A la Recherche du Temps Perdu : La Metafiction de la Metaphore

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University of Colorado, Boulder
CU Scholar
French & Italian Graduate Theses & Dissertations
French & Italian
Spring 2010
A la Recherche du Temps Perdu : La Metafiction de
la Metaphore
Juan Wang
[email protected]
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Wang, Juan, "A la Recherche du Temps Perdu : La Metafiction de la Metaphore" (2010). French & Italian Graduate Theses &
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A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU : LA METAFICTION DE LA METAPHORE
By
JUAN WANG
B.S. Nankai University, People‟s Republic of China, 1985
M.S. Purdue University, 1989
Ph.D. Purdue University, 1996
M.A. Purdue University, 2003
A thesis submitted to the
Faculty of the Graduate School of the
University of Colorado in partial fulfillment
of the requirement for the degree of
Doctor of Philosophy
Department of French and Italian
2010
This thesis entitled:
A la Recherche du temps perdu : La métafiction de la métaphore
written by Juan Wang
has been approved for the Department of French and Italian
_______________________________________________
Professor Warren Motte, Chair of the Advisory Committee
_______________________________________________
Professor Elisabeth Arnould-Bloomfield
Date______________________
The final copy of this thesis has been examined by the signatories, and we
find that both the content and the form meet acceptable presentation standards
of scholarly work in the above mentioned discipline
iii
Wang, Juan (Ph.D., Department of French and Italian)
A la recherche du temps perdu : La métafiction de la métaphore
Thesis directed by Professor Warren Motte
A la recherche du temps perdu de Marcel Proust fait l‟objet de nombreuses critiques
littéraires depuis sa première publication. La métaphore occupe une place privilégiée dans ces
études : la diversité et la spécificité de la métaphore proustienne, ainsi que ses fonctions
descriptive, diégétique et narrative, ont été discutées par bien des critiques. D‟autres ont signalé
l‟aspect autoréflexif de la Recherche en y découvrant une source foisonnante d‟idées esthétiques.
Cependant, le rapport entre la métaphore et l‟autoréflexivité proustiennes n‟a pas encore été
traité de manière systématique. Mon étude démontre, pour la première fois, le lien étroit entre la
métaphore et l‟autoréflexivité proustiennes. Je relève d‟abord des réflexions théoriques
thématisant la conception de l‟œuvre d‟art comme métaphore. Ensuite, j‟analyse la fonction
autoréflexive de certaines métaphores qui servent de technique de mise en abyme. Finalement,
je me concentre sur une autre forme de métaphore, à savoir la réminiscence, sur laquelle se
modèle la lecture aussi bien que la narration. Tout en soulignant la fonction autoréflexive de la
métaphore proustienne, mon étude s‟étend à d‟autres formes d‟autoréflexivité (notamment
l‟autoréflexivité narrative et linguistique), qui caractérisent la métafiction postmoderne, et qui
semblent avoir échappé à toute analyse rigoureuse. Par là, mon étude à la fois rend hommage à
la Recherche en tant que précurseur de la métafiction postmoderne, et la resitue d‟emblée au sein
de la littérature moderne. Ainsi se trouve confirmée la position d‟« entre deux » de la Recherche
Ŕ postulée par certains critiques Ŕ dans une nouvelle perspective, celle de l‟autoréflexivité.
iv
CONTENTS
INTRODUCTION………………………………………………………………………………...1
CHAPITRE I. METAPHORE METAFICTION………………………………………………...16
La métaphore et la littérature………………………………………………………...16
Les théories de la métaphore…………………………………………………………19
Les théories de la métafiction………………………………………………………..25
CHAPITRE II. L‟ŒUVRE D‟ART COMME METAPHORE………………………………….38
Les spécificités de la métaphore proustienne………………………………………..38
La métonymie et l‟écart dans la métaphore proustienne…………………………….39
L‟écart et la métonymie dans la conception proustienne de l‟œuvre d‟art…………..45
CHAPITRE III. LA MISE EN ABYME Ŕ LA METAPHORE AUTOREFLEXIVE…………..85
Une définition de la mise en abyme…………………………………………………85
Les catégories de la mise en abyme et leur fonction métafictionnelle……………....87
La mise en abyme transcendantale………………………………………90
La mise en abyme du code de l‟écriture …………...……………………92
La mise en abyme du code de la lecture…………………………………95
La mise en abyme du texte……………………………………………...103
La mise en abyme de l‟énonciation…………………………………….105
La typologie de la mise en abyme et sa fonction métafictionnelle………………….111
CHAPITRE IV. L‟AUTOREFLEXIVITE NARRATIVE COUVERTE………………………125
A la lumière de la narratologie……………………………………………………...128
L‟autoréflexivité narrative à travers les modèles métafictionnels………………….139
La narration métaphorique………………………………………………………….147
v
CHAPITRE V. L‟AUTOREFLEXIVITE LINGUISTIQUE……………………………….167
L‟autoréflexivité linguistique explicite……………………………………………..168
La primauté du langage et d‟autres systèmes sémiotiques……………..168
L‟autoréflexivité textuelle………………………………………………176
La parodie et le pastiche………………………………………………..178
Les jeux de mots………………………………………………………..181
Les étymologies………………………………………………………...184
Le nom propre ou la distinction entre le signifié et le référent ………...191
L‟autoréflexion linguistique couverte……………………………………………...195
Le jeu de mots producteur du texte……………………………………..195
La nature métalinguistique de la métaphore……………………………199
CONCLUSION………………………………………………………………………………....207
BIBLIOGRAPHIE……………………………………………………………………………...219
1
INTRODUCTION
Presqu‟un siècle après sa première publication, A la recherche du temps perdu de Marcel
Proust fait encore l‟objet de nombreuses études critiques. Parmi ces dernières, celles sur la
métaphore occupent une place privilégiée. Pourtant, la plupart des critiques qui ont écrit sur la
métaphore chez Proust ne la traitent que comme une question de technique ou de style,1 bien que
Proust lui-même proclame que le style soit une vision du monde.2 Comme les critiques sont
unanimement d‟accord sur le fait que la métaphore caractérise le style dans la Recherche, la
métaphore équivaut à la vision du monde proustienne. Selon Proust, cette vision métaphorique
ne peut se traduire que par l‟œuvre d‟art.3 Ainsi, d‟une manière indirecte, un rapport d‟analogie
s‟établit entre la métaphore et l‟œuvre d‟art. La métaphore n‟est plus une technique employée
pour représenter le monde réel, mais une réflexion de l‟œuvre d‟art. La conception proustienne
de l‟œuvre d‟art comme métaphore converge avec la théorie de la métaphore selon Paul Ricœur,
pour qui la métaphore est un « poème en miniature ».4 Cette fonction autoréflexive de la
métaphore rejoint les théories métafictionnelles postmodernes. La Recherche de Proust fournit
ainsi un champ de rencontre entre la métaphore et la métafiction. Les diverses manifestations et
techniques de cette rencontre feront l‟objet principal de ma présente étude.
Avant d‟analyser les diverses manifestations et techniques de cette rencontre dans la
Recherche, je vais d‟abord retracer l‟évolution de la critique sur la métaphore proustienne, en
commençant par ses débuts stylistiques, en passant par la notion du style comme vision du
monde, pour aboutir à ses nouveaux tournants métafictionnels. Ce trajet critique correspond,
bien que de façon rétrospective, à une évolution théorique de la littérature Ŕ de la conception de
la littérature comme représentation du monde à celle de l‟œuvre d‟art en tant que vision du
monde en rupture avec la perception habituelle.
2
Parmi les études sur la métaphore stylistique proustienne, les deux ouvrages de Stephen
Ullmann, par leurs analyses les plus systématiques et les plus approfondies, par la place
fondamentale et historique qu‟ils occupent parmi les études sur ce sujet, et avant tout, par leur
annonciation implicite de l‟approche métafictionnelle, méritent d‟être présentés ici en détail.
Dans son premier livre, Style in the French Novel, la métaphore ou l‟image en général est
traitée dans le cadre plus large du style. L‟approche d‟Ullmann ici est d‟intégrer les deux écoles
de la stylistique Ŕ celle qui est fondée sur la linguistique saussurienne et traite le style comme
ressources expressives de la langue, et celle qui considère le style comme l‟expression artistique
originale de chaque écrivain. La première adopte une perspective structurale basée sur la
présence des expressions équivalentes dans la langue, telle que la synonymie, tandis que la
deuxième implique une démarche psychologique centrée sur le choix spécifique de chaque
auteur. Par conséquent, l‟école structurale puise dans les ressources linguistiques, tandis que
l‟école individuelle se focalise sur les ouvrages littéraires. Pour les stylisticiens structuraux, le
style est plutôt une technique expressive visant à exprimer, par connotation, certains tons ou
certaines émotions. Pour ceux de l‟école littéraire, le style est l‟expression de la vision de
l‟écrivain. Ullmann cite Flaubert et Proust comme illustrateurs de la deuxième école :
Flaubert was even more categorical : « le style », he proclaimed, « est à lui tout seul une
manière absolue de voir les choses. » These ideas were developed by Proust into an
ingenious theory. In his view, whatever a great artist writes has his own unmistakable
hallmark because he will extract from each objet those elements which are congenial to
him and have an affinity to his own mind. In this sense, style is inimitable. (2)
Cette tentative d‟intégrer les deux écoles stylistiques réclame une place primordiale pour
l‟image parmi toutes les ressources stylistiques, car l‟image « takes us to the very heart of an
3
author‟s style. It is the field where his creative power has full scope, untrammeled by linguistic
conventions » (16). La primauté de l‟image dans la stylistique est analysée d‟une manière plus
nuancée dans The Image in the Modern French Novel, par le même auteur :
Firstly, there is the factor of choice which has been recognized as fundamental to any
stylistic study. In the field of vocabulary and grammar, a writer can choose only between
a limited numbers of alternatives for the expression of the same idea. In the field of
imagery, the choice is virtually unlimited and therefore far more revealing: a person,
object or experience may be compared to anything that bears even the remotest
resemblance to it. Secondly, it often happens that an author will rely on similes and
metaphors to formulate the main themes of his novel with the maximum of precision,
concreteness and expressive force. Imagery may therefore take the critic by a straight
route to the very core of the work of art, and the metaphors arising around these central
themes may develop into major symbols. Thirdly, images are a most effective means of
portrayal through style; they are symptomatic of the personality of the characters who use
them. (vii-viii)
Selon Ullmann, l‟importance de l‟image réside d‟abord dans sa double appartenance à la
langue et à la parole. Autrement dit, l‟image, à la différence des autres aspects stylistiques
limités au champ linguistique, se situe à cheval entre la créativité sans entraves des associations
et les ressources linguistiques conventionnelles.5 Cette situation particulière de l‟image la rend
propice à l‟analyse stylistique, toujours en vue d‟intégrer les deux écoles structurale et littéraire.
Mais d‟une manière spécifique à l‟œuvre proustienne, l‟image joue des rôles essentiels :
descriptif, thématique et diégétique. Cette reconnaissance de la métaphore comme moyen
d‟expression indispensable l‟élève au-dessus du rôle purement décoratif que la rhétorique
4
classique lui assigne, mais la revendication n‟est pas sans réserve. Selon Ullmann, les fonctions
de la métaphore dans la Recherche se limitent toujours aux moyens d‟expression.
L‟étude d‟Ullmann sur l‟image proustienne englobe toutes ses formes spécifiques : la
synesthésie, la personnification, la métaphore usée ranimée, l‟image ironique. Ensuite, Ullmann
explore la complexité structurale des images: elles ne sont plus classifiées au niveau du sens,
mais au niveau de leur structure signifiante. La métaphore proustienne se regroupe ainsi en six
catégories : 1) la métaphore filée ou le développement métonymique d‟une métaphore, c'est-àdire l‟extension de l‟analogie à travers la structure syntagmatique et narrative ; 2) l‟image
simultanée Ŕ deux comparaisons se développant parallèlement dans le même passage ; 3) les
images accumulées où plusieurs comparants sont utilisés successivement pour le même
comparé ; 4) l‟image en miroir Ŕ la même image resurgissant à certains intervalles du texte ; 5)
les sphères correspondantes, c'est-à-dire un rapport d‟analogie entre deux paradigmes se
manifestant d‟une façon systématique ; 6) la métaphore réciproque qui permet au comparant et
au comparé d‟échanger leurs places dans des passages différents (225-29).
Dans l‟analyse fonctionnelle de l‟image, Ullmann a pour point de départ les éléments
essentiels de la métaphore: 1) les sources de l‟image ou les sphères du « véhicule », auxquelles
s‟associe la fonction de la caractérisation du narrateur et du cadre de l‟œuvre ; 2) les thèmes
autour desquels se constelle l‟image, ou les sphères du « ténor », qui forme les idées centrales de
l‟œuvre ; 3) l‟image utilisée par un personnage comme moyen de caractérisation.
Les comparants de la métaphore proustienne sont divers mais ils proviennent de certaines
sphères privilégiées Ŕ médicale, végétale, animale, scientifique et artistique, qu‟Ullmann
regroupe en deux catégories, générale et culturelle. La diversité des sources de l‟image est un
reflet de la vaste connaissance de l‟écrivain et de l‟ambition encyclopédique de l‟œuvre. Mais
5
d‟une manière plus significative, elle s‟accorde au principe de la métaphore qui est celui de
l‟écart et de la tension, car
it is an essential feature of metaphor that there must be a certain distance between tenor
and vehicle. Their similarity must be accompanied by a feeling of disparity; they must
belong to different spheres of thought [. . .]. The distance between tenor and vehicle Ŕ the
“angle” of the metaphor [. . .] produces an element of tension which is an important
factor in the expressive force of the image. (The Image in the Modern French Novel, 214)
Les diverses sources de l‟image ont pour but de souligner l‟écart et la tension entre le
ténor et le véhicule. Pour mieux juger si l‟image proustienne a atteint ce but, il faut en même
temps examiner les thèmes principaux qui forment des foyers métaphoriques. Ullmann en
énumère cinq : les aubépines, les églises, la sonate de Vinteuil, la mémoire et le temps. Prenons
seulement un des exemples les plus illustratifs : les aubépines sont comparées systématiquement
et successivement aux jeunes filles, aux églises, à la sonate de Vinteuil. Ici le rapport entre le
comparé et le comparant ne s‟accorde pas seulement au principe de l‟écart, mais aussi au
principe de la motivation métonymique : les aubépines font leur première apparition autour de
Gilberte, et leur deuxième dans l‟église où Marcel rencontre pour la première fois Vinteuil.
L‟analyse des passages où abondent ces thèmes montre bien l‟importance de la métonymie dans
la métaphore proustienne, bien qu‟Ullmann ne semble pas y focaliser son attention. Pourtant
c‟est lui qui plaide pour l‟admission de la métonymie dans le domaine privilégié de l‟image, et
cela à deux reprises. D‟abord, dans le chapitre de son premier livre, consacré à Proust :
There are [. . .] two basic forms of imagery: metaphor and metonymy. Metaphor is
grounded in some kind of similarity or analogy between the two terms, whereas
metonymy is based on the association by «contiguity »: the two terms, though dissimilar,
6
are part of the same experience or are connected in some other way. Synaesthesia lies
astride the boundary between the two types: some transpositions are metaphorical, others
metonymic. (Style in the French Novel, 196)
Dans le chapitre suivant, l‟appartenance de la métonymie dans le domaine de l‟image est
illustrée par l‟exemple de «la surface azurée du silence » qu‟il considère « graphic and striking »
et qui « certainly possess[es] the novelty, vividness and sensuous quality which are the hall-mark
of the true image » (212).
Si l‟image basée sur la métonymie est souvent plus vive et plus nouvelle que celle basée
sur le rapport d‟analogie, c‟est parce qu‟elle obéit au principe de « ce qui s‟assemble se
ressemble »6 : l‟assemblage précède la ressemblance et en est en quelque sorte la cause, et cela
aux niveaux diégétique aussi bien que textuel. Autrement dit, la transposition est d‟abord saisie
par l‟imagination, qui fonctionne plutôt par l‟association métonymique, avant d‟être analysée par
l‟intelligence, qui restitue ensuite la cohérence au niveau métaphorique. Dans l‟image
métonymique, l‟écart entre les deux termes peut être plus grand parce que le critère de
ressemblance ne régit pas la sélection du comparant. Ensuite, le rapport métonymique retient un
plus grand pouvoir d‟évoquer l‟être dans sa totalité et sa plénitude, alors que l‟image basée sur le
rapport d‟analogie fait abstraction et du comparant et du comparé, en les réduisant à une essence
commune. Une illustration de ce pouvoir évocateur est l‟épisode de la petite madeleine dans
laquelle la métonymie joue le rôle le plus important dans la résurrection du passé entier.
Mais il a fallu attendre Gérard Genette pour une analyse plus approfondie de la
métonymie chez Proust, dans laquelle il relève tous les types d‟images basés sur la contiguïté
(Figures III 41-63). Le rapport métonymique peut s‟opérer à de multiples niveaux, selon les
domaines de la contiguïté : la contiguïté dans le temps, l‟espace, la causalité. Et pour rendre la
7
chose encore plus complexe, dans un roman, il y a autant de temps et d‟espaces que de sens du
mot « récit » selon Genette : le temps et l‟espace de l‟histoire, ou pour utiliser son mot, le temps
et l‟espace « diégétiques » ; ceux du récit proprement dit ou du discours narratif qui correspond
au temps de la lecture et à l‟espace textuel ; puis ceux de l‟instance narrative, qui sont le temps et
l‟espace de la narration (71-72). Quand la métonymie s‟appuie sur la contiguïté dans l‟espace ou
dans le temps de l‟histoire, c‟est la métonymie diégétique dont Ullmann donne un exemple
simple mais illustratif : « la surface azurée du silence », ou la comparaison motivée par la
métonymie dans le cas du « clocher-caméléon », terme utilisé par Genette pour décrire les
comparaisons du clocher à quelque chose qui lui est voisin (44). Mais la métonymie ou la
comparaison peut s‟appuyer sur la contiguïté textuelle ou sémantique. Pour illustrer ce type de
motivation métonymique, Genette choisit la scène de la baignoire où la polysémie du mot Ŕ une
sorte de contiguïté sémantique Ŕ détermine le choix du véhicule. Superposée à cette contiguïté
sémantique, il y a aussi une contiguïté spatiale et extradiégétique, à savoir l‟association
aquatique (54). Un autre exemple du deuxième type est la métaphore filée dans laquelle la
métonymie textuelle et causale est à la fois engendrée de la comparaison et lui sert de
motivation.
Bien qu‟Ullmann et Genette revendiquent tous deux la place de la métonymie dans
l‟image proustienne, les images restent pour eux une force expressive qui n‟est au fond qu‟une
question de technique. C‟est Jean Ricardou, avec son étude «La métaphore d‟un bout à l‟autre »
dans Nouveaux problèmes du roman (89-139), qui fait le premier pas vers une théorie
productrice de la métaphore proustienne. A la différence d‟Ullmann et de Genette, Ricardou
classifie les images proustiennes selon leur fonction narrative. La plus traditionnelle est la
métaphore descriptive, qui correspond à la métaphore expressive analysée par Ullmann et
8
Genette. La deuxième catégorie consiste en ce que Ricardou appelle « métaphore ordinale »,
dont le goût de la petite madeleine, qui déclenche la narration par un rapport d‟analogie. La
troisième catégorie de métaphore proustienne baptisée « métaphore configurale » est un miroir
textuel interne réfléchissant un schéma narratif. Cette catégorie de métaphore pourrait servir à la
fois de générateur de la narration et de mise en abyme du récit (89-99). Ces deux dernières
catégories de métaphores ne sont pas seulement génératrices du texte, leur fonctionnement
reflète, au niveau microcosmique, la nature productrice de l‟œuvre littéraire. Par conséquent,
elles fonctionnent aussi comme appareil métafictionnel.
Avec Ricardou, la métaphore proustienne transcende sa fonction expressive d‟un a priori
objectif ou subjectif pour devenir une machine productrice à fonction métafictionnelle. La
contribution principale de Ricardou à l‟analyse de la métaphore proustienne réside dans la fusion
entre la conception de la métaphore comme style et celle de la métaphore en tant que vision Ŕ
vison du monde, de l‟œuvre littéraire et de leur rapport.
L‟identification proustienne entre le style d‟un écrivain et une vision du monde est
pourtant reconnue par Sephen Ulmann. Dans The Image in the Modern French Novel, après
avoir esquissé une analyse approfondie et perspicace des spécificités thématiques, structurales et
fonctionnelles de l‟image proustienne, l‟auteur propose une autre façon de lire la métaphore chez
Proust :
but there is yet another way of looking on the imagery. Proust himself has declared: « le
style, pour l‟écrivain aussi bien que pour le peintre, est une question non de technique,
mais de vision. » In this sense, metaphor lies at the very root of Proust‟s style since his
vision is in its very essence metaphorical. It is this vision more than anything else which
gives his style a unique quality, for, as Aristotle already knew, “the greatest thing by far
9
is to have a command of metaphor. This alone cannot be imparted to another: it is the
mark of genius.” (237-38)
Si Ullmann reconnaît la métaphore proustienne comme vision du monde, avec Ricardou,
la métaphore proustienne devient une vision de la littérature Ŕ celle de la littérature en tant que
production. Cette conception s‟exprime, implicitement, par la fonction narrative de la métaphore
ordinale, et explicitement, par les commentaires extradiégétiques et la mise en abyme.
Cependant, si Ricardou reconnaît la fonction productrice de la métaphore ordinale, la nature
autoréflexive de la métaphore proustienne reste implicite dans son analyse. Néanmoins, le même
auteur, dans une étude portée sur le nouveau roman, présente une conception de la littérature non
comme imitation, mais comme construction :
Or, découpant selon ses aptitudes langagières des éléments dans les ensembles perceptifs,
les ordonnant selon des compositions nécessairement autres, obtenant ainsi des arbres
dont nulle forêt ne connaît les racines, la description est une machine à désorienter ma
vision. « L‟arbre des livres », parce qu‟il est différent des arbres, les questionne au plus
profond. C‟est par son écart essentiel que la littérature interroge le monde, et comme
nous le révèle. Voila le phénomène que s‟appliquent à escamoter ceux qui préfèrent
parler de vision ou d‟imagination originale plutôt que d‟écriture. (Problèmes du nouveau
roman 19-20)
Bien que Ricardou considère la littérature comme écart par rapport au monde réel, il lui
manque de lier d‟un lien explicite cette conception de la littérature à la spécificité de la
métaphore proustienne. L‟analogie entre la littérature et la métaphore ne fait que se refléter
implicitement dans son analyse. D‟autres critiques s‟accordent avec Ricardou sur le fait que la
littérature soit une nouvelle vision du monde, et considèrent la métaphore comme technique apte
10
à traduire cette nouvelle vision. Ce rapport intime de la métaphore proustienne et de sa vision du
monde est bien analysé par Jean Milly :
ce procédé crée un art de la métaphore, selon le propre terme de Proust (métaphore étant
prise dans son sens très général et pouvant s‟appliquer à des comparaisons directes ou
implicites). Puisque la réalité artistique consiste dans le rapport établi entre deux objets, deux
idées, deux sensations, le fait littéraire essentiel est de les mettre tous deux en présence l‟un de
l‟autre, au lieu de s‟en tenir à celui que présentent nos sens, trompés par l‟habitude et le
raisonnement. Ce rapport, qui est unique, « l‟écrivain doit le retrouver pour en enchaîner à
jamais dans sa phrase les deux termes différents ». (Proust et le style 88)
Pour Milly, la métaphore constitue une nouvelle vision du monde en rapprochant deux
termes différentes pour établir un rapport inédit entre les deux, c'est-à-dire, le rapport nécessaire
d‟analogie qui remplace le rapport contingent de contigüité. Par conséquent, « l‟usage de la
métaphore est présenté [. . .] avec ses implications théoriques : elle est le moyen de réaliser l‟art
en arrêtant la fuite du temps » (90).
Bien que Milly, fidèle à Proust, reconnaisse la métaphore proustienne comme une
vision inédite du monde, il revoie la métaphore au monde plutôt qu‟à la littérature. La
conception proustienne de l‟œuvre d‟art et son analogie avec la métaphore ne sont pas du tout
traitées dans son étude. En revanche, cette conception de l‟œuvre d‟art fait l‟objet d‟une
analyse approfondie dans L’esthétique de Marcel Proust par Luc Fraisse.
A travers une analyse thématique perspicace, Fraisse relève les commentaires
extradiégétiques qui jouent un rôle autoréflexif. Il constate ainsi la différence foncière
entre la vision de l‟artiste qui s‟exprime à travers le style et la perception conditionnée par
l‟habitude et le langage ordinaire :
11
La réalité extérieure, que nous croyons a priori préformée devant nous, est bien plutôt
fabriquée par nos sens, puisqu‟un regard suffit à fixer un bruit, et l‟accoutumance à faire
disparaître de notre vue les objets usuels. Cette réalité agressive qui surgit quand la
perception est en rupture d‟habitudes, l‟homme courant Ŕ le héros à Balbec Ŕ la redoute et
la fuit ; c‟est elle au contraire que nous découvre l‟art, c‟est elle que recherche l‟artiste
[. . .]. Le travail de l‟artiste consiste à remonter à rebours nos habitudes de perception,
« la littérature ayant pour but de découvrir la Réalité en énonçant des choses contraires
aux choses usuelles ». (32)
La critique de Fraisse constitue une critique métafictionnelle dans la mesure
où elle a pour objet d‟étude la théorie esthétique exprimée dans l‟œuvre proustienne ellemême. De plus, elle accorde à l‟écart sa juste place dans la création de l‟œuvre d‟art.
Cependant, Fraisse semble négliger le lien entre l‟autoréflexivité et le style le plus caractéristique
de la Recherche, à savoir la métaphore. Néanmoins, la métaphore qui caractéristique le style
proustien n‟est pas seulement une vision qui se distingue de la perception habituelle du monde,
mais elle reflète, par sa structure même, la conception de l‟œuvre d‟art comme rupture par
rapport à la perception et au langage ordinaire.
Si l‟analyse thématique de Fraisse adopte une perspective largement métafictionnelle,
l‟étude philosophique de Vincent Descombes Proust : Philosophie du roman, semble faire un
autre pas vers une critique métafictionnelle de la Recherche. Elle le fait en plaçant la Recherche
dans le cadre du roman philosophique dont il esquisse quatre modèles :
I. Une partie du roman porte la pensée du roman tout entier ;
II. Le tout du récit romanesque est la communication directe de la pensée du roman ;
12
III. Le tout du roman est la communication indirecte d‟une pensée du roman qu‟il n‟est
pas possible de communiquer directement ;
IV. Le tout du roman est la communication indirecte d‟une pensée du roman qu‟il est
possible de communiquer directement. (43)
Les ayant à peine esquissées, Descombes constate qu‟« aucune de ces hypothèses ne
semble valoir pour la Recherche » (43), car elles semblent toutes contredire la conception
proustienne de l‟œuvre d‟art qui dénonce la dénotation, le raisonnement, la fragmentation et le
symbolisme obscur. Mais si « la pensée philosophique à communiquer » ici en question est
justement la conception de l‟œuvre d‟art, toutes ces contradictions disparaissent d‟emblée,
car les réflexions théoriques, en ne concernant que l‟œuvre elle-même, ne risquent plus de
fragmenter l‟œuvre. D‟autre part, divers niveaux structuraux du roman pourraient refléter
indirectement la conception de l‟œuvre d‟art sans compromettre la cohérence de l‟œuvre ni la
clarté du récit. Par conséquent, les quarte modèles esquissés par Descombes pourraient tous se
manifester dans la Recherche, comme diverses techniques d‟autoréflexion sur la conception
proustienne de l‟œuvre d‟art. En effet, ces quatre modèles correspondent en quelque sorte aux
techniques métafictionnelles inaugurées par les théoriciens de la métafiction postmoderne.
Pour Proust, la métaphore est une vision du monde qui ne peut se traduire que par
l‟œuvre d‟art. La métaphore n‟est donc pas une technique employée par l‟artiste pour rendre
cette vision, mais l‟œuvre d‟art elle-même. La création de l‟œuvre est un processus de
métaphorisation, et c‟est dans cette conception de l‟œuvre d‟art comme métaphore que l‟on
trouverait la justification la plus poignante de l‟éloge qu‟Aristote fait sans réserve de l‟artiste de
la métaphore. La notion de l‟œuvre d‟art comme métaphore comprend deux aspects essentiels :
1) l‟œuvre d‟art comme totalité où la fragmentation du sens littéral engendre un ou de
13
nouveau(x) sens métaphorique(s) ; 2) le rapport métaphorique entre l‟œuvre d‟art, le monde réel
et l‟artiste, c'est-à-dire une essence commune entre trois mondes différents. Par conséquent, non
seulement le rapport entre l‟œuvre d‟art et le monde sensible s‟avère métaphorique, celui entre
les différents types d‟art l‟est aussi. En ce sens, il est significatif que dans la Recherche, l‟art de
la métaphore soit enseigné à Marcel par le peintre Elstir et par le musicien Vinteuil, plutôt que
par l‟écrivain Bergotte.
Cette conception de l‟œuvre littéraire converge avec la théorie de la métaphore de Paul
Ricœur, dans laquelle ce n‟est plus la ressemblance, mais l‟écart et la métonymie, qui jouent un
rôle déterminant. Pour Ricœur comme pour Proust, la métaphore en tant que « miniature » de
l‟œuvre littéraire, joue un rôle plutôt autoréflexif qu‟expressif. Dans le premier chapitre de mon
étude, je vais d‟abord présenter la théorie de la métaphore selon Paul Ricœur, et montrer
comment elle diffère de sa définition classique. Ensuite, je présenterai les théories
métafictionnelles comme fondements à l‟analyse de l‟autoréflexivité de la métaphore
proustienne.
J‟ai déjà constaté que la métaphore ordinale analysée par Ricardou cesse d‟être moyen
d‟expression pour devenir mécanisme structural et producteur. Mais chez Ricardou, la nature
autoréflexive de la métaphore proustienne reste implicite. De plus, c‟est seulement la nature
productrice de la littérature qui se reflète dans la métaphore ordinale. Les autres aspects de
l‟œuvre littéraire, tels que l‟écart, la métonymie, les fonctions heuristique et esthétique, ne sont
pas traités par Ricardou, ni par personne d‟autre. Mon deuxième chapitre aura donc pour objet
d‟analyse ces divers aspects de l‟œuvre et les manières dont ils se reflètent dans la métaphore
proustienne.
14
Quant à la métaphore configurale relevée par Ricardou, elle pourrait fonctionner comme
mise en abyme de la narration métaphorique. Cette fonction métafictionnelle de la métaphore
proustienne, bien qu‟implicitement indiquée par Ricardou, a jusqu‟ici échappé à la critique
littéraire, et semble exiger une attention particulière. Je consacrerai mon troisième chapitre à
l‟analyse de la forme la plus proprement métafictionnelle de métaphore, à savoir la mise en
abyme. Cette analyse technique conduira mon étude aux deux chapitres suivants, qui traiteront
respectivement les deux objets de l‟autoréflexion Ŕ propres aux théoriciens métafictionnels Ŕ, à
savoir la nature narrative et linguistique du roman. Pour souligner l‟importance de la métaphore
chez Proust, ces deux derniers chapitres, qui commenceront chacun par une analyse narrative ou
linguistique, s‟achèveront par un retour à la nature autoréflexive de la métaphore proustienne.
15
1
Parmi d‟autres ouvrages critiques sur la métaphore proustienne, celui de Luz Aurora Pimentel
Metaphoric Narration : Paranarrative Dimensions in A la recherche du temps perdu se concentre sur la fonction
narrative de la métaphore proustienne ; Marcel Proust and the Text as Macrometaphor de Lois Marie Jaeck compare
la structure du texte proustien à la métaphore classique.
2
Voir la Recherche IV 474 : « le style pour l‟écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une
question non de technique mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et
conscients, de la différence qualitative qu‟il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s‟il y n‟y
avait pas l‟art, resterait le secret éternel de chacun ».
3
Voir la Recherche IV 457 : « D‟une autre façon, des impressions obscures avaient quelques fois déjà à
Combray du côté de Guermantes, sollicité ma pensée, à la façon de ces réminiscences, mais qui cachait non une
sensation d‟autres fois mais une vérité nouvelle, une image précieuse, que je cherchais à découvrir par des efforts du
même genre que ceux qu‟on fait pour se rappeler quelque chose [. . .]. Dans un cas ou dans l‟autre, qu‟il s‟agisse
d‟une impression comme celle que m‟avait donnée la vue des clochers de Martinville, ou de réminiscences comme
celle de l‟inégalité des deux marches ou le goût de la madeleine, il faut tâcher d‟interpréter les sensations comme les
signes d‟autant de lois et d‟idées, en essayant de penser, c‟est-à-dire de sortir de la pénombre ce que j‟avais senti, de
le convertir en un équivalent spirituel. Or ce moyen qui me paraissait le seul, qu‟était-ce autre chose que faire une
œuvre d‟art ? »
4
Voir Paul Ricœur La métaphore vive 279.
5
Voir Paul Ricœur La métaphore vive 145 : « S. Ullmann ajoute deux importants compléments. D‟abord
la relation nom-sens est rarement [. . .] une relation terme à terme : un nom pour un sens. Pour un sens il peut y
avoir plusieurs noms, c‟est le cas de la synonymie, et, pour un nom, plusieurs sens, c‟est le cas de l‟homonymie
[. . .] et surtout, on le verra plus loin, celui de la polysémie. Ensuite, il faut adjoindre, aussi bien à chaque nom qu‟à
chaque sens, un „champ associatif‟ qui fait jouer les relations de contigüité et de ressemblance, soit au plan du nom,
soit au plan du sens, soit aux deux plans à la fois ; c‟est cette adjonction qui permettra tout à l‟heure de distinguer
quatre sortes de changements de signification et de localiser parmi eux la métaphore. » Voir aussi 156 : « Mais
d‟autre part, la métaphore prend appui sur un caractère du code, à savoir la polysémie ; c‟est à la polysémie qu‟elle
vient en quelque sorte s‟ajouter lorsque la métaphore, cessant d‟être innovation, devient métaphore d‟usage, puis
cliché ; le circuit est alors bouclé entre langue et parole. Ce circuit peut se décrire ainsi : polysémie initiale égale
langue ; métaphore vive égale parole ; métaphore d‟usage égale retour de la parole à la langue ; polysémie ultérieure
égale langue ».
6
Voir Jean Ricardou, Nouveaux problèmes du roman 103.
16
CHAPITRE I : METAPHORE ET METAFICTION
La métaphore et la littérature
La métaphore est un concept vénérable, dont les sens ont évolué d‟une façon complexe et
non linéaire. Successivement ou simultanément, elle fait l‟objet d‟étude d‟une multitude de
disciplines : la philosophie, la sémantique, la rhétorique, la poétique, la stylistique, la linguistique
et la psychologie. Ce qui m‟intéresse ici, c‟est surtout son rapport avec la théorie et la critique
littéraires. On peut dire que la métaphore, dès l‟antiquité, est toujours l‟insigne de la littérature,
comme le dit Aristote : « the greatest thing by far is to have a command of metaphor. This alone
cannot be imparted to another: it is the mark of genius» (Ullmann, Style in the French Novel
210). Bien que la notion de métaphore et celle de littérature aient, chacune de son côté, subi des
changements multiples, il y a toujours une correspondance, voire une influence réciproque entre
les deux : à chaque conception de la métaphore, correspond une théorie de la littérature.
A l‟âge classique, la métaphore est considérée comme la substitution d‟un mot par un
autre, fondée sur la ressemblance des sens et régie par les règles des traités rhétoriques. A cette
définition de la métaphore corresponde sa fonction ornementale et connotative de littérature, et la
conception de la littérature comme un système de signes conventionnels.
Le romantisme a renouvelé la notion d‟image en remplaçant la métaphore
conventionnelle ou usée par la métaphore vive ou inédite; ainsi l‟image n‟est plus figure
rhétorique mais elle exprime une vision originale de l‟écrivain. A cette conception de la
métaphore s‟associe la théorie de l‟œuvre littéraire comme imitation du processus de création.
17
Avec le réalisme romanesque du dix-neuvième siècle, qui prétend représenter la réalité
objective par des descriptions minutieuses et littérales, la métaphore semble perdre son privilège
en tant que signe de littérature. Bien que chez Balzac, la métaphore soit toujours utilisée comme
moyen de caractérisation des personnages ou de description des milieux, les ouvrages des frères
Goncourt ne sont qu‟« une littérature de notation », dont Proust fait un pastiche feint dans la
Recherche, pour mieux mettre en lumière sa propre différence. Même chez Flaubert, dont Proust
admire le « verni » du style, la métaphore fait presque totalement défaut.7 Le roman réaliste
s‟avère ainsi prophétiser par la pratique la distinction théorique de Roman Jakobson entre la
prose et la poésie selon la primauté de la métonymie ou de la métaphore.8
La théorie des correspondances de Baudelaire a contribué à la sacralisation et à
l‟universalisation de la métaphore, à travers les œuvres symbolistes. Tandis que la
correspondance horizontale détermine l‟organisation interne de l‟œuvre aussi bien que le rapport
entre différents types d‟œuvres d‟art et le monde sensible, la correspondance verticale (le
symbolique) est au cœur du rapport entre l‟œuvre d‟art et l‟univers invisible (les idées).9 Par
conséquent, la littérature n‟est plus l‟imitation du monde réel, mais un univers parallèle qui a un
rapport métaphorique avec le monde, c'est-à-dire, une essence commune dans leur structure
interne malgré, voire à cause de, leur différence foncière. Cette notion de la métaphore comme
correspondance entre divers systèmes de signes se reflète dans la notion de l‟œuvre d‟art en tant
que l‟équivalent macrocosmique de la métaphore.
Le surréalisme, sous l‟influence de la psychologie freudienne,10 a fait de l‟image
métaphorique le paradigme de l‟écriture automatique, mais au fond, il ne fait qu‟opérer un retour
à la théorie classique de la littérature comme représentation. Seulement, l‟objet de la
représentation est déplacé du domaine du réel perceptible et des pensées conscientes dans le
18
domaine du rêve et des pensées inconscientes, qui fonctionnent toujours par ressemblance et par
substitution.
En réaction contre le surréalisme, le nouveau roman français a d‟abord rejeté la
métaphore de sa pratique, mais elle n‟est bannie de la description que pour devenir un
mécanisme de production textuelle et une technique métafictionnelle Ŕ le générateur et la mise en
abyme de la narration. A cette fonction de la métaphore correspond la notion de la littérature
comme production. La rencontre de la métaphore et de la métafiction dans le nouveau roman
français met en évidence le rapport intime entre la conception de la métaphore et celle de la
littérature. Mais bien avant le nouveau roman, cette rencontre s‟est déjà effectuée, notamment
dans A la recherche du temps perdu de Marcel Proust.
Il est évident, pour ceux qui ont lu la Recherche, que la métaphore y atteint son apogée
par sa fréquence, par son étendue textuelle et par sa diversité formelle, structurale et
fonctionnelle. La métaphore proustienne englobe plusieurs figures en dehors de la métaphore
proprement dite, y compris la comparaison, la métonymie, la synecdoque et l‟ironie. Au niveau
structural, elle atteint une complexité inouïe. Au niveau fonctionnel, la métaphore proustienne
joue un rôle important non seulement dans la description, mais aussi dans la narration et dans
l‟autoréflexion. Cependant, l‟originalité de Proust réside en ce que la métaphore, chez lui, n‟est
plus une question de technique mais de vision Ŕ une vision du monde métaphorique qui ne peut
s‟exprimer que par l‟œuvre d‟art. Autrement dit, l‟œuvre est une métaphore au niveau
macrocosmique, ou inversement, la métaphore est une œuvre en miniature. Cette analogie entre
l‟œuvre et la métaphore implique une conception de la métaphore différente de sa définition
classique : elle n‟est plus une substitution d‟un mot par un autre semblable, mais un nouveau
sens créé par une syntaxe inédite, un nouveau système de rapports entre les mots et les phrases.
19
En même temps que la métaphore devient une réflexion sur l‟œuvre entière, elle joue un rôle
métalittéraire.
Les théories de la métaphore
Dans La métaphore vive, Paul Ricœur retrace l‟évolution du concept de la métaphore
depuis Aristote jusque à nos jours. Selon Aristote, la métaphore se définit comme un
déplacement de sens au niveau du mot et par conséquent, elle englobe tous les tropes où il y a
substitution d‟un mot par un autre, selon un rapport d‟analogie, de contiguïté, ou d‟inclusion. Ce
qui constitue la métaphorisation aristotélicienne, c‟est d‟abord l‟écart entre le langage ordinaire
et le langage figural, puis l‟emprunt d‟un nom qui désigne une autre chose, et finalement la
substitution du nom emprunté au nom ordinaire (30). Seule la métaphore selon le rapport
d‟analogie a été reconnue comme telle dans la rhétorique classique, qui est une rhétorique
restreinte (30). Les deux autres déplacements de sens sont tombés dans les catégories de la
métonymie et de la synecdoque. Ce que la rhétorique classique souligne, c‟est la ressemblance
entre les deux termes (le terme propre et le terme emprunté) de la substitution. La notion de
métaphore basée sur le mot implique trois caractéristiques étroitement liées : la ressemblance
entre deux mots, la substitution d‟un mot par un autre, la fonction purement ornementale de la
métaphore.
La linguistique saussurienne a renforcé la notion de métaphore au niveau du mot. Cette
notion a été poussée encore plus loin par la théorie de la signification de Roman Jakobson, qui a
postulé le système de signification selon deux axes Ŕ l‟axe de la sélection (le paradigme) et l‟axe
de la combinaison (le syntagme) Ŕ qui correspondent, respectivement, à la métaphore et à la
métonymie.11 La transposition des termes rhétoriques au domaine linguistique constitue elle-
20
même une opération métaphorique, et a pour conséquence d‟effectuer une fusion entre la
rhétorique et la linguistique. Un effet est la réduction de toute figure à la métaphore et à la
métonymie, un deuxième, la distinction infranchissable entre les deux figures électives. Un
troisième, d‟une importance cardinale, est l‟élargissement du champ de la contiguïté, la source de
la métonymie, de l‟univers référentiel à l‟univers textuel. Ce déplacement de la métonymie au
niveau textuel a une implication importante dans la théorie prédicative que je vais présenter plus
loin. Chez Jakobson, les figures, ainsi devenues des opérations linguistiques, cessent d‟être
purement ornementales pour entrer dans un système de signification. Mais la métaphore reste la
substitution d‟un mot par un autre, basée sur la similitude.
Les philosophes anglais, qui s‟intéressent plus à la sémantique qu‟à la linguistique, ont
érigé une théorie de la métaphore tout à fait différente : pour eux la métaphore se base sur la
phrase qui est l‟unité du sens dans le discours (La métaphore vive, 87-128). Ici ce n‟est plus la
similitude et la substitution d‟un mot par un autre qui engendrent la métaphore, mais
l‟incohérence entre le sens d‟un mot et son contexte immédiat dans la phrase. Ricœur parle de la
détermination du sens métaphorique d‟un mot par l‟axe métonymique :
Pour que la sélection soit elle-même libre, il faut qu‟elle résulte d‟une combinaison
inédite créée par le contexte et par conséquent distincte des combinaisons préformées
dans le code ; autrement dit, c‟est du côté des liaisons syntagmatiques insolites, des
combinaisons neuves et purement contextuelles, qu‟il faut chercher le secret de la
métaphore. (230)
L‟écart entre les sens habituels du mot et le contexte a pour conséquence première de
libérer le mot non seulement de son sens ordinaire mais aussi de son réseau polysémique déjà
établi. L‟écart fournit ainsi l‟espace pour l‟épanouissement sémantique du mot par associations
21
métaphorique et métonymique, avant qu‟un de ces sens virtuels ne soit choisi par le contexte
pour établir une nouvelle pertinence globale. Cette définition de la métaphore reconnaît
l‟importance primordiale de l‟écart et du contexte, plus précisément, du rapport métonymique
textuel. Le rapport analogique perdant son caractère de détermination, la métaphore classique
s‟élargit pour englober toute opération linguistique où il y a écart par rapport au langage
ordinaire. Cette conception de la métaphore entre dans la définition du style littéraire selon
laquelle le fondement du style est l‟écart par rapport au langage habituel.12
On voit que la notion d‟écart chez Aristote reste intacte dans la métaphore basée sur la
phrase, bien qu‟elle soit déplacée de l‟usage du mot (entre sens littéral et figural) au niveau du
sens de l‟énoncé (entre l‟isotopie et sa disruption). De la théorie du mot à la théorie de la phrase,
ce qui semble être sacrifié, c‟est la similitude. Par conséquent, c‟est la différence qui est mise en
lumière : différence entre le sens propre d‟un mot et son contexte immédiat, entre son sens
propre et son sens figuré, entre la fragmentation du sens littéral et la cohérence du sens figural de
l‟énoncé.
Ainsi la ressemblance a-t-elle perdu son statut de critère dans la création métaphorique.
Pourtant, chez Ricœur, elle rentre en jeu dans la métaphore par une autre porte et à un niveau
plus haut : celui du sens métaphorique engendré par la contradiction littérale :
Le sens métaphorique en tant que tel n‟est pas la collision sémantique, mais la nouvelle
pertinence qui répond à son défi. [. . .] C‟est dans cette mutation de sens que la
ressemblance joue son rôle. [. . .] Ce qui fait la nouvelle pertinence, c‟est la sorte de
« proximité » sémantique qui s‟établit entre les termes en dépit de leur « distance ». Des
choses qui jusque-là étaient « éloignées » soudain paraissent « voisines ». (246)
Si
22
Si la métaphore classique correspond au proverbe « ce qui se ressemble se rassemble »,
on peut résumer la définition prédicative de la métaphore par sa parodie « ce qui s‟assemble se
ressemble ». Si la linguistique ne s‟intéresse pas au référent, la métaphore du mot ne s‟y
intéresse non plus, parce que toutes les deux se rapportent au signe linguistique qui ne renvoie
qu‟à lui-même. Alors que le signe fonctionne par différence interne, la phrase renvoie toujours à
une référence externe (273). Donc, une théorie prédicative de la métaphore ne peut ignorer le
référent.
Selon Ricœur, si la phrase possède toujours un référent, ou une dénotation dans le monde
réel, la référence devient problématique dans l‟œuvre littéraire, qui est un discours complexe,
une totalité irréductible à la somme des phrases. L‟œuvre littéraire n‟a pas de référent ni de
dénotation dans le monde réel. Au lieu de représenter le monde, elle crée par sa forme et à
travers sa structure un univers nouveau. C‟est par le biais de l‟œuvre littéraire que Ricœur
aborde la problématique du référent dans la métaphore au niveau de la phrase : le monde que
déploie l‟œuvre littéraire est comme le référent correspondant au sens métaphorique. Du même
coup il établit une analogie étroite entre la métaphore et l‟œuvre littéraire. Autrement dit,
l‟œuvre littéraire est une métaphore au niveau du discours, ou pour utiliser les mots de Ricœur :
« La métaphore est un poème en miniature » (279).
C‟est parce que le poème ou la métaphore suspendent la référence au monde réel, qu‟ils
peuvent créer leurs propres références par un sens métaphorique. Et cette réalité créée
correspond à une vérité plus profonde du monde réel qui ne peut se dévoiler que par l‟œuvre
d‟art ou la métaphore. C‟est ce que Ricœur appelle « la fonction heuristique de la
métaphore poétique » (311).
23
La notion de l‟art comme métaphore théorisée par Ricœur se fonde sur trois
caractéristiques de la métaphore selon la théorie prédicative: d‟abord la disruption de l‟isotopie
du contexte immédiat de l‟énoncé, ensuite l‟établissement d‟une nouvelle pertinence sémantique,
finalement la recréation d‟un référent métaphorique. Ces trois caractéristiques de la métaphore
mènent à sa fonction heuristique. Au schéma classique de la métaphore : ressemblancesubstitution-ornement, l‟œuvre-métaphore en oppose un autre : écart-interaction-dévoilement. Si
la notion classique de la métaphore correspond à l‟art représentatif, la deuxième notion de la
métaphore est solidaire de l‟art moderne.
La notion de l‟œuvre d‟art comme métaphore souligne trois caractéristiques
fondamentales de l‟œuvre : 1) l‟écart entre le langage de la représentation et le langage littéraire.
2) le rapport interne entre les parties qui forment un tout. 2) la création d‟un sens métaphorique
Ŕ d‟un référent nouveau qui n‟imite pas le monde réel, mais en dévoile une vérité profonde et
inaccessible par la perception habituelle et le langage ordinaire. Par- là elle converge avec la
notion de l‟œuvre d‟art comme symbole inaugurée par les romantiques allemands puis héritée
par les symbolistes français. L’absolu littéraire de Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy
présente une analyse détaillée et approfondie des écrits esthétiques et philosophiques du
romantisme allemand du début du dix-neuvième siècle, et ils le résument ainsi : « Le
romantisme, c‟est l‟absolu littéraire » (20). Selon les auteurs de l‟ouvrage, « l‟absolu » se
manifeste à trois niveaux. D‟abord, c‟est « la généricité » et « la générativité de la littérature, se
saisissant et se produisant elles-mêmes en une Œuvre inédite, infiniment inédite, l‟absolu, par
conséquent, de la littérature. Mais aussi son ab-solu, sa mise à l‟écart dans la parfaite clôture sur
soi (sur sa propre organicité) » (21). Ensuite, c‟est la littérature comme « production,
absolument parlant [. . .] la chose littéraire y produit la vérité de la production en soi, et donc,
24
[. . .] de la production de soi, de l‟autopoïesie. Et s‟il est vrai que l‟auto-production forme
l‟instance ultime de la clôture de l‟absolu spéculatif, il faut reconnaître dans la pensée
romantique non seulement l‟absolu de la littérature, mais la littérature en tant que l‟absolu » (21).
Finalement, c‟est la « littérature se produisant en produisant sa propre théorie. L‟absolu
littéraire, c‟est aussi, et peut-être avant tout, cette absolue opération littéraire» (22). Les trois
sens de l‟absolu littéraire érigent un pont entre la théorie de l‟œuvre comme métaphore et celles
de la métafiction. Le premier sens de l‟absolu littéraire souligne l‟aspect de l‟œuvre comme un
tout et fait référence à la théorie prédicative de la métaphore. Le deuxième met en lumière
l‟aspect de l‟œuvre comme production et reflet du rapport métaphorique entre la création du
monde et celle de l‟œuvre d‟art, et par conséquent, il se situe au croisement entre la théorie de la
métaphore et celles de la métafiction. Tzvetan Todorov a fait une étude poussée de la naissance
et de l‟évolution du terme « symbole », dont il trace la racine dans le romantisme allemand :
Dans ce nouveau cadre, l‟œuvre et la nature ont en commun d‟être des totalités closes,
des univers entiers Ŕ puisque la création des œuvres n‟est en rien différente de celle du
monde et qu‟il en va de même des produits créés. La ressemblance ne se situe plus dans
l‟apparition des formes similaires, mais dans la possession d‟une structure interne
identique. (Théorie du symbole 186)
Le déplacement de la ressemblance du contenu à la structure fait écho à la théorie
prédicative de la métaphore selon laquelle le contexte Ŕ le rapport métonymique du texte Ŕ
détermine le sens métaphorique. L‟essence commune entre le texte littéraire et le monde réel se
révèle dans l‟identité de la structure : les interactions réciproques des parties forment un tout
organique. Ainsi, l‟œuvre d‟art opère le dévoilement d‟une vérité absolue du monde réel : son
unité et sa totalité irréductible.
25
Si les deux premiers sens de l‟absolu littéraire rejoignent la conception de l‟œuvre d‟art
comme métaphore, le troisième opère un véritable déplacement de l‟emphase vers la
métafiction. Et les trois sens de l‟absolu littéraire sont hiérarchisés pour mettre en valeur le
troisième, qui n‟est rien d‟autre que l‟autoréflexivité de la littérature. Il est impossible de ne pas
voir, dans le romantisme allemand, l‟analogie avec, voire la source des théories métafictionnelles
postmodernes.
Les théories de la métafiction
Le terme « métafiction » a été proposé par des critiques américains. Dans Fabulation
and Métafiction, Robert Scholes esquisse une première définition de la métafiction. Pour
commencer, il revendique la nature imaginaire de la fiction, nature essentielle de la fiction mais
qui a été condamnée à l‟oubli depuis le réalisme du dix-neuvième siècle (2).
Cependant, Scholes ne prétend pas que la fiction soit pure affabulation qui n‟a rien à voir
avec la réalité : « Modern fabulation, like the ancient fabling of Aesop, tends away from direct
representation of the surface of reality but returns towards actual human life by way of ethically
controlled fantasy » (3). Ce retour à l‟imaginaire est nécessaire parce que « one of the most
poignant episodes of that era ( in the mid-60‟s) in the history of fiction was drawing to its close
[. . .] the positivistic basis for traditional realism had been eroded, and that reality, if it could be
caught at all, would require a whole new set of fictional skills » (4). Scholes propose ensuite la
définition de la métafiction comme « experimental fabulation » caractérisée par « a turning back
toward the stuff of history itself and reninvigorating it with an imagination tempered by a decade
and more of fictional experimentation » (4). La définition de la métafiction la rend ainsi
synonyme du mot “surfiction” inventé par Raymond Federman, selon qui
26
the only fiction that stills means something today is that kind of fiction that tries to
explore the possibilities of fiction: the kind of fiction that challenges the tradition that
governs it: the kind of fiction that constantly renews our faith in man‟s imagination and
not in man‟s distorted vision of reality Ŕ it reveals man‟s irrationality rather than man‟s
rationality. (Surfiction 7)
Comme Scholes, Federman souligne la nature imaginaire de la fiction par opposition à la
causalité, la forme paradigmatique de la rationalité, qui gouverne le roman traditionnel.13
Pourtant le préfixe « sur » dans le terme « surfiction » ne se contente pas d‟être justifié par la
nature imaginaire de la fiction, il renvoie à la nature fictionnelle de la réalité, comme Federman
l‟écrit plus loin : « This I call SURFICTION. However, not because it imitates reality, but
because it exposes the fictionality of reality » (7).
Bien que Scholes et Federman reconnaissent la primauté de l‟imagination dans la fiction,
et qu‟en déplaçant l‟objet de la représentation du réel à l‟imaginaire ils fassent un premier pas
vers la renonciation du réalisme romanesque, la notion de fiction comme représentation persiste
chez eux.14 C‟est toujours le signifié du roman, l‟histoire, qui est le point de focalisation. Par
contre, la nature linguistique et narrative de la fiction, c'est-à-dire l‟importance de la structure
signifiante reste toujours secondaire dans leurs théories comme dans le classicisme et le réalisme.
Patricia Waugh, dans Metafiction, publié quelques années plus tard, donne une définition
plus spécifique de la métafiction : « Metafiction is a term given to fictional writing which selfconsciously and systematically draws attention to its status as an artefact in order to pose
questions about the relationship between fiction and reality» (2). Elle précise ensuite cette
relation: « In providing a critique of their own methods of construction, such writings not only
27
examine the fundamental structures of narrative fiction, they also explore the possible fictionality
of the world outside the literary fictional text » (2).
Selon Waugh, la métafiction dévoile la nature fictionnelle de la réalité du monde à
plusieurs niveaux, par le moyen de l‟analogie : les personnages de la fiction renvoient à la
construction et à l‟apprentissage des rôles dans la société ; la construction du monde fictionnel
par le langage fait allusion à la construction de la réalité par les discours social, scientifique et
philosophique. Mais l‟analogie ne s‟arrête pas là. La fiction et la réalité du monde ont quelque
chose en commun avec le langage lui-même : tous les trois sont fondés sur des conventions. La
métafiction a donc pour tâche d‟exposer non seulement les conventions du langage, mais toutes
les autres qui régissent sa réalisation.
La métafiction opère ainsi un dévoilement de la nature fictive de la réalité à travers deux
étapes : 1) l‟exposition de sa propre construction par le discours ; 2) par extension analogique,
elle expose la même nature de construction de la réalité du monde. Cette vision de la réalité
comme construction de langage et de discours ne répond pourtant pas à la question de l‟existence
d‟une vérité en dehors du langage (ordinaire), et surtout pas à la question du rapport entre la
fiction et le réel. Quel est le rapport entre l‟art romanesque et la vie ?
Une des théoriciennes principales de la métafiction, Linda Hutcheon, dans Narcissistic
Narrative, s‟interroge sur le rapport entre la fiction et la vie, en réfutant les deux points de vue
extrêmes selon lesquels l‟art tantôt est une imitation de la vie (le roman réaliste), tantôt n‟a rien à
voir avec elle (le roman moderne autoréflexif). Hutcheon constate que la fiction, depuis
Aristote, est toujours une imitation de la vie au niveau du processus de création, dans le sens que
l‟enchaînement du récit est une imitation de l‟action.15 A la différence du roman réaliste qui
prétend imiter la vie au niveau du produit (le contenu du roman représente la vie telle qu‟elle
28
est), « Modern metafiction is largely what shall be referred to here as a mimesis of process, but it
grows out of that interest in consciousness as well as the objects of consciousness that constitutes
the „psychological realism‟ of Woolf, Gide, Svevo, and Proust at the beginning of the century »
(5).
Par « l‟imitation du processus », Hutcheon n‟entend pas l‟enchaînement des événements
en tant que l‟imitation de l‟action, comme chez Aristote, ni comme les romantiques l‟entendent
en tant que mimesis de la création du monde, ni comme le romancier moderne l‟entend en tant
que l‟imitation des mécanismes psychiques de l‟auteur. Son intérêt se déplace du côté de
l‟auteur à celui du lecteur. Ce qui distingue la métafiction contemporaine du roman moderne,
selon Hutcheon, c‟est la participation active du lecteur dans le processus de création.
