DOSSIER THÉMATIQUE La violence dans tous ses états Violence et prison Violence and prison M. Lacambre*, P. Courtet** M. Lacambre P. Courtet * Unité de consultation et de soins ambulatoires, maison d’arrêt de Villeneuve-lès-Maguelone, Villeneuve-lèsMaguelone. ** Département d’urgence et de posturgence psychiatrique, hôpital Lapeyronie, Montpellier. L a violence en prison est un phénomène complexe et polymorphe dont l’appréhension globale nécessite une approche pluridisciplinaire. Les lieux d’enfermement sont très différents d’un établissement à l’autre (maison d’arrêt, maison centrale, etc.) et, au sein d’un même lieu de détention, la situation d’une personne incarcérée varie extrêmement selon le statut (condamné, prévenu, mineur, etc.), le type d’infraction (agression sexuelle, grand banditisme, terrorisme, etc.) et les éventuels “aménagements” au cours de la peine (confinement, isolement, quartier disciplinaire, etc.). Nous aborderons, suivant une approche descriptive, la question de la violence chez les personnes majeures incarcérées, puis nous préciserons les liens entre violence et troubles psychiatriques pour élargir enfin notre réflexion aux déclinaisons de la violence en prison en France aujourd’hui. Approche descriptive des violences en milieu carcéral Il est particulièrement difficile d’évaluer le phénomène en France, les données statistiques étant Tableau I. Violences en milieu carcéral (d’après l’administration pénitentiaire). Le recensement a changé en 2007: établi initialement à partir d’une permanence téléphonique, il se fonde sur les comptes-rendus d’incidents des établissements depuis cette date (source : Rapport d’activité 2009 de la Direction de l’administration pénitentiaire). Type de violences 2005 2006 2007 2008 2009 Événements collectifs en détention 306 265 924 712 769 Agressions envers des codétenus 395 376 6 295 7 516 7 590 Agressions contre le personnel 572 550 10 261 12 836 15 028 124 | La Lettre du Psychiatre • Vol. VIII - no 5 - septembre-octobre 2012 parfois contradictoires selon les sources, le type de recueil ou la stratégie d’analyse (1, 2). Quoi qu’il en soit, la violence est un problème majeur, qui commence souvent avant même la détention. En effet, environ 1 personne sur 2 est incarcérée pour une infraction commise avec violence (53 % d’hommes, 45 % de femmes) et la violence se poursuit en détention, une augmentation constante en valeur absolue étant constatée au cours des dernières années (tableau I). Ces violences sont dirigées à la fois contre les personnes détenues et contre les personnels, principalement ceux de l’administration pénitentiaire (environ 2 fois plus). Les violences physiques sont les plus “visibles”, parmi lesquelles, en moyenne, 2 homicides par an dans les prisons françaises depuis 2006. Toutefois, ces statistiques étant fondées sur l’analyse des rapports d’incidents rédigés par l’administration pénitentiaire (1), nous formulons l’hypothèse d’un très grand nombre de violences non révélées par cet outil de mesure (chantage, vol, menace, racket, insulte, agression sexuelle, chute, etc.). Par exemple, une récente étude rétrospective américaine (3) réalisée dans les prisons de New York à partir de l’ensemble des coups et blessures constatés en détention montre que 66 % d’entre eux sont d’origine intentionnelle, avec pour principales causes les agressions entre personnes incarcérées (40 %), et ce que les auteurs (et probablement les victimes) ont pudiquement dénommé les “glissades et chutes” (pour 27 %). Par ailleurs, à partir de données nordaméricaines (4), on constate une incidence élevée de violences sexuelles (étude réalisée hors population mineure) avec, sur l’ensemble de la population carcérale prise en compte, 21,2 % de victimes de sexe féminin et 4,3 % de victimes de sexe masculin pour les violences commises entre détenus, d’une part, et 7,6 % de victimes de sexe masculin et 7,6 % de sexe féminin pour les violences sexuelles commises par des personnels de l’administration pénitentiaire d’autre part. Résumé La violence est un ensemble de comportements et de conduites fréquents en milieu carcéral qui s’expriment schématiquement selon 3 modalités : les agressions et violences importées du milieu libre et concentrées en détention, qui sont le fait classiquement de délinquants d’habitude ; les passages à l’acte violents, le plus souvent autoagressifs, des patients souffrant de troubles psychiatriques ; les violences institutionnelles secondaires aux rapports de force des protagonistes engagés dans le fonctionnement de l’institution prison. Les réponses, multiples, spécifiques et complémentaires, vont de la gestion de la crise à la prise en charge de la décompensation psychiatrique aiguë, en contribuant à participer au maintien de l’humanité de cet espace-temps hors de la cité. Il apparaît