DOSSIER D’ACCOMPAGNEMENT LE TESTAMENT DE MARIE Colm Tóibín Deborah Warner

publicité
LE TESTAMENT DE MARIE
de Colm Tóibín
mise en scène Deborah
Warner
Théâtre de l’Europe
création en coproduction avec la Comédie-Française
avec Dominique Blanc de la Comédie-Française
5 mai – 3 juin 2017
Odéon 6e
© Élizabeth Carecchio
DOSSIER D’ACCOMPAGNEMENT
SERVICE DU DÉVELOPPEMENT DES PUBLICS
PUBLIC DE L’ENSEIGNEMENT
Clémence Bordier / 01 44 85 40 39
[email protected]
Coralba Marrocco / 01 44 85 41 18
[email protected]
HORAIRES
du mardi au samedi à 20h
le dimanche à 15h
relâche le dimanche 7 mai
Théâtre de l’Odéon
Place de l’Odéon
Paris 6e
1
SOMMAIRE
Générique du spectacle (ci-contre)
1re PARTIE LE PROJET DE MISE EN SCÈNE
A. Résumé de la pièce
B. Présentation de Colm Tóibín
C. Note d’intention de Deborah Warner
D. Textes choisis du Testament de Marie
2e PARTIE
AUTOUR DU TESTAMENT DE MARIE
A. Sources d’inspiration pour Le Testament de Marie, par Colm Tóibín
B. Références à Marie
– L’Évangile selon Saint Jean
– Prière Salve Regina
C. « La mère est celle dont la douleur donne le signal du deuil social »
– Le bord de Sylvie Plath
– Les Mères en deuil, extraits d’œuvres de Nicole Loraux sur la
tragédie grecque
– Mères et fils, extraits d’Hécube d’Euripide et de L’Orestie d’Eschyle
QUELQUES REPÈRES
SUR LE SPECTACLE, COLM TÓIBÍN, DEBORAH WARNER
ET DOMINIQUE BLANC
A. Le spectacle
B. L’écrivain Colm Tóibín
C. La metteure en scène, Deborah Warner
D. La comédienne, Dominique Blanc
2
LE TESTAMENT DE MARIE CRÉATION
5 mai – 3 juin 2017
Odéon 6e
avec
Dominique Blanc
de la Comédie-Française
coproduction
Comédie-Française / OdéonThéâtre de l’Europe
durée
1h20
traduction française
Anna Gibson
scénographie originale
Tom Pye
collaboration à la scénographie
Justin Nardella
lumière
Jean Kalman
costumes
Chloé Obolensky
musique, son
Mel Mercier
assistante à la mise en scène
Alison Hornus
créé
le 5 mai 2017
à l’Odéon-Théâtre de l’Europe
de Colm Tóibín
mise en scène Deborah Warner
avec le soutien
du Cercle de l’Odéon
et de LVMH
Le Testament de Marie a été
présenté pour la première fois
à Broadway le 26 mars 2013
au Walter Kerr Theater, puis au
Barbican Theatre de Londres
en mai 2014, dans une mise
en scène de Deborah Warner
interprétée par Fiona Shaw.
La création originale de
Broadway a été produite par
Scott Rudin Productions.
Commande du Dublin Theatre
Festival et de Landmark
Productions, avec le soutien du
Irish Theatre Trust.
les décors et costumes
ont été réalisés dans les ateliers
de la Comédie-Française
réalisation des coiffures
Pascal Ferrero
et l’équipe technique de
l’Odéon-Théâtre de l’Europe
remerciements aux
Animaux Aupetit pour
le vautour
CERCLE DE
L’OD ON
3
1re PARTIE
LE PROJET DE MISE EN SCÈNE
A. RÉSUMÉ DE LA PIÈCE
Ils sont deux à la surveiller, à l’interroger pour lui faire dire ce qu’elle n’a
pas vu. Ils dressent de son fils un portrait dans lequel elle ne le reconnaît
pas et veulent bâtir autour de sa crucifixion une légende qu’elle refuse.
Seule, à l’écart du monde, dans un lieu protégé, elle tente de s’opposer
au mythe que les anciens compagnons de son fils sont en train de forger.
Lentement, elle extirpe de sa mémoire le souvenir de cet enfant qu’elle
a vu changer.
En cette époque agitée, prompte aux enthousiasmes comme aux sévères
rejets, son fils s’est entouré d’une cour de jeunes fauteurs de trouble
infligeant leur morgue et leurs mauvaises manières partout où ils passent.
Peu à peu, ils manipulent le plus charismatique d’entre eux, érigent
autour de lui la fable d’un être exceptionnel, capable de rappeler Lazare
du monde des morts et de changer l’eau en vin. Et quand, politiquement,
le moment est venu d’imposer leur pouvoir, ils abattent leur dernière
carte : ils envoient leur jeune chef à la crucifixion et le proclament fils de
Dieu. Puis ils traquent ceux qui pourraient s’opposer à leur version de
la vérité. Notamment Marie, sa mère. Mais elle, elle a fui devant cette
image détestable de son fils, elle n’a pas assisté à son supplice, ne l’a
pas recueilli à sa descente de croix. À aucun moment elle n’a souscrit à
cette vérité qui n’en est pas une.
(source : éditeur)
B. PRÉSENTATION DE COLM TÓIBÍN
Marie, la mère de Jésus, nous parvient à travers de nombreuses images,
elle ne nous parvient pas par les mots, sauf quand les mots sont des
prières qui lui sont adressées. Elle est particulièrement silencieuse dans
les Évangiles, et, à partir du moment où Jésus quitte sa maison, nous
n’entendons quasiment plus parler d’elle.
C’est comme si son pouvoir pressant et mystérieux émanait précisément
de sa présence indéfinissable ; c’est comme si la dévotion dont elle est
l’objet trouvait sa source dans cette absence et ce silence.
Peu à peu, tandis que le christianisme se répandait, ce pouvoir devint
officiel. Au concile d’Éphèse en 431, elle fut déclarée Mère de Dieu.
L’idée selon laquelle elle est née sans la marque du péché originel (dogme
de l’Immaculée Conception) fut officiellement proclamée article de la foi
catholique en 1854.