Reading and writing belong to the processes of life as much as they do to those of art. It
is this realization that constitutes one side of the paradox of metafiction for the reader.
On the one hand, he is forced to acknowledge the artifice, the « art » of what he is
reading; on the other, explicit demands are made upon him, as a co-creator, for
intellectual and affective responses comparable in scope and intensity to those of his life
experience. In fact, these responses are shown to be part of his life experience [. . .]. This
two-way pull is the paradox of the reader. The text‟s own paradox is that it is both
narcissistically self-reflexive and yet focused outward, oriented toward the reader. (5)
Hutcheon se distingue de Waugh sur le rapport entre la fiction et la réalité : tandis que
pour Waugh, l‟exposition de la nature linguistique et narrative de la fiction se limite à faire
allusion à la réalité du monde, selon Hutcheon, elle mène à la participation active du lecteur. Le
paradoxe de la métafiction résulte du double engagement du lecteur : il doit participer
imaginativement à l‟action romanesque tout en étant conscient qu‟il est en train de lire une
29
fiction. Par conséquent, la difficulté du lecteur réside en ce que, libéré de l‟illusion référentielle
dont il était dupe dans le roman réaliste, il se trouve chargé de la responsabilité de créateur du
monde fictionnel à partir du texte et de ses expériences dans le monde réel. La lecture a donc
ceci en commun avec la vie réelle : toutes les deux consistent en l‟interprétation des signes. Les
deux ont un rapport à la fois métaphorique et métonymique : la lecture fait partie des activités de
la vie et fonctionne comme leur miroitement.
Ici la théorie de Linda Hutcheon, qui voit le roman comme imitation du processus de
création, converge en quelque sorte avec celle des théoriciens français représentés par Jean
Ricardou. Pour ce dernier, la littérature cesse d‟être la représentation d‟une chose préexistante
ou l‟expression d‟une idée préconçue pour devenir une production par le langage.16 La notion de
production rejoint celle de l‟imitation du processus dans son aspect temporel, mais elle en diffère
à un point déterminant dans la théorisation métafictionnelle. Pour Hutcheon, le concept
d‟imitation persiste, bien qu‟il y subisse un déplacement de son objet du produit au processus.
Pour Ricardou, le concept d‟imitation est entièrement oblitéré : la fiction n‟est imitation ni au
niveau du produit, ni au niveau du processus, sinon celle de son propre mécanisme de
production. Ou encore mieux, Ricardou va plus loin dans la subversion du concept d‟imitation Ŕ
il inverse le rapport entre le sujet et l‟objet de l‟imitation : ce n‟est plus la forme qui imite le
contenu, mais la forme en tant que mécanisme générateur de l‟histoire, qui devient l‟objet de
l‟imitation en se reflétant dans la fiction, à travers la technique de la mise en abyme.17 En
donnant une primauté absolue au langage et à la narration et en évacuant la fiction de toute
référence extérieure au texte, il s‟avère le plus fervent partisan de la métaphore et de la
métafiction.
30
D‟ailleurs, les divergences entre Hutcheon et Ricardou semblent se manifester d‟autres
manières. Dans Narcissistic Narrative, Hutcheon reproche à Ricardou de ne pas faire la
distinction entre autoréflexivité linguistique et narrative (21-22), ce qui lui donne l‟occasion de
présenter une étude typologique systématique des techniques métafictionnelles en les classifiant
en quatre catégories :
There are texts which are, as has been mentioned, diegetically self-aware, that is,
conscious of their own narratives. Others are linguistically self-reflexive, demonstrating
their awareness of both the limit and the powers of their own language [. . .]. A further
distinction must be made, however, within these two modes, for each can be present in at
least two forms [. . .]. Overt forms of narcissism are clearly evident, usually explicitly
thematized or even allegorized within the “fiction.” In its covert form, however, this
process would be structuralized, internalized, actualized. (Hutcheon 7)
Ces quatre catégories résultent de toutes les combinaisons possibles entre les deux
niveaux de distinction : linguistique et narrative, ouvert (explicite et thématique) et couvert
(implicite et structural). Cette classification emprunte, mais pour mieux s‟y opposer, celle de
Ricardou, qui contient elle aussi quatre catégories de l‟auto-représentation : 1) l‟autoreprésentation verticale, descendante, expressive Ŕ dans laquelle le signifiant s‟efforce d‟imiter le
signifié préalable, 2) l‟auto-représentation verticale, ascendante, productrice Ŕ dans laquelle le
signifié imite le signifiant par la mise en abyme textuelle, 3) l‟auto-représentation horizontale,
référentielle, expressive Ŕ la mise en abyme de l‟intrigue, 4) l‟auto-représentation horizontale,
littérale, productrice Ŕ le jeu de langage comme générateur de la narration (Hutcheon 21-22).
Pourtant, la controverse entre la théorie de Hutcheon et celle de Ricardou n‟est qu‟une
question de point de vue et de terminologie. Pour Ricardou et d‟autres structuralistes français, le
31
langage et la narration ne différent que par leur niveau d‟organisation. Pour eux la phrase est au
récit, ce que chez Ricœur la métaphore est à l‟œuvre littéraire : elles sont le récit ou l‟œuvre en
miniature.18 De ce point de vue, il n‟est plus nécessaire de faire la distinction entre le code
linguistique et narratif. En ce qui concerne la distinction entre l‟autoréflexivité structurale
implicite et l‟autoréflexivité thématique explicite de Hutcheon, elles correspondent
respectivement, dans le système de Ricardou, à la fonction du langage comme générateur (4) et à
la mise en abyme de la narration (2). Les divergences entre Hutcheon et Ricardou reflètent aussi
la différence de l‟objet de leurs études : tandis que Hutcheon englobe les métafictions
européennes et américaines, Ricardou se limite à l‟étude du nouveau roman français. Un autre
ouvrage sur la métafiction, celui d‟Inger Christensen, explore le rapport entre la métafiction et le
monde réel au niveau de la communication :
writers of metafiction focus on questions of primary importance not only to novelists, but
to man in general. Daily, the average human being acts out the basic situation of storytelling [. . .] in the way that he makes use of words to impart his thoughts and past
experiences to others. In this situation man will find how words very often do not give an
adequate expression to what he wants to say. In addition, every user of words knows
how frequently others misunderstand one‟s utterances. The metafictionist deals with
these fundamental issues of communication by directing attention to the narrator, the
narrative, and the narratee in his work. (Metafiction 3)
La narration fictionnelle comme forme de communication révèle une autre analogie entre
la fiction et la vie réelle. En attirant l‟attention du lecteur sur la narration, la métafiction renvoie
à la communication dans le monde réel, à son inefficacité et son inadéquation, souvent mises en
32
lumière par l‟impossibilité d‟écrire exprimée par le narrateur postmoderne. Inversement, le
thème de la communication au niveau fictionnel constitue une mise en abyme de la narration.
Un trait commun chez ces théoriciens métafictionnels est la volonté de distinguer la
métafiction postmoderne du roman autoréflexif du début du vingtième siècle, représenté par les
œuvres de James Joyce, de Virginia Woolf, et de Marcel Proust. En effet, ayant été inventée
pour caractériser le roman contemporain, la notion de métafiction est censée strictement
s‟appliquer à son objet. Pour distinguer la métafiction de l‟autoréférentialité moderne, Waugh
constate :
Metafiction is a mode of writing within a broader cultural movement often referred to as
postmodernism. [. . .] Postmodernism can be seen to exhibit the same sense of crisis and
loss of belief in an external authoritative system of order as that which prompted
modernism. Both affirm the constructive powers of the mind in the face of apparent
phenomenal chaos. Modernist self-consciousness, however, though it may draw attention
to the aesthetic construction of the text, does not systematically flaunt its own condition
of artifice in the manner of contemporary metafiction. (Waugh 21)
Plus loin, elle caractérise l‟autoréflexivité moderne:
In short, self-reflexiveness in modernist texts generates « spatial form » [. . .]. However,
with texts like T. S. Eliot‟s interpretation of the poem, the reader must follow the
complex web of cross-references and repetitions of words and images which function
independently of, or in addition to, the narrative code of causality and sequence. The
reader becomes aware that meaning is constructed primarily through internal verbal
relationships, and the poem thus achieves a verbal autonomy, a « spatial form ». Such
33
organization persists in contemporary metafictional texts but merely as one aspect of
textual self-reflexivity. (23)
Le vocabulaire utilisé par Waugh montre qu‟elle considère « la forme spatiale » comme
une forme de l‟autoréflexivité. En fait, le texte moderne se révèle à cheval entre la métaphore et
la métafiction : métaphore à cause de la détermination du sens global par la métonymie textuelle,
métafiction parce qu‟il entre par définition dans la catégorie de l‟autoréflexivité implicite
(structurale) dans la typologie de Hutcheon. Le fait de l‟avoir exclu dans cette typologie ne peut
que résulter de la volonté de la part de la théoricienne de distinguer catégoriquement les deux
sortes de métafictions modernes et postmodernes.
L‟art moderne ne se contente pas de sa forme spatiale autoréflexive. Par contre, il exalte
la puissance de l‟art comme seule capable de dévoiler la réalité profonde du monde. Waugh,
d‟ailleurs, n‟ignore pas cet aspect de l‟art moderne quand elle ajoute : « Whereas loss of order
for the modernist led to the belief in its recover at a deeper level of the mind, for metafictional
writers, the most fundamental assumption is that composing a novel is no different from
composing or constructing one‟s „reality‟ » (24). La différence entre réflexivité moderne et
métafiction postmoderne montre que du modernisme au postmodernisme, la fiction, l‟art
romanesque a perdu sa fonction sacrée et sa puissance magique de révélateur de vérité pour
devenir une forme de fiction parmi toutes les autres fictions construites par le langage, un miroir
tendu à l‟artifice et à la relativité de la réalité du monde.
La distinction entre la métafiction postmoderne et le roman moderne (celui de Proust par
exemple) dissimule pourtant une analogie profonde entre les deux : le rapport métaphorique
entre la fiction et la réalité. Le roman moderne prétend dévoiler la vérité profonde du monde par
la fiction ; la métafiction postmoderne, quant à elle, prétend dévoiler la réalité du monde, qui est
34
une fiction. Ce qui les différencie d‟abord, ce sont leurs objets respectifs : le monde et la réalité
du monde. Ensuite, c‟est la nature de la vérité ou de la réalité : l‟un la présente comme essence,
l‟autre comme construction.
Ces deux notions de réalité s‟accompagnent, chacune de son côté, d‟une conception
différente de l‟art : l‟une exalte sa puissance, l‟autre souligne son inadéquation ; l‟une distingue
le langage poétique du langage ordinaire, l‟autre met en lumière leur ressemblance. Bien que la
notion de réalité et la conscience de sa propre (im)puissance diffèrent entre l‟art moderne et l‟art
postmoderne, la nature analogique du rapport entre la fiction et la réalité ne change pas entre les
deux périodes dont la démarcation a posé tant de difficultés aux théoriciens littéraires.
Selon Hutcheon, une autre différence entre le texte autoréflexif moderne et la métafiction
postmoderne est le rôle du lecteur. Le texte moderne semble ne pas laisser autant de liberté à
l‟interprétation du lecteur, car c‟est la psychologie de l‟auteur ou la structure interne du texte qui
détermine le sens. Mais le rôle assigné au lecteur dans A la recherche du temps perdu est en
quelque sorte symétrique de celui de l‟auteur : la tâche du lecteur comme interprète du signe
linguistique et narratif le rend égal à l‟écrivain qui est interprète du signe sensible.3 Un rapport
d‟analogie s‟établit ainsi entre le lecteur virtuel, le lecteur réel, et l‟auteur.
Une dernière différence que les théoriciens de la métafiction ont relevée, c‟est la manière
dont le roman expose son artifice. Tandis que le roman moderne n‟est autoréflexif que par sa
structure interne et spatiale, et par la mise en abyme du romancier (comme dans le
Künstlerroman), la métafiction postmoderne exhibe son artifice à travers les diverses techniques
métafictionnelles Ŕ « linguistic and narrative awareness through overt thematisation or covert
internalisation by the structure » (Hutcheon 7). Mais ce que ces théoriciens manquent de
remarquer, c‟est que toutes ces techniques métafictionnelles ont déjà été utilisées par Marcel
35
Proust dans la Recherche, mais d‟une façon plus spécifique : non seulement la nature
linguistique et narrative de la fiction, mais aussi et surtout la notion de l‟œuvre d‟art comme
métaphore, sont thématisées et actualisées dans son œuvre.
36
7
Marcel Proust, Sur Baudelaire, Flaubert et Morand 64 : « Pour des raisons qui seraient trop longues à
développer ici, je crois que la métaphore seule peut donner une sorte d‟éternité au style, et il n‟y a peut-être pas dans
tout Flaubert une seule belle métaphore. Bien plus, ses images sont généralement si faibles qu‟elles ne s‟élèvent
guère au-dessus de celles que pourraient trouver ses personnages les plus insignifiants ».
8
Voir Roman Jakobson, Essais de linguistique générale 61 : « La primauté du procédé métaphorique dans
les écoles romantiques et symbolistes a été maintes fois soulignée mais on n‟a pas encore suffisamment compris que
c‟est la prédominance de la métonymie qui gouverne et définit effectivement le courant littéraire qu‟on appelle
« réaliste », qui appartient à une période intermédiaire entre le déclin du romantisme et la naissance du symbolisme
et qui s‟oppose à l‟un comme à l‟autre.
9
Voir Charles Baudelaire, «Correspondances » dans Les fleurs du mal et autres poèmes 41. C‟est un
poème manifeste de la théorie éponyme. La première strophe présente la correspondance verticale, tandis que la
deuxième strophe illustre la correspondance horizontale :
«La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L‟homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l‟observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ».
10
Voir Roman Jakobson, Essais de linguistique générale 65 : « La compétition entre les deux procédés,
métonymique et métaphorique, est manifeste dans tout processus symbolique, qu‟il soit intrasubjectif ou social.
C‟est ainsi que dans une étude sur la structure des rêves, la question décisive est de savoir si les symboles et les
séquences temporelles utilisés sont fondés sur la contiguïté („déplacement‟ métonymique et „condensation‟
synecdochique freudiens) ou sur la similarité („ identification‟ et „symbolisme‟ freudiens) ».
11
Voir Paul Ricœur, La métaphore vive 224. Voir aussi Roman Jakobson, Essais de linguistique générale
61 : «Le développement d‟un discours peut se faire le long de deux lignes sémantiques différentes : un thème (topic)
en amène un autre soit par similarité soit par contiguïté. Le mieux serait sans doute de parler de procès
métaphorique dans le premier cas et de procès métonymique dans le second, puisqu‟ils trouvent leur expression la
plus condensée, l‟un dans la métaphore, l‟autre dans la métonymie ».
12
Voir Pierre Guiraud, La stylistique. Selon l‟auteur, deux écoles de stylistique s‟opposent l‟une à l‟autre.
Mais elles convergent sur le fondement du style : la variation et l‟écart. Selon la stylistique de l‟expression : « La
notion de valeur stylistique postule donc l‟existence de plusieurs moyens d‟expression pour une même idée ; ce
qu‟on appelle des variantes stylistiques dont chacune constitue une manière particulière d‟exprimer une même
notion » (47). Selon la stylistique de l‟individu : « Le trait caractéristique est une déviation stylistique individuelle,
une façon de parler particulière et qui s‟écarte de l‟usage normal ; tout écart de la norme dans l‟ordre du langage
reflétant un écart dans quelque autre domaine » (75). Pour suivre la distinction saussurienne, la stylistique de
l‟expression a comme l‟objet la langue, tandis que la stylistique de l‟individu se focalise sur la parole. Cela a pour
conséquence que l‟écart dans le style de l‟individu transcende les variations statistiques inhérentes à la langue. Voir
aussi Stephen Ullmann, Style in the French Novel 9: «The expressive force of a device depends in no small measure
on whether it deviates from ordinary usage [. . .]. The second feature may be termed the principle of deviation from
the norm ».
13
Voir Paul Ricœur, Temps et récit 82-84. Dès Aristote, l‟intrigue se définit comme l‟enchaînement causal
des événements.
37
14
Voir Jean Ricardou, Théorie du nouveau roman 24-25. Selon Ricardou, le déplacement de l‟objet de la
représentation du monde réel au monde imaginaire ne change rien au principe de la représentation: c‟est toujours la
représentation d‟une « entité antécédente » qui joue « tantôt la naïveté (elle s‟assimile au „réel‟), tantôt la ruse (elle
se dit imaginaire) ». Il dit plus loin : « En un sens, textuel et imagination sont deux grandeurs contradictoires. A
niveau d‟écriture, le texte ne se fait qu‟en refusant d‟exprimer un imaginaire. A niveau de lecture, par la permanente
rigueur de sa littéralité, il rappelle à l‟ordre les hypostases qu‟à partir de lui l‟imagination tente toujours d‟établir.
Ce n‟est pas le recours à un imaginaire plus ou moins débridé qui définit la littérature, c‟est le degré d‟activité d‟un
texte. Ainsi le label roman, lié à l‟idée de fabulation, n‟est-il nullement un gage certain de littérature » (25).
15
Voir Aristote. La Poétique 65 : « Le rôle du poète est de dire non pas ce qui a eu lieu réellement, mais ce
qui pourrait avoir lieu dans l‟ordre du vraisemblable ou du nécessaire [. . .] La poésie traite plutôt du général, la
chronique du particulier. Le « général », c‟est le type de chose qu‟un certain type d‟homme fait ou dit
vraisemblablement ou nécessairement ». A propos de l‟interprétation de ce passage, voir Paul Ricœur, Temps et
récit 84 : « Autrement dit : le possible, le général ne sont pas à chercher ailleurs que dans l‟agencement des faits,
puisque c‟est cet enchaînement qui doit être nécessaire ou vraisemblable. Bref, c‟est l‟intrigue qui doit être
typique ».
16
Voir Jean Ricardou, Problèmes du nouveau roman 25 : « Loin de se servir de l‟écriture pour présenter
une vision du monde, la fiction utilise le concept de monde avec ses rouages afin d‟obtenir un univers obéissant aux
spécifiques lois de l‟écriture. A la réaliste banalisation qui prétend trouver dans le livre le substitut d‟un monde
instable, l‟expression d‟un sens préalable, s‟oppose ainsi le déchiffrement créateur, tentative faite, à partir de la
fiction, pour éclaircir cette vertu qui, inventant et agençant les signes, institue le sens même ».
17
Ibid. 25 : «La fiction ne reflète point le monde par l‟intermédiaire d‟une narration ; elle est, par un
certain usage du monde comme la désignation à revers de sa propre narration. Ainsi dans La Recherche du temps
perdu, toutes les expériences (madeleine, paves, etc.) et idéologies (esthétique picturale d‟Elstir, psychologie
amoureuse de Swann, etc.) proposent une allégorie de la métaphore dont on sait qu‟elle est seule capable, selon
Proust, de „donner une sorte d‟éternité au style‟».
18
Roland Barthes et al. Poétique du récit 10 : « le discours serait une grande „phrase‟ (dont les unités ne
sauraient être nécessairement des phrases), tout comme la phrase, moyennant certaines spécifications, est un
petit „discours‟». Voir aussi Gérard Genette, Figures III 75 : « Puisque tout récit Ŕ fut-il aussi étendu et aussi
complexe que la Recherche du temps perdu Ŕ est une production linguistique assumant la relation d‟un ou plusieurs
événement(s), il est peut-être légitime de le traiter comme le développement, aussi monstrueux qu‟on voudra, donné
à une forme verbale, au sens grammatical du terme : l‟expansion d‟un verbe ». Par conséquent, Genette emprunte à
la grammaire les termes tels que « temps », « mode » et « voix » pour analyser le discours du récit.
38
CHAPITRE II : L‟ŒUVRE D‟ART COMME METAPHORE
Les spécificités de la métaphore proustienne
Dans le chapitre précédant, j‟ai discuté de la place primordiale qu‟occupe la métaphore
dans la Recherche. D‟abord, la métaphore joue un rôle dans la description ; c‟est ce que Jean
Ricardou appelle « la métaphore expressive ». Ensuite, elle fonctionne comme générateur
textuel et mécanisme structural ; c‟est ce que Ricardou nomme « la métaphore ordinale ».
Finalement, la métaphore « configurale » joue un rôle métafictionnel en tant que mise en abyme
de la narration proustienne.
Pourtant, la métaphore proustienne ne se limite pas à servir de technique descriptive,
narrative, ou métafictionnelle. Elle reflète une vision du monde que seule l‟œuvre d‟art est
capable d‟exprimer, c'est-à-dire, la notion de l‟œuvre d‟art non comme représentation, mais
comme métaphore. Cette notion de l‟œuvre d‟art converge avec la théorie de la métaphore de
Paul Ricœur, héritier de la théorie prédicative de la métaphore des sémanticiens anglais. La
théorie prédicative de la métaphore s‟oppose à celle de la rhétorique traditionnelle à deux
niveaux : 1) la métaphore classique est la substitution d‟un mot par un autre basée sur la
ressemblance, tandis que la métaphore prédicative se constitue par un nouveau rapport
syntagmatique entre les mots et les phrases ; 2) selon la rhétorique classique, la métaphore n‟est
qu‟une technique qui sert à exprimer une entité préalable à l‟œuvre, tandis que d‟après la théorie
prédicative, l‟œuvre d‟art est une métaphore macrocosmique où les parties constituent un tout
par leur interaction interne réciproque, pour créer son propre référent qui exprime une vision du
monde réel.
39
Cette théorie souligne deux aspects essentiels de la métaphore ou de l‟œuvre d‟art : 1)
l‟écart entre le langage ordinaire et le langage poétique ; 2) la détermination du sens
métaphorique par le contexte ou le rapport métonymique. L‟importance de l‟écart et de la
métonymie dans le processus de métaphorisation trouve son illustration concrète dans la
métaphore proustienne au niveau microcosmique et dans l‟œuvre proustienne au niveau
macrocosmique.
La métonymie et l‟écart dans la métaphore proustienne
L‟importance de l‟écart et de la métonymie, soulignée dans la théorie prédicative, trouve
son expression concrète dans la métaphore proustienne. Dans la métaphore descriptive ou
expressive, l‟écart entre le comparé et le comparant est souvent non seulement grand mais aussi
mobile. Stephen Ullmann énumère cinq spécificités structurales de la métaphore proustienne,
dont deux Ŕ les métaphores simultanées et les métaphores accumulées Ŕ mettent en relief l‟écart
entre le comparé et le comparant en utilisant de multiples véhicules pour le même ténor. Dans le
premier chapitre de cette étude, j‟ai présenté l‟analyse que fait Gérard Genette de l‟importance
de la métonymie dans la métaphore proustienne. Elle distingue, on l‟a vu, la métaphore
descriptive de la métaphore structurale et relève trois types de motivation métonymique. Dans le
premier type, que Genette nomme la métaphore diégétique, la contiguïté référentielle motive la
métaphore. Dans le deuxième, la métaphore filée, la contiguïté textuelle détermine ou justifie la
métaphore ou la comparaison.
Le troisième type, la métaphore structurale, est représentée par l‟épisode de la petite
madeleine. Ici la contiguïté référentielle et la métonymie textuelle servent à faire avancer la
narration. Bien que la ressemblance semble indispensable pour le rappel du moment passé par la
40
sensation présente, l‟écart y fonctionne à plusieurs niveaux et joue un rôle déterminant. D‟abord,
l‟absence de la mémoire volontaire fournit la condition nécessaire pour le fonctionnement de la
mémoire involontaire :
C‟est ainsi que, pendant longtemps, quand réveillé la nuit, je me ressouvenais de
Combray, je n‟en revis jamais que cette sorte de pan lumineux, découpé au milieu
d‟indistinctes ténèbres, pareil à ceux que l‟embrasement d‟un feu de Bengale ou quelque
projection électrique éclairent et sectionnent dans un édifice dont les autres parties restent
plongées dans la nuit : à la base assez large, le petit salon, la salle à manger, l‟amorce de
l‟allée obscure par où arriverait M. Swann, l‟auteur inconscient de mes tristesses, le
vestibule où je m‟acheminais vers la première marche de l‟escalier, si cruel à monter, qui
constituait à lui seul le tronc fort étroit de cette pyramide irrégulière ; et, au faîte, ma
chambre à coucher avec le petit couloir à porte vitrée pour l‟entrée de maman ; en un
mot, toujours vu à la même heure, isolé de tout ce qu‟il pouvait y avoir autour.
(Recherche I 43)
Le passé rappelé ici se caractérise par sa restriction dans l‟espace et dans le temps, parce
que : « comme ce que je m‟en serais rappelé m‟eût été fourni seulement par la mémoire
volontaire, la mémoire de l‟intelligence, et comme les renseignements qu‟elle donne sur le passé
ne conservent rien de lui, je n‟aurais jamais eu envie de songer à ce reste de Combray. Tout cela
était en réalité mort pour moi » (43). La mémoire volontaire ici opère une réduction et une
abstraction de l‟être du passé, comme le langage et la perception ordinaires vis-à-vis des choses
réelles. Heureusement, l‟impuissance de la mémoire volontaire à réveiller le passé mort fournit à
la mémoire involontaire l‟occasion de le faire, quand le hasard produit la rencontre des deux
sensations.
41
Dans le fonctionnement de la mémoire involontaire, la sensation passée, dès qu‟elle est
rappelée par la sensation présente, se trouve dévorée par le passé entier qui surgit par des
associations métonymiques, de sorte qu‟un goût de la petite madeleine trempée dans une tasse de
thé fait surgir le Combray du passé dans son entièreté et dans sa différence temporelle, spatiale et
qualitative :
Et comme dans ce jeu où les Japonais s‟amusent à tremper dans un bol de porcelaine
rempli d‟eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils
plongés, s‟étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des
maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les
fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les
bonnes gens du village et leurs petits logis et l‟église et tout Combray et ses environs,
tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.
(Recherche I 47)
Comme dans l‟épanouissement de la fleur japonaise trempée dans l‟eau, ici la métonymie
joue un rôle déterminant pour ressusciter le passé : non seulement le moment passé, mais le moi
du passé, non seulement la résurrection du passé mais l‟engendrement de l‟œuvre entière qui est
la Recherche. Ce qui est souligné ici, c‟est l‟écart entre la sensation présente qui rappelle et ce
qui en résulte. Finalement, l‟écart se manifeste dans l‟explication infiniment différée de la
félicité qui accompagne la mémoire involontaire :
Mais à l‟instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je
tressaillis, attentif à ce qui se passait d‟extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux
m‟avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa
42
brièveté illusoire [. . .]. D‟où vient-elle ? Que signifie-t-elle ? Où l‟appréhender ?
(Recherche I 44)
Ici la félicite précède son explication dont le retard rend la joie énigmatique. Même après
des efforts multiples qui mènent Marcel à reconnaître la même sensation dans une autre petite
madeleine, dans un autre temps et espace, même après le surgissement de Combray entier de la
tasse de thé, il ne sait pas encore comment expliquer cette félicité :
Et dès que j‟eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me
donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de
découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur
la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s‟appliquer au petit pavillon.
(Recherche I 47)
Encore une fois, c‟est l‟écart entre la sensation et la raison, comme celui entre la mémoire
volontaire et involontaire. D‟une façon générale, l‟écart, qui se manifeste à plusieurs niveaux
dans le fonctionnement de la mémoire involontaire, ou dans la métaphore ordinale, peut se
résumer comme l‟écart entre l‟intelligence et les associations inconscientes. Ici l‟écart se
rapproche du concept de « clinamen », une légère déviation introduite dans la chaîne de
causalité, nécessaire pour la création du monde et de l‟œuvre d‟art.19
Si la « métaphore ordinale actuelle » suit le fonctionnement de la mémoire involontaire
au moment du rappel, et par-là fonctionne comme générateur de l‟écriture, la « métaphore
ordinale virtuelle » imite la mémoire involontaire au moment de l‟enregistrement et au moment
du rappel, et par là fonctionne au niveau de la lecture.20 Dans la métaphore ordinale virtuelle,
l‟écart se manifeste d‟abord dans la distance temporelle ou textuelle entre les deux scènes
semblables. Il se manifeste ensuite dans la lecture métaphorique qui ne fait rapprocher deux
43
scènes que pour mettre en évidence leur différence, comme au début de la Recherche, les deux
côtés de Combray sont présentés comme des antipodes inconciliables :
Car il y avait autour de Combray deux côtés pour les promenades, et si opposés qu‟on ne
sortait pas en effet de chez nous par la même porte, quand on voulait aller d‟un côté ou de
l‟autre : le côté de Méséglise-la-Vineuse, qu‟on appelait aussi le côté de chez Swann
parce qu‟on passait devant la propriété de M. Swann pour aller par là, et le côté de
Guermantes [. . .]. Alors « prendre par Guermantes » pour aller à Méséglise, ou le
contraire, m‟eût semblé une expression aussi dénuée de sens que prendre par l‟est pour
aller à l‟ouest. (Recherche I 134)
Mais à la fin de la Recherche, les deux côtés inconciliables s‟avèrent se lier par un
raccourci, quand Gilberte propose à Marcel un itinéraire de promenade tout à fait inouï : « „Si
vous voulez, nous pourrons tout de même sortir un après-midi et nous pourrons alors aller à
Guermantes, en prenant par Méséglise, c‟est la plus jolie façon‟, phrase qui en bouleversant
toutes les idées de mon enfance m‟apprit que les deux côtés n‟étaient pas aussi inconciliables que
j‟avais cru » (III 692-693). Ici l‟écart et la métonymie fonctionnent sur deux plans : à l‟intérieur
des deux passages et dans le rapport entre eux. Dans le premier passage, l‟écart se manifeste
entre les deux côtés de Combray. Dans le deuxième, la métonymie remplit et remplace l‟écart
entre les deux côtés. L‟écart entre les deux passages est rempli par le texte entier de la
Recherche, qui raconte l‟histoire d‟un apprentissage : Marcel devient écrivain authentique, ce qui
consiste à s‟approprier l‟art de la métaphore.
L‟écart s‟exprime non seulement dans la métaphore expressive et ordinale, mais d‟une
façon si obsédante et si universelle, que Roland Barthes, dans «Une idée de recherche »,
constate :
44
Ce dessin, qui conjoint dans un même objet deux états absolument antipathiques et
renverse radicalement une apparence en son contraire, est fréquent dans la Recherche du
temps perdu [. . .]. Ces notations sont si fréquentes, elles sont appliquées à des individus,
des objets, des situations, des langages si différents avec une telle consistance, qu‟on est
en droit d‟y repérer une forme de discours dont l‟obsession même est énigmatique.
Appelons cette forme, tout au moins provisoirement, l‟inversion. (Recherche de Proust
35)
A la fin de son analyse, Barthes conclut :
Le renversement est une loi. Tout trait est appelé à se renverser, par un mouvement de
rotation implacable [. . .]. Cette contrainte est si légale qu‟elle rend inutile, dit Proust,
l‟observation des mœurs [. . .]. C‟est la forme de cette lecture, la logique de l‟inversion
qui structure le monde, c'est-à-dire la mondanité [. . .]. A la syntaxe classique, qui nous
dirait que la princesse Sherbatoff n’est qu’une tenancière de maison publique, Proust
substitue une syntaxe concomitante : la princesse est aussi une maîtresse de bordel ;
nouvelle syntaxe, qu‟il faudrait appeler métaphorique, parce que la métaphore,
contrairement à ce que la rhétorique a longtemps pensé, est un travail de langage privé de
toute vectorisation : elle ne va d‟un terme à un autre que circulairement et infiniment
[. . .]. On comprend alors pourquoi l‟ethos de l‟inversion proustienne est la surprise
[. . .] : énoncer les contraires, c‟est finalement les réunir dans l‟unité même du texte, du
voyage d‟écriture. (38)
Barthes révèle ici l‟écart en forme de renversement ou d‟inversion non seulement
comme un trait caractéristique de l‟œuvre proustienne, mais aussi comme une spécificité de la
métaphore. Et dans cette conception de la métaphore, l‟écart est étroitement lié à la métonymie :
45
deux termes éloignés se réunissent dans la contiguïté du texte pour constituer la métaphore par le
principe de « ce qui s‟assemble se ressemble ». Du même coup, Barthes dévoile le lien
analogique entre l‟œuvre proustienne et la métaphore en général et renforce la notion de l‟œuvre
d‟art comme métaphore. La définition de la métaphore donnée par Barthes par le biais de la
structure de la Recherche converge ainsi avec la théorie prédicative de la métaphore.
Il ne suffit pas de remarquer l‟écart et la métonymie dans la métaphore descriptive,
structurelle, ou thématique. Il faudrait se rappeler que la métaphore, chez Proust, n‟est pas une
question de technique, mais une vision du monde qui se traduit par l‟œuvre d‟art. Par
conséquent, l‟écart et la métonymie à l‟intérieur de la métaphore sont des reflets d‟une
conception de l‟œuvre d‟art et de son rapport avec le réel.
L‟écart et la métonymie dans la conception proustienne de l‟œuvre d‟art
La Recherche de Proust est métafictionnelle parce qu‟elle thématise et actualise la
conception de l‟œuvre d‟art comme métaphore d‟une façon systématique : d‟abord et plus
souvent par la structure de l‟œuvre, et ensuite, à travers les commentaires du narrateur. Le choix
du narrateur à la première personne et la forme du roman d‟apprentissage permettent à Proust de
mêler les commentaires et la narration sans briser l‟homogénéité de l‟œuvre,21 à la différence de
« l‟œuvre intellectuelle » à laquelle il reproche une « grande indélicatesse » :
Une œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du
prix. Encore cette dernière ne fait-elle qu‟une valeur qu‟au contraire, en littérature, le
raisonnement logique diminue. On raisonne, c‟est-à-dire on vagabonde, chaque fois
qu‟on n‟a pas la force de s‟astreindre à faire passer une impression par tous les états
successifs qui aboutiront à sa fixation, à l‟expression. La réalité à exprimer résidait, je le
46
comprenais maintenant, non dans l‟apparence du sujet, mais à une profondeur ou cette
apparence importe peu. (Recherche IV 461)
Ce passage connote une figure binaire, une opposition entre deux paradigmes :
d‟un côté, « œuvre intellectuelle », « théorie », « marque du prix », « raisonnement logique »,
« l‟apparence du sujet » ; de l‟autre, « objet », « impression », « expression », « profondeur ».
Pour commenter ce passage, il s‟agit d‟abord de définir chaque terme entendu par Proust et
d‟établir le rapport entre les termes du même paradigme, de reconstituer ce que les deux
paradigmes représentent, de montrer finalement l‟attitude de Proust vis-à-vis des deux
paradigmes, et d‟en déduire sa notion de l‟œuvre d‟art.
Pour commencer, qu‟est-ce que Proust entend par œuvre « intellectuelle » ? Pour
répondre à cette question, il faut remonter un peu en avant dans le texte :
Mais inversement, cette qualité du langage [. . .] dont croient pouvoir se passer les
théoriciens, ceux qui admirent les théoriciens croient facilement qu‟elle ne prouve pas
une grande valeur intellectuelle, valeur qu‟ils ont besoin, pour la discerner, de voir
exprimer directement et qu‟ils n‟induisent pas de la beauté d‟une image. D‟où la
grossière tentation pour l‟écrivain d‟écrire des œuvres intellectuelles. (IV 460-461)
Une œuvre intellectuelle est donc une œuvre où la valeur intellectuelle est dénotée par le
discours, au lieu d‟être exprimée indirectement par la beauté d‟une image. Ici deux autres
oppositions se posent : 1) « valeur intellectuelle » contre « qualité du langage » ; 2) « exprimer
directement » contre « par la beauté d‟une image ». Dans le deuxième couple d‟oppositions, la
première expression peut être rapprochée de dénotation, tandis que la deuxième n‟est pas
exactement équivalente de connotation. On remplace donc la première par dénotation, et on
47
garde le terme image pour la deuxième. Ici les deux paradigmes esquissés au-dessus se trouvent
élargis : le premier par le mot dénotation, le deuxième par « qualité du langage » et « image ».
Pour continuer notre raisonnement et pour retourner dans notre première citation, « une
œuvre intellectuelle », par un glissement métonymique, devient équivalent de « l‟œuvre où il y a
des théories ». Un autre glissement de sens s‟opère: « théories » est remplacé par
« raisonnements logiques ». Ici, une double équation s‟établit : œuvre intellectuelle = où il y a
des théories= raisonnements logiques. La deuxième citation fournit le moyen de ces
raisonnements logiques Ŕ la dénotation, et identifie la réalité à exprimer Ŕ l‟apparence du sujet.
Il reste encore à élucider ce que Proust entend par « théories » :
Je sentais que je n‟aurais pas à m‟embarrasser des diverses théories littéraires qui
m‟avaient un moment troublé Ŕ notamment celles que la critique avait développées au
moment de l‟affaire Dreyfus et avait reprises pendant la guerre, et qui tendaient à « faire
sortir l‟artiste de sa tour d‟ivoire », et à traiter des sujets non frivoles ni sentimentaux,
mais peignant de grands mouvements ouvriers, et à défaut de foules, à tout le moins non
plus d‟insignifiants oisifs [. . .], mais de nobles intellectuels, ou des héros. (460)
Le mot « théories » ici prend un sens spécifique renvoyant aux théories sociales ou
morales de l‟époque, qui tendent à faire de l‟œuvre d‟art un moyen d‟engagement politique.
Il est devenu de plus en plus clair, à travers l‟analyse, que les termes du premier paradigme
correspondent au discours classique, où le langage se présente comme signe de représentation,
où le discours a pour fonction de représenter la réalité du monde, et où la littérature vise à un but
moralisant sinon propagandiste. Dans Les mots et les choses, Michel Foucault décrit le langage
classique, en analysant d‟abord le rapport entre le signifiant et le signifié :
48
En fait le signifiant n‟a pour tout contenu, toute fonction et toute détermination que ce
qu‟il représente : il lui est entièrement ordonné et transparent ; mais ce contenu n‟est
indiqué que dans une représentation qui se donne comme telle, et le signifié se loge sans
résidu ni opacité à l‟intérieur de la représentation du signe. (78)
Ce qui caractérise les deux composants du signe, c‟est la transparence. D‟un côté, le
signifiant non seulement représente le signifié, mais il ne se manifeste et ne se reconnaît que
comme le signe de représentation. Le signifié, en revanche, n‟est qu‟un concept sans opacité ni
épaisseur, mais il se désigne comme le réel. Dans la Recherche, Proust met en cause la
représentation qui prétend être la réalité :
Si la réalité était cette espèce de déchet de l‟expérience, à peu près identique pour chacun,
parce que quand nous disons : un mauvais temps, une guerre, une station de voitures, un
restaurant clair, un jardin en fleurs, tout le monde sait ce que nous voulons dire ; si la
réalité était cela, sans doute une sorte de film cinématographique de ces choses suffirait et
le « style », la « littérature » qui s‟écarterait de leur simples donnés seraient un horsd‟œuvre artificiel. Mais était-ce bien cela, la réalité ? (IV 468)
Proust questionne d‟abord l‟adéquation entre le langage ordinaire et la réalité : le signe
réduit la chose représentée à un concept abstrait. Mais il y a plus dans ce passage : « cette espèce
de déchet de l‟expérience » est ce que le langage ordinaire exprime. Derrière le langage
ordinaire, il y a l‟expérience inauthentique, c'est-à-dire la perception habituelle. A force
d‟habitude, le langage ordinaire finit par devenir une manière de voir les choses. Il y a donc un
pacte de solidarité entre le langage et la perception ordinaire. Pour utiliser les mots de Foucault :
Les phénomènes ne sont jamais donnés que dans une représentation [. . .]. Toutes les
49
représentations sont liées entre elles comme des signes, à elles toutes, elles forment
comme un immense réseau ; chacune en sa transparence se donne pour le signe de ce
qu‟elle représente ; et cependant Ŕ ou par ce fait même Ŕ nulle activité spécifique de la
conscience ne peut jamais constituer une signification. (Les mots et les choses 80)
Le premier système de représentation est la perception, et le deuxième le langage. Les
deux constituent un réseau qui prétend représenter le réel. Les deux systèmes de représentation
ont deux points en commun : 1) la transparence du signifiant Ŕ le sujet percevant dans l‟un, le
signe phonique et graphique dans l‟autre ; 2) la confusion entre le signifié et le référent réel Ŕ la
chose perçue pour la chose réelle dans la perception, le signifié pour le référent dans le langage.
Selon Nelson Goodman, toute perception est une fausse représentation du réel à cause de son
caractère subjectif :
There is no innocent eye. The eye comes always ancient to its work, obsessed by its own
past and by old and new insinuations of the ear, nose, tongue, fingers, heart, and brain. It
functions not as an instrument self-powered and alone, but as a dutiful member of a
complex and capricious organism. Not only how but what it sees is regulated by need
and prejudice. It selects, rejects, organizes, discriminates, associates, classifies, analyzes,
constructs. It does not so much mirror as take and make; and what it takes and makes it
sees not bare, as items without attributes, but as things, as food, as people, as enemies, as
stars, as weapons. Nothing is seen nakedly or naked. (Languages of Art 8)
De plus, Goodman constate qu‟il n‟est pas possible d‟accéder au réel parce que «„the
correct perception‟ Ŕ which would mean, „the adequate expression of an object in the subject‟ Ŕ
is a contradictory impossibility. For between two absolutely different spheres, as between
50
subject and object, there is no causality, no correctness, and no expression » (86). Le relativisme
du voir a été relevé aussi par d‟autres philosophes, parmi lesquels, Nietzsche :
Only by means of the petrification and coagulation of a mass of images that originally
streamed from the primal faculty of the human imagination like a fierce liquid, only in
the invincible faith that this sun, this window, this table is a truth in itself, in short, only
by forgetting that he himself is an artistically creating subject, does man live with any
repose, security, and consistency. If but for an instant he could escape from the prison
wall of his faith, his «self-consciousness» would immediately be destroyed. It is even a
difficult thing for him to admit to himself that the insect or the bird perceives an entirely
different world from the one that man does, and that the question of which of these
perceptions of the world is the more correct one is quite meaningless, for this would have
to be decided previously in accordance with a criterion which is not available. (Truth and
Lies 86-87)
En opérant le glissement de la perception et de la représentation à la réalité, ce que le
langage classique présume, c‟est une réalité préalable et en dehors de la représentation. Ce que
ce langage dissimule, c‟est le rapport arbitraire entre le signe et la chose qu‟il représente. Le
signifiant du signe verbal, en effet, n‟imite pas le signifié, pour utiliser les mots de
Mallarmé dans « Crise de vers » : « Les langues imparfaites en cela que plusieurs, manque la
suprême [. . .]. A côté d‟ombre opaque, ténèbres se fonce peu ; quelle déception, devant la
perversité conférant à jour comme à nuit, contradictoirement, des timbres obscur ici, là clair »
(Poésies 200-201). De plus, le signifié en tant que concept général, ne correspond pas à la chose
réelle. Le signe est ainsi deux fois éloigné de la chose qu‟il est censé représenter. De l‟autre
côté, le langage fonctionne selon ses propres lois qui, au lieu d‟imiter celles du monde, coupent
51
sa continuité naturelle par les mots et le réorganisent selon sa propre grammaire. Comme
Foucault le dit éloquemment : « Le réseau complet des signes se lie et s‟articule selon les
découpes propres au sens. Le tableau des signes sera l‟image des choses » (Les mots et les
choses 80).
Le langage classique, en se renfermant sur soi comme un système autonome, est
exactement le contraire de la représentation au sens de mimesis. Mais à force d‟habitude, le
langage fait croire à la réalité de ce qu‟il dit du monde réel, en se collant à lui comme une grille à
travers laquelle le monde apparaît. Selon Roland Barthes, l‟art classique correspond exactement
au principe de la représentation : « Dans l‟art classique, une pensée toute formée accouche une
parole qui l‟exprime, la traduit » (Le degré zéro de l’écriture 36). Un autre trait de la littérature
classique (poésie et prose) consiste en :
L‟économie relationnelle, c‟est-à-dire que les mots y sont abstraits le plus possible au
profit des rapports. Aucun mot n‟y est dense par lui-même, il est à peine le signe d‟une
chose, il est bien plus la voie d‟une liaison. Loin de plonger dans une réalité intérieure
consubstantielle à son dessin, il s‟étend, aussitôt proféré, vers d‟autres mots, de façons à
former une chaîne superficielle d‟intentions. (37)
Barthes compare ensuite ce caractère relationnel de la littérature classique aux formules
mathématiques. Ce que Barthes révèle, c‟est le rapport interne du discours classique qui fait
abstraction non seulement du monde réel, mais de l‟être du langage. Ce langage classique
correspond en effet aussi à la parole courante, que Maurice Blanchot divise en parole brute et
parole de la pensée pour les opposer à la parole poétique :
La parole brute [. . .] pure absence de mots, pur échange où rien ne s‟échange, où il y a
rien de réel que le mouvement d‟échange, qui n‟est rien [. . .]. Elle nous donne les choses
52
dans leur présence, les représente [. . .]. Cependant, la parole brute n‟est nullement brute.
Ce qu‟elle représente n‟est pas présent [. . .]. Il [le langage ordinaire] est d‟usage, usuel,
utile; par lui, nous somme au monde, nous sommes renvoyés à la vie du monde.
(L’espace littéraire 38-39)
Selon Blanchot, la parole de la pensée, bien qu‟elle soit « le travail et la parole de la
signification même », n‟est pas plus essentielle que la parole brute, car « elle nous renvoie
toujours au monde, elle nous montre le monde tantôt comme l‟infini d‟une tache et le risque d‟un
travail, tantôt comme une position ferme où il nous est loisible de nous croire en lieu sûr» (41).
La parole essentielle de Blanchot, c‟est la parole philosophique qui fait abstraction du
monde sensible. Cette parole réduit l‟être du réel à son aspect conceptuel et intelligible, à des
lois générales qui gouvernent les rapports entre les choses, à des vérités éternelles qui
transcendent le temps. La parole poétique, par contre, est un langage qui dévoile des vérités du
monde en les incarnant dans l‟œuvre. Maurice Merleau-Ponty constate la distinction entre la
parole de la pensée et la parole poétique à travers l‟œuvre proustienne:
Ce qu‟on a appelé le platonisme de Proust est un essai d‟expression intégrale du monde
perçu ou vécu. Pour cette raison même, le travail de l‟écrivain reste travail de langage,
plutôt que de « pensée » : il s‟agit de produire un système de signes qui restitue par son
agencement interne le paysage d‟une expérience, il faut que les reliefs, les lignes de force
de ce paysage induisent une syntaxe profonde, un monde de composition et de récit qui
défont et refont le monde et le langage usuel. (Descombes 240)
Ce passage suggère que la différence entre le langage de la pensée et le langage littéraire
s‟enracine d‟abord dans leurs objets respectifs : à la différence de la philosophie, la tâche de la
littérature n‟est pas d‟illustrer les lois générales mais de restituer les expériences vécues. Elle
53
réside ensuite dans la manière spécifique pour la littérature de reconstituer l‟expérience vécue :
non pas par le discours et la représentation, mais par sa structure interne. L‟apprentissage de
Proust/Marcel pour devenir un écrivain original consiste à faire la distinction entre le langage
abstrait de la philosophie et le langage poétique et à passer de l‟un à l‟autre. D‟abord, Marcel se
décourage du manque d‟objet philosophique dans son œuvre à venir :
Et ces rêves m‟avertissent que puisque je voulais un jour être écrivain, il était temps de
savoir ce que je comptais écrire. Mais dès que je me le demandais, tâchant de trouver un
sujet où je pusse faire tenir une signification philosophique infinie, mon esprit s‟arrêtait
de fonctionner, je ne voyais plus que le vide en face de mon attention, je sentais que je
n‟avais pas de génie ou peut-être une maladie cérébrale l‟empêchait de naître. (Recherche
I 170)
Le découragement de Marcel provient plus de son échec à faire une distinction entre la
philosophie et l‟œuvre d‟art, que du manque d‟objet philosophique. Plus tard, ce découragement
trouve son remède dans les impressions, mais Marcel ne se rend pas encore compte de leur
signification :
Certes ce n‟était pas des impressions de ce genre qui pouvaient me rendre l‟espérance que
j‟avais perdue de pouvoir être un jour écrivain et poète, car elles étaient toujours liées à
un objet particulier, dépourvu de valeur intellectuelle et ne se rapportant à aucune vérité
abstraite. Mais du moins elles me donnaient un plaisir irraisonné, l‟illusion d‟une sorte
de fécondité et par là me distrayaient de l‟ennui, du sentiment de mon impuissance que
j‟avais éprouvés chaque fois que j‟avais cherché un sujet philosophique pour une grande
œuvre littéraire. (Recherche I 176-177)
54
Ce n‟est qu‟à la fin de la Recherche que Marcel apprendra que la tâche de l‟écrivain
consiste à traduire les impressions dans une œuvre d‟art plutôt que de traiter directement un sujet
philosophique. Si en général, le roman se distingue de la philosophie par le sujet qu‟il traite,
l‟expérience vécue au lieu du concept abstrait, le roman philosophique22 diffère de la philosophie
dans la manière dont il traite le même sujet, par exemple, le temps. Tandis que la philosophie
s‟appuie sur le raisonnement et le discours, le roman proustien exprime une conception du temps
par sa structure narrative et le déroulement de son histoire. L‟immensité de la Recherche lui
permet de démontrer la réalité du temps dans ses deux aspects complémentaires : son pouvoir
destructif lié à son écoulement irréversible, et la possibilité de transcender le temps par la
mémoire involontaire et surtout par l‟œuvre d‟art.
Il est temps de traiter l‟autre paradigme extrait des citations proustiennes. Il faut
commencer avec « l‟impression » puisque c‟est là que réside la source de l‟écriture proustienne.
Dans Marcel Proust ou esthétique de l’entre-deux, Pedro Kadivar souligne l‟importance de
l‟impression proustienne dans la perception du réel:
A examiner la terminologie proustienne de la perception, impression est un des mots qui
reviennent le plus souvent. L‟auteur l‟utilise volontiers pour faire décrire le narrateur,
pour dire le réel à travers le narrateur, et le mot pèse de tout son poids à la fois par sa
fréquence et par les sens multiples dont il est chargé. Cette panoplie de sens, le champ de
signification que propose le mot, permet de décortiquer les tours et détours de la
perception du réel chez Proust. (75)
Ensuite, le critique fait une analyse détaillée des impressions proustiennes et relève les
sens multiples du mot « impression ».23 Ces multiples sens du mot « impression » convergent
pourtant en un point précis Ŕ la subjectivité, qu‟elle participe de l‟émotion, l‟imagination (liée à
55
l‟inachèvement de la perception), la sensation physique, ou du doute. Et par là, elle se distingue
de la perception claire et achevée, dirigée par l‟intelligence, qui renvoie au fait, à la causalité et
au monde utilitaire.
A la différence de la perception ordinaire qui fait abstraction non seulement de l‟objet
perçu, mais aussi du sujet percevant, l‟impression résulte de l‟interpénétration entre le sujet et
l‟objet : «Toute impression est double, à demi engrainée dans l‟objet, prolongée en nous-mêmes
par une autre moitié que seul nous pouvons connaître, nous nous empressons de négliger celle-là,
c'est-à-dire la seule à laquelle nous devrions nous attacher » (Recherche IV 470).
Les impressions obscures sont les traces et les empreintes du réel, parce que
leur déchiffrage était difficile mais seul il donnait quelque vérité à lire. Car les vérités
que l‟intelligence saisit directement à claire-voie dans le monde de la pleine lumière ont
quelque chose de moins profond, de moins nécessaire que celles que la vie nous a malgré
nous communiqué en une impression, matérielle parce qu‟elle est entrée par nos sens,
mais dont nous pouvons dégager l‟esprit. (Recherche IV 457)
Le déchiffrage ne peut se réaliser que dans la création d‟un « équivalent spirituel » (IV
457) du signe matériel (l‟impression), puisque la vérité à exprimer réside à une profondeur « où
l‟apparence du sujet importe peu », où le langage de la représentation devient impuissant.
L‟équivalent spirituel, c‟est l‟œuvre d‟art, qui est à la fois le produit de ce déchiffrage et
l‟incarnation de cette vérité nouvelle par l‟intermédiaire de l‟image. Ici une triple équation
s‟établit : la vérité cachée = une image précieuse = un équivalent spirituel =une œuvre d‟art.
D‟ailleurs, l‟expression proustienne, « l‟équivalent spirituel », implique le rapport métaphorique
entre l‟impression et l‟image. Comme le dit Proust dans un autre passage :
56
D‟une autre façon, des impressions obscures avaient quelquefois, et déjà à Combray du
côté de Guermantes, sollicité ma pensée, à la façon de ces réminiscences, mais qui cache
non une sensation d‟autrefois mais une vérité nouvelle, une image précieuse que je
cherchais à découvrir par des efforts du même genre que ceux qu‟on fait pour se rappeler
quelque chose. (Recherche IV 457)
Ce passage met en évidence les analogies et les différences entre l‟impression et la
réminiscence. Les deux ont ceci en commun : comme la réminiscence est basée sur le rapport
métaphorique entre deux sensations (passée et présente), l‟impression s‟exprime dans l‟image
qui est son analogue littéraire. La différence entre l‟impression et la réminiscence réside dans le
caractère de la vérité cachée : ce n‟est plus comme dans la réminiscence, une sensation du passé,
mais « une vérité nouvelle », « une image précieuse ». Quelle est donc cette vérité nouvelle,
cette image précieuse, sinon l‟œuvre à venir qui appelle l‟artiste vers sa création ? La différence
entre les deux réside ensuite dans la direction du temps : l‟une s‟oriente vers le passé, l‟autre vers
l‟avenir. Elle réside aussi dans l‟opposition de lieu : l‟une s‟oriente vers le monde réel, l‟autre
vers l‟œuvre d‟art. L‟analogie et la différence entre la réminiscence et la traduction de
l‟impression par l‟œuvre d‟art se manifestent dans l‟épisode des trois clochers où l‟échec de
l‟une résulte en la réalisation de l‟autre. La transformation de l‟échec de la mémoire en triomphe
de l‟écriture démontre la supériorité de l‟art par rapport à la mémoire : la mémoire involontaire,
bien qu‟elle ait ce pouvoir magique de ressusciter le passé, ne sert que de générateur et de
modèle pour l‟écriture qui est sa révélation et son aboutissement ultimes.
Si l‟impression se rapproche de la réminiscence par sa nature spontanée et inconsciente,
elle diffère de la perception habituelle de la même façon. Le rapport entre l‟impression et la
perception habituelle est analogue à celui qui existe entre réminiscence et mémoire volontaire.
57
Tandis que la perception habituelle réduit l‟objet perçu à un concept associé à son nom,
l‟impression revendique l‟être entier de la chose entr‟aperçue. Le rapport métaphorique entre
l‟impression et l‟œuvre d‟art est relevé aussi par Nietzsche :
There is, at most, an aesthetic relation: I mean, a suggestive transference, a stammering
translation into a completely foreign tongue Ŕ for which there is required, in any case, a
freely inventive intermediate sphere and mediating force [. . .]. For it is not true that the
essence of things “appears” in the empirical [i.e. the phenomenal] world. A painter
without hands who wishes to express in song the picture before his mind would, by
means of this substitution of spheres, still reveal more about the essence of things than
does the empirical world. (Truth and Lies 87)
Le vocabulaire de Nietzsche Ŕ « transference », « translation into a completely foreign
tongue » et « intermediate sphere » Ŕ fait écho au vocabulaire proustien quand il parle de « la
traduction de l‟impression dans un équivalent spirituel ». Ce vocabulaire souligne l‟importance
de l‟écart dans le rapport métaphorique entre l‟impression et l‟œuvre d‟art. L‟œuvre d‟art ne
peut accéder à l‟essence que par la traduction de l‟impression, qui est « le travail inverse de celui
que font en nous l‟intelligence, l‟amour propre, la passion, l‟habitude, quand elles amassent audessus de nos impressions pour les cacher les clichés photographiques, nomenclatures et buts
pratiques que nous appelons faussement la vie » (Aubert 29).
Dans la Recherche, l‟impuissance du langage ordinaire à exprimer l‟impression profonde
est mise en évidence explicitement et implicitement. Explicitement par les commentaires du
narrateur : « Les noms qui désignent les choses répondent toujours à une notion de l‟intelligence,
étrangère à nos impressions véritables et qui nous force à éliminer d‟elles tout ce qui ne se
58
rapporte pas à cette notion » (Recherche II 191). Implicitement à travers les expériences du
protagoniste :
Le toit de tuile faisait dans la mare, que le soleil rendait de nouveau réfléchissante, une
marbrure rose, à laquelle je n‟avais encore jamais fait attention. En voyant sur l‟eau et à
la face du mur un pâle sourire répondre au sourire du ciel, je m‟écriai dans tout mon
enthousiasme, en brandissant mon parapluie refermé : « Zut, zut, zut, zut. » Mais en
même temps je sentis que mon devoir eût été de ne pas m‟en tenir à ces mots opaques et
de tâcher de voir plus clair dans mon ravissement. (Recherche I 153)
Ce passage montre que l‟enthousiasme de Marcel provoqué par l‟impression aboutit à
une exclamation plutôt qu‟à une représentation par le langage ordinaire. Selon Ludwig
Wittgenstein, l‟esthétique appartient au domaine de « l‟indicible ». Par conséquent, le mot
« beau », c'est-à-dire, le langage ordinaire, ne joue aucun rôle dans le jugement esthétique. Ce
qui est en jeu dans l‟appréciation esthétique, c‟est un sentiment de satisfaction qui ne peut
s‟exprimer que par le mot « juste » ou mieux, par les gestes et les interjections de satisfaction.
