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2. LIGNES D'ANTHROPOLOGIE THEOLOGIQUE
COMME FONDEMENT DE LA MORALE CHRETIENNE
Qui est l’être humain?
Que dit Dieu à son sujet?
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Conférences de Mgr Massimo CASSANI
Luxembourg-Hollerich, samedi 5 et dimanche 6 novembre 2011
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Introduction
La morale étant la science qui étudie l'agir humain,
autrement dit dont la fin ultime répond à la question “que
doit faire l'homme, comment doit-il se comporter”, il est
évident que, pour parler de ce que l'homme doit faire, il est
indispensable de commencer par clarifier et par définir “qui”
il est. En effet, la question “que dois-je faire” et l’exigence
même d’agir et d’agir bien naît du besoin préalable, chez
l’homme, de donner un accomplissement à son existence.
Mais il est évident qu’il ne peut trouver une réponse
satisfaisante et parfaite à cette interrogation s’il ne
commence pas par réfléchir à son identité, en d’autres
termes s’il ne se demande pas “quiil est et ne trouve pas
de solution à son questionnement.
C’est le problème anthropologique, autrement dit le problème du sens, de la signification
fondamentale et de la fin ultime de la vie humaine. Cette question étant essentielle et
inévitable pour l’existence humaine (on pourrait la qualifier de question des questions, de
“question” par excellence), c’est depuis toujours que l'homme se l’est posée et a
continuellement essayé d’y trouver une réponse. Les diverses philosophies et idéologies
constituent autant de tentatives de solution. Les religions elles-mêmes proposent des
solutions à cette question fondamentale.
La théologie morale recherchera cette solution dans la Révélation biblique, sur laquelle elle
s’appuie. Néanmoins, souligner l’intérêt anthropologique spécifique de la théologie morale
n’équivaut absolument pas à faire de l’anthropocentrisme. L'homme en tant que tel n’est pas
et ne pourra jamais devenir le fondement de la théologie morale, parce qu’il n’est pas et ne
sera jamais le fondement du réel. Ce n’est pas lui qui est au centre de la réalité, ce n’est pas
lui qui en est le fondement, c’est Dieu. Et « la manière la plus fidèle de parler de l'homme
n’est justement pas de parler de l'homme, mais de rapporter comment Dieu parle de
l'homme » (De Guidi, p. 244). Du reste, la Bible refuse et condamne explicitement la
prétention de l'homme à s’ériger comme centre, origine et fin ultime de toutes choses.
Par conséquent, l’intérêt anthropologique de la théologie morale ne s’adresse pas à
l'homme considéré en soi, indépendamment de Dieu et totalement séparé du divin, mais au
contraire à l'homme tel qu’il ressort de l’ensemble de l’histoire du salut. C’est se pencher, non
pas sur ce que l'homme pense et dit de lui-même, mais sur ce que Dieu dit de lui. Voilà donc
précisément quelques lignes fondamentales d’anthropologie théologique que nous nous
proposons d’analyser maintenant, en partant de la Genèse.
Qu’est-ce que l'homme ?
1) La pauvreté et la relationnalité intrinsèques de l'être humain
Dans le Psaume 8, l’auteur sacré porte son regard avec admiration sur l’immensité et la
beauté du ciel, de la lune et des étoiles autrement dit de tout le cosmos - “œuvres de tes
mains [de Dieu]”, et il se demande avec étonnement : « Qu’est-ce que l'homme, que tu t’en
souviennes, le fils de l’homme, que tu en prennes souci ? » (v. 5). Oui : qu’est-ce que
l'homme, cet être qu’un autre texte biblique, le Psaume 139,14, qualifie de “prodige” ?
La première donnée que la Bible nous présente au sujet de l’existence historique de
l’homme, c’est qu’il est créé par Dieu. Genèse 2,7 dit : « Alors le Seigneur Dieu modela
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l'homme avec de la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie, et l'homme
devint un être vivant. » L'homme est créature de Dieu : cela induit avant tout que son origine
n’est pas le résultat d’un hasard aveugle, et que l'homme ne doit pas son existence à lui-
même, mais qu’il est le fruit de la volonté/désir d’un Autre, transcendent, qui a voulu lui
donner la vie. Cela implique, d’un côté que son origine ne lui appartient pas, il n’est pas
maître de lui-même, il ne se possède jamais totalement, de sorte que la vérité et le sens
ultime de son existence lui restent toujours de quelque façon inaccessibles : l'homme est
toujours un mystère pour lui-même. D’un autre côté, cela implique qu’il doit son origine à une
relation, la relation à Dieu, qui n’est pour lui ni additionnelle ni accidentelle, mais absolument
essentielle et même constitutive sur le plan ontologique : il est essentiellement dépendant de
Dieu au niveau même de son être.