Comme l’écrit le spécialiste Geza Vermes : « L’image de Marie diffère
grandement selon les sources ». Tandis que l’Évangile de Jean représente
Marie au pied de la croix et montre Jésus demandant à Jean de voir en
Marie une mère et à Marie de voir en Jean un fils, suggérant ainsi que Jean
4
prendrait soin de Marie, Saint Paul, lui, n’évoque Marie qu’une seule fois et
de manière indirecte. Il dit que Jésus est « né d’une femme, né sous la Loi ».
Depuis le siècle dernier, les catholiques ont pris l’habitude de se rendre
dans une maison près des ruines d’Éphèse, dans l’actuelle Turquie,
croyant qu’il s’agit de l’endroit où Marie fut conduite par Jean après la
crucifixion. La plupart des derniers papes s’y sont rendus en pèlerinage.
On considère que c’est le lieu où elle a vécu ses derniers jours.
En tant qu’auteur de fiction, j’ai pour tâche de percer le silence, de
pénétrer l’esprit de mes personnages, de les faire parler, de leur donner
une vie qui touchera autrui émotionnellement et intellectuellement.
Peu à peu, l’idée m’est venue que je pouvais donner la parole à Marie,
mère de Jésus, à cette femme silencieuse au pied de la croix, que je
pouvais écrire une pièce dans laquelle elle parlerait. Je me suis rendu
à Éphèse et j’ai commencé à l’imaginer dans les années qui ont suivi la
crucifixion, tandis que la nouvelle aube du christianisme se levait sur le
monde et qu’on écrivait le récit de ce qui s’était passé. Elle était, telle que
je l’ai vue, toujours prisonnière d’un chagrin qui ne la quitterait pas. Ses
deux visiteurs sont certainement des apôtres, les hommes qui ont écrit le
Nouveau Testament ; d’autres, comme son « cousin » Marc, sont inventés.
Colm Tóibín (extraits traduits par Baptiste Manier)
C. NOTE D’INTENTION DE DEBORAH WARNER
« TOUCHER À L’ESPRIT DE LA VIE ORDINAIRE »
Depuis ma collaboration avec Dominique Blanc pour Une maison de
poupée en 1997 à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, nous désirions nous
retrouver autour d’un nouveau projet. Elle a récemment rejoint la ComédieFrançaise, qui est réputée pour accueillir avec générosité des artistes à
travailler avec sa troupe. Nous avons longuement discuté en vue d’une
possible collaboration. Apprenant que Dominique était intéressée par le
texte du Testament de Marie de Colm Tóibín, j’y ai vu une opportunité à
saisir. Quelques coups de téléphone plus tard, Eric Ruf prenait l’Eurostar
pour Londres. Nous nous sommes rencontrés, il a sollicité Stéphane
Braunschweig et le voyage a commencé.
Bien des années plus tôt, au cours d’un dîner à Dublin, Colm Tóibín nous
a raconté, à Fiona Shaw et moi, qu’il écrivait un monologue pour la Vierge
Marie. Je me rappelle avoir pensé combien il était extraordinaire que
personne n’ait eu cette idée avant lui. C’était à l’évidence une fascinante
opportunité de donner la parole à cette femme le plus souvent silencieuse.
Colm rappelle que Marie « ne nous parvient pas par les mots ». En tant
qu’icône, elle est mystérieuse et indéfinissable : c’est sans un mot qu’elle
subit sa peine et sa souffrance. Qu’importait l’approche qu’adopterait
Colm, je savais que nous voudrions entendre ce qu’elle avait à dire.
Il s’agit bien sûr d’une fiction, mais la puissance émanant de la parole
donnée à cette femme est palpable. En suivant métaphoriquement le
chemin de croix avec Marie elle-même, nous saisissons les événements
dans une compréhension dont les résonances sont profondes et
5
puissantes. Pour certains, le spectacle posera des questions de
croyance, pour d’autres, il révélera la création d’une icône, et pour tous
ceux qui prêteront une oreille attentive, il touchera la corde sensible d’un
sentiment humain partagé. Au cœur de ce texte se trouve une part profane
touchant à la relation entre une mère et son fils, une relation définie ici
par une mère que son fils abandonne, et qui à son tour abandonne son
fils. Mais l’histoire biblique connue de tous se distingue de celle que
nous racontons, et c’est dans cette différence que se joue le drame de
la soirée. C’est comme deux lièvres courant côte à côte. L’esprit des
spectateurs vagabonde en courant ces deux lièvres à la fois.
Le texte de Tóibín offre à l’actrice qui s’en saisit l’opportunité d’un
tour de force théâtral, car l’histoire se déroule dans la même urgence
qu’un fait d’actualité. Fiona Shaw a incarné ce rôle sur les scènes de
Broadway et de Londres, et selon elle, « jouer cette histoire universelle
de la relation entre une mère et son fils touche à l’esprit, non pas de la
religion, mais de la vie ordinaire – où l’on perd un fils qui grandit et s’en
va, où l’on se sent coupable de ne pas être la mère qu’on voulait être ».
La colère et le désespoir sont chez Marie des sentiments nouveaux,
sont rarement associés à la femme dont l’histoire religieuse a effacé les
reliefs. Ici les vérités sont universelles. Elles sont le fruit de l’imagination,
non de l’Histoire.
En ces jours où la presse rapporte tant d’histoires de jeunes hommes
quittant brusquement leur foyer – souvent, leurs mères et leurs familles
n’ont rien vu venir – pour adhérer à certains mouvements au nom de
certaines quêtes, il semble qu’il n’y ait pas de moment plus opportun
pour faire revivre cette oeuvre. Je suis honorée de me trouver à nouveau
réunie avec la merveilleuse Dominique Blanc et de présenter ce texte
extraordinaire au public français pour la première fois. Il ne fait aucun
doute que raconter cette perte peut tous nous réunir dans une humanité
commune, si importante en ces temps brisés.
Deborah Warner, avril 2017 (traduction : Baptiste Manier)
D. EXTRAITS DU TESTAMENT DE MARIE
« JE SUIS UN TÉMOIN »
Ils veulent que ce qui s’est passé vive à jamais. Ce qu’ils sont en train
d’écrire, disent-ils, va changer le monde.