Autrement dit, l‟appréciation esthétique appartient au domaine de l‟expérience, plutôt qu‟au
domaine des théories et des concepts.24
Bien que le « Zut » quatre fois répété ait peut-être pu soulager l‟enthousiasme de Marcel,
il n‟arrive pas à transmettre son impression et son enthousiasme à un paysan qui passe à ce
moment.25 Pourtant, l‟impossibilité de fixer l‟impression par le langage ordinaire est surmontée,
quelques pages plus tard, par le rêve du narrateur : « Ce sont ces prairies où, quand le soleil les
rend réfléchissantes comme une mare, se dessinent les feuilles des pommiers, c‟est ce paysage
dont parfois, la nuit dans mes rêves, l‟individualité m‟étreint avec une puissance presque
fantastique et que je ne peux plus retrouver au réveil » (Recherche I 183).
59
La beauté de la mare rendue réfléchissante par le soleil ne peut être dite que dans la
beauté des prairies, elles aussi rendues réfléchissantes par le soleil. Ce qui réussit ici à rendre
l‟impression, c‟est le ressort métaphorique du rêve, qui, en juxtaposant deux images différentes,
en dégage une essence commune aux deux. Enfin, c‟est la métaphore onirique qui engendre le
texte proustien et surmonte ainsi l‟incapacité d‟exprimer l‟impression de « la mare rendue
réfléchissante » par le langage ordinaire.
Une autre impression qui se répète dans la Recherche et qui obsède Marcel à cause de
l‟impossibilité de la fixer par le langage ordinaire, est celle qu‟évoque l‟aubépine :
Mais j‟avais beau rester devant les aubépines à respirer, à porter devant ma pensée qui ne
savait ce qu‟elle devait en faire, à perdre, à retrouver leur invisible et fixe odeur, à m‟unir
au rythme qui jetait leurs fleurs, ici et là, avec une allégresse juvénile et à des intervalles
inattendus comme certains intervalles musicaux, elles m‟offraient indéfiniment le même
charme avec une profusion inépuisable, mais sans me le laisser approfondir davantage,
comme ces mélodies qu‟on rejoue cent fois de suite sans descendre plus avant dans leur
secret. Je me détournais d‟elles un moment, pour les aborder ensuite avec des forces plus
fraîches [. . .]. Puis je revenais devant les aubépines comme devant ces chefs-d‟œuvre
dont on croit qu‟on saura mieux les voir quand on a cessé un moment de les regarder,
mais j‟avais beau me faire un écran de mes mains pour n‟avoir qu‟elles sous les yeux, le
sentiment qu‟elles éveillaient en moi restait obscur et vague, cherchant en vain à se
dégager, à venir adhérer à leurs fleurs. Elles ne m‟aidaient pas à l‟éclaircir, et je ne
pouvais demander à d‟autres fleurs de le satisfaire. (Recherche I 137)
Tandis que tous les efforts pour pénétrer le mystère caché derrière l‟impression des
aubépines s‟avèrent inutiles, c‟est par un effet de hasard que la solution est offerte, quand le
60
grand-père attire son attention sur une autre épine qui est à la fois pareille et différente des épines
blanches. La vue de l‟épine rose lui donne la même joie, celle
que nous éprouvons quand nous voyons de notre peintre préféré une œuvre qui diffère de
celles que nous connaissons, ou bien si l‟on nous mène devant un tableau dont nous
n‟avions vu jusque-là qu‟une esquisse au crayon, si un morceau entendu seulement au
piano nous apparaît ensuite revêtu des couleurs de l‟orchestre. (Recherche I 137)
La joie provient d‟une juxtaposition des deux épines qui met en évidence leur rapport
métaphorique : l‟identité dans la différence. L‟impossibilité d‟expliquer, de pénétrer et de fixer
l‟impression par le langage ordinaire fournit la condition même de sa réalisation par la
métaphore. L‟épine rose est à l‟épine blanche ce que l‟œuvre d‟art est à l‟impression, l‟œuvre
complète à l‟esquisse.
Si l‟énigme de l‟épine blanche ne se résout que dans l‟épine rose, l‟impression que
donnent les trois clochers de Martinville fournit le modèle de l‟écriture proustienne d‟une façon
encore plus explicite :
Au tournant d‟un chemin j‟éprouvai tout à coup ce plaisir spécial qui ne ressemblait à
aucun autre, à percevoir les deux clochers de Martinville, sur lesquels donnait le soleil
couchant et que le mouvement de notre voiture et les lacets du chemin avaient l‟air de
faire changer de place, puis celui de Vieuxvicq qui, séparé d‟eux par une colline et une
vallée, et situé sur un plateau plus élevé dans le lointain, semblait pourtant tout voisin
d‟eux. En constatant, en notant la forme de leur flèche, le déplacement de leurs lignes,
l‟ensoleillement de leur surface, je sentais que je n‟allais pas au bout de mon impression,
que quelque chose était derrière ce mouvement, derrière cette clarté, quelque chose qu‟ils
semblaient contenir et dérober à la fois. (Recherche I 177-178)
61
Cette impression diffère des autres parce que le rapprochement des trois clochers
lointains est lui-même métaphorique : il constitue une métaphore configurale, ou une mise en
abyme de la métaphore proustienne, qui consiste à rapprocher deux termes éloignés dans
l‟espace textuel. Ainsi l‟impression et le plaisir spécial ne trouvent pas leur explication dans le
passé, mais aboutissent, pour la première fois, à l‟écriture :
Sans me dire que ce qui était caché derrière les clochers de Martinville devait être
quelque chose d‟analogue à une jolie phrase, puisque c‟était sous la forme de mots qui
me faisaient plaisir que cela m‟était apparu, demandant un crayon et du papier au docteur,
je composai malgré les cahots de la voiture, pour soulager ma conscience et obéir à mon
enthousiasme, le petit morceau suivant. (Recherche I 177-178)
Si les deux premiers clochers, en se situant sur le même plan, représentent la métaphore à
l‟intérieur de l‟écriture, le troisième clocher, puisqu‟il se situe sur un autre plan, fait écho à
l‟écriture. Ainsi le rapprochement des trois clochers fait allusion non seulement à la métaphore,
mais aussi au rapport métaphorique entre l‟impression et l‟œuvre d‟art.
Ce qui sauve Marcel de l‟échec de la communication de l‟impression, ce n‟est pas
seulement l‟avortement de la mémoire involontaire, c‟est aussi l‟absence d‟un interlocuteur de la
conversation ordinaire : « Le cocher qui ne me semblait pas disposé à causer ayant à peine
répondu à mes propos, force me fut, faute d‟autre compagnie, de me rabattre sur celle de moimême et d‟essayer de me rappeler mes clochers » (Recherche I 178). L‟absence de la
conversation ordinaire rend à la fois nécessaire et possible la traduction de l‟impression par
l‟écriture.
L‟écart entre le langage de la conversation et l‟écriture se manifeste aussi à travers le
personnage de Bergotte. A propos de ce dernier, le narrateur constate :
62
De même ceux qui produisent des œuvres géniales ne sont pas ceux qui vivent dans le
milieu le plus délicat, qui ont la conversation la plus brillante, la culture la plus étendue,
mais ceux qui ont le pouvoir, cessant de vivre pour eux-mêmes, de rendre leur
personnalité pareille à un miroir, de telle sorte que leur vie, si médiocre d‟ailleurs qu‟elle
pouvait être mondainement et même, dans un certain sens, intellectuellement, s‟y reflète,
le génie consistant dans le pouvoir réfléchissant et non dans la qualité intrinsèque du
spectacle reflété. (Recherche I 554-555)
Non seulement l‟objet de la réflexion, qui est la vie intellectuelle et culturelle de
l‟écrivain, importe peu dans l‟œuvre géniale, mais la conversation, c‟est-à-dire le langage
habituel de celui-ci n‟ont rien à voir avec son génie, résidant dans le pouvoir réfléchissant qu‟est
l‟écriture. Selon Jean Milly : « Le niveau scriptural permet l‟expression de la personnalité
profonde par le silence imposé aux forces de dispersion, par la mise à l‟écoute du „chant‟
intérieur » (La phrase de Proust 39), tandis que
le langage parlé, au contraire, n‟atteint pas à cette profondeur. S‟il est souvent révélateur
du moi réel, c‟est aussi indirectement [. . .], mais surtout par accident, par une trahison du
comportement ou du langage lui-même. Et le moi « réel » aperçu par ces failles n‟est
jamais au niveau du « chant » intérieur : c‟est toujours un mensonge, une attitude
contradictoire, un vice caché, les caractères d‟une classe sociale ou d‟une hérédité, bref,
des traits communs et non irréductiblement individuels. (40)
Ce qui est irréductiblement individuel dans l‟écriture, ce n‟est rien que le style de
l‟écrivain, comme dit Proust : « Mais la voix sort d‟un masque sous lequel elle ne suffit pas à
nous faire reconnaître un visage que nous avons vu à découvert dans le style » (Recherche I 550).
63
Chez Proust, la primauté est donnée à l‟écriture (au style) : c‟est elle seule qui peut traduire
certaines impressions profondes que le héros éprouve devant les spectacles de la nature.
Le premier essai de Marcel de fixer son impression des trois clochers par l‟écriture
aboutit à un texte descriptif dont le style n‟est pas encore celui de Proust, car la métaphore n‟y
joue aucun rôle. Selon Vincent Descombes : « Marcel, dans sa description inspirée des clochers
de Martinville, observe certaines règles de style que Proust a dégagées chez Flaubert (ainsi, ce
sont les clochers qui se déplacent les uns par rapport aux autres, et non l‟observateur qui change
de point de vue) » (252).
Pour devenir artiste au sens moderne du terme, il faut que Marcel trouve son propre style.
C‟est-à-dire, il faut un autre écart : celui entre l‟écrivain apprenti et ses maîtres. Le style réside
précisément dans ce triple écart entre le langage conventionnel et la parole individuelle, la langue
parlée et l‟écriture de l‟individu, le style d‟un écrivain particulier et ceux des autres, notamment
ses prédécesseurs qui l‟ont influencé.
Dans la Recherche, c‟est à travers l‟influence de Bergotte sur Marcel que Proust aborde
la problématique de l‟originalité de l‟artiste. Pour être original, il faut d‟abord une sensibilité
artiste, ce qui est l‟inclination naturelle de Marcel. Mais la sensibilité ne suffit pas, comme
l‟impression n‟est pas synonyme de l‟œuvre d‟art. L‟apprentissage des styles des maîtres est
nécessaire pour devenir artiste, mais le style d‟un autre n‟est pas adéquat à exprimer des
impressions personnelles. Aux impressions personnelles correspond un style unique de l‟artiste.
Comment se débarrasser de l‟influence des maîtres qu‟on a idolâtrés jusqu‟ici ?
Même plus tard, quand je commençai de composer un livre, certaines phrases dont la
qualité ne suffit pas pour me décider à le continuer, j‟en retrouvais l‟équivalent dans
Bergotte. Mais ce n‟était qu‟alors, quand je les lisais dans son œuvre, que je pouvais en
64
jouir ; quand c‟est moi qui les composais, préoccupé qu‟elles reflétassent exactement ce
que j‟apercevais dans ma pensée, craignant de ne pas « faire ressemblant », j‟avais bien le
temps de me demander si ce que j‟écrivais était agréable ! (Recherche I 95)
Bien que le narrateur attribue la cause du manque de joie à l‟attention trop aiguë que
Marcel portait sur le sujet, il semble qu‟il y ait une autre raison implicite : c‟est le manque
d‟originalité qui fait que Marcel n‟éprouve pas la joie qu‟il a éprouvée en lisant Bergotte.
Mais dans le roman, Marcel surmontera finalement l‟influence de Bergotte pour trouver son
propre style. En fait, la mort de Bergotte est symbolique de l‟individualisation de Marcel comme
écrivain. Ce qui est doublement significatif, c‟est que la mort de Bergotte est associée à la fin de
la mémoire volontaire, par l‟intermédiaire d‟un « pan lumineux ».26 Ainsi une équation
s‟établit : le style de Bergotte=la mémoire volontaire=l‟absence de la métaphore, ce qui est
l‟opposé du style proustien.
L‟écart du style de l‟écrivain par rapport à ceux de ses maîtres rejoint encore une fois le
phénomène de clinamen si bien analysé par Warren Motte, cette fois-ci dans le contexte de la
théorie de l‟influence littéraire d‟Harold Bloom : « Every poem, he asserts, results from a prior
act of interpretation, from a reading which is, by vital necessity, a misreading [. . .] In so stating
Bloom declares the crucial status of his revitalized construct: every reading is a clinamen, an
interpretative swerve, including (obviously enough) Bloom‟s own, and mine, and yours»
(Clinamen Redux 269).
De Bloom à Motte, le clinamen de l‟interprétation prend un sens plus large : il n‟est plus
seulement « l‟ironie » dans la notion de «l‟influence littéraire », mais aussi la liberté
d‟interprétation de chaque lecteur. Ainsi une analogie s‟établit entre le poète et le lecteur à
travers l‟acte de l‟interprétation. Ce rapport analogique entre le poète et le lecteur trouve un
65
point de convergence dans la notion proustienne de l‟artiste comme interprète des impressions,
des signes sensibles. Le rôle de co-créateur de l‟œuvre que Proust assigne au lecteur trouve son
illustration dans la métaphore ordinale virtuelle dont un exemple est le reflet de la figuration des
trois clochers dans celle des trois arbres.
Si l‟épisode des trois clochers de Martinville aboutit à la première écriture de Marcel,
dont le style n‟est pas encore celui propre à Proust, l‟épisode des trois arbres semble à première
vue n‟avoir abouti à rien :
Nous descendîmes sur Hudimesnil ; tout d‟un coup je fus rempli de ce bonheur profond
que je n‟avais pas souvent ressenti depuis Combray, un bonheur analogue à celui que
m‟avaient donné, entre autres, les clochers de Martinville. Mais cette fois il resta
incomplet. Je venais d‟apercevoir, en retrait de la route en dos d‟âne que nous suivions,
trois arbres qui devaient servir d‟entrée à une allée couverte et formaient un dessin que je
ne voyais pas pour la première fois, je ne pouvais arriver à reconnaître le lieu dont ils
étaient comme détachés mais je sentais qu‟il m‟avait été familier autrefois ; de sorte que
mon esprit ayant trébuché entre quelque année lointaine et le moment présent, les
environs de Balbec vacillèrent et je me demandais si toute cette promenade n‟était pas
une fiction [. . .]. (Recherche II 76-77)
Dans La phrase de Proust, Jean Milly relève les analogies et les différences entre ce
passage et celui des trois clochers :
Le passage des trois arbres d‟Hudimesnil présente d‟abord des analogies manifestes avec
celui des clochers (le Narrateur rapproche lui-même explicitement les deux rencontres) :
le nombre de trois, le bonheur profond immédiatement éprouvé, la recherche de la vérité
66
de ces objets de contemplation. Mais à la différence de cet épisode, cette recherche
n‟aboutit à rien, ni à une réminiscence, ni à une production littéraire. (137)
Or la signification de ce passage réside précisément dans son rapport métaphorique
avec l‟épisode des trois clochers. En effet, l‟échec de la mémoire involontaire (celle de Marcel)
au niveau diégétique fournit l‟espace et la possibilité d‟une lecture métaphorique qui fonctionne
comme la mémoire involontaire du lecteur. Et cette alternative n‟est offerte par rien d‟autre que
le texte, et par la lecture métaphorique que le narrateur nous prescrit explicitement et
implicitement : explicitement en rapprochant les deux passages, implicitement en rappelant au
lecteur qu‟il est en train de lire une fiction. En effet, c‟est l‟écriture métaphorique, plus
précisément, la métaphore ordinale virtuelle qui est l‟aboutissement de l‟impression et de la
recherche de sa vérité. Mais ce passage n‟a de sens que dans une lecture qui s‟effectue au niveau
global de l‟œuvre. Encore une fois, la métonymie joue un rôle déterminant dans la lecture
métaphorique.
Il devient évident que la traduction de l‟impression ne peut se réaliser que par l‟œuvre
d‟art en tant que métaphore dans les deux sens suivants : 1) le rapport entre l‟œuvre d‟art et
l‟impression (le réel) est métaphorique ; 2) l‟œuvre d‟art, comme le monde, se constitue comme
une totalité irréductible dont le sens est déterminé par l‟interaction réciproque entre les parties.
Cette conception de l‟art s‟avère conforme à la théorie moderne de l‟œuvre comme être. Selon
Foucault :
Le seuil du classicisme à la modernité a été définitivement franchi lorsque les mots ont
cessé de s‟entrecroiser avec les représentations et de quadriller spontanément la
connaissance des choses. Au début du XIX siècle, ils ont retrouvé leur vieille, leur
énigmatique épaisseur […]. La grande tâche à laquelle s‟est voué Mallarmé, elle
67
enveloppe tous nos efforts d‟aujourd‟hui pour ramener à la contrainte d‟une unité peutêtre impossible l‟être morcelé du langage […] ce qui parle, c‟est le mot lui-même Ŕ
non le sens du mot, mais son être énigmatique et précaire. (Les mots et les choses 315)
La fin du classicisme est marquée par la fin de la représentation qui se traduit dans le
domaine de l‟art par la fin de l‟imitation de la nature. Du coup, l‟être du langage se pose comme
objet d‟interrogation et de recherche. Tandis que l‟être du langage est morcelé, comme dit
Foucault, l‟être de l‟œuvre d‟art se trouve libéré de la représentation pour s‟affirmer dans son
autonomie. A l‟époque romantique, commençant avec les romantiques allemands, l‟art n‟imite
plus la nature, mais la création elle-même. L‟œuvre d‟art est une imitation de la nature
seulement dans la mesure où, comme la nature, elle est une totalité qui se suffit à elle-même et
qui est sa propre fin. A d‟autres mots, elle est.
Cependant, en même temps que l‟être de l‟œuvre d‟art se pose comme objet de recherche,
l‟homme, en questionnant le cogito classique, revendique la profondeur et la totalité de son
propre être. De « je pense » il ne s‟en suit plus logiquement que « je suis ». Selon Foucault :
Le cogito ne conduit pas à une affirmation d‟être, mais il ouvre justement sur toute une
série d‟interrogations où il est question de l‟être. Une forme de réflexion s‟instaure, fort
éloignée du cartésianisme, où il est question pour la première fois de l‟être de l‟homme
dans cette dimension selon laquelle la pensée s‟adresse à l‟impensé et s‟articule sur
lui. (Les mots et les choses 335)
Cette revendication de « l‟impensé » comme faisant partie de l‟être humain, se traduit
dans certaines variantes de l‟art romantique comme la revendication du sujet. L‟œuvre d‟art n‟y
est plus la représentation de la nature, mais en même temps qu‟elle imite le processus de
68
création, elle donne une place primordiale à son créateur. L‟œuvre ne parle plus du monde, mais
elle exprime les sentiments les plus intimes de son créateur.
Du classicisme au romantisme, la représentation cède la place à l‟être, mais l‟œuvre d‟art
ne se libère de la représentation que pour devenir l‟instrument de l‟expression subjective. Il faut
attendre le symbolisme pour rendre son autonomie totale à l‟œuvre d‟art, en l‟émancipant du
sujet parlant. Comme Mallarmé le dit dans « Crise de vers » :
L‟œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l‟initiative aux mots,
par le heurt de leur inégalité mobilisés ; ils s‟allument de reflets réciproques comme une
virtuelle traînée de feux sur des pierreries, remplaçant la respiration perceptible en
l‟ancien souffle lyrique ou la direction personnelle enthousiaste de la phrase. (Poésies
204)
« La disparition élocutoire du poète » signifie que le poète cesse de se servir du langage
comme moyen de représenter sa pensée et ses sentiments personnels. Selon Blanchot, « écrire,
c‟est passer du je au il, c‟est disposer le langage sous la fascination et, par lui, en lui, demeurer
en contact avec le milieu absolu » (L’espace littéraire 31). Dans Contre Sainte-Beuve, Proust
affirme: « Un livre est le produit d‟un autre moi que celui que nous manifestons dans nos
habitudes, dans la société, dans nos vices. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre,
c‟est au fond de nous-mêmes, en essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir »
(127). Autrement dit, le moi profond et réel ne se révèle qu‟à travers l‟écriture qui laisse parler
l‟être du langage. C‟est un oubli temporaire du moi habituel, analogue à celui qui permet
l‟avènement de la réminiscence. C‟est pourquoi l‟expérience de la réminiscence introduit Proust
dans le temps de l‟écriture :
On le voit, ce qui lui [à Proust] est donné à la fois, c‟est non seulement l‟assurance de sa
69
vocation, l‟affirmation de ses dons, mais l‟essence même de la littérature qu‟il a touchée,
éprouvée à l‟état pur, en éprouvant la transformation du temps en un espace imaginaire
(l‟espace propre aux images), en cette absence mouvante, sans événement qui la
dissimulent, sans présence qui l‟obstrue, en ce vide toujours en devenir : ce lointain et
cette distance qui constituent le milieu et le principe des métamorphoses et de que Proust
appelle métaphores, là où il ne s‟agit plus de faire de la psychologie, mais où au contraire
il n‟y a plus d‟intériorité, car tout ce qui est intérieur s‟y déploie au-dehors, y prend la
forme d‟une image. (Le livre à venir 22)
Dans la création d‟une œuvre littéraire, l‟imagination traduit l‟impression en image, à
travers les correspondances et la synesthésie. Ici, il faudrait préciser le sens du mot image : il
s‟agit bien d‟une métaphore au niveau de l‟œuvre entière, mais au sens de symbole et non
d‟allégorie.27 Le symbole est une image qui a un rapport métaphorique avec ce qu‟elle exprime,
mais il se distingue de l‟allégorie par la définition que lui donne Goethe :
L‟allégorie transforme le phénomène en concept, le concept en image, mais de telle sorte
que le concept reste néanmoins toujours contenu dans l‟image et qu‟on puisse le tenir
entièrement l‟avoir et l‟exprimer en elle. La symbolique transforme le phénomène en
idée, l‟idée en image, et de telle sorte que l‟idée reste toujours infiniment active et
inaccessible dans l‟image et que, même dite dans toutes les langages, elle reste
indicible. (Todorov, Théories du symbole 242)
La fonction de l‟allégorie est d‟illustrer par l‟image un concept abstrait pour le faire
mieux comprendre, tandis que la fonction du symbole est d‟exprimer une idée pour laquelle
l‟image est le seul moyen de réincarnation et d‟expression. Cette idée se distingue du concept en
ce qu‟elle n‟est pas formulée par l‟intelligence et ne peut pas s‟exprimer par le langage ordinaire.
70
Ici la notion d‟idée s‟approche de l‟impression proustienne, qui s‟incarne aussi dans les
phénomènes et se distingue du concept. L‟allégorie en tant que métaphore extensive fait partie
de la rhétorique, parce que elle est une façon plus vive de dire une vérité qui peut être dite par un
langage abstrait. Le symbole, bien qu‟il soit aussi une métaphore extensive, appartient au
domaine de la poétique, parce qu‟il dévoile une réalité qui ne peut pas être dite autrement.
Pour Proust, l‟œuvre littéraire devrait être un « vivant symbole » qui traduit une
impression ou une vision du monde, non pas une « froide allégorie » qui exprime un concept
abstrait.28 Dans le passage de la Recherche sur les œuvres « allégoriques » de Giotto, le jeune
Marcel perçoit une ressemblance entre la fille de cuisine et les figures de vierges. D‟abord, la
fille enceinte « commençait à porter difficilement devant elle la mystérieuse corbeille, chaque
jour plus remplie, dont on devinait sous ses amples sarraus la forme magnifique » (Recherche I
79). Ensuite, « la pauvre fille, engraissée par sa grossesse, jusqu'à la figure, jusque aux joues qui
tombaient droites et carrées, ressemblait en effet assez à ces vierges, fortes et hommasses,
matrones plutôt, dans lesquelles les vertus sont personnifiées à l‟Aréna » (80). Paradoxalement,
ce sont les traits antithétiques au mot «vierge » qui sont mis en lumière. Non seulement ces
vierges ressemblent plus aux hommes et aux matrones qu‟au nom qui les désigne, mais chaque
figure exprime plutôt le contraire de son sens symbolique assigné. D‟où le manque
d‟appréciation de Marcel vis-à-vis de ces figures :
Cette Charité sans charité, cette Envie qui avait l‟air d‟une planche illustrant seulement
dans un livre de médecine la compression de la glotte ou de la luette par une tumeur de la
langue ou par l‟introduction de l‟instrument de l‟opérateur, une Justice, dont le visage
grisâtre et mesquinement régulier était celui-là même qui, à Combray, caractérisait
71
certaines jolies bourgeoises pieuses et sèches que je voyais à la messe et dont plusieurs
étaient enrôlées d‟avance dans les milices de réserve de l‟Injustice. (Recherche I 81)
Mais plus tard, le narrateur a compris la beauté de ces figures symboliques, qui ne réside
pas dans leur sens allégorique, mais exactement dans leur qualité matérielle. L‟ignorance de leur
propre valeur allégorique contribue à souligner la matérialité de leur corps :
Et je me rends compte maintenant que ces Vertus et ces Vices de Padoue lui [à la fille de
cuisine] ressemblaient encore d‟une autre manière. De même que l‟image de cette fille
était accrue par le symbole ajouté qu‟elle portait devant son ventre, sans avoir l‟air d‟en
comprendre le sens, sans que rien dans son visage en traduisît la beauté et l‟esprit,
comme un simple et pesant fardeau, de même c‟est sans paraître s‟en douter que la
puissante ménagère qui est présente à l‟Aréna au-dessous de mon « Charitas » [. . .]
incarne cette vertu, c‟est sans qu‟aucune pensée de charité semble avoir jamais pu
exprimer par son visage énergique et vulgaire. Par une belle intention du peintre elle
foule aux pieds les trésors de la terre, mais absolument comme si elle piétinait des raisins
pour en extraire le jus ou plutôt comme elle aurait monté sur des sacs pour se hausser ; et
elle tend à Dieu son cœur enflammé, disons mieux, elle le lui « passe », comme une
cuisinière passe un tire-torchon par le soupirail de son sous-sol à quelqu‟un qui le lui
demande à la fenêtre du rez-de-chaussée. (Recherche I 80)
Le décalage entre le symbole et son sens allégorique est encore accentué par les
métaphores proustiennes. La métaphore de la cuisinière passant un tire-torchon n‟est pas
seulement une image vulgaire mais elle représente implicitement Françoise, qui est la vraie
cuisinière chez Marcel. Ce qui rend cette implication plus significative et plus antithétique à
l‟idée de charité, c‟est que quelques pages auparavant, le narrateur évoque la cruauté de celle-ci
72
envers la fille de cuisine lorsqu‟elle la laisse « faire tant de courses et de besogne ». L‟écart
entre le signifiant et le signifié allégorique s‟avère encore plus manifeste dans la description de la
figure de l‟Envie :
L‟Envie, elle, aurait eu davantage une certaine expression d‟envie. Mais dans cette
fresque-là encore, le symbole tient tant de place et est représenté comme si réel, le
serpent qui siffle aux lèvres de l‟Envie est si gros, il lui remplit si complètement sa
bouche grande ouverte, que les muscles de sa figure sont distendus pour pouvoir le
contenir, comme ceux d‟un enfant qui gonfle un ballon avec son souffle, et que
l‟attention de l‟Envie Ŕ et la nôtre du même coup Ŕ tout entière concentrée sur l‟action de
ses lèvres, n‟a guère de temps à donner à d‟envieuses pensées. (Recherche I 80)
Ce qui est au centre de l‟attention, non seulement de l‟Envie, mais aussi du spectateur,
ce sont des aspects matériels et concrets. La matérialité de l‟œuvre, au lieu de mener le
spectateur au sens allégorique de l‟image, l‟Envie, l‟en éloigne en le distrayant. Et l‟image ici
utilisée dans la description littéraire Ŕ l‟enfant qui gonfle un ballon avec son souffle Ŕ, par son
innocence insouciante, éloignerait encore plus le lecteur d‟envieuses pensées.
Si le jeune Marcel ne sait pas apprécier ces figures allégoriques de Giotto à cause du
décalage entre le symbole et le sens allégorique, le narrateur accorde une valeur esthétique à
l‟œuvre d‟art précisément en vertu de cet écart :
Mais plus tard j‟ai compris que l‟étrangeté saisissante, la beauté spéciale de ces fresques
tenait à la grande place que le symbole y occupait, et que le fait qu‟il fut représenté non
comme un symbole puisque la pensée symbolisée n‟était pas exprimée, mais comme réel,
comme effectivement subi ou matériellement manié, donnait à la signification de l‟œuvre
73
quelque chose de plus littéral et de plus précis, à son enseignement quelque chose de plus
concret et de plus frappant. (Recherche I 81)
On voit que les figures allégoriques de Giotto sont plutôt des parodies de l‟allégorie au
sens traditionnel du terme, et se présentent comme un triomphe du symbole contre le sens
symbolisé, du signifiant contre le signifié préalable. Elles illustrent que le symbole exprime, par
son unité et sa totalité irréductibles, ce qui est indicible par le langage ordinaire. Un exemple de
l‟indicible est le « beau » : il ne peut être exprimé que par l‟œuvre d‟art qui est son symbole. Et
la beauté d‟une œuvre d‟art ne peut être traduite que par une autre. Selon Kant, le contenu
indicible de l‟art, ce sont des « idées esthétiques » :
On nomme ces formes, qui ne constituent pas la présentation elle-même d‟un concept
donné mais qui expriment seulement, en tant que représentations secondaires de
l‟imagination, les conséquences qui s‟y attachent et la parenté de ce concept avec
d‟autres, les attributs (esthétiques) d‟un objet dont le concept, comme idée de la raison,
ne peut jamais être présenté adéquatement. (Todorov, Théories du symbole 226)
Commentant ce passage, Tzvetan Todorov constate que « le vocabulaire utilisé par Kant
pour désigner le rapport entre le concept d‟indicible et les formes qui l‟évoquent est révélateur :
les conséquences, la parenté ; il fonctionne, dit-il ailleurs, toujours d’après des lois analogiques
» (227). En fait, ce ne sont pas seulement des rapports analogiques, mais aussi les lois de
contiguïté qui sont en question. Ici on est amené à se rappeler la fonction primordiale de la
métaphore et de la métonymie dans l‟œuvre proustienne, et surtout, le rapport métaphorique
entre l‟impression à exprimer et l‟œuvre d‟art.
L‟indicible, en occurrence le beau, est étroitement lié à la notion d‟être. Le beau est
justement la totalité autosuffisante qui ne renvoie qu‟à elle-même. Dans l‟esthétique kantienne,
74
ce qui est beau réside dans la forme. Il n‟est ni le bien, ni le vrai, ni l‟utile. Mais le beau n‟est
certainement pas synonyme de l‟inutile. Le gage du beau, à part sa totalité autosuffisante, c‟est
le plaisir que la nature ou l‟œuvre d‟art nous donnent. Et ce plaisir, lui aussi, est impliqué dans
la conception de l‟être, car c‟est l‟unité de l‟œuvre Ŕl‟intégration de toutes les parties dans une
totalité homogène Ŕ qui l‟engendre. C‟est pourquoi chez Proust, l‟impression esthétique, la
réminiscence et la contemplation des œuvres d‟art s‟accompagnent toujours d‟une joie
particulière.
L‟indicible ne se limite pas à des « idées esthétiques » mais englobe tout ce qui réside
dans la profondeur de l‟être, ce qui se dérobe à toute pensée et échappe à toute saisie rationnelle.
L‟œuvre d‟art est un objet ou une impression devenus images qui ne parlent que de l‟être à
travers son propre être.29 L‟œuvre littéraire est cet espace où l‟image se fait avec l‟être du
langage :
La parole poétique ne s‟oppose plus alors seulement au langage ordinaire, mais aussi bien
au langage de la pensée. En cette parole, nous ne sommes plus renvoyés au monde, ni au
monde comme abri, ni au monde comme but. En elle le monde recule et les buts ont
cessé ; en elle le monde se tait ; les êtres en leurs préoccupations, leurs desseins, leurs
activités, ne sont plus finalement ce qui parle. Dans la parole poétique s‟exprime ce fait
que les êtres se taisent, mais c‟est alors que l‟être qui tend à redevenir parole et la parole
veulent être. (L’espace littéraire 42)
Ce que Blanchot affirme, c‟est la notion de l‟œuvre d‟art comme être et de la littérature
comme deux fois être parce qu‟il y a l‟être de l‟œuvre littéraire et l‟être du langage. Mais
comment laisser parler l‟être du langage ? Cette question se traduit en une autre : comment
75
libérer le langage de son rôle de représentation pour le transformer en matière propre à l‟art ?
Pour faire cela, il faut rendre son épaisseur à l‟unité la plus petite du langage, le mot :
Dans la poésie moderne, les rapports ne sont qu‟une extension du mot, c‟est le Mot qui
nourrit et comble comme le dévoilement soudain d‟une vérité ; dire que cette vérité est
d‟ordre poétique, c‟est seulement dire que le Mot poétique ne peut jamais être faux parce
qu‟il est total : il brille d‟une liberté infinie et s‟apprête à rayonner vers milles rapports
incertains et possibles. (Le degré zéro de l’écriture 39)
La primauté que Barthes accorde au Mot fait penser au nom propre qui, dans la
Recherche, joue un rôle comparable aux sensations qui engendrent la réminiscence, de sorte que
c‟est souvent à partir d‟un nom propre que se déclenche la narration.
Pour Mallarmé comme pour Proust, l‟écart entre le langage ordinaire et le réel fournit cet
espace où le vers (ou l‟œuvre littéraire) « philosophiquement rémunère le défaut des langages,
complément supérieur » (Poésies 201), parce que « la diversité, sur terre, des idiomes empêche
personne de proférer les mots qui, sinon se trouveraient, par une frappe unique, elle-même
matériellement la vérité (200). A la différence du discours, les noms propres sont capables de
trouver la vérité « par des touches y répondant en coloris ou en allure, lesquelles existent dans la
voix, parmi les langages et quelque fois chez un » (201). Ce qui est en jeu ici, c‟est la
correspondance entre les signes de l‟œuvre d‟art et ceux du monde sensible.
Le nom propre est capable de rémunérer l‟écart entre le signifiant et le signifié parce qu‟il
est dénué du signifié préalable. En fait, le signifié du nom propre est le référent qui diffère du
signifié ordinaire : au lieu d‟être un concept abstrait et général, le signifié du nom propre désigne
une personne ou un lieu concret et unique. Quand on ne connaît pas cette personne ou ce lieu
unique, le nom propre est vide de sens et se présente comme un espace imaginaire. On est alors
76
libre d‟imaginer le signifié à partir du signifiant, par des associations métaphoriques et
métonymiques. C‟est ce qui arrive à Marcel dont les rêveries se font à partir des noms propres,
que ce soit un anthroponyme comme Mme de Guermantes, ou un toponyme comme Balbec,
Parme, ou Florence. Ici, Marcel adopte une interprétation poétique des noms propres, qui
contribue à sa déception quand l‟image qu‟il s‟est faite se heurte à la personne ou au lieu réel.
La déception du jeune Marcel provient de la confusion du signifié (l‟image) avec le référent (le
monde réel). Cette confusion, quoique d‟une manière inverse, est analogue à l‟attitude réaliste
du lecteur vis-à-vis de l‟œuvre d‟art.
Si le nom propre, en étant vide d‟un sens préalable, fournit l‟espace à l‟imagination, le
mot ordinaire est condamné à porter avec lui des signifiés multiples sédimentés à travers ses
usages particuliers au cours de son évolution. Mais le fardeau pourrait être aussi une richesse :
au lieu de faire correspondre le signifiant au signifié, comme dans le cas de la création des noms
propres, ici la tâche du poète est de libérer le mot du discours ordinaire. C‟est-à-dire, de laisser
parler le langage dans tous ses modes d‟être, à la fois comme chose et comme signe, en
déployant sa richesse sensorielle et sémantique illimitée. Les mots ainsi libérés pourraient
former une unité nouvelle de l‟œuvre par leurs rapports textuels inédits.
On est voisin de la théorie prédicative de la métaphore : l‟écart entre les sens habituels
des mots fournit l‟exigence et l‟espace de former une nouvelle cohérence, une unité après coup,
au niveau métaphorique. Cette nouvelle cohérence de sens, au lieu de représenter une idée
préalable, crée son propre référent qui dévoile une vérité profonde du monde réel. On rejoint ici
« la fonction heuristique de la métaphore » selon Ricœur.
Ce que l‟œuvre d‟art révèle, ce n‟est pas seulement la beauté et la « profondeur
77
élémentaire »30 de son propre être, mais aussi celles de l‟univers réel dans lequel nous vivons, et
que nous ne voyons pas, à cause de l‟habitude de la représentation dans toutes ses formes.
L‟œuvre d‟art, par contre, en ne renvoyant directement qu‟à son propre être, renvoie
métaphoriquement à l‟être de la vie:
La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement
vécue, c‟est la littérature, cette vie qui, en un sens, habite à chaque instant chez tous les
hommes aussi bien que chez l‟artiste. Mais ils ne la voient pas parce qu‟ils ne cherchent
pas à l‟éclaircir. Et aussi leur passé est encombré d‟innombrables clichés qui restent
inutiles parce que l‟intelligence ne les a pas « développés ». Notre vie ; c‟est aussi la vie
des autres ; car le style pour l‟écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une
question non de technique mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par
des moyens directs et conscients, de la différence qualitative qu‟il y a dans la façon dont
nous apparaît le monde, différence qui, s‟il n‟y avait pas l‟art, resterait le secret éternel de
chacun […]. Grâce à l‟art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se
multiplier, et autant qu‟il y a d‟artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre
disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l‟infini.
(Recherche IV 474)
Grâce à l‟art, l‟impression que l‟artiste reçoit du monde se traduit en une image
qui est aussi une vision du monde réel. Ce que l‟artiste nous donne à travers l‟œuvre d‟art, ce
sont des yeux nouveaux débarrassés de la grille de la connaissance conventionnelle et des clichés
qui y sont attachés à cause des habitudes et des croyances. Comme Blanchot le dit à propos de
l‟artiste :
78
Il [l‟artiste] est le créateur d‟une réalité nouvelle, qui ouvre dans le monde un horizon
plus vaste, une possibilité nullement fermée, mais telle au contraire que la réalité sous
toutes formes s‟en trouve élargie. Créateur aussi de lui-même en ce qu‟il crée. A la fois,
artiste plus riche de l‟épreuve de ces œuvres, autre qu‟il n‟était grâce à son ouvrage.
(L’espace littéraire 280)
Ce sur quoi Proust et Blanchot s‟accordent, l‟un à partir du roman, l‟autre à partir de la
critique littéraire, c‟est par la notion que l‟œuvre d‟art en tant qu‟être est peut-être seule capable
de rendre l‟être perdu au monde et à l‟homme. En ce sens, il me semble que l‟un (Proust)
annonce, et l‟autre (Blanchot) rappelle Heidegger, pour qui seule la poésie offre une possibilité
de salut à l‟homme, cet être conscient de sa finitude et voué à l‟angoisse, parce qu‟elle lui
fournit ce modèle « d‟habiter poétiquement sur cette terre », et parce que la poésie est
« fondation de l‟Etre par la parole» (Qu’est-ce que l’esthétique? 350). L‟expérience de Proust,
n‟illustre-t-elle pas par avance la philosophie de Heidegger, puisque ce que Proust éprouve dans
la réminiscence et devant l‟œuvre d‟art, c‟est justement cette joie qui « rend la mort
indifférente » ?
Dans la Recherche, la métaphore n‟est pas seulement une source de vérité, mais aussi une
fontaine de félicité. La joie provient de l‟unité entre deux termes lointains mis ensemble dans
une métaphore. Cette félicité caractérise les réminiscences, les rêveries à partir des noms
propres, et la contemplation des œuvres d‟art. Si universellement liée à la métaphore, la félicité
inexplicable qu‟éprouve Marcel devient une preuve du rapport métaphorique entre le présent et
le passé, les noms et les choses, l‟œuvre d‟art et le monde, de sorte que l‟on peut l‟appeler « la
félicité métaphorique ».
79
Dans Analysis of the Beautiful, Kant attribue le plaisir esthétique à l‟harmonie entre la
faculté de l‟intelligence et celle de l‟imagination. Cette harmonie pourrait être causée ou reflétée
par la forme du beau.31 Dans la Recherche, la notion d‟harmonie se manifeste dans la motivation
de la métaphore par la métonymie. L‟harmonie kantienne entre l‟intelligence et l‟imagination
trouve aussi son écho dans la conception proustienne de la création littéraire où l‟intelligence
vient après l‟impression dominée par l‟imagination. Selon Samuel Beckett, la joie métaphorique
résulte du surgissement de l‟être à travers la rupture de l‟habitude.32 Cette explication souligne
l‟importance de l‟écart dans la métaphore. Pour Roland Barthes, la jouissance que donne le texte
littéraire s‟enracine dans l‟écart entre la convention et l‟invention.33 Ce que ces diverses
explications du plaisir esthétique ont en commun, c‟est la métaphore marquée par l‟écart et
accompagnée de la métonymie.
Il est temps de montrer pourquoi « une œuvre où il y des théories est comme un objet sur
lequel on laisse la marque du prix ». D‟abord, une œuvre d‟art est une création qui ne représente
pas le monde réel. Les théories, en lui assignant un rôle moral ou social, ne font que la renvoyer
au monde malgré son essence. Deuxièmement, la métaphore proustienne du prix laissé sur un
objet est d‟autant plus juste qu‟elle comporte deux autres métaphores justifiées: celle du langage
courant comme valeur d‟échange et celle de l‟œuvre d‟art comme objet autonome. Finalement,
le raisonnement fait régner la voix dominante du sujet parlant, tandis que l‟œuvre exige que « les
mots, ayant l‟initiative, ne doivent pas servir à désigner quelque chose ni donner voix à personne,
mais qu‟ils ont leurs fins en eux-mêmes » (L’espace littéraire 42). En une phrase, tout ce que
fait la présence des théories dans une œuvre, c‟est d‟introduire un élément hétérogène et
antithétique à son essence : le langage comme valeur signifiante au lieu et au milieu du langage
de l‟être muet qui est l‟œuvre.
80
L‟écart entre la vie de l‟habitude marquée par la mort de l‟être et l‟ennui, et la vraie vie
qui réside dans l‟art, c‟est l‟écart entre la perception et le langage dominés par le raisonnement,
et l‟impression se traduisant en œuvre d‟art. Un passage de Blanchot résume éloquemment ce
décalage :
Le langage est ce qui fonde la réalité humaine et l‟univers. [. . .] L‟erreur est de croire
que le langage soit un instrument dont l‟homme dispose pour agir ou pour se manifester
dans le monde; le langage, en réalité, dispose de l‟homme en ce qu‟il lui garantit
l‟existence du monde et son existence dans le monde. Nommer les dieux, faire que
l‟univers devienne discours, cela seul fonde le dialogue authentique qu‟est la réalité
humaine et cela aussi fournit la trame de ce discours, sa brillante et mystérieuse figure, sa
forme et sa constellation, loin des vocables et des règles en usage dans la vie pratique. Il
est indispensable de reconnaître qu‟une telle pensée n‟a rien à voir avec l‟opinion d‟après
laquelle le fond de notre nature ou de la nature, étant saisissable, peut finalement être
exprimé. C‟est sur un tout autre chemin que le poète s‟engage. Il affirme que notre
réalité humaine est poétique en son fond, est le discours qui la met à découvert, mais cela
signifie que la poésie et le discours, loin de constituer des moyens subordonnés, des
fonctions très nobles, mais soumises, sont à leur tour un absolu dont le langage banal ne
peut même percevoir l‟originalité. Que le langage soit un absolu, la forme même de la
transcendance et qu‟il puisse néanmoins être accueilli dans une œuvre humaine, voilà ce
que Mallarmé a considéré avec tranquillité et pour en poursuivre immédiatement les
conséquences littéraire. Il a rêvé, on le sait, et ébauché un livre qui fût aussi chargé de
réalité et de secret, aussi impénétrable et aussi clair, d‟un ordre aussi visible et aussi
ironiquement caché que le monde. (Faux pas 191-92)
81
Le livre qu‟a rêvé Mallarmé et dont Blanchot a étendu la réalisation possible au travail
du romancier, ne ressemble-t-il pas à la Recherche ? Pour Proust comme pour Blanchot, la réalité
première du monde est elle-même poétique, comme manifestée dans des moments d‟illumination
tels que la réminiscence et les impressions. Cette réalité a été perdue deux fois à travers la
perception habituelle et la représentation par le langage ordinaire. La tâche du poète est de
restituer, par le langage poétique, cette réalité perdue. La fausse réalité se construit par cette
chaîne d‟adéquation : nature = perception = représentation, qui caractérise le discours classique
et le réalisme du dix-neuvième siècle. La vraie vie se reconstitue par une chaîne métaphorique et
réversible : monde réel-impression-image poétique, emblématique de l‟art moderne.
82
19
Voir Warren Motte, « Clinamen Redux », Comparative Literature Studies Vol 23 No. 4 (263-280).
20
Voir Jean Ricardou, Nouveaux problèmes du roman 124 : « la métaphore ordinale est l‟opération qui, à
partir de tel de leurs points communs, sait réunir deux cellules plus ou moins lointaines. La métaphore ordinale est
dite actuelle quand elle agit au plan de l‟écriture et, par voie de conséquence, au plan de la lecture si celle-ci en
épouse l‟ordre. La métaphore ordinale est dite virtuelle quand elle agit au seul plan de la lecture, puisqu‟elle
rapproche deux ensembles que l‟écriture, précisément, a écartés dans le corps du texte. Dans le premier cas, le
rapprochement est actuel : les événements séparés sont explicitement réunis par le texte. Il s‟agit d‟un temps courtcircuité. Dans le second cas, le rapprochement est virtuel : le texte, en disposant çà et là tels passages soumis à une
certaine similitude, programme la virtualité de rapprochements qu‟il revient à la lecture d‟actualiser en passant de tel
de ces passages à tel autre. Il s‟agit d‟un texte court-circuité. En d‟autres termes : la métaphore ordinale actuelle
court-circuite le temps de la fiction ; la métaphore ordinale virtuelle court-circuite le temps de la narration ».
21
Voir Gérard Genette, Figures III 258 : « En fait, [. . .] le roman proustien ne réussit qu‟à grand-peine à
concilier deux postulations contradictoires : celle d‟un discours théorique omniprésent, qui ne s‟accommode guère
de la narration « objective » classique et qui exige que l‟expérience du héros se confonde avec le passé du narrateur,
qui pourra ainsi la commenter sans apparence d‟intrusion (d‟où l‟adoption finale d‟une narration autodiégétique
directe ou peuvent se mêler et se fondre les voix du héros, du narrateur et de l‟auteur tourné vers un public à
enseigner et à convaincre) Ŕ et celle d‟un contenu narratif très vaste, débordant largement l‟expérience intérieure du
héros, et qui exige par moments un narrateur quasi « omniscient » : d‟où les embarras et les pluralités de focalisation
».
22
Après avoir fait la distinction entre la philosophie et le roman, il faudrait se rappeler que le roman
proustien est qualifié par certains critiques comme « roman philosophique », et que Proust lui-même déclare dans la
Recherche que son but est de chercher de grandes lois générales : « Bientôt je pus montrer quelques esquisses.
Personnes n‟y comprend rien. Même ceux qui furent favorables à ma perception des vérités que je voulais ensuite
graver dans le temple, me félicitèrent de les avoirs découvertes au « microscope » quand je m‟étais au contraire servi
d‟un télescope pour apercevoir des choses, très petites en effet, mais parce qu‟elles étaient situées à une grande
distance, et qui étaient chacune un monde. Là où je cherchais les grandes lois, on m‟appelait fouilleur de détails »
(Recherche IV 618). Dans Proust : Philosophie du roman, Vincent Descombes donne d‟abord une définition
générale du roman philosophique : la communication par le roman d‟un propos philosophique. Il distingue ensuite
quartes façons différentes dont un roman pourrait communiquer un propos philosophique : « I. Une partie du texte
porte la pensée du roman tout entier. II. Le tout du récit romanesque est la communication directe de la pensée du
roman. III. Le tout du roman est la communication indirecte d‟une pensée du roman qu‟il n‟est pas possible de
communiquer directement. IV. Le tout du roman est la communication d‟une pensée qu‟il est possible de
communiquer directement » (42-43). Contrairement à l‟avis de Descombes, le roman proustien est philosophique
précisément parce que « le tout du roman est la communication indirecte d‟une pensée du roman qu‟il n‟est pas
possible de communiquer directement », c'est-à-dire, par le discours ordinaire.
24
Voir Pedro Kadivar, Marcel Proust ou esthétique de l’entre-deux 76-77 : « 1) C‟est l‟exacerbation de
cette dimension psychologique de l‟impression qui va parfois jusqu'à mettre au premier plan un autre sens du mot :
l‟impression synonyme d‟émotion. [. . .]. 2) L‟impression en tant que trace ou empreinte, peut renvoyer aussi à
l‟inachèvement, à l‟ébauche, au caractère esquissé d‟une perception furtive [. . .]. 3) Néanmoins chez Proust
l‟impression est parfois étroitement liée à la sensation au sens le plus physique du terme. 4) Enfin, l‟inachèvement
de l‟impression signifie l‟incertitude du narrateur ».
24
Dans Leçons et conversations, Wittgenstein fait une analyse du voir à partir du langage, notamment du
vocabulaire du voir, dans laquelle il constate que « voir » et comprendre ne sont pas des activités séparables. Cette
façon de voir s‟accompagne d‟une compréhension, d‟une saisie « d‟une organisation qui se met en place d‟un seul
coup ; le passage musical est alors perçu comme une totalité organique » (VIII). Cette totalité organique, c‟est
justement « l‟essence commune » entre le monde, le sujet et l‟œuvre d‟art qui donne tant de félicité à Marcel.
Autrement dit, la traduction de l‟impression par l‟œuvre d‟art implique un rapport métaphorique entre les deux :
c‟est l‟essence commune de l‟être qui se transpose de l‟une à l‟autre.
83
25
Voir la Recherche I 153 : « Et c‟est à ce moment-là encore Ŕ grâce à un paysan qui
passait, l‟air déjà d‟être d‟assez mauvaise humeur, qui le fut davantage quand il faillit recevoir mon parapluie dans
la figure, et qui répondit sans chaleur à mes « beau temps, n‟est-ce pas, il fait bon marcher » - que j‟appris que les
mêmes émotions ne se produisent pas simultanément, dans un ordre préétabli, chez tous les hommes ».
26
Voir Julia Kristeva, Time and Sense 5: « Nevertheless, the notion of death (of a past dead but for the
„luminous patch, sharply defined against a vague and shadowy background‟), is immediately conjured up. This
notion attributes the disappearance of an anti-Proust (in the case the writer Bergotte) to the impossibility of bringing
a childhood memory back to life. Indeed, what follows this episode serves to deny that the past is dead, for the
entire value of childhood is inserted into a sponge cake containing many layers of sensations ». Immédiatement
avant sa mort, Bergotte a vu le petit pan de mur jaune dans la peinture de Vermeer, qui « était si bien peint qu‟il
était, si on le regardait seul, comme une précieuse œuvre d‟art chinoise, d‟une beauté qui se suffirait à elle-même, »
(III 186-187). Ce petit pan jaune ne pourrait manquer de rappeler au lecteur le petit carré lumineux qui délimite la
mémoire volontaire du narrateur. De même que la mémoire involontaire n‟arrive pas à ressusciter Combray, comme
l‟a fait plus tard la mémoire involontaire, de même le style de Bergotte ne permet pas à Marcel de fixer ses propres
impressions, comme aura pu le faire plus tard la métaphore. Si le petit carré lumineux marque la séparation entre
Combray I, limité au seul drame du coucher et Combray II, l‟enfance entière de Marcel, le petit pan jaune marque
l‟individualisation définitive de Marcel.
27
Toute l‟esthétique symboliste est fondée sur le principe de correspondances de Baudelaire : les
correspondances horizontales et verticales. La correspondance au sens baudelairien est le rapport métaphorique, soit
entre des sensations provenant des sens différents (la synesthésie), soit entre des œuvres appartenant aux divers
domaines d‟art. La correspondance verticale signifie le rapport analogique entre le sensible et l‟Idée, le visible et
l‟invisible, le fini et l‟infini. Alors que la structure du symbole se fonde sur les correspondances horizontales, sa
fonction est basée sur les correspondances verticales.
28
Voir Marcel Proust, « Contre l‟obscurité » dans Revue Blanche 11(75) 72 : « Qu‟il me soit permis de
dire encore du symbolisme, dont en somme il s‟agit surtout ici, qu‟en prétendant négliger „les accidents de temps et
d‟espace‟ pour ne nous montrer que des vérités éternelles, il méconnaît une autre loi de la vie qui est de réaliser
l‟universel ou l‟éternel, mais seulement dans des individus. Les œuvres purement symboliques risquent donc de
manquer de vie et par là de profondeur. Si, de plus, au lieu de toucher l‟esprit leurs „princesses‟ et leurs „chevaliers‟
proposent un sens imprécis et difficile à sa perspicacité, les poèmes, qui devraient être de vivants symboles, ne sont
plus que de froides allégories ».
29
Voir Blanchot L’espace littéraire 348: « On peut aussi rappeler qu‟un ustensile, endommagé, devient
son image. Dans ce cas l‟ustensile, ne disparaissant plus dans son usage, apparaît. Cette apparence de l‟objet est
celle de la ressemblance et du reflet : si l‟on veut, son double. La catégorie de l‟art est liée à cette possibilité pour
les objets d‟apparaître, c‟est-à-dire de s‟abandonner à la pure et simple ressemblance derrière laquelle il n‟y a rien Ŕ
que l‟être. N‟apparaît que ce qui s‟est livré à l‟image, et tout ce qui apparaît est, en ce sens, imaginaire ».
30
Ibid. 197 : « L‟œuvre fait apparaître ce qui disparaît dans l‟objet. La statue glorifie le marbre, le tableau
n‟est pas fait à partir de la toile et avec des ingrédients matériels, il est la présence de cette matière qui sans lui nous
resterait cachée. Et le poème encore n‟est pas fait avec des idées, ni avec des mots, mais il est ce à partir de quoi les
mots deviennent leur apparence et la profondeur élémentaire sur laquelle cette apparence est ouverte et cependant se
referme ». Voir aussi 300 : « Mais ces gisements, la nuit élémentaire du rythme, la profondeur que désigne, comme
matérialité, le nom d‟éléments, tout cela, l‟œuvre l‟attire mais pour le dégager, le révéler dans son essence, essence
qui est l‟obscurité élémentaire et, dans cette obscurité ainsi rendue essentiellement présente, nous pas dissipée, mais
dégagée, rendue visible sur quelque transparence comme d‟éther, l‟œuvre devient ce qui s‟épanouit, ce qui s‟avive,
l‟épanouissement de l‟apothéose ». Par « la profondeur élémentaire », Blanchot entend une essence de l‟Etre mise
en évidence par l‟œuvre d‟art.
84
31
Voir Kant, Analysis of the Beautiful , Trans.Walter Cerf xivii: « It is notable, then that the penetration of
the cause-effect relation into the pleasure concept is far from being thorough in Kant and that, in fact, below the
causal surface of „X causes a feeling of pleasure in Y‟, the non-causal and more ordinary conception of „Y takes
pleasure in X‟ ( Y likes X) remains quite alive ».
32
Voir Samuel Beckett, Proust 11: «But when the object is perceived as particular and unique and not
merely the member of a family, when it appears independent of any general notion and detached from the sanity of a
cause, isolated and inexplicable in the light of ignorance, then and then only may it be a source of enchantment. »
33
Voir Roland Barthes, Le plaisir du texte 14 : « De là, peut-être, un moyen d‟évaluer les œuvres de la
modernité : leur valeur viendrait de leur duplicité. Il faut entendre par là qu‟elles ont toujours deux bords. Le bord
subversif peut paraître privilégié parce qu‟il est celui de la violence ; mais ce n‟est pas la violence qui impose le
plaisir ; [. . .] ; ce qu‟il veut, c‟est le lieu d‟une perte, c‟est la faille, la coupure [. . .]. La culture revient donc comme
bord : sous n‟importe quelle forme ».
85
CHAPITRE III : LA MISE EN ABYME Ŕ LA METAPHORE AUTOREFLEXIVE
Une définition de la mise en abyme
Dans le chapitre précédant, en me référant à la structure de la métaphore proustienne et
en analysant les commentaires théoriques du narrateur, j‟ai relevé la conception proustienne de
l‟œuvre d‟art comme métaphore. Cette conception considère l‟œuvre d‟art comme une totalité
organique caractérisée par deux traits essentiels : 1) Le sens global de l‟œuvre est engendré par
les interactions entre les parties ; 2) L‟œuvre entretient avec le réel un rapport métaphorique.
Ces deux caractéristiques de l‟œuvre d‟art constituent ce que Linda Hutcheon qualifie d‟«
autoréflexivité moderne ».34 Cette autoréflexivité moderne, en se situant au niveau de la structure
de l‟œuvre, tombe en effet dans la catégorie « d‟autoréflexivité couverte » que Hutcheon attribue
néanmoins exclusivement à l‟œuvre postmoderne.
La conception proustienne de l‟œuvre d‟art se manifeste non seulement à travers les
autoréflexions extradiégétiques Ŕ les commentaires du narrateur Ŕ mais aussi dans les fragments
diégétiques, les mises en abyme, qui abondent dans la Recherche. Ces deux formes
d‟autoreflexivité constituent ce que Hutcheon appelle une « overt form of self-awareness », une
autre caractéristique du roman postmoderne. A cause de la portée de ma présente étude, je
consacrerai ce chapitre principalement à l‟analyse de la mise en abyme dans la Recherche.
