C’est aussi le résultat d’une théorie, le touranisme, exacerbant la pureté ethnique du peuple
turc...
Il faut bien comprendre une chose. Jusqu’au début du XXe siècle, les élites turques se disent fermement
ottomanes, tandis que, sous l’effet d’un sursaut national qui s’étend tout au long du XIXe siècle, les
peuples européens de l’Empire s’émancipent l’un après l’autre. Tandis que les Grecs, les Slaves, les
Bulgares luttent pour accroître leur propre territoire, être turc, c’est vouloir conserver l’Empire contre les
nouveaux Etats-nations. C’est pourquoi les Turcs seront les derniers à verser dans le nationalisme. Même
avec l’avènement de la première révolution constitutionnelle, en 1908, le Parlement turc compte des
députés yéménites, irakiens, ou autres, pour sauver l’idée d’empire. Ce n’est qu’après la guerre des
Balkans, en 1912, quand l’ensemble des pays balkaniques se réunissent et chassent pratiquement les
Turcs d’Europe, puis, avec l’émancipation des Arabes, à partir de 1916, que les Turcs vont à leur tour
céder aux sirènes du nationalisme. Le transfert de l’Ottoman vers le Turc se fait très brusquement. Car
c’est en fait le reliquat de l’Empire qui va constituer la Turquie actuelle.
C’est dans ce contexte que la recherche des origines et le besoin de racines, qui avaient
commencé à la fin du XIXe siècle, rencontrent subitement un vif intérêt ?
Les intellectuels vont aller dans trois directions. Un premier ouvrage, en français, soutient que les Turcs
sont des Indo-Européens, ce que l’examen de la langue invalide immédiatement. Un deuxième axe
consiste à trouver des origines locales ; on puise donc dans les antiques civilisations anatoliennes, et on
trouve les Hittites. Là encore, ça ne tient pas. Enfin, on s’oriente vers le touranisme, visant à montrer que
les Turcs avaient un passé asiatique glorieux. Cette théorie connaît trois phases. Avec les Jeunes-Turcs,
jusqu’aux années 1920, elle désigne un projet d’expansion vers le Caucase et l’Asie centrale. Puis elle est
reprise dans les années 1930 et le kémalisme, à des fins purement nationalistes, pour montrer la
continuité de la grandeur turque. C’est seulement avec l’effondrement de l’URSS, à la fin des années 1980,
que l’idée d’une fraternité turque s’étendant du Bosphore à la Chine recouvre une préoccupation
stratégique et économique.
Dans tout cela, on voit mal ce que les Turcs ont d’européen si ce n’est la conquête militaire... de
l’Europe !
L’Empire ottoman avait atteint le Danube bien avant la chute de Constantinople. Par l’importance du
territoire qu’il occupe en Europe, cet empire, depuis le début du XVIe siècle et jusqu’à la fin de la
Première Guerre mondiale, fait partie de la politique européenne. Il n’y a pas de guerre ni de paix en
Europe qui ne concerne, directement ou indirectement, l’Empire ottoman. A partir de la guerre de Crimée,
en 1853, l’Empire ottoman, qu’on nomme « l’homme malade de l’Europe », fait partie des équilibres
européens. Sur le plan géopolitique, il ne fait aucun doute que la Turquie fait partie des équilibres
européens. Je ne crois pas que ce soit l’origine lointaine d’un peuple qui marque son appartenance
actuelle. Les Hongrois aussi ont une origine asiatique, aussi lointaine que celle des Turcs.
Pourquoi la Turquie actuelle vante-t-elle alors la grande fraternité de l’Asie centrale ?
Cette inclination asiatique répond plus à un besoin de racines, d’ancienneté et à des calculs économiques
qu’à une volonté d’ « asianisme ». Pourquoi ? Parce qu’à la fin de la Première Guerre mondiale les Grecs
et les Arméniens, notamment, ont développé un discours affirmant que la « turcité » n’existait pas
vraiment ou, en tout cas, n’avait pas de substance en dehors de la réalité ottomane.
« Aujourd’hui encore, le discours nationaliste extrémiste répète que la Turquie s’est imposée,
s’est forgée contre la volonté de l’Europe »
Comment expliquer que la république kémaliste des années 1920, 1930 et même 1940 n’insiste
guère sur l’appartenance de la Turquie à l’Europe ?
Il y a eu deux mouvements parallèles. D’abord, un mouvement général d’occidentalisation, qui commence
dès la fin du XVIIIe siècle et qui est à l’origine de la volonté de laïciser la société. Cela aboutit à un