*
Ce jour-là, ce jour-là, ce jour dont ils veulent que je leur restitue chaque
détail, ce jour de confusion, de terreur, de hurlements et de cris, ce jour-là
un homme se tenait près de moi. Il avait une cage et, dedans, pris au piège,
un énorme oiseau en colère, au bec tranchant, au regard indigné.
L’homme portait aussi un sac, dont j’ai découvert peu à peu qu’il contenait
des lapins vivants. Et au cours de ces heures sur la colline, ces heures plus
lentes que toutes les heures, l’homme tirait parfois de son sac un lapin et le
glissait dans la cage entr’ouverte. L’oiseau s’attaquait d’abord aux parties
molles. De son bec, il éventrait le lapin terrorisé, le fouillait jusqu’à ce que
les viscères se répandent au-dehors, et puis, bien sûr, il passait aux yeux.
6
Il m’est facile d’en parler car c’était une diversion au regard de ce qui se
passait un peu plus loin au même moment. L’oiseau ne les mangeait pas ;
la cage était jonchée de petits corps à l’agonie, tout sanglants et agités de
soubresauts. Le visage de l’homme brillait d’une énergie intense tandis
qu’il contemplait tantôt la cage, tantôt la scène un peu plus loin, avec un
demi-sourire, comme abandonné à un plaisir obscur. Le sac n’était pas
encore vide.
*
Mon fils, ai-je dit, a réuni autour de lui une bande de désaxés qui n’étaient
que des enfants comme lui, ou des hommes sans père, ou des hommes
incapables de regarder une femme dans les yeux, ou de ces hommes
qu’on voit sourire tout seul sans raison. Aucun d’entre vous n’était
normal, ai-je dit. C’est la vérité, vous étiez tous des désaxés. Je n’ai
aucune patience pour les gens de votre espèce. Mon fils s’est entouré
de désaxés. Pourtant, lui, malgré les apparences, ne l’était pas.
Il aurait pu devenir n’importe quoi. Il était même capable de se tenir
tranquille ; il avait aussi ce talent-là. Et il était capable de traiter une
femme comme son égale. Il avait une grâce, il savait se conduire, il était
intelligent. Et il a utilisé toutes ces qualités magnifiques pour mener une
bande de désaxés d’un endroit à un autre. Si on réunit une bande de
désaxés, comme vous, ai-je dit, on obtiendra tout ce qu’on voudra –
imprudence, inconscience, ambition – et cela conduira à ce que j’ai vu, à
la pire espèce de catastrophe…
*
– Femme, qu’y a-t-il entre toi et moi ?
– Je suis ta mère, ai-je dit.
*
Je leur ai fait face. Ils ont dû prendre peur devant ce que mon visage
exprimait d’effroi, de douleur et de rage contenue, car ils ont pris un air
très alarmé et l’un a fait un pas vers moi pour m’empêcher de dire ce
que je m’apprêtais à dire. J’ai reculé. Je me suis réfugiée dans un coin
de la pièce. Je l’ai murmuré d’abord, puis je l’ai redit, plus fort. Ils avaient
reculé, eux aussi, jusqu’à se retrouver presque dans le coin opposé. Je
l’ai dit une troisième fois, lentement, avec soin, en y mettant tout mon
souffle, toute ma vie.
« J’étais là », ai-je dit. « Je me suis enfuie avant la fin, mais si vous voulez
des témoins, alors je suis un témoin, et je peux vous le dire à présent.
Vous affirmez qu’il a sauvé le monde, mais moi, je vais vous dire ce qu’il
en est. Cela n’en valait pas la peine. Cela n’en valait pas la peine. »
Colm Tóibín : Le Testament de Marie (traduction : Anna Gibson)
7
2e PARTIE
AUTOUR DU TESTAMENT
DE MARIE
A. SOURCE D’INSPIRATION PAR COLM TÓIBÍN
POUR LE TESTAMENT DE MARIE
COLM TÓIBÍN, À PROPOS DU TESTAMENT DE MARIE
Elle est la mère la plus fameuse de l’Histoire, et pourtant son histoire est
inconnue. Un nouveau roman prête une voix aux pensées douloureuses
de Marie, tandis qu’elle reconstitue les événements qui ont conduit à la
mort de son fils, Jésus. L’auteur, Colm Tóibín, décrit les origines du livre.
À Venise, pour passer de l’église des Frari à la Scuola Grande di San
Rocco, il suffit d’une courte promenade. Au début, je n’ai trouvé que
les Frari. J’y suis allé plusieurs jours pour rester assis le plus longtemps
possible devant l’Assomption peinte par Titien. J’ai acheté des cartes
postales du tableau, et une fois, une affiche assez grande. Chaque fois
que je quittais Venise, je me sentais coupable de ne pas en avoir vu
assez, absorbé assez, si bien que le temps passé devant ce Titien était
une façon de me concentrer plus que d’habitude, d’essayer d’extraire,
de l’expérience de ma contemplation, quelque chose que je pourrais
conserver, un souvenir.
Le tableau a presque sept mètres de hauteur ; il est accroché derrière
l’autel. Deux très belles divisions ponctuent la composition. La première :
le ciel pâle entre les mortels en état de choc, debout sur le sol, et le
nuage au-dessus d’eux, soutenu par des anges et portant la mère de
Dieu dans sa splendide robe rouge cernée d’une cape bleue qui s’envole.
La deuxième : le ciel doré au-dessus de Marie, vers lequel elle s’élève en
tendant les bras vers Dieu, tout au au sommet. Le ciel des cieux.
Il y a dans la composition quelque chose de tellement pur que sa
puissance retentit bien au-delà de l’histoire selon laquelle Marie, étant la
mère de Dieu, ne pouvait être ensevelie sous terre pour s’y décomposer
après sa mort, mais fut élevée corps et âme dans les cieux. Et pourtant, le
tableau reste enraciné dans le choc, franc et glorieux, d’un tel événement,
s’il avait eu lieu.
