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PRÉLIMINAIRES
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PRÉLIMINAIRES
ƋťÅŻŻÅŸHORS-SÉRIE Voyage en Clitorie
masturber""5. On considère que cela permet d’évacuer
leurs pulsions. Cette pratique représente environ 30%
du chiffre d’affaires des praticiens, c’est une activité plus
que rentable. L’hystérie étant une maladie imaginaire,
les patientes ne peuvent pas en mourir… Mais technique-
ment, elles ne peuvent pas en guérir non plus.» Jackpot.
Le XIXesiècle n’étant pas à un paradoxe près, une
nouvelle pratique médicale apparaît aux États-Unis:
on veut empêcher les femmes de se masturber parce
que cela les éloignerait de la procréation, alors on
leur fait subir une ablation… des ovaires. Ovaires
sans lesquels, rappelons-le, on ne peut pas faire de
bébés. Mais c’est là que se niche la testostérone. Les
médecins moralistes en concluent que sans ovaires
la libido s’en va, et la masturbation avec elle.
Puis ce qui devait arriver arriva. Les médecins
pigent enfin que le plaisir féminin ne joue aucun rôle
dans la tambouille reproductive. Le clito est évacué
purement et simplement de leurs travaux. Le mot
sort même de certains dictionnaires! «La médecine
n’aimant pas ce qui est superflu, le XIXesiècle voit appa-
raître des théories darwinistes selon lesquelles le clitoris
est un organe voué à disparaître avec l’évolution de
l’espèce, ajoute l’historienne Aude Fauvel, spécialiste
de la sexualité féminine à l’Institut universitaire
d’histoire de la médecine et de la santé publique de
Lausanne. Certaines de ces théories stipulent même que
le clitoris est un vestige de la préhistoire et que si les
femmes noires en ont un (elles qui sont “peu évoluées”!),
il s’agit chez les femmes blanches d’une anomalie. Quoi
qu’il en soit, l’idée d’une pénétration érigée comme seule
source “normale” de plaisir féminin se développe, et la
psychanalyse vient en rajouter une couche.» C’est Freud
qui prend le relais dès 1905: il écrit que le plaisir
clitoridien est infantile et que la pénétration vaginale
est la seule forme de sexualité adulte. Il considère
que la masturbation est une activité masculine et
écrit d’ailleurs que «l’élimination de la sexualité clito-
ridienne est une condition du développement de la fémi-
nité»… Autrement dit, celle qui se tripoterait le clitoris
ne serait pas une vraie femme. Ses théories deviennent
très populaires dès 1925, et infusent tranquillement,
y compris dans la médecine.
L'idéologie contre la science
«Le premier à laisser l’idéologie l’emporter sur la science
est le psychiatre Richard von Krafft-Ebing, note Jean-
Claude Piquard. En 1886, dans Psychopathia sexualis
[un ouvrage qui sera réédité quatorze fois jusqu’en
1903], il décrit “un distinguo chronologique où deux
zones érogènes se succèdent dans la maturation de
l’individu: le clitoris chez la femme vierge; le vagin
et le col de l’utérus après la défloration”.» C’est ainsi
qu’il jette trois cent cinquante ans de savoir médical
avec l’eau du bain puisque, depuis 1559 et les travaux
de Colombo, tous les médecins reconnaissaient le
clitoris comme organe du plaisir féminin et les cher-
cheurs ayant repris le flambeau étaient unanimes sur
la très faible innervation sensitive du vagin.
Aude Fauvel rappelle que l’histoire de la médecine
n’est jamais unilatérale ni consensuelle. D’ailleurs,
elle note que cette période est aussi celle des premiers
discours féministes. «Il y a, au XIXesiècle, des femmes
médecins qui estiment que le plaisir féminin est aussi
important que le plaisir masculin. Elles soutiennent l’idée
que, sauf si l’on veut faire du mariage une sorte de viol
légal, il faut prendre en compte la satisfaction des femmes.
Ce discours s’accompagne d’un débat sur la sexualité non
reproductive, et donc d’un questionnement sur la contra-
ception. Derrière la répression visant le clitoris, je soup-
çonne qu’il y a eu un combat d’une partie des médecins
hommes, qui voyaient les femmes entrer dans la profession
et, avec elles, des patientes leur échapper. Ils essayaient
ainsi de prouver de toutes les manières possibles que les
femmes étaient des individus faibles dont les hommes
devaient absolument contrôler le corps.»
Effacement des manuels
Mais ces femmes médecins sont à l’époque des voix
dissidentes (d’affreuses féministes, n’est-ce pas), et
l’obscurantisme qui entoure le clitoris se poursuit
dans la littérature scientifique. «Quand on regarde
les manuels Gray’s Anatomy"
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, l’édition de 1901 montrait
un clitoris, plutôt proéminent même, qui disparaît com-
plètement dans l’édition de 1948, note Alessandra Cencin,
chercheuse en histoire de la médecine, spécialiste
du plaisir féminin et de ses représentations. C’est
l’exemple le plus flagrant d’effacement de la représenta-
tion anatomique du clitoris au XXesiècle.»