Dans Le récit spéculaire, Lucien Dällenbach donne une définition précise de la mise en
abyme. « Tout bien considéré, il n‟en est que deux (caractéristiques) qui doivent être retenues :
1) le caractère réflexif d‟un énoncé ; 2) la qualité intra- ou métadiégétique de celui-ci » (74).
L‟énoncé ici en question doit être un fragment du texte qui réfléchit un aspect de l‟œuvre entière.
La qualité intra- ou métadiégétique du segment réflexif s‟oppose au caractère extradiégétique tel
86
que l‟intervention d‟auteur s‟exprimant en son propre nom, ou aux métarécits, que Dällenbach a
présentés quelques pages plus tôt comme des fragments qui « visent à s‟émanciper de la tutelle
narrative du récit premier » (71). Les segments métadiégétiques « se limitent pour leur compte à
réfléchir le récit et à ne suspendre que la seule diégèse. Au nombre de ces interpolations
spéculaires, figurent les récits rapportés au style indirect, les rêves, telle représentation visuelle et
auditive, etc. » (71). Les segments intradiégétiques, par contre, « n‟occasionnent, [. . .] ni
changement d‟instance narrative, ni solution de continuité diégétique ; dans une dépendance
totale vis-à-vis du récit premier, ils épousent son cours et se cantonnent à l‟univers qu‟il leur
prescrit » (72). Pour résumer la mise en abyme en une phrase, « la spécification gidienne
équivaut à dénier la qualité de mise en abyme à tout segment réflexif qui ne relèverait pas de
l‟univers spatio-temporel du récit Ŕ dans la terminologie des poéticiens : de la diégèse » (70).
Dans le chapitre précédant, j‟ai suggéré que, dans la Recherche, le choix d‟un narrateur à
la première personne est stratégique, en ce qu‟il permet de mêler la narration aux réflexions
théoriques sans pourtant nuire à l‟homogénéité du discours narratif. L‟identité entre le « je » du
narrateur et celui du personnage principal donne aux réflexions théoriques du narrateur une
illusion intradiégétique. Une autre solution qui permet au récit de se commenter sans
compromettre l‟unité de l‟œuvre est la mise en abyme, grâce à sa nature intradiégétique. Cette
deuxième stratégie n‟échappe pas à Proust, dont le souci d‟unité de l‟œuvre s‟élève au niveau de
la théorie littéraire. Mieux encore, la fin de la Recherche comporte une transition imperceptible
entre ces deux stratégies : le personnage fusionne avec le narrateur, et par conséquent, les
commentaires narratifs deviennent intradiégétiques et constituent de vraies mises en abyme.
Après avoir insisté sur la qualité intradiégétique de la mise en abyme et sa nécessité dans
l‟unité de l‟œuvre, on ne pourrait manquer d‟y remarquer un paradoxe. Si la mise en abyme est
87
une technique employée par le roman pour se commenter sans artifice, comment peut-elle aussi
servir à exposer l‟artifice du récit et constitue ainsi une forme d‟autoréflexivité ouverte selon la
théorie de Linda Hutcheon ?
Les catégories de la mise en abyme et leur fonction métafictionnelle
La réponse à cette question réside dans l‟autre aspect de la mise en abyme. Après avoir
relevé les deux caractères essentiels de l‟agent de la mise en abyme, Dällenbach ébauche une
classification élémentaire où il distingue trois catégories de mise en abyme selon l‟objet réfléchi :
A. l‟énoncé de l‟œuvre entière ; B. l‟énonciation ; C. le code narratif (74). Malgré son caractère
apparemment simpliste, ce système de classification met en relief la différence de l‟efficacité
avec laquelle les mises en abyme exposent l‟artifice du texte : tandis que la première catégorie de
mise en abyme sert à mettre en évidence ce qui est déjà visible, les catégories B et C s‟avèrent
plus révélatrices de l‟artifice en « rendant l‟invisible visible » (100). Du point de vue
métafictionnel, les deux dernières catégories se présentent comme techniques métafictionnelles
plus « ouvertes » et plus efficaces que la première. Dans la Recherche, la prédominance des
deux dernières catégories au détriment de la première rend l‟œuvre proustienne plus
« métafictionnelle » que le roman naturaliste zolien qui privilégie la mise en abyme de l‟énoncé.
La mise en abyme de l‟énoncé et celle de l‟énonciation diffèrent encore dans une autre
perspective. Si la première réfléchit le produit, la deuxième « met en scène l‟agent et le procès
de cette production même » (100). Par leur objet de réflexion respectif, les deux catégories de
mise en abyme, chacune de son côté, correspondent à une conception de la littérature Ŕl‟une la
considère comme produit, l‟autre, comme production. Selon Linda Hutcheon, tandis que la
première conception de la littérature renvoie aux œuvres littéraires classiques et modernes, la
88
deuxième caractérise la métafiction postmoderne.35 De ce point de vue, l‟abondance des mises
en abyme de la production dans la Recherche la qualifie d‟emblée comme un véritable roman
postmoderne.
Pourtant, la mise en abyme de l‟énoncé sert de base à toutes les autres catégories : la
similitude entre l‟énoncé réflexif et l‟œuvre principale permet de reconnaître non seulement la
mise en abyme de l‟énoncé, mais aussi d‟autres catégories de mise en abyme qui lui sont
associées. Elle est aussi source de critères de la typologie des mises en abyme, basée sur le degré
de similitude entre l‟agent et l‟objet de la réflexion, à laquelle on reviendra plus tard. La raison
d‟être de ces deux fonctions fondamentales est évidente : la similitude ne peut être jugée qu‟entre
deux entités visibles.
Dällenbach révise ensuite son système de classification par une élaboration catégorique.
Dans la catégorie A, il divise l‟énoncé en aspects littéral et référentiel, qui correspondent
respectivement à la mise en abyme textuelle et à la mise en abyme fictionnelle (124). Dans la
catégorie C, il distingue la mise en abyme du code et celle du principe, la « mise en abyme
transcendantale » (128, 131). Par conséquent, la mise en abyme élémentaire se laisse classer en
cinq catégories : la mise en abyme fictionnelle (a) ; énonciative (b) ; textuelle (c) ;
métatextuelle (d) ; transcendantale (e) (141).
Ce nouveau système de classification, en distinguant l‟aspect littéral et l‟aspect référentiel
de l‟œuvre, fournit de nouveaux critères pour juger l‟efficacité révélatrice de la mise en abyme
en tant que technique métafictionnelle. Tandis que la mise en abyme textuelle, en réfléchissant
l‟œuvre comme texte, souligne son caractère linguistiquement et narrativement construit, la mise
en abyme fictionnelle ne fait que résumer la fiction et fonctionne seulement au niveau de
l‟intrigue. Pourtant, l‟efficacité moindre de la mise en abyme fictionnelle est souvent compensée
89
par une mise en abyme énonciative qui la côtoie : l‟interprétation de la mise en abyme de
l‟intrigue par le personnage fait référence à l‟acte de lecture, en même temps que le personnage
interprétant le texte sert de mise en abyme du lecteur.
La division entre la mise en abyme du code (métatexuelle) et celle du principe
(transcendantale) a pour conséquence de permettre d‟analyser d‟une façon plus précise le rapport
entre l‟œuvre littéraire et le réel. Tandis que la mise en abyme du code ne révèle que le
mécanisme de fonctionnement du texte, celle du principe reflète directement une conception de
l‟œuvre d‟art par rapport au réel. Mais par leur caractère métalittéraire commun, ces deux
catégories de mise en abyme sont, plus souvent que d‟autres catégories, associées l‟une à l‟autre.
Dans Le récit spéculaire, Dällenbach élabore encore son premier système de
classification dans une autre perspective, basée sur la distinction entre les aspects référentiel et
littéral du segment réflexif. Mais il n‟applique cette élaboration qu‟à la mise en abyme de
l‟énoncé, où il distingue quatre combinaisons possibles : 1) l‟aspect référentiel du fragment
réfléchit l‟aspect référentiel de l‟œuvre ; 2) l‟aspect littéral du fragment réfléchit l‟aspect
référentiel de l‟œuvre ; 3) l‟aspect référentiel du fragment réfléchit l‟aspect littéral de l‟œuvre ;
4) l‟aspect littéral du fragment réfléchit l‟aspect littéral de l‟œuvre. Selon Dällenbach, les deux
dernières combinaisons ne sont pas équivalentes dans leur efficacité autoréflexive : « En vertu du
principe selon lequel la dimension littérale ne peut être perçue qu‟au détriment de la dimension
référentielle et inversement, la mise en abyme marque une nette propension à se maintenir dans
l‟homogène et à privilégier la relation horizontale plutôt que la relation transversale » (125).
Cela explique pourquoi la mise en abyme textuelle par l‟aspect littéral est plus efficace à exposer
l‟artifice linguistique et narratif du récit, et qu‟elle est plus dominante dans la Recherche.
90
Cette distinction entre l‟aspect littéral et référentiel du segment réflexif devrait avoir pour
conséquence d‟entraîner une élaboration non seulement de la mise en abyme de l‟énoncé, mais
aussi de toutes les autres catégories de mise en abyme. En se fondant sur la classification de
Dällenbach, où il distingue cinq catégories de mise en abyme, on peut élaborer la classification
de la façon suivante :
agent de la mise en abyme
signifiant du segment réflexif
signifié du segment réflexif
Mise en abyme fictionnelle
Mise en abyme fictionnelle
transversale
horizontale
Mise en abyme textuelle
Mise en abyme textuelle
horizontale
transversale
Mise en abyme énonciative
Mise en abyme énonciative
horizontale
transversale
Mise en abyme métatexuelle
Mise en abyme métatextuelle
transversale
horizontale
Mise en abyme transcendantale
Mise en abyme
transversale
transcendantale horizontale
objet de la mise en abyme
fiction
texte
énonciation
code
principe
La mise en abyme transcendantale
Bien que figurée comme la dernière catégorie dans l‟ordre de présentation, la mise en
abyme transcendantale s‟avère la plus fondamentale de toutes. Selon Dällenbach, la mise en
abyme transcendantale se définit comme celle qui a « l‟aptitude à révéler ce qui transcende le
91
texte à l‟intérieur de lui-même et de réfléchir, au principe du récit, ce qui tout à la fois l‟origine,
le finalise, le fonde, l‟unifie et en fixe les conditions a priori de possibilité » (131). Plus
précisément, la fonction de la mise en abyme du principe consiste en ce qu‟«elle réfléchit le code
des codes, à savoir ce qui règle les possibilités de mise en jeu des réflexions élémentaires, gère
l‟économie de celles qui sont exploitées par le récit et veille à ce qu‟elles effectuent tel type
plutôt que tel autre » (138).
Dans la Recherche, la mise en abyme transcendantale reflète la conception proustienne de
l‟œuvre d‟art comme métaphore, à savoir son écart avec le monde réel et l‟interaction
métonymique entre ses parties, qui détermine son sens global. Cette conception se reflète par
quatre types de mise en abyme transcendantale selon l‟agent de la réflexion. D‟abord, les
réflexions théoriques du personnage qui se confond avec le narrateur sont des mises en abyme
transcendantales horizontales. Ensuite, la structure des métaphores proustiennes, en privilégiant
l‟écart et la métonymie, reflète cette même conception au niveau littéral et constitue une mise en
abyme transcendantale transversale. C‟est en m‟appuyant sur les réflexions théoriques et la
structure générale des métaphores proustienne que, dans mon deuxième chapitre, j‟ai déduit la
conception proustienne de l‟œuvre d‟art comme métaphore.
La troisième mise en abyme transcendantale réside dans la géographie de Combray Ŕ
ses deux côtés qui d‟abord semblent entièrement antithétiques (Recherche I 134), mais qui à la
fin se rapprochent par un raccourci (III 692-93). Ce rapprochement des deux côtés éloignés par
un raccourci reflète la conception de l‟œuvre comme métaphore. Si l‟on se situe au foyer
familial de Marcel Ŕmétaphore de la perception habituelle, les deux côtés de Guermantes et de
chez Swann Ŕ représentant respectivement l‟art et la vie 36Ŕ sont incontestablement opposés au
niveau figural aussi bien qu‟au niveau littéral. C‟est du côté de chez Swann que Marcel apprend
92
les signes de l‟amour avec Gilberte et ceux de l‟art avec Elstir et Vinteuil. Au niveau du
signifiant, le mot « Méséglise » contient « église » qui, selon Jean Ricardou, est devenu
synonyme de la métaphore par une « nomination textuelle ».37 Si le côté de chez Swann apprend
à Marcel la métaphore, le nom de « Guermantes » lui-même est une manifestation de la création
et de l‟interprétation métaphorique, et par conséquent représente l‟art. C‟est donc la vie qui
enseigne à Marcel la métaphore pour qu‟il devienne artiste, et inversement, c‟est l‟art Ŕ la
Recherche Ŕ qui nous mène à la vraie vie par un raccourci métaphorique. Pour utiliser les mots
de Ricardou, « lire le graphique de Combray, c‟est évidemment comprendre que la métaphore est
le plus court chemin d‟un point à un autre » (Nouveaux problèmes du roman 106).
Il est doublement significatif que le raccourci de Méséglise soit proposé par Gilberte qui,
par le lien matrimonial, sert de pont entre les deux sociétés, antithétiques en tous sens. Par
conséquent, le raccourci proposé par Gilberte constitue une double mise en abyme
transcendantale. Cette mise en abyme transcendantale est en même temps une mise en abyme du
code. Selon Ricardou, le paysage de Combray avec ses deux côtés d‟abord opposés et ensuite
rapprochés est une « métaphore configurale » (Nouveaux problèmes du roman 104) ou « une
autoreprésentation de second degré : telle part de la fiction y représente non point telle autre part
d‟elle-même mais bien le jeu d‟un mécanisme primordial » (105). Autrement dit, c‟est une mise
en abyme du code ou une mise en abyme métatextuelle.
La mise en abyme du code de l‟écriture
Le principe de l‟œuvre révélé par la mise en abyme transcendantale est ce qui règle les
autres catégories de mise en abyme. D‟abord, la mise en abyme transcendantale est souvent
aussi une mise en abyme du code, car le principe détermine le code et en même temps se reflète
en lui. Dans la Recherche, la conception de l‟œuvre comme métaphore exige que la métaphore
93
soit le code descriptif, narratif et autoréflexif. Inversement, on peut dire que la mise en abyme
du code est une mise en abyme du principe au second degré, par un relais réflexif Ŕ le principe se
réfléchit dans le code, qui se réfléchit dans la mise en abyme au premier degré.
Le rapport entre les deux côtés de Combray est donc non seulement une mise en abyme
du principe, mais aussi du code : les deux côtés représentent les deux termes éloignés de la
métaphore. Le raccourci représente la mise en contigüité de ces deux termes par le texte pour
constituer la métaphore. Plus précisément, le paysage de Combray est une mise en abyme de la
métaphore proustienne dans ces deux formes: 1) le rapprochement de deux termes éloignés dans
le temps et dans l‟espace, par le mécanisme de « ce qui ressemble s‟assemble », manifesté dans
la métaphore ordinale ou la mémoire involontaire (Ricardou 91-92) ; 2) le mécanisme inverse de
« ce qui assemble se ressemble » qui fait que deux termes inconciliables au sens littéral
deviennent solidaires au niveau métaphorique, par un raccourci textuel (Ricardou 98).
Une autre mise en abyme du code est la description des trois clochers de Martinville. Ici
encore les deux termes éloignés de la métaphore, représentés par les trois clochers dont deux se
situent à un autre plan que le troisième, sont rapprochés par le trajet du texte, comme les clochers
par le mouvement de la voiture. La similitude de leurs flèches, de leurs lignes, et de leur
ensoleillement est rendue évidente et frappante par ce rapprochement. C‟est une illustration
parfaite du mécanisme « ce qui assemble se ressemble » qui régit la formation de certaines
métaphores.
Selon Ricardou, cet épisode n‟est pas seulement une métaphore configurale du code de la
Recherche, mais aussi une métaphore configurale interne qui conduit de l‟impression (du
modèle), à l‟écriture métaphorique (120). Le rapprochement des trois clochers a procuré une joie
spéciale accompagnée d‟un sentiment d‟énigme. Pendant que le narrateur cherche sans succès
94
l‟explication, il est amené brusquement devant les clochers. Ici un autre rapprochement s‟opère :
celui entre l‟ensemble des clochers et le narrateur. Si l‟ensemble des clochers représente la
métaphore, ce deuxième rapprochement signale l‟appropriation par le narrateur de la métaphore
comme code de son écriture. Le texte, d‟ailleurs, présente le résultat de ces deux
rapprochements : le premier écrit de Marcel. Le passage cité ci-dessus est donc non seulement
une mise en abyme du code, mais aussi celle du principe, ou de la conception de l‟œuvre d‟art
comme métaphore.
Ici, c‟est par la correspondance verticale (pour utiliser les termes de Baudelaire), que la
nature enseigne à Marcel l‟art de la métaphore. Comme le narrateur le constate :
La nature ne m‟avait-elle pas mis elle-même, à ce point de vue, sur la voie de l‟art,
n‟était-elle pas commencement d‟art elle-même, elle qui ne m‟avait permis de connaître,
souvent, la beauté d‟une chose que dans une autre, midi à Combray que dans le bruit de
ses clochers, les matinées de Doncières que dans les hoquets de notre calorifère à eau ?
(III 889-890)
Les spectacles de la nature tels que le paysage de Combray et les clochers de Martinville,
jouent trois rôles dans le texte proustien : au plan diégétique, comme modèle de la métaphore
pour l‟écrivain ; au plan métatextuel, comme mise en abyme du code ; au plan transcendantal,
comme mise en abyme du principe de l‟écriture. Mais la nature n‟est pas le seul modèle de
l‟écriture proustienne, et la mise en abyme ne recourt pas seulement à la correspondance
verticale. Il y a d‟autres œuvres d‟art qui servent de modèles pour Marcel, et d‟autres mises en
abyme du code qui se fondent sur la correspondance horizontale.
Un exemple de la mise en abyme du code basée sur la correspondance horizontale est
l‟œuvre du peintre Elstir.38 Ce que l‟œuvre d‟Elstir et la Recherche de Proust ont en commun,
95
c‟est la métaphore comme code d‟organisation. Cette mise en abyme du code de l‟œuvre
proustienne est en même temps une mise en abyme de la lecture, car c‟est à travers
l‟interprétation du narrateur que le code du peintre se manifeste. C‟est une des caractéristiques
de la mise en abyme proustienne : la mise en abyme du code de l‟écriture s‟accompagne souvent
de celle du code de la lecture. Autrement dit, la Recherche contient non seulement le code de
son écriture mais aussi celui de sa propre lecture : l‟écriture et la lecture métaphorique.
La mise en abyme du code de la lecture
La mise en abyme du code de la lecture abonde dans la Recherche, notamment dans les
réflexions du narrateur sur les expériences de la mémoire involontaire. Par exemple, après
l‟expérience des deux pavés inégaux à la cour du Prince de Guermantes, évoquant la sensation
analogue à Saint-Marc, le narrateur remarque :
Mais, cette fois, j‟étais bien décidé de ne pas me résigner à ignorer pourquoi, comme je
l‟avais fait le jour où j‟avais goûté d‟une madeleine trempée dans une infusion. La
félicité que je venais d‟éprouver était bien la même que celle que j‟avais éprouvée en
mangeant la madeleine et dont j‟avais alors ajourné de rechercher les causes profondes.
(III 287)
La juxtaposition de l‟expérience de la petite madeleine et de celle des deux pavés
est une actualisation de la lecture métaphorique virtuelle. Les deux expériences sont séparées
par une grande distance textuelle. Ce n‟est qu‟à travers la lecture, qui est une autre manière
d‟actualisation, que la deuxième expérience pourrait rappeler la première. C‟est pour cette
raison que Ricardou nomme ce genre de métaphore « métaphore ordinale virtuelle ». Mais cette
inscription implicite de la métaphore ordinale virtuelle dans le texte devient explicite par la
96
juxtaposition actuelle de deux expériences dans le texte. On peut dire que cette juxtaposition est
une mise en abyme du code de la lecture de la Recherche.
D‟une manière moins explicite mais non moins justifiée, la mémoire involontaire peut
aussi s‟interpréter comme mise en abyme de la lecture métaphorique, par la juxtaposition
textuelle de deux sensations analogues séparées par une grande distance diégétique Ŕ temporelle
et spatiale à la fois. La mémoire involontaire sert non seulement de modèle d‟écriture pour
Marcel, mais aussi de modèle de lecture pour le lecteur virtuel ou réel. Selon Paul de Man : « the
specificity of Proust‟s novel would instead be grounded in the play between a prospective and a
retrospective movement. This alternating motion resembles that of reading, or rather that of rereading which the intricacy of every sentence as well as of the narrative networks as a whole
constantly forces upon us » (Allegories of Reading 57).
L‟analogie entre la lecture et la mémoire involontaire est mis en évidence par
l‟association métaphorique et métonymique entre livre et chose : « les livres se comportent
comme des choses » (III 885) ; de même qu‟ «il [un livre] contient entre ses syllabes le vent
rapide et le soleil brillant qu‟il faisait quand nous le lisions » (III 885), de même « une chose que
nous avons regardé nous rapporte avec le regard que nous y avons posé, toutes images qui le
remplissaient alors » (ibid.). Mais un livre n‟est pas seulement une chose, c‟est aussi un univers.
La lecture nous met dans un état perceptif qui favorise l‟imagination et l‟impression
authentiques. Pour Proust, l‟importance de la lecture ne réside pas dans « la belle pensée d‟un
maître » que le livre nous communique. « La tâche essentielle, vitale au sens proustien, est celle
de l‟éclaircissement, non pas tant de la pensée de tel ou tel auteur quel que soit le profit
intellectuel ou même moral qu‟on peut en tirer, mais élucidation d‟un „acte psychologique
original appelé lecture‟ » (Aubert 117). Cet « acte psychologique original » consiste en ce que
97
« les charmantes lectures de l‟enfance laissent surtout en tout lecteur l‟image des lieux et des
jours où [il] les [a] faites » (Aubert 117).
Par conséquent, l‟univers engendré par la lecture est plus vrai qu‟une chose que nous
apercevons par l‟habitude. De plus, la lecture change la manière dont nos yeux voient et notre
mémoire enregistre les choses : «la neige qui couvrait les Champs Elysées, le jour où je le lus,
n‟a pas été enlevée, je la vois toujours » (III 886). A l‟opposé de la perception habituelle et de la
mémoire volontaire, la lecture métaphorique équivaut à l‟impression authentique et à la mémoire
involontaire.
Le rapport métonymique et métaphorique entre la lecture et la mémoire involontaire est
encore mis en évidence par la description des scènes de lecture. Tout au début de l‟œuvre, on
rencontre déjà la description d‟une scène de lecture :
Pendant que la fille de cuisine Ŕ faisant briller involontairement la supériorité de
Françoise, comme l‟Erreur, par le contraste, rend plus éclatant le triomphe de la Vérité Ŕ
servait du café qui, selon Maman n‟était que de l‟eau chaude, et montait ensuite dans nos
chambres de l‟eau chaude qui était à peine tiède, je m‟étais étendu sur mon lit, un livre à
la main, dans ma chambre qui protégeait en tremblant sa fraîcheur transparente et fragile
contre le soleil de l‟après-midi derrière ses volets presque clos où un reflet de jour avait
pourtant trouvé moyen de faire passer ses ailes jaunes, et restait immobile entre le bois et
le vitrage, dans un coin, comme un papillon posé. Il faisait à peine assez clair pour lire,
et la sensation de la splendeur de la lumière ne m‟était donnée que par les coups frappés
dans la rue de la Cure par Camus [. . .] contre des caisses poussiéreuses, mais qui,
retentissant dans l‟atmosphère sonore, spéciale aux temps chauds, semblaient faire voler
au loin des astres éclatés ; et aussi par les mouches qui exécutaient devant moi, dans leur
98
petit concert, comme la musique de chambre de l‟été ; elle ne l‟évoque pas à la façon
d‟un air de musique humaine, qui, entendu par hasard, à la belle saison, vous la rappelle
ensuite ; elle est unie à l‟été par un lien plus nécessaire ; née des beaux jours, ne
renaissant qu‟avec eux, contenant un peu de leur essence, elle n‟en réveille pas seulement
l‟image dans notre mémoire, elle en certifie le retour, la présence effective, ambiante,
immédiatement accessible. (I 82)
Ce passage montre le lien métonymique entre la lecture et les sensations de la nature.
Tandis que les bruits dans la rue font sentir le soleil du dehors par la métonymie spatiale, le
concert des mouches évoque l‟été par la métonymie temporelle. La lecture du jeune Marcel lui
fait sentir plus profondément le lien métonymique entre les sensations naturelles, parce que la
lecture, elle aussi, s‟avance par la métonymie spatiale et temporelle entre les mots et les phrases.
La lecture du texte rend plus aiguë la conscience de la contigüité du temps et de l‟espace en
tissant un univers parallèle à celui où nous vivons. C‟est le rapport métaphorique entre la lecture
et la perception qui met en lumière le rapport métonymique. Pourtant, ce rapport apparemment
métonymique entre les coups frappés et le soleil, dissimule un rapport d‟analogie, notamment un
rapport de synesthésie, suggéré par l‟expression « l‟atmosphère sonore » quelques mots plus
loin, qui met en évidence l‟essence commune entre le son et la lumière, tous deux composés
d‟ondes d‟énergie qui traversent l‟atmosphère. De même, le rapport apparemment métonymique
entre le concert des mouches et la saison d‟été masque un rapport métaphorique, trahi par la
phrase « contenant un peu de leur essence ». Chez Proust, la contagion réciproque entre la
métaphore et la métonymie est la source de l‟incertitude que de Man attribue au texte proustien :
the structure is typical of Proust‟s language throughout the novel. In a passage
99
that abounds in successful and seductive metaphors and which, moreover, explicitly
asserts the superior efficacy of metaphor over that of metonymy, persuasion is achieved
by a figural play in which contingent figures of chance masquerade deceptively as figures
of necessity. A literal and thematic reading that favors metaphor over metonymy [. . .] is
put in question if one takes the rhetorical structure of the text into account. (Allegories of
Reading 67)
Pour de Man comme pour Proust, la métaphore est caractérisée par la nécessité du lien
entre deux termes, comme le concert des mouches par rapport à l‟été qui le contient, tandis que
la métonymie est une figure de contingence, comme la musique de chambre par rapport à l‟été
pendant lequel elle est entendue par hasard. De ce point de vue, la contigüité diégétique
(temporelle ou spatiale), aussi bien que le rapport d‟analogie, constitue la métaphore plutôt que
la métonymie, contrairement à la définition classique de la métaphore. Ce n‟est plus le type de
rapport (de contigüité ou d‟analogie), mais la qualité du rapport (nécessaire ou contingent) qui
distingue la métaphore de la métonymie. Néanmoins, à la différence de Proust qui motive
souvent la métaphore par la contigüité textuelle, de Man exclut ce type de contigüité de la
métaphore en raison de son caractère de contingence.
Selon Paul de Man, la métonymie qui se fait passer pour une métaphore ne relève donc
pas du concert des mouches qui évoque l‟été entier, ni des coups qui font entrer dans la chambre
obscure du lecteur Marcel les rayons de soleil, mais d‟une autre image séparée de quelques
lignes : « Mon repos [. . .] supportait, pareil au repos d‟une main immobile au milieu d‟une eau
courante, le choc et l‟animation d‟un torrent d‟activités ». Son analyse montre que la métaphore
« torrents d‟activité » est en effet métonymiquement motivée :
100
The rhetorical structure of this part of the sentence (« repose . . . supported . . . the shock
and the animation of a flood of activities ») is therefore not simple metaphorical. It is at
least doubly metonymic : first because the coupling of two terms, in a cliché, is not
governed by the « necessary link » of a resemblance (and potential identity) rooted in a
shared property, but dictated by the mere habit of proximity (of which Proust, elsewhere,
has much to say), but also because the reanimation of the numbed figure takes place by
means of a statement ( « running brook ») which happens to be close to it, without
however this proximity being determined by a necessity that would exist on the level of
transcendental meaning. (66)
La « déconstruction » que fait subir de Man au texte proustien, par laquelle il montre la
trahison du principe de la métaphore par la motivation purement métonymique (marquée par la
contingence), résulte de sa négligence de l‟essence commune entre la lecture et l‟expérience
vécue, notamment le jeu perpétuel entre le principe de « ce qui s‟assemble se ressemble » et celui
de « ce qui se ressemble s‟assemble » Ŕla contagion réciproque entre la métaphore et la
métonymie, diégétique ou textuelle.
La lecture métaphorique se fait aussi horizontalement au niveau de la narration qui sème
des scènes de lecture à des intervalles variés. Quelques pages plus loin on trouve une autre scène
de lecture :
Et à chaque heure il me semblait que c‟était quelques instants seulement auparavant que
la précédente avait sonné ; la plus récente venait s‟inscrire tout près de l‟autre dans le ciel
et je ne pouvais croire que soixante minutes eussent tenu dans ce petit arc bleu qui était
compris entre leurs deux marques d‟or. Quelquefois même cette heure prématurée
sonnait deux coups de plus que la dernière ; il y en avait donc eu une que je n‟avais pas
101
entendue, quelque chose qui avait eu lieu n‟avait pas eu lieu pour moi ; l‟intérêt de la
lecture, magique comme un profond sommeil, avait donné le change à mes oreilles
hallucinées et effacé la cloche d‟or sur la surface azurée du silence. (Recherche I 86-7)
Ici les coups de clochers réguliers dans le ciel remplacent les coups irréguliers dans la rue. De
plus, le jeune Marcel est si absorbé par la lecture que parfois le son du clocher lui échappe.
L‟association entre l‟oubli du temps et l‟ivresse de la lecture est reprise dans plusieurs autres
scènes de lecture :
On gagnait le mail entre les arbres duquel apparaissait le clocher de St. Hilaire. Et
j‟aurais voulu pouvoir m‟asseoir là et rester toute la journée à lire en écoutant les
clochers, car il faisait si beau et si tranquille que quand sonnait l‟heure, on aurait dit non
qu‟elle rompait le calme du jour mais qu‟elle le débarrassait de ce qu‟il contenait et que
le clocher avec l‟exactitude indolente et soigneuse d‟une personne qui n‟a rien d‟autre à
faire, venait seulement Ŕ pour exprimer et laisser tomber les quelques gouttes d‟or que la
chaleur y avait lentement et naturellement amassées Ŕ de presser, au moment voulu, la
plénitude du silence. (I 164)
Si le passage précédent fonctionne comme une transition entre la description de la
chambre et celle du dehors, le passage cité ci-dessus achève ce déplacement en se centrant sur la
description du dehors. Cette scène est l‟inverse de la première scène de lecture : la chambre se
transforme en plein air, la fraîcheur s‟oppose à la chaleur, la plénitude du silence remplace le
concert des mouches.
Ces descriptions de scènes de lecture entretiennent entre elles un rapport métaphorique
par l‟association de la lecture et du temps qu‟il fait (le soleil, l‟ombre, la fraîcheur, la chaleur),
du son (les coups frappés et les coups de clochers, le concert des mouches et le silence), et de
102
l‟écoulement ou de l‟immobilité du temps. C‟est le rapport métonymique entre la lecture et la
sensation qui caractérise ces trois scènes de lecture et qui constitue leur analogie. Ces scènes de
lecture tombent ainsi dans la catégorie des « métaphores configurales » de Ricardou, car elles
possèdent la même structure, aussi bien que dans celle de la « métaphore ordinale virtuelle »,
parce qu‟elles sont séparées par de plus ou moins grandes distances textuelles et que leur rapport
métaphorique ne s‟actualise que par l‟acte de lecture.
Ces descriptions de la lecture, au lieu de parler du contenu de la lecture, présentent la
lecture en tant qu‟acte psychologique, à la fois contigu et analogue à la sensation comme à la
mémoire involontaire. Horizontalement, c‟est dans le rapport métaphorique entre ces
descriptions de la lecture que réside la clef de la lecture propre à l‟œuvre proustienne. La
Recherche décrit les lectures de nombreux livres à maintes reprises, mais ces lectures ne sont que
des reflets de sa propre lecture.
La lecture métaphorique du texte signifie aussi une lecture qui, en rendant hommage au
signifiant, favorise la synesthésie entre le son et le sens, la correspondance entre le style et le
contenu. Mais avant de pouvoir établir cette correspondance, il faut d‟abord libérer le signifiant
de son signifié habituel. La mise en abyme directe de la lecture se centrant sur le signifiant
s‟effectue dans la scène de lecture maternelle au sein du « drame du coucher ».39 Le livre en
question est François le Champi de Georges Sand, offert par la grand-mère pour l‟anniversaire
de Marcel. Pour éviter certains passages inappropriés pour l‟enfant, la mère lit d‟une façon
fragmentée qui rend l‟histoire incompréhensible pour Marcel. Par conséquent, cette lecture met
en relief la matérialité du langage et la sonorité de la voix maternelle. C‟est ainsi que Marcel
apprend la beauté matérielle du langage, qui plus tard se manifestera dans son propre style, celui
de la Recherche.
103
Cette manière fragmentée de lire, en vidant le signifiant de son sens habituel, n‟aboutit
à une lecture métaphorique que si l‟on remplit le blanc du sens par un autre, engendré par la
correspondance. Une mise en abyme directe de la lecture métaphorique réside dans les rêves
que fait Marcel à partir des noms propres, où la synesthésie fait correspondre les sons avec les
couleurs.40
La mise en abyme du texte
Les exemples analysés jusqu‟ici montrent une tendance à la conglomération de diverses
catégories de mise en abyme. Parfois c‟est l‟association d‟une mise en abyme du principe avec
celle du code, parfois c‟est celle entre une mise en abyme du code d‟écriture et celle du code de
lecture. Dans Le récit spéculaire, Dällenbach relève cette tendance comme intrinsèque à toute
mise en abyme.41 Mais chez Proust, elle se manifeste d‟une manière encore plus persistante et
universelle. Un autre exemple de cette conglomération des mises en abyme se trouve dans
l‟image de la cathédrale comme mise en abyme à la fois du principe et du texte.
D‟après Dällenbach, la mise en abyme transcendantale réside dans « les métaphores de
l‟œuvre empruntées à la sphère religieuse (église, clocher, robe christique) et trahissant la
prétention polémique du texte à ne se fonder que sur soi » (note 2, 133). Les références de
Proust à la cathédrale sont nombreuses dans son roman: « Je bâtirais mon livre, je n‟ose pas dire
ambitieusement comme une cathédrale » (III 1033). « Je ne savais pas si ce serait une église où
des fidèles sauraient peu à peu apprendre des vérités et découvrir des harmonies » (III 1040).
Les métaphores de la sphère religieuse impliquent une conception de l‟art comme porteur
d‟une vérité absolue et supérieure au monde réel. Cette conception de l‟œuvre évoque
« l‟Absolu littéraire » du romantisme allemand. Pourtant, chez Proust, la métaphore religieuse
104
est souvent associée aux métaphores de construction, tels les verbes « bâtir », « construire », etc.
Voici un autre passage qui compare l‟œuvre à la cathédrale :
et quand vous me parlez de cathédrales, je ne peux pas ne pas être ému d‟une intuition
qui vous permet de deviner ce que je n‟ai jamais dit à personne, et que j‟écris ici pour la
première fois, c‟est que j‟aurais voulu donner à chaque partie de mon livre le titre :
Porche I, Vitraux de l‟abside, pour répondre d‟avance à la critique stupide qu‟on me fait
de manquer de construction dans des livres où je vous montrerai que le seul mérite est
dans la solidarité des moindres parties. (De Lattre 98)
L‟image de la cathédrale fonctionne comme une mise en abyme non seulement du
principe, mais aussi du texte proustien en tant que construction. Encore mieux, elle comporte
aussi une mise en abyme du code à travers le mot « église », devenu synonyme de la métaphore
dans la Recherche. Par conséquent, ce n‟est pas seulement l‟image de la cathédrale (au niveau
du signifié) qui reflète le texte proustien, mais aussi le signifiant, qui évoque le code
métaphorique de la narration.
D‟autres images du texte proustien comprennent, parmi d‟autres, la guerre, la symphonie
de Wagner, le septuor de Vinteuil, le bœuf gelé de Françoise, et les robes merveilleuses d‟Odette
qui étaient « une sorte d‟individualité [. . .] qui donnait à ses mises les plus différentes un même
air de famille », « comme dans un beau style qui superpose des formes différentes et que fortifie
une tradition cachée » (I 619). Selon De Lattre, « „Ces toilettes n‟étaient pas un décor
quelconque, remplaçable à volonté, mais une réalité donnée et poétique‟, „le fruit d‟une longue
délibération‟, répondant à „une intention déterminée‟, pourvu „d‟une signification spéciale‟, et
dont „les moindres dessins en sont aussi naturellement fixes que ceux d‟une œuvre d‟art‟ » (9293).
105
Quant au bœuf gelé de Françoise, le narrateur le compare explicitement à son texte : « Ne
ferais je pas mon livre à la façon dont Françoise faisait ce bœuf mode, apprécié par M. de
Norpois, et dont tant de morceaux de viande ajoutés et choisis enrichissaient la gelée » (III
1035). Le lecteur attentif ne peut pas s‟empêcher de se rappeler le choix méticuleux de
Françoise pour les morceaux parfaits de bœuf d‟York que par erreur, Françoise désigne par le
nom « Neuf York ».42
Ce qu‟il y a en commun entre ces images du texte proustien, c‟est le fondu, le lien entre
les morceaux, qui rend unité à l‟objet en question. C‟est aussi l‟association de la mise en abyme
du texte avec d‟autres types de mise en abyme Ŕ celles du principe, du code et de l‟énonciation.
La mise en abyme de l‟énonciation
Selon Dällenbach, la mise en abyme de l‟énonciation consiste en « 1) la „présentification‟
diégétique du producteur ou du récepteur du récit, 2) la mise en évidence de la production ou de
la réception comme telles, 3) la manifestation du contexte qui conditionne (qui a conditionné)
cette production-réception » (100). Ce qu‟il y a en commun entre ces trois composantes, c‟est
« qu‟elles visent toutes, par artifice, à rendre l‟invisible visible » (100).
Chez Proust, la mise en abyme de l‟auteur et celle du lecteur sont étroitement liées l‟une
à l‟autre. D‟abord, la lecture et l‟écriture constituent deux étapes successives dans la formation
de l‟écrivain. Par conséquent, la mise en abyme du lecteur manifeste une évolution qui côtoie
l‟apprentissage de Marcel pour devenir l‟écrivain. Avant de devenir écrivain, Marcel devait
apprendre à interpréter les signes sociaux, amoureux, sensoriels et artistiques.43 Avant de
pouvoir interpréter les signes d‟une façon adéquate, il était d‟abord mauvais lecteur. La mise en
abyme du lecteur forme une série progressive qui vise à corriger les erreurs de la lecture. Marcel
est d‟abord la mise en abyme d‟un mauvais lecteur, parce que : 1) dans l‟interprétation des signes
106
sensoriels, il cherche la signification des impressions uniquement par les efforts de l‟intelligence,
d‟où vient son échec à arriver jusqu‟à la source de la félicité (comme dans l‟épisode de la petite
madeleine) ; 2) dans l‟interprétation des noms propres, il fait correspondre le monde imaginaire
du langage au monde réel, d‟où sa déception perpétuelle en confrontant le réel et l‟imaginaire ;
3) dans l‟interprétation des signes amoureux, il confond ses sentiments subjectifs avec les
qualités objectives de l‟être aimé ; 4) dans l‟interprétation des signes artistiques, il accorde une
place privilégiée au sujet de l‟œuvre au détriment du style de l‟artiste, et aux idées reçues au lieu
de l‟interprétation originale du lecteur.
Au fur et à mesure que l‟apprentissage des signes progresse, ces erreurs d‟interprétation
se corrigent. D‟abord, au lieu de chercher à interpréter les impressions par l‟intelligence
seulement, il le fait par l‟écriture, comme dans l‟épisode des trois clochers. Plus précisément, la
traduction de l‟impression se fait par une jolie phrase dont le charme réside dans sa qualité
matérielle. Ensuite, en apprenant que les lieux et les personnes ne correspondent nullement à
leurs noms, au lieu d‟éprouver une déception profonde vis-à-vis du réel comme auparavant, il
reconnaît l‟écart entre le réel et l‟imaginaire, en accordant une puissance révélatrice au langage
poétique. Ainsi surmonte-t-il « l‟âge des choses » pour atteindre « l‟âge des noms ».
Dans l‟amour, il apprend que l‟interprétation subjective importe plus que la vérité
objective, et que parfois le mensonge pourrait être plus vrai subjectivement et objectivement
qu‟un discours prétendu véridique. De ce point de vue, le mensonge est une vérité universelle de
l‟amour, engendré par la jalousie de l‟amant et par la nature paradoxale du désir.44
La subjectivité de l‟interprétation est évoquée dès le début de la Recherche : « Je n‟avais
pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions
avaient pris un tour un peu particulier ; il me semble que j‟étais moi-même ce dont parlait
107
l‟ouvrage » (I 3). Cette identification onirique entre le lecteur et le texte trouve son écho, à la fin
de l‟œuvre, dans un passage théorique :
Chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L‟ouvrage de l‟écrivain
n‟est qu‟une espèce d‟instrument optique qu‟il offre au lecteur afin de lui permettre ce
que, sans ce livre, il n‟eut peut-être pas vu en soi-même. La reconnaissance en soimême, par le lecteur, de ce que dit le livre, est la preuve de la vérité de celui-ci, et vice
versa. (IV 489)
La possibilité pour chaque lecteur de se trouver lui-même dans le même livre implique
que l‟œuvre littéraire contient une vérité universelle s‟appliquant à tous, malgré la différence
entre les individus. Cette double nature universelle et individuelle de la lecture est encore mise
en relief par le lecteur homosexuel :
Comment croirait-il n‟être pas pareil à tous, quand ce qu‟il éprouve il en reconnaît la
substance en lisant Mme de Lafayette, Racine, Baudelaire, Walter Scott, alors qu‟il est
encore trop peu capable de s‟observer soi-même pour se rendre compte de ce qu‟il ajoute
de son cru, et que si le sentiment est le même l‟objet diffère, que ce qu‟il désire c‟est
Rob-Roy et non Diana Vernon ? (III 25)
Ce passage montre que la vérité universelle du livre, au lieu de l‟empêcher, rend possible
la lecture individuelle, même invertie. Ce que chaque lecteur produit, c‟est une interprétation
individuelle de cette vérité universelle. Comme le dit si bien Antoine Compagnon :
La situation du lecteur homosexuel, ou pour mieux dire, de l‟homosexuel lecteur,
confirme que la lecture n‟est jamais intellectuelle, objective et pure, mais toujours
affective et imaginaire, chimérique en son essence : contextuelle et non textuelle. Cela ne
lui interdit d‟ailleurs pas d‟atteindre une universalité et une vérité : par le détour de
108
l‟inversion du sexe des héroïnes, l‟homosexuel rejoint le sens commun de l‟amour.
(Proust entre deux siècles 66)
Autrement dit, c‟est par le biais d‟une conversion métaphorique que l‟inverti rejoint la
Vérité universelle. Ainsi une lecture métaphorique mène à la découverte d‟une vérité de soi à
travers une vérité universelle du texte. Que la vérité proustienne soit universelle n‟implique pas
qu‟elle fasse abstraction des particularités individuelles. Au contraire, c‟est l‟œuvre en tant que
création particulière de l‟artiste qui incarne et illustre la loi générale ou la vérité universelle. De
même, il est vain de chercher les modèles des personnages fictionnels dans le monde réel, ces
personnages étant des êtres particuliers résultant du mélange d‟une multitude de personnes
réelles, avec distanciation et inversion, sexuelle ou pas.
Si les signes amoureux enseignent surtout à Marcel la subjectivité de l‟interprétation, les
signes artistiques lui apprennent l‟interprétation métaphorique individuelle. Pendant la première
représentation de Phèdre par la Berma, Marcel ne fait que chercher à appliquer au personnage de
Phèdre, les commentaires des critiques tels que « pâleur janséniste » et « mythe solaire », au lieu
d‟apprécier le jeu original de l‟actrice. De là vient sa déception profonde vis-à-vis du jeu de la
Berma.45 La signification de ce premier spectacle réside en ce qu‟il juxtapose deux mises en
abyme du lecteur : celle du bon lecteur, à travers la Berma interprétant le texte de Racine, et celle
du mauvais lecteur, à travers Marcel interprétant le jeu de l‟actrice. En effet, le jeu de la Berma
est lui-même une double mise en abyme du lecteur idéal et de l‟artiste original, qui cherche dans
sa personnalité profonde la source de l‟interprétation et de la traduction des signes. La première
fois que Marcel assiste au spectacle de la Berma, il éprouve une grande déception, car en
cherchant à adapter le jeu de l‟actrice aux critiques et aux impressions qu‟il a eues du texte
racinien, il ne comprend rien au jeu de la Berma. La deuxième fois, comme il est devenu, par
109
l‟apprentissage des signes, meilleur lecteur, il considère les gestes de la comédienne comme des
signes propres au jeu, au lieu de chercher à y appliquer les idées reçues des critiques. Et par
conséquent, il peut transformer sa déception en félicité.46
L‟aboutissement à une lecture métaphorique des signes coïncide avec la transformation
du lecteur en écrivain. En effet, la lecture métaphorique correspond déjà à l‟acte d‟écrire. Selon
Paul de Man: «The moment that marks the passage from „life‟ to writing corresponds to an act of
reading that separates from the undifferentiated mass of facts and events, the distinctive elements
susceptible of entering into the composition of a text » (57).
Dans la Recherche, la lecture métaphorique n‟est pas seulement ce processus de sélection
des moments privilégiés mais aussi la traduction de l‟impression par l‟œuvre d‟art. Toute lecture
est une interprétation, et toute interprétation ne se communique que par l‟écriture ou d‟autres
formes d‟œuvres d‟art. La lecture de la nature, chez Proust, n‟est donc pas seulement une étape
d‟apprentissage de l‟écrivain, une sélection du matériel pour l‟œuvre d‟art, c‟est l‟écriture ellemême. Par conséquent, l‟écriture et la lecture d‟une œuvre littéraire sont liées par leur essence
commune qui est l‟interprétation et la traduction des signes Ŕ ceux du texte proprement dit, ou
ceux de la nature et de l‟expérience. Les deux travaux sont métonymiques en constituant deux
étapes dans l‟apprentissage. Ils sont métaphoriques en ce que tous deux consistent à traduire des
signes : alors que l‟écriture vise à traduire des signes sensoriels en signes artistiques, la lecture
devrait aboutir à la traduction des signes artistiques en sensations propres à chaque lecteur.
La lecture et l‟écriture s‟approchent non seulement par l‟interprétation des signes, mais
aussi en ce que toutes les deux permettent d‟accéder à l‟être profond de l‟écrivain ou du lecteur.
On se souvient sans doute du fameux passage du Contre Sainte-Beuve : « un livre est le produit
d‟un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos
110
vices. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c‟est au fond de nous-mêmes, en
essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir » (127). Comme à l‟écriture,
la lecture, au rebours de la conversation, [consiste] pour chacun de nous à recevoir la
communication d‟une autre pensée, mais tout en restant seul, c‟est-à-dire en continuant à
jouir de la puissance intellectuelle qu‟on a dans la solitude et que la conversation dissipe
immédiatement, en continuant à pouvoir être inspiré, à rester en plein travail fécond de
l‟esprit sur lui-même. (CSB 174)
Dans la Recherche, les mises en abyme du lecteur abondent: l‟apprentissage et
l‟interprétation de toutes sortes de signes, la thématisation de nombreuses scènes de lecture, les
rêveries de Marcel à partir des noms propres. Au niveau diégétique, ces scènes font partie de
l‟intrigue Ŕ Marcel devient écrivain. Leur nature diégétique fournit la condition même de leur
qualité de mise en abyme. Ces mises en abyme du lecteur, en le rendant conscient de sa lecture
d‟un roman, sollicitent du lecteur sa participation active à la construction du monde fictionnel.
Et le rôle actif que joue le lecteur dans la réalisation de l‟œuvre, n‟est-ce pas celui qui caractérise
la métafiction postmoderne, selon Hutcheon ?47 Chez Proust, le travail créateur du lecteur est
encore mis en valeur par son assimilation à celui de l‟écrivain.
Si Marcel sert de mise en abyme du lecteur, virtuel ou réel, bon ou mauvais, la mise en
abyme du narrateur ou de l‟auteur implicite s‟effectue par plusieurs personnages, surtout des
artistes. Si Bergotte est une mise en abyme de Marcel avant qu‟il ne devienne Proust et n‟écrive
la Recherche, les vraies mises en abyme de l‟auteur, selon Jean Milly, ce sont le peintre Elstir et
le compositeur Vinteuil. Tandis que l‟un enseigne à Marcel la métaphore descriptive, c'est-à-dire
à représenter une chose par une autre qui lui est contiguë dans l‟espace, l‟autre lui apprend la
métaphore ordinale, c‟est-à-dire la narration métaphorique.
111
La typologie de la mise en abyme et sa fonction métafictionnelle
J‟ai déjà suggéré qu‟une caractéristique de la mise en abyme proustienne est la tendance
de l‟association entre plusieurs catégories. Ici nous ne pouvons pas nous empêcher d‟en
remarquer une autre. La mise en abyme proustienne est marquée par l‟écart entre son agent et
son objet de réflexion. Le degré de cet écart se pose justement comme critère qui distingue les
trois types de mise en abyme : I. La réduplication simple, fondée sur la similitude ; II. La
réduplication à l‟infini, fondée sur le mimétisme structural ; III. La réduplication aporistique,
fondée sur l‟identité (Dällenbach 142). Comme le constate Dällenbach, ce sont les types, plutôt
que les catégories de mise en abyme, qui reflètent le principe de l‟œuvre. Autrement dit, le
principe règle la mise en abyme au niveau typologique plutôt que catégorique : « les récits, selon
qu‟ils effectuent le type I, II ou III, ou qu‟ils n‟en réalisent aucun, ne font pas autre chose,
respectivement, que de garder leurs distances à l‟égard de l‟abyme, de le creuser à mesure qu‟ils
le comble, de composer avec lui en maniant l‟aporie, ou de le refouler en feignant qu‟il n‟existe
pas » (Dällenbach 148).
Le premier type de mise en abyme, par une similitude limitée entre l‟agent et l‟objet de
réflexion, souligne la distance entre le segment réflexif et l‟œuvre entière. Cette distance, à son
tour, reflète la conception de l‟œuvre d‟art comme métaphore marquée par son écart avec le
monde réel. Il est logique que ce type de mise en abyme domine dans la Recherche. Le
deuxième type de mise en abyme implique une conception de l‟œuvre d‟art imitant le monde réel
au niveau de son organisation structurale. Néanmoins, ce type de mise en abyme est peu
praticable à cause de la limite textuelle. Il est plus virtuel qu‟actuel, plus idéal que réel. Il ne
peut se réaliser dans une œuvre littéraire que d‟une manière rudimentaire et inachevée. Le
112
troisième type exprime une conception de l‟art comme autonomie absolue, un cercle fermé sur
lui-même. Il « a pour effet de retourner le récit et de le rendre indécidable : dès lors que l‟énoncé
et l‟énonciation se renversent l‟un dans l‟autre, tout, en effet, devient réversible » (148). Cette
conception de l‟œuvre va à l‟encontre de celle de Proust, et il est raisonnable que le type III de
mise en abyme soit absent de la Recherche.
Chaque type de mise en abyme, par le degré d‟analogie qu‟elle comporte entre l‟agent et
l‟objet de la réflexion, implique une conception différente de l‟œuvre littéraire par rapport au
monde réel. Autrement dit, l‟autoréflexion est une réflexion de la réflexion du monde par
l‟œuvre littéraire, et le mode d‟autoréflexion est déterminé par le mode de réflexion au premier
degré.
Cette réflexion de la réflexion s‟opère [. . .] par le moyen des œuvres insérées ; elles
seules permettent de représenter la réflexion et son objet. Mais loin d‟être autonome,
cette réduplication s‟articule, [. . .] sur la réflexion du monde qui la suscite en la
précédant ; moment d‟un procès dont elle ne détient pas la raison, elle constitue l‟un des
termes d‟une mise en relation qui peut s‟exprimer par le rapport de proportionnalité
suivant : Les « œuvres dans l’œuvre » réfléchissent le roman comme celui-ci réfléchit le
réel. (Dällenbach 157)
Le passage cité ci-dessus vise, précisément, L’Emploi du temps de Michel Butor, dont
la conception de la littérature par rapport au réel s‟exprime plus explicitement dans Le roman
comme recherche :
mais puisque dans la création romanesque, et dans cette recréation qu‟est la lecture
attentive, nous expérimentons un système complexe de significations très variées, si le
romancier cherche à nous faire part sincèrement de son expérience, si son réalisme est
113
assez poussé, si la forme qu‟il emploie est suffisamment intégrante, il est nécessairement
amené à faire état de ces divers types de relations à l‟intérieur même de son œuvre. Le
symbolisme externe du roman tend à se réfléchir dans un symbolisme interne, certaines
parties jouant, par rapport à l‟ensemble, le même rôle que celui-ci par rapport à la réalité.
(10)
Qu‟entend le critique par « symbolisme externe » et « interne » ? « J‟appelle
„symbolisme‟ d‟un roman, précise-t-il, l‟ensemble des relations de ce qu‟il nous décrit avec la
réalité où nous vivons » (10). Ici c‟est du symbolisme « externe » qu‟il s‟agit. « Entendons que
le pouvoir réfléchissant (Proust) de l‟œuvre littéraire tient à ce que Butor nomme ailleurs son
caractère symbolique » (Dällenbach 156). La réflexivité et le symbolisme sont donc synonymes
pour Butor : tandis que la réflexivité correspond au symbolisme externe, l‟autoréflexivité
équivaut au symbolisme interne. De plus, le symbolisme interne fait écho au symbolisme
externe à travers les types de mises en abyme effectués au sein de l‟œuvre. Cette conception de
l‟œuvre par rapport au réel se rapproche de la conception proustienne de la littérature comme
métaphore. La parenté théorique entre les deux auteurs explique la prédominance du type I de
mise en abyme dans l’Emploi du temps et dans la Recherche. Puisque la notion de l‟œuvre
comme métaphore souligne l‟écart entre le monde réel et l‟œuvre d‟art, la mise en abyme de
l‟œuvre met aussi en évidence la différence dans la similitude. En parlant de L’Emploi du temps,
Dällenbach constate :
dans le cas qui nous occupe, cette connexion (entre le symbolisme externe et le
symbolisme interne) se révèle des plus dynamiques dans la mesure où le « symbolisme
externe » ne cesse de varier et de faire varier le « symbolisme interne » qui se règle sur
lui. Il est donc compréhensible que, soumise à révision tout au long du roman, la mise en
114
abyme se montre allergique à une réflexion mimétique, et parfaitement accordée à une
réflexion transformatrice. Sans doute vitraux, tapisseries, Nouvelle Cathédrale et roman
policier manifestent-ils certains traits essentiels de la fiction. Mais incapables de se
superposer à elle, ils donnent invariablement une impression de bouger qui s‟explique à
la fois par la mobilité réflexive elle-même et ce qui en résulte, à savoir les rapports
qualitativement variables qui, finalement, s‟instaurent entre les œuvres imaginaires et le
livre-porteur. (158)
Cette analyse relève l‟écart entre le roman-porteur et ses mises en abyme transcendantale,
métatextuelle et textuelle par d‟autres œuvres d‟art. L‟écart entre l‟agent et l‟objet de la
réflexion est encore accentué par l‟accumulation des mises en abyme, chacune opérant un
déplacement métaphorique dans une direction différente. Les deux caractéristiques, l‟écart et
l‟accumulation s‟accordent parfaitement avec la conception du réel comme mobilité, son rapport
métaphorique et dynamique à l‟œuvre littéraire, et la notion de l‟œuvre ouverte à l‟infini.
Ces conceptions du réel, de l‟œuvre d‟art et de leur rapport sont partagées par Proust et
Butor. Leurs reflets, dans la Recherche comme dans L’Emploi du temps, résident dans les
spécificités des mises en abyme. D‟abord il y a l‟accumulation des mises en abyme
métatextuelles : la peinture d‟Elstir, le septuor de Vinteuil, la prose de Bergotte, la symphonie de
Wagner, etc. Ensuite, aucune de ces œuvres ne correspond exactement à la Recherche, chacune
réfléchissant un aspect essentiel de l‟œuvre. De plus, les œuvres qui manifestent la plus grande
analogie avec l‟œuvre proustienne sont celles qui proviennent des domaines autres que la
littérature : la peinture d‟Elstir et le septuor de Vinteuil sont plus proches de la Recherche que le
roman de Bergotte :
115
On cherche en général ces modèles du côté du peintre et du musicien : Elstir, qui lui
enseigne l‟art de la métaphore, et Vinteuil, qui le fait accéder aux régions les plus
profondes de la sensibilité. C‟est que Proust présente ces derniers comme les
représentants d‟un idéal artistique tandis que les livres de Bergotte ne donnent pas lieu,
comme leurs œuvres, à des réflexions esthétiques développées. La théorie
spécifiquement littéraire apparaît dans la Prisonnière, et surtout dans le Temps retrouvé,
après la mort de Bergotte. [. . .] il (le style de Bergotte) lui procure la même joie exaltante
que les réminiscences et la même expérience des analogies fondamentales que ces
réminiscences, la musique de Vinteuil ou les phrases-types de Stendhal. (La phrase de
Proust 12)
Peut-être Milly a-t-il raison de dire que les deux œuvres de peinture et de musique se
prêtent mieux aux réflexions théoriques, mais le choix même des deux œuvres qui
n‟appartiennent pas à la littérature comme mises en abyme de la Recherche renvoie à une théorie
de l‟œuvre. Ce choix souligne le rapport métaphorique entre les divers types d‟art, ce que
Baudelaire nomme « correspondance horizontale ». Ce rapport métaphorique entre ces œuvres et
l‟œuvre proustienne reflète la nature d‟un autre rapport métaphorique, celui entre l‟œuvre et le
monde réel, que Baudelaire désigne par « correspondance verticale ».
