophismes: les sophismes de défense.
Nous pouvons inclure dans cette classe les sophismes traditionnels: argumentum
ad populum (l’argument de la foule ou de la majorité), argumentum ad verecundiam
(l’argument de la modestie), argumentum ad misericordiam (l’argument de la pitié). De
tels arguments sont très présents dans le discours politique parce que l’opinion de la
foule a une puissante force de persuasion, parce qu’une autorité reconnue peut
influencer facilement un interlocuteur quelconque et parce que l’invocation de la pitié
peut mettre en mouvement des dimensions psychologiques de la personnalité qui
pourraient déterminer un changement d’opinion:
“Le 9 mars, l’Empereur coucha à Bourgoin. La foule et l’enthousiasme allaient, s’il est
possible, en augmentant. «Il y a longtemps que nous vous attendions, disaient tous ces
braves gens à l’Empereur. Vous voilà enfin arrivé pour délivrer la France de l’insolence
de la noblesse, des prétentions des prêtres et de la honte du joug de l’étranger»”
(Napoléon, Aux habitants du Département de l’Isère, dans: Napoléon, Messages...,pp.
157-158).
C'est une séquence où nous découvrons une argumentation “ad populum” par laquelle
l’Empereur justifie ses actions politiques et militaires. Or, de tels arguments (“ad
populum”, par exemple) n’ont pas une liaison directe avec les actions et les faits de
Napoléon (la foule peut être, parfois, en erreur; il n’y a pas de lien causal entre ce que
dit la foule et ce que fait un personnage historique). Nous découvrons une manipulation
de forme [A2 ® D3] par l’intermédiaire de laquelle Napoléon justifie ses actions passées
et prépare ses actions prochaines!
Une dernière règle sur laquelle nous nous arrêtons a en vue l’ambiguïté des
termes ou des énoncés utilisés dans le discours: les parties ne doivent pas utiliser des
formulations insuffisamment claires ou d’une obscurité susceptible d’engendrer la
confusion; chacune d’elles doit interpréter les expressions de l’autre partie de la façon
la plus soigneuse et la plus pertinente possible. L’éludation d’une telle règle détermine
la classe des sophismes de l’usage du langage. Voilà un exemple:
“L’Univers diminue. Il est sérieusement menacé dans son existence. Sa vraie
propriétaire – une personne sans scrupules – en sentant le danger, s’adresse à un homme
de valeur, à un académicien, à notre collègue M. le général Crainiceanu, et elle le prie
d'en prendre la direction. M. le général accepte, il sauve l’Univers” (Barbu ^tef
nescu-Delavrancea , Discursuri, Editura Minerva, Bucure_ti, 1977, p. 222)
Surtout si le discours se déroule dans la sphère de l’oralité, alors il est très difficile
d’observer que le locuteur parle d’un journal avec le titre “Univers” et non pas de notre
Univers planétaire qui serait en danger! Nous avons ici une suprasaturation de sens qui
donne une note d’ambiguïté à cette séquence discursive.
Les discours politiques sont pleins de tels genres de sophismes. Premièrement,
une thèse ambiguë ne peut pas être réfutée absolument. Restent encore assez de
possibilités de refuge pour celui qui a avancé une telle thèse. D’autre part, une thèse
ambiguë ne laisse pas l’occasion de trouver beaucoup d’arguments favorables et qui
soient considérés comme favorables par l’interlocuteur. Enfin, il y a une “rhétorique de
l’ambiguïté”, bien utilisée par les politiciens pour obtenir le succès par le biais de leurs
interventions discursives.
6. En guise de conclusion
Certes, notre proposition est interdisciplinaire. Elle se situe à l’intersection de
plusieurs domaines: la logique, l’argumentation, la rhétorique, l’analyse du discours
politique. Mais il est nécessaire de souligner que: (a) nous avons proposé un sens très
large pour le concept de manipulation, sens qui peut couvrir toutes les situations de
manipulation qui se retrouvent dans les relations de l’individu avec le monde et avec les
autres individus; (b) ce sens plus large permet une systématisation des formes de
manipulation en fonction de deux critères proposés par Parret: la nature et le domaine
de l’action manipulatrice; (c) nous avons établi au moins deux voies de manifestation de
toutes les formes de manipulation: la forme d’expression du discours et les les
instruments logico-argumentatifs qui participent à la construction discursive; (d) nous
proposons une analyse qui tient à la pratique discursive: identifier des sophismes, leur
rôle et la forme de manipulation qu’il exprime dans quelques textes politiques,
conformément au modèle pragma-dialectique proposé par Van Eemeren et
Grootendorst.
Constantin SALAVASTRU
CONSIDERATIONS PSYCHO-POLITIQUES SUR UNE ACTUALITE DE CRISE
:
LE 11 SEPTEMBRE 2001
Jacqueline Barus-Michel
Chacun de diagnostiquer les crises : elles sont politiques, économiques, sociales
dit-on, alors que le propre de la crise et de s'étendre rapidement à tous les secteurs quel
que soit le point de départ apparent et de généraliser ses effets déstructurants . De ce
point de vue, la crise ouvertement déclenchée depuis le 11 septembre est d'autant plus
exemplaire qu'elle est actuelle, que nous en sommes à la fois les témoins et les parties
prenantes. Nous faisons l'expérience directe du processus critique qui se développe à
l'échelle de la planète, où les individus comme les sociétés se sentent engagés.
L'ouverture spectaculaire de la crise à dimension internationale qui nous affecte a
été signée par le retentissant coup double qui a frappé puis fracassé les Twins de New
York. On a pu dire que cet événement traumatique était lui-même la conséquence d'une
dynamique passée plus ou moins inaperçue ou à laquelle une suffisante attention n'avait
pas été portée, liée à l'accumulation de frustrations, d'humiliations, d'agressions,
ressenties depuis de longues périodes par les partenaires de ce qui aurait pu rester des
conflits et des rapports de force où la négociation avait encore son mot à dire, ou qui
pouvaient être circonscrits. Mais justement ce n'était pas encore la crise, la
caractéristique de celle-ci c'est d'éclater brusquement parce qu'un événement, parfois
mince au regard de ce qui va être engagé, opère une condensation brutale d'éléments
dispersés, jusque-là minimisés, méconnus ou refoulés.
L'événement n'est pas explicatif en soi, il n'expose rien, mais il est à la fois
symptôme et symbole. Symptôme, parce qu'il est la manifestation émotionnelle, inscrite
dans la matérialité des faits et dans la pulsion, d'un excès de l'expérience malheureuse
(imaginaire ou réelle). Symbole, parce qu'il focalise l'attention sur un signifiant, sur le
mode scandaleux : le signifiant qui participait du sacré est violé ou profané. Sacrilège,
l'événement explosif suscite de l'indignation et de la peur.
Comme l'on dit, à partir de là les choses ne seront plus ce qu'elles étaient.
L'écoulement normal du temps est interrompu, l'ordre habituel des choses est balayé.
La crise est inaugurée par un geste à valeur symbolique qui bouscule l'ordre des
signifiants. Les codes qui servaient à l'échange et à la compréhension des
comportements sont brusquement caducs. Comme si en attentant à un symbole, c'était
tout le système symbolique qui s'effondrait. Le scandale symbolique écrase la chaîne de
signifiants.
La crise s'accompagne d'une prolifération de l'imaginaire affranchi du critère de
réalité et des codages symboliques. Le choc de la réalité a été trop formidable, elle
coïncide avec la mort (de toute façon la réalité nue ne se rencontre que dans la mort, elle
est autrement toujours enrobée de représentations), le fantasme relayé par l'imaginaire
s'agite en tout sens pour pallier au vide et soutenir les émotions déchaînées. Les codages
symboliques, eux, ont été démonnayés, aucune des règles de l'échange n'est plus
momentanément sûre. Seul, se déploie l'imaginaire, avec des effets négatifs :
amplification de la représentation catastrophique, idée que tout peut arriver et surtout le
pire, rumeurs, paniques ; des effets positifs : le mythe fondateur est ravivé ainsi que
toutes les représentations idéalisantes capables de ranimer le narcissisme, rappel du
passé, récits héroïques, exemples de solidarité. L'adversaire est crédité des pires forfaits
selon le seul principe du manichéisme, autant que possible bien au-delà de ce qu'il a pu
réellement perpétrer.
Désormais on ne peut réagir que sur le mode émotionnel ou passionnel, l'amour ou
la haine et parallèlement sur un mode manichéiste : "Il faut choisir son camp", le camp
du Bien ou du Mal, de Dieu ou de Satan. Les mots n'ont plus valeur que de signaux
aptes à déclencher ces émotions et faire agir sous leur emprise. C'est pourquoi la
surenchère des images en temps de crise : le langage a perdu sa fonction dialectique.
Réflexion, dialogue et négociation sont devenus impossibles, on ne peut mettre des
mots sur son expérience ni sur celle des autres. La crise est en quelque sorte le règne du
non-sens, elle se manifeste à coups de flashs, images plus ou moins indéchiffrables mais
le plus souvent violentes, répétant le traumatisme (et ce faisant l'apprivoisant ?).
Avec le langage c'est la capacité de faire sens qui est perdue, chacun à quelque
niveau qu'il soit dans la hiérarchie de l'information et donc de la décision, à part son
indignation, laisse voir, même en s'efforçant de la masquer, son impuissance à fournir
de l'explication et de l'orientation. La sidération intellectuelle peut être masquée par les
mouvements de panique ou au contraire des élans de solidarité, elle n'en demeure pas
moins présente, ce n'est pas la cause de la difficulté à se déterminer mais l'effet de cette
désymbolisation, de la brutale caducité des signifiants usuels.
C'est d'ailleurs essentiellement sur les émotions qu'il faudra tabler pour surmonter
la crise : rituels de deuil et rassemblements unitaires (fraternels) qui cimentent ce que
les rationalités n'organisent plus. C'est pourquoi, en temps de crise, les liens présents
mais oubliés dans la quotidienneté, peuvent être ressentis avec plus de force. La
surcharge émotionnelle peut avoir inversement pour conséquence une déliaison sociale,
les structures ayant perdu leur valeur de repère et de cadre, la peur du vide domine et
engendre des réactions de fuite, les unités sociales se défont, les individus sont en mal
de contenant.
C'est aussi cette dimension émotionnelle qui anime et fortifie ceux qui provoquent
la crise. Eux-mêmes, à la suite de frustrations accumulées sont animés par la rage et la
haine, celles-ci sont renforcées au spectacle des désorganisations qu'ils occasionnent,
dans une sorte de mouvement projectif (attaque) qui fait retour (surenchère).
Le sentiment de menace est en tout cas dominant et partagé. C'est un sentiment qui
laisse incapable d'identifier son objet, ce n'est pas qu'il n'y en a pas (ce n'est pas une
peur sans objet), mais il est protéiforme : tout peut arriver et c'est forcément le pire
puisque là non plus il n'y a pas de réponse rationnelle.
La crise s'inscrit dès lors dans le registre de la violence et de la mort, le lien
libidinal (Eros, si l'on se réfère à une conception psychanalytique) est lui-même repris
dans la pulsion de mort (Thanatos). L'union ne se forge que pour ou contre la mort. La
violence s'efforce à la négation de l'autre, exclusion, élimination.
Le sentiment de menace et la confusion qui suit le traumatisme initial créent une
situation d'urgence et poussent à réagir immédiatement sur un mode concret :"Il faut
faire quelque chose, on ne peut pas en rester là". Faire quelque chose en effet c'est se
réinscrire dans de la réalité, alors que l'imaginaire sidéré reste la proie de l'angoisse et
que le symbolique fait défaut. En l'occurrence, le déblaiement des ruines et l'option de la
guerre représentent un ré-amarrage dans de la réalité, une façon de réagir et surtout
d'organiser et de conjurer le chaos.
Le statut de la réalité ne se borne pas à son irruption catastrophique exhibant sa
charge de mort, elle est ce qui avait été négligé, écarté voire dénié et refoulé (oppression
de populations résultant de l'emprise économique, politique et militaire) parce que cela
contredisait les représentations narcissiques collectives, qui fait retour et, tout le temps
de la crise, contribue à appesantir les efforts de rétablissement ou de riposte.