Non loin de là, dans une salle de la Scuola Grande di San Rocco, se
trouve une œuvre du Tintoret qui me causa une autre sorte de choc quand
je finis par la trouver. Celle-là s’enracine dans le monde réel, plutôt que
dans le monde de rêve où vit le tableau de Titien. Il s’agit d’une crucifixion
de plus de douze mètres de largeur. Ses dimensions signifient qu’à l’idée
d’un espace transcendant s’élevant vers les cieux se substitue le vaste
monde qui s’étire alentour, vaquant à ses affaires. Le Tintoret donne à
voir que tandis que Jésus agonisait sur une croix, bien d’autres choses
se produisaient. Si le son de Titien est fait des voix supra-terrestres des
anges, le brutal vacarme du monde résonne dans cette peinture du
Tintoret.
8
Titien, L’Assomption de la Vierge, Église
Santa Maria Gloriosa dei Frari, Venise.
Photo : Mauro Magliani/Archives Alinari/
Corbis.
9
Je crois que l’écart entre ces deux tableaux m’a fait rêver et réfléchir à la
façon dont la figure implorante, impuissante de Marie au pied de la croix
où était cloué son fils avait pu devenir, dans la doctrine catholique et la
dans la peinture italienne, la reine des cieux. Plus j’ai passé de temps à
regarder ces peintures à Venise, plus j’en suis venu à sentir que l’histoire
de sa transformation satisfaisait en tout cas un besoin pictural, ou un
besoin narratif.
Un soir que j’étais chez moi à feuilleter les différentes versions de la
crucifixion dans la traduction des quatre Évangiles par E. V. Rieu, j’ai
commencé à lire son introduction. Dans sa discussion du texte de Jean,
il mentionne que celui-ci a peut-être lu Eschyle. J’en suis resté songeur
un bon moment, car c’est Jean qui plaça Marie au pied de la croix et qui
inclut l’histoire de Lazare dans son Évangile. L’idée que Jean ait puisé
une part de son inspiration à une source grecque, ou qu’il ait dû à sa
connaissance du théâtre grec de voir quelle pouvait être la puissance de
certaines images, me fit rêver et réfléchir plus encore.
Il se peut que Jean ait écrit son Évangile vers la fin du Ier siècle à Ephèse,
située actuellement en Turquie mais qui appartenait alors à l’empire
romain. Il existe aujourd’hui une maison à Ephèse dont beaucoup pensent
que Marie y vécut ses derniers jours, puisque Jean l’aurait accueillie dans
cette ville, mais nous n’en avons pas de preuve certaine.
Comme le thème de Jésus, de sa mère et de Saint Jean commençait à
m’intéresser, je lus Alone of All Her Sex : The Myth and Cult of the Virgin
Mary, de Marina Warner, ainsi que trois courts ouvrages de l’érudit Geza
Vermes, spécialiste de Jésus.
Entretemps, deux voix particulières me hantaient. L’une était celle de la
mezzo-soprano américaine Lorraine Hunt Lieberson, l’autre celle de la
poétesse américaine Louise Glück. Au printemps de 2006 et de 2008,
pendant les quelques nuits par semaine que je passais seul dans une
maison proche du campus de Stanford, j’ai écouté et écouté encore la
voix de Hunt Lieberson chantant deux cantates religieuses de Bach, «Ich
Habe Genug» et « Mein Herz Schwimmt in Blut ». J’ai lu les œuvres de
Glück, notamment sa suite « The Wild Iris », avec son étonnant usage de
la première personne du singulier.
J’étais loin de chez moi, effrayé à l’idée de conduire sur les autoroutes
californiennes et même de circuler à vélo sur les voies ordinaires. Il
m’arrivait même d’avoir peur de commander un café, de crainte qu’on ne
me pose encore une question à laquelle je ne saurais pas répondre (Sur
place ? Ou à emporter ? Tiens donc.) Parfois, je me sentais pris au piège,
mal à l’aise.
Hunt Lieberson et Glück, dans les tons qu’elles employaient, s’accordaient
à un cycle de cours que j’avais donné quelques années plus tôt à la New
School de New York. Ce cycle était intitulé « L’inflexible » (« Relentlessness »).
Ce fut aussi sombre qu’amusant : nous avions examiné quelques pièces
grecques, dont Médée, Electre et Antigone, mais aussi des textes plus
contemporains, au style sans concession, signés d’auteurs tels que Sylvia
Plath, James Baldwin, J. M. Coetzee, Nadine Gordimer et Joan Didion.
Nous avions même projeté Sonate d’automne, d’Ingmar Bergman, au
cas où nous aurions eu besoin de nous remonter le moral. Tout cela fut
pour moi un plaisir immense.
10
J’avais essayé de formuler quelque chose pendant ce cycle, mais cela
n’était pas parvenu jusqu’à l’œuvre sur laquelle je travaillais. J’avais alors
dans un coin de ma tête une voix féminine, ou un ton, le sentiment d’un
être retenu contre son gré, parlant comme si elle risquait de ne plus avoir
d’autre chance de parler.
Je suis allé à Ephèse et en compagnie d’un guide, j’ai parcouru cette côte
turque, qui naguère était encore grecque, de haut en bas. Nous avons vu
des temples, des théâtres, des musées, et aussi le site où se trouve la
maison de Marie, l’endroit où certains pensent qu’elle est morte.
Ce qui m’a le plus frappé, c’est qu’il s’agissait là d’un paysage de la
déesse, que la figure d’Artémis dans les musées était d’une puissance
extraordinaire, comme devait l’avoir été le Temple de Diane. J’ai lu de
ouvrages sur l’archéologie, sur la présence de Saint Paul à Ephèse, sur
la présence de Saint Jean.
Et ce que je portais ne tarda pas à me parvenir. J’en parlai à Loughlin
Deegen, qui dirigeait alors le Dublin Theatre Festival, et il m’en
commanda une version théâtrale. Je la travaillai avec le metteur en scène
Garry Hynbes et l’actrice Marie Mullen, en réduisant des deux tiers mon
texte original pour obtenir une version scénique efficace. La qualité du
silence que Mullen parvint à arracher au public de Dublin grâce à son
extraordinaire interprétation est une chose que je n’oublierai jamais.