Bien que la prose de Bergotte manifeste une plus grande distance avec la Recherche, cela
ne la disqualifie pas en tant que mise en abyme. Ce qu‟il y a en commun entre ces œuvres au
sein de la Recherche, la Recherche elle-même, et les réminiscences, ce sont «l‟expérience des
analogies fondamentales » et «la joie exaltante » qu‟elles procurent. Si le rapport analogique est
évident dans les réminiscences et dans les autres œuvres d‟art ici en question, son existence dans
l‟œuvre de Bergotte semble plus obscure. Où réside cette analogie dans l‟œuvre de Bergotte ?
116
Voici quelques phrases tirées de la lecture fragmentée de Marcel : «vain songe de la vie »,
«inépuisable torrent des belles apparences », «tourment stérile et délicieux de comprendre et
d‟aimer », «émouvantes effigies qui anoblissent à jamais la façade vénérable et charmante des
cathédrales » (I 94).
Selon l‟analyse de Milly, trois caractéristiques dominent la phrase de Bergotte : d‟abord
la richesse et la profondeur des images, ensuite la correspondance phonique, finalement un
certain accent personnel (La phrase de Proust 13-18). Ces trois aspects sont étroitement liés les
uns aux autres. Les images visent à « exploser » la « beauté cachée des choses, » et à « éveiller
le chant et à atteindre le sublime » (14). La beauté spécifique des images réside dans la
juxtaposition d‟un niveau de réalité à un autre, comme dans la phrase « le tourment stérile et
délicieux de comprendre et d‟aimer », qui juxtapose deux mots antonymiques de deux domaines
différents, d‟abord entre « stérile » qui est du domaine biologique et qui exprime la carence, et
« délicieux » qui est du domaine gastronomique et qui évoque l‟exubérance ; ensuite entre
« comprendre » qui fait référence à la faculté intellectuelle et qui met l‟accent sur l‟objectivité, et
« aimer » qui appartient au domaine affectif et qui souligne la subjectivité.
Au niveau phonique, l‟allitération approximative des consonnes « t », « d » et « m », et
l‟assonance des voyelles « en » et « e », renforce le sens littéral du mot « tourment » et l‟unité
du sens de la phrase. La phrase entière résulte d‟une expansion du mot « tourment » au niveau
du signifié et au niveau du signifiant. Ce qui régit l‟expansion, ce sont la métaphore et la
métonymie. Mais cette expansion métaphorique et métonymique ne transcende pas la limite de
la phrase.48 En ce sens, l‟œuvre proustienne est un dépassement de la prose de Bergotte, car
l‟expansion métaphorique et métonymique s‟étend à l‟œuvre entière en passant par la narration,
comme la fleur japonaise s‟épanouit pleinement au contact de l‟eau.49
117
En concordance avec la conception proustienne de l‟œuvre comme métaphore et en
raison de la limite de l‟espace textuel, le deuxième type de mise en abyme, caractérisée par la
duplication à l‟infini, s‟avère plus rare dans la Recherche. Pourtant, quelques exemples à l‟état
embryonnaire n‟y font pas défaut. Les carafes mises par les enfants dans la Vivonne pour
pêcher des poissons50 et la bibliothèque dans la chambre d‟hôtel de Balbec51 pourraient
s‟interpréter comme des mises en abyme de la mise en abyme. Par conséquent, elles tombent en
quelque sorte dans le deuxième type de la mise en abyme, bien que la duplication ne se propage
pas à l‟ infini.
Il est facile d‟apercevoir la particularité d‟« Un amour de Swann » : inséré dans la
Recherche, il pourrait pourtant exister comme un roman à part entière. La rupture entre le récit
premier et le métarécit ne réside pas seulement dans la voix narrative Ŕ changement de la
première personne à la troisième, mais aussi dans le style. Cependant, derrière l‟indépendance
apparente de ce métarécit, se cache un lien réflexif entre la partie et le tout. « Un amour de
Swann » est en effet, une miniature de la Recherche, dans la mesure où il en résume l‟histoire,
bien que les deux entretiennent une analogie partielle. Il y a un miroitement entre les
personnages principaux: Swann et Marcel, Odette et Albertine. Les deux récits partagent les
thèmes de la jalousie et de l‟art. Pourtant, si l‟on tient compte de la rupture foncière entre les
deux récits, et de la définition que donne Dällenbach de la mise en abyme, « Un amour de
Swann » constitue plutôt un « métarécit autoréflexif » qu‟une vraie mise en abyme. Quelle que
soit la catégorie de son appartenance, ce qui nous intéresse ici, c‟est son caractère autoréflexif.
De plus, à l‟intérieur de ce segment autoréflexif, il y en a un autre : le rêve de Swann. Dans ce
rêve, les personnages fictifs (intradiégétiques) et réels (extradiégétiques) se mêlent : « Napoléon
III, Odette, Mme de Verdurin, le docteur Cottard, et un jeune homme en fez qu‟il ne pouvait
118
identifier » (I 732), de sorte qu‟on pourrait dire que le rêve est une mise en abyme de la mise en
abyme de l‟auteur par le personnage: « Ainsi Swann se parlait-il à lui-même, car le jeune homme
qu‟il n‟avait pas pu identifier d‟abord était aussi lui : comme certains romanciers, il avait
distribué sa personnalité à deux personnages, celui qui faisait le rêve, et un qu‟il voyait devant lui
coiffé d‟un fez » (I 373).
On pourrait dire que cette mise en abyme particulière est seulement une ébauche du type
II de mise en abyme, et cela pour deux raisons : d‟abord, comme on l‟a déjà dit, la réduplication
structurelle de la mise en abyme ne va pas jusqu'à l‟infini, ce qui est d‟ailleurs impossible ;
ensuite, c‟est seulement au niveau de la structure que la réduplication s‟avère fidèle. Au niveau
thématique, l‟exactitude fait défaut, car ni le rêve de Swann ne reflète l‟histoire d « Un amour »
de la même façon que celui-ci reflète la Recherche, ni le personnage du jeune homme ne
redouble Swann de la même manière que celui-ci fait écho à Marcel. Au niveau des
personnages, Marcel se distingue de Swann en le dépassant : tandis que la mondanité et l‟amour
dévorent successivement Swann, ils ne font que fournir à Marcel divers systèmes de signes, dont
l‟apprentissage mène ultimement au signe artistique; le raffinement du goût et la connaissance
artistique n‟aboutissent à rien chez Swann, mais ils se transforment en une véritable puissance
créatrice chez Marcel ; la petite phrase de Vinteuil qui n‟évoque que la douleur d‟amour entre
Swann et Odette, s‟épanouit plus tard en septuor pour servir de modèle artistique à Marcel. Le
dépassement de l‟amateur Swann par l‟écrivain Marcel marque le triomphe de la métaphore sur
la métonymie. La différence réside non seulement au niveau du contenu, mais aussi au niveau
du style : la narration traditionnelle à la troisième personne d‟ « Un amour de Swann » contre la
narration peu habituelle à la première personne de la Recherche, l‟enchaînement chronologique
voire causal de l‟un en contraste avec la narration métaphorique sinon paradigmatique de l‟autre.
119
La différence entre l‟agent et l‟objet de l‟autoréflexion reflète justement la conception
proustienne de l‟œuvre d‟art. Par un raisonnement inverse, on peut dire que chez Proust, la
conception de l‟œuvre comme métaphore a pour conséquence de sélectionner certains types de
mise en abyme au détriment d‟autres. Cela explique la prédominance du type I, et que même au
sein de ce type, l‟accent soit mis sur la différence plutôt que sur la similitude.
Bien que la mise en abyme appartenant strictement au type III n‟existe pas dans la
Recherche, puisque son titre ne paraît jamais dans l‟espace diégétique, on pourrait tout de même
trouver un exemple approximatif dès le début de la Recherche, quand le narrateur décrit son
rêve d‟après sa lecture: « il me semblait que j‟étais moi-même ce dont parlait l‟ouvrage : une
église, un quatuor, la rivalité de François 1er et de Charles Quint » (I 3). Selon Jean Ricardou,
cette description de l‟ouvrage dans le rêve renvoie exactement à la Recherche :
Il s‟agit, en quelque manière, déjà de [. . .] A la recherche du temps perdu. L‟église
renvoie à Méséglise ; le quatuor correspond au septuor ; François 1er évoque Françoise et
François le Champi ; Charles Quint signale Charles Swann, le baron Charlus et Charlie.
Dans la mesure où le narrateur lit ainsi d‟emblée le livre qu‟il devra écrire, se dispose,
selon un savoureux paradoxe temporel, le symptôme, parmi d‟autres, d‟un curieux
dispositif cyclique. (La métaphore d’un but à l’autre 121)
Ce qui distingue cette mise en abyme proustienne des exemples traditionnels de la mise
en abyme de l‟énoncé, c‟est que l‟agent de la réflexion se situe au niveau du signifiant. C‟est par
l‟homophonie anthroponyme, au lieu de la ressemblance de caractère, entre les personnages du
fragment et ceux de la Recherche, que la mise en abyme s‟effectue. Autrement dit, il s‟agit
d‟une mise en abyme textuelle effectuée par l‟aspect littéral de l‟énoncé autoréflexif.
120
Si dans la Recherche, la mise en abyme fictionnelle est éparse, et s‟effectue plutôt par
l‟aspect littéral du segment, c‟est parce que les catégories, les types et les structures de mise en
abyme sont déterminés par la conception proustienne de l‟œuvre d‟art comme métaphore. Cette
conception se reflète dans la mise en abyme de trois manières générales: 1) la prédominance du
type I de la mise en abyme qui met en relief l‟écart entre l‟œuvre et le monde réel ; 2)
l‟abondance des mises en abymes qui privilégient l‟aspect littéral de l‟œuvre, soit au niveau de
l‟agent de la réflexion, soit au niveau de l‟objet réfléchi (la mise en abyme textuelle) ; 3) la
primauté des catégories de mise en abyme qui rendent visible l‟invisible (la mise en abyme
transcendantale, métatextuelle, ou énonciative).
La quantité et la qualité des mises en abyme dans la Recherche ne font pas que refléter la
conception proustienne de l‟œuvre d‟art comme métaphore, elles servent aussi à situer la
Recherche dans une perspective plus large de la métafiction : non seulement la mise en abyme,
mais les formes les plus ouvertes de celle-ci Ŕ celles qui exposent le plus efficacement l‟artifice
du texte, abondent dans la Recherche. De plus, le rôle que la Recherche assigne au lecteur est
non seulement celui du co-créateur du roman, qui participe à la création littéraire en complétant
le travail de l‟écrivain, mais aussi celui de l‟écrivain lui-même, en tant qu‟interprète des signes.
On devrait considérer la Recherche comme une véritable œuvre postmoderne si l‟autoréflexivité
linguistique et narrative, aussi bien que la primauté donnée au lecteur, sont considérées comme
des emblèmes du postmodernisme.
121
34
Voir Linda Hutcheon, Narcissistic Narrative 31: « On the overt level, the self-reflection is implicit: that
is to say, it is structuralized, internalized within the text. As a result, it is not necessarily self-conscious ». « But
what if the author decides to assume that his reader already knows the story-making rules? He would still imbed
certain instructions in the text, but these would not be in the obvious form of direct addresses. Therefore this would
be a more „overt‟ version of the diegetic self-reflectiveness. The act of reading becomes one of actualizing textual
structures, and the only way to approach these narcissistic forms (as well as their implications) would be by means
of those very structures » (71). Voir aussi Patricia Waugh, Metafiction 23: « In short, self-reflexiveness in
modernist texts generates „spatial form‟ [. . .]. However, with texts like T. S. Eliot‟s interpretation of the poem, the
reader must follow the complex web of cross-references and repetitions of words and images which function
independently of, or in addition to, the narrative code of causality and sequence. The reader becomes aware
that meaning is constructed primarily through internal verbal relationships, and the poem thus achieves a verbal
autonomy, a « spatial form ». Such organization persists in contemporary metafictional texts but merely as one
aspect of textual self-reflexivity ».
35
Voir Linda Hutcheon, Narcissistic Narrative xiii: «If [. . .] we could say that modernism proceeded to
orient critics and readers formally and formalistically toward the closed text and its difficulties, it would seem that
the poetics of postmodernism has been responsible for continuing the work, begun by modernists like T.S. Eliot, in
welcoming the „hypocrite lecteur‟ into both the literary and the critical fold. But the heritage of the modernist text‟s
formal complexity was not just an awareness of the activity needed on the part of the reader to make texts mean :
there was also an intense self-awareness regarding the process of artistic production itself ». « Modern metafiction
is largely what shall be referred to here as a mimesis of process ; but it grows out of that interest in consciousness as
well as the objects of consciousness that constitutes the „psychological realism‟ of Woolf, Gide, Svevo, and Proust
at the beginning of the century » (5).
36
Voir Jean Milly, La phrase de Proust 89 : « du côté de chez Swann, le Narrateur éprouve des exaltations
poétiques, mais sans pouvoir les transcrire ; tandis que la première expérience heureuse dans ce domaine, celle des
clochers de Martinville, a lieu du côté de Guermantes. L‟ascension sociale et poétique du Narrateur s‟opère de
Combray à Guermantes en passant par le milieu Swann ». « Le nom de Swann Ŕ et cela concorde avec nos
remarques sur le „ côté de chez Swann‟ Ŕ ne semble pas détenir, pour Proust, la même richesse que Guermantes dans
ses phonèmes. Ce n‟est pas sur le signifiant que le narrateur s‟arrête pour rêver, il passe tout de suite au signifié,
orienté vers le référent. L‟important est le personnage, son élégance, sa situation, sa qualité de père de Gilberte ; et
le problème qui peut se poser, [. . .] est celui de la transparence ou de l‟opacité référentielle du Nom » (90).
37
Voir Ricardou, Nouveaux problèmes du roman 114 : « En la rigueur de ses mécanismes, le texte tend en
effet [. . .] à construire son propre vocabulaire et peut-être davantage : ce qu‟on pourrait nommer un texto-lecte.
L‟un des principes de cette élaboration lexicale spécifique revient à établir entre deux termes très distincts une
solidarité apte à produire, aberrante hors le texte, une manière de synonymie textuelle ». Selon l‟analyse de
Ricardou, le nom « madeleine », correspond à deux signifiés : le gâteau et l‟église, qui s‟entretiennent un rapport
métonymique au sein du signifiant. Dans un autre rapport métonymique, la petite madeleine est utilisée pour
représenter la mémoire involontaire ou la métaphore ordinale. A travers un réseau métonymique, « l‟église »
devient synonyme de la métaphore ordinale.
38
Voir la Recherche I 836 : « C‟est par exemple à une métaphore de ce genre Ŕ dans un
tableau représentant le port de Carquetuit [. . .] qu‟Elstir avait préparé l‟esprit du spectateur en n‟employant pour la
petite ville que des termes marins, et que des termes urbains pour la mer. Soit que les maisons cachassent une partie
du port, un bassin de calfatage ou peut-être la mer même s‟enfonçant en golfe dans les terres, ainsi que cela arrivait
constamment dans ce pays de Balbec, de l‟autre côté de la pointe avancée où était construite la ville, les toits étaient
dépassés [. . .] par des mâts, lesquels avaient l‟air de faire des vaisseaux auxquels ils appartenaient quelque chose de
citadin, de construit sur la terre, impression qu‟augmentaient d‟autres bateaux, demeurés le long de la jetée, mais en
rangs si pressés que les hommes qui y causaient d‟un bâtiment à l‟autre sans qu‟on pût distinguer leur séparation et
l‟interstice de l‟eau, et ainsi cette flottille de pèche avait moins l‟air d‟appartenir à la mer que, par exemple, les
églises de Criquebec qui, au loin, entourées d‟eau de tous côtés parce qu‟on les voyait sans la ville, dans un
poudroiement de soleil et de vagues, semblaient sortir des eaux, soufflées en albâtre ou en écume et, enfermées dans
la ceinture d‟un arc-en-ciel versicolore, former un tableau irréel et mystique ». Dans A l’ombre des jeunes filles en
122
fleurs, le narrateur parle du rapport métaphorique entre l‟art et la vie manifesté dans l‟œuvre d‟Elstir : « Mais j‟y
pouvais discerner que les charmes de chacune [peinture] consistait en une sorte de métamorphose des choses
représentées, analogue à celle qu‟en poésie on nomme métaphore et que si Dieu le père avait créé les choses en les
nommant, c‟est en leur ôtant leur nom, ou en leur en donnant un autre qu‟Elstir les recréait. Les noms qui désignent
les choses répondent toujours à une notion de l‟intelligence, étrangère à nos impressions véritables et qui nous force
à éliminer d‟elle tout ce qui ne se rapporte pas à cette notion » (I 373).
39
Voir la Recherche I 41-42 : « Maman s‟assit à côté de mon lit ; elle avait pris François le Champi à qui
sa couverture rougeâtre et son titre incompréhensible, donnaient pour moi une personnalité distincte et un attrait
mystérieux. Je n‟avais jamais lu encore de vrais romans. J‟avais entendu dire que George Sand était le type du
romancier. Cela me disposait déjà à imaginer dans François le Champi quelque chose d‟indéfinissable et de
délicieux. Les procédés de narration destinés à exciter la curiosité ou l‟attendrissement, certaines façons de dire qui
éveillent l‟inquiétude et la mélancolie, et qu‟un lecteur un peu instruit reconnaît pour communs à beaucoup de
romans, me paraissaient simplement Ŕ à moi qui considère un livre nouveau non comme une chose ayant beaucoup
de semblables, mais comme une personne unique, n‟ayant de raison d‟exister qu‟en soi Ŕ une émanation troublante
de l‟essence particulière à François le Champi. Sous ces événements si journaliers, ces choses si communes, ces
mots si courants, je sentais comme une intonation, une accentuation étrange. L‟action s‟engagea ; elle me parut
d‟autant plus obscure que dans ce temps-là, quand je lisais, je rêvassais souvent, pendant des pages entières, à tout
autre chose. Et aux lacunes que cette distraction laisse dans le récit, s‟ajoutait, quand c‟est Maman qui me lisait à
haute voix, qu‟elle passait toutes les scènes d‟amour. Aussi tous les changements bizarres qui se produisaient dans
l‟attitude respective de la meunière et de l‟enfant et qui ne trouvent leur explication que dans les progrès d‟un amour
naissant me paraissaient empreints d‟un profond mystère dont je me figurais volontiers que la source devait être
dans ce nom inconnu et si doux de „Champi‟ qui mettait sur l‟enfant, qui le portait sans que je susse pourquoi, sa
couleur vive, empourprée et charmante. Si ma mère était une lectrice infidèle c‟était aussi, pour les ouvrages ou elle
trouvait l‟accent d‟un sentiment vrai, une lectrice admirable par le respect et la simplicité de l‟interprétation, par la
beauté et la douceur du son ».
40
Voir la Recherche I 380-81 : « Les mots nous présentent des choses une petite image claire et usuelle
comme celles que l‟on suspend aux murs des écoles pour donner aux enfants l‟exemple de ce qu‟est un établi, un
oiseau, une fourmilière, choses conçues comme pareilles à toutes celles de même sorte. Mais les noms présentent
des personnes Ŕ et des villes qu‟ils nous habituent à croire individuelles, uniques comme des personnes Ŕ une image
confuse qui tire d‟eux, de leur sonorité éclatante ou sombre, la couleur dont elle est peinte uniformément comme
une de ces affiches, entièrement bleues ou entièrement rouges, dans lesquelles, à cause des limites du procédé
employé ou par un caprice du décorateur, sont bleus ou rouges, non seulement le ciel et la mer, mais les
barques, l‟église, les passants. Le nom de Parme, une des villes où je désirais le plus aller, depuis que j‟avais lu La
Chartreuse, m‟apparaissant compact, lisse, mauve et doux ».
41
Voir Dällenbach Le récit spéculaire 139 : « En insistant à plusieurs reprises sur la tendance cumulative
des mises en abyme élémentaires au moment même où nous visions à les isoler, nous avons peut-être suggéré que
leur distinction était purement théorique et qu‟il n‟en était aucune qui fût solitaire et pure de toute compromission.
Les faits confirment bien cette manière de voir, car pourrait-il en être autrement ? Dès lors qu‟elles sont émises ou
perçues par un personnage de la diégèse, les réflexions de l‟énoncé et du code entrainent infailliblement la
réduplication corollaire de l‟auteur ou du lecteur ; la réflexion énonciative, dans la règle, prend appui sur une
doublure de l‟énoncé ; quant à la mise en abyme transcendantale, elle s‟accompagne toujours, comme nous venons
de le voir, de la réflexion subsidiaire de l‟énoncé et du principe de fonctionnement du récit ».
42
Voir la Recherche I 437: « Et depuis la veille, Françoise, heureuse de s‟adonner à cet art de la cuisine
pour lequel elle avait certainement un don, stimulée, d‟ailleurs, par l‟annonce d‟un convive nouveau, et sachant
qu‟elle aurait à composer, selon des méthodes sues d‟elle seule, du bœuf à la gelée, vivait dans l‟effervescence de la
création; comme elle attachait une importance extrême à la qualité intrinsèque des matériaux qui devaient entrer
dans la fabrication de son œuvre, elle allait elle-même aux Halles se faire donner les plus beaux carrés de romsteck,
de jarret de bœuf, de pied de veau, comme Michel-Ange passant huit mois dans les montagnes de Carrare à choisir
les blocs de marbre les plus parfaits pour le monument de Jules II [. . .] Et dès la veille Françoise avait envoyé cuire
123
dans le four du boulanger, protégé de mie de pain comme du marbre rose ce qu‟elle appelait du jambon de
Nev‟York ».
43
Voir Gilles Deleuze, Proust et les signes 11: « L‟œuvre de Proust est fondée, non pas sur l‟exposition de
la mémoire, mais sur l‟apprentissage des signes. Elle en tire son unité, et aussi son étonnant pluralisme. Le mot
“signe” est un des mots les plus fréquents de la Recherche, notamment dans la systématisation finale qui constitue le
Temps retrouvé. La Recherche se présente comme l‟exploration des différents mondes de signes, qui s‟organisent
en cercles et se recoupent en certains points ».
44
Voir Deleuze, Proust et les signes 39: « Durant ses premières amours, il fait bénéficier „l‟objet‟ de tout
ce qu‟il éprouve : ce qui lui semble unique dans une personne lui semble appartenir à cette personne. Si bien que les
premières amours sont tendues vers l‟aveu, qui est précisément la forme amoureuse de l‟hommage à l‟objet (rendre
à l‟aimé ce qu‟on croit lui appartenir) ».
45
Voir la Recherche I 440-441 : « Mais en même temps tout mon plaisir avait cessé ; j‟avais beau tendre
vers la Berma mes yeux, mes oreilles, mon esprit, pour ne pas laisser échapper une miette des raisons qu‟elle me
donnerait de l‟admirer, je ne parvenais pas à en recueillir une seule. Je ne pouvais même pas, comme pour ses
camarades, distinguer dans sa diction et dans son jeu des intonations intelligentes, de beaux gestes. Je l‟écoutais
comme j‟aurais lu Phèdre, ou comme si Phèdre elle-même avait dit en ce moment les choses que j‟entendais, sans
que le talent de la Berma semblât leur avoir rien ajouté [. . .] J‟aurais voulu Ŕ pour pouvoir l‟approfondir, pour tâcher
d‟y découvrir ce qu‟elle avait de beau Ŕ arrêter, immobiliser longtemps devant moi chaque intonation de l‟artiste,
chaque expression de sa physionomie ; du moins, je tâchais, à force d‟agilité mentale, en ayant avant un vers mon
attention tout installée et mise au point, de ne pas distraire en préparatifs une parcelle de la durée de chaque mot, de
chaque geste, et grâce à l‟intensité de mon attention, d‟arriver à descendre en eux aussi profondément que j‟aurais
fait si j‟avais eu de longues heures à moi ».
46
Voir la Recherche II 348 : « tout cela, voix, attitudes, gestes, voiles, n‟était, autour de ce corps d‟une
idée qu‟est un vers (corps qui au contraire des corps humains n‟est pas devant l‟âme un obstacle opaque qui
empêche de l‟apercevoir mais comme un vêtement purifié, vivifié, où elle se diffuse et où on la retrouve), que des
enveloppes supplémentaires qui au lieu de la cacher ne rendaient que plus splendidement l‟âme qui se les était
assimilées et s‟y était répandue, comme des coulées de substances diverses, devenues translucides, dont la
superposition ne fait que réfracter plus richement le rayon central et prisonnier qui les transverse et rendre plus
étendue, plus précieuse et plus belle la matière imbibée de flamme où il est engainé. Telle l‟interprétation de la
Berma était autour de l‟œuvre, une seconde œuvre, vivifiée aussi par le génie ». « Mon impression, à vrai dire, plus
agréable que celle d‟autrefois, n‟était pas différente. Seulement je ne la confrontais plus à une idée préalable,
abstraite et fausse, du génie dramatique, et je comprenais que le génie dramatique c‟était justement cela [. . .]
L‟impression que nous cause une personne, une œuvre (ou une interprétation) fortement caractérisées, est
particulière. Nous avons apporté avec nous les idées de „beauté‟, „largeur de style‟, „pathétique‟, que nous
pourrions, à la rigueur avoir l‟illusion de reconnaître dans la banalité d‟un talent, d‟un visage corrects, mais notre
esprit attentif a devant lui l‟insistance d‟une forme dont il ne possède pas d‟équivalent intellectuel, dont il lui faut
dégager l‟inconnu » (349).
47
Voir Hutcheon, Narcissistic Narrative 3: «The interest here is rather on the text, on the literary
manifestation of this change, and on the resulting implications for the reader. Unlike Gerald Graff, I would not
argue that in metafiction the life-art connection has been either severed completely or resolutely denied. Instead, I
would say that this „vital link‟ is reforged, on a new level Ŕ on that of the imaginative process (of story-telling),
instead of on that of the product (the story told). And it is the new role of the reader that is the vehicle of this change
». « Reading and writing belong to the processes of „life‟ as much as they do to those of „art‟. It is this realization
that constitutes one side of the paradox of metafiction for the reader. On the one hand, he is forced to acknowledge
the artifice, the „art‟, of what he is reading; on the other, explicit demands are made upon him, as co-creator, for
intellectual and affective responses comparable in scope and intensity to those of his life experiences » (5).
124
48
Voir Jean Milly, La phrase de Proust 13 : « Or, c‟est précisément à ce niveau de la phrase que les
références à l‟art de Bergotte sont faites tout au long de la Recherche. Dans la page de Swann que nous venons de
mentionner, le mot de « phrase » apparaît quatre fois. Lorsque, dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs, le style
écrit du romancier est comparé à son expression orale, nous avons six occurrences du même mot en deux pages (I,
552-554). Plus tard, quand le prestige de l‟écrivain décline auprès du Narrateur, nous lisons que ces phrases
paraissent désormais trop claires à ce dernier sous l‟effet de l‟habitude, tandis que celles d‟un « nouveau écrivain »,
quoique difficiles dans leur nouveauté, lui paraissent plus riches grâce aux rapports inédits qu‟elles instituent entre
les choses ».
49
Voir la Recherche I 47 : « Et dès que j‟eus reconnu le goût du morceau de madeleine
trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoi que je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de
découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa
chambre, vint comme un décor de théâtre s‟appliquer au petit pavillon, donnant sur le jardin, qu‟on avait construit
pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j‟avais revu jusque là) ; et avec la maison, la ville depuis
le matin jusqu‟au soir et par tous les temps, la Place où on m‟envoyait avant déjeuner, les rues où j‟allais faire des
courses, les chemins qu‟on prenait si le temps était beau. Et comme dans ce jeu où les Japonais s‟amusent à tremper
dans un bol de porcelaine rempli d‟eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils
plongés s‟étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages
consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann,
et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l‟église et tout Combray et ses
environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé ».
50
Voir la Recherche I 166 : « Je m‟amusais à regarder les carafes que les gamins mettaient dans la
Vivonne pour prendre les petits poissons et qui, remplies par la rivière, où elles sont à leur tour encloses, à la fois
„contenant‟ aux flancs transparents comme une eau durcie, et „contenu‟ plongé dans un plus grand contenant de
cristal liquide et courant, évoquaient l‟image de la fraîcheur d‟une façon plus délicieuse et plus irritante qu‟elles
n‟eussent fait sur une table servie, en ne la montrant qu‟en fuite dans cette allitération perpétuelle entre l‟eau sans
consistance, où les mains ne pouvaient la capter et le verre sans fluidité où le palais ne pourrait en jouir. Je me
promettais de venir plus tard avec des lignes ».
51
Voir la Recherche I 376 : « Parmi les chambres dont j‟évoquais le plus souvent l‟image dans mes nuits
d‟insomnie, aucune ne ressemblait moins aux chambres de Combray [. . .] que celle du Grand Hôtel de la Plage, à
Balbec, dont les murs passés au ripolin contenaient, comme les parois polies d‟une piscine où l‟eau bleuit, un air
pur, azuré et salin. La tapissier bavarois qui avait été chargé de l‟aménagement de cet hôtel avait varié la décoration
des pièces et sur trois côtés, fait couvrir le long des murs, dans celle que je me trouvai habiter, des bibliothèques
basses, à vitrines en glace, dans lesquelles, selon la place qu‟elles occupaient, et par un effet qu‟il n‟avait pas prévu,
telle ou telle partie du tableau changeant de la mer se reflétait, déroulant une frise de claires marines,
qu‟interrompaient seuls les pleins de l‟acajou. Si bien que toute la pièce avait l‟air d‟un de ces dortoirs modèles
qu‟on présente dans les expositions „ modern style‟ du mobilier, où ils sont ornés d‟œuvres d‟art qu‟on a supposées
capables de réjouir les yeux de celui qui couchera là et auxquelles on a donné des sujets en rapport avec le genre de
site où l‟habitation doit se trouver ».
125
CHAPITRE IV : L‟AUTOREFLEXIVITE NARRATIVE COUVERTE
Mon précédent chapitre avait pour objet d‟étude l‟autoréflexivité ouverte Ŕ selon la
classification de Linda Hutcheon Ŕ, notamment sa manifestation à travers la mise en abyme dans
la Recherche. L‟autoréflexivité ouverte se définit, selon Hutcheon, par la thématisation explicite
du roman comme construction narrative et langagière. La mise en abyme, en tant que forme et
technique d‟autoréflexivité ouverte, expose l‟artifice narratif ou langagier en réfléchissant la
narration, le code, le texte, ou l‟histoire Ŕ plus ou moins fidèlement Ŕ à l‟intérieur du texte.
Dans la manifestation de cette forme d‟autoréflexivité, la spécificité de la Recherche réside dans
la prédominance de certaines catégories de mise en abyme Ŕ la mise en abyme transcendantale,
métatextuelle et textuelle Ŕ et dans leur conglomération. Elle réside aussi dans la primauté de
certains types de mise en abyme, surtout du type III qui souligne la différence entre l‟agent et
l‟objet de la réflexion. La mise en abyme proustienne non seulement exhibe l‟artifice narratif et
langagier du texte, comme la plupart des métafictions postmodernes, mais elle reflète aussi la
théorie de l‟œuvre d‟art comme métaphore.
A la différence de l‟autoréflexivité ouverte, l‟autoréflexivité couverte se réalise par
l‟actualisation de la structure narrative ou langagière à travers la lecture. En ce sens,
l‟autoréflexivité couverte sollicite d‟une manière plus discrète que l‟autoréflexivité ouverte, la
participation active du lecteur. Hutcheon compare ces deux formes d‟autoréflexivité :
Its [overt form of metafiction] thematisation of the role of the reader and of the
ontological status of the text works both to create and break down artifice. The reader
has his [the implied author‟s] orders and is not allowed to ignore them [. . .], his freedom
is a real, though an induced one. But what if the author decides to assume that his reader
already knows the story-making rules? He would still imbed certain instructions in the
126
text, but these would not be in the obvious form of direct addresses. Therefore this would
be a more “covert” version of diegetic self-reflectiveness. The act of reading becomes
one of actualizing textual structures, and the only way to approach these narcissistic
forms (as well as their implication) would be by means of those very structures. (71)
Ici Hutcheon caractérise l‟autoréflexivité ouverte par « l‟autothématisation ». Mais
comme Gerald Prince le remarque, le mot « theme » englobe toute une gamme de sens :
Theme is one of those crucial but shifting terms in contemporary criticism which for the
old-fashioned critic means message or moral, while for the New Critic it means total
meaning or form. It can also refer variously to the basic problem, issue, or question
embodied in the work, as in motif or leitmotif ; any pervasive element or factor; any
dominant subject matter or character type; any aspect of the content; or, as in Northrop
Frye, the « meaning », « conceptual content », « idea », or « point »of the work.
(Narrative as Theme 1)
Plus loin dans son texte, Prince donne sa propre définition Ŕ plus précise Ŕ du terme
« theme »:
A theme involves only general and abstract entities: ideas, thoughts, beliefs, and so on
[. . .]. Moreover, theme is distinctive, if not unique, because its relation to textual surface
structure: it does not consist of textual units, and it is different from them in kind; rather,
theme is illustrated by any number of textual units (or by other macrostructural
categories, such as plot, or by other themes). (5)
La différence entre « thème» et structure est ainsi mise en relief. En prenant en
considération la définition du mot « thème » que donne Prince, l‟autothématisation veut dire
l‟autothéorisation ou l‟autocritique explicite. Par conséquent, il semble dogmatique de classer
127
toutes les mises en abyme dans la catégorie d‟« autoréflexivité ouverte », certaines appartenant
plutôt à la catégorie d‟autoréflexivité couverte ou implicite. On voit que la division entre les
formes ouverte et couverte d‟autoréflexivité s‟avère arbitraire et risque de transformer une
différence de degré en différence de qualité.
Ce que Hutcheon utilise pour illustrer l‟autoréflexivité couverte, ce sont les métafictions
autoréflexives qui ne contiennent pas l‟autothématisation (les idées et les théories
autoréflexives), mais qui mettent en évidence les divers aspects de la fiction par leur structure
même. En ce sens, la différence entre la fiction traditionnelle et la métafiction à l‟autoréflexivité
couverte est seulement une question de degré, non pas de nature. C‟est pour cette raison que ce
genre de métafiction, bien que moins « métafictionnelle » en apparence, non seulement sollicite
mieux la participation active du lecteur, mais le renvoie aussi plus efficacement à la fiction en
général. C‟est aussi la raison pour laquelle cette forme d‟autoreflexivité s‟accompagne presque
toujours de sa contrepartie Ŕ la forme ouverte, dans les métafictions proprement dites.
Dans Narcissistic Narrative, Hutcheon divise la forme couverte d‟autoréflexivité en deux
catégories : « covert narrative self-awareness » et « covert linguistic self-awareness », pour
distinguer l‟autoréflexivité fondée sur la structure narrative et celle sur des données linguistiques.
Tandis que la première se signale comme construction narrative, la deuxième met en lumière sa
nature langagière. En respectant cette division, le présent chapitre va traiter de l‟autoréflexivité
narrative couverte Ŕ tandis que le prochain se centra sur sa contrepartie linguistique Ŕ telle
qu‟elle se manifeste dans la Recherche.
128
A la lumière de la narratologie
Dans Narcissitic Narrative, Linda Hutcheon illustre la « covert narrative self-awareness »
en utilisant comme modèles les genres romanesques qui, par leurs structures narratives, exigent
un mode particulier de lecture et par là mettent en lumière divers aspects de la fiction narrative
(71-86). Ainsi, le roman policier, en invitant le lecteur à s‟identifier avec le détective
interprétant les signes du crime, signale le roman comme système de signes, dont la réalisation
ultime réside dans leur interprétation. Le roman fantastique, en faisant se dérouler l‟histoire dans
un univers irréel ou surréel, souligne l‟aspect imaginaire de la fiction en général. Si le roman
policier met en premier rang la faculté du raisonnement, le roman fantastique exalte celle de
l‟imagination. Le roman érotique va encore plus loin dans cette voie : il assimile l‟imagination à
la participation active dans l‟actualisation du texte comme dans le comblement du désir sexuel.
Le quatrième modèle de cette catégorie de métafiction, en se structurant en tant que jeu entre le
narrateur et le narrataire, ne peut exister que dans la lecture du roman. Ici, la participation active
du lecteur Ŕ la notion de la lecture comme acte Ŕ trouve son illustration parfaite.
Si les quatre modèles de l‟autoréflexivité implicite Ŕ du modèle policier au modèle du jeu
Ŕ manifestent une progression par la participation de plus en plus active du lecteur, les mêmes
modèles peuvent être caractérisés encore d‟un autre point du vue Ŕ selon le système de la mise en
abyme. Les quatre modèles correspondent Ŕ bien que d‟une manière loin d‟être catégorique Ŕ
chacun à une catégorie de mise en abyme : le roman policier à la mise en abyme du lecteur,
l‟érotique à celle du rapport intime entre le narrateur et le narrataire, le fantastique à celle de la
fiction, et le jeu à celle de la narration et du code. La différence réside en ce que ces quatre
modèles mettent en évidence la narration, la fiction ou le code par leur structure narrative
générale, au lieu de les réfléchir à l‟intérieur du texte comme la mise en abyme.
129
En mettant en valeur divers aspects du roman, les quatre modèles de la métafiction
implicite ont pour effet de revendiquer ces aspects essentiels du roman en général, qui ont été
dissimulés sournoisement par le roman réaliste ou négligés habituellement par le lecteur naïf.
Ainsi ils exposent non seulement leur propre artifice, mais celui du roman, ou plus généralement
de tout discours. Non seulement ils invitent le lecteur à participer activement à leur propre
déchiffrement, mais ils enseignent au lecteur une manière critique et créatrice de lire tout texte, y
compris celui du monde.
Bien que ces quatre modèles constituent à juste titre la catégorie d‟autoréflexivité
« covert narrative self-awareness » en mettant en évidence divers aspects du roman, ces modèles,
comme Hutcheon elle-même l‟admet, « are in no way exclusive, but represent only four of the
most visible forms presently in use in metafiction » (71). Une étude systématique de
l‟autoréflexivité manifestée dans la structure narrative ne peut ignorer la narratologie dont la
portée dépasse de loin ces quatre modèles.
La distinction des trois sens du mot « récit » Ŕ « l‟histoire », « le discours du récit » et
« l‟instance narrative »52 Ŕ, inaugurée par Gérard Genette, fonde la narratologie en tant qu‟étude
de leur rapport. Selon Gerald Prince, le mot anglais « narrative » comporte deux sens : le
processus de la narration et le produit qui en résulte. Le sens de « produit » englobe
« l‟histoire » et « le texte » dans la terminologie de Genette, tandis que « processus » correspond
à la « narration » :
What the expression « theme of narrative » merely translates stenographically, what it
abbreviates, is Ŕ to begin with Ŕa double statement, two propositions: on the one hand,
“narrative is an act”, on the other, “narrative is an object”. This act and this object have a
certain value, a value that is often underlined by an entity or process of which they
130
constitute the contradictory, the contrary, the intensification, or the diminuation [. . .] I
focus primarily on the depiction and evaluation of narrative as an object and, more
specifically, on the relevant texts‟ views of that object‟s relationship to truth. (Narrative
as Theme 26)
J‟adopterai dans cette étude de l‟autoréflexivité implicite la même structuration esquissée
par Prince : 1) le roman se signale par certain aspect de sa structure comme objet ou processus de
production ; 2) la structure narrative du roman reflète une conception plus large de l‟art
romanesque, notamment son rapport avec le monde réel. Je vais commencer par l‟analyse de la
spécificité narrative générale de la Recherche pour montrer comment elle se signale comme
produit et production. Je finirai par l‟analyse de sa structure narrative Ŕ notamment la narration
métaphorique Ŕ qui implique la conception de l‟œuvre d‟art comme métaphore. Pour situer la
Recherche dans le cadre des théories métafictionnelles postmodernes, j‟appliquerai les quatre
modèles de métafiction implicite à mon analyse.
Se signaler comme produit ou production veut dire renoncer à l‟illusion du réel. Une des
ressources de ce renoncement réside dans le rapport antithétique entre le discours et l‟histoire.
Dans Le nouveau roman, Jean Ricardou précise d‟une manière illustrative ce rapport
antithétique entre le signifiant (l‟aspect littéral) et le signifié (l‟aspect référentiel) narratifs (42).
Tandis que le récit réaliste tend à dissimuler l‟aspect littéral pour donner au maximum l‟illusion
référentielle, la métafiction met en relief l‟aspect littéral, ou Ŕ pour utiliser les mots des
théoriciens métafictionnels Ŕ expose l‟artifice au dépend de l‟illusion référentielle. Selon
Ricardou, l‟artifice du récit s‟expose par deux voies contraires Ŕ l‟excès et le défaut du récit :
« Par le défaut, c‟est sa détérioration qui le montre ; par l‟excès, son exhibition qui le trahit »
(44). Ricardou range plusieurs nouveaux romans dans la catégorie de l‟excès : « coïncidences
131
trop voulues, constructions trop calculées » (44), ce qui correspond au modèle du jeu. Le récit en
défaut, selon Ricardou, se caractérise par « le récit abymé » contenant la mise en abyme qui
montre son mécanisme de génération : « un récit dégénère qui montre un seul instant comment il
se génère » (87). En effet, la mise en abyme expose l‟artifice du récit non seulement en révélant
son mécanisme de génération, mais aussi en interrompant l‟histoire et par conséquent en rompant
son illusion référentielle.
Chez Proust, il y a encore d‟autres manières d‟exposer l‟artifice du récit, fondées sur la
structure narrative. Selon l‟analyse de Genette dans Figures III, ces procédés sont nombreux,
mais tous se basent sur le rapport antagoniste entre le récit et la narration d‟un côté, et l‟histoire
de l‟autre.
Au niveau du temps, l‟anachronie répond non seulement à l‟exigence narrative, mais elle
est dotée d‟une fonction métafictionnelle : en soulignant l‟écart entre l‟ordre temporel du
discours et celui de l‟histoire, elle contribue à exposer, bien qu‟implicitement, l‟artifice du récit.
Dans la Recherche, le récit abonde en analepses et de prolepses. Parmi les analepses, il est
particulièrement riche en analepses répétitives à fonction de rappel. Ce sont les occurrences de
la mémoire involontaire, ou des interprétations et surtout des réinterprétations des signes
rencontrés plus tôt dans l‟histoire. Il y a aussi des analepses répétitives qui visent à signaler une
lecture métaphorique selon le modèle de la mémoire involontaire. Ce qu‟il y a en commun entre
ces analepses, c‟est que toutes permettent non seulement de souligner l‟écart temporel entre le
récit et l‟histoire, mais aussi l‟importance et le code de la lecture dans la réalisation du texte.
Selon Genette, « la Recherche du temps perdu fait de la prolepse un usage probablement
sans équivalent dans toute l‟histoire du récit, même de forme autobiographique, et elle est donc
un terrain privilégié pour l‟étude de ce type d‟anachronies narratives » (Figures III 106). Les
132
prolepses dans la Recherche sont souvent des « prolepses externes » qui servent d‟épilogue pour
« conduire jusqu'à son terme logique telle ou telle ligne de l‟action, même si ce terme est
postérieur au jour où le héros décide de quitter le monde et de se retirer dans son œuvre » (107).
Mais les prolepses externes les plus fréquentes dans la Recherche, c‟est « le présent du
narrateur » qui constitue «des témoignages sur l‟intensité du souvenir actuel, qui viennent en
quelque sorte authentifier le récit du passé » (107), et « dans la mesure où elles mettent
directement en jeu l‟instance narrative elle-même, ces anticipations au présent ne constituent pas
seulement des faits de temporalité narrative, mais aussi des faits de voix » (108).
Un exemple de prolepse se trouve dans la visite du héros à l‟hôtel de Guermantes : « Or
cette attente sur l‟escalier devait avoir pour moi des conséquences si considérables et me
découvrir un paysage non plus turnérien mais moral si important, qu‟il est préférable d‟en
retarder le récit de quelques instants, en le faisant précéder d‟abord par celui de la visite que je
fis aux Guermantes dès que j‟appris qu‟ils étaient rentrés » (II 861). La raison de cette prolepse
est explicitement donnée par le narrateur Ŕ l‟importance de ce qui se passe pendant l‟attente sur
l‟escalier. Mais en même temps, cette explication trahit la présence du narrateur par « le présent
du narrateur ».
Genette constate que le présent du récit pourrait avoir deux effets contraires : soit il
masque la distance temporelle entre la narration et l‟histoire, soit inversement, il met l‟accent sur
la narration elle-même, et « la coïncidence joue en faveur du discours et c‟est alors l‟action qui
semble se réduire à l‟état de simple prétexte » (231). Dans la Recherche, puisque le temps
principal du récit est le passé, le présent du narrateur ne pourrait que mettre l‟accent sur la
narration elle-même et ainsi signaler le roman comme processus et comme construction
narrative.
133
Le présent du narrateur ne se manifeste pas seulement dans la fonction narrative, mais
aussi dans les autres fonctions. Mais remettons à plus tard ces fonctions extra-narratives et
essayons de montrer comment la présence et la fonction du narrateur sont soulignées par un autre
procédé Ŕ le « métalepse narrative ». Le narrateur du récit premier, par définition
extradiégétique, feint de participer à l‟histoire, voire de diriger son cours (ce qui est vrai
littéralement) : « Je me contente ici, au fur et à mesure que le tortillard s‟arrête et que l‟employé
crie Doncières, Grattevast, Maineville, etc., de noter ce que la petite plage ou la garnison
m‟évoquent » (244). Par cette feintise qui dit pourtant la vérité, le narrateur se signale comme
source du discours et ainsi met en relief le récit comme discours ou texte. Parfois le narrateur
sollicite la complicité du narrataire extradiégétique dans la transgression narrative : « mais il est
temps de rattraper le baron qui s‟avance [. . .] » (244).
Un autre type de métalepse qui est plus subtil mais plus fréquent chez Proust est la
réduction du récit métadiégétique au récit « pseudodiégétique », c'est-à-dire que le narrateur
premier, au lieu de laisser le narrateur intradiégétique raconter le récit métadiégétique, assume la
fonction narrative du récit au second degré. Les rares occurrences où le narrateur principal
accorde la fonction narrative au narrateur second sont exigées par la mise en valeur du style d‟un
certain personnage (248). Ce monopole narratif, qui est en effet une transgression narrative,
laisse une plus grande liberté au narrateur de commenter son récit et de s‟adresser au lecteur. Le
dialogue entre le narrateur et le narrataire est ainsi maintenu sans interruption.
La métalepse n‟est qu‟un moyen de maintenir la communication avec le lecteur réel par
l‟intermédiaire du narrataire. Mais le narrateur ne se limite pas à la fonction proprement
narrative : il assume aussi plusieurs autres fonctions que Genette, selon l‟analogie entre la
grammaire narrative et la grammaire linguistique, baptise 1) « fonction de régie » par laquelle le
134
narrateur commente sur son propre texte, 2) « fonction phatique » et « fonction conative » ou
mieux « fonction de communication » par laquelle le narrateur s‟adresse au narrataire et
entretient un contact ou un dialogue avec lui, 3) « fonction testimoniale ou d‟attestation » par
laquelle le narrateur exprime ses sentiments provoqués par certains épisodes de l‟histoire, et 4)
« fonction idéologique » par laquelle le narrateur expose le but didactique de l‟histoire (Figures
III 262). Dans la Recherche, le narrateur extradiégétique assume toutes ces fonctions par luimême.
Pour illustrer ces fonctions extra-narratives, j‟emploierai un passage qui répond au
passage cité quelques passages auparavant (la description de la visite en sautant la scène de
l‟attente sur l‟escalier). D‟une façon inhabituelle et quelque peu curieuse, Sodome et Gomorrhe
s‟ouvre ainsi :
On sait que bien avant d‟aller ce jour-là (le jour où avait lieu la soirée de la princesse de
Guermantes) rendre au duc et à la duchesse la visite que je viens de raconter, j‟avais épié
leur retour et fait, pendant la durée de mon guet, une découverte, concernant
particulièrement M. de Charlus, mais si importante en elle-même que j‟ai jusqu‟ici,
jusqu‟au moment de pouvoir lui donner la place et l‟étendue voulues, différé de la
rapporter. (III 3)
En fait, il faut lire ces deux passages ensemble à plusieurs niveaux : d‟abord comme les
deux bordures de la prolepse, ensuite comme transition entre la prolepse et l‟analepse, finalement
comme discours extra-narratif qui remplit plusieurs fonctions en même temps. On y trouve la
fonction de régie (« je venais de raconter [. . .] j‟ai différé [. . .] de la rapporter »), la fonction de
communication (On sait que [. . .]), la fonction testimoniale (« une découverte si importantes en
135
elle-même »), la fonction idéologique (« un paysage non plus turnérien mais moral si
important »).
Parfois, la communication entre le narrateur et le narrataire vise à donner une instruction
plus précise concernant la lecture :
Les personnes qui n‟aiment pas se reporter comme exemples de cette loi aux messieurs
de Charlus de leur connaissance, que pendant bien longtemps elles n‟avaient pas
soupçonnés, jusqu‟au jour où sur la surface unie de l‟individu pareil aux autres sont
venus apparaître, tracés en une encre jusque-là invisible, les caractères qui composent le
mot cher aux anciens Grecs, n‟ont, pour se persuader que le monde qui les entoure leur
apparaît d‟abord nu, dépouillé de mille ornements qu‟il offre à de plus instruits, qu‟à se
souvenir combien de fois, dans la vie, il leur est arrivé d‟être sur point de commettre une
gaffe. Rien, sur le visage privé de caractères de tel ou tel homme, ne pouvait leur faire
supposer qu‟il était précisément le frère, ou le fiancé, ou l‟amant d‟une femme dont elles
allaient dire : « Quel chameau ! » Mais alors, par bonheur, un mot que leur chuchote un
voisin arrête sur leurs lèvres le terme fatal. (III 15-16)
Le présent du narrateur et la généralité du nom « les personnes » concourent à une
adresse implicite au lecteur virtuel. La comparaison utilisée ensuite constitue une métaphore
filée pour décrire le sentiment de Marcel après l‟étonnante découverte sur M. de Charlus, mais
en se donnant comme exemple, elle invite aussi le lecteur à établir un lien métaphorique général
entre le roman et ses propres expériences vécues.
Deux conséquences s‟engendrent de cette concentration de fonctions sur un seul
narrateur : 1) le narrateur se signale comme source non seulement de la narration mais de
136
l‟œuvre entière ; 2) l‟interruption de la fonction proprement narrative par les fonctions extranarratives expose implicitement, sinon explicitement, l‟artifice narratif.
Le monopole de toutes les fonctions du narrateur par un seul narrateur risque de rompre
l‟unité du récit et de fragmenter l‟œuvre. Comment réconcilier cette fragmentation potentielle de
l‟œuvre et la conception de l‟œuvre comme totalité ? Ce que Proust a fait, c‟est d‟avoir choisi la
forme autobiographique pour son roman. Le « je » du narrateur se confond avec le « je » du
héros. Sous cette confusion voulue, le narrateur peut passer de la narration aux fonctions extranarratives sans risque d‟intrusion. La confusion de voix entraîne celui de focalisation.
Pour répondre à l‟exigence du roman d‟apprentissage, le point de vue adopté par le
narrateur de la Recherche est principalement la focalisation interne sur le héros. Ce type de
focalisation, mis en relief par le récit à la troisième personne, se manifeste le plus ouvertement
dans Un amour de Swann. Mais les fonctions extra-narratives rendent parfois nécessaire
l‟adoption du point de vue du narrateur. Ce changement des points de vue est rendu
imperceptible à cause de la confusion des voix. En fait, un troisième point de vue Ŕ le point de
vue du narrateur intermédiaire qui se souvient Ŕ s‟intercale souvent entre ceux du narrateur
véritable et du héros. Ce point de vue est exigé par l‟organisation narrative qui suit le
fonctionnement de la mémoire (non seulement involontaire, mais aussi volontaire). Le « je » de
la narration proustienne comporte donc trois niveaux : celui du narrateur extra-diégétique actuel,
celui du héros, celui du narrateur intermédiaire comme agent de la mémoire. Le « je » commun
permet un glissement imperceptible entre les trois points de vue Ŕ celui du héros qui vit, celui du
narrateur intermédiaire qui se souvient et celui du narrateur proprement dit qui raconte,
commente, communique, etc. Ŕ aussi bien qu‟entre les diverses fonctions du narrateur.
137
De plus, la narration à la première personne rend possible la conciliation entre
« raconter » et « montrer », ou la mimesis et la diégèse. Tout récit des événements n‟est une
imitation inadéquate parce que la temporalité du récit ne correspond pas à celle de l‟histoire. La
description, destinée à créer l‟illusion du réel par une foule de détails, est encore moins
« réaliste » parce qu‟elle transforme la spatialité des choses en temporalité du récit. En
littérature, le réalisme consiste à cultiver l‟illusion du réel de deux façons qui vont de pair : 1)
l‟abondance des informations minutieuses qui, pour utiliser le mot de Barthes, « hallucine le
réel », 2) l‟absence feinte du narrateur qui fait oublier au lecteur que c‟est un texte qu‟on est en
train de lire. Le paradoxe ou plutôt l‟originalité proustienne consiste à pousser au comble et
l‟abondance des informations minutieuses, et la présence déclarée du narrateur, deux aspects
apparemment antithétiques selon le principe réaliste. Mais chez Proust, ces deux aspects cessent
d‟être antithétiques, car la description se fait toujours à travers le regard ou la mémoire du héros,
par l‟intermédiaire d‟une conscience :
Mais le plus important est ceci : même quand l‟objet décrit n‟a été rencontré qu‟une fois
(comme les arbres de Hudimesnil) ou que la description ne concerne qu‟une seule de ses
apparitions [. . .], cette description ne détermine jamais une pause du récit, une
suspension de l‟histoire ou, selon le terme traditionnel, de l‟« action » : en effet, jamais le
récit proustien ne s‟arrête sur un objet ou un spectacle sans que cette station corresponde
à un arrêt contemplatif du héros lui-même (Swann dans Un amour de Swann, Marcel
partout ailleurs), et donc jamais le morceau descriptif ne s‟évade de la temporalité de
l‟histoire. (Genette 134)
A l‟illusion de mimesis engendrée par la foule de détails, Proust substitue une mimesis
réelle Ŕ celle de l‟imitation du regard et de la mémoire. En ce sens, la description et la narration
138
ne s‟opposent plus, la première étant une imitation des processus de la conscience, l‟autre celle
de l‟action. Par conséquent, au lieu de faire oublier le narrateur, comme dans le roman réaliste,
la foule d‟informations détaillées Ŕ données à travers une conscience Ŕ signale le fonctionnement
de la mémoire, et ainsi contribue à la mise en valeur du narrateur.
Comme le remarque Genette, le véritable mimesis ne peut s‟effectuer que dans
l‟imitation des paroles, car le langage ne peut imiter que lui-même. Dans le roman, la plus fidèle
des mimesis, c‟est la reproduction de la parole d‟un personnage par le discours direct, non
seulement au niveau du contenu mais aussi au niveau du style. Un problème se pose ici, qui est
la cause du reproche que Roland Barthes fait aux romanciers naturalistes Ŕ l‟incompatibilité
narrative entre le style littéraire du narrateur et les langages argotiques des personnages. 53 Mais
le récit proustien neutralise cette incohérence dichotomique non seulement en évitant « les signes
de la Littérature » Ŕ le passé simple et la narration à la troisième personne, mais aussi par une
multitude de discours extra-narratifs du narrateur extra-diégétique. Une autre caractéristique qui
distingue la Recherche est la primauté donnée au langage.54 Tandis que chez les naturalistes,
l‟argot n‟est qu‟un instrument pour créer l‟illusion du réel, les personnages proustiens se
confondent, « au point de s‟y réduire, avec leur langage. La plus forte existence verbale est ici le
signe et l‟amorce d‟une disparition. A la limite de „l‟objectivation‟ stylistique, le personnage
proustien trouve cette forme, éminemment symbolique, de la mort : s‟abolir dans son propre
discours » (Figures III 203). Le renversement du rapport entre le personnage et son langage
contribue à signaler implicitement le récit et les personnages comme construction du langage, et
par là entre dans la catégorie « covert linguistic self-awareness ». Mais remettons au chapitre
prochain l‟exploration systématique de ce domaine et revenons à « l‟autoréflexivité narrative ».
139
L‟autoréflexivité narrative à travers les modèles métafictionnels
Dans la Recherche, les quatre modèles de « covert narrative consciousness » esquissés
par Hutcheon ne se manifestent que d‟une façon sommaire et fragmentée, de sorte que l‟on
pourrait dire qu‟ils constituent des mises en abyme plutôt qu‟ils n‟affectent la structure globale.