La catalyse critique opère une déconstruction du système de défense qui voilait les
contradictions et orientait les conduites et le sentiment de vulnérabilité est d'autant plus
grand que, face à la montée de l'angoisse liée à des menaces indéfinissables, les parades
habituelles semblent devenues obsolètes.
La société mise en crise (généralisée : morale, culturelle, économique, sanitaire…)
subit l'intrusion d'un corps étranger, ses premières réactions de rejet sont réflexes mais
souvent ce sont les seules qu'elle est capable de poursuivre par défaut de connaissance
de l'agresseur, d'autre part, la crise met dans l'urgence et l'immédiateté, et les réponses
sont difficilement élaborables autrement que sur les modes les plus traditionnels
devenus réflexes (riposte armée, bombardements). C'est spécifique de la crise de ne
paraître laisser aucune voie de résolution tellement elle a brouillé tous les réseaux de
signifiants et bloqué les antagonismes dans le système binaire de l'affirmation de soi et
du refus de l'autre.
La guerre est le prolongement de la crise par des moyens organisés, elle permet de
porter et renvoyer la crise à l'extérieur. C'est une stratégie de récupération des énergies
qui permet aussi de réinvestir la rationalité dans des moyens et dans des objectifs. La
récupération des idéaux se fait par un retour vers les valeurs qui furent pionnières, que
l'histoire semble avoir ratifiées (on invoque les vieux mythes), cela accompagne une
régression politique, signe de la crise mais présentée comme un mal nécessaire (mesures
sécuritaires, contrôles accrus, actes racistes). Les archétypes religieux ou idéologiques,
fournissent des références idéalisantes susceptibles de drainer émotions et pulsions qui
permettent aussi de supporter le climat de mort ou même de l'instrumenter par
l'émergence de héros et de martyrs.
Paradoxalement, le processus sacrificiel qui inaugure la crise y opère aussi un
effet de condensation résolutoire. Le passage à l'acte déclencheur de la crise propose
d'abord ses auteurs comme les héros sacrifiés de causes (et de souffrances) indicibles,
ceux qui ont eu le courage de manifester l'insupportable en le renvoyant en quelque
sorte au responsable présumé. Les victimes, quelles qu'elles soient, sont assimilées
(dans un amalgame symptomatique de la confusion émotionnelle) aux responsables
désignés et considérées comme expiatoires. A leur tour et dans les deux camps
antagonistes, les individus ou les populations qui volontaires ou non seront des
nouvelles victimes prendront valeur de héros et de martyrs, leur figure glorieuse
condenseront les émotions, draineront les identifications et par delà les énergies, enfin
auront un effet unificateur.
Le héros fournit de l'identité, le monstre (qui est le héros du camp adverse) fournit
un abcès de fixation pour la haine, l'un et l'autre absorbent les foules dans une même
communion.
Des deux côtés antagonistes brusquement affrontés dans la crise, se retrouvent des
mécanismes très proches, comme s'ils étaient des images inversées dans un miroir. De
part et d'autre il s'agit d'un problème d'identité, d'unité et de sens. L'une et l'autre parties
ont vu ou voient celles-ci mises en question et elles-mêmes mises en danger.
Les antagonistes développent des processus en miroir. C'est en miroir que les
problèmes d'identité résument à la fois les causes et les effets de la crise. D'un côté une
identité qui se cherche, s'éprouve comme déniée, en butte aux humiliations et aux
brimades ; l'identité est traduite en termes de dignité et dégénère en revendication de
toute-puissance. De l'autre une identité naïve lourdement entachée du fantasme de
toute-puissance, soudainement ébranlée dans ses certitudes et atteinte au cœur de sa
symbolique narcissique. Des deux côtés, en ordre inverse, perte ulcérante et
revendication possessive.
L'attentat sait bien ce qu'il vise, le fond du problème, un narcissisme politique
collectif, en même temps il l'ignore parce qu'il ne le perçoit que chez l'autre, dans le
miroir. Ce mimétisme, non des situations mais des réactions, est induit par le fait que les
représentations des parties engagées dans la crise sont déconnectées d'une réalité que la
raison ne peut plus saisir.
Ce même mimétisme pousse à la violence, se conformant aux hypothèses de René
Girard, comme si l'autre était insupportable d'être à la fois si pareil et si étranger, dans
une indistinction ravageuse : on ne peut s'en démarquer alors qu'il apparaît comme vital
de le faire. Les antagonistes sont identifiés l'un à l'autre quasi sur le mode de
l'incorporation (d'ailleurs les témoins sensément partiaux et extérieurs à la crise
prétendent discerner des connivences louches et des responsabilités réciproques), c'est à
un niveau très profond que les uns sont hantés par les autres, les intégristes par
l'hyper-modernisme, les libéraux par une orthodoxie cynique.
Au milieu de la crise, il leur faut avoir raison sans les moyens de la raison : dans la
violence. Chacun s'accuse d'avoir perpétré la violence inaugurale, l'acte le plus
spectaculaire (l'attentat) est dénié par ses auteurs qui confondent obstinément les motifs
qu'ils se donnent, leurs appuis objectifs, avec l'irruption de la haine réactive. Cette
confusion ne fait que prolonger l'identification dans une réciprocité meurtrière. Le
raisonnement différenciateur qui autoriserait une dialectique conflictuelle est
impossible. Que l'autre ne soit pas un saint (même de très loin) suffit pour être, soi,
assassin. C'est le principe du talion : la prétention entêtée à la symétrie, la réaction en
miroir qui poursuit la confusion-identification entre la victime et le meurtrier. C'est le
déni de toute justice fondée sur l'intermédiaire du débat raisonné, et l'arbitrage des
responsabilités et dommages et des réparations.
Il ne faut pas induire du phénomène mimétique ce qu'il tend à imposer : que les
torts soient systématiquement partagés ou même inversés, c'est en effet de la même
façon que le violeur prétend que sa victime l'a (bien) cherché et même provoqué (par
des attitudes aguichantes) et a trouvé son bénéfice dans l'agression. S'il peut être vrai
que son comportement faisait courir des risques conscients ou inconscients à la victime,
cela ne suffit pas à en faire la responsable de l'agression ni à la renvoyer dos à dos avec
l'agresseur.
Selon un principe de généralisation propre à la crise, celle-ci gagne de proche en
proche. Les unités sociales extérieures (sociétés alliées ou clientes) dans une plus ou
moins grande proximité, en liens de solidarité organique (économique, politique ou
culturel) ou prises à témoins, ne tardent pas à être happées dans le tourbillon critique, et
contaminées par l'inflation émotionnelle, la dégradation du symbolique. L'imaginaire de
catastrophe amplifié par l'usage des images-chocs exerce un effet de fascination et
obture le jugement, les arbitrages possibles se dérobent ainsi que les occasions de
négociation. Des crises déjà existantes par ailleurs (conflit israélo-palestinien) viennent
télescoper au risque de l'amplifier la dynamique destructrice.
On dira que c'est là une conception dure de la crise, mais ces processus sont
communs à toute crise, que les manifestations et les passages à l'acte soient ou non
exacerbés et spectaculaires, sporadiques ou généralisés. Ils sont bien présents, visibles
dans la crise ouverte par le fracas du 11 septembre et ses développements.
Essayant de contrer la dégradation du symbolique on assiste aussi et heureusement
à un travail de la parole, à travers les débats dans les journaux, les interventions
d'intellectuels, de politiques. Les instances dirigeantes sont, elles, prises au piège de la
stratégie du secret, la crise commande en effet que l'on ne livre pas d'informations aux
adversaires, la parole est recouverte par la propagande, le mensonge officialisé, ce qui
renforce la dégradation du symbolique. Les prises de parole et les débats permettent de
réamorcer la pensée et de contrebalance le choc des images. Celles-ci sont pour autant
nécessaires : elles sont une première étape pour s'extraire du fantasme et familiariser
une réalité traumatique Le débat permet, lui, une assimilation intellectuelle et la
construction de sens.
Les réalités, réalismes, finissent par user la crise. L'excès et la durée des sacrifices
puis le doute défont les blocages unitaires réactionnels au sentiment d'égarement, la
peur de la mort remet Eros en scène ou les mécanismes de défense type culpabilité,
renoncement, rationalisation.
On retourne aux négociations. On reparle, on s'en sort tant bien que mal.
On reconstruit des systèmes d'échange et de régulations internes ou entre partenaires.
On envisage des modes de co-existence dans l'avenir. L'imaginaire retourne sous
l'administration du symbolique
Novembre 2001
Jacqueline Barus-Michel
Réf. Biblio. J.Barus-Michel, F.Giust-Desprairies, L.Ridel. Crises. Approche
psychosociale clinique. Paris, Desclée de Brouwer, 1996
CONSIDERATIONS
PSYCHO-POLITIQUES SUR
UNE ACTUALITE DE CRISE
:
LE 11 SEPTEMBRE 2001
LANCER UN DEBAT : La
fragmentation des sciences
humaines et l'absence d'un
projet de société
La norme d’internalité, un
concept de psychologie sociale
libérale ?
LANCER UN DEBAT : La fragmentation des sciences humaines et
l'absence d'un projet de société
Alexandre DORNA
L'époque contemporaine traverse une crise aiguë de manque de synthèses, dont le
symptôme est la perte du sens collectif. L'avenir est envisagé subjectivement d'une
manière incertaine et indéchiffrable. L'ambiguïté brouille les pistes, renverse les
perspectives et fragmente la vision du monde introduite par la modernité. Le siècle des
lumières s'obscurcit. La perception de ses grands principes fondateurs (la rationalité,
l'universalisme, l'humanisme et la laïcité) se trouble et la réalité se fait évanescente.
Soyons clairs: ce qui motive ces commentaires peut se formuler brièvement ainsi : le
manque de projets politiques est en rapport avec la trop grande prolifération (pollution
intellectuelle) des micro-projets de société en l’absence de cadres historiques généraux
de référence. Le savoir en sciences humaines et sociales est devenu si parcellaire et si
fragmenté qu'il ne peut plus concourir à en proposer. Cela a des conséquences nuisibles
pour le fonctionnement équilibré et démocratique des institutions et pour la liberté de
pensée.
Voilà des truismes qui taraudent les sciences humaines et interpellent les néophytes,
jusqu'au point de s'interroger sur la nécessité actuelle d'une connaissance sociale, tant la
raison linéaire de l'histoire est aujourd'hui profondément ébranlée. A cela s'ajoute un
glissement progressif vers l'abandon des idées sur la nécessité et la possibilité d'un
changement de mode de vie.
La société actuelle est perçue comme plus complexe et son processus d'évolution fort
peu maîtrisable. Les cadres de compréhension de ses racines, la relation entre société et
individu, culture et politique, se trouvent profondément altérés et méconnus de surcroît.
D'ailleurs, si la société moderne retrouve une nouvelle phase de globalisation, la
transformation des rapports humains et des rapports de production modifie les
mentalités autant que les contours de la civilisation. De fait, dans ce contexte, le modèle
démocratique montre ses limites, curieusement, au moment même où il s'impose à
l'échelle de la planète.
Certes, la société est devenue réflexive, autocritique et globale, mais la sociologie de la
modernisation est en train de développer un fatalisme négatif et des comportements à la
fois plus compétitifs et davantage individualistes. Les rapports sociaux et les
expectatives psychologiques ont changé de nature. En conséquence, l'approche des
sciences humaines n'échappe guère à cette évolution générale.
La modernité est-elle encore valable ? C'est le sentiment de quelques experts. Est-elle
inachevée ? C'est l'interrogation d'autres. Entre les deux, une chose est certaine : il
manque une alternative de dépassement.
Quelle signification donner à une post-modernité qui sombre dans le statu quo politique
et la morosité existentielle où se niche le refus des idéologies?
Les sciences humaines et sociales peuvent-elles continuer leur travaux sans un horizon
théorique commun ?
