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(Vous voyez, ça marche, je suis devenu Agnès Desarthe pendant le paragraphe précédent, à partir de 
maintenant, c’est elle qui parle par ma bouche. Nous pratiquons la ventriloquie à distance). 
 
J’ai donc pensé à mes grand-mères, Bouba et Tsila. Et là vous vous dites « pas banals ces noms. On est 
en plein dedans, dans le dialogue des cultures. Mais quid de la traduction ? » 
 
Ma grand-mère Bouba est née en Libye il y a très longtemps. Elle est morte à Paris en 1982, vingt ans 
après son arrivée en France, sans parler un mot de français. Je l’ai toujours connue s’exprimant dans 
un dialecte Judéo-arabe, un idiome guttural, pauvre en vocabulaire. L’indigence lexicale obligeait les 
locuteurs à accueillir des mots étrangers. Par exemple, pour parler de  quelque chose qui n’était pas 
cher, Bouba disait « zoz ouash ». Zoz signifie 2 en arabe, mais « ouash », qu’est-ce que ça veut dire ? Y 
a-t-il un arabisant dans la salle ? 
 
Ce  n’est  que  très  tardivement,  devenu  adulte  en  fait,  que  mon  père,  parfaitement  bilingue  lui,  a 
compris, en interrogeant ses frères aînés, ce que signifiait cet olni (objet linguistique non identifié). 
Bouba, durant la seconde guerre mondiale faisait toutes sortes de petits boulots pour élever ses huit 
enfants (mais peut-être étaient-ils sept, les enfants mourraient beaucoup à l’époque). Elle était veuve 
et gagnait mal sa vie en lavant les chemises des soldats américains. Un Ouash (O-U-A-S-H), c’était un 
fait un Wash (W-A-S-H), un lavage, ou plutôt le prix dérisoire qu’on la payait pour une lessive d’où le 
« zoz ouash » pour dire « une misère ». 
 
Que fais-je quand je traduis zoz ouash par misère ? 
 
Parlons maintenant de Tsila, mon autre grand-mère, la mère de ma mère. Elle aussi est née il y a très 
longtemps, je ne sais plus trop où, disons quelque part du côté de Kiev. Elle est morte en 1994. Elle 
parlait un français joliment accentué, métissée par le Yiddish, mais, enfant, je pensais que c’était par 
le russe, une langue qu’elle parlait aussi. Le charme venait de sa façon de prononcer les « u » qui se 
transformaient  systématiquement  en  « i » .  Une  bûche  devenait  une  biche.  Je  n’ose  imaginer  ce 
qu’aurait donné un « uluberlu ». Cela nous faisait beaucoup rire, nous, les enfants, nous qui étions 
entourés d’adultes parlant des langues étrangères. 
 
Ma grand-mère était une excellente pâtissière, elle se passionnait pour l’échange de recettes et je me 
souviens d’elle avec ses amies discutant autour d’une tasse de thé : cela donnait quelque chose comme 
(bon courage Santiago) : nie biouliet da niejou khardonie piechou nadarnoï patachou. Pardon pour les 
russophones,  ceci  n’est  pas  du  russe,  mais  du  yaourt.  Vous  remarquez  cependant  la  présence  de 
patachou en  fin de phrase, qui  pourrait  passer pour un verbe russe  comme  un  autre, un verbe du 
premier groupe : infinitif en « at » et première personne du singulier en « ou », comme par exemple 
le verbe écrire « Pissat » et qui donne « Ia pichou » (j’écris). Patachou pourrait ainsi être la première 
personne  du  verbe  patachat.  Mais  non,  patachou,  c’était  pâte  à  choux,  cette  invention  culinaire 
française pour laquelle même une pâtissière de génie, par le fait qu’elle était russo-yid, n’avait pas de 
mot. 
 
Que devient « patachou » s’il l’on traduit la « phrase » de ma grand-mère en anglais (par exemple) ? 
« puff pastry ». Le problème c’est que puff pastry ne pourra jamais passer pour un verbe russe à la