D‟abord, le modèle du roman policier trouve son écho dans Un amour de Swann, quand Swann
espionne Odette après avoir été renvoyé par celle-ci sous prétexte de fatigue :
Elle le pria d‟éteindre la lumière avant de s‟en aller, il referma lui-même les rideaux du lit
et partit. Mais quand il fut rentré chez lui, l‟idée lui vint brusquement que peut-être
Odette attendait quelqu‟un ce soir, qu‟elle avait seulement simulé la fatigue et qu‟elle ne
lui avait demandé d‟éteindre que pour qu‟il crut qu‟elle allait s‟endormir, qu‟aussitôt
qu‟il avait été parti, elle avait rallumé, et fait entrer celui qui devait passer la nuit auprès
d‟elle. [. . .] Il ressortit, prit un fiacre et se fit arrêter tout près de chez elle [. . .] Parmi
l‟obscurité de toutes les fenêtres éteintes depuis longtemps dans la rue, il en vit une seule
d‟où débordait [. . .] la lumière qui remplissait la chambre et qui, tant d‟autres soirs, du
plus loin qu‟il apercevait en arrivant dans la rue, le réjouissait et lui annonçait : « elle est
là qui t‟attend » et qui maintenant, le torturait en lui disant : « elle est là avec celui qu‟elle
attendait ». Il voulait savoir qui ; il se glissa le long du mur jusqu'à la fenêtre, mais entre
les lames obliques des volets il ne pouvait rien voir ; il entendait seulement dans le
silence de la nuit le murmure d‟une conversation. (Recherche I 268)
Ici le lecteur est appelé à participer à l‟espionnage de Swann en s‟identifiant
avec lui Ŕ une technique typique du roman policier. Cela se fait d‟abord par l‟emploi du pronom
« te » que Swann utilise pour s‟adresser dans son monologue intérieur, ensuite par le désir de
savoir du personnage (« il voulait savoir qui »), et finalement par le code herméneutique55 qui
140
caractérise le roman en général et qui est mis en lumière dans le roman policier (« il ne pouvait
rien voir ; il entendait seulement dans le silence de la nuit le murmure d‟une conversation »). La
suite de l‟histoire accentue encore le code herméneutique, à travers le désir de savoir et le travail
du déchiffrement des signes :
Et pourtant il était content d‟être venu : le tourment qui l‟avait forcé de sortir de chez lui
avait perdu de son acuité en perdant de son vague, maintenant que l‟autre vie d‟Odette,
dont il avait eu, à ce moment-là, le brusque et impuissant soupçon, il la tenait là, éclairée
en plein par la lampe, prisonnière sans le savoir dans cette chambre où, quand il le
voudrait, il entrerait la surprendre et la capturer ; ou plutôt il allait frapper aux volets
comme il faisait souvent quand il venait très tard ; ainsi du moins Odette apprendrait
qu‟il avait su, qu‟il avait vu la lumière et entendu la causerie, et lui, qui tout à l‟heure, se
la représentait comme se riant avec l‟autre de ses illusions, maintenant, c‟était eux qu‟il
voyait, confiants dans leur erreur, trompés en somme par lui qu‟ils croyait bien loin d‟ici
et qui, lui, savait déjà qu‟il allait frapper aux volets. Et peut-être, ce qu‟il ressentait en ce
moment de presque agréable, c‟était autre chose que l‟apaisement d‟un doute et d‟une
douleur : un plaisir de l’intelligence. Si, depuis qu‟il était amoureux, les choses avaient
repris pour lui un peu de l‟intérêt délicieux qu‟il leur trouvait autrefois, mais seulement là
où elles étaient éclairées par le souvenir d‟Odette, maintenant, c‟était une autre faculté de
sa studieuse jeunesse que sa jalousie ranimait, la passion de la vérité [. . .] Mais dans cette
étrange période de l‟amour, l‟individuel prend quelque chose de si profond, que cette
curiosité qu‟il sentait s‟éveiller en lui à l‟égard des moindres occupations d‟une femme,
c‟était celle qu‟il avait eue autrefois pour l’Histoire. Et tout ce dont il aurait honte
jusqu‟ici, espionner devant une fenêtre, qui sait ? Demain, peut-être faire parler
141
habilement les indifférents, soudoyer les domestiques, écouter aux portes, ne lui semblait
plus, aussi bien que le déchiffrement des textes, la comparaison des témoignages et
l’interprétation des monuments, que des méthodes d’investigation scientifique d‟une
véritable valeur intellectuelle et appropriées à la recherche de la vérité. (269-70)
Ce passage Ŕ surtout les mots en italiques 56Ŕ met en lumière le désir de savoir dont
l‟interprétation des signes seule constitue la satisfaction. Ici on se sent très proche du roman
policier. Mais ce qui motive l‟enquête de Marcel est la jalousie de l‟amour. Par conséquent, une
autre faculté que ce même passage souligne, et qui occupe une place encore plus importante que
l‟intelligence dans l‟interprétation des signes, c‟est l‟imagination, exacerbée par la jalousie :
« Certes, il souffrait de voir cette lumière dans l‟atmosphère d‟or de laquelle se mouvait derrière
le châssis le couple invisible et détesté, d‟entendre ce murmure qui révélait la présence de celui
qui était venu après son départ, la fausseté d‟Odette, le bonheur qu‟elle était en train de goûter
avec lui » (269). Il est évident que la scène d‟amour entre Odette et l‟autre est plutôt imaginée
que vue, représentée que surprise, comme le texte lui-même l‟indique : « Odette apprendrait qu‟il
avait su, qu‟il avait vu la lumière et entendu la causerie, et lui, qui tout à l‟heure, se la
représentait comme se riant avec l‟autre de ses illusions, maintenant, c‟était eux qu‟il voyait ».
Si le conditionnel « apprendrait » suggère implicitement la nature imaginaire de la scène, le mot
« représentation » l‟affirme d‟une façon plus explicite. Bien que la phrase se termine sur un ton
plus factuel en employant l‟indicatif, cela ne diminue pas la valeur fictionnelle de la description
qui se situe dans le cadre d‟un monologue intérieur de Swann. Ici la focalisation interne sur le
personnage jaloux laisse persister la fictionnalité. En respectant le code herméneutique, la vérité
n‟a pas été révélée jusqu'à ce que quelqu‟un ouvre la fenêtre :
142
Il regarda. Devant lui, deux vieux messieurs étaient à la fenêtre, l‟un tenant une lampe, et
alors, il vit la chambre, une chambre inconnue. Ayant l‟habitude, quand il venait chez
Odette très tard, de reconnaitre sa fenêtre à ce que c‟était la seule éclairée entre les
fenêtres toutes pareilles, il s‟était trompé et avait frappé à la fenêtre suivante qui
appartenait à la maison voisine. (271)
Un effet comique se produit ici grâce au quiproquo provoqué par l‟imagination. Ainsi
l‟espionnage de Swann sur Odette ne fait-il pas seulement référence au roman policier, il évoque
aussi le roman fantastique et le roman érotique (par le voyeurisme) en soulignant la part de
l‟imagination. Les deux aspects du roman Ŕ l‟interprétation des signes par l‟intelligence et
l‟imagination Ŕ sont ainsi mis en évidence. Mais ici les deux facultés sont soumises à la tyrannie
de la jalousie. En ce sens, ce passage constitue plutôt une parodie du roman policier et
fantastique.
Si l‟espionnage de Swann sur Odette a engendré un résultat net qui prouve son erreur,
celui de Marcel sur Albertine ne fait que souligner le processus d‟investigation au lieu du
résultat, comme certains romans policiers qui laissent l‟énigme persister jusqu'à la fin, ou ne se
résoudre que d‟une façon équivoque.
Comme celle de Swann, la jalousie amoureuse de Marcel envers Albertine lui fait
soupçonner des relations intimes que celle-ci entretient avec d‟autres, surtout des femmes. Son
enquête sur la vérité de ses soupçons commence dans La prisonnière, pendant la période de
cohabitation avec Albertine, et ne se termine que dans Albertine disparue, plusieurs années après
la mort de la femme. Pendant qu‟Albertine vit avec Marcel à Paris, celui-ci demande à Andrée,
une amie d‟Albertine de Balbec, qui avait eu « de l‟affection pour moi à Balbec » de « venir la
chercher presque chaque jour », parce que « je savais qu‟elle me raconterait tout ce qu‟elles
143
auraient fait, Albertine et elle » (III 529). L‟allusion au roman policier est rendue claire par une
explication qui intervient plus tard :
Or, il peut y avoir dans la vie des hommes et dans celle des peuples (et il devait y avoir
un jour dans la mienne) un moment où on a besoin d‟avoir en soi un préfet de police, un
diplomate à claires vues, un chef de la Sûreté, qui au lieu de rêver aux possibles que
recèle l‟étendue jusqu‟aux quatre points cardinaux, raisonne juste, se dit « Si
l‟Allemagne déclare ceci, c‟est qu‟elle veut faire telle autre chose, non pas une autre
chose dans le vague, mais bien précisément ceci ou cela qui est même peut-être déjà
commencé. Si telle personne s‟est enfuie, ce n‟est pas vers les buts a, b, d, mais vers le
but c, et l‟endroit où il faut opérer nos recherches est etc. » Hélas, cette faculté qui n‟était
pas très développée chez moi, je la laissais s‟engourdir, perdre ses forces, disparaître en
m‟habituant à être calmé du moment que d‟autres s‟occupaient de surveiller pour moi.
(III 534)
Tandis que dans l‟interprétation des comportements d‟Odette, Swann mêle des faits réels
avec des images purement fictives, Marcel opère une séparation radicale entre le monde des
probables et le monde des possibles, le monde réel et le monde imaginaire, dans l‟interprétation
des signes concernant Albertine, comme en témoigne le narrateur :
Je ne songeais pas que l‟apathie qu‟il y avait à se décharger ainsi sur Andrée ou sur le
chauffeur du soin de calmer mon agitation en leur laissant le soin de surveiller Albertine,
ankylosait en moi, rendait inertes tous ces mouvements imaginatifs de l‟intelligence,
toutes ces inspirations de la volonté qui aident à devenir, à empêcher ce que va faire une
personne. C‟était d‟autant plus dangereux que par nature le monde des possibles m‟a
toujours été plus ouvert que celui de la contingence réelle [. . .]. Ma jalousie naissait par
144
des images, pour une souffrance, non d‟après une probabilité [. . .]. Malheureusement, à
défaut de la vie extérieure, des incidents aussi sont amenés par la vie intérieure ; à défaut
des promenades d‟Albertine, les hasards rencontrés dans les réflexions que je faisais seul
qui attirent à eux, comme un aimant, un peu d‟inconnu qui, dès lors, devient douloureux.
On a beau vivre sous l‟équivalent d‟une cloche pneumatique, les associations d‟idées, les
souvenirs continuent à jouer. (III 533-534)
Ce qui fait souffrir Marcel, ce sont des associations d‟idées et des souvenirs, au lieu des
faits réels. Ici le roman policier et le roman fantastique sont évoqués en même temps mais
parallèlement, plutôt comme des antithèses.
A la différence de Swann qui cesse d‟aimer Odette même avant qu‟il ne l‟épouse, Marcel
a « poussé plus loin une curiosité à laquelle [. . .] la mort n‟avait pas mis fin » (IV 106). Cette
curiosité, c‟est celle de l‟amour. Après la mort d‟Albertine, Marcel continue à chercher la vérité
sur elle Ŕ ses actions et ses plaisirs avec les femmes. Il engage Aimé pour faire des enquêtes,
dont une mène à la découverte de rendez-vous avec une dame en gris. Mais est-ce la preuve de
la culpabilité d‟Albertine ? Le narrateur constate l‟impossibilité de reconstituer le réel à partir
des faits isolés Ŕ même s‟ils sont vrais :
Sans doute c‟est parce que dans cette arrivée silencieuse et délibérée d‟Albertine avec la
femme en gris, je lisais le rendez-vous qu‟elles avaient pris, cette convention de venir
faire l‟amour dans un cabinet de douches, qui impliquait une expérience de la corruption,
l‟organisation bien dissimulée de toute une double existence [. . .] c‟est parce que ces
images m‟apportaient la terrible nouvelle de la culpabilité d‟Albertine qu‟elles m‟avaient
immédiatement causé une douleur physique dont elles ne se séparaient plus. Mais
aussitôt la douleur avait réagi sur elles ; un fait objectif, tel qu‟une image, est différent
145
selon l‟état intérieur avec lequel on l‟aborde. Et la douleur est un aussi puissant
modificateur de la réalité qu‟est l‟ivresse. Combinée avec ces images, la souffrance en
avait fait aussitôt quelque chose d‟absolument différent de ce que peuvent être pour une
autre personne un pourboire, une douche, la rue où avait lieu l‟arrivée délibérée
d‟Albertine avec la dame en gris. (IV 99)
Les faits sont des signes qu‟il faut interpréter pour arriver à la vérité. En même temps
l‟amour rend la curiosité plus ardente, il rend l‟interprétation moins objective. Interpréter, c‟est
lier les faits isolés par la causalité Ŕ ce qui est le propre du récit (dans le sens traditionnel du
terme). Autrement dit, raconter, c‟est déjà interpréter. Dans cette perspective, il y a une
progression dans les enquêtes d‟Aimé : des faits isolés sont bientôt remplacés par l‟histoire
racontée d‟une blanchisseuse, qui d‟abord « assurait que Mlle Albertine n‟avait jamais fait que
lui pincer le bras » ; qui, après être invitée à dîner où elle avait trop bu, lui a raconté qu‟elle et
Albertine se caressaient l‟une et l‟autre et « jouaient à se pousser dans l‟eau » ; et qui lui a
montré la façon dont elle avait caressé Albertine pendant qu‟elle couchait avec Aimé. Est-ce là
la preuve définitive de l‟infidélité d‟Albertine ? La réponse est que ce n‟est pas seulement une
histoire, mais une histoire racontée par la blanchisseuse sous l‟effet de l‟alcool et de l‟ivresse
amoureuse. Ou bien ce pourrait être une histoire inventée par Aimé qui « n‟était pas très
véridique et voulant paraître avoir bien gagné l‟argent que je lui avais donné, n‟avait pas voulu
revenir bredouille et avait fait dire ce qu‟il avait voulu à la blanchisseuse » (IV 111), comme
Albertine le dirait si elle n‟était pas morte. La sympathie et par conséquent l‟identification du
lecteur avec Albertine sont renforcées ici par le simple fait qu‟elle est morte et ne peut pas se
défendre. Cette interprétation est soutenue encore par l‟attention que le narrateur attire sur
l‟écriture d‟Aimé :
146
Le lendemain vint une lettre dont l‟enveloppe suffit à me faire frémir ; j‟avais reconnu
qu‟elle était d‟Aimé, car chaque personne, même la plus humble, a sous sa dépendance
ces petits êtres familiers, à la fois vivants et couchés dans une espèce d‟engourdissement
sur le papier, les caractères de son écriture que lui seul possède. (IV 105)
La construction narrative et langagière de l‟histoire d‟Aimé est suggérée à travers la
polysémie du mot « écriture ». Si les enquêtes sur Albertine après sa mort font penser au roman
policier, c‟est plutôt d‟une manière parodique qu‟elles l‟évoquent : il est impossible d‟atteindre
la vérité, ni par des faits ramassés, ni par des histoires racontées, car l‟interprétation est sujette à
la subjectivité de celui qui interprète.
Et sans doute c‟était une grande tentation que de recréer la vraie vie, de rajeunir les
impressions. Mais il y fallait du courage de tout genre, et même sentimental. Car c‟était
avant tout abroger ses plus chères illusions, cesser de croire à l‟objectivité de ce qu‟on a
élaboré soi-même, et au lieu de se bercer une centième fois de ces mots : « Elle était bien
gentille », lire au travers : « J‟avais du plaisir à l‟embrasser » (IV 475).
Dans l‟amour, la seule vérité de l‟interprétation, c‟est sa subjectivité. Et la vérité de la
vie, la vraie vie, ne pourrait être atteinte que par l‟art, parce qu‟il nous permet de sortir de nousmêmes en faisant un « travail inverse de celui que, à chaque minute, quand nous vivons
détournés de nous-mêmes, l‟amour-propre, la passion, l‟intelligence, et l‟habitude aussi
accomplissent en nous, quand elles amassent au-dessus de nos impressions vraies, pour nous les
cacher entièrement, les nomenclatures, les buts pratiques que nous appelons faussement la vie »
(475).
Bien que pour Proust, la littérature soit toujours une question d‟interprétation des signes Ŕ
l‟écriture comme traduction du signe naturel en signe artistique et la lecture en tant que
147
déchiffrement du signe artistique Ŕ, ces interprétations ne sont plus sous le joug de l‟amour
propre, de la passion, de l‟intelligence, et de l‟habitude, mais elles se font par association libre,
c'est-à-dire, par le rapport métonymique et métaphorique. La notion proustienne de la littérature
comme métaphore du monde, qui nous permet d‟atteindre la vérité profonde de celui-ci, se
reflète aussi dans la structure narrative de la Recherche, et ainsi constitue une autre forme Ŕ plus
précise Ŕ d‟autoréflexivité implicite.
La narration métaphorique
Au niveau narratif, de grands fragments de la narration de la Recherche se déploient en
suivant le fonctionnement de la mémoire involontaire déclenchée par le rapport métaphorique
entre deux sensations, l‟une au présent, l‟autre au passé. Le fameux épisode de la petite
madeleine (I 58) n‟est que l‟exemple le plus illustratif de cette fonction narrative de la
métaphore. Jean Ricardou baptise ce genre de métaphores du nom « métaphore ordinale » par
opposition à la métaphore représentative :
Avec la métaphore ordinale, deux cellules, dont tel élément respectif est commun, sont
induites à se relier [. . .]. Toutefois, deux domaines doivent être rigoureusement
distingués [. . .]. Avec l‟ordination métaphorique actuelle, l‟ordre des cellules est
effectivement disposé au plan de l‟écriture et au plan de la lecture dans la mesure où
celle-ci épouse celle-là. Ainsi, au début de la Recherche, la métaphore configurale, à
partir de la méprise du narrateur, élabore la bévue du voyageur et, fonctionnant comme
métaphore ordinale, elle conduit la bévue (I 4) du voyageur à suivre la méprise du
narrateur (I 3). A chaque fois que ce phénomène ou, mieux, une série de tels
phénomènes se rencontre, le texte tend à provenir de ce qu‟on peut nommer une écriture
148
paradigmatique : il se dispose selon une suite de cellules offrant les exemples d‟un
schème donné, ou, si l‟on préfère, les variations d‟un même schème. (Nouveaux
problèmes du roman 101)
Ici, la terminologie de Ricardou évoque la théorie de Roman Jakobson, quand il parle
d‟une écriture paradigmatique :
Le développement d‟un discours peut se faire le long de deux lignes sémantiques
différentes : un terme (topic) en amène un autre soit par similarité soit par contigüité. Le
mieux serait sans doute de parler de procès métaphorique dans le premier cas et de procès
métonymique dans le second, puisqu‟ils trouvent leur expression la plus condensée, l‟un
dans la métaphore, l‟autre dans la métonymie. (Essais de linguistique générale 61)
Tandis que Ricardou opère un élargissement de la métaphore descriptive au niveau de la
narration, Jakobson, pour définir le procès métaphorique, fait un retour au sens classique de la
métaphore Ŕ en tant que substitution d‟un mot par un autre. On voit par là que la distinction
entre la métaphore descriptive et la métaphore ordinale effectuée par Ricardou ne pourrait être
qu‟artificielle : elle repose sur une distinction radicale entre la narration et la description. Tandis
que pour Jakobson comme pour Genette, il n‟y a pas de différence de nature entre les deux, qui
participent également du discours.
D‟ailleurs, cette distinction s‟avère encore moins convenable dans la Recherche, non
seulement pour les raisons déjà discutées Ŕ notamment la description à travers la conscience du
héros Ŕ mais aussi pour les raisons suivantes. D‟abord, c‟est la double fonction descriptive et
ordinale qu‟un grand nombre de métaphores proustiennes remplissent. Un exemple est la
préparation de la scène de séduction entre Charlus et Jupien par la scène imaginaire de
l‟accouplement entre une abeille et une orchidée, tout au début de Sodome et Gomorrhe.57 Cette
149
scène imaginaire est une description de ce qui se passe dans la tête du héros, mais elle sert aussi
de métaphore ordinale qui conduit à la scène de séduction. Cette fonction ordinale est suivie à
son tour par deux métaphores descriptives. D‟abord, la comparaison de Jupien avec
l‟orchidée :
Or Jupien, perdant aussitôt l‟air humble et bon que je lui avais toujours connu, avait Ŕ en
symétrie parfaite avec le baron Ŕ redressé la tête, donnait à sa taille un port avantageux,
posait avec une impertinence grotesque son poing sur la hanche, faisait saillir son
derrière, prenait des poses avec la coquetterie qu‟aurait pu avoir l‟orchidée pour le
bourdon providentiellement survenu. (III 6)
Deux pages plus loin, c‟est Charlus qui « avait passé la porte en sifflant comme un gros
bourdon ». Mais aussitôt la métaphore reprend sa fonction ordinale parce qu‟« un autre, un vrai
entrait dans la cour. Qui sait si ce n‟était pas celui attendu depuis si longtemps par l‟orchidée, et
qui venait lui apporter le pollen si rare sans lequel elle resterait vierge » (III 8) ? Quelques lignes
plus loin, peut-être par pruderie, peut-être par économie de langage, le récit prend un sens à la
fois littéral et métaphorique : « La porte de la boutique se referma sur eux et je ne pus plus rien
entendre. J‟avais perdu de vue le bourdon, je ne savais pas s‟il était l‟insecte qu‟il fallait à
l‟orchidée, mais je ne doutais plus, pour un insecte très rare et une fleur captive, de la possibilité
miraculeuse » (9). Ici la fonction descriptive et ordinale de la métaphore s‟épousent pour ne
former qu‟un seul discours.
A part l‟enchevêtrement entre la métaphore descriptive et ordinale, deux types de
métaphore descriptive Ŕ la métaphore accumulée et la métaphore filée Ŕ contribuent aussi à
brouiller, bien que de manières différentes, la distinction entre la description et la narration.
150
Chez Proust, la métaphore comprend des comparaisons où non seulement le comparant et le
comparé coexistent, mais aussi où plusieurs termes servent successivement de comparants pour
le comparé. C‟est ce qu‟on appelle « la métaphore accumulée ». Pour utiliser un exemple cité
avant, Proust compare successivement son œuvre à une cathédrale, à une guerre, à un amour.
Dans un autre passage, la chevelure du chasseur a l‟air simultanément « d‟un paquet d‟algues,
d‟une nichée de colombes, d‟un bandeau de jacinthes, et d‟une torsade de serpents » (I 319).
Cette accumulation de comparants fonctionne non seulement comme technique narrative pour
engendre le texte, mais elle diminue la valeur représentative de la comparaison en déplaçant
perpétuellement l‟image vers d‟autres. Du point de vue métafictionnel, la métaphore accumulée
est plus auto-représentative qu‟anti-représentative, car « the text in such a case no longer
functions mimetically to describe a fictive evening at the Marquise de Sainte-Euverte‟s but is
„self-representational‟ in its insistent reference to its own stylistic technique » (Gray, Postmodern
Proust 118). Dans la Recherche, l‟accumulation des métaphores met en lumière la métaphore
non seulement comme technique mais aussi comme vision du monde.
Selon Jakobson, le procès métaphorique comporte deux niveaux Ŕ la similarité
positionnelle et sémantique. La première se définit par « la capacité qu‟ont deux mots de se
remplacer l‟un par l‟autre », tandis que la deuxième est basée sur un rapport de sens entre les
synonymes, les antonymes, et les métaphores de mots (62). En ce sens, la métaphore accumulée
est une manifestation obsessionnelle du procès métaphorique au double niveau positionnel et
sémantique.
Chez Proust, la narration paradigmatique s‟effectue parfois plus lâchement Ŕ seulement
par similarité positionnelle. Une marque de ce rapport paradigmatique, ce sont les conjonctions
telles que « soit… soit », « peut-être…peut-être », etc. Contrairement au roman traditionnel, où
151
la narration s‟avance par l‟enchaînement causal linéaire, le roman proustien donne souvent
rétrospectivement une multitude d‟explications possibles à un événement passé. Ne citons que
deux exemples : « Peut-être à cause du mauvais temps, peut-être ayant quelque prévention contre
la maison où cette matinée devait avoir lieu, Mme Swann, au moment où sa fille allait partir la
rappela avec une extrême vivacité : „Gilberte !‟ et me désigna pour signifier que j‟étais venu pour
la voir et qu‟elle devait rester avec moi » (I 572). Une page plus loin :
Ce jour-là, peut-être par rancune contre moi, cause involontaire qu‟elle n‟allait pas
s‟amuser, peut-être aussi parce que la devinant fâchée, j‟étais préventivement plus froid
que d‟habitude, le visage de Gilberte, dépouillé de toute joie, nu, saccagé, sembla tout
l‟après-midi vouer un regret mélancolique au pas de quatre que ma présence l‟empêchait
d‟aller danser. (I 573)
Ces interprétations rétrospectives, qu‟on pourrait appeler « paradigmatiques » à cause de
leur équivalence syntaxique, signalent aussi la présence du narrateur : le choix ou plutôt
l‟hésitation entre plusieurs possibilités implique la médiation d‟une conscience. Un autre
exemple pousse encore plus loin la narration paradigmatique. Parlant de sa maladie juvénile, le
narrateur constate :
Dans mon cas ce qui était matériellement observable pouvait aussi bien être causé par des
spasmes nerveux, par un commencement de tuberculose, par de l‟asthme, par une
dyspnée toxi-alimentaire avec insuffisance rénale, par de la bronchite chronique, par un
état complexe dans lequel seraient entrés plusieurs de ces facteurs. Or les spasmes
nerveux demandaient à être traités par le mépris, la tuberculose par de grands soins et par
un genre de suralimentation qui eût été mauvais pour un état arthritique comme l‟asthme
152
et eût pu devenir dangereux en cas de dyspnée toxi-alimentaire laquelle exige un régime
qui en revanche serait néfaste pour un tuberculeux. (I 489)
Diégétiquement, ce passage sert à préparer un portrait de la compétence professionnelle
du Dr. Cottard, dont Ŕ malgré toutes les causes possibles Ŕ « les hésitations furent courtes et les
prescriptions impérieuses » (I 489). Au niveau narratif, l‟écriture paradigmatique, manifestée
dans la répétition de la préposition « par » introduisant une multitude de causes possibles,
contribue à signaler la présence du narrateur et à souligner la métaphore, non seulement comme
technique, mais aussi comme vision du monde.
Si la métaphore accumulée participe de l‟écriture paradigmatique surtout par la similarité
positionnelle, la métaphore filée se fonde plutôt sur la similarité sémantique. Souvent, dans la
Recherche, cette similitude sémantique est poussée si loin que la métaphore devient allégorie.
Par exemple, quand le narrateur parle de sa découverte de l‟homosexualité de Charlus :
Jusqu‟ici je m‟étais trouvé en face de M. de Charlus de la même façon qu‟un homme
distrait, lequel, devant une femme enceinte dont il n‟a pas remarqué la taille alourdie,
s‟obstine, tandis qu‟elle lui répète en souriant : « Oui, je suis un peu fatiguée en ce
moment », à lui demander indiscrètement : « Qu‟avez-vous donc ? » Mais que quelqu‟un
lui dise : « Elle est grosse », soudain il aperçoit le ventre et ne verra plus que lui. C‟est la
raison qui ouvre les yeux ; une erreur dissipée nous donne un sens de plus. (III 15)
Ici le narrateur utilise comme comparaison prolongée une scène de la vie quotidienne
où il y a un petit dialogue entre deux personnages, et une révélation par un troisième, ce qui
constitue, si l‟on veut, une sorte d‟intrigue condensée. L‟interruption de la narration est
compensée par son redoublement : deux récits semblent se côtoyer pour concourir à la même
conclusion. Ici la confusion entre description, narration et discours ne peut être plus complète.
153
En ramifiant le récit principal vers un autre, la métaphore filée constitue une double narration au
niveau littéral et au niveau métaphorique. Ainsi le texte se signale comme narration par ce
redoublement narratif. Un autre exemple de la métaphore filée est fourni par la description en
termes aquatiques de la loge de théâtre nommée « baignoire ». Cette description aquatique
s‟applique à tous les personnages et remplit plusieurs pages du début du Côté des Guermantes (II
338-343).58
En fait, la description métaphorique de la loge de théâtre par les qualités associées au mot
« baignoire » ne se fonde pas sur la similitude sémantique, mais sur celle du signifiant. C‟est ce
que Ricardou appelle « consonance » ou « calembour configural » qui « permet, à partir de tel
aspect signifiant d‟une cellule d‟obtenir soit tout ou partie d‟une autre cellule (calembour
configural externe) soit telle partie de cette même cellule (calembour configural interne) »
(Nouveaux problèmes du roman 112). Selon Ricardou, la description des carafes dans la
Vivonne50 constitue une mise en abyme de l‟analogie entre la métaphore au niveau du signifié et
la consonance au niveau du signifiant.59 Un autre exemple du calembour configural fourni par
Ricardou est que l‟homophonie entre la petite madeleine et la Madeleine entraîne une association
systématique entre les deux signifiés Ŕ le gâteau et l‟église (113). Dans ce cas, les exemples
utilisés par Ricardou sont des « calembours configurals discrets », car les deux signifiants ne se
manifestent pas ensemble.60 Parfois, les deux signifiants se juxtaposent explicitement dans le
texte, avant d‟entraîner une association systématique des signifiés. C‟est le cas dans
l‟association entre le nom propre « Guermantes » et la couleur orange :
Je savais que là résidaient des châtelains, le duc et la duchesse de Guermantes, [. . .] mais
chaque fois que je pensais à eux, je me les représentais tantôt en tapisserie, comme était
la comtesse de Guermantes dans le « Couronnement d‟Esther » de notre église, tantôt de
154
nuances changeantes, comme était Gilbert le Mauvais [. . .], tantôt tout à fait impalpables
comme l‟image de Geneviève de Brabant, ancêtre de la famille de Guermantes [. . .],
enfin toujours enveloppés du mystère des temps mérovingiens et baignant, comme dans
un coucher de soleil, dans la lumière orangée qui émane de cette syllabe : « antes ». (I
169)
L‟association entre le nom « Guermantes » et la lumière orangée provient d‟une
similitude des signifiants. Le côté de Guermantes est dès le début associé au soleil et au beau
temps :
Quand on semblait entrer dans une série de beaux jours ; quand Françoise désespérée
qu‟il ne tombât pas une goutte d‟eau pour les « pauvres récoltes » [. . .] ; quand mon père
avait reçu invariablement les mêmes réponses favorables du jardinier et du baromètre,
alors on disait au dîner : « Demain s‟il fait le même temps, nous irons du côté de
Guermantes ». (I 163)
Plus loin dans le texte, on trouve une association systématique entre le nom
« Guermantes » et la couleur orange avec toute une gamme de nuances.61 Quand Marcel voit la
duchesse de Guermantes pour la première fois dans l‟église de Combray, elle fait son apparition
comme une dame « blonde » dans la chapelle de Gilbert le Mauvais, « sous les plates tombes de
laquelle, dorées et distendues comme des alvéoles de miel, reposaient les anciens comtes de
Brabant » (I 172).
La fonction ordinale de la syllabe « antes » est confirmée par le narrateur plus tard, après
qu‟il a obtenu des renseignements sur le château de Guermantes : « Par ces révélations, SaintLoup avait introduit dans le château de Guermantes des éléments étrangers au nom de
155
Guermantes qui ne me permirent plus de continuer à extraire uniquement de la sonorité des
syllabes la maçonnerie des constructions » (II 315).
Le calembour configural pourrait affecter des unités linguistiques plus petites Ŕ au niveau
de la phrase et à travers les échos phoniques entre les mots. Selon Jean Milly, l‟allitération et
l‟assonance sont souvent superposées au rapport syntaxique dans les phrases proustiennes, pour
produire un effet poétique. Ces correspondances phoniques se manifestent surtout dans les
phrases de Bergotte et dans les descriptions du style Bergotte (La phrase de Proust 16-23). Dans
la phrase de Bergotte « vain songe de la vie », il y a d‟abord l‟assonance entre les deux voyelles
nasales « ain » et « on » qui se projette à l‟axe de la contigüité. Ensuite, l‟allitération de la
consonne « v » entre « vain » et « vie » renforce la correspondance phonique. Dans
« inépuisable torrent des belles apparences », c‟est l‟allitération des consonnes labiales « p » et
« b » qui rythme la phrase, et l‟assonance de la voyelle nasale « en » qui achève cette
correspondance phonique. Selon Milly, deux effets simultanés sont visés par la correspondance
phonique :
1) de faire parcourir la phrase par des séries d‟échos qui renforcent son unité, et de lui
donner parfois une tonalité vocalique ou consonantique déterminée (dominance de tel
phonème ou de tel trait), créant ainsi une musicalité indépendante du sens direct ;
2) de susciter, en vertu de l‟illusion selon laquelle le signifiant et le signifié entretiennent
entre eux des rapports motivés, des rapports de sens entre mots qui n‟en ont pas
nécessairement dans la langue dénotative : ces rapports viennent soit confirmer ceux
qu‟établit la syntaxe, dans des cas comme ceux de torrent-apparences et de stériledélicieux, soit éventuellement, en créer d‟entièrement nouveaux. (La phrase de
Proust 17)
156
On peut résumer en une phrase les effets de l‟ordination phonique : le principe « ce qui
ressemble s‟assemble » mène au principe « ce qui assemble se ressemble ». Il faut seulement
prendre en considération le fait que dans la première phrase, « ce qui ressemble » est au niveau
du signifiant, mais dans la deuxième, « ce qui ressemble » est au niveau du signifié. Ce double
effet de correspondance phonique sert à concilier deux termes contraires : stérile et délicieux, dur
et doux, sensuel et sentimental ne sont plus des antonymes, ils trouvent leur unité dans une belle
métaphore.
L‟allitération et l‟assonance au niveau de la phrase peuvent être considérées comme
condensation ou miniature de la narration métaphorique. L‟analogie entre la phrase et la
structure narrative est bien mise en valeur par les structuralistes, comme Gérard Genette et
Roland Barthes.62 Pourtant, au niveau de la phrase, le manque d‟étendue textuelle rend
impossible la distinction entre l‟ordination métaphorique actuelle et virtuelle que fait Ricardou
au niveau narratif. Par opposition à la métaphore ordinale actuelle,
Avec l‟ordination métaphorique virtuelle, l‟ordre des cellules est seulement programmé
au plan de l‟écriture et obtenu au plan de la lecture dans la mesure où celle-ci divorce de
celle-là. Ainsi, la métaphore configurale qui, à partir de la réminiscence de Combray,
élabore la réminiscence de Venise, peut, en fonctionnant comme une métaphore ordinale,
conduire le lecteur à revenir, à travers toute l‟épaisseur du livre, de la réminiscence de
Venise (III 866) à la réminiscence de Combray (I 44). [. . .] A chaque fois que ce
phénomène est possible, le texte tend à programmer ce qu‟on peut appeler une lecture
paradigmatique : il dispose une lecture qui le recompose selon une suite de cellules
offrant les exemples d‟un schème donné, ou si l‟on préfère, les variantes d‟un même
schème. (Ricardou 101).
157
L‟ordination métaphorique virtuelle ne s‟actualise qu‟à travers la lecture. Dans ce cas,
les fragments qui se ressemblent sont séparés par une distance narrative plus ou moins grande,
comme les deux sensations analogues de la petite madeleine séparées par une distance
temporelle dans les expériences du narrateur. Ce n‟est que quand le lecteur rencontre le
deuxième fragment qu‟il se souvient du premier, comme dans la mémoire involontaire, où la
deuxième sensation évoque la première. Si la métaphore ordinale actuelle suit le fonctionnement
actuel de la mémoire involontaire dans l‟acte de se souvenir, la métaphore ordinale virtuelle
imite l‟enregistrement des deux sensations dans la mémoire.
A part le miroitement réciproque entre la réminiscence de Venise et celle de Combray,
séparées par une grande distance textuelle, d‟autres exemples de métaphores ordinales virtuelles
abondent dans la Recherche. On a déjà mentionné l‟association systématique entre le gâteau et
l‟église (I 45, 47, 50, 54, 59-60, 65), qui pourrait aussi être citée comme illustration de la
métaphore ordinale virtuelle. L‟association systématique entre les aubépines et l‟église en
constitue un autre (I 112, 113-114, 138, 139-140). A une cadence plus accentuée, la révélation
finale comporte une lecture métaphorique entre plusieurs occurrences de la mémoire involontaire
ou de la métaphore configurale Ŕ les réminiscences de Venise, du train et de l‟hôtel de Balbec
(IV 445-448). La distance textuelle, temporelle et spatiale très restreinte entre ces occurrences, a
pour conséquence de mettre en évidence la révélation, au lieu de souligner le mécanisme de la
mémoire comme la métaphore ordinale virtuelle à plus grande distance. On trouve l‟indication
de la lecture métaphorique non seulement entre ces occurrences quasi successives, mais entre
elles et l‟expérience de la petite madeleine, dans la réflexion du narrateur quelques pages plus
loin.63
158
L‟ordination métaphorique virtuelle, comme sa contrepartie actuelle, pourrait aussi bien
s‟effectuer au niveau du signifiant. Selon Jean Milly :
Il n‟est pas exceptionnel de trouver ainsi dans la Recherche des passages se
correspondant exactement deux à deux, à des endroits parfois fort éloignés du livre [. . .].
C‟est le cas, par exemple, des paragraphes sur le nom de Gilberte, qui se répondent à 252
pages de distance (mais avec variation et accroissement, et aussi changement de point de
vue). (La phrase de Proust 98)
D‟autres cas de lecture métaphorique à partir des signifiants se manifestent dans la
ressemblance entre les noms de personnages Ŕ Marcel/Charles/Charlus/Charlie/Rachel,
Albertine/Albert/Gilberte/Robert/, François I/François le champi/Françoise, etc. Ces noms
propres sont à-peu-près des homonymes ou des anagrammes qui se font écho les uns aux autres à
travers des distances textuelles plus ou moins grandes, pour signaler au lecteur une lecture
métaphorique entre ces personnages.
D‟ailleurs, la lecture métaphorique entre des noms propres, qui entraîne celle entre les
personnages qui les portent, est souvent rendue explicite dans le texte proustien. La similitude
entre le nom de Gilberte et celui d‟Albertine est rendue explicite à travers deux méprises entre
ces deux signatures.64 Ces deux malentendus, séparés par l‟espace de plusieurs volumes,
constituent eux-mêmes une métaphore ordinale virtuelle. La lecture métaphorique au niveau des
personnages est aussi implicitement inscrite dans le texte, quand le narrateur associe, à maintes
reprises, les noms des deux femmes.65
Si la ressemblance entre les noms de Gilberte et d‟Albertine mène à une lecture
métaphorique qui met en lumière la différence au sein de la similitude entre ces deux
personnages féminins, l‟anagramme entre « Charlie » et « Rachel » entraîne aussi une lecture
159
métaphorique entre ces deux personnages, malgré leur opposition sexuelle. Leur ressemblance
est d‟abord remarquée par Saint-Loup : « Comme Robert venait de regarder d‟une façon un peu
prolongée Charlie, il m‟avait dit : c‟est curieux, ce petit, il a des choses de Rachel. Cela ne te
frappe pas ? Je trouve qu‟ils ont des choses identiques. En tout cas, cela ne peut pas
t‟intéresser » (IV 261). C‟est justement parce que Rachel et Charlie font successivement l‟objet
de son amour, que lui seul, il remarque la ressemblance qui échappe à Marcel : « La
ressemblance entre Charlie et Rachel Ŕ invisible pour moi Ŕ avait-elle été la planche qui avait
permis à Robert de passer des goûts de son père à ceux de son oncle, afin d‟accomplir l‟évolution
physiologique qui, même chez ce dernier, s‟était produite assez tard ?» (IV 265).
On ne saurait répondre à cette question du narrateur parce qu‟elle aurait pu être posée
inversement : avait-elle été la planche qui avait permis à Robert d‟aimer Rachel d‟abord ?
Ce que l‟on sait, c‟est qu‟il y a quelque chose en commun entre les deux personnages, l‟un
féminin, l‟autre masculin, qui échappe au narrateur mais qui fait les aimer successivement par
Robert. La lecture métaphorique entre Rachel et Charlie évoque la spécificité proustienne de la
métaphore : 1) il peut y avoir quelque chose en commun entre deux personnes ou deux choses
bien éloignées ; 2) cette essence commune, Robert de Saint-Loup ne pouvait pas l‟expliquer à
Marcel, car c‟est une impression intuitive. La seule preuve est l‟amour (la souffrance) que SaintLoup éprouve pour les deux personnages, comme la félicité de Marcel est la seule preuve de
l‟essence commune entre la petite madeleine de Tante Léonie et celle de sa mère, entre la
musique de Vinteuil, la peinture d‟Elstir et l‟écriture de Bergotte.
L‟exemple le plus illustratif de la métaphore ordinale virtuelle Ŕ puisqu‟elle embrasse
tous les types Ŕ est sans doute la correspondance entre le début et la fin de la Recherche. Après
en avoir fait une analyse approfondie, Ricardou résume d‟une façon efficace cette
160
correspondance :
Avec les quatre types d‟ordination dont nous venons d‟esquisser l‟analyse (métaphorique,
oxymoronique, consonantique, d‟une part et, d‟autre part, l‟effet ordinal de la consonance
configurale), se trouvent donc mises en place, multiplement, entre le premier et dernier
paragraphe, les conditions de la vaste « métaphore » ordinale virtuelle possible dans A la
recherche du temps perdu. La lecture est induite à rapprocher les deux extrémités du
livre, arrondi, désormais selon une circularité immense, par ce qu‟on pourrait nommer la
métaphore d’un bout à l’autre. En sa fin, le livre programme le retour à son début,
prépare la lecture d‟un nouveau cycle décalé du premier par les effets du précédent
parcours. (138)
Si l‟ordination métaphorique se base sur la similitude du signifié, le calembour ou
l‟anagramme configural se fonde sur la similitude schématique au niveau du signifiant,
l‟ordination oxymoronique recourt plutôt à l‟opposition entre deux termes qu‟à leur similitude.
Par le déplacement de l‟accent de la similitude à l‟opposition, Ricardou a élargi le champ de
« l‟ordination métaphorique », actuelle ou virtuelle. En fait, l‟élargissement de la lecture
métaphorique se fait, chez Ricardou, de deux manières différentes. D‟abord, le principe de
similitude qui régit l‟ordination métaphorique se relâche jusqu'à embrasser l‟oxymore. Ensuite,
le miroitement intratextuel déborde la limite de l‟œuvre pour devenir évocation intertextuelle
(Ricardou 129). « L‟ordination oxymoronique » de Ricardou évoque précisément ce que Roland
Barthes appelle « la logique de renversement ou d‟inversion » (Recherche de Proust 35). Selon
Barthes, l‟inversion se manifeste non seulement au niveau thématique Ŕ l‟inversion temporelle,
sexuelle et sociale Ŕ mais aussi et surtout au niveau formel : « L‟inversion Ŕcomme forme Ŕ
envahit toute la structure de la Recherche. Elle inaugure le récit lui-même » (36).
161
La critique de Barthes et celle de Ricardou, comme l‟endroit et l‟envers de la même
pièce, se complètent parfaitement. Si Ricardou part de la similitude, pour enfin arriver à la
différence, l‟analyse de Barthes commence avec le principe du renversement pour finir avec
l‟unité des contraires dans l‟œuvre proustienne (Recherche de Proust 38). En effet, tous deux
évoquent la métaphore et sa fonction structurale dans la Recherche. Si Ricardou souligne le
mécanisme de « ce qui se ressemble s‟assemble », Barthes, en revanche, met en valeur le
principe de « ce qui s‟assemble se ressemble ».
L‟intertextualité entre la critique de Ricardou et celle de Barthes nous ramène à celle
entre la Recherche et d‟autres textes, qui participe de « la lecture paradigmatique » inaugurée par
Ricardou. Un exemple de cette lecture métaphorique intertextuelle concerne les Mémoires
d’outre-tombe de Chateaubriand. Ricardou relève l‟analogie entre les Mémoires, où la
métaphore joue un rôle important dans la narration, et la Recherche (130). De plus, il y a un
rapport homophonique entre le nom de « Combray » de la Recherche et celui de « Combourg »
des Mémoires (131). Comme le narrateur le remarque, la lecture métaphorique intertextuelle
s‟étend à l‟œuvre de Gérard de Nerval et à celle de Baudelaire : « Un des chefs-d‟œuvre de la
littérature française, Sylvie, de Gérard de Nerval, a, tout comme le livre des Mémoires d’outretombe, relatif à Combourg, une sensation du même genre que le goût de la madeleine et „le
gazouillement de la grive‟. Chez Baudelaire enfin, ces réminiscences sont plus nombreuses
encore [. . .] » (III 919-920).
Selon Ricardou, ce passage constitue « une écriture mixte d‟une lecture paradigmatique »
(130). « Mixte » parce qu‟elle concerne le texte tuteur aussi bien que d‟autres textes. Parfois, la
suggestion d‟une lecture paradigmatique intertextuelle s‟avère plus discrète, et ce n‟est qu‟au
lecteur d‟actualiser ce mode de lecture. Parfois, pour rendre le code de lecture encore plus
162
obscur, la similitude entre deux textes cède la place à leur opposition. Par exemple, une lecture
« oxymoronique » est impliquée dans le Journal des Goncourt, inséré en forme de pastiche dans
le texte proustien :
Avant-hier tombe ici, pour m‟emmener diner chez lui, Verdurin, l‟ancien critique de la
Revue, l‟auteur de ce livre sur Whistler où vraiment le faire, le coloriage artiste de
l‟original Américain, est souvent rendu avec une grande délicatesse par l‟amoureux de
tous les raffinements, de toutes les joliesses de la chose peinte qu‟est Verdurin. Et tandis
que je m‟habille pour le suivre, c‟est, de sa part, tout un récit où il y a par moments
comme l‟empellement apeuré d‟une confession sur le renoncement à écrire aussitôt après
son mariage avec la « Madeleine » de Fromentin. (III 709)
En lisant le nom propre « Madeleine » ici comme synonyme de la métaphore,
Ricardou constate que ce passage fait écho au passage des trois clochers dans la Recherche.
Mais il y a une inversion totale entre les deux textes : tandis que dans la Recherche, la métaphore
est la révélation qui conduit Marcel à écrire son premier texte, dans le pastiche des Goncourt,
Madeleine (la métaphore) est la raison pour laquelle l‟écrivain va renoncer à l‟écriture (123).
Cela implique les attitudes complètement opposées de Proust et des Goncourt envers la
métaphore. D‟ailleurs, cette implication est confirmée par les styles des deux textes : l‟un est
riche en métaphores vives, l‟autre sombre et dépouillé de toute poésie. Cette lecture
oxymoronique interne devrait entraîner une lecture oxymoronique intertextuelle entre la
Recherche et l‟œuvre des Goncourt.
Pour résumer la narration métaphorique de la Recherche, elle peut s‟effectuer dans la
lecture aussi bien que dans l‟écriture. Si les deux entités semblables (ou opposées) sont
successives Ŕ c‟est-à-dire que l‟une mène à l‟autre, c‟est l‟ordination métaphorique actuelle ; si
163
les deux sont séparées par une distance textuelle, c‟est l‟ordination métaphorique virtuelle.
Quand la lecture métaphorique concerne d‟autres textes, c‟est l‟ordination métaphorique virtuelle
intertextuelle. Dans l‟ordination métaphorique actuelle aussi bien que dans sa contrepartie
virutelle, la ressemblance peut se manifester à plusieurs niveaux qu‟on pourrait présenter d‟une
façon hiérarchique Ŕ d‟abord la distinction entre similarité positionnelle et sémantique, ensuite
entre signifié (métaphore) et signifiant (calembour ou anagramme), et finalement entre
métaphore et oxymore.
La combinaison entre les deux modes d‟ordination Ŕ actuelle et virtuelle, et les multiples
niveaux de ressemblance, devrait résulter en une multitude de possibilités dont l‟analyse présente
n‟a pu donner que quelques exemples concrets. Mais ces exemples, par leur fréquence, variété et
étendue dans la Recherche, suffiraient largement à lui donner une narration métaphorique et à
refléter la conception proustienne de l‟œuvre d‟art comme métaphore.
164
52
Voir Gérard Genette, Figures III 71: « Dans un premier sens Ŕ qui est aujourd‟hui, dans l‟usage
commun, le plus évident et le plus central Ŕ, récit désigne l‟énoncé narratif, le discours oral ou écrit qui assume la
relation d‟un événement ou d‟une série d‟événements [. . .] Dans un second sens, moins répandu, mais aujourd‟hui
courant chez les analystes et théoriciens du contenu narratif, récit désigne la succession d‟événements, réels ou
fictifs, qui font l‟objet de ce discours, et leurs diverses relations d‟enchaînement, d‟opposition, de répétition, etc.
[. . .] En un troisième sens qui est apparemment le plus ancien, récit désigne encore un événement : non plus
toutefois celui que l‟on raconte, mais celui qui consiste en ce que quelqu‟un raconte quelque chose : l‟acte de narrer
pris en lui-même ».
53
Voir Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture 53: « Cette écriture de Maupassant, de Zola et de
Daudet, qu‟on pourrait appeler l‟écriture réaliste, est un combinat des signes formels de la Littérature (passé simple,
style indirect, rythme écrit) et des signes non moins formels du réalisme (pièce rapportées du langage populaire,
mots forts, dialectes, etc.) en sorte qu‟aucune écriture n‟est plus artificielle que celle qui a prétendu dépeindre au
plus près la Nature. Sans doute l‟échec n‟est-il pas seulement au niveau de la forme mais aussi de la théorie : il y a
dans l‟esthétique naturaliste une convention du réel comme il y a une fabrication de l‟écriture. Le paradoxe, c‟est
que l‟humiliation des sujets n‟a pas du tout entraîné un retrait de la forme ».
54
Voir Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture 62 : « Il faut peut-être attendre Proust pour que
l‟écrivain confondît entièrement certains hommes avec leur langage, et ne donnât ses créatures que sous les pures
espèces, sous le volume dense et coloré de leur parole [. . .] Un personnage proustien, lui, se condense dans l‟opacité
d‟un langage particulier, et, c‟est à ce niveau que s‟intègre et s‟ordonne réellement toute sa situation historique : sa
profession, sa classe, sa fortune, son hérédité, sa biologie ».
55
Voir Roland Barthes, S/Z 23 : « L‟inventaire du code herméneutique consistera à distinguer les différents
termes (formels), au gré desquels une énigme se contre, se pose, se formule, puis se retarde et enfin se dévoile ».
56
57
C‟est moi qui souligne.
Voir la Recherche III 4 : « A défaut de la contemplation du géologue, j‟avais du moins
celle du botaniste et regardais par les volets de l‟escalier le petit arbuste de la duchesse et la plante précieuse exposés
dans la cour avec cette insistance qu‟on met à faire sortir les jeunes gens à marier, et je me demandais si l‟insecte
improbable viendrait, par un hasard providentiel, visiter le pistil offert et délaissé ». Cette contemplation du
botaniste est bientôt distraite par Jupien qui entre dans la vision du héros, mais qui ne fait que se préparer pour partir
au travail. Cette préparation mène à son tour à l‟attente de la plante : « Puis me rendant compte que personne ne
pouvait me voir, je résolus de ne plus me déranger de peur de manquer, si le miracle devait se produire, l‟arrivée
presque impossible à espérer (à travers tant d‟obstacles, de distance, de risques contraires, de dangers) de l‟insecte
envoyé de si loin en ambassadeur à la vierge qui depuis longtemps prolongeait son attente. Je savais que cette
attente n‟était pas plus passive que chez la fleur mâle, dont les étamines s‟étaient spontanément tournées pour que
l‟insecte put plus facilement la recevoir ; de même la fleur femme qui était ici, si l‟insecte venait, arquerait
coquettement ses « styles » et pour être mieux pénétrée par lui ferait imperceptiblement, comme une jouvencelle
hypocrite, mais ardente, la moité du chemin ». Dans la description de cette séance imaginaire, le narrateur utilise la
métaphore humaine pour décrire la fécondation végétale, tandis que cette scène elle-même sert de métaphore
ordinale pour conduire à la scène de séduction entre Charlus et Jupien. Ici il ne s‟agit pas seulement de la
réciprocité métaphorique, mais aussi d‟un va-et-vient entre la métaphore descriptive et ordinale. De plus, la nature
spécifique du rapport entre Jupien et Charlus Ŕ l‟homosexualité Ŕ est rendue explicite et expliquée en avance par une
métaphore préparatoire : « Les lois du monde végétal sont gouvernées elles-mêmes par des lois de plus en plus
hautes. Si la visite d‟un insecte, c'est-à-dire l‟apport de la semence d‟une autre fleur, est habituellement nécessaire
pour féconder une fleur, c‟est que l‟autofécondation, la fécondation de la fleur par elle-même, comme les mariages
se répétant dans une même famille, amènerait la dégénérescence et la stérilité, tandis que le croisement opéré par les
insectes donne aux générations suivantes de la même espèce une vigueur inconnue de leurs aînés. Cependant cet
essor peut être excessif, l‟espèce se développer démesurément ; alors comme une antitoxine défend contre la
maladie [. . .] ainsi un acte exceptionnel d‟autofécondation vient à point nommé donner son tour de vis, son coup de
frein, fait entrer dans la norme la fleur qui en était exagérément sortie » (5).
165
58
Voir la Recherche II 338 : « le couloir qu‟on lui désigna après avoir prononcé le mot de baignoire et dans
lequel il s‟engageait, était humide et lézardé et semblait conduire à des grottes marines, au royaume mythologique
des nymphes des eaux ». Voir aussi 339 : « Mais dans les autres baignoires, presque partout, les blanches déités qui
habitaient ces sombres séjours s‟étaient réfugiées contre les parois obscures et restaient invisibles. Cependant au fur
et à mesure que le spectacle s‟avance, leurs formes vaguement humaines se détachaient mollement l‟une après
l‟autre des profondeurs de la nuit qu‟elles tapissaient et, s‟élevant vers le jour, laissaient émerger leurs corps deminus et venaient s‟arrêter à la limite verticale et à la surface clair-obscur où leurs brillants visages apparaissaient
derrière le déferlement rieur, écumeux et léger de leurs éventails de plumes, sous leurs chevelures de pourpre
emmêlées de perles que semblait avoir courbées l‟ondulation du flux ; après commençaient les fauteuils d‟orchestre,
le séjour des mortels à jamais séparé du sombre et transparent royaume auquel çà et là servaient de frontière, dans
leur surface liquide et plane, les yeux limpides et réfléchissants des déesses des eaux ».
59
La description des carafes avec les mots « contenant » et « contenu » fait écho au signe linguistique, à la
fois signifiant (contenant) et signifié (contenu). La métaphore réciproque règne dans la description des carafes : le
narrateur utilise la qualité de l‟eau (eau durcie) pour décrire les carafes, et la qualité des carafes (cristal liquide) pour
décrire la rivière. Le mot « allitération » est un mot clé dans ce passage non seulement parce qu‟il est métaphore de
la métaphore, mais aussi parce qu‟il opère une transition de la métaphore proprement dit à la métaphore du signifiant
par son sens propre. La proximité du mot « allitération » avec le mot « verre » et « ligne » signale une lecture
homophonique de ces deux mots : verre = vers ; ligne de pêche = ligne de texte. On voit que dans ce passage, il y a
un jeu constant et un renvoi infini entre le sens propre et le sens figuré, le signifiant et le signifié.
60
Voir Ricardou Nouveaux problèmes du roman 113-114 : « Puisque l‟un des signifiants se trouve
explicitement formulé dans cette série (c‟est le célèbre nom de tel gâteau), puisque l‟autre signifiant se trouve
précisément inscrit en certaine autre page (c‟est le nom de telle église célèbre), il est clair que ce qui règle
l‟association insistante du gâteau et de l‟église n‟est rien de moins que le jeu de mots qui rapproche les Petites
Madeleines et la Madeleine. Il s‟agit donc d‟un calembour configural interne (puisque les deux signifiants
appartiennent respectivement à la même cellule) et discret (puisque les deux signifiants du jeu n‟apparaissent
aucunement ensemble) ».
61
Une autre description de la promenade du côté de Guermantes montre l‟association entre le nom propre
« Guermantes » et le soleil: « On gagnait le mail entre les arbres duquel apparaissait le clocher de Saint-Hilaire. Et
j‟aurais voulu pouvoir m‟asseoir là et rester toute la journée à lire en écoutant les clochers ; car il faisait si beau et si
tranquille que, quand sonnait l‟heure, on aurait dit non qu‟elle rompait le calme du jour mais qu‟elle le débarrassait
de ce qu‟il contenait et que le clocher avec l‟exactitude indolente et soigneuse d‟une personne qui n‟a rien d‟autre à
faire, venait seulement Ŕ pour exprimer et laisser tomber les quelques gouttes d‟or que la chaleur y avait lentement
et naturellement amassées Ŕ de presser, au moment voulu, la plénitude du silence » (I 164). Encore plus loin, le
narrateur décrit les boutons d‟or qu‟il rencontrait maintes fois pendant les promenades du côté de Guermantes : « Ils
étaient fort nombreux à cet endroit qu‟ils avaient choisi pour leurs jeux sur l‟herbe, isolés, par couples, par troupes,
jaunes comme un jaunes d‟œuf, brillant d‟autant plus, me semblait-il, que ne pouvant dériver vers aucune velléité de
dégustation le plaisir que leur vue me causait, je l‟accumulais dans leur surface dorée, jusqu'à ce qu‟il devint assez
puissant pour produire de l‟inutile beauté ; et cela dès ma plus petite enfance, quand du sentier de halage je tendais
les bras vers eux sans pouvoir épeler complètement leur joli nom de Princes de contes de fées français, venus peutêtre il y a bien des siècles d‟Asie mais apatriés pour toujours au village, contents du modeste horizon, aimant le
soleil et le bord de l‟eau, fidèles à la petite vue de la gare, gardant encoure pourtant comme certaines de nos vieilles
tuiles peintes, dans leur simplicité populaire, un poétique éclat d‟orient » (I 165-166).