Faut-il rappeler que les discours à propos des valeurs républicaines, des liens entre les
citoyens et les institutions, ne cessent de s'effriter. Si certains ont célébré la fin des
utopies et des lois de l'histoire, personne ne semble capable de proposer un projet
politique collectif de longue haleine. Par conséquent, l'acte politique est de plus en plus
réservé à une élite éprise de technicité, laquelle s'abrite derrière le jugement des experts,
devant des enjeux de nature nouvelle, en détriment d'un positionnement politique
citoyen.
Dans ces conditions, les sciences sociales peuvent-elles continuer à escamoter la crise
politique d'une société complexe dont les risques sont sans commune mesure avec
l'expérience humaine préalable ?
Peuvent-elles les traiter avec les mêmes outils hérités de la société pré-industrielle et de
masse ?
Où sont passées les grandes questions sous l'avalanche des petites réponses?
Pour prendre un raccourci, les traits visibles du changement d'ère au sein des sciences
sociales sont schématiquement les suivants : une très grande prolifération de logiques et
de stratégies individuelles et collectives différentes, dont la conséquence
épistémologique est la mise en cause d'une réalité potentiellement comparable. De plus,
le dérèglement des codes socio-culturels et des symboles ne cesse de poser le problème
des "révisionnismes" théoriques et des tendances idéologiques régressives. Un autre
aspect à prendre en compte est l'accélération (perçue) des changements : l'ivresse de la
vitesse technologique pousse à une nouvelle représentation du temps et de l'espace. A
cela s’ajoute l'effort de s'adapter sans cesse aux exigences d'un système devenu
incompréhensible à l'échelle collective. Ce point explique en partie le retour (insolite
jusqu'à il y a un certain temps) de la problématique du sujet dans la théorie sociologique
récente. Aussi faut-il ajouter l'impression ressentie d'une société à risques récurrents et
changeants, où l'insécurité s'installe sans que les pouvoirs ordinaires (gouvernement,
sciences) puissent cerner ni les causes directes ni les issues possibles. Le syndrome de la
"vache folle" l'illustre d'une manière caricaturale.
Si une telle incertitude touche à la fois le domaine de l'expérience individuelle et celui
des institutions collectives, c'est la pertinence, non seulement des gouvernements, mais
également des sciences, autant les "naturelles" que les "sociales", qui est en cause.
Certes, la question n'est pas nouvelle en ce qui concerne les sciences sociales, mais elle
pose à nouveau deux problèmes, l'un évoqué dans les années 60 par Snow, sur la
séparation progressive de la culture scientifique (dure) et de la culture littéraire (molle),
l'autre un bilan paradoxal de la production de la connaissance en sciences sociales : le
syndrome des "micro-théories". Plus elles se multiplient (via les expériences de
laboratoire ou les travaux purement empiriques), moins on dispose d'une théorie sociale
explicative compatible avec l'évolution vertigineuse du monde. Par conséquent, la
connaissance s'émiette, se fragmente et finit par se transformer en connaissance de rien.
Il y a deux politiques du savoir que les politiques eux-mêmes sont en train d'écarteler.
L'attitude de l'expert, de plus en plus légitimé par les pouvoirs, est trop partielle, car
munie de la sensibilité de l'histoire. En revanche, l'attitude du généraliste correspond
mieux à l'urgence de tenir compte de l'ensemble. A y réfléchir, il n'est pas impossible
que les politiques (et les experts en sciences sociales) soient en train d'oublier que la
complexité de la société est aussi une complexité de l'humain dans l'infiniment petit et
l'infiniment grand. Devenir purement expert ou purement généraliste est également
dangereux dans le moment présent. Parfois, il faut l'un, parfois l'autre. Mais, leur
compétence et leur statut doivent compter équitablement.
Pourtant, au lieu de redonner la priorité à la quête d'explication de la société et de la
politique (au sens large et noble du terme), les sciences sociales glissent dans la spirale
de la micro-spécialisation. Ce qui pose problème n'est pas la présence de multitudes de
micro-théories qui traversent comme des météores le firmament de la connaissance,
encore moins la recherche empirique, mais l'abandon progressif du principe d'utilité
concrète de la science. Autrement dit, de la volonté de donner priorité aux problèmes
réels de la société, afin d'apporter des éclairages et parfois des solutions. C'est justement
parce que le savoir social s'atomise que le manque d'une vision d'ensemble se fait sentir
encore plus cruellement.
- Quels dangers encourent les sociétés prises par des sentiments d'incertitude et
d'ambiguïté ?
- Les sciences sociales doivent-elles se mettre au service d'un ou de plusieurs projets
globaux de société ?
- Le dualisme raison - émotion est -il vraiment pertinent pour traiter les affaires sociales
et politiques?
- Y a-t-il une approche transversale en sciences sociales comme le propose la
psychologie politique ?
- Quels sont les antagonismes et les interfaces de convergence entre intellectuels
(universitaires) et politiques (professionnels) ?
- Est-il aujourd'hui possible de combler le traditionnel fossé entre les intellectuels et les
politiques et par quels moyens ?
- Quelle est la place de la culture dans l'évaluation de la science et de la pratique des
sciences sociales ?
Voilà quelques questions auxquelles les sciences humaines et sociales sont
explicitement confrontées. Le débat doit-il être (ré)ouvert ? Je le pense, mais cette
fois-ci à l'intérieur et par delà les cercles d'experts, probablement dans un dialogue avec
le grand public.
Si ces disciplines s’enferment dans des univers fragmentés et si les chercheurs se
cloisonnent dans leurs "petits" domaines, alors la possibilité d'un projet intégrateur de
société risque de ne pas se faire ou de se faire en marge des principes fondateurs de la
société moderne. Soit sous la forme d'un recul historique, soit sous la forme d'une fuite
en avant. Le risque de la crise de la société actuelle, comme une épée de Damoclès, est
d'une certaine manière la conséquence, à la fois, d'un statu quo politique (consensus
mou) et d'une "paralysie" des décisions gouvernementales par excès d'ingérence dans
les affaires publiques de la technostructure. Il y a là une perversion du système. En
quelque sorte : une modernité négative ou aveugle. Une société sans buts partagés par
tous dont l'ordre politique est discrédité et les relations inter-personnelles
déséquilibrées.
Alexandre Dorna
La norme d’internalité, un concept de psychologie sociale libérale ?
Odile CAMUS
Introduction
Dans les explications que tout un chacun construit des événements et des
conduites, est généralement surestimé le poids des causes internes (i.e. liées aux
caractéristiques, notamment psychologiques, des acteurs), tandis qu’est occulté le rôle
des déterminismes externes (et tout particulièrement sociaux). Cette surestimation est
socialement valorisée, comme l’ont initialement exposé Jellison et Green (1981) en
introduisant le concept de norme d’internalité. Depuis, de très nombreux travaux
expérimentaux ont confirmé l’importance de cette norme (voir Dubois 1987, 1994),
dans différents domaines de la pratique sociale (en particulier : éducation, travail social,
recrutement, et globalement dans les pratiques évaluatives). Ces travaux intéressent la
psychologie politique en ce qu’ils éclairent les mécanismes par lesquels, dans les
sociétés libérales, l’exercice du pouvoir génère les conditions idéologiques de sa
pérennisation – la norme d’internalité « trouve son champ de pertinence sociale dans la
production d’un système de pouvoir libéral » (Dubois 1994 :193). L’internalité en effet
procède de la naturalisation des valeurs dominantes. Elle permet de légitimer, en
invoquant les qualités personnelles – le « mérite » -, la position de chacun dans la
hiérarchie sociale, tout en masquant l’arbitraire social.
Or, la norme d’internalité fait depuis peu l’objet d’un examen critique. Gangloff
a ainsi mis en évidence, expérimentalement, que la norme ne portait pas tant sur
l’interna lité que sur l’allégeance : les explications, pour susciter la valorisation, peuvent
être internes ou externes, pour peu qu’elles « tais(ent) l’influence de l’environnement
social », c’est-à-dire qu’elles « préserv(ent) l’ordre établi » (Gangloff 1999 :2). Il ne
s’agira pas ici de développer les aspects méthodologiques de la critique, lesquels
fondent l’analyse de Gangloff, mais plutôt d’examiner, d’un point de vue rationnel, les
questions qu’une telle reconceptualisation soulève quant à la compréhension des
phénomènes idéologiques. Car on pourrait s’étonner, vu l’importance du champ de
recherche sur l’internalité, que l’hypothèse de l’allégeance n’ait pas émergé plus tôt – et
que son écho reste encore aujourd’hui marginal. Cependant, avant d’affirmer comme le
fait Gangloff (1997 :105) que « l’erreur d’attribution, du fait de son systématisme, a été
considérée comme non innocente. Nous pensons aujourd’hui que, du fait de son
systématisme, la norme d’internalité doit également être considérée comme non
innocente car masquant fort opportunément la norme d’allégeance », il conviendrait
d’interroger les fondements épistémiques de la psychologie sociale de l’internalité, et,
plus largement, de la psychologie sociale de la reproduction idéologique[1] : dans quelle
mesure ces fondements ne relèvent-ils pas eux-mêmes de la pensée libérale – ou, en
d’autres termes, ne sont-ils pas de nature idéologique ?
1.
Action individuelle et transformation sociale
Il n’est pas inutile dans un premier temps d’appréhender le changement conceptuel
qu’opère la reformulation de la norme d’internalité en terme d’allégeance. La critique
de Gangloff prend notamment appui sur la remise en cause de la dichotomie
interne/externe. Certes, la diversité des causes rangées sous l’un ou l’autre label, le
postulat d’une relation de dépendance inverse entre ces deux types de causalité, le
recouvrement partiel avec d’autres oppositions (causes stables ou instables,
intentionnelles ou non,…), avaient déjà fait l’objet de controverses, au point que cette
dichotomie était apparue non pertinente à de nombreux auteurs. Mais ce rejet de la
dichotomie n’a concerné que les travaux consacrés aux explications causales des
comportements et des renforcements (voir par ex. Dubois 1994 :36sq.), et il a été en
revanche jugé pertinent de la maintenir dans l’étude de la valorisation sociale des
explications. Or, dans cette dernière, les items d’internalité utilisés s’avèrent présenter
une bien plus grande homogénéité que les items d’externalité ; en effet ils renvoient
toujours « à des comportements socialement orthodoxes, de bon aloi » (Gangloff
1995 :29) au point qu’il n’est pas possible de savoir si la valorisation des explications
internes « tient à l’internalité ou au caractère positif des items qui la véhiculent »
(Gangloff 1999 :2). La construction d’items internes faisant « référence à des intentions,
des traits ou des directions d’effort habituellement peu tolérés dans les cultures
d’entreprise, c’est-à-dire reflétant par exemple un rejet des objectifs organisationnels,
une philosophie de la lutte des classes, une valorisation de la tricherie comme moyen de
parvenir à ses fins, etc » (1995 :32), a permis à l’auteur de montrer que l’internalité
n’est pas en soi valorisée. En fait, les items internes « classiques » ne mettent jamais en
cause le fonctionnement social ; il s’agit d’une internalité allégeante (2000 :132sq.),
tandis que les nouveaux items introduits par Gangloff mettent en scène une internalité
« rebelle », visant à « transformer l’ordre des choses » (ibid) ; par exemple : « Vous
refusez de suivre le stage de familiarisation aux nouvelles technologies parce que vous
ne voulez pas que ce soit un moyen pour vous faire encore plus exploiter »
(ibid.158sq.).
