Les titres en couleurs servent à guider la lecture et ne doivent en aucun cas figurer sur la copie. Introduction L’histoire peut être vue comme un ensemble de conditions qui nous sont imposées. Nul n’a choisi la date de sa naissance, son milieu familial, sa société, ni, plus généralement encore, l’époque où il vit. Il est donc compréhensible qu’un sentiment d’oppression soit parfois ressenti par la conscience individuelle. Ce constat est même susceptible d’être étendu à l’échelle de plusieurs générations. Le monde d’après 1945, par exemple, est nécessairement différent de celui qui précéda la guerre. Devons-nous pour autant accepter la thèse selon laquelle nous sommes prisonniers de notre histoire ? Celle-ci apparaîtrait alors comme une puissance fatale, étrangère à la volonté humaine. Mais quel est le fondement de cette idée ? N’est-il pas plutôt soutenable de dire que l’histoire est le produit des actions des hommes ? Il serait alors paradoxal que nous puissions être emprisonnés par ce que nous faisons. ©HATIER 1. Le sentiment d’enfermement A. Être prisonnier Un prisonnier est un être privé de liberté. Il subit des contraintes, c’est à dire l’action de forces qui s’opposent à ses désirs ou à sa volonté. Il n’agit pas par devoir, mais sous l’effet d’une nécessité, qui prend la forme d’obstacles physiques, assortie de la menace de sanctions encore plus dures si l’envie lui prenait de désobéir. Cela revient à dire qu’un être qui se sent prisonnier ne reconnaît pas la légitimité de ce qui pèse sur lui. Il le subit comme un phénomène dont il espère être délivré un jour. L’histoire peut-elle être assimilée à une prison dont nous serions les détenus ? Cela paraît vraisemblable. L’histoire est constituée d’époques qui s’enchaînent en évoluant. Ces périodes se définissent par un certain état des mœurs, des idées politiques, des techniques, des sciences, bref, un ensemble que l’on résume par le nom de civilisation et qui trace un cadre aux actions des hommes. Il est donc toujours possible qu’une conscience singulière se sente enfermée dans son époque. B. Le poids des circonstances Si nous suivons l’analyse de Tocqueville, la Révolution française peut apparaître comme un coup de tonnerre, mais l’étude du siècle qu’elle conclut montre qu’elle n’a pas surgi de rien. Tocqueville en étudie les causes et montre notamment comment les mentalités avaient été lentement mais sûrement gagnées à l’idée d’égalité universelle. La montée de la bourgeoisie dans tous les domaines de la vie publique rendait insupportable les privilèges d’une noblesse devenue inutile. Enfin le développement, par la monarchie elle-même, d’une administration efficace et centralisée, allait aussi servir les desseins de la nouvelle république. Il s’ensuit que tout n’est pas possible à n’importe quelle époque. Certains individus peuvent ainsi se sentir brimés par l’esprit de leur temps. Leur désir de liberté se heurte à la situation générale dans laquelle le hasard de la naissance les a placés. [Transition] Cette première détermination de la question pose toutefois problème. Ne risque-t-elle pas d’être schématique en opposant sans nuance l’individuel et le collectif ? 2. La valeur de ce sentiment A. La critique du sentiment d’enfermement Dans sa préface aux Principes de la philosophie du droit, Hegel affirme que « chacun est le fils de son temps ». Cette thèse apparaît banale, mais ses ©HATIER conséquences ne le sont pas. Hegel critique l’idée qu’une philosophie pourrait sauter par-dessus son époque, en soutenant que cet effort se condamne à n’engendrer que des chimères. Si une théorie entend dépasser son temps, elle ne sera qu’un caprice issu de l’imagination de son auteur. Le monde ainsi engendré par ce saut sera une pure abstraction, une fantaisie particulière aussi inconsistante qu’une empreinte dans de la cire molle. Hegel entend ainsi souligner qu’une pensée ou une action ne sont effectives qu’à la condition de s’inscrire dans leur époque, pour la modifier ou pour la comprendre dans ses traits essentiels. Le sentiment d’enfermement paraît de plus reposer sur une méprise. Comment pourrions-nous subir ce que nous produisons, que ce soit à un niveau individuel ou collectif ? L’énoncé du sujet parle de notre histoire. Il paraît donc contradictoire de prétendre que nous la vivions comme une puissance étrangère, semblable à la contrainte qu’un gardien exerce sur un détenu. B. L’aliénation Cependant, si la critique hégélienne incite à ne pas tomber dans une opposition schématique qui facilite les plaintes rapides du sentiment, il faut reconnaître la réalité du phénomène de l’aliénation. Cet état caractérise la situation de celui qui ne se reconnaît pas dans ce qu’il accomplit. L’individu se trouve ainsi placé dans une situation contradictoire et douloureuse. Il est comme un auteur dépossédé de son produit. Marx et Freud ont, chacun dans leur domaine, étudié la réalité de ce fait. L’analyse marxiste de l’économie politique montre que le travailleur dépense ses forces pour créer des richesses dont il sera spolié par les détenteurs des capitaux