Dans le roman que j’ai écrit après les représentations, la figure de Marie
est traumatisée ; sa voix est pleine de deuil et de terreur, mais aussi d’une
sorte de sévère intelligence. Elle est retenue dans cette maison, retenue
par deux hommes, Saint Jean et Saint Paul peut-être, mais peut-être
que non. Déjà ils recréent ce qui est arrivé à son fils de façon à en faire
naître une foi. Ils ne l’aiment pas ; de son côté, elle les méprise. Mais elle
a peur, aussi, et besoin de leur protection. Elle se préoccupe de la vérité
de sa propre souffrance, de la vérité de ce qu’elle a vu ; eux souhaitent,
en rédigeant une certaine version des faits, bâtir une religion.
Ils rêvent de ce tableau de Titien aux Frari, à Venise, dans toute sa gloire
; dans ses cauchemars, elle est hantée par celui du Tintoret, dans toute
sa cruauté vécue et désordonnée.
Une fois – une seule fois – elle aura sa chance de dire ce qui est arrivé.
En revanche, les mots de ses gardiens vivront à travers les siècles. Sa
vision de la mort de Lazare, ou des noces de Cana, ou de la crucifixion
elle-même, appartiennent au traumatisme, à la mémoire personnelle, au
temps perdu, plutôt qu’au mythe, ou même à la foi. Elle parle dans un
éternel présent, dans le paysage que dominent les dieux grecs, là où elle
a fini ses jours. A présent, sa propre judéité n’est plus elle aussi qu’un
souvenir.
Et donc je me mis au travail. Moins je prêtais d’attention aux sources que
j’avais étudiées, plus je sentais que je pouvais atteindre, ou manipuler, sa
voix. Le livre, je m’en rendis compte, devrait être court. Il devrait refléter
dans ses tons que le temps était compté, que chaque mot était urgent.
Je me souviens d’un jour où je m’arrêtai pour une pause. J’entrai dans
une pièce pour me faire un café. « Qu’est-ce que tu as ? » me demanda
quelqu’un. « Tu as l’air d’avoir vu un fantôme. » Je hochai la tête en signe
d’approbation. C’était bien ce que je ressentais. C’était comme si la
figure de ce tableau du Tintoret à Venise s’était retournée et nous faisait
11
face. Et comme si la figure de Marie, inflexible à force de souffrance, la
figure de mes prières d’enfant, s’était mise à parler, ou avait parlé, en
sachant que le temps est court mais que sa version des faits devait être
donnée, ne serait-ce qu’une seule fois.
Colm Tóibín, source en anglais : www.theguardian.com/books/2012/oct/19/
inspiration-testament-mary-colm-toibin ; Traduction de Daniel Loayza, octobre
2012.
Tintoret, La Crucifixion. 1565, Scuola Grande
di San Rocco, Venise
B. RÉFÉRENCES À MARIE
L’ÉVANGILE SELON SAINT JEAN Dernier des quatre évangiles canoniques du Nouveau testament, la
tradition chrétienne l’attribue à un des disciple du Christ, l’apôtre Jean
« fils de Zébédé », témoin des événements, et selon la tradition « le Disciple
que Jésus aimait ». Il aurait été rédigé dans la région d’Éphèse (à l’ouest
de la Turquie actuelle) où Jean se serait réfugié pour fuir a répression des
Romains.
Selon des historiens cet évangile aurait plutôt été écrit à la fin du 1er siècle.
Dans de nombreuses représentations de la Crucifixion, Jean figure avec
Marie au pied de la Croix
Le troisième jour il y eut des noces à Cana de Galilée. La mère de Jésus
y était. Jésus aussi fut invité à ces noces, ainsi que ses disciples. Or il n
‘y avait plus de vin, car le vin des noces était épuisé. La mère de Jésus lui
dit : « Ils n’ont plus de vin. » Jésus lui répond : « Que me veux-tu, femme ? »
Mon heure n’est pas encore venue. » Sa mère dit aux servants : « Tout ce
qu’il vous dira, faites-le. »
Jean, 2 1+
Près de la croix de Jésus se tenaient sa mère, la sœur de sa mère, Marie,
femme de Clopas, et Marie de Magdala. Voyant sa mère et près d’elle le
disciple qu’il aimait, Jésus dit à sa mère : « Femme, voici ton fils. » Puis il
dit au disciple : « Voici ta mère. » À partir de cette heure le disciple la prit
chez lui.
Jean, 19 25+
12
PRIÈRE SALVE REGINA
« I could not have written The Testament of Mary without having been
brought up a Catholic in Ireland. The play comes from belief. In our house
we said the rosary every night and it ended each time with the Hail Holy
Queen and the beautiful lines: “To thee do we send up our sighs, mourning
and weeping in this valley of tears.” »
« Je n’aurais pas écrit Le Testament de Marie si je n’avais pas été élevé
dans la religion catholique, en Irlande. La pièce vient de la foi. Chez moi
nous disions le rosaire chaque soir et il se terminait par le Salve Regina
et les beaux vers : « Vers toi nous soupirons, gémissant et pleurant dans
cette vallée de larmes »
Colm Tóibín, Extrait de l’article du Guardian mentionné plus haut.
Latin (texte commun)
Salve, Regina, mater misericordiae. Vita, dulcedo et spes nostra, salve.
Ad te clamamus, exsules filii Hevae.
Ad te suspiramus, gementes et flentes in hac lacrimarum valle.
Eia ergo, Advocata nostra, illos tuos misericordes oculos ad nos converte.
Et Jesum, benedictum fructum ventris tui, nobis post hoc exilium ostende.
O clemens, o pia, o dulcis Virgo Maria ! Amen.
Français
Salut, Reine, Mère de Miséricorde, notre Vie, notre Douceur, et notre
espérance, salut.
Vers toi nous élevons nos cris, pauvres enfants d’Ève exilés.
Vers toi nous soupirons, gémissant et pleurant dans cette vallée de larmes.
Tourne donc, ô notre Avocate, tes yeux miséricordieux vers nous.
Et, Jésus, le fruit béni de tes entrailles, montre-le nous après cet exil.
Ô clémente, ô pieuse, ô douce Vierge Marie ! Amen.
Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Salve_Regina
C. « LA MÈRE EST CELLE DONT LA DOULEUR
DONNE LE SIGNAL DU DEUIL SOCIAL »
SYLVIA PLATH, LE BORD (1963)1
La femme s’est accomplie
son corps mort
porte le sourire de l’accomplissement
l’illusion d’une obligation grecque
coule dans les rouleaux de sa toge
Ses nus
pieds semblent vouloir dire :
Nous sommes arrivés si loin, tout est fini.
1 / . Sur la capacité à s’exprimer, à dire
la douleur : Sylvia Plath est une des
influences de Colm Toibin : “I found in her
the idea of a difficult truth to be spoken”
(« J’ai trouvé en elle l’idée d’une vérité
difficile à prononcer »)
13
Chaque enfant mort est enroulé, un serpent blanc,
Près de chacun une cruche de lait
maintenant vide.
Elle les a replié contre son corps
comme des pétales
d’une rose refermée quand le jardin
se fige et que les parfums saignent
des douces, profondes, gorges de la fleur de la nuit.
La lune n’a pas a s’en désoler,
fixant le tout de sa cagoule d’os.
Elle a tant l’habitude de cela.
Sa noirceur crépite et se traîne.
Sylvia Plath, Le Bord, traduction Valérie Rouzeau, Œuvres, Quarto Gallimard, 2011
LES MÈRES EN DEUIL, EXTRAITS D’ŒUVRES DE NICOLE LORAUX
SUR LA TRAGÉDIE GRECQUE
Ainsi, depuis l’épopée, la mère est celle dont la douleur, soudain
extériorisée, donne le signal du deuil social. C’est elle qui ferme les
paupières du fils mort – et, dans les Phéniciennes, la prière de Polynice
mourant à Jocaste est de lui demander ce geste de sa main. C’est elle
surtout qui, avant les funérailles où le deuil sera civilisé en cérémonie, a,
la première, poussé la plainte déchirante. Ainsi Hécube, qui, du haut des
murs de Troie, a vu Achille tuer Hector et qui rejette son voile, arrache
ses cheveux et pousse très haut un cri perçant ; après elle, le père
gémira et le peuple, en écho, reprendra cris et gémissements ; mais il
importe surtout que le même vers voie la tête du héro abattu se couvrir
de poussière, et la mère se dresser en sa détresse.
Bien avant le rite, le cri de la mère, accompagnant la vision du cadavre
qui fut un fils ; et, dans le délai qu’impose le traitement rituel du cadavre,
le corps de la mère rivé à celui du mort. Tenir entre ses bras « ce qui,
sanglant, est encore le trésor d’une mère », tel est le vœu des mères
suppliantes d’Euripide, qui, réclamant les dépouilles de leurs fils, savent
qu’elles obtiendront ainsi et un terme à leurs souffrances et un surcroît
de douleur.
Nicole Loraux, Les Mères en deuil, Seuil, Librairie du XXème siècle, 1990.
Est-ce parce que le deuil est répétitif – et que la race des femmes est
vouée à sans fin se répéter – que les femmes aiment tant le deuil ?
Un développement de l’Andromaque d’Euripide l’affirme, où la veuve
d’Hector, la concubine de Néoptolème, observe que : « une femme
est ainsi faite qu’elle charme ses ennuis en les ayant sans cesse à la
bouche ».
Electre est jeune fille, elle est interminablement en deuil de son père, et
organise sa vengeance, semblable aux Erinyes dont, à sa dimension,
qui est celle d’une mortelle, elle est en quelque sorte une imitatrice.
Et, comme les déesses vengeresses, elle est sans fin associée à l’ἄει –
on compte pas moins d’une quinzaine d’occurrences de l’adverbe à son
propos dans la pièce –, sans compter les moments où Clytemnestre
détourne cet adverbe à son propre usage. Elle est associée au toujours
parce que le deuil prend chez elle la forme de la colère, d’une colère en
14
pleurs mais qui n’en est que plus violente, « colère trop douloureuse »,
dira le chœur ; parce qu’elle s’identifie au rossignol, cet oiseau qui fut
une femme et qui sans fin chante sa plainte sur le fils mort ; parce que
son énoncé essentiel concerne, sur le mode de la double négation, le
refus de l’oubli (« il n’est pas question que jamais j’oublie » ; répète-t-elle
en réponse aux objurgations du chœur, qui l’invite à plus de mesure).
Nicole Loraux, La voix endeuillée : essai sur la tragédie grecque, Gallimard ; NRF
essais, 1999.
MÈRES ET FILS
Hécube d’Euripide
LA SERVANTE : Ô reine de toutes les douleurs ! - et ce n’est pas assez
dire encore : te voici à néant ; tu n’es plus qu’une morte vivante, sans
enfants, sans époux, sans patrie ; tu n’es que cadavre et poussière...
HECUBE : Tu ne m’apprends rien : ce que tu me jettes à la face, je le sais
déjà. Mais pourquoi es-tu venue me traîner ici le corps de Polyxène ?
On m’a annoncé que tous les Grecs ont pris en main, avec zèle, le soin
de ses funérailles.
LA SERVANTE (hésitante et se tournant vers le Chœur) : Elle ne sait rien.
Je vois que c’est Polyxène qu’elle pleure, sans rien appréhender de ses
nouvelles épreuves.
HECUBE : Comment ? Malheur à moi !... Est-ce celle que les dieux ont
doué de la possession prophétique, est-ce Cassandre dont tu apportes
ici la dépouille ?
LA SERVANTE : Elle est en vie, celle que tu as nommée. Mais celui qui
est ici est bien mort, et tu ne le pleures point... (Elle écarte l’étoffe qui
enveloppe le corps). Fixe les yeux sur le cadavre que je dévoile... Cette
apparition ne te donne-t-elle pas un vertige de stupeur et de désespoir ?
HECUBE : Ah ! C’est mon fils... Il est mort !... C’est Polydore que je vois...
Celui que me gardait en son palais le prince de Thrace ! Je succombe
sous la détresse, je suis anéantie...
Mon enfant, mon enfant,
à toi le premier cri de ma longue complainte
dans l’horreur éperdue où je suis emportée
n’apprenant quel sort tragique
t’inflige un génie maléfique !