Or, plus fondamentalement que la nature des conduites de l’interne « rebelle », ne
serait-ce pas l’action de transformation de l’environnement social que celui-ci est
susceptible de mettre en œuvre, qui le distinguerait de l’interne « classique » ? Il est
clair en tout cas qu’il se présente comme conscient des déterminismes externes des
conduites, vis-à-vis desquels il se veut influent – prétention normalement réservée aux
détenteurs de pouvoir. Ce pourquoi il peut paraître discutable de qualifier d’ « interne »
le dit rebelle. Il n’en reste pas moins que le concept d’allégeance met l’accent sur une
dimension essentielle impliquée dans la valorisation des explications, et que les travaux
sur la norme d’internalité oblitèrent : la dimension de l’action sur l’environnement
social. Certes, l’internalité comme l’allégeance sont des normes d’explication, et non de
comportement. Rien ne permet de supposer, par exemple, qu’une « conduite interne »
fasse l’objet d’une valorisation effective[2]. De même que rien ne permet de supposer
que les individus à contrôle interne maîtrisent mieux leur environnement que les
individus à contrôle externe (Dubois 1994 :152sq.). D’ailleurs on voit mal comment le
déni des déterminismes externes des conduites pourrait favoriser une telle maîtrise. Pour
autant il semble bien (en dépit de la probable indépendance entre modalités
d’explication des conduites et conduites effectives, indépendance qui de toutes façons
n’a pas sa place dans la « psychologie quotidienne ») que si l’ « interne rebelle » est
déprécié, ce soit en raison de ses actions potentielles sur les déterminismes sociaux, et
cette modalité explicative ne trouve pas véritablement sa place dans la dichotomie
interne/externe.
Cela dit dans les travaux de Gangloff, les items relatifs à l’ « interne rebelle », à
quelques exceptions locales près[3], sont négativement connotés, en ce qu’ils révèlent le
rejet de valeurs a priori indépendantes de l’allégeance. Ces travaux permettent
néanmoins de donner corps à l’hypothèse suivant laquelle, en matière de norme
d’explication, s’il est valorisé de préserver l’environnement social de tout
questionnement, il l’est a fortiori de le préserver de toute transformation. Celle-ci en
effet procèderait d’un contrôle social dont l’exercice est incompatible avec la
« soumission librement consentie », moteur de la reproduction idéologique en système
libéral (Beauvois et Joule op.cit.). La mise à l’épreuve de cette hypothèse suppose un
cadre théorique permettant la conceptualisation de l’action individuelle et du
changement social, lequel relèverait d’un modèle constructiviste ou « génétique » tel
que défendu par Moscovici : « le système social formel ou non formel et le milieu sont
définis et produits par ceux qui y participent et leur font face » (1979, ed.1996 :13). La
psychologie sociale de l’internalité quant à elle participe plutôt d’un modèle
fonctionnaliste, pour lequel les systèmes sociaux et le milieu « sont considérés comme
des données prédéterminées pour l’individu ou le groupe » (ibid :12). Or, l’ordre
cognitif libéral se caractérise précisément par l’impossibilité de concevoir la
transformation d’un ordre social conçu comme ordre naturel, dégagé de l’histoire. Les
résultats de l’activité humaine y procèdent de la nécessité, et les « lois de la nature » se
sont déplacées de l’ordre physique, maintenant soumis à la maîtrise technologique, à
l’ordre humain. Cet « objectivisme social » (Camus 2000) ne constitue-t-il pas le socle
idéologique commun au libéralisme et à la psychologie sociale de l’internalité ?
2.
Individualisme et autodétermination dans la pensée libérale
On objectera sans doute que caractériser le libéralisme en tant qu’objectivisme social
conduit à occulter une autre de ses dimensions fondamentales : l’individualisme. Et le
modèle individualiste, dont la base est « la conception unitaire de l’individu, par
opposition aux conceptions « collectiviste » ou « communautaire » prédominantes dans
certaines sociétés non occidentales » (Dubois 1994 :154), inscrit l’internalité dans un
cadre idéologique cohérent. En effet l’individualisme se définit en particulier par la
croyance en l’autodétermination (laquelle fonde les explications internes), au point que
toute psychologie conférant quelque crédit au concept d’autonomie est potentiellement
suspecte de compromission idéologique (voir par ex. Joule et Beauvois 1998 :194). Il
convient néanmoins de remarquer que l’individualisme est une valeur assumée du
discours dominant (fût-ce pour regretter par exemple le « manque de solidarité » de nos
sociétés). Et l’on ne saurait sérieusement prendre pour argent comptant le discours que
l’idéologie dominante tient sur ses propres caractéristiques. Non que l’individualisme
doive être tenu pour valeur négligeable ; mais ce qu’il recouvre, et en particulier la
conception de l’autodétermination qu’il véhicule, demande à être précisé.
Pour ce faire, on peut prendre appui sur un certain discours psychologique, largement
diffusé depuis quelques décennies, discours fondé sur les pseudo-vulgarisations d’une
« psychologie » aux vertus thérapeutiques, et dont le leitmotiv se résume en un
néologisme : « Je positive » - qu’une certaine enseigne de la grande distribution n’a pas
par hasard pris pour slogan. L’ouvrage du Dr Murphy intitulé Exploitez la puissance de
votre subconscient[4] est un bon exemple de cette littérature pseudo-psychologique. Cet
exemple semblera peut-être quelque peu caricatural, du fait probablement du recul
temporel (1ère ed.1962), et en partie culturel (production nord-américaine) - à moins
qu’il ne s’agisse d’un ouvrage produit intentionnellement à des fins de propagande
libérale -, mais, comme toute caricature, il a le mérite de rendre saillants certains aspects
du réel. Ainsi, l’internalité y est énoncée clairement : « Les faits extérieurs ne sont point
une cause, ce ne sont que des effets. Suivez le seul principe créateur qui est en vous.
Votre pensée est causale et une nouvelle cause produit un nouvel effet. Choisissez le
bonheur » (p.159). La légitimation de la hiérarchie sociale y est tout aussi explicite :
« Un homme qui réussit n’est pas égoïste (…). (Il) possède une grande compréhension
psychologique et spirituelle » (p.123), tandis que « la pauvreté est une maladie
mentale » (p.109), liée à la « condamnation de l’argent ». Bien entendu, c’est une
internalité allégeante qui est prônée : « si vous pensez (…) que vous êtes mal payé, que
vous n’êtes pas apprécié à votre juste valeur (…), vous êtes en train de mettre à l’œuvre
une loi en vertu de laquelle le directeur (…) va vous dire : « nous sommes obligés de
nous séparer de vous ». En fait, c’est vous qui vous renvoyez. Le directeur ne sera qu’un
instrument à travers lequel votre propre état mental négatif sera confirmé » (p.111). Il
apparaît clairement ici que l’autodétermination libérale se situe aux antipodes de
l’autonomie (telle que Castoriadis notamment a pu la définir, soit « capacité d’une
société ou d’un individu d’agir délibérément ou explicitement pour modifier sa loi,
c’est-à-dire sa forme », 1997 :69) : l’individu y suit des « directives » de son
subconscient, qui « viennent sous forme d’un sentiment, d’une certitude intérieure »
(Murphy op.cit. :132) – et « croire c’est accepter quelque chose comme vrai »
(ibid.151). En d’autres termes, l’autodétermination libérale repose sur la croyance et le
désir, et non pas sur la raison et l’action ; et c’est en tant que sujet éprouvant que
l’individu se met en cause dans l’explication de ce qui lui arrive, et certainement pas en
tant que sujet agissant.
Plus globalement, l’individualisme permet de mettre l’accent sur ce que les gens sont,
au détriment de ce qu’ils font, comme le souligne par exemple Touraine : les individus
« se définissent de moins en moins par ce qu’ils font, et de plus en plus par ce qu’ils
sont, par le sexe, l’âge, l’ethnie, la nationalité, la religion, etc… » (d’après Bellon et
Robert 2001 :57) – et l’on remarquera davantage « les différences de langues ou de
cultures plutôt que de situation sociale » (ibid.61sq) ; ou encore George, qui y voit une
condition sine qua non de la pérennisation du capitalisme mondial : « Au lieu de se
demander ce qu’ils peuvent faire, il faut que les gens se préoccupent avant tout de ce
qu’ils sont », à défaut de quoi pourrait bien se construire une « citoyenneté mondiale »
(2000 :153sq.) ; de même que, tandis que « la Révolution française a élaboré la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen », « on aimerait croire que la chanson
universellement et perpétuellement entonnée sur les droits de l’homme n’est pas
destinée à mettre le citoyen dans les oubliettes de l’histoire » (Bellon et Robert
op.cit. :77). En d’autres termes, l’individualisme semble bien être à l’objectivisme
social ce que la norme d’internalité est à la norme d’allégeance : un masque, au moyen
duquel l’activité humaine se fond dans l’ordre naturel. D’où le « fatalisme béat » que
Bellon et Robert (op.cit. :25) désignent comme « plaie la plus marquante de cette fin de
siècle », fatalisme qui devient, dans le discours politique, « réalisme » - au nom duquel
les décisions fondamentales relatives à la construction de la société ne font plus l’objet
de débats, mais s’imposent comme procédant de la nécessité (voir notamment
ibid.66sq.).
3.
Idéologie et ordre naturel
Il est vrai que, pour les théoriciens de l’internalité, l’individualisme ne fait somme toute
que jouer le rôle d’une simple caution idéologique, légitimant une norme dont la
fonction est ailleurs. Car « les utilités sociales que réalise concrètement l’internalité sont
celles qui garantissent un fonctionnement social dans lequel les gens font ce qu’ils
doivent faire sans pour autant être dirigés par un pouvoir dictatorial ou totalitaire »
(Dubois 1994 :33). Mais l’internalité n’est qu’une norme parmi d’autres susceptibles de
servir la même finalité. Par exemple, il a été montré que dans certaines situations, la
« norme de modestie », pour expliquer la réussite propre, conduisait à privilégier une
causalité externe (voir Gosling 1999 :449sq.) ; ou encore, la « norme de compétence »,
de même que la « norme d’effort », peuvent faire privilégier des explications externes
de l’échec (ibid.). On assiste ainsi à une multiplication des micro-théories locales,
rendant compte de la variabilité de la « hiérarchie des normes » suivant les
caractéristiques de la situation. Or, il semble bien que la norme d’allégeance
subordonne ces autres normes d’explication. Cette plus grande généralité de
l’allégeance tient probablement au fait que c’est la supposée fonction de l’internalité qui
est ici érigée en norme. Cette généralité est en tout cas un atout certain pour
appréhender un objet aussi complexe que l’idéologie dominante.
Mais la psychologie sociale fonctionnaliste, dans laquelle s’inscrivent les travaux sur
l’internalité, est-elle une psychologie de l’idéologie ? Les phénomènes qu’elle prend
pour objet sont essentiellement les conduites, et l’idéologie y est conçu comme le
produit de ces conduites (Cf. la rationalisation, Beauvois et Joule op.cit.). En d’autres
termes, celle-ci a toujours le statut d’objet déterminé. Par exemple, ce qui motive
l’adhésion normative est le souci de valorisation sociale ; nul besoin d’y trouver un
« moteur idéologique ». L’idéologie d’ailleurs n’est pas explicitement définie ; semble
désigné par ce terme un ensemble de contenus cognitifs conscients (« évaluations
quotidiennes que font les acteurs sociaux des objets essentiels de leur environnement »,
Beauvois et Joule op.cit.17), qui se manifestent notamment par des attitudes, lesquelles
se construisent par la rationalisation de conduites socialement déterminées. La théorie
de la rationalisation n’est en fait « qu’une théorie de l’accompagnement idéologique des
conduites » (ibid. :156). Le libéralisme n’y est pas conceptualisé – et finalement, il n’y
est pas appréhendé en tant qu’idéologie mais en tant que modalité d’exercice du
pouvoir.
En fait, il n’existe pas à strictement parler de psychologie sociale de l’idéologie (voir
Deconchy 2000). Un tel champ d’étude pourrait constituer un domaine unificateur d’un
certain nombre de problématiques psycho-sociales. D’ailleurs Moscovici, pointant la
« dé-idéologisation » de la psychologie sociale, par laquelle science et idéologie sont
devenus « deux domaines imperméables », estime que de ce fait, « les problèmes
psycho-sociaux qui auraient pu être introduits ont perdu de leur ampleur, ce qui a
entraîné un manque de renouvellement conceptuel » (propos rapportés par Emiliani et
Palmonari, 2001 :139). L’idéologie est définie par Deconchy comme « posture
cognitive spécifique », distincte de la posture cognitive que constitue la « rationalité
scientifique » en ce qu’elle ne vise pas l’exactitude ; l’étude scientifique de l’idéologie
doit l’intégrer d’emblée « à une des modalités naturelles du traitement cognitif des êtres
et des choses » (op.cit.118), car elle « correspond à un certain type de savoir et de
production de « savoir » (2001 :149).
