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40 ans de Libération : des maos aux bobos
Categories : Dossiers, Médias
Date : 8 janvier 2014
L’histoire de Libération est avant tout l’histoire d’une génération. Alors que le quotidien
emblématique d’une certaine intelligentsia de gauche parisienne fête ses quarante ans,
c’est l’occasion pour l’OJIM de revenir sur son histoire, laquelle résume à elle seule la
formation, les mutations, le rayonnement et le déclin de toute une génération et son
idéologie dominante.
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Le journal fut fondé le 4 janvier 1973 dans le baptême d’une conférence de presse avec Sartre
pour parrain, au cours de laquelle Jean-Claude Vernier, Serge July et Philippe Gavi
annonçaient leur volonté de créer un nouveau type de presse émancipé de la pression des
banques et de la publicité, d’offrir au peuple un journal qui ne le méprise pas mais libère sa
parole. Quarante ans plus tard, Libé, contrôlé par Édouard de Rothschild, homme d’affaires
héritier du célèbre banquier, est devenu précisément le symbole d’une doxa essentiellement
partagée par les élites médiatico-politiques, combat la « libération de la parole » et craint plus
que tout le déchaînement des bas instincts du peuple. Comment un tel renversement a-t-il pu
se produire ? C’est qu’à l’analyse, l’histoire de Libération traduit, plutôt qu’un quelconque
mouvement d’émancipation du peuple, celui de l’avènement d’une nouvelle classe dirigeante
et de son idéologie, celle de babyboomers galvanisés par mai 68 qui allaient prendre le pouvoir
dans de nombreux secteurs clés de la société française et l’exercer presque sans partage à
partir des années 80. L’histoire de Libé, c’est donc avant tout celle d’une génération,
aujourd’hui épuisée, déclinante, menacée, qui avait succédé à celle forgée par la Résistance et
le mythe gaullien. Tout commence toujours par un mythe : celui qui amorcera l’ascension
de Libé et des babyboomers, c’est mai 68, et c’est d’ici qu’il faut partir pour raconter leur
histoire.
Dans le feu d’une révolution manquée
Si mai 68 nous paraît a posteriori une révolution accomplie, une rupture décisive après quoi
s’est imposée une nouvelle morale, une nouvelle élite et un nouveau rapport au monde, il faut
néanmoins garder à l’esprit que tel ne fut pas le sentiment des protagonistes de cette «
révolution » après que les événements se furent produits. Et c’est bien compréhensible : les
émeutes étudiantes de mai sont suivies, le 30 mai, par une manifestation monstre d’un million
de personnes en soutien au Général, et par la victoire éclatante de ce dernier aux élections
législatives du 23 et 30 juin. Les étudiants trotskystes et maos, qui désiraient la révolution au
sens de celle d’octobre 17 en Russie, ne laissent après leur action qu’un pouvoir renforcé
dans sa légitimité et sont renvoyés à leurs chères études, comme si venait simplement de
sonner la fin de la récréation. Si les idées de mai 68 vont bel et bien finir par triompher, ce sera
donc par un biais indirect. La révolution aura lieu, mais sous la forme d’une revanche sur cette
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révolution manquée. D’une certaine manière, le cas de figure est presque à l’opposé de celui
qu’on put observer avec la Révolution française, où une révolution politique radicale acheva la
longue diffusion des idées des Lumières. A l’inverse, c’est à partir de l’échec d’une révolution
politique que vont se diffuser les idées de 68 et que celles-ci vont bouleverser la société
française sous l’égide, notamment, d’un quotidien mythique : Libération.
La Gauche prolétarienne
Dans l’émission de France Culture, « Concordances des temps », datant du 25 novembre 2006,
Jean-Claude Vernier, l’un des fondateurs de Libé, et Laurent Martin, spécialiste de l’histoire
des médias, nous offrent un éclairage passionnant sur la naissance du quotidien. Celle-ci a
donc lieu, comme nous le raconte ce dernier, dans « un climat extrêmement tendu, puisque
depuis 68, ceux qui ont espéré le Grand Soir et qui ne l’ont pas vu se réaliser, essaient de
prolonger cette espèce de tension et de passion révolutionnaire (…). Donc, un certain nombre de
gens qui n’ont pas abandonné leur rêve de 68 fondent des journaux, fondent des
groupuscules, en particulier le groupe (…) de la Gauche prolétarienne, qui est un de ces
groupes gauchistes nés non pas pendant mai 68, mais dans le sillage de mai 68. » Serge July
appartient alors à ce groupuscule clandestin (car interdit par le ministre de l’intérieur de
l’époque, Raymond Marcellin), où il agit sous pseudonyme, et se trouve donc clairement dans
un cadre d’activisme révolutionnaire.