LA SERVANTE : Tu comprends à présent ce que la fatalité a fait de ton
fils, pauvre femme ?
HECUBE :
Ce n’est pas vrai, dites, ce n’est pas vrai ?...
Est-il exemple, est il un seul exemple
d’un destin où à tant d’horreurs
s’enchaînent tant d’autres horreurs ?
Jamais plus un jour ne se passera
sans être noyé de deuil et de larmes !
LA CARYPHEE : C’est affreux, pauvre Hécube, affreux ce qu’il nous faut
subir !
HECUBE :
Mon enfant, mon enfant, réponds
à ta pauvre maman !
Quelle mort fut la tienne ?
Euripide, Hécube in Les Tragiques Grecs – Eschyle, Sophocle, Euripide – Théâtre
complet, La Pochothèque, Le livre de poche, 1999
15
L’Orestie d’Eschyle
LE SERVITEUR
Malheur, malheur à moi, le maître est frappé à mort.
Ah, malheur, je le crie une troisième fois Egisthe n’est plus. Ouvrez au plus vite,
tirez le verrou de l’appartement des femmes.
C’est un jeune homme qu’il nous faudrait –
mais non pour lui porter secours, puisqu’il a péri. À quoi bon ?
Iou, iou Je hurle à des sourds, ils sont tous endormis,
je parle en vain. Où est Clytemnestre ? Que fait-elle ?
Sa gorge est aujourd’hui sur le fil du rasoir
et je crois bien que la justice va l’abattre sous ses coups.
Entre Clytemnestre.
CLYTEMNESTRE
Qu’y a-t-il ? Pourquoi ces cris dans le palais ?
LE SERVITEUR
Je te le dis, les morts tuent le vivant.
CLYTEMNESTRE
Ah, malheureuse - j’ai compris ton énigme.
Nous avons tué par la ruse, et la ruse va nous tuer.
Vite, qu’on m’apporte une hache tueuse d’hommes.
Nous verrons bien si nous sommes vainqueurs ou vaincus,
puisque j’en suis arrivée là de mon malheur.
Le serviteur est sorti.
Entrent Oreste , puis Pylade.
ORESTE
Je te cherchais. Lui, son compte est réglé.
CLYTEMNESTRE
Malheur à moi ! O mon vaillant Egisthe, tu es mort ORESTE
Tu l’aimes ? Eh bien, tu seras couchée
dans sa tombe. Voilà un mort que tu ne pourras pas trahir.
CLYTEMNESTRE
Arrête, mon enfant, mon fils - respecte
ce sein sur lequel tu t’es si souvent endormi
quand tes lèvres suçaient mon lait nourricier.
ORESTE
Que faire, Pylade ? Comment puis-je tuer ma mère ?
PYLADE
Et que deviendront les oracles que Loxias
t’a rendus à Pythô, et la foi des serments ?
La haine de tous les hommes est moins à craindre que les dieux.
16
ORESTE
Tu m’as vaincu, et ton conseil est bon.
Suis-moi, je veux t’égorger sur son corps.
Vivant, tu l’as préféré à mon père :
meurs et dors avec lui, puisque tu l’aimes
et que tu hais celui que tu devais aimer.
CLYTEMNESTRE
Je t’ai nourri, je veux vieillir à tes côtés.
ORESTE
Tu veux vivre avec moi, après avoir tué mon père ?
CLYTEMNESTRE
C’est le Destin, mon fils, qu’il faut en accuser.
ORESTE
C’est aussi le Destin qui t’a préparé cette mort.
CLYTEMNESTRE
Mon enfant, ne crains-tu pas d’être maudit par une mère ?
ORESTE
Une mère qui m’a jeté dans l’infortune.
CLYTEMNESTRE
C’est faux. Je t’ai laissé chez des alliés.
ORESTE
Je fus vendu deux fois, moi, né d’un père libre CLYTEMNESTRE
Et où donc est le prix que j’en ai tiré ?
ORESTE
J’aurais honte de te nommer ton infamie.
CLYTEMNESTRE
Fais-le, mais parle aussi des fautes de ton père.
ORESTE
Tais-toi. Pendant ses épreuves, tu restais assise au foyer.
CLYTEMNESTRE
Quand l’homme est loin, la femme souffre, mon enfant.
ORESTE
Mais au foyer, elle vit du labeur de l’homme.
CLYTEMNESTRE
Tu veux vraiment tuer ta mère, mon fils ?
ORESTE
Ce n’est pas moi, tu te seras tuée toi-même.
CLYTEMNESTRE
Prends garde à la furie des chiennes de ta mère.
17
ORESTE
Et celles de mon père, comment les fuir, si je recule ?
CLYTEMNESTRE
Hélas, tout est en vain - vivante, je prie un tombeau.
ORESTE
Oui. Le sort de mon père te fixe cette mort.
CLYTEMNESTRE
Malheur - voilà donc le serpent que j’ai enfanté et nourri.
ORESTE
La terreur de ton rêve était un bon prophète.
Ton meurtre était interdit, à toi d’en souffrir l’horreur.
in Eschyle : L’Orestie, tr. Daniel Loayza, GF, 2001
18
3e QUELQUES REPÈRES
A LE SPECTACLE
À PROPOS DU TEXTE ET DU SPECTACLE De pièce de théâtre créée en Irlande sous le titre Testament lors du Dublin
Theatre Festival en 2011 (direction Garry Hynes, avec l’actrice Marie Mullen)
The Testament of Mary est devenu en 2012 un roman, nominé pour le Man
Booker Prize 2013.
Une adaptation du roman a ensuite été portée à la scène dans une mise
en scène de Deborah Warner avec Fiona Shaw à Broadway en avril 2013
– où le spectacle a été nominé pour trois Tony Awards – puis reprise à
Londres en mai 2014. Le spectacle a suscité la colère de certains chrétiens
orthodoxes.
Création de la pièce à Barcelone en juillet 2014 avec l’actrice Blanca Portillo.
Un audio-book a été enregistré par Meryl Streep.