En 1953, à contre-courant du discours anticlitoris
dominant, le DrAlfred Kinsey publie aux États-Unis
Le Comportement sexuel des femmes, dans lequel il
démontre l’importance du clitoris. Il sera la cible de
nombreuses attaques. Plus tard, à partir des
années1960, c’est le duo William Masters et Virginia
Johnson (voir encadré «Pionniers d’Amérique»)
qui tentera de nouveau de ramener la sexologie à la
raison… sans être soutenus par leurs collègues méde-
cins. La plupart de ceux-ci décrient en effet leur
travail et les considèrent comme des pervers dégé-
nérés. Et, en 1976, quand la chercheuse en sciences
sociales Shere Hite publie son rapport sur la sexualité
féminine"7, elle est attaquée si violemment par la
société civile et les médias qu’elle finira par s’exiler
et renoncer à la nationalité américaine (voir encadré
«Le rapport qui fait peur»). Cachez ce clitoris dont
personne ne veut entendre parler!
C’est dans un contexte militant que ressurgit alors
le clitoris. «L’é vi ct io n cu lt urell e es t telle qu ’il fa ut re ve n-
diquer une subjectivité féministe pour parvenir à ramener
ces savoirs sur la scène publique, explique Alessandra
Cencin. Pendant une dizaine d’années, une équipe de
femmes [de la Federation of Feminist Women’s Health
Centers, ndlr] conduit des études sur le clitoris et propose
des planches anatomiques en 1981. Elles établissent, par
auto-examen de leurs sensations, des notions anatomiques
assez précises, notamment ce qu’elles nomment “l’éponge
périnéale”, qui se trouve entre le vagin et l’anus. Ce sont
les conclusions auxquelles arrivera O’Connell en 1998.»
Helen O’Connell est l’urologue australienne qui a
réalisé la première imagerie médicale du clitoris in
vivo"
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… «Non seulement la connaissance anatomique du
© HAUT ET COURT –UNIVERSAL HISTORY ARCHIVE/GETTY IMAGES
© JOSSE/LEEMAGE – ART SHAY/GETTY IMAGES
Marie Bonaparte vs le reste du monde
Il était une fois
une princesse, Marie
Bonaparte (photo ci-contre), obsédée
par son «accomplissement orgas-
mique». Elle pense sourir de frigidité
car elle ne parvient pas à atteindre l’or-
gasme vaginal, dont Freud dit qu’il est
le seul plaisir féminin qui vaille. En
contradiction totale avec ses théories,
elle estime que le psychanalyste pré-
sente un «complexe viril» et veut le
confronter. Elle échafaude alors un
stratagème pour le rencontrer: elle
invente un panel de deux cents
femmes * sur lequel elle s’appuie dans
un rapport concluant que la frigidité
féminine est causée par une trop
grande distance entre le gland du
clitoris et l’orice vaginal. La rencontre
a enn lieu en 1925. Marie Bonaparte
tient tête à Freud et poursuit sa quête
tout en devenant l’une de ses plus
proches disciples. Deux ans plus tard,
elle se rend en Suisse pour libérer son
clitoris: elle subira trois opérations
pour tenter de le repositionner **. «Les
hommes se sentent menacés par ce qui
aurait une apparence phallique chez
la femme, c’est pourquoi ils insistent
pour que le clitoris soit enlevé», écrira-
t-elle.U C. E.-R.
* La Revanche du clitoris, de Maïa
Mazaurette et Damien Mascret.
Éd. La Musardine, 2008, réédité en 2016.
** Les 200Clitoris de Marie Bonaparte,
d’Alix Lemel. Éd. Mille et une Nuits, 2010.
Pionniers d’Amérique
La série américaine Masters of Sex
a raconté pendant quatre saisons
l’histoire hallucinante de Virginia
Johnson et William Masters, pionniers
de la sexologie et couple mythique
(photo ci-contre). Quand ils entament
leurs recherches en observant leurs
patientes, godemiché entre les
cuisses, pour mesurer les eets phy-
siologiques de l’orgasme, c’est un
scandale! Il faut dire que tout cela
commence en 1957… On retient de
leurs recherches la découverte scien-
tifique de l’orgasme multiple et la
reconnaissance du clitoris. Mais l’ex-
ploit de ces deux experts, c’est d’avoir
fait figurer le sexe parmi les sujets
dediscussion admissibles en société.
Le divorce du couple en 1993, après
vingt et un ans de mariage, est vécu
par leurs nombreux admirateurs
comme un véritable cataclysme. Dans
une interview donnée au New York
Times en 1994, Virginia Johnson, alors
âgée de 69ans, raconte son étonne-
ment en découvrant les «tonnes de
lettres» reçues à l’annonce de la sépa-
ration. «C’est comme si mes parents
divorçaient», confie l’une d’elles.
«Comment pouvez-vous aider les
autres si vous ne pouvez pas vous
aider vous-mêmes?» pleurniche une
autre. Et la chercheuse d’ironiser:
«C’est drôle, les gens supposent que
nous avions forcément un problème
d’ordre sexuel!» U C. E.-R.
Dans Oh My God!, de la
réalisatrice Tanya Wexler,
le premier vibromasseur
de l’Histoire est l’objet
de toutes les convoitises…
À l’époque du DrCharcot,
représenté ici par
le peintre Pierre-André
Brouillet à la Salpêtrière
en 1887, on hésitait entre
masturbation et ablation
du clitoris pour apaiser
les hystériques.