Concevoir le libéralisme comme idéologie, c’est alors s’intéresser à la grille de lecture
du réel qu’il propose – au cadre de pensée qu’il constitue. Mais l’idéologie dominante a
ceci de particulier qu’elle se définit aussi en tant que mode d’organisation sociale,
incluant donc les pratiques qui le pérennisent et les modalités cognitives qui le
légitiment. A la différence des idéologies minoritaires, sa reproduction est assurée par
des vecteurs passifs, qui s’ignorent en tant que tels – a fortiori lorsque le débat
idéologique disparaît de la scène publique. Sont ainsi créées les conditions d’une
hégémonie par laquelle l’idéologie devient épistémo-idéologie (Cf. Camus 2000). Dans
un tel contexte, toute posture cognitive distincte est tenue pour idéologique, tandis que
le cadre de pensée épistémo-idéologique, adopté sans adhésion comme le seul possible,
se nie en tant qu’idéologie. Bellon et Robert par exemple montrent comment la négation
de l’idéologie et de l’histoire est « une manière de légitimer l’ordre établi » (op.cit.32) ;
est idéologique, dans cette négation, « la négation du rapport dominants/dominés, et le
refus de l’histoire comme manifestation du désir des hommes d’améliorer constamment
leur sort » (ibid.18). On peut encore citer Halimi, dénonçant la « pensée unique » qui,
« à l’instar des lois physiques, climatiques et biologiques, (…) se proclame vérité »
(1999 :46). La posture cognitive libérale procède du réalisme, dans la mesure où la
société mondiale s’organise effectivement suivant l’option libérale. Et c’est au nom des
faits que le libéralisme se prétend non idéologique. Faut-il s’étonner que, dans ce
contexte, la science tende davantage à devenir constat de faits plutôt qu’œuvre de
pensée – s’interdisant du même coup l’accès à une explication cohérente des
phénomènes complexes ?
Conclusion
La psychologie sociale fonctionnaliste fournit certes des éléments essentiels
pour appréhender comment l’ordre social se constitue dans la pensée commune en tant
qu’ordre naturel. Mais dans la mesure où, dans ce cadre déterministe, les mécanismes
décrits sont posés comme procédant de la nécessité, ne contribue-t-elle pas à construire
elle-même cet ordre comme naturel ? La non conceptualisation de l’activité humaine, la
seule considération, dans l’ordre des déterminants, du social existant, ne permettent pas
en tout cas de saisir la genèse de l’ordre social – son histoire. Et on ne saurait admettre a
priori – sauf à s’inscrire dans l’idéologie libérale elle-même – que l’organisation sociale
libérale procède de la nécessité.
C’est finalement la possibilité d’une approche « naturaliste » de l’idéologie qui
est ici remise en cause. Ou, pour reprendre les termes de Emiliani et Palmonari rendant
compte de la position de Moscovici : « Ne pourrions-nous pas reconnaître que l’homme
en tant qu’ « être naturel » et biologique est la conséquence inévitable et « naturelle »
d’un individualisme qui devient idéologie dominante à l’intérieur d’une culture (…), et
difficilement reconnaissable par ceux qui la poursuivent ? » (op.cit.139). Certes, le
travail cognitif de l’être humain pour ne pas être une donnée de nature procède
lui-même de l’idéologie (Voir Deconchy 2001 :152sq). Mais le « naturel » ne se limite
pas à la nécessité ; l’histoire est aussi le produit de la contingence, espace de possibles,
seul espace sans doute où la liberté humaine ne se réduit pas au sentiment ou à
l’illusion. Et, à moins de postuler la gratuité des actes humains, rien n’impose aux
sciences humaines et sociales d’exclure le contingent du champ des connaissances.
[1] Champ ouvert initialement par Beauvois et Joule, 1981.
[2] On a pu montrer par ailleurs, chez des candidats à un emploi en entretien de
recrutement, une dissociation entre « se dire interne » (discours explicatif appuyé sur
l’autodescription, notamment personnologique), et « se montrer interne » par l’adoption
de comportements langagiers spécifiques (énonciation élocutive, discours explicatif
structuré par le modèle JE + verbe factif), le premier de ces deux discours procédant de
l’allégeance, mais non le second (Camus 1997).
[3] Par exemple : « Lorsque l’on se donne la peine de contester certaines décisions, on
finit toujours par être apprécié » (1995).
[4] MURPHY J. (1962). The power of your subconscious mind, Prentice-Hall, Inc.,
Englewood Cliffs, N.J. Tr.fr. : 1982, Ed. Ariston, Genève.
Références citées :
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rationalisation), Paris, PUF.
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pragmatique). Communication au 1er Colloque de l’Association Française de
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Castoriadis C. (1997). La montée de l’insignifiance (les carrefours du labyrinthe IV).
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Joule R.V., Beauvois J.L.(1998) La soumission librement consentie. (Comment amener
les gens à faire librement ce qu’ils doivent faire). Paris : PUF.
Moscovici S. (1ère ed.1979 ; 1996). Psychologie des minorités actives. Paris : PUF.
Traité de la servitude libérale
de Jean Léon Beauvois
Traité de la servitude libérale. Analyse de la soumission.
Jean Léon Beauvois. Ed. Dunod. Octobre 1994.
Manuel TOSTAIN
Dans son précédent ouvrage destiné au grand public “ Petit traité de manipulation à
l’usage des honnêtes gens ” (écrit en collaboration avec Robert-Vincent Joulé) Jean
Léon Beauvois exposait comment, à défaut de posséder un pouvoir reconnu, on pouvait
grâce à l’utilisation de certaines techniques, obliger autrui à réaliser des actes qu’il
n’aurait pas eu envie de produire spontanément. Si ce livre était à voir comme le parfait
manuel des procédures d’influences comportementales, l’ouvrage dont nous allons
rendre compte, constitue un guide des effets de pouvoir et de la manipulation
idéologique des esprits.
Ce livre, alerte et plein d’humour comme le précédent, s’inscrit dans le cadre d’une
réflexion plus générale délibérément politique. Beauvois y décrit en effet le
fonctionnement des sociétés démocratiques libérales, pour montrer ce qu’elles
engendrent de soumission au quotidien et son analyse débouche sur une étude des
phénomènes d’aliénation psychologique.
La thèse principale du livre est que la démocratie en tant que mode d’exercice du
pouvoir et le libéralisme en tant qu’idéologie, se soutiennent l’une l’autre, et sont de
formidables machines de l’immobilisme social, de l’autoreproduction des inégalités
sociales. Si la critique de ce qui représente le paysage de notre modernité n’est pas
nouvelle, que l’on pense aux analyses de l’école de Francfort ou aux travaux des
structuralistes comme Foucault sur les modes de normalisation des individus,
l’originalité du travail de Beauvois, est de rendre cette critique plus précise, grâce aux
acquis d’une discipline qu’il connaît bien, la psychologie sociale expérimentale (celle-là
même où s’illustrera un certain Stanley Milgram avec ses célèbres expériences sur la
soumission à l’autorité).
La réflexion de Beauvois repose sur l’analyse des effets de deux processus
psychologiques induits par les rapports d’asymétrie de pouvoir : la rationalisation d’une
part, l’internalisation d’autre part, processus qui seraient exemplaires de la démocratie
libérale.
En ce qui concerne le premier processus, la rationalisation, il se produit quand un
individu a dû se soumettre à une source de pouvoir, et réaliser un comportement
contraire à son attitude (par exemple c’est l’élève qui a décidé de sécher le cours de
mathématiques, en a été empêché au dernier moment, et qui doit relever, à la demande
expresse du directeur du lycée, les absences de ses camarades qui eux ont réussi à
partir). Cette situation étant difficile à vivre comme on peut aisément l’imaginer, le sujet
en règle générale va chercher à la rendre plus supportable. C’est là qu’intervient le
processus de rationalisation proprement dit, celui-ci permettant de réduire la tension
inhérente à la situation, en réduisant l’écart, la dissonance entre l’acte réalisé et
l’attitude initiale du sujet. Concrètement, ce processus consiste à conférer après coup
une valeur positive à l’acte, c’est-à-dire à modifier son attitude préalable pour la mettre
plus en conformité avec son action (dans notre cas, notre élève en viendra par exemple à
considérer qu’il n’est peut-être pas si idiot que ça de relever les absences, qu’il est
peut-être utile d’astreindre les élèves à suivre les cours si on veut leur garantir un bon
devenir scolaire). Cependant, certaines conditions doivent être réunies pour que ce
phénomène se réalise. En particulier, il faut que le sujet ait été déclaré libre de réaliser
ou non le comportement requis. Dans le cas contraire, on note que le sujet ne change
pas d’attitude mais choisit plutôt de se dédouaner de l’acte, de le minimiser (notre élève
par exemple trouvera cet acte de relever les absences toujours aussi négatif mais il
avancera qu’il était obligé de le faire). La déclaration de liberté est donc essentielle
pour déclencher ce processus. Cependant, et Beauvois insiste beaucoup sur ce point,
cette déclaration de liberté renvoie plutôt à une illusion de choix et non pas à une liberté
objective, car bien souvent, nous sommes dans des rapports de pouvoir qui rendent
difficile de refuser ce qu’on nous demande de faire, soit-disant librement. Cela signifie,
qu’au bout du compte, une déclaration de liberté a cet effet paradoxal de rendre une
certaine soumission acceptable puisqu’elle permet d’engager le sujet dans la
rationalisation, c’est-à-dire dans l’acceptation de la conduite extorquée.
Le second mécanisme étudié par Beauvois, l’internalisation, consiste à à faire passer
dans la sphère personnelle, comme relevant de soi, un comportement résultant en fait de
pressions externes (par exemple, c’est la nécessité de respecter les ordres qui devient le
trait psychologique : l’obéissance). L’activité d’évaluation des personnes dans le cadre
des organisations est exemplaire de ce processus. En effet, bien souvent dans
l’évaluation professionnelle, ce qui y est jugé, ce n’est pas tant les comportements
prescrits, que la personne qui s’est vue obligée, compte tenu du contexte, de les émettre.
Par exemple, un comportement requis : faire des heures supplémentaires car l’entreprise
l’exige, devient, dans le cadre de l’évaluation du personnel, une caractéristique
psychologique censée appartenir en propre à celui qui les a réalisées : en l’occurrence,
on décrétera qu’on a affaire à un individu travailleur. L’évaluation oriente ainsi souvent
vers l’internalisation dans la mesure où elle se focalise sur les personnes. C’est en tout
cas ce que mettent en évidence de nombreuses études. Ces études montrent de plus que
cette internalisation mise en oeuvre par l’évaluateur, est progressivement appropriée par
l’évalué, c’est-à-dire que l’utilité sociale demandée (faire des heures supplémentaires)
devient pour l’évalué une exigence personnelle exprimant sa nature psychologique
personnelle (finalement, l’évalué pourra être conduit à se dire qu’il est un individu
volontaire qui ne rechigne pas à la tâche).
L’inconvénient de ces deux mécanismes, qualifiés de socio-cognitifs ( ils produisent
une certaine connaissance psychologique pour celui qui les subis et ils résultent de
rapports sociaux asymétriques), c’est qu’ils ont pour effets pervers d’immuniser
l’environnement social de tout questionnement. Par la rationalisation, un acte exigé
d’une source de pouvoir, et problématique pour le sujet car contraire à ses opinions,
devient acceptable, le sujet lui attribuant après coup une valeur positive. Et par
l’internalisation, la soumission à l’autorité, l’arbitraire social, se trouvent mis hors-jeu
puisque l’acte devient assumée psychologiquement par l’individu lui-même. Ils
favorisent donc l’immobilisme social. Dans ce cadre, il faut préciser que pour Beauvois,
l’internalisation est un processus plus insidieux que la rationalisation, car si celle-ci se
réfère à un comportement ponctuel, celle-là vise une dimension plus générale, l’univers
mental de l’individu (la problématisation de soi en termes foucaldiens).