En tant qu’œuvre de la volonté et de la parole créatrices de Dieu, et d’une Parole qui a
créé toute chose bonne, l’existence humaine est marquée par une autre double
caractéristique. En premier lieu par une positivité essentielle et originelle, en dépit des
apparents démentis que l’histoire semble apporter à une telle affirmation. Deuxièmement, la
Parole sur laquelle elle est fondée contient une promesse, l’annonce d’un accomplissement,
d’une plénitude qui adviendra au temps établi, et cette promesse est digne de confiance,
justement parce qu’elle émane du Dieu Créateur.
Mais, pour approfondir notre compréhension, il nous faut reprendre le verset de Genèse
2,7 déjà cité plus haut : « Alors le Seigneur Dieu modela l'homme avec de la glaise du sol, il
insuffla dans ses narines une haleine de vie, et l'homme devint un être vivant. » C’est que
se trouve synthétiquement et symboliquement affirmée l’intime connexion et compénétration,
en l'homme, de deux dimensions : l’une matérielle, physico-biologique, et l’autre intérieure,
spirituelle.
L'homme, en effet, - adam en hébreu - rappelle par son nom même la adamah, la
poussière du sol (la racine dm, d’où dérivent ces deux termes, évoque la couleur ocre de la
glaise du sol) avec laquelle il a été modelé. A son tour, le verbe “modeler” renvoie à l’image
du potier qui façonne son œuvre. Le lien qu’a l'homme avec la matière, avec la création,
apparaît ici clairement. Or cette origine de la matière est, pour la Genèse, ce qui le rend limité
et caduc, c’est le signe de sa fragilité, de sa finitude, de sa mortalité. Cependant, à côté de
cette dimension de limite, l'homme a une autre qualité, que Genèse 2,7 exprime en utilisant
l’expression nishmat-hajjim. La Bible de Jérusalem, comme bien d’autres, la traduit par
“haleine de vie”. Une haleine de vie qui est directement insufflée par Dieu dans les narines de
l’homme. Mais il convient de bien comprendre la spécificité de l’expression biblique.
En hébreu, le terme hajjim signifie vie. Quant à l’autre terme, nishmat, il y a en hébreu
deux mots principaux qui peuvent servir à rendre le concept de principe ou souffle de vie. Le
premier, et le plus répandu, est ruah, qui signifie souffle, vent mais aussi esprit vivificateur.
Ce terme n’est pourtant pas réservé à l'homme : il est utili également en relation aux
animaux (on peut lire par exemple dans le Psaume 104,30 une phrase qui se réfère à Dieu
mais en relation avec tous les êtres vivants : « Tu envoies ton esprit [ruah], ils sont créés. »
Et dans l’Ecclésiaste 3,19-21 : « Le destin des hommes et celui des bêtes est le même : tous
meurent, les premiers comme les seconds, et en tous se trouve une unique ruah [la Bible de
Jérusalem traduit “souffle”]… Qui sait si la ruah [“le souffle”] de l’homme monte vers le haut,
et si le souffle de la bête descend en bas, vers la terre ? »)
Or en Genèse 2,7, ce n’est pas le mot ruah que nous trouvons, mais l’expression nishmat-
hajjim. La neshamah/nishmat est une réalité qui, les 24 fois où elle est évoquée dans l’Ancien
Testament, est attribuée uniquement à Dieu et à l'homme, mais jamais aux animaux.