clairement que les auteurs de violences en milieu carcéral ne sont pas les personnes incarcérées pour les violences les plus graves (homicide), mais celles placées en détention à la suite d’infractions mineures plus ou moins accompagnées de violences (5). Enfin, à la lecture de différentes études réalisées au sein de notre établissement (maison d’arrêt de 590 places accueillant plus de 1 800 personnes par an, soit en moyenne 700 personnes présentes de manière continue), nous n’avons pas retrouvé d’association entre la présence de troubles mentaux et la réalisation d’infraction avec violences (6), mais plutôt une surreprésentation des patients souffrant de troubles psychiatriques et d’addictions dans le groupe de personnes incarcérées présentant des conduites suicidaires et/ou autoagressives (7). C’est pourquoi, au regard de la prévalence des troubles psychiatriques en milieu carcéral d’une part (8) et des représentations liées à la maladie mentale et à la dangerosité d’autre part, il convient de préciser les liens entre violence et affections psychiatriques en détention. Violences et troubles psychiatriques en prison Les dernières données épidémiologiques sur la prévalence des troubles psychiatriques dans les prisons françaises, qui datent de 2001 (8), confirment leur surreprésentation en milieu carcéral. Une personne détenue sur 3 présentait au moins un diagnostic psychiatrique, au premier rang desquels les troubles de l’humeur (17,9 % de syndrome dépressif majeur avec un risque surajouté de passage à l’acte suicidaire), les troubles anxieux (21,2 % avec un risque de raptus), les addictions (14 % avec un risque de passage à l’acte lors d’une intoxication ou d’un état de manque) et les troubles psychotiques (12,1 %). Étant donné cette prévalence élevée des affections psychiatriques en prison, le risque suicidaire doit être une préoccupation majeure en ce qui concerne le milieu carcéral français (9). En prison, le taux de suicide est toujours 6 à 7 fois supérieur à celui qui est observé dans la population générale, et les personnes les plus vulnérables aux conduites suicidaires sont évidemment celles présentant des troubles psychiatriques, en particulier des troubles de l’humeur et/ou des addictions, au premier rang desquelles l’alcoolo­ dépendance (7). Parallèlement à cette violence dirigée contre soi (suicide, tentatives de suicide, automutilations, intoxications, etc.), les violences dirigées contre des objets et/ou des tiers sont réalisées le plus souvent par des personnes présentant des troubles de la personnalité de type antisocial et/ou des troubles psychotiques. En pratique, la population carcérale repère assez rapidement ces derniers, évitant soigneusement ceux qui, trop imprévisibles, présentent des symptômes positifs évidents, et maltraitant les plus déficitaires (racket, obligation de recel ou contrainte de “faire la nourrice”, violences sexuelles, etc.). Des données issues de travaux américains qui comparent les taux de victimisation des personnes détenues selon la présence ou non de trouble psychiatrique confirment cette tendance à la survictimisation en milieu carcéral des patients souffrant de troubles psychiatriques (tableau II) [10, 11]. Pour mémoire, par comparaison avec la population carcérale, les violences sexuelles seraient presque 2 fois plus fréquentes sur des victimes masculines lorsqu’elles souffrent de troubles mentaux (15,1 % versus 8,5 %) ! Mots-clés Prison Psychiatrie en milieu carcéral Violences Suicide Agressions Summary Violence is a set of beha­viours and conducts frequently observed in prisons. Three main situations are observed: aggression and violence imported from the free world and exa­cerbated by detention, a condition typically found for usual offenders; violent and impulsive behaviours, usually self-harm, most frequently observed in patients with psychiatric disorders; institutional violence, a form of behaviour in response of the existing tensions towards the prison staff. A range of multiple, specific and complementary answers are proposed. They include crisis management, treatment of the acute psychiatric condition, as well as contributing to maintaining humanity in this space-time outside the city. Keywords Prison Psychiatry in prison Violences Suicide Aggressions Tableau II. Taux de victimisation en milieu carcéral avec ou sans trouble psychiatrique : comparaison des taux de victimisation sur 6 mois des personnes incarcérées dans les prisons américaines avec ou sans trouble psychiatrique (synthèse des travaux de Nancy Wolff [4] sur les violences sexuelles et de Cynthia Blitz [10] sur les violences physiques). Hommes incarcérés Femmes incarcérées Sans trouble psychiatrique Avec trouble psychiatrique Sans trouble psychiatrique Avec trouble psychiatrique Violences physiques 32,4 % 42,8 % 17,3 % 28,9 % Violences sexuelles 8,5 % 15,1 % 20,9 % 27,2 % La Lettre du Psychiatre • Vol. VIII - no 5 - septembre-octobre 2012 | 125 DOSSIER THÉMATIQUE La violence dans tous ses états Violence et prison Déclinaisons de la violence en prison La prison doit s’entendre ici au sens d’“institution totalitaire” (12). Nous distinguons la violence, force vitale engagée pour la survie psychique du sujet, de l’agressivité, forme érotisée de violence dirigée pour nuire ou détruire l’objet… voire soi-même (13). De manière intrinsèque, l’incarcération marque une rupture dans la vie d’un sujet plus ou moins préparé à cette épreuve dont la première violence, rendue nécessaire pour la société, est l’enfermement. Pour la personne incarcérée, outre la séparation et l’isolement qu’accompagne la privation de liberté, il s’agit d’accepter – au sens d’une intégration consciente pour le sujet – les fouilles (intégrales), les transferts, la cohabitation, voire la promiscuité, la paupérisation de besoins élémentaires (sexualité, alimentation, propreté, intimité, échanges sociaux, etc.), les parloirs (supposant la répétition de la séparation) et l’insécurité des cours de promenade. Sur le plan psychique, à l’expérience physique de claustration s’ajoute un vécu de perte d’identité (réduite à un chef d’inculpation et/ou un écrou), d’abandon et d’incertitude où la sensation de perte de contrôle sur sa propre existence et de soumission à l’arbitraire convoque une violence latente permanente qui s’exprime de manière très variable selon les sujets, leurs troubles et les circonstances de réalisation du passage à l’acte. Ce passage à l’acte violent qui s’impose alors au sujet, aux tiers (codétenus, professionnels) et à l’institution témoigne de la rupture épistémologique entre parole et action (14). La première victime accessible est le sujet lui-même, et plus exactement son corps : pour soulager les tensions (intoxications, scarifications à visée cathartique), marquer l’expérience de la détention (tatouage, piercing), se faire entendre (phlébotomie, ingestion de lames de rasoir, ampu- tation d’une phalange, grève de la faim, incendie de la cellule), voire disparaître (pendaison, phlébotomie). Le passage à l’acte violent est d’autant plus spectaculaire qu’il est sous-tendu par la nécessité, pour son auteur, de se faire entendre, c’est-à-dire de retrouver sa voix, une voie qui ne soit plus seulement une impasse anonyme. Ainsi, dans certains cas, c’est le corps d’un tiers qui peut servir de support à l’acte violent – par exemple la classique prise d’otage –, un peu comme si le (corps du) soignant était en quelque sorte “recyclé” par le preneur d’otage à des fins plus “utilitaires”, après l’échec de démarches auprès de l’institution carcérale (les soignants intervenant en milieu carcéral sont fréquemment visés [tableau III]). Outre ces violences inhérentes à l’incarcération, cohabitent toutes les formes d’agressions usuelles (insultes, menaces, vols, agressions physiques, etc.) concentrées dans une unité d’espace et de temps, constitutifs de l’univers carcéral, et qui participent ainsi à ce que certains auteurs appellent la “tension carcérale” (15). La violence étant synonyme de force, en prison, donc de respect, elle s’impose dans des rapports de force quotidiens, licites ou tacites, entre tous les protagonistes de la détention. Violence d’autant plus “naturelle” qu’elle participerait, d’un point de vue fantasmatique, à l’identité de l’univers carcéral : l’agression du “pointeur1”, la rébellion du mineur, le viol de l’homosexuel, etc. Pour l’ensemble des professionnels intervenant en milieu carcéral, la violence est une donnée intrinsèque consubstantielle à l’exercice en prison : violences quotidiennes des “usagers” (insultes, menaces, défis, dénigrements, chantages, agressions physiques, etc.) mais aussi parfois des 1 Il existe une sorte de hiérarchie du crime en prison, au bas de laquelle se trouvent les agresseurs sexuels, en particulier d’enfants. Appelés “pointeurs” ou “pointus”, ils sont la cible privilégiée d’agressions de la part des autres détenus et sont par conséquent regroupés au sein de bâtiments ou d’étages afin que leur protection puisse être assurée. Tableau III. Prises d’otages dans les prisons françaises en 2011 (source : AFP). Date Lieu Type d’établissement Durée de la prise d’otage (heures) Profession de la victime 18 octobre 2011 Montmédy (Meuse) Centre de détention 10 Médecin 15 septembre 2011 Grasse (Alpes-Maritimes) Maison d’arrêt 1 Infirmière 8 septembre 2011 Fleury-Mérogis (Essonne) Centre pour jeunes détenus 5 Psychologue 8 juillet 2011 Poissy (Yvelines) Maison centrale 4 Surveillant 12 avril 2011 Meyzieu (Rhône) Établissement pour mineurs 2 Éducatrice de la protection judiciaire de la jeunesse 126 | La Lettre du Psychiatre • Vol. VIII - no 5 - septembre-octobre 2012 DOSSIER THÉMATIQUE professionnels entre eux, voire de l’institution. En effet, l’incertitude, la perte de repères (cliniques et institutionnels) ainsi que la remise en question des pratiques sont autant de violences potentielles, en particulier sur le soin et les soignants. Ainsi, bien que les missions de soin aient été clairement établies (16) et déployées par des équipes hospitalières indépendantes de la justice et/ou de l’administration pénitentiaire, l’exercice en milieu carcéral est particulièrement complexe et ardu, pouvant transformer un partenariat nécessaire en une collaboration délétère pour le soin. Les sollicitations médicales autour de l’évaluation (diagnostic, pronostic, évaluation de la dangerosité, du risque auto- ou hétéro-agressif), du secret professionnel (commissions pluridisciplinaires uniques, cahier électronique de liaison), de la (non)-demande (validation médicale des placements en quartier disciplinaire, des affectations, des aménagements de peine, octroi de remises de peine en cas de suivi des auteurs de violences sexuelles, octroi de remises de peine supplémentaires en cas de soins) sont autant de mésusages potentiels du soignant et de ses missions en prison. Conclusion La violence est un phénomène intrinsèque à la prison peu étudié sur les plans médical et scientifique, aucune enquête de victimisation n’ayant été réalisée en milieu carcéral jusqu’à ce jour en France… Sur le plan clinique, il s’agit de repérer son origine et d’évaluer le risque d’un passage à l’acte pour apporter une réponse adaptée. Sur le plan pratique, toutes les violences ne relèvent pas de la psychiatrie. Enfin, sur le plan institutionnel, ce sont à la fois les compétences, les capacités et les qualités humaines des personnes engagées dans la vie de la prison (usagers et professionnels) qui pourront apporter les meilleures garanties de gestion d’un risque qui ne sera jamais nul. ■ Références bibliographiques 1. Direction de l’administration pénitentiaire. Rapport d’activité 2009/SD5/, version du 24 août 2010, http:// www.justice.gouv.fr/art_pix/Rapport_activite2_ DAP_2009.pdf/ 2. Observatoire international des prisons. Les conditions de détention en France. 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Bloc-notes Psychiatrie en milieu carcéral, de Pierre Thomas et Catherine Adins-Avinée (Paris : rapport du CPNLF, Elsevier Masson 2012, 140 pages) Pierre Thomas est professeur de psychiatrie adulte à la faculté de médecine, université de Lille II, et chef du SMPR au CHRU de Lille ; Catherine Adins-Avinée, praticien hospitalier-psychiatre, exerce au pôle de psychiatrie médecine légale et médecine en milieu ­péniten­tiaire et à l’université de Lille II. En 30 ans, la psychiatrie s’est progressivement éloignée de son image carcérale et s’est enrichie de nouvelles pratiques fondées sur l’alliance thérapeutique. Parallèlement, de plus en plus de détenus souffrant de pathologies psychiatriques sont incarcérés dans les prisons de France et d’Europe, et leurs besoins de soins et d’accompagnements excèdent les capacités de réponse des dispositifs en place. Qu’ont-ils en commun, ces patients qui entrent en prison, et pourquoi “échappent-ils” aux soins communautaires ? Plus de comorbidités, plus de précarité, des actes médico-légaux dont la pénalisation peut parfois paraître démesurée par rapport à l’acte et le contexte dans lequel il a été commis. Pourquoi la prison devient-elle le lieu de vie des patients psychiatriques marginalisés ? Les raisons de cette évolu- tion sont complexes et s’inscrivent dans l’articulation des politiques sociales et pénales avec les politiques de santé. Comment délivrer des soins en prison ? Quelle interaction est la plus adéquate avec les personnels de l’administration péniten­tiaire ? Cet ouvrage, rédigé par l’équipe du SMPR de Lille, fait l’état des lieux de l’accès aux soins des détenus dans les prisons françaises. Partout, les équipes des secteurs psychiatriques et des services médico-sociaux qui interviennent dans les établissements pénitentiaires ont mis en place, à partir des moyens dont elles disposent, des dispositifs de soin et d’accompagnement exemplaires. Parfois, ces équipes ont bénéficié d’un cadre légal comme dans les addictions ou dans la prévention des risques ; parfois il s’agit de créativité dans le recours aux psychothérapies, quant à l’abord de maltraitances, à l’accompagnement périnatal des femmes incarcérées ou encore lors de la prise en charge des auteurs de violences sexuelles dans un cadre légal plus flou qu’en milieu ouvert. Les intervenants en santé mentale trouveront ici des réponses à toutes les questions soulevées par les pratiques en milieu carcéral, La Lettre du Psychiatre - nola 5 -société. septembre-octobre 2012 | 127 • Vol. VIIIde questions qui concernent l’ensemble