Pour Beauvois, et c’est le point central de son analyse, la démocratie en tant qu’exercice
du pouvoir et le libéralisme en tant qu’idéologie font fonctionner à plein ces deux
mécanismes. En ce qui concerne l’exercice du pouvoir, on peut dire que la pratique
démocratique est le mode de décision privilégié et le plus acceptable dans notre société.
Cette pratique repose par définition sur une part d’initiative laissée aux intéressés dans
la prise de décision. C’est par exemple la fameuse participation des salariés dans les
entreprises. Cependant, elle n’empêche pas que nous devions accepter dans le quotidien,
sans en avoir trop le choix, nombre de prescriptions (par exemple, il n’est pas facile
pour un subordonné d’aller à l’encontre des recommandations de sa hiérarchie). Il faut
dire d’ailleurs que ces prescriptions sont d’autant plus délicates à refuser que la pratique
démocratique en appelle souvent à notre sens des responsabilités. C’est par exemple le
chef qui convie son subordonné en lui disant “ vous n’êtes pas obligé de faire des
heures supplémentaires, mais je suis sûr qu’un homme sérieux, ce que vous êtes à n’en
pas douter, se rendra compte qu’il en va du bon fonctionnement de l’entreprise ”. Ainsi,
on peut dire que la pratique démocratique, en agitant notre sentiment de liberté (c’est à
nous de choisir) alors même que la situation peut-être objectivement contrainte, en
invoquant qui plus est notre responsabilité individuelle, réunit à merveille les conditions
qui engagent dans la rationalisation des comportements prescrits.
Ces prescriptions sont légitimées et d’autant mieux acceptées dans nos sociétés
démocratiques contemporaines, qu’elles reposent sur des idéologies très efficaces. Elles
peuvent être légitimées d’abord par une idéologie que Beauvois qualifie de totalitaire,
en ce sens que celle-ci en appelle à un objectif collectif, à des valeurs communes qu’une
majorité de gens dans un cadre donné, est censée avoir envie de partager et qu’il est
difficile de refuser : c’est par exemple, le projet d’entreprise ou encore la défense d’une
caractéristique sociétale jugée importante comme la famille. Néanmoins cette idéologie
de la “ communion sociale ” n’est pas toujours au goût d’une époque où l’on constate
souvent une prééminence de l’individuel sur le collectif. C’est pourquoi on lui préfère
une autre idéologie, libérale celle-là, et dont la caractéristique est d’en appeler à
l’individu lui même, à son accomplissement personnel. A titre d’illustration, si on reste
dans le champ de l’économie, c’est l’entreprise qui justifie le travail demandé à ses
salariés en valorisant l’esprit de performance que tout un chacun est censé posséder et
vouloir exprimer. Or, si à l’instar de l’idéologie totalitaire définie dans le sens de
Beauvois, l’idéologie libérale légitime les impératifs mis en oeuvre dans le cadre
démocratique, elle est cependant plus redoutable. En effet, dans la mesure où elle
consiste à s’appuyer sur une nature psychologique des gens qui se trouverait en phase
avec les exigences normatives (par exemple, avancer qu’on fait des heures
supplémentaires car on aime aller au bout de soi), elle renvoie explicitement à ce
processus insidieux et général décrit précédemment : l’internalisation.
L’analyse de Beauvois est d’une grande rigueur mais assez pessimiste. Il doute en
particulier que l’exercice de la citoyenneté soit à même de bousculer ces inerties propres
au fonctionnement démocratique et à l’idéologie libérale. D’abord, parce qu’il remarque
qu’un des attributs de cette citoyenneté, le droit de vote, censé permettre de critiquer un
état social donné, s’arrête aux portes de ce qui fait le quotidien des individus
(l’entreprise, l’école, la famille). Ensuite, car il considère que c’est dans ce quotidien
fait de conduites de soumission à l’autorité, et où la rationalisation et l’internalisation
sont à l’oeuvre, “ que se construisent les connaissances qui formeront leur mémoire
(aux individus), et même leur mémoire de citoyens qui fréquentent de temps à autre
l’isoloir ”. Pour Beauvois, le pronostic d’une évolution favorable est d’autant plus
réservé que la forme politique qui éviterait ces effets pervers, ne semble généralement
pas au goût du jour. Ce mode politique qui constituerait un réel progrès, ce serait une
certaine forme d’autogestion. Celle-ci, dans la définition qu’en donne Beauvois, se
caractériserait notamment (pour en rester sur l’exemple du domaine professionnel) par
une évaluation des individus aussi bien descendante (des subordonnés par la hiérarchie)
qu’ascendante (de la hiérarchie par les subordonnés). Cela permettrait d’instituer une
remise en question périodique des asymétries de pouvoir (de par l’évaluation
ascendante) et donc limiterait les processus de rationalisation et d’internalisation, dans
la mesure où ces derniers se déclenchent à partir de telles asymétries.
Le livre de Beauvois pourra paraître à certains un peu trop pessimiste, car celui-ci
insiste principalement sur les pesanteurs et les aliénations des individus. D’aucuns
pourront rétorquer (mais ne s’agit-il pas là d’un biais optimiste libéral) que le sujet peut
néanmoins s’inscrire dans un jeu dynamique, devenir, selon l’expression consacrée, un
acteur social. Même si ce type de critique peut être adressée à ce livre, il n’en reste pas
moins que ce travail comporte le mérite de nous montrer de façon rigoureuse les
incidences problématiques de certaines de nos représentations sociales dominantes.
Pour terminer, rappelons que ce livre a été publié en 1994, c’est-à-dire à une époque où
certains esprits prédisaient une fin de l’histoire, une fin des idéologies, où l’homme
serait enfin réconcilié avec lui-même, tant sur le plan politique qu’économique.
L’entreprise salutaire à laquelle il nous conviait : nous interroger autrement sur les
mécanismes à l’œuvre dans le fonctionnement démocratique et l’idéologie libérale reste
d’une entière actualité. On peut en voir pour preuve que ses critiques peuvent être
rapprochées de celles qui se sont depuis développées au travers des mouvements
anti-mondialistes et de l’économie solidaire. Celles-ci envisageant d’ailleurs également
la question de nouvelles pratiques auto-gestionnaires (voir par exemple le
fonctionnement des villes de Porto-Allegre, de Recife où les réflexions politiques du
sous-commandant Marcos). Dans ce sens, le livre de Beauvois fait partie de ces livres
rares, à la fois précurseurs et toujours d’actualité.
Manuel Tostain
file:///D|/Encours/AFPP/CDROMAFPP/SiteAFPP/Revue00/Rubrique_5/Sous-rubriques/R5SR1.htm (5 sur 5) [26/04/2003 17:03:56]
Rodolphe Ghiglione et la politique. (*)
Les organisateurs de cet hommage à R.Ghiglione m'ont demandé de parler de ses
rapports avec la politique. Or, séparer l'homme de ses actes, me semble peu
souhaitable, il en va de même des relations qu'il entretenait avec la politique et la
recherche.
Nous avons tous des fragments de vérités inscrits dans notre mémoire à l'égard de
lieux, de situations, et surtout de personnes. Les psychosociologues savent,
probablement mieux que d'autres, le caractère friable de nos souvenirs. Matière fragile,
la mémoire représente l'acte sélectif par excellence, tant le perçu est soumis à ce besoin
si humain de la (re)construction de la réalité et à l'emprise du social et de la culture.
Subjectivité donc, hantise de la recherche scientifique, défi à la rationalité critique.
R. Ghighione était, fondamentalement, un scientifique. Pourtant, la question politique
ne lui était pas étrangère.
Je pense au risque de trop marquer les traits, ou de faire une caricature figée. Je me
trouve ainsi dans la peau d'un traducteur, dont le métier est une éternelle traîtrise:
vais-je le trahir sans le vouloir en proposant une image recomposée? Vais-je me trahir
en le voulant ?
Pourquoi prendre ce risque? Je pense que la vérité (aletheia) doit lutter contre l'oubli
(lethe), afin de dépasser - juste de peu - le paradoxe étrange de la condition humaine :
savoir que le seul moment de certitude auquel l'être humain peut avoir accès, la mort,
n'est pas communicable. Moment inconsolable pour ceux qui restent. Quête encore
insoluble. Mystère pour la science. Limite de l'humain. (1)
Ce thème est pénible et inépuisable . Or, il n'empêche que témoigner est un devoir de
fidélité, un geste de reconnaissance et par la magie des mots une subtile manière de
toucher la transcendance qui nous échappe quotidiennement.
Les anciens grecs l'avaient bien compris. Seul le deuil exprimé publiquement a quelque
chose de palliatif devant l'irréparable. Parole et cité sont ainsi doucement (ou gaiement)
inséparables.
J'ai accompagné R. Ghiglione, durant plusieurs années, à travers ses déambulations
dans le territoire politique.
Devant l'univers politique si l'attitude de l'homme citoyen était contrastée, celle du
chercheur est restée toujours fidèle aux règles de l'approche scientifique. Il avait au
fond, à la fois, une sincère attirance pour la politique, mais une grande méfiance à
l'égard des politiques.
Or, je me limiterai, ici, à rappeler ce dont j'ai était témoin et co-protagoniste. Plus
précisément, ses rapports politiques avec les radicaux de gauche.
Le point de départ de son intérêt politique, n'était pas politique. Il n'avait pas une âme
de militant ni d'idéologue. Indépendamment des opinions citoyennes, son intérêt était
guidé par la problématique de la persuasion et du discours politique en rapport avec la
mise au point de la théorie du contrat de communication.
C'est dans ce contexte que je suis arrivé à le convaincre, non sans peine, à réaliser une
intervention technique auprès des radicaux de gauche.
En 1989 deux candidats au poste de président du MRG s'affrontent. L'un des aspirants,
un sénateur du sud-ouest, avec lequel j'avais des contacts, me propose d'intégrer son
staff de campagne. J'ai pensé à la possibilité d'appliquer nos connaissances cumulées
sur le discours et la gestuelle. Pour ce faire, R. Ghiglione, G. Argentin et moi même,
avons mis au point un protocole expérimental, dont je pense qu'il reste d'une grande
valeur heuristique. (2) Il faut ajouter que "notre" candidat a gagné. R. Ghiglione, reste
persuadé, de la pertinence de notre contribution technique à la victoire.
De cette expérience, il avait tiré plusieurs enseignements. Si ses appréhensions à l'égard
du monde politique lui semblaient confirmés, une subtile envie d'en faire s'était
manifestée. Il réalise toutes les possibilités que ce monde offre à l'application
intelligente de nos connaissances en manière d'organisation, d'analyses discursives et
de techniques d'intervention. Certes, son regard reste celui du technicien. Car, il calibre
moins la signification et la symbolique à la fois du milieu et du métier politique.
Cependant, l'idée d'une certaine action personnelle avait fait son chemin sans trop se
manifester ou plutôt malgré lui.
Une nouvelle opportunité lui est offerte en 1992. Le MRG doit renouveler ses instances
nationales et élire un président. Les liens avec certains dirigeants radicaux se sont
consolidés. Il avait participé, ici et là, à des réunions publiques dans le cadre de
l'Observatoire de la démocratie, antenne ouverte d'une mouvance radicale et peu à peu
s'intéresse aux préparatifs de l'échéance présidentielle interne. Nous partagions les
grands objectifs et l'ambition de situer les radicaux de gauche au centre de l'échiquier
politique. La métaphore de "l'arbitre politique" lui semblait porteuse. Je dois dire que
malgré son peu d'expérience politique, sa capacité d'analyse et de travail font merveille.
Pourtant les minuties ( voir les hypocrisies) de la relation entre les hommes politiques
lui échappent. Les critères (parfois bien subtiles) des accords ou de désaccords
idéologiques le déroutent.