Rapportée à l'homme, elle exprime une série de fonctions élevées, souvent en lien avec Dieu :
en Job 32,8, par exemple, il est écrit que c’est la neshamah de Dieu qui rend l'homme
“intelligent”, et en Proverbes 20,27 que “la neshamah de l’homme est un flambeau du
Seigneur qui scrute les plus profonds recoins du ventre.” Par conséquent, c’est la nishmat-
hajjim qui distingue l'homme du monde animal et c’est par son intermédiaire que l’homme
accomplit des actes spirituels. Elle est la conscience de soi, la capacité à distinguer le bien du
mal, et la liberté de choisir moralement qui lui est donnée par le Créateur et qui le relie à lui
d’une manière unique, et même, selon certains versets, lui donne un caractère commun.
« Comme cela sera répété dans le livre de Job, “la ruah de Dieu m’a créé”, mais c’est “la
nishmat du Tout-Puissant qui me donne la vie” humaine (33,4). »
Ainsi, la grandeur de l'homme se révèle précisément dans ce lien admirable entre
anatomie et sagesse, pour reprendre un binôme suggestif cher au philosophe Lévinas, ou
entre le fait d’être une créature charnelle et contingente et le lien transcendant avec le
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Créateur.
Néanmoins, les premiers chapitres de la Genèse ne disent pas seulement que la créature
humaine est œuvre de Dieu et dépend de lui. Ils précisent qu’il a reçu du Créateur certaines
caractéristiques qui constituent les traits principaux et le sens fondamental de son existence.
Trois d’entre eux sont mis en évidence, que nous citons dans le sens ascendant, c'est-à-dire
du moins important au plus essentiel.
A) Le rapport de l'homme à la nature
Le premier est le rapport avec la nature infrahumaine. Genèse 1,26.28-29 et 2,20 parle de
la “domination” que l'homme est appelé à exercer sur les autres créatures et sur la terre tout
entière. Cette affirmation appelle quelques précisions, pour éviter toute équivoque. Il ne faut
pas la comprendre dans le sens d’un pouvoir absolu de l'homme sur le cosmos. L'homme n’en
est pas le maître. Le monde, la nature est et demeure propriété de Dieu (« Le monde et tout
ce qu’il contient est à moi », dit Dieu dans le Psaume 50,12 ; on se référera également au
Lévitique 25,23 et au Psaume 24,1-2), et nul ne saurait se substituer à lui.
Genèse 1,26-28 relie plutôt la “domination” de l'homme sur le cosmos au fait qu’il est créé
“à l’image de Dieu”. Selon de nombreux exégètes, cela signifie que l'homme ne prend pas la
place de Dieu : il est plutôt une présence, la visibilité de son royaume sur la terre. Par un acte
de grande prédilection et d’estime, Dieu confie la création à l’homme ; néanmoins, ce dernier
n’a pas un droit propre et indépendant sur lui, mais dérivé : il est le représentant du pouvoir
divin. Il s’ensuit que sa façon d’agir à l’égard de la nature devra se conformer à celle de Dieu,
et en être signe et présence. Mieux, il devra développer l’œuvre créatrice, selon l’intention
originelle de Dieu. Or Dieu a tout créé par amour, dit la Sagesse 11,24-12.1 : « Toi [Dieu], tu
aimes tout ce qui existe et tu n’as de dégoût pour rien de ce que tu as fait ; si tu avais haï
quelque chose, tu ne l’aurais pas formé. Et comment une chose aurait-elle subsisté, si tu ne
l’avais voulue ? Ou comment ce que tu n’aurais pas appelé aurait-il été conservé ? Mais tu
épargnes tout, parce que tout est à toi, Maître, ami de la vie ! Car ton esprit incorruptible est
en toutes choses ! » (cf. aussi Jonas 4,10-11)
Du reste, le sens étymologique premier du verbe hébreu rada, rendu en Genèse 1,26.28
et habituellement dans d’autres passages par “dominer”, est plutôt “faire paître, conduire,
guider, gouverner”. Il sous-tend donc l’image d’un homme appelé à faire paître, à diriger les
autres créatures (cf. aussi Genèse 2,15, qui affirme que l’homme est placé par Dieu dans le
jardin d’Eden “pour le cultiver et le garder”). Voilà la charge confiée par le Créateur. La
domination de l'homme sur le cosmos n’est donc ni autonome ni autocratique. Dans la vision
biblique, il s’agit plutôt d’une vocation, d’une mission reçue de Dieu, fruit d’une bénédiction
divine (cf. Genèse 1,28). Et l'homme porte devant Dieu la responsabilité de la manière dont il
traite la nature (cf. Isaïe 14,8.16-17 ; 37,24 et surtout Abdias 2,17).