62
Voir Roland Barthes « Analyse structurale des récits », dans Poétique du récit 11 : « Ce fait n‟est pas
insignifiant : quoi que constituant un objet autonome, c‟est à partir de la linguistique que le discours doit être étudié ;
s‟il faut donner une hypothèse de travail à une analyse dont la tâche est immense et les matériaux infinis, le plus
raisonnable est de postuler un rapport homologique entre la phrase et le discours, dans la mesure où une même
organisation formelle règle vraisemblablement tous les systèmes sémiotiques, quelles qu‟en soient les substances et
les dimensions : le discours serait une grande „phrase‟ (dont les unités ne sauraient être nécessairement des phrases),
tout comme la phrase, moyennant certaines spécifications, est un petit „discours‟ ».
166
63
Voir la Recherche IV 452-453 : « De même que le jour où j‟avais trempé la madeleine dans l‟infusion
chaude, au sein de l‟endroit où je me trouvais, que cet endroit fut, comme ce jour-là, ma chambre de Paris, ou
comme aujourd‟hui, en ce moment, la bibliothèque du prince de Guermantes, un peu avant, la cour de son hôtel, il y
avait eu en moi, irradiant une petite zone autour de moi, une sensation (goût de la petite madeleine trempée, bruit
métallique, sensation du pas ) qui était commune à cet endroit où je me trouvais et aussi à un autre endroit (chambre
de ma tante Octave, wagon du chemin de fer, baptistère de Saint-Marc). Et au moment où je raisonnais ainsi, le bruit
strident d‟une conduite d‟eau tout à fait pareil à ces longs cris que parfois l‟été les navires de plaisance faisaient
entendre le soir au large de Balbec, me fit éprouver [. . .]bien plus qu‟une sensation simplement analogue à celle que
j‟avais à la fin de l‟après-midi à Balbec quand toutes les tables étant déjà couvertes de leur nappe et de leur
argenterie, les vastes baies vitrées restant ouvertes tout en grand sur la digue, sans un seul intervalle, un seul
« plein » de verre ou de pierre, tandis que le soleil descendait lentement sur la mer où commençaient à crier les
navires, je n‟avais pour rejoindre Albertine et ses amis qui se promenaient sur la digue, qu‟à enjamber le cadre de
bois à peine plus haut que ma cheville, dans la charnière duquel on avait fait pour l‟aération de l‟hôtel glisser toutes
ensemble les vitres qui se continuaient ».
64
Voir la Recherche I 493 : « En ce qui concerne cette lettre au bas de laquelle Françoise se refusa à
reconnaître le nom de Gilberte parce que le G historique appuyé sur un i sans point avait l‟air d‟un A, tandis que la
dernière syllabe était indéfiniment prolongée à l‟aide d‟un paraphe dentelé [. . .] ». Bien que d‟une façon implicite,
le narrateur suggère ici une lecture métaphorique entre Giberte et Albtertine. Ou encore mieux, le nom de Gilberte
semble annoncer celui d‟Albertine. Voir aussi IV 234 : « La dépêche que j‟avais reçue dernièrement et que j‟avais
crue d‟Albertine était de Gilberte. Comme l‟originalité assez factice de l‟écriture de Gilberte consistait
principalement, quand elle écrivait une ligne, à faire figurer dans la ligne supérieure les barres de t qui avaient l‟air
de souligner les mots ou les points sur les i qui avaient l‟air d‟interrompre les phrases de la lignes d‟au-dessus, et en
revanche à l‟intercaler dans la ligne d‟au-dessous les queues et arabesques des mots qui leur étaient superposés, il
était tout naturel que l‟employé du télégraphe eût lu les boucles d‟s ou d‟y de la ligne supérieure comme un « ine »
finissant le mot de Gilberte. Le point sur l‟i de Gilberte était monté au-dessus faire point de suspension. Quant à
son G, il avait l‟air d‟un A gothique ».
65
Les associations entre Albertine et Gilberte sont nombreuses, ne citons que quelques exemples : « Le
rapport entre le mal que je ressentais au cœur et le souvenir d‟Albertine ne me semblait pas nécessaire, j‟aurais peutêtre pu le coordonner avec l‟image d‟une autre personne. Ce qui me permettait, l‟éclair d‟un instant, de faire
évanouir la réalité, non pas seulement la réalité extérieure comme dans mon amour pour Gilberte (que j‟avais
reconnu pour un état intérieur où je tirais de moi seul la qualité particulière, le caractère spécial de l‟être que
j‟aimais, tout ce qui le rendait indispensable à mon bonheur), mais même la réalité intérieure et purement
subjective » (II 202). « Je l‟interrogeais à brûle-pourpoint : „Ah ! à propos, Albertine, est-ce que vous connaissiez
Gilberte Swann ? Ŕ Oui, c‟est-à-dire qu‟elle m‟a parlé au cours, parce qu‟elle avait les cahiers d‟Histoire de France,
elle a même été très gentille, elle me les a prêtés et je les lui ai rendus aussitôt que je l‟ai vue. Ŕ Est-ce qu‟elle est du
genre de femmes que je n‟aime pas ? Ŕ Oh ! pas du tout, tout le contraire‟ » (III 533). « Les premiers regards
d‟Albertine qui m‟avaient fait rêver n‟étaient pas absolument différents des premiers regards de Gilberte. Je pouvais
presque croire que l‟obscure personnalité, la sensualité, la nature volontaire et rusée de Gilberte étaient revenues me
tenter, incarnées cette fois dans le corps d‟Albertine, tout autre et non pourtant sans analogies » (IV 84). « Le jour
viendrait où je donnerais volontiers à la première venue la chambre d‟Albertine, comme j‟avais sans aucun chagrin
donné à Albertine la bille d‟agate ou d‟autres présents de Gilberte » (IV 138). « Mais principalement parce que, si
notre amour n‟est pas seulement d‟une Gilberte, ce n‟est pas parce qu‟il est aussi l‟amour d‟une Albertine, mais
parce qu‟il est une portion de notre âme, plus durable que les moi divers qui meurent successivement et qui doit Ŕ
quelque mal, quelque mal d‟ailleurs utile que cela nous fasse Ŕ se détacher des êtres pour en restituer la généralité et
donner cet amour, la compréhension de cet amour, à tous, à l‟esprit universel et non à telle puis à telle en lesquelles
tel puis tel de ceux que nous avons été successivement voudraient se fondre » (IV 476).
167
CHAPITRE V : L‟AUTOREFLEXIVITE LINGUISTIQUE
Selon Linda Hutcheon, la métafiction expose l‟artifice du roman en se signalant non
seulement comme discours narratif, mais aussi comme production langagière. Tandis que
l‟autoréflexivité narrative a pour objet de réflexion la narration et son code, l‟autoréflexivité
linguistique se fonde sur un caractère apparemment paradoxal du langage romanesque. D‟une
part, le roman partage avec les autres types de discours Ŕ soi-disant véridiques Ŕ l‟usage
référentiel du langage, à la différence du langage poétique.66 D‟autre part, l‟art romanesque se
distingue du discours ordinaire en ce qu‟il ne se réfère pas au monde réel, mais construit son
propre référent Ŕ un « heterocosm » qui partage son statut ontologique avec le monde réel :
As a reader begins a novel, he does indeed read referentially in that he refers words to his
linguistic and experiential knowledge; gradually, however, these words take on an unity
of reference and create a self-contained universe that is its own validity (and “truth”)
[. . .]. What happens is that the referents of the novelistic language gradually accumulate
during the act of reading, gradually construct a “heterocosm,” that is, another cosmos, an
ordered and harmonious system. This fictional universe is not an object of perception,
but an effect to be experienced by the reader, an effect to be created by him and in him.
(Narcissistic Narrative 88)
Hutcheon analyse ensuite d‟une manière plus nuancée le processus de création
langagière: « For the reader, literature has a particular context created by those relationships
activated between words. Also, the actual referents of those words are not necessarily real in the
context of empirical reality » (90-91). Le discours littéraire construit son propre référent selon
deux axes, horizontal et vertical Ŕ la métonymie textuelle et l‟imagination par des associations
sémantiques, métaphoriques et métonymiques à partir du texte.
168
Dans la Recherche, ce sont ces deux aspects essentiels de la création romanesque qui sont
mis en lumière par l‟autoréflexivité linguistique. Comme son équivalent narratif,
l‟autoréflexivité linguistique ou sémiotique s‟y manifeste de deux manières différentes Ŕ
explicitement par les thèmes et implicitement à travers la structure de l‟œuvre.
L‟autoréflexivité linguistique explicite
La primauté du langage et d‟autres systèmes sémiotiques
Dans la Recherche, l‟importance du langage est d‟abord mise en relief par les manières
de parler des personnages. Non seulement la manière de parler l‟emporte sur le contenu de la
parole, mais elle constitue littéralement le personnage, de sorte que, selon Gérard Genette, « les
personnages proustiens se confondent, au point de s‟y réduire, avec leur langage » (Figures III
203). Roland Barthes partage la perspective de Genette quand il constate qu‟«un personnage
proustien se condense dans l‟opacité d‟un langage particulier » et que « c‟est à ce niveau [celui
du langage] que s‟intègre et s‟ordonne réellement toute sa situation historique ».54
Le personnage comme foyer par excellence d‟un parler particulier est sans doute
Françoise. Dans A l’ombre de jeunes filles en fleurs, celle-ci confond deux noms propres, York et
New York, pour créer un nouveau toponyme Nev‟York, qui sert à désigner le jambon particulier
utilisé dans son fameux bœuf en gelé.67 Le parler de Françoise évoque le langage littéraire Ŕ tout
en se présentant comme son contrepoint vulgaire Ŕ dans son individualité. Tous deux suivent un
code autre que celui du langage commun. Il est significatif que cette citation soit
métonymiquement liée, à la distance d‟une ligne, au nom de « créateur » : « Ce jour-là, si
Françoise avait la brûlante certitude des grands créateurs, mon lot était la cruelle inquiétude du
169
chercheur » (II 437). L‟opposition entre « créateur » et « chercheur » fait allusion à la
dichotomie entre le pouvoir créateur du langage et sa fonction instrumentale.
La particularité du parler s‟étend à des personnages secondaires qui parlent des patois
régionaux :
J‟ai dit qu‟elle était d‟un petit pays qui était tout voisin de celui de sa mère, et pourtant
différent par la nature du terrain, les cultures, le patois, par certaines particularités des
habitants [. . .]. La fille de Françoise, au contraire, parlait, se croyant une femme
d‟aujourd‟hui et sortie des sentiers trop anciens, l‟argot parisien et ne manquait aucune
des plaisanteries adjointes. [. . .] Ainsi son parler différait de celui de sa mère ; mais ce
qui est plus curieux, le parler de sa mère différait de celui de sa grand-mère, native de
Baillaud-le-pin, qui était si près du pays de Françoise. Pourtant les patois différaient
légèrement comme les deux paysages. [. . .] Et très loin de là, il y avait en France une
petite région ou on parlait presque tout à fait le même patois qu‟à Méséglise. (III 124126)
Un phénomène remarquable se dégage de ce passage : deux villages voisins parlent deux
patois différents, tandis que les habitants de deux régions éloignées parlent presque le même et se
comprennent. On n‟est pas loin ici du principe de la métaphore proustienne Ŕ la juxtaposition de
deux termes éloignés pour former une métaphore vive et inédite. Ici l‟autoréflexion linguistique
s‟accompagne d‟une mise en abyme de la métaphore proustienne.
A côté de la « géographie linguistique », se trouve la sémiologie sociale. Divers
personnages représentant différents groupes sociaux fournissent les lieux de l‟autoréflexion, non
seulement linguistique, mais aussi sémiotique : le petit groupe constellé autour du noyau
Verdurin représente la bourgeoisie, les Guermantes l‟aristocratie, Mr. de Norpois les diplomates
170
et les politiciens, Bloch les Juifs, Charlus les homosexuels. A chaque groupe social correspond
un système de signes qui dépasse largement le système linguistique pour inclure d‟autres signes
Ŕles gestes, les rites, les tabous, etc. Ŕ de sorte que même si deux groupes parlent le même
français, il pourrait arriver que des membres de différents groupes ne se comprennent pas les uns
les autres. Le signe linguistique, de son côté, se détourne de son code habituel pour prendre une
tournure nouvelle dans chaque domaine, comme par exemple :
M. de Norpois, anxieux de la tournure que les événements allaient prendre, savait très
bien que ce n‟était pas par le mot Paix, ou par le mot Guerre, qu‟ils lui seraient signifiés
mais par un autre, banal en apparence, terrible ou béni, et que le diplomate, à l‟aide de
son chiffre, saurait immédiatement lire, et auquel, pour sauvegarder la dignité de la
France, il répondrait par un autre mot tout aussi banal mais sous lequel le ministre de la
nation ennemie verrait aussitôt : Guerre. (II 260)
Mais le langage proprement dit n‟est qu‟un système de signes parmi d‟autres. Selon
Gilles Deleuze, l‟unité de la Recherche consiste en l‟apprentissage de tous les signes : les signes
de la mondanité, de l‟amour, du monde sensible, et ultimement, de l‟art. La vérité, chez Proust,
n‟est rien que l‟interprétation adéquate des signes.68 Parmi tous les groupes sociaux, la
mondanité est le plus riche en signes : « Il n‟y a pas de milieu qui émette et concentre autant de
signes, dans des espaces aussi réduits, à une vitesse aussi grande » (Proust et les signes 11). De
plus,
Le signe mondain apparaît comme ayant remplacé une action ou une pensée. Il tient lieu
d‟action et de pensée. C‟est donc un signe qui ne renvoie pas à quelque chose d‟autre,
signification transcendante ou contenu idéal, mais qui a usurpé la valeur supposée de son
sens. [. . .] On ne pense pas et on n‟agit pas, mais on fait signe. Rien de drôle n‟est dit
171
chez Mme Verdurin, et Mme Verdurin ne rit pas ; mais Cottard fait signe qu‟il dit
quelque chose de drôle, Mme Verdurin fait signe qu‟elle rit, et son signe est émis si
parfaitement que M. Verdurin, pour ne pas être inférieur, cherche à son tour une mimique
appropriée. (11-12)
Le signe mondain, par sa nature conventionnelle et par son usurpation de ce qu‟il
représente, fait penser au langage classique si éloquemment évoqué par Michel Foucault :
Les phénomènes ne sont jamais donnés que dans une représentation [. . .]. Toutes les
représentations sont liées entre elles comme des signes, à elles toutes, elles forment
comme un immense réseau ; chacune en sa transparence se donne pour le signe de ce
qu‟elle représente ; et cependant Ŕ ou par ce fait même Ŕ nulle activité spécifique de la
conscience ne peut jamais constituer une signification. (Les mots et les choses 80)
Le signe amoureux se distingue déjà du langage ordinaire par son caractère plus
individuel que conventionnel. La subjectivité de l‟interprétation se manifeste surtout dans la
jalousie : « Subjectivement la jalousie est plus profonde que l‟amour, elle en contient la vérité.
C‟est que la jalousie va plus loin dans la saisie et dans l‟interprétation des signes. Elle est la
destination de l‟amour, sa finalité » (Deleuze 16). Un autre trait du signe amoureux réside dans
son intensité, surtout chez les homosexuels : « Objectivement, les amours intersexuelles sont
moins profondes que l‟homosexualité [. . .]. Si les deux séries homosexuelles sont les plus
profondes, c‟est encore en fonction des signes. Les personnages de Sodome, les personnages de
Gomorrhe compensent par l‟intensité du signe le secret auquel ils sont tenus » (17).
Dans Un amour de Swann, la jalousie détermine la nature « mensongère »69 du signe
amoureux. Le mensonge d‟Odette se fait toujours à partir d‟un détail réel : « Swann reconnut
tout de suite dans ce dire un de ces fragments d‟un fait exact que les menteurs pris de court se
172
consolent de faire entrer dans la composition du fait faux qu‟ils inventent » (I 273). Malgré la
vérité partielle qu‟il comporte, ce n‟est pas un mensonge habile, car « ce détail vrai avait des
angles qui ne pouvaient s‟emboîter que dans les détails contigus du fait vrai dont elle l‟avait
arbitrairement détaché et qui, quels que fussent les détails inventés entre lesquels elle le placerait,
révéleraient toujours par la matière excédante et les vides non remplis, que ce n‟était pas d‟entre
ceux-là qu‟il venait » (I 274). Ce type de mensonge fait penser au roman en général qui crée son
propre référent à partir des impressions et des expériences du monde réel. Plus précisément, il
fait allusion au roman réaliste, qui tend à donner l‟illusion du réel en se servant des faits divers et
des anecdotes, et en peignant minutieusement des détails observés, et où il manque de cohérence
interne précisément à cause des détails vrais.
Le signe amoureux dans la Recherche ressemble à la littérature encore d‟une autre
manière : il détourne le langage de sa fonction de représentation afin de dire une vérité qui
échappe à la conscience. Ainsi Deleuze constate-t-il au sujet d‟Albertine :
Chez elle, l‟investissement reste un investissement de chose ou d‟objet qui s‟exprimera
dans le langage lui-même, à condition d‟en fragmenter les signes volontaires et de les
soumettre aux lois du mensonge qui y insèrent l‟involontaire : alors tout peut se passer
dans le langage (y compris le silence), précisément parce que rien ne passe par le
langage. (Proust et les signes 214)
C‟est dans la manière de parler et non dans le référent de la parole que réside la vérité
psychologique du personnage. De même, dans l‟œuvre littéraire, c‟est l‟essence (l‟impression)
qui parle de sa propre vérité dans le langage, c'est-à-dire, à travers le style d‟écriture. D‟ailleurs,
la ressemblance entre la parole d‟Albertine et l‟écriture de Proust devient plus explicite grâce au
commentaire extradiégétique du narrateur :
173
Et alors elle me répondit par ces paroles qui me montrèrent en effet combien
d‟intelligence et de goût latent s‟étaient brusquement développés en elle depuis Balbec,
par ces paroles du genre de celles qu‟elle prétendait dues uniquement à mon influence, à
la constante cohabitation avec moi, ces paroles que, pourtant, je n‟aurais jamais dites,
comme si quelque défense m‟était faite par quelqu‟un de jamais user dans la conversation
de formes littéraires. [. . .] J‟en eus presque le pressentiment en la voyant se hâter
d‟employer, en parlant, des images si écrites et qui me semblaient réservées pour un autre
usage plus sacré et que j‟ignore encore. (III 129)
Tandis que la manière de parler d‟Albertine annonce le style d‟écriture de son ami, la
décomposition du discours de Charlus fait penser au chemin inverse que le narrateur devait
remonter pour retrouver l‟opacité du signe :
Si Charlus est le maître du Logos, ses discours n‟en sont pas moins agités par des signes
involontaires qui résistent à l‟organisation souveraine du langage, qui ne se laissent pas
maîtriser dans les mots et les phrases, mais font fuir le logos et nous entraînent dans un
autre domaine. [. . . ] Signes de violence et de folie, qui constituent tout un pathos, contre
et sous les signes volontaires agencés par „la logique et le beau langage‟. C‟est ce pathos
qui va maintenant se révéler pour lui-même, dans les apparitions de Charlus où celui-ci
parle de moins en moins du haut de son organisation souveraine, et se trahit de plus en
plus au cours d‟une longue décomposition sociale et physique. Ce n‟est plus le monde du
discours, et de leurs communications verticales exprimant une hiérarchie de règles et de
positions, mais le monde des rencontres anarchiques, des hasards violents, avec leurs
communications transversales aberrantes. C‟est la rencontre Charlus-Jupien, où se
découvre le secret tant attendu de Charlus, l‟homosexualité. (Deleuze 209-210)
174
Chez Charlus, maître du discours, la conscience claire ne laisse pas détourner le signe
linguistique par l‟involontaire. L‟inconscient est obligé de chercher d‟autres signes pour se
satisfaire : les choses, les objets et les gestes. Au signe rationnel du discours s‟oppose le
signe amoureux inconscient. On pourrait dire en quelque sorte que c‟est dans cette dichotomie
des signes que réside la cause ultime de la folie de Charlus. Ce que cette folie nous montre, c‟est
le triomphe du signe involontaire dans sa richesse expressive et dans son opacité originelle.
Pourtant, il y a une différence foncière entre l‟opacité du signe de la folie et celle du langage
littéraire, si bien caractérisée par Deleuze :
L‟œuvre d‟art est donc un monde de signes mais ces signes sont immatériels et n‟ont plus
rien d‟opaque : du moins pour l‟œil ou l‟oreille artistes. En second lieu, le sens de ces
signes est une essence, essence affirmée dans toute sa puissance. En troisième lieu, le
signe et le sens, l‟essence et la matière transmuée se confondent ou s‟unissent dans une
adéquation parfaite. Identité d‟un signe, comme style, et d‟un sens comme essence. (64)
Le mot « immatériels » et l‟expression « n‟ont plus rien d‟opaque » pourraient être source
d‟un malentendu. Ce que Deleuze souligne, ce n‟est pas la transparence du signifiant
caractéristique du langage ordinaire, mais le signifiant en tant que forme qui s‟oppose à la
matière brute. Ici, on n‟est pas loin de la dichotomie kantienne entre la forme et la matière, entre
le matériel et l‟idéal.70Ce qui caractérise le signe artistique, ce n‟est pas l‟absence de la matière,
mais « la matière transmuée » par la pensée, c'est-à-dire organisée selon un nouveau rapport
entre les unités signifiantes. Ce nouveau rapport n‟est rien d‟autre qu‟une nouvelle vision du
monde.71
Le signe sensible de la réminiscence est le plus proche du signe de l‟art, car son sens est
plus proche d‟une essence. Par la superposition de deux sensations présente et passée, la petite
175
madeleine faire surgir Combray entier d‟une tasse de thé. Mais le passé ressuscité n‟est pas le
passé comme expérience vécue : c‟est le passé dans toute sa splendeur et plénitude virtuelles,
« dont quelque sentiment de fatigue ou de tristesse m‟avaient peut-être empêché de jouir » (IV
447). Ce qui fait jouir le sujet, c‟est « l‟essence des choses ».72 Ce que Proust entend
par « l‟essence », ce n‟est pas ce qu‟ont en commun les deux sensations, passée et présente, mais
« l‟être du passé »,73 un produit particulier de leur rencontre, dans laquelle le passé, par son
absence, permet à l‟imagination d‟entrer en jeu, tandis que le présent fournit le support
existentiel au passé ressuscité.74 Ce triple caractère, à la fois extratemporel, imaginaire et
matériel, constitue justement l‟essence de l‟œuvre d‟art, avec la seule différence que le « temps à
l‟état pur » capturé dans l‟œuvre d‟art n‟a plus « la durée d‟un éclair », mais celle d‟une
civilisation. Ce qui rapproche encore la réminiscence du signe artistique, c‟est aussi le rapport
entre les choses ou entre les mots qui engendre l‟être ou l‟essence.
Le langage n‟est pas seulement un des systèmes de signe, mais il possède des
particularités qui le distinguent des autres. Dans Narcissistic Narrative, Hutcheon relève les
trois types d‟autoréflexion linguistique les plus fréquemment utilisés dans la métafiction
postmoderne:
In the simplest form, the work can parade its parodic play on a certain style of writing
[. . .]. In a second manner, the novel can be aware of its existence as a written or printed
text in words [. . .]. The third and perhaps most obvious type of overt language concern is
to be found in the various forms of thematized (not actualized) word play, usually puns or
anagrammes, which call the reader‟s attention to the fact that this text is made up of
words, words which are delightfully fertile in creative suggestiveness. (Narcissistic
Narrative 99-101)
176
Le premier type d‟autoréflexivité linguistique ouverte réside dans le rapport d‟analogie
et de tension entre deux textes ; le deuxième comprend la mise en abyme et le commentaire
extradiégétique du narrateur qui signalent le roman comme texte. Le troisième met en lumière le
rapport entre les mots dans la production du sens. Cette classification tripartite de
l‟autoréflexivité linguistique explicite servira de point de départ pour l‟analyse suivante, qui
pourtant en élargira le champ en ouvrant deux perspectives nouvelles Ŕ particulières à la
Recherche, celle de l‟étymologie et celle du nom propre. Pour mieux tenir compte de la structure
interne de ma propre étude, je vais commencer par la deuxième forme d‟autoréflexion
linguistique Ŕ l‟autoréflexivité textuelle Ŕ puisque j‟en ai déjà parlé dans mon chapitre sur la
mise en abyme.
L‟autoréflexivité textuelle
Dans la Recherche, la mise en abyme textuelle la plus condensée se trouve dans la
description des carafes.50 Dans ce passage, les mots « contenant » et « contenu » font
allusion à la correspondance entre la forme et les thèmes du texte ; « Allitération » Ŕ d‟une façon
plus explicite Ŕ et « verre » Ŕ à travers un calembour Ŕ évoquent la poésie ; « les mains » font
penser à la main de l‟écrivain en train d‟écrire, tandis que « palais » fait écho au « parler » : la
main écrit des vers qui n‟ont rien à voir avec la langue parlée Ŕ sans consistance comme l‟eau qui
coule. L‟opposition entre l‟écriture poétique et la langue populaire est ainsi mise en relief. La
dernière phrase qui contient « lignes » joue encore plus explicitement sur le double sens du mot Ŕ
à la fois lignes de pêche et lignes de texte. D‟ailleurs, le narrateur a bien tenu sa promesse : il est
revenu avec des lignes si longues et si nombreuses que trois volumes de texte en sont sortis.
D‟autres mises en abyme textuelles incluent le bœuf gelé de Françoise et les robes merveilleuses
d‟Odette et d‟Oriane. Dans le texte qui suit, je vais me concentrer sur une forme plus ouverte de
177
l‟autoréflexivité textuelle, celle qui se manifeste à travers des commentaires extradiégétiques du
narrateur.
A trois occasions, le narrateur joue sur le double sens du mot « écriture » Ŕ à la fois une
manière personnelle de tracer les lettres et l‟acte d‟écrire : la lettre qu‟Aimé a envoyée à Marcel
pour lui apprendre les résultats de son enquête sur Albertine et les deux lettres de Gilberte.
Si la particularité de l‟écriture d‟Aimé fait reconnaître immédiatement son auteur par
Marcel, celle de Gilberte sert de source de confusion à deux reprises.64 La confusion involontaire
par Françoise à propos des deux noms non seulement suggère une lecture métaphorique entre les
deux personnages, mais elle joue aussi un rôle narratif en annonçant une autre confusion plus
tard dans l‟histoire. Quelque temps après la mort d‟Albertine, Marcel reçoit une dépêche :
« MON AMI VOUS ME CROYEZ MORTE, PARDONNEZ-MOI, JE SUIS TRES VIVANTE,
JE VOUDRAIS VOUS VOIR, VOUS PARLER MARIAGE, QUAND REVENEZ-VOUS ?
TENDREMENT, ALBERTINE » (IV 220). Pour accentuer l‟effet de suspense, le narrateur
n‟explique la cause de ce malentendu qu‟une dizaine de pages plus tard.64 Cette explication
extradiégétique du narrateur met en relief encore une fois « l‟originalité factice » de l‟écriture de
Gilberte. Pourtant, le malentendu du narrateur, n‟est pas excusable puisqu‟il connaît déjà
l‟écriture de Gilberte. Quelle est donc la fonction de ce malentendu improbable causé par
l‟écriture (celle de Gilberte) ? Au niveau de l‟intrigue, il provoque la réalisation définitive chez
Marcel qu‟Albertine est morte, non seulement physiquement, mais aussi dans son cœur, parce
qu‟il n‟éprouve pas la joie attendue de sa fausse résurrection. Au niveau de la lecture, il joue un
rôle métafictionnel à travers le double sens du mot « écriture ». Ici la capacité de l‟écriture (celle
de Proust), non pas de représenter la réalité, mais de créer de l‟illusion, est mise en lumière.
Cependant, l‟illusion romanesque n‟est qu‟un détour nécessaire pour atteindre la vérité. Si le
178
lecteur, comme Marcel lui-même, a été victime d‟un choc en lisant la dépêche censée venir
d‟Albertine après sa mort, il éprouve, grâce à l‟autoréflexivité linguistique, un autre réveil au
niveau de la lecture. On se rend compte que si c‟est l‟écriture (à double sens) qui a ressuscité
Albertine momentanément, c‟est aussi elle (celle de Proust) qui l‟a fait mourir auparavant, et que
dans un roman, on n‟a affaire qu‟à l‟écriture.
Il est étonnant qu‟une façon particulière d‟écrire une lettre puisse confondre deux
personnages séparés non seulement par le temps mais aussi entre la vie et la mort. La confusion
entre les écritures des deux personnages souligne le caractère arbitraire du signe linguistique : un
changement minime du signifiant pourrait entraîner une transformation totale au niveau du
signifié ou du référent. L‟arbitraire du signe est justement la source intarissable dans laquelle
puise la parodie.
La parodie et le pastiche
Dans Palimpsestes, Gérard Genette donne sa propre définition de la parodie moderne
comme « transformation textuelle à fonction ludique » (58). L‟apport principal de Genette à
« l‟hypertextualité » est sans doute structural : il distingue le pastiche et la parodie par le rapport
d‟imitation ou de transformation entre l‟hypertexte et l‟hypotexte.75 Mais du point de vue
fonctionnel, le pastiche satirique partage avec la parodie l‟effet comique, ce qui fait que
traditionnellement, la catégorie de parodie englobe le pastiche satirique. D‟ailleurs, après avoir
fait une distinction très nette entre la parodie et le pastiche au niveau de la poétique, Genette
brouille leur frontière au niveau de la critique littéraire : « en telle matière où l‟envers vaut
l‟endroit, le meilleur pastiche est pour une fois la parodie » (Ibid 57-58).
En ce qui nous concerne ici Ŕ à savoir l‟autoréflexivité linguistique, la parodie et le
pastiche sont tous deux pertinents, car l‟un comme l‟autre soulignent la nature linguistique de
179
l‟hypertexte en faisant allusion Ŕ soit par similitude soit par contraste Ŕ à un autre texte,
l‟hypotexte. D‟une manière générale, la parodie et le pastiche diffèrent par le degré de précision
avec lequel ils mettent en place l‟autoréflexion linguistique. La parodie, non seulement attire
l‟attention du lecteur sur la nature linguistique de l‟hypertexte, comme le pastiche, mais le
signale aussi comme création linguistique dans sa différence. Pourtant chez Proust, le pastiche,
comme la parodie, manifeste plutôt une volonté de distinction que d‟imitation, car pour lui,
« faire un pastiche volontaire », c‟est « pour pouvoir après cela, redevenir original, ne pas faire
toute sa vie du pastiche involontaire » (Milly, Proust et le style 20). Dans une lettre à Ramon
Fernandez, Proust explique d‟une manière plus précise en quoi consiste pour lui le pastiche :
Le tout était surtout pour moi affaire d‟hygiène ; il faut se purger du vice naturel
d‟idolâtrie et d‟imitation. Et au lieu de faire sournoisement du Michelet ou du Goncourt
en signant (ici les noms de tels ou tels de nos contemporains les plus aimables), d‟en faire
ouvertement sous forme de pastiches, pour redescendre à ne plus être que Marcel Proust
quand j‟écris mes romans. (Ibid. 19)
Ce penchant de Proust pour le pastiche trouve encore son expression dans la Recherche, à
travers une longue citation censée être extraite du journal inédit des Goncourt (IV 287-295). Ce
que cette citation fictive met en relief, c‟est encore la différence entre le style proustien Ŕ
caractérisé par de longues phrases souples et riches de ramifications associatives Ŕ et celui du
pastiche, consistant en de courtes phrases sèches dépouillées d‟images.
On peut dire que d‟une façon générale, le pastiche constitue pour Proust une démarche
pour se différencier de ses prédécesseurs et de ses contemporains : d‟abord dans sa carrière
d‟écrivain Ŕ par sa pratique du pastiche volontaire, ensuite dans son roman Ŕ par la juxtaposition
du pastiche des Goncourt avec son propre texte. La parodie, chez Proust, manifeste avec encore
180
plus de force une volonté d‟être original. Dans la Recherche, le procédé parodique se manifeste
le plus ouvertement dans la lettre de Mme de Cambremer, qui observe si fidèlement « la règle
d‟être aimables et celle dite des trois adjectifs », à l‟usage à l‟époque. « Mais ce qui lui était
particulier, c‟est que contrairement au but social et littéraire qu‟elle se proposait, la succession
des trois épithètes revêtait dans les billets de Mme de Cambremer l‟aspect non d‟une
progression, mais d‟un diminuendo » (III 336). Par exemple, Mme de Cambremer dit au
narrateur dans une lettre « qu‟elle avait vu Saint-Loup et avait encore plus apprécié que jamais
ses qualités „uniques Ŕ rares Ŕ réelles‟, et que s‟il voulait venir avec lui « dîner à Féterne, elle
serait „ravie Ŕ heureuse Ŕ contente‟ » (Ibid).
La transformation de l‟ordre des adjectifs d‟une suite de progression à une suite de
diminuendo produit un effet ironique, comme si on se moquait de l‟amabilité, si bien que « Qu‟il
y eut eu seulement un quatrième adjectif et de l‟amabilité initiale, il ne serait rien resté ». Le
passage cité ci-dessus n‟est pas seulement une parodie du style épistolaire mondain, mais il
reflète en même temps la conception du style chez Proust : ce n‟est pas le choix des mots, mais
leur agencement qui importe le plus dans le style.76 Le narrateur poursuit dans cette veine
parodique quand il ajoute :
Mme de Cambremer avait pris l‟habitude de substituer au mot, qui pouvait finir par avoir
l‟air mensonger, de « sincère », celui de « vrai ». Et pour bien montrer qu‟il s‟agissait en
effet de quelque chose de sincère, elle rompait l‟alliance conventionnelle qui eût mis
« vrai » avant le substantif, et le plantait bravement après. Ses lettres finissaient par :
« Croyez à mon amitié vraie. » « Croyez à ma sympathie vraie. » Malheureusement
c‟était tellement devenu une formule que cette affectation de franchise donnait plus
181
l‟impression de la politesse menteuse que les antiques formules au sens desquelles on ne
songe plus. (III 337)
Ici, il s‟agit d‟une parodie de la grammaire syntaxique plutôt que d‟un style particulier.
Encore une fois, l‟effet ironique est produit par la syntaxe plutôt que par le choix du mot. Si la
parodie proustienne joue sur le rapport des mots, les jeux de mots, qui abondent dans la
Recherche, y insistent encore plus, mais cette fois-ci ce n‟est plus le rapport entre signifiés, mais
celui entre signifiants qui compte.
Les jeux de mots
Selon Linda Hutcheon, les jeux de mots thématisés, y compris le calembour et
l‟anagramme, constituent « perhaps the most obvious type of overt language concern », et cela
parce qu‟ils « call the readers attention to the fact that this text is made up of words »
(Narcissistic Narrative 101). Ce n‟est pas tout. Le jeu de mots consiste en un usage particulier
du langage où celui-ci se présente comme « an inherently ordering phenomenon » (ibid).
L‟efficacité du jeu de mots en tant que technique métafictionnelle réside dans la mise en lumière
du rapport entre mots et dans la revendication du signifiant, l‟aspect du signe le plus marginalisé.
Elle réside aussi dans la primauté de la forme par rapport à la pensée, car l‟univers construit par
le jeu de mots « has no need of support from his thoughts, but rather forms its own thought by
means of its power, its design, and its structures » (28).
Dans Nouveaux problèmes du roman, Jean Ricardou classifie les jeux de mots proustiens
en deux catégories: «Tantôt, le jeu des signifiants ressortit, phonique ou graphique, au lapsus
d‟écoute ou de lecture [. . .]. Tantôt, le jeu des signifiants relève, faible ou mieux réussi, du
calembour à prétention spirituelle » (108).
182
Ces deux catégories de jeu de mots, à savoir le lapsus d‟écoute ou de lecteur et le
calembour à prétention spirituelle, correspondent précisément au lapsus et au mot d‟esprit traités
par Freud en relation avec l‟inconscient. Dans Introductory Lectures on Pycho-Analysis, Freud
observe que la technique du lapsus se fonde sur la similitude des signifiants et l‟antithèse des
signifiés.77 Cette caractéristique fait jouer au lapsus, dans la Recherche, un double rôle
métafictionnel : d‟une part, le lapsus consiste en un usage particulier du langage basé sur un
nouveau rapport entre les mots, d‟autre part, il renvoie à la métaphore proustienne fondée
souvent sur l‟homonymie et la juxtaposition de deux termes contraires.
Dans son analyse, Freud révèle le rapport intime du lapsus avec le rêve : l‟un comme
l‟autre trahissent souvent une pensée dissimulée ou un désir refoulé du locuteur.78 Le rôle de
l‟analyste-interprète consiste à relier le sens manifeste du lapsus avec son sens latent enraciné
dans l‟inconscient. Le double sens manifeste et latent du lapsus, comme celui du rêve, fait
d‟emblée allusion au texte littéraire et à son interprétation. Mais le lapsus dans la Recherche
constitue une autoréflexion d‟une manière encore plus précise en le situant du côté de l‟écoute ou
de la lecture. Ce déplacement s‟accorde bien avec le rôle que Proust assigne au lecteur Ŕ non
seulement comme interprète du texte, mais aussi et surtout en tant que coproducteur de l‟univers
romanesque, dans la construction duquel l‟imagination l‟emporte sur l‟intelligence, l‟intuition
sur la conscience claire.
L‟analogie entre le lapsus et l‟œuvre littéraire ne devrait pas, pourtant, masquer leur
différence fondamentale. Tandis que le premier s‟enracine dans l‟inconscient de l‟individu et
révèle son désir personnel, la deuxième a un caractère universel qui transcende la psychologie de
tel auteur ou de tel lecteur. Cette différence est mise en lumière par un lapsus dans la Recherche:
« Flaubert, finis-je par dire, mais le signe d‟assentiment que fit la tête du prince étouffa le son de
183
ma réponse, de sorte que mon interlocutrice ne sut pas exactement si j‟avais dit Paul Bert ou
Fulbert, noms qui ne lui donnèrent pas une entière satisfaction » (II 490). Conformément à la
théorie freudienne, ce lapsus d‟écoute se fonde sur l‟homonymie des signifiants et le contraste
des signifiés, montrant ainsi à quel point la psychologie personnelle (représentée par Paul Bert et
Fulbert) s‟éloignent de la littérature (représentée par Flaubert). Au niveau du langage, ce jeu de
mots joue un rôle autoréflexif de trois manières : 1) en mettant en lumière le rapport d‟analogie
entre les trois noms propres ; 2) en soulignant l‟arbitraire du signe par le contraste entre
l‟homophonie du signifiant et l‟écart des signifiés ; 3) en signalant le décalage entre l‟intention
du locuteur et l‟interprétation de l‟interlocutrice.
Si le lapsus se rapporte à l‟inconscient directement par sa nature involontaire, le jeu de
mot « à prétention spirituelle » semble entretenir un rapport plus obscur avec ce dernier. C‟est
plutôt au niveau structural que les deux se ressemblent : la technique du jeu de mots, comme
celle du rêve, consiste en la condensation, la substitution, la transformation et le double sens.79
Dans Les mots d’esprit, Freud révèle un autre aspect du mot d‟esprit qui le relie à l‟inconscient :
le plaisir qu‟il procure à l‟interlocuteur. Ces deux aspects structural et psychologique du jeu de
mot font allusion à l‟œuvre d‟art en tant que métaphore et producteur de jouissance Ŕ cette
« félicité » si profondément éprouvée par Marcel en goûtant la petite madeleine, en regardant la
peinture d‟Elstir, en écoutant la musique de Vinteuil et en lisant le texte de Bergotte. C‟est le
même plaisir que l‟on éprouve lorsqu‟on lit la Recherche. C‟est la fameuse « félicité
métaphorique » si précieuse chez Proust.
Dans la Recherche, le jeu de mots à prétention spirituelle se présente souvent sous forme
de calambour, qui combine la technique de la transformation et celle du double sens. Plus que
tous les autres, le personnage du docteur Cottard se présente comme foyer de calembours :
184
Je n‟ai pas l‟habitude de répéter deux fois mes ordonnances. Donnez-moi une plume. Et
surtout au lait. Plus tard, quand nous aurons jugulé les crises et l‟agrypnie, je veux bien
que vous preniez quelques potages, puis des purées, mais toujours au lait, au lait. Cela
vous plaira, puisque l‟Espagne est à la mode, ollé, ollé ! (Les élèves connaissaient bien ce
calembour qu‟il faisait à l‟hôpital chaque fois qu‟il mettait un cardiaque ou un hépatique
au régime lacté). Ensuite vous reviendrez progressivement à la vie commune. Mais
chaque fois que la toux et les étouffements recommenceront, purgatifs, lavage
intestinaux, lit, lait. (I 498)
En mettant en relief le rapport homophonique entre les signifiants, le texte revendique la
matérialité du signifiant si souvent usurpée par le signifié. D‟autre part, le double sens basé sur
l‟homophonie évoque la polysémie du texte littéraire, qui, à la différence du discours ordinaire,
comporte souvent plusieurs niveaux de signification. Les derniers mots du passage « lit, lait »
constituent un calembour de « lis-les », qui se présente non seulement comme un ordre donné par
le docteur Cottard à Marcel, mais aussi comme une invitation à la lecture.
Si le jeu de mots se fonde sur le rapport synchronique et métaphorique entre les
signifiants, l‟étymologie traite du rapport diachronique et métonymique entre les mots. Cette
opposition inhérente est déjà un reflet de la ligne de partage entre le langage poétique et le
discours ordinaire. Mais quel est exactement ce rapport étymologique ? Où réside sa différence
par rapport à la correspondance poétique ? Telles sont les questions auxquelles tend à répondre,
bien que d‟une manière implicite, le thème étymologique de la Recherche.
Les étymologies
L‟importance du thème étymologique se manifeste à travers son étendue textuelle et sa
fréquence diégétique. Dans Proust entre deux siècles, Antoine Compagnon consacre un chapitre
185
entier au thème étymologique, qu‟il considère comme « l‟une des curiosités notoires du roman,
et des plus déconcertantes » (229). Le premier discours étymologique est émis par le curé de
Combray. Ce qui est le plus remarquable dans cette théorie étymologique, c‟est la mutation
multiple et spontanée de certains anthroponymes, dont les effets sont si plaisamment remarqués
par le curé :
C‟est saint Hilaire qu‟on appelle aussi, vous le savez, dans certaines provinces saint
Illiers, saint Hélier, et même, dans le Jura, saint Ylie. Ces diverses corruptions de sanctus
Hilarius ne sont pas du reste les plus curieuses de celles qui se sont produites dans les
noms des bienheureux. Ainsi votre patronne, ma bonne Eulalie, sancta Eulalia, savezvous ce qu‟elle est devenue en Bourgogne ? Saint Eloi tout simplement : elle est devenue
un saint. Voyez-vous, Eulalie, qu‟après votre mort on fasse de vous un homme ? (I 103104)
Deux aspects de l‟évolution étymologique sont ici mis en lumière : sa non-linéarité
(plusieurs noms différents dérivent d‟un nom unique) et le changement radical du genre féminin
au masculin. L‟arbitraire du signe s‟accompagne et se renforce de la perte d‟origine à travers le
passage du temps. Ces caractéristiques de l‟étymologie du curé constituent une parodie du récit
conventionnel à l‟enchaînement logique linéaire censé représenter la réalité objective.
Les reprises du thème étymologique se trouvent dans Sodome et Gomorrhe, notamment à
travers le personnage de Brichot. Les leçons étymologiques de Brichot commencent par réfuter
celle du curé de Combray :
L‟ouvrage qui est à La Raspelière et que je me suis amusé à feuilleter ne me dit rien qui
vaille ; il fourmille d‟erreurs. Je vais vous en donner un exemple. Le mot bricq entre
dans la formation d‟une quantité de noms de lieux de nos environs. Le brave
186
ecclésiastique a eu l‟idée passablement biscornue qu‟il vient de briga, hauteur, lieu
fortifié. Il le voit déjà dans les peuplades celtiques, Latobriges, Nemetobriges, etc., et le
suit jusque dans les noms comme Briand, Brion, etc. Pour en revenir au pays que nous
avons le plaisir de traverser en ce moment avec vous, Bricquebosc signifierait le bois de
la hauteur, Bricqueville l‟habitation de la hauteur, Bricqebec, où nous nous arrêterons
dans un instant [. . .], la hauteur près du ruisseau [. . .]. Or ce n‟est pas du tout cela, pour
la raison que bricq est le vieux mot morois qui signifie tout simplement un pont. (III 280281)
La réfutation du curé de Combray par Brichot, au lieu de prouver que ce dernier a raison,
souligne l‟ambigüité et la nature fantaisiste de ce prétendu savoir scientifique qu‟est
l‟étymologie. L‟incertitude étymologique est encore accentuée par l‟auto-réfutation de Brichot,
quelques pages plus loin, où il accepte volontiers les deux origines du mot bricq en parlant de
l‟origine du nom Balbec : « Or donc, continua Brichot, bec en normand est ruisseau ; il y a
l‟abbaye du Bec ; Mobec, le ruisseau du marais ; Bricquebec, le ruisseau de la hauteur, venant de
briga, lieu fortifié, comme dans Bricqueville, Bricquebosc, le Bric, Briand, ou bien de brice,
pont, qui est le même que Bruck en allemand et qu‟en anglais bridge qui termine tant de noms de
lieux » (III 328). Ici Brichot se contredit en acceptant toutes les explications du curé qu‟il a
réfutées auparavant. Erreur de Proust ou oubli de Brichot ? Ni l‟une ni l‟autre. On dirait plutôt
que c‟est une inconsistance volontaire de la part du narrateur pour souligner l‟ambigüité et
l‟arbitraire du savoir étymologique. L‟arbitraire se manifeste encore mieux dans l‟évolution
même du nom Balbec qui unit dal « Thal, vallée », et bec, « ruisseau ». La mutation de dal en
bal, expliquée ni par le narrateur ni par Brichot, illustre la corruption phonique si fréquente dans
l‟évolution des langages. L‟étymologie de « Balbec » révèle deux processus qui contribuent à
187
former le nom actuel : 1) la mise en ensemble des deux mots « dal » et « bec »; 2) la corruption
phonique du mot « dal » en « bal » à travers le temps. Selon cette explication étymologique, la
création du nom « Dalbec » n‟a rien de créateur : en joignant deux mots banals, elle donne de
Balbec une image réductrice, le dépouillant des caractères individuels nuancés. Ici la puissance
évocatrice du nom propre se dérobe derrière les sens généraux et abstraits des noms communs.
On peut essayer de compenser l‟effet réducteur des noms communs par leur rapport logique,
mais le changement du « dal » en « bal » n‟est qu‟une corruption phonique hasardeuse. En
montrant l‟aspect accidentel de l‟évolution étymologique, le narrateur fait allusion au récit
classique qui confond volontiers l‟enchaînement logique et chronologique, causal et
téléologique.
L‟incohérence interne de l‟étymologie est encore mise en relief par la façon dont elle
s‟insère dans le récit : au lieu de faire partie de l‟intrigue, les étymologies prennent une
dimension si monstrueuse qu‟elles forment « une tumeur » dans le récit. Antoine Compagnon
considère le thème étymologique « un cas exceptionnel d‟introduction dans le roman d‟un
immense savoir constitué, détourné de sa fonction historique et géographique, rendu vain,
transformé en une manie » (Proust entre deux siècles 250). Plus loin dans son analyse, cette
« manie » devient une mise en cause « la plus violente du modèle de l‟œuvre organique,
cohérente, autonome, où la partie et le tout s‟impliquent l‟un l‟autre de toute nécessité [. . .]. Leur
agencement arbitraire tient du montage et non de la composition, et elles sont elles-mêmes le
produit de montages » (253). A l‟opposé de l‟œuvre organique ou symbolique, Compagnon
propose une lecture « allégorique »80 des étymologies dans la Recherche :
Par le montage, par la juxtaposition de fragments détachés, un sens nouveau est posé,
proposé, comme dans les papiers collés de Picasso et de Braque en 1913 [. . .]. L‟unité de
188
l‟œuvre allégorique n‟est pas donnée, mais suspendue, et organisée éventuellement par le
lecteur. C‟est sans doute pourquoi la réception de la toponymie est mise en scène dans le
roman lui-même. (254)
La fragmentation est la condition même du nouveau sens proposé par une œuvre
allégorique. Ici on n‟est pas loin de la théorie de la métaphore de Paul Ricœur : la cohérence
brisée au niveau littéraire se reconstitue au niveau métaphorique. Par conséquent, contrairement
à l‟affirmation de Compagnon, l‟œuvre fragmentée n‟est pas exactement une mise en cause de
l‟œuvre symbolique et organique, mais plutôt sa redéfinition et son élargissement. Mais
comment restituer cette cohérence brisée ? A cette question Compagnon semble rester réticent.
Pour tâcher de répondre à cette question capitale, il faudrait recourir à l‟œuvre proustienne ellemême. Dans le Temps retrouvé, le narrateur constate :
Je songeais combien tout de même ces œuvres participent à ce caractère d‟être Ŕ bien que
merveilleusement Ŕ toujours incomplètes, qui est le caractère de toutes les grandes
œuvres du XIXe siècle ; du XIXe siècle dont les plus grands écrivains ont manqué leurs
livres, mais se regardant travailler comme s‟ils étaient à la fois l‟ouvrier et le juge, ont
tiré de cette auto-contemplation une beauté nouvelle, extérieure et supérieure à l‟œuvre,
lui imposant rétrospectivement une unité, une grandeur qu‟elle n‟a pas. (IV 666)
Pourtant, cette nouvelle beauté auto-contemplative n‟est pas seulement « extérieure » et
« rétrospective », mais aussi interne au texte et simultanée à la lecture. C‟est l‟autoréflexivité
narrative et linguistique qui, tout en fragmentant l‟intrigue, donne une cohérence sur un autre
plan : celui de la métafiction. La lecture métafictionnelle des ramifications étymologiques est
une illustration parfaite de cette nouvelle beauté qui rend à l‟œuvre sa cohérence perdue.
189
D‟abord, par son objet d‟étude qui est le langage, le thème de l‟étymologie relève de
l‟autoréflexion linguistique. Ensuite, par son aspect temporel, il est analogue à l‟histoire, réelle
ou fictive, et par là fait allusion à la nature narrative du roman. Bien qu‟elle se définisse comme
faisant partie de la science de la géographie historique, l‟étymologie proustienne Ŕ fondée sur des
accidents, des erreurs et des corruptions plutôt que sur des actes intentionnels Ŕ se révèle plutôt
fictive que scientifique. Compagnon a raison de la situer entre « l‟âge des noms » et « l‟âge des
choses » : « La toponymie historique ne s‟identifie ni à l‟un ni à l‟autre ; elle postule une
motivation du nom, mais cette motivation n‟a rien d‟essentiel. Genre hétéroclite, mixte de
science et de poésie, la toponymie est une forme encore de l‟entre-deux caractéristique de la
Recherche du temps perdu » (Proust entre deux siècles 235). Ce caractère mixte de l‟étymologie
fait allusion à l‟hypocrisie du récit classique en exposant l‟arbitraire de son enchaînement
prétendu causal, qui se base en effet sur la téléologie. En même temps, l‟étymologie se présente
comme l‟antithèse de la lecture métaphorique, à travers son influence sur Marcel interprétant des
toponymes :
Déjà, avant les stations elle-même, leurs noms (qui m‟avaient tant fait rêver depuis le jour
où je les avais entendus, le premier soir où j‟avais voyagé avec ma grand-mère) s‟étaient
humanisés, avaient perdu leur singularité depuis le soir où Brichot, à la prière
d‟Albertine, nous en avait plus complètement expliqué les étymologies. J‟avais trouvé
charmant la fleur qui terminait certains noms, comme Fiquefleur, Honfleur, Flers,
Barfleur, Harfleur, etc., et amusant le bœuf qu‟il y a à la fin de Bricqueboeuf. Mais la
fleur disparut et aussi le bœuf, quand Brichot nous apprit que « fleur » veut dire « port »
et que « bœuf », en normand buah, signifie « cabane ». (III 484)
On pourrait argumenter que le charme champêtre évoqué par « fleur » et « bœuf » soit
190
remplacé par le sens étymologique : les images du port et de la cabane. Mais même ce nouveau
sens perd sa puissance évocatrice avec l‟habitude : « Ainsi ce n‟était pas seulement les noms des
lieux de ce pays qui avaient perdu leur mystère du début, mais ces lieux eux-mêmes. Les noms
déjà vidés à demi d‟un mystère que l‟étymologie avait remplacé par le raisonnement, étaient
encore descendus d‟un degré » (III 494). Le narrateur précise cette dégradation des noms :
« Ainsi Hermonville, Arembouville, Incarville, ne m‟évoquaient même plus les farouches
grandeurs de la conquête normande, non contents de s‟être entièrement dépouillés de la tristesse
inexplicable où je les avais vus baigner jadis dans l‟humidité du soir » (III 495). La perte du
charme toponymique est causée, non par le remplacement d‟une image naïve par une autre plus
savante qui est celle de l‟étymologie, mais par l‟évanouissement d‟un sentiment « inexplicable »
associé au nom.
Quel est donc ce sentiment inexplicable associé au nom ? Qu‟est-ce qui l‟évoque ? Ce
n‟est rien d‟autre que le rapport métonymique et métaphorique entre les choses, les souvenirs, les
sensations et les mots. D‟abord, le rapport métonymique est évoqué par le passage suivant, lors
de la première visite de Balbec :
A tout moment le petit chemin de fer nous arrêtait à l‟une des stations qui précédaient
Balbec-Plage et dont les noms mêmes (Incarville, Marcouville [. . .]) me semblaient
étranges [. . .]. Mais à l‟oreille d‟un musicien deux motifs, matériellement composés de
plusieurs des mêmes notes, peuvent ne présenter aucune ressemblance, s‟ils diffèrent par
la couleur de l‟harmonie et de l‟orchestration. De même, rien moins que ces tristes noms
faits de sable, d‟espace trop aéré et vide, et de sel, au-dessus desquels le mot « ville »
s‟échappait comme vole dans Pigeon-vole, ne me faisait penser à ces autres noms de
Roussainville ou de Martinville qui, parce que je les avais entendu prononcer si souvent
191
par ma grand-tante à table, dans la « salle », avaient acquis un certain charme sombre où
s‟étaient peut-être mélangés des extraits du goût des confitures, de l‟odeur du feu de bois
et du papier d‟un livre de Bergotte, de la couleur de grès de la maison d‟en face, et qui,
aujourd‟hui encore, quand ils remontent comme une bulle gazeuse du fond de ma
mémoire, conservent leur vertu spécifique à travers les couches superposées de milieux
différents qu‟ils ont à franchir avant d‟atteindre jusqu'à la surface. (II 22)
Ici la ressemblance entre les noms semble céder son importance au rapport
métonymique des sensations. Mais ce n‟est qu‟un malentendu résultant de la nature des noms
propres ici en question, qui ne sont pas de véritables « noms propres » : le mot « ville » attaché à
chaque nom, a un effet généralisateur et réducteur sur l‟imagination onomastique. Pour restaurer
la richesse imaginaire des noms propres, il faut leur rendre leur opacité originelle. C'est-à-dire,
les réinventer selon l‟association métaphorique et métonymique. Le nom propre proustien
fournit le lieu par excellence de l‟autoréflexion linguistique.
Le nom propre ou la distinction entre le signifié et le référent
Dans la Recherche, l‟apprentissage que fait Marcel du monde consiste à dépasser l‟âge
des noms pour atteindre l‟âge des choses. A l‟âge des noms, il s‟imagine un monde fictif à partir
d‟un toponyme (Balbec) ou d‟un anthroponyme (la duchesse de Guermantes), qu‟il croit
correspondre au monde réel. A l‟âge des choses, il confronte ce monde imaginaire au monde
réel et éprouve une grande déception à cause du manque de correspondance entre les deux. Mais
l‟apprentissage du métier d‟écrivain consiste en un trajet inverse : retrouver l‟opacité du signe,
c'est-à-dire, inventer des noms qui évoquent des univers fictifs par des associations métaphorique
et métonymique. En effet, les noms propres tels que Guermantes et Balbec jouent un double
rôle : au niveau diégétique, ils visent à illustrer le manque de correspondance entre les lieux/les
192
personnes et leurs noms ; au niveau métafictionnel, ils servent de modèle à la création poétique.
Le double rôle du nom propre provient du dédoublement discursif :
Les deux discours, celui du narrateur et celui de Marcel Proust, sont homologues, mais
non point analogues. Le narrateur va écrire, et ce futur le maintient dans un ordre de
l‟existence, non de la parole ; il est aux prises avec une psychologie, non avec une
technique. Marcel Proust, au contraire, écrit ; il lutte avec les catégories du langage, non
avec celles du comportement. (Barthes, Le degré zéro de l’écriture 121)
Au niveau diégétique, le nom propre évoque chez Marcel des images par l‟association
métaphorique et métonymique des sensations, mais,
Appartenant au monde référentiel, [la réminiscence] ne peut être une unité du discours, et
ce dont Proust a besoin, c‟est d‟un élément proprement poétique (au sens que Jakobson
donne a ce mot) : mais aussi il faut que ce trait linguistique, comme la réminiscence, ait
le pouvoir de constituer l‟essence des objets romanesques. Or il est une classe d‟unités
verbales qui possède au plus haut point ce pouvoir constitutif, c‟est celle des noms
propres. (Ibid. 121)
Le nom propre comme unité et modèle du discours littéraire est proposé, bien que
d‟une façon implicite, par le narrateur qui constate :
Non seulement je savais que les pays n‟étaient pas tels que leur nom me les peignait, et il
n‟y avait plus guère que dans mes rêves, en dormant qu‟un lieu s‟étendait devant moi fait
de la matière entièrement distincte des choses communes qu‟on voit , qu‟on touche, et qui
avait été la leur quand je me les représentais [. . .]. Je savais que la beauté de Balbec, je
ne l‟avais pas trouvée quand j‟y étais, et que celle même qu‟il m‟avait laissée, celle du
souvenir, ce n‟était plus celle que j‟avais retrouvée à mon second séjour [. . .] que ce
193
n‟était pas plus sur la place Saint-Marc que ce n‟avait été à mon second voyage à Balbec,
ou à mon retour à Tansonville pour voir Gilberte, que je retrouverais le Temps perdu, et
que le voyage, qui ne faisait que me proposer une fois de plus l‟illusion que ces
impressions anciennes existaient hors de moi-même, au coin d‟une certaine place, ne
pouvait être le moyen que je cherchais. (IV 455)
Une opposition s‟établit dans ce passage : d‟un côté, le nom propre et le moyen par lequel
le narrateur cherchait à retrouver le Temps perdu ; de l‟autre, la perception, la mémoire
volontaire et le voyage. De ces deux côté, l‟un appartient au monde de l‟expérience, l‟autre au
monde de l‟art. Entre ces deux côtés se trouvent le rêve et la réminiscence.