Pris au jeu, il décide de parier sur un candidat, dont les chances ( à mon sens) étaient
encore trop faibles. Nous n'étions pas d'accord sur la stratégie à suivre. Moi, j'étais
d'avis de faire un compromis, afin de tenter notre chance au prochain congrès. Ainsi,
nos chemins ont divergé au milieu du gué. La difficulté d'apprécier les règles du jeu
politique et de maîtriser les alliances tactiques, (où "tout est personnel" ou presque)
troublent en grande partie sa propre objectivité. La politique reste une alchimie, elle
n'est pas une science, mais un métier complexe, parfois (rarement) un art noble ou une
superbe "cuisine".
Il n'est pas utile, ici, de donner plus de détails. Il n'empêche que ses qualités avaient
fortement impressionné le candidat victorieux, lequel lui propose un poste au sein du
secrétariat national. Pour l'anecdote, R. Ghiglione est resté secrétaire national du MRG
virtuel pendant 72 heures. Il refuse la proposition. Le cœur des hommes à ses raisons
que la politique exulte, parfois irrationellement. Tel fut le cas. La méfiance l'avait
emporté sur l'attirance.
Lors du récent colloque à l'Université de Caen et le lancement de l'Association
française de psychologie politique, j'ai rendu hommage à la mémoire de l'ami et du
chercheur en rappelant qu'il aurait dû être là parmi nous. Nous avions convenu d'un
exposé sur le charisme populiste d'Hugo Chavez
C'était le chercheur, encore une fois, qui continuait a s'intéresser aux affaires politiques.
1992. Maritza Montero de l'Université Central de Caracas nous avait invité à un cycle
de conférences sur l'analyse propositionnelle du discours et ses applications à la
psychologie politique.
Notre voyage avait été retardé. Nous arrivions dans un moment de crise
institutionnelle. Le Venezuela venait de vivre un coup d'État avorté, dont l'acteur
principal était le jeune Lt. Hugo Chavez. L'image populaire du leader a ce moment en
prison s'affichait avec fierté sur les T-shirt portés par des jeunes sur les rues de Caracas.
Sous la forme de TP nous avions improvisé une analyse du discours des insurgés. Le
texte était superbe. Avec la virtuosité de Rodolphe pour rendre saillants les paramètres
d'un discours, politique de surcroît, le séminaire était devenu un laboratoire de
psychologie politique. Les rencontres avec des collègues de sciences politiques, nous
ont révélé une face cachée du jeune putschiste. Il était diplômé de sciences politiques
de l'Université Simon Bolívar, le lieu de l'élite du pays.
La conclusion d'hier, est aujourd'hui confirmée. Nous étions à la veille d'un
changement radical de la démocratie vénézuélienne et devant l'émergence d'un leader
charismatique (3), dont le discours permettait d'envisager son ancrage dans une réalité
qui échappait de plus en plus à la classe politique et mettait les élites au pied du
mur.
Actuellement Hugo Chavez est président du Venezuela.
Pour conclure. R.Ghiglione jetait sur le monde politique un regard parfois trop sévère.
Il a mesuré, je crois, la barrière formidable qui sépare la vie politique de la vie
académique. Si l'expert en persuasion qu'il était reconnaissait le rôle important de
l'ambiguïté en politique, l'homme de sciences la rejetait (paradoxalement) avec passion.
Il avait conclut que seul le monde de la politique universitaire lui convenait. Pourtant,
l'idée du besoin du politique et la nécessité de la justice sociale restait au centre de ses
réflexions privées. D'autres pourront en parler avec plus d'autorité que moi.
Il a eu la vie qu'il a voulu: intense et productive. Mais, il aurait pu avoir d'autres vies,
toute aussi intenses et productives.
J'ai eu l'occasion de l'observer dans des circonstances un peu exceptionnelles, où sa
capacité forcenée de travail laissait place à une sensibilité moins voilée, à des échanges
plus joviaux et spontanés. J'ai cru apercevoir à travers ces brefs épisodes, le côté
songeur d'un rationaliste qui doute, et nostalgique des époques révolues,
chevaleresques de surcroît. Car, R. Ghiglione était me semble-t-il (mais, qui peut en
être sur ?) sous l'emprise d'une philosophie morale exigeante à l'image d'un patricien
romain, plus proche de la plèbe que de la noblesse, au sein d'une société trop
convenable. D'où l'attitude réaliste, mi-sceptique et mi-stoicienne, à la manière de
Cioran, de quelqu'un qui cultive un jardin secret, où la poésie ne s'extériorise pas. D'où
l'admirable fascination hypothético-déductive pour les expériences de laboratoire. D'où
les images sombres et fortes, comme celles des BD de Bilal, qu'il évoquait avec plaisir
et ironie, aux limites du sensible. Mais, au fond, il avait, j'imagine, un désir puissant de
grands espaces et une farouche volonté d'entreprendre.
Alexandre Dorna
Liste des articles classés par ordre alphabétique des auteurs
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Pierre ANSART
Connaissance des passions politiques
Platon, Machiavel, Tocqueville
R2SR5
Jacqueline
BARUS-MICHEL
CONSIDERATIONS PSYCHO-POLITIQUES SUR UNE
ACTUALITE DE CRISE :
LE 11 SEPTEMBRE 2001
R3SR1
Odile CAMUS
La norme d’internalité, un concept de psychologie sociale
libérale ?
R4SR2
La psychologie politique :
le retour d'une discipline inattendue
R2SR1
IN MEMORIAM R. GHIGLIONE
R6
Les C@hiers de Psychologie Politique :
ciseler des paroles sur du virtuel est-il un défi bien raisonnable?
Edito
LANCER UN DEBAT : La fragmentation des sciences humaines
et l'absence d'un projet de société
R4SR1
Adam KISS
LA DÉMOCRATIE, LA CITOYENNETÉ ET L'ARGENT
R2SR2
Benjamin MATALON
MULTICULTURALISME ET COMMUNAUTARISME
R2SR3
Constantin
SALAVASTRU
RATIONALITÉ ET MANIPULATION
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Manuel TOSTAIN
Traité de la servitude libérale
de Jean Léon Beauvois
R5SR1
Alexandre DORNA
file:///D|/Encours/AFPP/CDROMAFPP/SiteAFPP/Revue00/liste_articles.htm [27/04/2003 18:06:21]
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Pierre ANSART
Jacqueline BARUS-MICHEL
Odile CAMUS
PRIS – Université de Rouen .
Alexandre DORNA
Professeur de Psychologie politique
Université de Caen
Nicole DUBOIS
Hélène FEERTCHAK
Maître de conférences en psychologie sociale à l’Université Paris V
Esteve FREIXA i BAQUE
Professeur d’Analyse Expérimentale du Comportement
Université de Picardie, Jules Verne
Olga GRIBOVA
Université de Caen
Bernard GANGLOFF
Laboratoire PRIS, Dpt de Psychologie, Université de Rouen
Adam KISS
Centre d'Étude et de Recherche en Psychopathologie,
UFR de Psychologie, Université de Toulouse Le Mirail
Benjamin MATALON
Professeur de Psychologie Sociale
Université de Paris 8
Constantin Salavastru
Séminaire de Logique discursive, théorie de l’argumentation et rhétorique Chaire
de Logique et de philosophie systématique
Faculté de
Philosophie
Université “Al.I.Cuza” - Iassy (Roumanie)
Manuel Tostain
LPCP, UFR de Psychologie
Université de Caen 14032 Caen Cedex
Connaissance des passions politiques
Platon, Machiavel, Tocqueville
Pierre ANSART
Platon, les passions de la cité
Machiavel, les passions du pouvoir
Alexis de Tocqueville.
L’explication et la compréhension des émotions, des sentiments, des
passions politiques, constituent une difficulté permanente pour les
sciences sociales, l’histoire, et, plus encore, pour les sciences politiques
et la sociologie. Si l’on ajoute à ces objectifs d’explication et de
compréhension la recherche des dynamiques psycho-sociales et de leurs
conséquences, on accroît à l’extrême les écueils et les incertitudes. L’une
des ressources dont nous disposons dans ce domaine est constituée par
l’ample tradition des auteurs du passé qui ont directement affronté ces
questions et proposé à la fois des interprétations et un ensemble
d’hypothèses sur le rôle des affectivités dans le devenir politique des
cités et des nations. Pour rappeler la fécondité de ces relectures,
évoquons trois auteurs choisis pour la diversité de leurs approches et
leur éloignement dans le temps : Platon, Machiavel et Tocquevlle. Ce
rapprochement volontairement paradoxal aura pour but, non de rappeler
des hypothèses connues, mais de rechercher à quelles méthodes et à
quelles théories ces analystes eurent recours pour surmonter les
difficultés. Et l’on tentera de montrer pourquoi ces travaux et ces théories
ne sont pas sans fécondité pour les recherches actuelles.
Platon, les passions de la cité
Platon, dans le Livre VIII de La République, s’interroge sur les passions comparées des
différentes constitutions. Il analyse les caractéristiques des constitutions qu’il nomme
« imparfaites », la timarchie, l’oligarchie, la démocratie, la tyrannie qu’il oppose à la
cité parfaite. Il développe alors la thèse selon laquelle les passions des citoyens ne sont
pas identiques dans les différentes constitutions et qu’elles sont aussi différenciées, dans
une même cité, selon les classes sociales. Une oligarchie despotique, par exemple,
exacerbe, dans les familles dominantes, le désir de posséder et la concurrence entre ces
familles pour l’accaparement des richesses. Loin de la timarchie où régnait la passion
des honneurs,
« … à des hommes qui aiment à avoir le dessus et qui sont férus d’honneurs se
sont finalement substitués des hommes aimant les affaires d’argent, aimant à s’enrichir,
qui pour le riche ont louange et admiration, qui l’élèvent aux charges, tandis qu’à leurs
yeux le pauvre est
déconsidéré »(1).
.
Et de même, cette constitution oligarchique qui rejette la majorité de la population
dans l’indigence, exacerbe la passion de la haine chez les démunis qui,
« …pleins de haine, conspirent contre ceux qui se sont rendus acquéreurs de leur
bien… » (2).
et ne rêvent que de révolution.
Platon poursuit cette thèse pour chacune des constitutions et présente comme
évidente cette correspondance entre une structure sociopolitique et l’organisation des
passions. Hypothèse structurale, pourrait-on dire, selon laquelle le régime des passions
en oligarchie, - l’avidité d’une part, et la haine collective contre les dominants, d’autre
part, - redouble la division radicale entre les quelques familles dominantes et les
démunis. La structure dichotomique, dira-t-on dans un langage holiste (envisageant la
cité comme une totalité), génère la bipolarisation affective, le mépris pour les faibles et,
à l’opposé, les sentiments d’envie, de jalousie et de haine.
Platon ajoute qu’à ces différentes constitutions correspond une certaine psychologie
commune aux citoyens : il y a, dit-il, un « homme de l’oligarchie » comme il y a un
« homme de la démocratie » : arrogant et vindicatif, peu enclin aux arts et sordidement
avare dans les familles dominantes de l’oligarchie ; léger et changeant dans la
démocratie, irresponsable et porté à la futilité. Si les désirs sont universels et
caractérisent la condition humaine, ils revêtent des formes et des orientations diverses
selon la structure des organisations de l’état.
Cette leçon platonicienne sur la relativité des passions n’est pas contradictoire avec
une autre leçon sur l’attachement du citoyen à sa propre cité, attachement qui n’est pas
exclusivement de l’ordre de la raison. Platon illustre ce sentiment par les hésitations de
Socrate à s’évader de prison alors qu’il est condamné à boire la ciguë selon un
jugement dont il sait l’injustice. Le dialogue de Socrate avec les Lois athéniennes met
en question la fidélité du citoyen et situe la réponse dans l’expérience de la filiation et
du sentiment d’appartenance. Socrate légitime sa fidélité aux lois par le respect filial et
l’attachement aux parents. Entre l’injustice subie et celle qu’il y aurait à participer à la
destruction de sa propre cité, l’homme raisonnable choisit l’obéissance à la cité. Et sans
doute Socrate s’efforce-t-il d’expliquer son choix aussi rationnellement que possible,
mai il termine en reconnaissant que ses arguments sont davantage l’écho d’une
expérience ressentie, d’une expérience esthétique, que la conclusion d’un discours
rationnel :
« Voilà, mon cher Criton, ce que je crois entendre, comme les Corybantes, dans
leur délire, croient entendre des flûtes ; et c’est le bruit de ces paroles, qui, grondant en
moi, fait que je suis impuissant à en écouter d’autres » (3).