Néanmoins, la tâche que Dieu a confiée à l'homme de cultiver et de garder la création ne
signifie pas qu’homme et nature sont sur le même plan et ont la même valeur. Pour la Bible,
la nature n’a pas de sens ni de finalité autonomes, mais elle les reçoit de Dieu. Le sens et la
finalité que Dieu lui confère se réfèrent essentiellement à l'homme. Isaïe 45,18 dit que Dieu
« n’a pas créé [la terre] vide, mais il l’a modelée pour être habitée ». Et il ressort du contexte
que l’habitant principal est évidemment l'homme. La finali de la nature dans le dessein
originel de Dieu est donc en premier lieu de servir d’habitation, de demeure digne pour
l'homme. Dès l’origine, c’est en vue et en fonction du bien et du service de l'homme que Dieu
ordonne l’univers. Voir, par exemple, ce que Genèse dit sur les astres : s’ils étaient considérés
comme des dieux par la mythologie mésopotamienne, dans la vision biblique au contraire ils
sont non seulement désacralisés mais voulus par Dieu explicitement pour être au service de
l'homme, afin qu’ils « servent de signes, tant pour les fêtes que pour les jours et les années et
qu’ils soient des luminaires au firmament du ciel pour éclairer la terre » (1,14-15). Tout
l’univers est don de Dieu à l’humanité et hiérarchiquement subordonné à ses exigences ; tout
est au service de l'homme, et celui-ci peut utiliser les ressources et potentialités des autres
créatures pour son propre bien, c'est-à-dire pour en tirer non seulement ce qui est nécessaire
à sa subsistance, mais aussi à sa réalisation en tant qu’homme. C’est pourquoi l’homme
“domine”, il a pouvoir sur toutes les autres créatures.
Au sujet de la domination de l’homme sur la création, un commentaire subtil des récits de
la création est extrêmement significatif et instructif : il provient de la tradition rabbinique et
est rapporté par la bibliste Elena Bartolini dans l’une de ses études (E. Bartolini, R. Torti
Piazzi, La santità della relazione uomo-donna nella rivelazione [La sainteté de la relation
homme-femme dans la révélation], in AA.VV., La reciprocità uomo-donna via di spiritualità
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coniugale e familiare”, [La réciprocité homme-femme, voie de spiritualité conjugale et
familiale] aux soins de R. Bonetti, Città Nuova, Rome 2001, pp. 33-34) :
Le monde a été fait pour l’homme, même s’il fut le dernier à être créé. C’est exprès qu’il
en a été ainsi, afin que l’homme trouve tout déjà prêt pour lui. Dieu est le maître de
maison qui, après avoir préparé un banquet exquis et dressé la table, accompagne son
hôte à sa place. L’apparition tardive de l’homme sur la terre est aussi un appel à
l’humilité : qu’il se garde bien d’être orgueilleux, s’il ne veut pas s’entendre rappeler que
même le moustique a plus d’ancienneté que lui.
Et Elena Bartolini observe avec justesse : « L’ironie subtile, typiquement rabbinique, avec
laquelle ce passage se conclut souligne combien, dans la logique divine, tout est relativisé et
redimensionné : être le “centre et sommet” de la création est, plus qu’un privilège, une
invitation à accueillir “la place” que le “maître de maison” a préparée. »
Cependant, la nature n’est pas une “digne demeure” si elle reste à l’état sauvage. Au
contraire, elle se révèle alors très souvent être une “horrible région”, invivable pour l’homme.
Pour devenir un lieu d’habitat digne, elle a besoin de l’intervention de l'homme qui la façonne
et la modifie selon ses exigences particulières. L’intervention de l'homme sur la nature est
donc une contribution nécessaire afin qu’elle puisse remplir la fonction pour laquelle Dieu l’a
voulue. Mais un problème se pose alors : comment rendre compatible le droit de l'homme à
intervenir sur la création avec l’exigence affirmée ci-dessus de respecter et de continuer
l’œuvre créatrice sans la détruire ou la défigurer ? Question délicate, qui est à la base de ce
qu’on appelle l’éthique environnementale, mais qu’il est impossible d’aborder ici.