Pour aller plus loin :
Photos de la mise en scène du Testament
de Marie avec Fiona Shaw au Barbican de
Londres (2014) : Source : www.wyldemag.
co.uk/a/the-testament-of-mary/
19
Fiona Shaw and Deborah Warner :
www.youtube.com/watch?v=bjjdrlIVrmQ&feature=youtu.be
Le Testament de Marie, entretien avec Deborah Warner Odéon-Théâtre
de l’Europe :
www.dailymotion.com/video/x4b23p1_le-testament-de-marie-entretienavec-deborah-warner-odeon-theatre-de-l-europe_creation
B. L’ÉCRIVAIN, COLM TÓIBÍN
Colm Tóibín est né à Enniscorthy, dans le comté de Wexford, Irlande,
en 1955.
À 20 ans, Tóibín partait pour Barcelone, dont il allait faire un de ses
territoires littéraires. Franco n’en finit pas de mourir, c’est l’époque où
le jeune narrateur de « Barcelone, 1975 » (paru dans la Couleur des
ombres) découvre l’étendue du plaisir que les garçons lui procurent.
Comme journaliste il parcourt le monde.
L’Irlande ? Ni avec elle, ni sans elle. L’héroïne de Brooklyn (Laffont,
2011) quittait Enniscorthy, ses petits commerçants, ses jeunes gens
arrogants, et traversait l’Atlantique, aller et retour. Tóibín vit maintenant
principalement en Irlande.
Contrairement à d’autres, il s’est tenu éloigné de la proche Angleterre.
Est-ce pour cela que, maintes fois nominé, il n’a jamais obtenu le Booker
Prize ? Il a fini par écrire dans Le Maître (Laffont, 2005, Prix du Meilleur
livre étranger), le séjour dans les Cournouailles d’Henry James - un
Américain, un exilé, il est vrai. En 2012, il publie un essai intitulé New
Way to Kill Your Mother : Writers & Their Families, la même année que
The Testament of Mary.
Son huitième roman, Nora Webster, est paru à l’automne 2014.
Son œuvre a été traduite dans plus de trente langues.
C. LA METTEURE EN SCÈNE, DEBORAH WARNER
Née en 1959.
Après avoir suivi des cours à la Central School of Speech and Drama
de Londres, Deborah Warner travaille comme régisseur aux théâtres
de l’Orange Tree et du New End, avant d’être nommée administratrice
du Theatre Group de Steven Berkoff à Londres. Elle fonde, à 20 ans, sa
première compagnie, The Kick Theatre, sans aucun soutien financier.
Elle monte Woyzeck, The Tempest, puis un King Lear et un Coriolanus
qui remportent un fort succès au festival « off » d’Edimbourg.
En 1988 elle devient metteur en scène résident à la Royal Shakespeare
Company, et met en scène Titus Andronicus, qui est présenté aux
Bouffes du Nord à Paris en 1989.
Elle crée King Lear pour le National Theatre, en juillet 1990, et le
présente à l’Odéon en décembre de la même année, avec Brian Cox
dans le rôle titre.
Elle a dirigé son actrice Fiona Shaw dans deux solos qui bouleversaient
les conventions de l’espace théâtral : les Pas, de Beckett, et The Waste
land, de T.S. Eliot, qui fut présenté dans des entrepôts à whisky, des
usines en ruines, la 42e rue de New-York.
Récemment, elle a monté Medea, puis Julius Caesar de Shakespeare,
20
accueillis au Théâtre national de Chaillot (en 2003 et 2005).
Au cinéma, elle réalise The Waste land en 1995 et The Last september
en 1999.
Deborah Warner a été promue Chevalier de l’Ordre des Arts et des
Lettres par le gouvernement français en 1992 et Officier des Arts et des
Lettres en 2000.
À l’Odéon
King Lear de Shakespeare (1990)
Une Maison de poupée d’Henrik Ibsen (1997)
Source : www.theatre-odeon.eu/fr/2016-2017/spectacles/le-testamentde-marie
Photos de la mise en scène de King Lear
(William Shakespeare) par Deborah Warner à
l’Odéon – Théâtre de l’Europe (1990).
© Neil Libbert DR
21
Photo de la mise en scène d’Une Maison de
poupée (Henrik Ibsen) par Deborah Warner,
avec Dominique Blanc, à l’Odéon Théâtre de
l’Europe (1997).
D. LA COMÉDIENNE, DOMINIQUE BLANC
Dominique Blanc est engagée à la Comédie-Française en tant que
pensionnaire le 19 mars 2016.
Après des études au cours Florent, Dominique Blanc est engagée par
Patrice Chéreau qui lui propose un petit rôle dans Peer Gynt d’Ibsen. Leur
collaboration sera dès lors très régulière, au cinéma – La Reine Margot et
Ceux qui m’aiment prendront le train, qui lui vaut le César de la meilleure
actrice dans un second rôle - comme au théâtre – Les Paravents de Jean
Genet, Phèdre de Racine et La Douleur de Marguerite Duras pour lequel
elle reçoit le Molière de la meilleure comédienne en 2010.
Au théâtre, Dominique Blanc joue entre autres sous la direction de Luc
Bondy, Jean-Pierre Vincent, Antoine Vitez, Déborah Warner (Molière de
la meilleure comédienne pour Une maison de poupée d’Ibsen) ou encore
Peter Sellars.
Elle poursuit en parallèle une carrière tout aussi prolifique au cinéma aux
côtés de réalisateurs tels que Claude Chabrol, Régis Wargnier (César
de la meilleure actrice dans un second rôle pour Indochine), Louis Malle
(César de la meilleure actrice dans un second rôle pour Milou en mai),
Michel Piccoli, James Ivory, ou Lucas Belvaux. En 2001, elle obtient
le César de la meilleure actrice pour son rôle dans Stand by de Rock
Stephanik et, en 2008, le prix d’interprétation féminine du Festival de
Venise pour L’Autre de Pierre Trividic et Pierre Mario Bernard.
Dominique Blanc travaille également régulièrement pour la télévision,
notamment avec Nina Companeez (L’Allée du Roi, Un pique-nique chez
Osiris, À la recherche du temps perdu), Claire Devers (La voleuse de SaintLubin, La tierce personne) ou Jacques Fansten (Sur quel pied danser ?).
Source : www.comedie-francaise.fr/comedien.php?id=512&idcom=1289
22
23
Téléchargement