et de moyens de production. Sur le plan psychologique, Freud établit qu’un aliéné est quelqu’un qui engendre des pensées qu’il refuse de reconnaître comme étant les siennes. Or cette attitude est source de maux, car elle indique une soumission à l’égard d’événements passés ou de désirs insistants, que la personne s’efforce de nier mais qui reviennent sous la forme de symptômes. Le but de la cure psychanalytique est justement d’aider le malade à prendre conscience clairement de ce qu’il refoule afin qu’il cesse de le vivre confusément. Un trouble vécu change de statut dès lors qu’il est nommé, identifié. La personne peut alors devenir maîtresse de son histoire au lieu de la subir. Il semble donc avéré que nous pouvons être prisonniers de notre histoire. Nous n’avons pas le pouvoir de décider de tout ce qui nous arrive ou de tout ce à quoi nous participons. Un individu est toujours lié à des situations dont la maîtrise peut lui échapper largement, voire totalement. Dès lors, le sentiment d’emprisonnement n’est pas la plainte d’une conscience qui ©HATIER s’apitoie sur son sort, mais la manifestation d’une contradiction réelle et douloureusement vécue. [Transition] L’importance de ce phénomène incite à se demander si l’aliénation pourrait être un destin. Cela revient à prendre position sur le sens de notre histoire, individuelle ou collective. 3. Destin et liberté A. La pensée du destin Destiner, c’est attribuer un lot ou une part qui ne peut être échangé. Le destin s’oppose ainsi à la liberté puisque notre volonté ne peut rien y changer. Notre histoire nous apparaît alors comme un processus fatal dont les causes nous échappent et que nous ne pouvons que suivre. La pensée antique a développé ce thème. Le destin y est un processus qui se caractérise par le fait que les mêmes causes sont éternellement à l’œuvre et qu’elles produisent toujours les mêmes effets. Ainsi, la puissance de Troie fut détruite par les Grecs, lesquels succombèrent aux Romains qui perdront à leur tour leur empire. Nul ne peut régner à jamais, toutes les œuvres des hommes sont vouées à disparaître. Notre histoire serait donc comme une pièce de théâtre, dont les acteurs changent sans que la trame en soit modifiée. C’est un éternel recommencement, et la liberté humaine n’est qu’une illusion. Nous nous agiterions sans but. Nous pouvons toutefois répondre que cette causalité est extrêmement générale. Il est facile de dire que toute ce qui existe finira. Cela ne suffit pas à justifier l’idée de l’emprisonnement. Hegel dit justement du destin qu’il est « la conscience de soi-même mais comme d’un ennemi ». Cette définition montre qu’il n’y a pas de nécessité aveugle mais des hommes actifs, parfois étrangers à eux-mêmes, qui sentent que le sens de leur histoire leur échappe et qui en concluent qu’une puissance divine les domine inexorablement. B. La liberté en situation Il importe dès lors d’analyser plus précisément ce point. Nous sommes placés devant un phénomène étonnant. Les hommes agissent d’après des projets et des valeurs qui leur appartiennent. Ils créent leur propre histoire et se distinguent en cela des animaux, qui sont historiques mais ne le savent pas. L’humanité a conscience d’elle-même, elle a la mémoire de ses changements. Le temps historique est donc du domaine de l’esprit, non de la nature. Cependant, il reste vrai que tout n’est pas possible à n’importe quel moment ou dans n’importe quelle civilisation. Sartre a pensé ce paradoxe à partir du concept de situation. Nous sommes tous situés dans une époque, une société, une famille que nous n’avons pas choisies. Cela vaut pour ©HATIER l’individu comme à l’échelle d’une société, et même d’un état du monde. La situation est donc d’abord ce qui nous contient et semble s’imposer irrémédiablement à nous. Toutefois, une situation n’est pas un destin mais le résultat temporaire d’un ensemble de paramètres dont les hommes sont les auteurs. Elle est donc appelée à évoluer. Sartre développe ainsi une philosophie de l’action dans l’histoire où il apparaît que chaque génération ou chaque individu rencontre des conditions objectives d’existence qu’il n’a pas créées, mais qu’il est toujours possible de modifier en agissant. L’aliénation est donc le fait d’une liberté qui n’arrive pas à se réaliser, et non la marque d’une fatalité contre laquelle nous ne pourrions jamais rien. Notre histoire est ce que nous en faisons à travers des luttes, des oppositions, des projets. Elle réclame de notre part un engagement afin d’en être les acteurs plutôt que les spectateurs ou les patients. Conclusion Le sentiment d’être prisonnier de notre histoire est une donnée importante de l’expérience humaine. Nous avons vu qu’il pouvait résulter d’une complaisance à l’égard de soi, mais il est également apparu que le sujet était plus complexe. Il est vrai que les situations d’aliénation existent. Elles ne sont pas cependant la marque d’un destin. L’enjeu de cette question est donc de lutter contre les phénomènes d’aliénation qui font que certains hommes vivent leur condition comme une fatalité. ©HATIER