B) Le rapport de l'homme à son prochain
Le second trait caractéristique de l'homme selon les récits de la création, c’est sa relation
à ses semblables, aux autres êtres humains. Genèse 2,18 exprime la vocation sociale
essentielle de l'homme par ces paroles de Dieu : « Il n’est pas bon que l'homme soit seul. »
Par “nature”, autrement dit parce que Dieu l’a pensé et créé ainsi dès l’origine, c’est un être
relationnel, social. Il l’est dans son être tout entier, non seulement par tel ou tel aspect (par
exemple la génitalité) : cette relationnalité n’est donc pas seulement physique, mais
personnelle, dialogique. Nature et vocation sociales de l'homme s’expriment à un premier
niveau de base comme la vocation à former un couple humain avec la dualité et la
complémentarité homme-femme. Sa relationnalité est en effet caractérisée avant tout par le
besoin d’une “aide semblable à lui” (kenegdo) (vv. 19-20), l’idée de similitude inclut en
même temps deux concepts : celui de correspondance et celui de complémentarité/intégration
dans l’altérité. C’est la dualité/complémentarité de l’homme et de la femme, en fonction de
laquelle l'homme et la femme ne se servent pas seulement d’aide mutuelle (les animaux eux
aussi peuvent aider l'homme, par exemple pour les travaux des champs), mais se reflètent
réciproquement : en d’autres termes, c’est dans la réciprocité de la rencontre et du dialogue
qu’ils révèlent à l’autre son moi (compris avec ses limites et son manque d’autosuffisance), et
en même temps qu’ils découvrent à travers l’autre leur propre moi (là aussi avec ses qualités
et ses imites). La vérité et l’authenticité de cette relation est exprimée synthétiquement en
Genèse 2,24 : « C’est pourquoi l'homme quitte son père et sa mère et s’attache à sa femme,
et ils deviennent une seule chair. »
Cette vocation de couple trouve ensuite son expression et son couronnement dans la
fécondité (Genèse 1,28). Une famille en naît, et de la rencontre entre les enfants des
différentes familles pour former d’autres couples naît la société.
Néanmoins, selon les Pères de l’Eglise et la théologie, cet ordre de la création voulu par
Dieu n’est pas achevé et donné parfaitement. Si tout vient de Dieu et est don de sa part à
l’humanité, il revient à l'homme et à la femme d’accueillir l’acte créateur et de le réaliser avec
tout son potentiel. La création “à l’image et ressemblance de Dieu” de l'homme et de la
femme indique donc, non pas une réalité achevée, mais un processus encore en cours, une
réalité en transition dont la mise en œuvre progressive appelle la libre décision des sujets
impliqués.
C) Le rapport de l'homme à Dieu
Mais la caractéristique la plus importante et la plus essentielle, la particularité la plus
spécifique et exclusive de la nature humaine telle qu’elle a été voulue et créée par Dieu et
nous voici au troisième aspect de notre recherche anthropologique sur la Genèse, le plus
distinctif -, c’est que l’homme a été fait à l’image de Dieu (Genèse 1,27). Cette célèbre
expression a connu au cours de l’histoire une grande diversité d’interprétations. Certains ont
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rattaché l’image de Dieu en l’homme à des aspects ou à des facultés spécifiques de son
humanité, et tout particulièrement à deux : la domination de l’homme sur les autres créatures
comme nous l’avons indiqué plus haut et le fait que l’homme est capable d’agir en toute
conscience et liberté. A titre d’exemple, saint Thomas d’Aquin écrit dans le Prologue de la
Prima secundæ de la Somme théologique : « Comme l’enseigne saint Jean Damascène (De
fide orthodoxa 2,12), quand on dit que l’homme a été fait à l’image de Dieu, on entend par
image “un être doué d’intelligence, de libre-arbitre et de maîtrise de ses actes.” »
Mais dans l’ensemble, le concept d’image de Dieu semble faire référence à l’homme tout
entier, et non seulement à tel ou tel aspect de son être. Selon Ravasi, « le mot hébreu selem
[= image] indique une proximité objective du sujet représenté ; il renvoie donc à une
correspondance “naturelle” avec Dieu, qui rend l’homme capable de le comprendre et de
dialoguer avec lui ; c’est un lien intime semblable à celui qui unit un père et un fils ». Le
concept d’image semble ainsi faire allusion en premier lieu à la relation de l’homme avec Dieu,
à sa capacid’instaurer un dialogue avec lui, en écoutant, en comprenant sa parole et en lui
répondant, enfin à son aptitude à vivre en intimité et familiarité avec lui.