Machiavel, les passions du pouvoir.
C’est une autre question que pose Machiavel : non plus celle des sentiments et des
passions dans la cité, mais celle du pouvoir et de son exercice dans une principauté.
Comment gouverner ? Comment conquérir et conserver le pouvoir alors que les
gouvernés sont avides et inconstants, alors que les grands, les détenteurs de richesses,
veulent dominer, et que les pauvres, le peuple, résistent nécessairement à l’avidité des
familles nobles ? Comment gouverner l’état en de telles conditions ? Comment
gouverner les passions pour conserver le pouvoir ?
Un constat préliminaire à cette réflexion est maintes fois répété par Machiavel : le fait
permanent de l’insatisfaction des citoyens. Il décrit l’exercice du pouvoir comme un
affrontement inévitable et constant entre le pouvoir et les frustrations de tous. Cette
insatisfaction est, pour Machiavel, liée à la nature même de l’homme. L’exercice de
l’autorité pourra accroître cette insatisfaction, on peut prévoir qu’il ne pourra la
combler.
« Les désirs de l’homme sont insatiables : il est dans sa nature de vouloir et de pouvoir
tout désirer, il n’est pas à sa portée de tout acquérir. Il en résulte pour lui un
mécontentement habituel et le dégoût de ce qu’il possède : c’est ce qui lui fait blâmer le
présent, louer le passé, désirer l’avenir et tout cela sans aucun motif raisonnable » (4).
Les rapports entre les puissants et le peuple sont marqués par cette insatisfaction
essentielle et renforcée par le rapport de domination. Machiavel fait de ce rapport une
lutte entre le désir de domination propre aux puissants et de désir d’autonomie propre au
peuple :
« Car en toute cité on trouve ces deux humeurs différentes, desquelles la source est
que le populaire n’aime point à être commandé ni opprimer des plus gros. Et les gros
ont envie de commander le peuple » (5).
Ces relations chargées d’affectivité ne cessent de se modifier, de se renforcer ou de
s’affaiblir selon les circonstances, les risques et les menaces ressentis. Une domination
jugée excessive renforce la haine du peuple, comme une menace po-pulaire renforce la
peur et la méfiance des puissants.
C’est dans ce contexte passionné qu’intervient l’action du prince, non point afin de
promouvoir la sagesse et la raison, comme le prétendent les moralistes, mais, en réalité,
dans un contexte socio-historique particulier et selon ses exigences personnelles. Ainsi,
le contexte affectif est différent selon que le prince est parvenu au pouvoir par le soutien
des puissants ou par le soutien du peuple. S’il y est parvenu grâce aux familles
puissantes, il se trouve, dès l’abord, face à des égaux, des rivaux qui résistent à son
commandement. S’il y est parvenu, au contraire, par la faveur du peuple, il se trouve
sans rivaux directs et entouré de citoyens qui lui sont attachés et prêts à lui obéir.
Détenteur du pouvoir, le prince détient une certaine liberté de choix. La distance entre
lui et l’ensemble des subordonnés crée l’espace qui lui assure une marge de liberté mais
cet espace est balisé par les dynamiques socio-affectives qui l’entou- rent. Et c’est le
point crucial de la réflexion de Machiavel dans Le Prince que de méditer sur les choix
du prince et sur leurs conséquences possibles, sur les effets prévisibles des décisions sur
les réactions des citoyens.
La prise en compte des passions intervient dans les finalités même de l’action
politique, dans la mesure où le prince, parvenu au pouvoir, désire le conserver. Intervient dans ces finalités la considération de la haine des citoyens. L’essentiel , pour le
prince, n’est-il pas d’éviter que ne se rassemble contre lui la haine du peu- ple ?
S’interrogeant sur l’efficacité militaire des forts et des citadelles, Machiavel note d’un
mot : « … la meilleure des citadelles qui soit, c’est de n’être point haï du peuple »(6).
Dès lors la réflexion sur le caractère faste ou néfaste, raisonnable ou déraisonna- ble
des décisions et des actions du prince prend pour critère les réactions émotion- nelles
des citoyens, réactions qui peuvent conduire au renforcement , à la puissan- ce de l’état
ou, à la limite, à sa destruction. Les conseils que Machiavel adresse au prince sont
indissociables de la réflexion sur les sentiments et les passions. Aux questions du choix
entre deux éventualités (« De la cruauté et de la pitié, et s’il vaut mieux être aimé que
craint, ou le contraire » XVII ; « De la libéralité et de la parci-monie » XVI…), la
réflexion prend la mesure des conséquences et des logiques af- fectives prévisibles. On
montrera que l’excès de commisération peut affaiblir le res-pect du peuple à l’égard du
prince et le conduire à sa perte ; et, tout au contraire, le recours à une brève action
cruelle peut renforcer le respect de la loi.
L’enjeu de cette connaissance des affectivités politique n’a rien de secondaire
puisqu’elle a pour finalité ultime la conservation même d’état. Sa négligence peut
conduire à son affaiblissement et, finalement, à sa disparition.
Alexis de Tocqueville.
Parmi les trois analystes que nous rapprochons ici, Alexis de Tocqueville est celui qui a
formulé le plus explicitement la question de la nature et du rôle des passions politiques.
En construisant la notion de « passions générales et dominan- tes » (7), il proposait de
construire cette problématique des passions et suggérait un choix de méthodes pour en
poursuivre l’étude. Il accompagne cette question d’une précision sur le double caractère
des passions d’être à la fois permanentes à travers le temps et incessamment différentes
selon les époques. Nous pouvons donc reprendre ses propres termes en soulignant
combien cette réflexion accompagne toutes ses analyses socio-historiques et qu’elle
revêt une importance décisive dans le diagnostic sur l’histoire et sur les risques de la
démocratie.
Lorsque Tocqueville évoque l’imaginaire aristocratique, le paternalisme royal, et les
sentiments qui s’y rapportent, il ne fait pas de ces derniers le simple accompa-gnement,
le décor d’un système socio-politique, mais bien une dimension qui explique sa
cohésion et sa durée. On ne saurait comprendre, en effet, la stabilité et la puissance de
l’ancien régime si l’on ne comprenait pas la « bienveillance réciproque » des nobles,
assurés de leurs privilèges, et du serf « regardant son infériorité comme un effet de
l’ordre immuable de la nature » (8). Cet ensemble complexe fait d’attachement à la
personne et à l’image paternelle du roi, de respect à l’égard de la religion, de « préjugés
provinciaux », traversait tout l’édifice social et participait à sa permanence.
Tocqueville peut donc faire de l’affaiblissement de ce système affectif une
expli-cation majeure de l’effondrement de l’ancien régime au cours des premiers mois
de la Révolution. Une telle explication ne peut être simplifiée, elle requiert un large
inventaire des conditions politiques, la centralisation de l’Etat au cours des XVII° et
XVIII° siècles, l’absentéisme des nobles entraînant de leur part, vis-à-vis de leurs
paysans un « absentéisme de coeur », le développement, dans les villes, d’un individualisme destructeur des solidarités, l’irritation des paysans contre des droits féodaux perçus comme totalement arbitraires, la régression de la religion soumise à la
critique rationaliste… C’est cette longue histoire cachée dans laquelle se croisent
l’économique et le politique, le paysan et le philosophe, qui permet de comprendre la
sensibilité révolutionnaire et l’enthousiasme de 1789.
Avec la démocratie s’instaure un tout autre « état social » marqué, par ce phé-nomène
fondamental et « providentiel » qu’est l’extension de l’égalité des condi-tions. La
disparition des castes, la revendication ardente de l’égalité politique, transforme
radicalement l’organisation sociale et donc l’organisation des passions. Et, comme
Tocqueville s’interrogeait, dans L’Ancien régime et la Révolution, sur l’agencement des
passions dominantes dans l’aristocratie, il recherche comment les trois passions qu’il
distingue dans la démocratie s’ordonnent, se complètent ou s’opposent.
La première passion, l’avidité des biens matériels et de l’argent, l’amour du bien-être,
qui se trouve libérée par l’effacement du principe de l’honneur, constitue bien une
passion « générale et dominante », générale en ce sens qu’elle est partagée par tous en
démocratie, dominante en ce sens qu’elle l’emporte sur toute autres. C’est elle qui incite
au travail et qui communique à la vie sociale son intensité et sa fébrilité.
La deuxième passion, celle de l’égalité, est inscrite dans les fondements même de la
démocratie puisqu’elle est sa dynamique même et sa légitimité face à l’aristocratie. Elle
est omniprésente aux actions et aux revendications en démocratie, avec ses
conséquences contradictoires, depuis l’exaltation de la dignité personnelle jusqu’à
l’envie aveugle et destructrice.
Au sein de ces intensités, la troisième passion, celle de la liberté n’est pas aussi
assurée d’être défendue que les deux précédentes. Il se déroule, selon Tocquevil-le, un
conflit obscur entre la passion de l’égalité et le goût de la liberté. Dans l’état social de la
démocratie, le fait des inégalités, les déceptions inévitables, la bassesse des jalousies,
entretiennent les ardeurs de l’égalité en menaçant les exigences de la liberté. Ainsi se
dessine la menace d’une évolution vers le « despotisme doux » dans lequel un pouvoir
immense et tutélaire se chargerait d’assurer le bien-être et les jouissances à des citoyens
assujettis (9).
En ce sens et pour Tocqueville, développer une psychologie du politique conduit
directement à s’interroger sur le devenir des sociétés, et, en l’occurence, sur le devenir
de la démocratie.
De ce rapprochement entre trois auteurs si éloignés dans le temps, bien des le- çons
peuvent être tirées et, sans doute, contradictoires. N’en retenons que deux, sur
l’importance politique des passions, et sur la méthode de leur observation.
On ne peut qu’être frappé par l’intérêt apporté par ces trois observateurs aux affectivités socio-politiques dans des contextes et des systèmes politiques aussi différents.
Platon pense le devenir d’Athènes, cette cité dans laquelle le pouvoir exécutif est peu
différencié et l'Assemblée des citoyens libres maîtresse de ses décisions. Machiavel au
contraire, s’interroge précisément sur ce pouvoir distincte dans les principautés.
Tocqueville pense non la démocratie imaginaire, mais l’état social des Etats-Unis dans
le détail de ses tensions. Or, on voit que ces auteurs, cherchant à penser la structure et le
devenir de ces sociétés si diverses, posent le même problème, celui des sentiments, des
émotions, des passions sociales et poli- tiques. Ils en font une dynamique décisive de
l’histoire.
La connaissance de cette dynamique est rendue possible par l’approfondisse- ment des
comparaisons. Le rapprochement platonicien entre les constitutions im-parfaites permet
de mettre en relief la diversité de leur structure et, simultanément la diversité de leurs
passions. Il permet de s’interroger sur leur transformation et d’analyser les conditions
effectives de ces évolutions. Machiavel trouve dans le rapprochement entre la Rome de
Tite-Live et les principautés italiennes de multiples points de comparaison et des
éléments de réponse aux questions des choix politiques, face aux passions
conflictuelles. Et Tocqueville fait de la com- paraison systématiquement poursuivie
entre l’aristocratie et la démocratie un ins-trument majeur et le moyen de mettre en
relief les passions des différents régimes.
Un comparatisme audacieux et rigoureusement poursuivi serait donc une voie royale
pour découvrir les configurations affectives, leur diversité, leur force et la gravité des
problèmes qu’elles posent pour le devenir social. Penser les psycho- logies politiques
serait une voie essentielle pour penser l’histoire.
Pierre ANSART
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