Ce qui rapproche la réminiscence et le nom propre, ce sont « le pouvoir
d‟essentialisation (puisqu‟il ne désigne qu‟un seul référent), le pouvoir de citation (puisqu‟on
peut appeler à discrétion toute l‟essence enfermée dans le nom, en le proférant), le pouvoir
d‟exploration (puisqu‟on « déplie » un nom propre exactement comme on fait d‟un souvenir) »
(Ibid. 121). Par conséquent, « Le Nom propre est en quelque sorte la forme linguistique de la
réminiscence, aussi l‟événement (poétique) qui a „lancé‟ la Recherche, c‟est la découverte des
Noms [. . .]. Ce système trouvé, l‟œuvre s‟est écrite immédiatement » (121), et « toute la
Recherche est sortie de quelques noms » (124). Ces pouvoirs du Nom propre proviennent de sa
différence foncière du nom commun :
Les mots nous présentent des choses une petite image claire et usuelle comme celles que
l‟on suspend aux murs des écoles pour donner aux enfants l‟exemple de ce qu‟est un
établi, un oiseau, une fourmilière, choses conçues comme pareilles à toutes celles de
même sorte. Mais les noms présentent des personnes Ŕ et des villes qu‟ils nous habituent
à croire individuelles, uniques comme des personnes Ŕ une image confuse qui tire d‟eux,
194
de leur sonorité éclatante ou sombre, la couleur dont elle est peinte uniformément comme
une de ces affiches, entièrement bleues ou entièrement rouges. (I 380)
Ici « les mots » désignent les noms communs, tandis que « les noms » se réfèrent aux
noms propres. Avant de connaître le sens étymologique du nom « Balbec », Marcel ne le traite
pas comme un nom commun, qui signifie « le ruisseau dans la vallée », mais comme un véritable
nom propre. Puisqu‟il ne connaît pas son signifié, c‟est à partir du signifiant qu‟il se figure
Balbec, et cela par l‟association métonymique et métaphorique.
Si le nom Balbec évoque la tempête sur la mer et l‟architecture gothique dans
l‟imagination de Marcel, c‟est d‟abord par l‟association métonymique : ce sont les deux images
qui lui ont été présentées de Balbec par Legrandin et Swann. Mais au niveau de la création
onomastique, c‟est aussi et surtout à travers un rapport métaphorique Ŕ à savoir la synesthésie.
« Balbec » contient déjà dans ses syllabes la tempête qui fait se jeter les vagues sur les rochers :
l‟allitération de la consonne labiale « b » n‟évoque-t-elle pas la beauté sauvage de l‟orage
marin ? Les deux autres consonnes, « l » et « c », ne font-elles pas penser à la mer et aux
rochers ? Quant à l‟évocation de l‟architecture gothique, ce n‟est pas seulement à cause de la
description de Swann des églises gothiques, mais aussi parce que Balbec « était un de ces noms
où comme sur une vieille poterie normande qui garde la couleur de la terre d‟où elle fut tirée, on
voit se peindre encore la représentation de quelque usage aboli, de quelque droit féodal, d‟un état
ancien de lieux, d‟une manière désuète de prononcer qui en avait formé les syllabes
hétéroclites » (I 381). Ces images, évoquées par la métonymie temporelle et la correspondance
entre le son et le sens, sont liées encore plus solidement par la métonymie textuelle, quand la
narration se poursuit ainsi : « que je ne doutais pas de retrouver jusque chez l‟aubergiste qui me
servirait du café au lait à mon arrivée, me menant voir la mer déchainée devant l‟église et auquel
195
je prêtais l‟aspect disputeur, solennel et médiéval d‟un personnage de fabliau » (Ibid.). Ces
quelques lignes constituent déjà un petit récit qui fait allusion au roman entier. En ce sens, le
nom propre sert de véritable générateur du récit, et par là il constitue non seulement une mise en
abyme du récit proustien, mais aussi une autoréflexion linguistique implicite.
L‟autoréflexion linguistique couverte
Dans Narcissistic Narrative, Hutcheon distingue l‟autoréflexivité linguistique implicite
de sa version explicite Ŕ la thématisation du langage :
In a more covert version of this narcissism, such thematisation would give way to an
implicit, actualized process which in effect would come most close to equating reading
with writing as active, creative efforts with language. In order for this to be the case,
however, the linguistic structures employed must be immanent and functional within the
text. They must not be so subtle as to be invisible, nor should they be so obvious that the
reader is not really made to work with language, but merely asked to appreciate the
verbal cleverness. (118)
La technique la plus utilisée de l‟autoréflexion linguistique implicite dans la métafiction
postmoderne est le jeu de mots qui engendre et structure le texte.
Le jeu de mots producteur du texte
Si le jeu de mots thématisé, discuté plus haut, signale au lecteur la nature linguistique du
roman et l‟importance du rapport entre les mots et la matérialité du langage, le jeu de mots
structurant pose un plus grand défi au lecteur en l‟invitant à une participation active à la création
romanesque. Et cela non seulement « by shifting attention to the semantic, syntactic, and often
also phonetic texture of words which actually structure as well as constitute the work »
196
(Hutcheon 119), mais aussi en lui exigeant le décodage, indispensable à la réalisation de l‟œuvre,
du mécanisme du jeu de mots en tant que générateur du texte. Par conséquent, le sens du « jeu »
prend son sens plein Ŕ quadruple Ŕ dans le jeu de mots structurant : 1) celui du jeu entre les
signifiants ; 2) celui du jeu entre le narrateur et le texte ; 3) celui entre le texte et le lecteur ; 4)
celui entre le narrateur et le lecteur.
Au niveau de l‟écriture, la fonction structurante de certains jeux de mots n‟est pas
toujours évidente à cause de la tendance à les considérer tout simplement comme jeux de mots
thématiques. Celui-ci par exemple :
Puis redevenant Odette, elle se mit à parler anglais à sa fille. Aussitôt ce fut comme si un
mur m‟avait caché une partie de la vie de Gilberte. Dans une langue que nous savons,
nous avons substitué à l‟opacité des sons la transparence des idées. Mais une langue que
nous ne savons pas est un palais clos dans lequel celle que nous aimons peut nous
tromper. (I 583)
Ici le jeu de mot homophonique entre « parler » et « palais » détermine le choix de la
métaphore pour décrire le sentiment de séparation entre Marcel et Gilberte. Par un réseau
d‟associations et d‟équivalences, « l‟opacité des sons », à l‟opposée de « la transparence des
idées », est mise en équation avec « parler » à travers l‟intermédiaire du « palais clos », ainsi, le
passage signale implicitement la matérialité du langage et sa propre nature langagière. Un autre
exemple du jeu de signifiants comme générateur du texte, que j‟ai déjà utilisé dans le chapitre IV
comme un exemple de la narration métaphorique, se trouve dans l‟association prolongée et
systématique du côté des Guermantes avec le soleil, basée sur la ressemblance entre ce nom
propre et le mot « orange ». Jean Ricardou relève un troisième passage où la métaphore des
197
signifiés s‟accompagne d‟un jeu de signifiants Ŕ la description de la migration d‟un hôtel de
Paris à la salle à manger de Balbec.81
Si ces jeux de mots basés sur l‟homophonie engendrent et structurent le texte au niveau
de l‟écriture, d‟autres, notamment les anthroponymes homophoniques et anagrammatiques,
signalent une lecture métaphorique entre divers personnages Ŕ Gilberte/Albertine,
Charles/Charlus/Charlie/Rachel, etc. Le jeu de signifiants contribue aussi à la lecture
métaphorique entre le début et la fin de la Recherche,82 analysée en détail par Ricardou.
En plus du jeu de mots homophonique ou anagrammatique, la Recherche emploie encore
un autre type de jeu de mots qui structure le texte, à savoir celui qui se fonde sur le double sens.
Selon Freud, ce type de mot d‟esprit consiste à juxtaposer le sens figuré avec le sens littéral,
devenu transparent à travers l‟usage.83 De même que le jeu de mot homophonique et
anagrammatique se fonde sur le signifiant, de même le mot d‟esprit polysémique dépend du
retour au sens littéral.
Ce type de jeu de mots trouve son illustration dans la description de la loge de théâtre, la
baignoire, au début du Côté de Guermantes (II 339-343). Deux aspects de cette description
m‟ont fait attribuer le rôle de générateur du texte au jeu de mots : premièrement, l‟emploi
systématique des termes aquatiques comme véhicules de comparaison se fonde sur le double
sens littéral et figuré du nom ; deuxièmement, cette description occupe un espace textuel de
plusieurs pages, formant ainsi une sorte de récit allégorique.
Dans l‟épisode de la baignoire, il s‟agit d‟un jeu de mot fondé sur un retour au sens
littéral dans sa plénitude, non pas isolé de son contexte pour mieux se conformer au sens figuré,
mais entouré de toutes ses associations métonymique et métaphorique originelles. Le vrai
comparant de la comparaison, ce n‟est pas le sens littéral du mot « baignoire », mais plutôt
198
l‟élément aquatique, voire marin, métonymiquement lié au sens littéral dans un réseau infini
d‟association.
On pourrait contester le rôle de générateur du récit au jeu de mots en constatant que dans
ce passage, il s‟agit plutôt de description que de narration. Pour répondre à cette contestation
virtuelle mais légitime, il faudrait recourir à un autre épisode, celui tout au début d‟Un amour de
Swann :
S‟il [le pianiste] ne jouait pas, on causait, et l‟un des amis, le plus souvent leur peintre
favori d‟alors, « lâchait », comme disait M. Verdurin, « une grosse faribole qui faisait
s‟esclaffer tout le monde », Mme Verdurin surtout, à qui Ŕ tant elle avait l‟habitude de
prendre au propre les expressions figurées des émotions qu‟elle éprouvait Ŕ le docteur
Cottard (un jeune débutant a cette époque) dut un jour remettre sa mâchoire qu‟elle avait
décrochée pour avoir trop ri. (I 186)
En fait, ce n‟est pas seulement Mme Verdurin qui « prend au propre » les expressions
figurées, mais aussi le narrateur. C‟est lui qui enchaîne les événements du récit selon le sens
littéral de l‟expression hyperbolique « décrocher la mâchoire pour avoir trop ri ». Ici il ne s‟agit
pas seulement d‟une simple revendication du sens littéral, mais aussi d‟une mise en valeur du
sens littéral à travers la structure narrative. Ainsi ce micro-récit met-il en évidence sa propre
nature linguistique et narrative et par là constitue une autoréflexion implicite.
Si la production du texte à travers les jeux de mots, fondés soit sur le signifiant soit sur le
sens littéral, constitue une espèce d‟autoréflexivité linguistique implicite, il ne faut pas ignorer la
nature proprement métalinguistique de la métaphore selon la théorie de Ricœur, c'est-à-dire, au
niveau de l‟énoncé.
199
La nature métalinguistique de la métaphore
Avant de discuter la nature métalinguistique de la métaphore, il faudrait se rappeler la
définition de la métaphore selon Paul Ricœur, qui sert de fondement théorique à ma présente
étude. Dans cette théorie, la métaphore se constitue au niveau de l‟énoncé à travers deux étapes :
la disruption de l‟isotopie sémantique littérale ; le comblement de l‟écart par le sens
métaphorique.
Le mécanisme de la métaphorisation a été expliqué par Stephen Ullmann, qui considère
le mot comme unité du sens, et le signe comme composé d‟un signifiant et d‟un signifié (La
métaphore vive 142). Le mot est non seulement l‟unité de sens, mais doté d‟une « complexité
infinie des relations sémantiques ».5 Chaque fois que le mot est employé dans un nouveau
contexte, il est nécessaire de mobiliser toutes ses ressources sémantiques pour pouvoir choisir le
sens qui convient le mieux. L‟étendue du champ sémantique disposé à la sélection est
proportionnée à la nouveauté du contexte: dans un usage habituel du mot, le choix du sens se fait
d‟emblée, contribuant ainsi à la transparence du signe ; avec la métaphore usée, on ne mobilise
que la ressource polysémique, ce qui constitue déjà une opération métalinguistique
rudimentaire ; avec la métaphore vive, c‟est dans le réseau infini d‟associations qu‟il faut
chercher le sens qui comblerait l‟écart de l‟isotopie sémantique littéral.84 Cette dernière opération
métalinguistique, en mobilisant toutes les ressources sémantiques du mot, le met en relief,
comme remarque Roland Barthes :
Le Mot est ici encyclopédique, il contient simultanément toutes les acceptions parmi
lesquelles un discours relationnel lui aurait imposé de choisir. Il accomplit donc un état
qui n‟est possible que dans le dictionnaire ou dans la poésie, là où le nom peut vivre privé
de son article, amené à une sorte d‟état zéro, gros à la fois de toutes les spécifications
200
passées et futures [. . .]. Chaque mot poétique est ainsi un objet inattendu, une boîte de
Pandore d‟où s‟envolent toutes les virtualités du langage. (Le degré zéro de l’écriture 39)
Cette opération qui cherche à combler l‟écart sémantique littéral, non seulement évoque
toutes les associations métaphorique et métonymique du mot, mais rappelle aussi au lecteur la
nature linguistique du texte : la polysémie du mot, les deux faces du signifiant et du signifié.
Puisque cette opération métalinguistique est exigée par la syntaxe de la phrase, elle constitue une
autoréflexion linguistique implicite.
La métaphore proustienne met encore en relief l‟opération métalinguistique inhérente à la
métaphore. Elle le fait de deux manières : par la primauté et le caractère de la métaphore vive et
par la re-motivation des métaphores usées. Dans la Recherche, la métaphore vive abonde ; le
comparant et le comparé sont souvent des antithèses qui se juxtaposent. Ces caractéristiques de
la métaphore proustienne non seulement contribuent à souligner l‟opération métalinguistique,
elles démontrent en même temps une voie de l‟évolution du langage, à savoir l‟engendrement de
la polysémie :
Mais d‟autre part, la métaphore prend appui sur un caractère du code, à savoir la
polysémie ; c‟est à la polysémie qu‟elle vient en quelque sorte s‟ajouter lorsque la
métaphore, cessant d‟être innovation, devient métaphore d‟usage, puis cliché ; le circuit
est alors bouclé entre langue et parole. Ce circuit peut se décrire ainsi : polysémie initiale
égale langue ; métaphore vive égale parole ; métaphore d‟usage égale retour de la parole
à la langue ; polysémie ultérieure égale langue. (La métaphore vive 156)
La polysémie du mot provient ainsi de son utilisation métaphorique : le sens figuré d‟un
mot devient son sens propre avec l‟usage et l‟oubli de l‟origine. Selon la théorie de Ricœur, la
notion de ressemblance se partage à trois niveaux : au niveau de la référence, c‟est un nouveau
201
référent qui surgit du sens métaphorique ; au niveau de l‟énoncé, la ressemblance se traduit en
une nouvelle cohérence entre les mots ; au niveau du mot, c‟est toute une gamme d‟associations,
y compris le rapport d‟analogie, qui s‟offre comme ressource pour le comblement de l‟écart
sémantique littéral :
La théorie de la métaphore-énoncé renvoie à la métaphore-mot par un trait essentiel [. . .].
Le « foyer » est un mot, le « cadre » est une phrase, c‟est sur le « foyer » que la « gamme
des lieux communs associés » est appliquée à la façon d‟un filtre ou d‟un écran. C‟est
encore par un effet de focalisation sur le mot que l‟interaction ou la tension se polarise
sur un « véhicule » et un « ténor » : c‟est dans l‟énoncé qu‟ils se rapportent l‟un à l‟autre,
mais c‟est le mot qui assume chacune des deux fonctions. (La métaphore vive 169)
Ainsi la polysémie du mot résulte-t-elle de la sélection perpétuelle dans le champ
associatif du mot par le contexte. Le mot est donc un fossile dont les empreintes (la polysémie)
témoignent de « la somme institutionnalisée, si l‟on peut dire, de ces valeurs contextuelles,
toujours instantanées, aptes continuellement à s‟enrichir, à disparaître, bref, sans permanence,
sans valeur constante » (La métaphore vive 167).
L‟évolution de la polysémie à travers son emploi métaphorique pourrait être très bien
retracée par le retour au sens littéral d‟une expression métaphorique. Dans la Recherche, deux
procédés sont utilisés pour ce but : soit par la motivation métonymique d‟une métaphore usée,
soit en déployant le récit selon le sens littéral d‟une expression figurée. J‟ai déjà discuté du
deuxième cas dans la partie portée sur le jeu de mots générateur du texte, dont un exemple est le
retour au sens littéral de l‟expression « détacher la mâchoire pour avoir trop ri », et un autre la
description de la loge de théâtre par les termes aquatiques. Le premier procédé trouve son
illustration dans la scène de lecture au début de la Recherche :
202
Cette obscure fraîcheur de ma chambre était au plein soleil de la rue, ce que l‟ombre est
au rayon, c'est-à-dire aussi lumineuse que lui, et offrait à mon imagination le spectacle
total de l‟été dont mes sens si j‟avais été en promenade, n‟auraient pu jouir que par
morceaux ; et ainsi elle s‟accordait bien à mon repos qui (grâce aux aventures racontées
par mes livres et qui venaient l‟émouvoir) supportait pareil au repos d‟une main
immobile au milieu d‟une eau courante, le choc et l‟animation d‟un torrent d‟activité.
(I 82)
Selon Paul de Man, pour ranimer la métaphore morte « torrent d‟activité », Proust
emploie une comparaison « une main immobile au milieu d‟une eau courante » dans la même
phrase. Ainsi le sens littéral du mot « torrent » Ŕ une eau qui coule Ŕ est restitué. Cette
motivation de la métaphore, pourtant, au lieu d‟insister sur le sens métaphorique originel de la
sensation torride du courant d‟eau, met en lumière une autre qualité antithétique : sa fraîcheur.
Bien que de Man interprète cette motivation métonymique comme une simple trahison de la
primauté proclamée de la métaphore,85 il me semble qu‟elle constitue une revendication totale du
véhicule avec tout son champ d‟association sémantique. La juxtaposition du sens littéral dans sa
richesse associative avec son sens métaphorique retrace l‟origine et l‟évolution de la polysémie,
en même temps qu‟elle signale la nature linguistique du texte.
En retournant au sens littéral d‟une expression figurée, le texte retrace une voie de
l‟évolution du langage à l‟opposé de l‟étymologie de Brichot discutée plus haut. Cette évolution
alternative montre l‟origine métaphorique ou métonymique de certains mots et rejoint ainsi
l‟onomastique poétique. Pourtant, dans la Recherche, la motivation des métaphores usées ne
remplace pas la métaphore vive, qui occupe une place primordiale et dont la fréquence pose un
défi pour l‟énumération. Mieux encore, la métaphore vive proustienne sert à revendiquer
203
l‟opacité, à mobiliser les ressources sémantiques et à élargir le champ associatif du mot plus
efficacement que d‟autres, car en se fondant sur le contraste entre signifiés ou sur la métonymie
et la ressemblance entre signifiants, elle produit une rupture plus violente et plus complète de
l‟isotopie sémantique.
Au niveau de l‟énoncé, la métaphore vive crée un nouveau référent à travers un rapport
inédit entre les mots ; au niveau du mot, elle contribue à la création d‟un nouveau sème. Il est
donc légitime de la considérer comme un processus créateur paradigmatique de la création
littéraire. De plus, le fait que la métaphore vive soit un phénomène de la parole plutôt que de la
langue souligne la présence du sujet Ŕ dans le cas du roman, celle du narrateur. Au niveau de la
lecture, l‟interprétation métaphorique s‟effectue en mobilisant le champ associatif infini du mot,
et exige ainsi la participation active du lecteur. En mettant en lumière les deux agents de la
narration, la métaphore vive non seulement appartient à l‟autoréflexivité linguistique, mais
participe aussi de l‟autoréflexivité narrative.
204
66
Voir Hutcheon, Narcissistic Narrative 88: «Whereas poetic language is now more or less accepted as
autonomous and intransitive, fiction and narrative still suggest a transitive and referential use of words. This is no
doubt in part due to the fact that the novel is written in prose, and prose is usually considered a discursive medium
for ideas. It is also associated with ways of verifying facts, since it often records or describes actual events. »
67
Voir la Recherche II 437 : « Et dès la veille, Françoise avait envoyé cuire dans le four du boulanger,
protégé de mie de pain comme du marbre rose et qu‟elle appelait du jambon de Nev‟York. Croyant la langue moins
riche qu‟elle n‟est et ses propres oreilles peu sûres, sans doute la première fois qu‟elle avait entendu parler de
jambon d‟York avait-elle cru Ŕ trouvant d‟une prodigalité invraisemblable dans le vocabulaire qu‟il put exister à la
fois York et New York Ŕ qu‟elle avait mal entendu et qu‟on avait voulu dire le nom qu‟elle connaissait déjà. Aussi,
depuis, le mot d‟York se faisait précéder dans ses oreilles ou devant ses yeux si elle lisait une annonce de New
qu‟elle prononçait „ Nev‟. Et c‟est de la meilleure foi du monde qu‟elle disait à sa fille de cuisine : „ Allez me
chercher du jambon chez Olida. Madame m‟a bien recommandé que ce soit du Nev‟York‟ ».
68
Voir Gilles Deleuze, Proust et les signes 34 : « L‟unité de la Recherche consiste dans l‟apprentissage des
signes. De plus, chaque système de signe correspond principalement à une dimension du temps : le signe mondain
correspond au temps qu‟on perd, le signe amoureux au temps perdu du passé, le signe sensible au temps retrouvé du
passé, et le signe artistique au temps qu‟on retrouve comme éternité ou à l‟état pur Ŕ celui du monde imaginaire.
Pour utiliser les mots de Deleuze : « les signes de l‟art nous donnent un temps retrouvé, temps originel absolu qui
comprend tous les autres ».
69
Voir la Recherche IV 195-196 : « Mais il faut surtout se dire ceci : d‟une part, le mensonge est souvent
un trait de caractère ; d‟autre part, chez des femmes qui ne seraient sans cela menteuses, il est une défense naturelle,
improvisée, puis de mieux en mieux organisée, contre ce danger subit et qui serait capable de détruire toute la vie :
l‟amour [. . .]Tout cela crée en face de l‟intellectuel sensible, un univers tout en profondeurs que sa jalousie voudrait
sonder et qui ne sont pas sans intéresser son intelligence».
70
Voir Kant Analytic of the Beautiful xlvii: «The pleasure in the beautiful, however, is exceptional. Being
a pure pleasure, it is caused by (taken in) the harmony of imagination and reason when at play. This harmony, in
turn, is conceived as a subjective, psychic event and thus as an effect whose cause is in the object. The aspect of the
object causing the harmony of the cognitive faculties is conceived as form in terms of the old metaphysical dualism
of form and matter traditional allied with that of soul and body. »
71
Voir la Recherche II 622 : « Or un nouveau écrivain avait commencé à publier des œuvres ou les rapports
entre les choses étaient si différents de ceux qui les liaient pour moi que je ne comprenais presque rien de ce qu‟il
écrivait ». Voir aussi 623 : « Pour réussir à être ainsi reconnus, le peintre original, l‟artiste original procèdent à la
façon des occultistes. Le traitement par leur peinture, par leur prose, n‟est pas toujours agréable [. . .] Et voici que le
monde (qui n‟a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu‟un artiste original est survenu) nous apparait entièrement
différent de l‟ancien, mais parfaitement clair».
72
Voir la Recherche IV 450 : « Cela explique que mes inquiétudes au sujet de ma mort eussent cessé au
moment où j‟avais reconnu inconsciemment le goût de la petite madeleine puisqu‟à ce moment-là l‟être que j‟avais
été était un être extratemporel, par conséquent insoucieux des vicissitudes de l‟avenir. Il ne vivait que de l‟essence
des choses, et ne pouvait la saisir dans le présent où l‟imagination n‟entrait pas en jeu, les sens étaient incapables de
la lui fournir ; l‟avenir même vers lequel se tend l‟action nous l‟abandonne ».
73
Voir la Recherche IV 453 : « Ce n‟était d‟ailleurs même pas seulement un écho, un double d‟une
sensation passée que venait de me faire éprouver le bruit de la conduite d‟eau, mais cette sensation elle-même [. . .]
car ses résurrections du passé, dans la seconde qu‟elles durent, sont si totales qu‟elles n‟obligent pas seulement nos
yeux à cesser de voir la chambre qui est près d‟eux pour regarder la voie bordée d‟arbres ou la marée montante.
Elles forcent nos narines à respirer l‟air de lieux pourtant lointains, notre volonté à choisir entre les divers projets
qu‟ils nous proposent, notre personne tout entière à se croire entourée par eux, ou du moins à trébucher entre eux et
les lieux présents, dans l‟étourdissement d‟une incertitude pareille à celle qu‟on éprouve parfois devant une vision
ineffable, au moment de s‟endormir ».
205
74
Voir la Recherche IV 450-51 : « Tant de fois, au cours de ma vie, la réalité m‟avait déçu parce qu‟au
moment où je la percevais, mon imagination, qui était mon seul organe pour jouir de la beauté, ne pouvait
s‟appliquer à elle, en vertu de la loi inévitable qui veut qu‟on ne puisse imaginer que ce qui est absent. Et voici que
soudain l‟effet de cette dure loi s‟était trouvé neutralisé, suspendu, par un expédient merveilleux de la nature, qui
avait fait miroiter une sensation [. . .] Ŕ à la fois dans le passé, ce qui permettait à mon imagination de la goûter, et
dans le présent où l‟ébranlement effectif de mes sens [. . .] avait ajouté aux rêves de l‟imagination ce dont ils sont
habituellement dépourvus, l‟idée d‟existence Ŕ et grâce à ce subterfuge avait permis à mon être d‟obtenir, d‟isoler,
d‟immobiliser Ŕ la durée d‟un éclair Ŕ ce qu‟il n‟appréhende jamais : un peu de temps à l‟état pur ».
79
Voir Gérard Genette, Palimpsestes 12 : « J‟ai délibérément différé la mention du quatrième type de
transtextualité parce que c‟est lui et lui seul qui nous occupera directement ici. C‟est donc lui que je rebaptise
désormais hypertexualité. J‟entends par là toute relation unissant un texte B (que j‟appellerai hypertexte) à un texte
antérieur A (que j‟appellerai, bien sûr, hypotexte) sur lequel il se greffe d‟une manière qui n‟est pas celle du
commentaire.
76
Voir Jean Milly, Proust et le style 125 : « L‟art de Proust est orienté, à coup sûr, beaucoup plus vers la
phrase que vers le mot isolé, parce qu‟il exprime les impressions subjectives et les lois générales non au moyen d‟un
vocabulaire préexistant et déjà adapté, mais par des chaînes d‟associations dont les éléments conservent autour
d‟eux une sorte de halo emprunté à leur milieu d‟origine ».
81
Voir Sigmund Freud, Introductory Lectures on Psycho-Analysis 39 : «The commonest slip of the tongue
are when, instead of saying one word, we say another very much like it, and this similarity is for many people a
sufficient explanation of such slip ». Voir aussi 33: «The most usual, and at the same time the most striking kind of
the slip of the tongue, however, are those in which one says the exact opposite of what one intended to say. Here,
we are very remote from relations between sounds and the effects of similarity; and instead, we can appeal to the
fact that contraries have a strong conceptual kinship with each other and stand in a particularly close psychological
association with each other ».
78
Voir Freud, Introductory Lectures on Psycho-Analysis 41-42: «What do we mean by „has a sense‟? That
the product of the slip of the tongue may perhaps itself have a right to be regarded as a completely valid
psychological act, pursuing an aim of its own, as a statement with a content and significance [. . .] it seems as though
sometimes the faulty act was itself quite a normal act, which merely took the place of the other act which was the
one expected or intended ».
79
Voir Freud, Le mot d’esprit 299: « Nous avons trouvé que le caractère propre du mot d‟esprit et l‟effet
qu‟il produit sont liés à certaines formes d‟expression, à certains moyens techniques, parmi lesquels les diverses
sortes de condensation, de déplacement et de figuration indirecte sautent le plus aux yeux. Or nous avons découvert
que les mêmes résultats sont obtenus par des processus que nous connaissons comme étant des particularités du
travail du rêve. Cette concordance ne nous invite-t-elle pas à conclure qu‟au moins sur un point essentiel, le travail
du mot d‟esprit et le travail du rêve ne peuvent qu‟être identique ? »
80
Voir Antoine Compagnon, Proust entre deux siècles 254: «Walter Benjamin définit ainsi l‟allégorie,
opposée au symbole de l‟œuvre romantique ou organique ».
81
Voir Jean Ricardou, Nouveaux problèmes du roman 109: « Lors de „l‟immigration dans un hôtel de
Paris‟ de „ la salle à manger de Balbec‟ (III 874) [. . .] Le travail de la métaphore ordinale s‟accompagne de tout un
jeu de mots : „ marine de Balbec‟ et „ elle force nos narines‟ ; „ des nappes d‟autel‟ et „ la solidarité de l‟hôtel‟.
Ainsi, dans la promenade du côté de Guermantes, „ saison‟ et „maison‟, „Saint-Esprit‟ et „ mon esprit‟, „longtemps‟
et „ étendu‟, „étendu‟ et „ étang‟, „le temps‟ et „ ma tante‟, „ montions‟ et „ montrer‟, „ les (grand) rideaux‟ et „les
rides de l‟eau‟ ».
82
Voir ibid. 137 : «Au plan des signifiants, les relations qui rapprochent les éléments des deux paragraphes
se disposent principalement, à partir de la similitude, selon une association de consonances ordinales (tableau 12) ».
206
83
Pour le jeu de mot jouant sur le double sens, voir Freud, Le mot d‟esprit 87 : « Les mots sont un matériau
plastique avec lequel on peut faire toutes sortes de choses, Il y a des mots qui, dans un certains emplois, ont perdu la
signification pleine qu‟ils avaient à l‟origine et que, dans un autre contexte, ils possèdent encore. Voici un mot
d‟esprit de Lichtenberg ou, précisément, on a choisi des cas dans lesquels des mots usés recouvrent leur pleine
signification : „Comment ça marche ?‟ demande un jour l‟aveugle au paralytique. „Comme vous le voyez‟, répond le
paralytique à l’aveugle ».
84
Voir Paul Ricœur, La métaphore vive 168 : « Pour faire sens, il fallait éliminer tout à l‟heure du potentiel
sémantique du mot considéré toutes les acceptions sauf une, celle qui est compatible avec le sens, lui-même
convenablement réduit, des autres mots de la phrase. Dans le cas de la métaphore, aucune des acceptions déjà
codifiées ne convient ; il faut alors retenir toutes les acceptions admises plus une, celle qui sauvera le sens de
l‟énoncé entier ».
85
Voir Paul de Man, Allegories of Reading 67: «The structure is typical of Proust‟s language throughout
the novel. In a passage that abounds in successful and seductive metaphors and which, moreover, explicitly asserts
the superior efficacy of metaphor over that of metonymy, persuasion is achieved by a figural play in which
contingent figures of chance masquerade deceptively as figures of necessity. »
207
CONCLUSION
La Recherche de Proust, par ses thèmes aussi bien que par sa structure, reflète la
conception proustienne de l‟œuvre d‟art comme métaphore. Cette théorie prend une position
opposée à la conception de l‟œuvre d‟art comme représentation exacte du monde réel. Selon
l‟esthétique proustienne, l‟imitation fidèle du monde réel s‟avère impossible, car le monde soidisant réel n‟existe pas a priori, mais toujours à travers une double représentation Ŕ par la
perception et par le langage. Le monde « réel » au sens commun du terme n‟est qu‟une image
abstraite et fausse engendrée par la perception habituelle et le langage ordinaire, qui ont pour but
l‟utilitaire et la survie.=86 Pour accéder à la vérité du monde réel, il faut le voir d‟une autre
manière Ŕ c‟est-à -dire, chercher à traduire les impressions profondes par l'œuvre d‟art. L‟idée
de la traduction implique l‟écart entre l‟œuvre d‟art et le monde réel Ŕ ou plutôt la perception
habituelle. Elle reconnaît aussi l‟importance du rapport métonymique entre les parties de
l‟œuvre, c‟est-à-dire, la cohérence interne de l‟œuvre qui produit un univers complet, parallèle au
monde de la perception. Par conséquent, l‟œuvre d‟art n‟est plus une imitation du monde réel,
mais elle crée son propre référent, qui est une manière véridique de voir le monde. Cette
fonction heuristique de l‟œuvre d‟art s‟accompagne toujours de sa fonction esthétique, à savoir la
production de jouissance. Le lien intime entre les deux fonctions heuristique et esthétique, entre
la vérité et la beauté, rejoint la notion de l‟Absolu littéraire inaugurée par les Romantiques
allemands.
Pourtant, l‟œuvre d‟art, selon Proust, n‟est pas l‟incarnation d‟une idée abstraite, mais la
traduction des impressions profondes résultant de l‟interpénétration entre le sujet et l‟objet des
sensations. En ce sens, l‟esthétique proustienne s‟apparente à la théorie du symbole, promue par
208
les Symbolistes français. Cependant, la théorie proustienne de l‟œuvre d‟art se rapproche encore
d‟une manière plus exacte et plus nuancée de la théorie de la métaphore selon Paul Ricœur.
Dans La métaphore vive, Ricœur reconnaît l‟analogie étroite entre l‟œuvre d‟art et la
métaphore, en constatant que « la métaphore est une miniature d‟un poème ». La métaphore,
selon sa définition classique, consiste en la substitution d‟un mot par un autre, fondée sur un
rapport analogique entre les deux. Selon Ricœur, la métaphore se fonde, non pas sur la
similitude entre deux termes, mais sur l‟écart entre le sens littéral d‟un mot et son contexte
syntaxique. La rupture de l‟isotopie sémantique au niveau littéral est censée être comblée par
une nouvelle cohérence, celle au niveau métaphorique. Cette définition de la métaphore a élargi
la catégorie de la métaphore classique pour englober la métonymie, la synecdoque et la
comparaison. Au niveau de la référence, la métaphore perd sa fonction de représentation, pour
produire son propre référent, à travers le sens métaphorique de l‟ensemble. La métaphore, selon
cette théorie, est dotée d‟une fonction heuristique. Ces caractéristiques de la métaphore trouvent
chacune leur parallèle dans la conception proustienne de l‟œuvre d‟art. Le premier but de mon
étude est de montrer cette correspondance terme à terme entre la métaphore et la conception
proustienne de l‟œuvre d‟art.
L‟analogie entre la métaphore et l‟œuvre d‟art ne fait pas que s‟impliquer dans les traits
structuraux de la métaphore expressive, mais elle se manifeste encore de manière plus explicite
et plus précise, à travers la métaphore ordinale et configurale dans la Recherche. En servant de
technique narrative, la petite madeleine ressuscite tout le passé, ainsi la nature productrice de
l‟œuvre d‟art est-elle mise en relief par la métaphore ordinale. De son côté, la métaphore
configurale, telle l‟évocation de Venise par les deux pavés inégaux à la cour de Guermantes, se
présente comme une mise en abyme de la métaphore et de l‟œuvre proustienne. Par conséquent,
209
la métaphore, chez Proust, n‟est pas seulement une vision du monde et de la littérature, mais
aussi une technique métafictionnelle.
Mon étude montre, pour la première fois, la nature autoréflexive de la métaphore
proustienne. Cependant, dans la Recherche, l‟autoréflexivité ne se limite pas à la métaphore,
expressive, ordinale ou configurale, elle se répand d‟une manière plus générale dans toute
l‟œuvre, aux niveaux thématique, narratif et stylistique. De même, l‟objet de la réflexion ne se
confine pas à la théorie esthétique proustienne, mais s‟élargit pour inclure la nature narrative et
linguistique du roman, les deux objets de l‟autoréflexion de la métafiction postmoderne.
Selon la théorie métafictionnelle de Linda Hutcheon, ces deux objets d‟autoréflexion se
réfléchissent de deux manières, explicitement par les commentaires extradiégétiques, la mise en
abyme et la parodie, et implicitement à travers la structure narrative et les jeux de mots
générateurs du texte, d‟où résultent les quatre catégories d‟autoréflexivité. Mon étude montre
que non seulement toutes ces quatre catégories d‟autoréflexivités se manifestent dans la
Recherche, mais leurs manifestations y débordent largement les modèles donnés par Hutcheon
dans Narcissistic Narrative.
Hutcheon ne manque pas de remarquer la nature paradoxale de la métafiction
postmoderne, qui expose l‟artifice du roman tout en exigeant la participation active du lecteur
dans la construction de l‟univers romanesque.87 Conforme à la conception moderniste de l‟œuvre
organique, la Recherche fait de la résolution du paradoxe métafictionnel, c'est-à-dire de la
conciliation entre l‟organicité et l‟artifice, son occupation principale.
La conciliation des deux exigences moderniste et postmoderniste, celle de la cohérence
interne de l‟œuvre et celle de l‟autoréflexion explicite, est d‟abord atteinte dans la Recherche par
l‟emploi fréquent de la mise en abyme. Selon la théorie du récit spéculaire de Lucien
210
Dällenbach, la mise en abyme est la réflexion diégétique ou métadiégétique d‟un aspect de
l‟œuvre par un fragment.88 Cette nature intradiégétique de la mise en abyme contribue à éviter la
fragmentation du récit tout en redoublant la fonction narrative par la fonction métafictionnelle du
fragment autoréflexif.
Cependant, l‟exigence de la cohérence interne ne devrait pas usurper celle de
l‟autoréflexion narrative et linguistique, qui signale le roman comme construction. Pour
atteindre ce but métafictionnel, la Recherche multiplie certains types de mise en abyme qui
insistent sur l‟artifice du roman, à savoir la mise en abyme du code et de la narration au
détriment de celle de l‟énoncé. De plus, c‟est souvent l‟aspect littéral (le style) au lieu de
l‟aspect référentiel (le contenu) du fragment autoréflexif, qui s‟y pose comme agent
d‟autoréflexion. Par exemple, la manière particulière de parler d‟Albertine se présente comme
une mise en abyme de l‟écriture proustienne.
Outre la tentative de réconcilier l‟artifice et l‟organicité, une autre caractéristique de la
mise en abyme proustienne réside dans l‟écart entre l‟agent et l‟objet de l‟autoréflexion. Selon
Michel Butor, cet écart lui-même est une réflexion sur le rapport de l‟œuvre littéraire au monde
sensible.89 Dans le cas de la Recherche, il s‟accorde parfaitement avec la conception proustienne
de l‟œuvre d‟art comme métaphore. En ce sens, l‟autoréflexivité proustienne gagne en
spécificité métafictionnelle tout en perdant volontiers l‟exactitude autoréflexive au niveau
littéral. La précision autoréflexive constitue donc la deuxième caractéristique de l‟autoréflexivité
proustienne, à la suite de la volonté de conciliation entre l‟organicité et l‟artifice.
Une autre manière d‟éviter la fragmentation du récit tout en exécutant la fonction
autoréflexive, est d‟employer l‟autoréflexion narrative implicite, c'est-à-dire à travers la structure
narrative. Pour illustrer ce type d‟autoréflexivité, Hutcheon fournit trois modèles Ŕle roman
211
policier, fantastique et érotique, dont chacun met en relief un aspect du roman. Le roman
policier souligne le code herméneutique du roman ; le fantastique, sa nature imaginaire ;
l‟érotique, la collaboration active du lecteur en tant que coproducteur de l‟univers romanesque.
Mon analyse relève les occurrences de ces modèles dans la Recherche et montre qu‟ils y
sont étroitement liés les uns aux autres. Par exemple, dans l‟amour de Swann pour Odette et
celui de Marcel pour Albertine, on trouve le modèle du roman policier à travers l‟espionnage de
Swann sur Odette et l‟enquête de Marcel sur Albertine, mais les trais distinctifs du roman
policier, notamment le désir de savoir et l‟interprétation des signes, sont motivés par le désir
érotique et la jalousie qui en résulte. La nature subjective de la jalousie fait que dans ces deux
amours, les actes érotiques sont plutôt imaginés que réels. Ainsi le policier, le fantastique et
l‟érotique se mêlent dans les mêmes passages et concourent à signaler le roman à la fois comme
interprétation des signes, univers imaginaire et communication active et réciproque entre le
narrateur et le narrataire.
Pour analyser l‟autoréflexivité narrative d‟une manière plus fondamentale, j‟ai fait appel
à la théorie narratologique de Gérard Genette. J‟ai montré comment la voix narrative, le point de
vue Ŕ surtout l‟emploi du narrateur intermédiaire Ŕ et les transgressions des niveaux diégétiques
contribuent tous à souligner la nature narrative du roman en renforçant la présence d‟une
conscience unique qui sert de foyer narratif. Le monopole de la narration assumé par un seul
point de vue fixe et partiel contribue aussi à réconcilier l‟organicité moderne et l‟artifice
métafictionnel, en donnant l‟unité à l‟œuvre à travers l‟unicité de la conscience.
En ce qui concerne l‟autoréflexivité linguistique, la Recherche s‟avère une mine
inépuisable. D‟abord, le langage y joue un rôle primordial : à la différence du roman classique
où le langage n‟est qu‟un moyen de caractérisation, les personnages de la Recherche sont
212
construits par leurs langages. Ensuite, le langage littéraire s‟y distingue du langage ordinaire
d‟une manière catégorique : à la différence de la métafiction postmoderne, qui se signale comme
un type de construction langagière parmi d‟autres, la Recherche affiche sa différence foncière
d‟avec les autres types de constructions qui utilisent le langage. La juxtaposition des divers
groupes sociaux chacun parlant un langage incompréhensible par un autre fait allusion à la
particularité du langage littéraire. Cette spécificité langagière témoigne aussi de la deuxième
caractéristique de l‟autoréflexivité proustienne, à savoir la précision autoréflexive.
Non seulement l‟autoréflexivité gagne en spécificité dans la Recherche, elle y adopte une
ampleur et une profondeur jusqu‟ici inouïes. L‟objet de l‟autoréflexion linguistique s‟y élargit
pour inclure d‟autres systèmes sémiotiques : les gestes, les réticences, les symptômes, les
impressions, les réminiscences et les diverses formes d‟art.
Les deux formes d‟autoréflexivité linguistique explicites les plus fréquemment
employées dans la métafiction postmoderne, à savoir la parodie et le jeu de mot thématique,
trouvent leur expression exubérante dans la Recherche. Le jeu de mots n‟y est pas seulement
thématique, mais assume parfois une fonction narrative Ŕ dans le développement du personnage
du Docteur Cottard, par exemple.90 De son côté, la parodie opère une ouverture jusqu'à
s‟approprier le pastiche, car la pastiche proustien ne diffère pas de la parodie dans sa volonté de
distinction. Ce que le jeu de mots thématique, la parodie et le pastiche proustiens démontrent,
c‟est l‟importance de l‟écart et de la métonymie dans la production littéraire. Tandis que dans la
parodie et le pastiche se manifeste la volonté de distinction plutôt que d‟imitation, le jeu de mots
thématique met en évidence l‟agencement des mots plutôt que du choix des mots dans la
production du sens.
213
Outre les techniques autoréflexives discutées par Linda Hutcheon, la Recherche témoigne
d‟autres types d‟autoréflexion linguistique explicite, dont l‟exemple le plus intéressant est le
thème de l‟étymologie. Comme Antoine Compagnon le constate, l‟étymologie y occupe une
place démesurée qui déborde sa fonction narrative et diégétique.91 Considérées du point de vue
autoréflexif, la monstruosité et l‟impertinence du thème se transforment en efficacité
métafictionnelle : l‟étymologie ici se présentant comme antithèse de la Recherche, son
incohérence vise, par contraste, à mettre en lumière l‟unité de l‟œuvre proustienne.
Si l‟étymologie est l‟antithèse de la Recherche, le nom propre se présente comme son
modèle en miniature. Non seulement la nature linguistique de l‟œuvre littéraire, mais aussi
l‟association métaphorique et métonymique dans la production de l‟univers romanesque, sont ici
mises en relief.
Selon Linda Hutcheon, l‟autoréflexivité linguistique implicite s‟effectue à travers le jeu
de mots générateur du texte. Pourtant, elle admet que ce type d‟autoréflexivité linguistique
existe très rarement dans le roman, dont l‟ampleur textuelle rend difficile la structuration par le
jeu de mots, plus efficace dans un poème ou un texte court. Néanmoins, quelques exemples dans
la Recherche s‟avèrent illustratifs aussi bien qu‟amusants, parmi lesquels, l‟anecdote de la
mâchoire de Mme Verdurin que le Docteur Cottard doit remettre parce qu‟elle a trop ri. Ce petit
récit ironique est régi par le sens littéral de l‟expression figurale « déclencher la mâchoire pour
avoir trop ri ». Ce retour au sens littéral d‟une expression figurale constitue une espèce de mot
d‟esprit, selon Freud.83
Bien que d‟une manière indirecte, la métaphore proustienne elle-même est dotée d‟une
fonction métalinguistique. Dans la métaphore vive, la juxtaposition inhabituelle de deux termes
produit une rupture sémantique qui mobilise toutes les ressources sémantiques pour son
214
comblement : la polysémie du mot, ses champs d‟association métaphorique et métonymique. Le
choix ultime du sens métaphorique est pourtant déterminé par la syntaxe. Ce processus de
sélection a pour résultat non seulement le sens métaphorique, mais une exposition spectaculaire
de toutes les ressources linguistiques et psychologiques associées au mot. Dans la métaphore
ranimée, s‟opère un retour à l‟origine de la métaphore par la juxtaposition du comparé avec son
comparant, ce qui restaure la richesse originelle au comparant en mettant en exposition sa
polysémie, ses champs associatifs métaphorique et métonymique. Ainsi, ce processus de
ranimation, inverse de celui de la création métaphorique, boucle la circulation entre la métaphore
vive et la polysémie, entre la parole et la langue. Les deux processus se complètent l‟un et
l‟autre afin de souligner la nature non seulement linguistique mais aussi métalinguistique de la
métaphore.
En analysant d‟une manière systématique les manifestations et techniques de
l‟autoréflexivité narrative et linguistique, mon étude rend plus clair le lien entre la Recherche et
la métafiction postmoderne. Les analogies de la Recherche à la métafiction postmoderne, ou
plutôt les héritages qu‟elle transmet à cette dernière, sont nombreux. Outre l‟autoréflexivité
narrative et linguistique thématique et structurale, on y discerne le trait distinctif de
l‟autoréflexivité postmoderne Ŕ le rôle du lecteur en tant que coproducteur de l‟univers
romanesque. A la différence de l‟autoréflexivité moderne, qui met l‟accent sur l‟intention de
l‟auteur et le processus d‟écriture, la Recherche révèle le rapport d‟équivalence entre l‟écrivain et
le lecteur par l‟intermédiaire de l‟interprétation. L‟un comme l‟autre créent un nouvel univers en
interprétant des signes, les uns sensoriels, les autres linguistiques.92
Cependant, mon étude discerne aussi les différences entre l‟autoréflexivité de la
Recherche et celle de la métafiction postmoderne. Ces différences consistent en quatre
215
catégories : 1) la spécificité de l‟autoréflexivité ; 2) la tentative de conciliation entre l‟organicité
et l‟artifice ; 3) la richesse et la variété des techniques d‟autoréflexion ; 4) les niveaux
structuraux de l‟autoréflexion. D‟abord, la Recherche se distingue de la métafiction
postmoderne en ce qu‟elle se reflète d‟une façon plus précise : non seulement sa nature narrative
et linguistique est mise en évidence, mais aussi la conception de l‟œuvre d‟art comme
métaphore. Ensuite, elle réussit une plus grande conciliation entre l‟organicité et l‟artifice. De
plus, les techniques métafictionnelles employées dans la Recherche débordent largement les
modèles présentés par les théoriciens de la métafiction. Finalement, les niveaux structuraux
autoréflexifs s‟y étendent de l‟unité linguistique la plus petite, à savoir le nom propre, en passant
par la métaphore, jusqu'à atteindre la structure narrative.
Une conséquence de son rapport analogique à la métafiction postmoderne est la mise en
lumière de la qualité métafictionnelle de la Recherche. Par là, il est légitime de reconnaître sa
position de précurseur par rapport à la métafiction postmoderne. Son rapport d‟identité et de
différence à la métafiction postmoderne contribue aussi à la controverse déjà existante autour du
placement de la Recherche dans l‟histoire littéraire. Trois camps se dessinent parmi les critiques
littéraires : ceux qui la considèrent comme œuvre moderne typique, à cause de son souci
d‟organicité ;93 ceux qui la rapproche plus de la métafiction postmoderne, en vue de la
fragmentation du récit classique et de l‟exposition de l‟artifice, mais surtout, grâce à la primauté
déclarée de la lecture ;94 ceux, représentés par Antoine Compagnon, qui la situent entre les deux
et semblent témoigner, à première vue, d‟une volonté de réconciliation entre deux positions
radicalement opposées.
Pourtant, selon Compagnon, cette place d‟entre deux de la Recherche trahit une
incohérence plus profonde, celle entre la théorie proustienne de l‟œuvre organique et sa pratique
216
d‟écrivain. Autrement dit, il considère Proust comme théoricien moderniste tout en étant
écrivain postmoderne, c'est-à-dire, avant son temps. Ce point de vue, caractérisé par un décalage
entre la théorie et la pratique, est partagé par beaucoup d‟autres critiques, parmi lesquels Paul de
Man, qui voit dans la Recherche la primauté théorique de la métaphore trahie par l‟importance
donnée à la métonymie, au lieu d‟y voir un élargissement catégorique de la métaphore.
Pour ma part, je suis de l‟avis de Compagnon en ce qui concerne la position d‟entre deux
de la Recherche, mais je considère cette position plutôt comme une tentative de réconciliation et
un fait de transition que comme une incohérence entre la théorie et la pratique proustiennes.
D‟ailleurs, mon analyse montre la double nature de la Recherche Ŕ à la fois comme œuvre
organique, c'est-à-dire métaphore, et comme artifice, ou métafiction postmoderne. De plus, mon
étude décèle le mécanisme de conciliation entre les deux. D‟une part, non seulement la
construction narrative et linguistique, mais aussi l‟analogie entre l‟œuvre d‟art et la métaphore,
font objet d‟autoréflexion dans la Recherche. D‟autre part, la métaphore sert de technique
autoréflexive, notamment dans la mise en abyme. En un mot, la métaphore et la métafiction
s‟impliquent et se reflètent l‟une l‟autre, ce qui fait mériter le terme « la métafiction de la
métaphore » à la Recherche. Mais à bien considérer les deux côtés de la similitude et de la
différence entre la Recherche et la métafiction postmoderne, on pourrait aussi légitimement
l‟appeler « la métaphore de la métafiction ».
217
86
Voir Henri Bergson, Matière et mémoire 203 : « Telle est en effet la marche régulière de la pensée
philosophique : nous partons de ce que nous croyons être l‟expérience, nous essayons des divers arrangements
possibles entre les fragments qui la composent apparemment, et devant la fragilité reconnue de toutes nos
constructions, nous finissons par renoncer à construire. Ŕ Mais il y aurait une dernière entreprise à tenter. Ce serait
d‟aller chercher l‟expérience à sa source, ou plutôt au-dessus de ce tournant décisif où, s‟infléchissant dans le sens
de notre utilité, elle devient proprement l‟expérience humaine. L‟impuissance de la raison spéculative, telle que
Kant l‟a démontrée, n‟est peut-être, au fond, que l‟impuissance d‟une intelligence asservie à certaines nécessités de
la vie corporelle et s‟exerçant sur une matière qu‟il a fallu désorganiser pour la satisfaction de nos besoins. Notre
connaissance des choses ne serait plus alors relative à la structure fondamentale de notre esprit, mais seulement à ses
habitudes superficielles et acquises, à la forme contingente qu‟il tient de nos fonctions corporelles et de nos besoins
inférieurs. La relativité de la connaissance ne serait donc pas définitive. En défaisant ce que ces besoins ont fait,
nous rétablirions l‟intuition dans sa pureté première et nous reprendrions contact avec le réel».
87
Voir Linda Hutcheon, Narcissistic Narrative 5: « Reading and writing belong to the processes of life as
much as they do to those of art. It is this realization that constitutes one side of the paradox of metafiction for the
reader. On the one hand, he is forced to acknowledge the artifice, the « art » of what he is reading; on the other,
explicit demands are made upon him, as a co-creator, for intellectual and affective responses comparable in scope
and intensity to those of his life experience. In fact, these responses are shown to be part of his life experience [. . .]
This two-way pull is the paradox of the reader. The text‟s own paradox is that it is both narcissistically selfreflexive and yet focused outward, oriented toward the reader. »
88
Voir Lucien Dällenbach, Le Récit spéculaire 74 : « Tout bien considéré, il n‟en est que deux
[caractéristiques] qui doivent être retenus : 1) le caractère réflexif d‟un énoncé ; 2) la qualité intra- ou
métadiégétique de celui-ci.»
89
Voir Michel Butor, Le roman comme recherche 10 : « Mais puisque dans la création romanesque, et dans
cette recréation qu‟est la lecture attentive, nous expérimentons un système complexe de significations très variées, si
le romancier cherche à nous faire part sincèrement de son expérience, si son réalisme est assez poussé, si la forme
qu‟il emploie est suffisamment intégrante, il est nécessairement amené à faire état de ces divers types de relations à
l‟intérieur même de son œuvre. Le symbolisme externe du roman tend à se réfléchir dans un symbolisme interne,
certaines parties jouant, par rapport à l‟ensemble, le même rôle que celui-ci par rapport à la réalité ». Voir aussi
Lucien Dällenbach, Le récit spéculaire 157 : « Cette réflexion de la réflexion s‟opère [. . .] par moyen des œuvres
insérées ; elles seules permettent de représenter la réflexion et son objet. Mais loin d‟être autonome, cette
réduplication s‟articule, [. . .] sur la réflexion du monde qui la suscite en la précédant ; moment d‟un procès dont elle
ne détient pas la raison, elle constitue l‟un des termes d‟une mise en relation qui peut s‟exprimer par le rapport de
proportionnalité suivant : Les « œuvre dans l’œuvre » réfléchissent le roman comme celui-ci réfléchit le réel ».
90
Dans la Recherche, le développement du personnage du docteur Cottard se mesure à sa
capacité d‟apprécier le jeu de mot. Tout au début d‟«Un amour de Swann », le docteur, prenant au sens littéral
l‟expression figurale : « Déclencher la mâchoire pour avoir trop ri », essaie de remettre la mâchoire à Mme
Verdurin. Plus tard, c‟est lui qui est devenu l‟émetteur principal des calembours : « Je n‟ai pas l‟habitude de répéter
deux fois mes ordonnances. Donnez-moi une plume. Et surtout au lait. Plus tard, quand nous aurons jugulé les
crises et l‟agrypnie, je veux bien que vous preniez quelques potages, puis des purées, mais toujours au lait, au lait.
Cela vous plaira, puisque l‟Espagne est à la mode, ollé, ollé ! (Les élèves connaissent bien ce calembour qu‟il faisait
à l‟hôpital chaque fois qu‟il mettait un cardiaque ou un hépatique au régime lacté). Ensuite vous reviendrez
progressivement à la vie commune. Mais chaque fois que la toux et les étouffements recommenceront, purgatifs,
lavage intestinaux, lit, lait » (I 498).
91
Antoine Compagnon considère le thème étymologique « un cas exceptionnel d‟introduction dans le
roman d‟un immense savoir constitué, détourné de sa fonction historique et géographique, rendu vain, transformé en
une manie » (Proust entre deux siècles 250).
92
Voir la Recherche IV 490: « Le lecteur a besoin de lire d‟une certaine façon pour bien lire, l‟auteur n‟a
pas à s‟en offenser mais au contraire à laisser la plus grande liberté au lecteur en lui disant : Regardez vous-même si
vous voyez mieux avec ce verre-ci, avec celui-là, avec cet autre ».
218
93
Dans son ouvrage critique Proust, Vincent Descombes partage ce point de vue en constatant
l‟impossibilité d‟appliquer le modèle du roman philosophique où « une partie du texte porte la pensée du roman tout
entier » à la Recherche. Voici son argument : « La première hypothèse, en dépit des apparences, ne correspond pas
aux intentions de Proust. Elle est ce que condamne justement Proust sous le nom d‟œuvre intellectuelle. Il nous dit
aussi que son roman est une construction, donc à considérer comme un tout. Il insiste que la pensée du livre (sa
vision) est à chercher dans le style. Si nous prenons au sérieux ces avertissement répétés, nous ne pouvons pas
extraire du récit les réflexions du narrateur pour y trouver la pensée du roman communiquée dans le roman luimême » (43).
94
Voir Margret E. Gray, Postmodern Proust 8: « A „postmodern Proust,‟ then, would be our writing or
production of Proust‟s text [. . .] from the vantage point of our contemporary understanding. Thus, such claims as
the assertion that style is a question of vision (IV 474) might now be read differently [. . .], style, rather than a
„question‟ of the writer‟s vision, might be read according to the reader’s vision. »
219
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