Mais il y a un autre aspect qu’il nous faut relever. Alors que, dans l’Antiquité, au Proche-
Orient, être image divine était l’apanage et la prérogative du souverain uniquement, dans la
Bible au contraire “l’image de Dieu” caractérise tout homme. Cela signifie que chaque être
humain, chaque membre de l’espèce humaine appartient d’une certaine manière à Dieu, qu’il
a avec lui une relation particulière, et qu’il revêt une valeur transcendante. On peut dire de
tout homme qu’il est un mystère, et que sa mesure authentique et ultime est l’infini : il a par
conséquent une valeur infinie.
La tradition hébraïque a admirablement compris et conjugcette vérité en une très belle
phrase qu’on peut lire dans le Talmud et qui part d’une question : « Sais-tu pourquoi Dieu a
voulu que l’humanité tout entière descende d’un seul homme, Adam ? » La réponse est
double :
« Tout d’abord pour que nul ne puisse dire à l’autre : mon père a plus de valeur que le
tien. » Il n’y a pas de lignées plus importantes que les autres, ni de races plus nobles que
les autres. Il ne doit pas y avoir de hiérarchies qualitatives parmi les êtres humains. Tous
les hommes sont égaux en dignité, puisqu’ils ont une même origine. La valeur de l’homme
ne se mesure pas à partir de ce qu’il fait ou de ce qu’il a, pas plus qu’en fonction de sa
lignée, mais uniquement en raison de la dignité intrinsèque et divine dont il est porteur.
La seconde affirmation explicite la précédente et en découle : « Pour que tu te rappelles
que celui qui tue un homme, c’est comme s’il avait tué le monde entier, et que celui qui
sauve un homme, c’est comme s’il avait sauvé le monde entier. » L’importance et la
dignité de la vie de chaque individu ne se mesurent pas à l’aune de critères quantitatifs ;
d’ailleurs, à certains points de vue, elles ne sont pas même mesurables : chacun a la
valeur de l’humanité tout entière.
Que l’homme soit à l’image de Dieu a donc de fortes implications, mais un autre passage
biblique y ajoute un élément supplémentaire : Sagesse 2,23 le relie au fait que l’homme est
créé pour l’immortalité, pour la vie éternelle. Le texte dit effectivement : « Oui, Dieu a créé
l’homme pour l’incorruptibilité, il en a fait une image de sa propre nature. »
C’est tout cela que l’Eglise entend affirmer quand elle enseigne que la vie de l’homme est
“sacrée”.
Le septième jour
Le septième jour, comme terme de la création, a lui aussi une importante valeur
anthropologique. Il indique que le temps, qu’implique le schéma de la “semaine” du récit de
Genèse 1, est constitué de deux moments en tension. Il y a les six jours durant lesquels
l’homme, par le travail, se constitue graduellement lui-même ainsi que le monde dont il a la
garde, à l’image de Dieu qui a mis six jours pour créer. Mais ces “six jours” ne concluent ni
n’achèvent le temps ; ils débouchent au contraire sur le “septième jour” vers lequel ils sont
orientés. Cela signifie que le temps, non seulement n’est pas rythmique (la succession des
jours) mais qu’il a une polarité. Et, tout comme l’œuvre créatrice de Dieu ne serait pas
parfaite sans le septième jour, le temps humain serait faussé et incomplet s’il manquait.
Ce jour est caractérisé, selon Genèse 2,2-3, par trois choses : le repos (šbt), la
bénédiction divine (brk) et la sanctification ou consécration (qdš), toujours par Dieu.
La dimension du repos atteste que la vie humaine ne dépend pas uniquement de la fébrile
activité de travail grâce à laquelle l’homme subvient à ses besoins et tente d’atteindre de
nouveaux objectifs, de se prémunir contre les inconnus de l’existence et de forger le monde
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