L’affaire de Bruay-en-Artois
Une anecdote que rapporte l’historien nous éclaire sur l’atmosphère qui règne dans ces
franges militantes : Serge July, jugé trop mondain par ses camarades, est envoyé à Douai en
janvier 71 pour « s’imprégner de la base ». Là, il prend parti avec son groupe dans l’affaire de
Bruay-en-Artois : « c’est une affaire finalement assez sordide, une fillette qui est violée et
assassinée dans le coron et évidemment les gens de ce groupe maoïste pensent que le
coupable est tout désigné, il s’agit d’un notaire… » Serge July écrit alors dans La Cause du
peuple, que le notaire, Mr. Leroy, est forcément coupable puisque le soir du meurtre, il
mangeait huit cent grammes de viande… Dans un réflexe essentialiste et par une argumentation
tautologique aussi simpliste que ceux qui poussaient les intellectuels antisémites à désigner
Dreyfus coupable parce que juif, Leroy est coupable parce que bourgeois, et l’instinct
épurateur qui en découle est également assez effrayant. Ainsi, se référant à un article
du Nouvel Observateur de mars 1981, Jean-Noël Jeanneney, l’animateur de « Concordances
de temps », rapporte comment July aurait répliqué à une militante émettant des doutes quant au
fait de désigner le notaire à la vindicte populaire : « c’est parce que tu as peur, toi, fille de
bourgeois, de voir la tête de ton père au bout d’une pique. ». L’affaire restera en tout cas
classée sans suite.
L’APL du 18 juin 1971
Il ne s’agit pas ici, à l’instar des méthodes pratiquées par certains journalistes de gauche, de
faire porter à July aujourd’hui les errements radicaux de sa jeunesse, d’autant qu’il voulut
rapidement Libération en rupture avec ces pratiques, mais simplement de donner à comprendre
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l’atmosphère qui présida à la naissance du quotidien. Libération va en effet représenter une
mutation, en phases successives, de cet élan révolutionnaire violent des origines. Et la
première phase de cette mutation, c’est la création de l’APL, l’Agence de Presse Libération, le
18 juin 1971. La date, bien évidemment, n’est pas anodine, mais exprime clairement la
manière dont l’agence se définit en situation de résistance contre le pouvoir. Elle permet
également à l’APL de substituer, en quelque sorte, le symbole qu’elle voudrait devenir au
symbole qui fonde le prestige du pouvoir gaulliste, l’appel du 18 juin 1940. L’APL commence
du reste déjà à agir, moins comme un organe de lutte radicale, que comme un relais entre la
marge et les institutions. Laurent Martin, toujours : « Disons que l’APL avait vocation a fournir
les informations (…) sur tout le mouvement social qui se déroulait à l’époque non seulement à la
presse militante, qui, elle, existait déjà depuis 1968 (…), mais aussi à la presse dite bourgeoise,
à la presse traditionnelle, à la presse classique. »
Du deuil de 68 à une nouvelle stratégie de conquête
Or, l’un des événements qui va faire connaître l’APL au grand public est justement celui qui
amorce le basculement définitif de la lutte immédiate à la lutte médiatique. En mars 1972, Pierre
Overney, militant maoïste de Renault, de l’usine de Flins, est abattu de sang froid par le chef
du service d’ordre lors d’une altercation. La direction plaide la légitime défense, mais un jeune
lycéen a pu prendre des photos du drame et, via l’APL, celles-ci vont être diffusées dans les
grands médias et démentir totalement les allégations de la firme. Coup de maître pour
l’agence, donc. Mais d’un autre côté, si les obsèques de Pierre Overney, le 4 mars, sont
suivies par deux cent mille personnes, « certains y ont vu les obsèques du mouvement de 68
», explique Jean-Noël Jeanneney. Et Laurent Martin de préciser : « Quelqu’un comme Benny
Lévy, Pierre Victor, le chef de la Gauche prolétarienne, sent qu’il y a un danger de
basculement dans la révolte violente qui va causer des morts. Donc, il va essayer d’infléchir le
mouvement maoïste en particulier vers, disons, d’autres formes d’action, et en particulier le
journalisme. » De l’Agence de Presse Libération va naître, l’année suivante, le quotidien du
même nom.
Libération : une synthèse sous le patronage de Sartre
Cet « infléchissement », qui doit à la fois, désormais, éviter la révolution violente et atteindre ses
objectifs par d’autres moyens, s’affirmera grâce à un amalgame entre l’option qu’incarne
Jean-Claude Vernier et celle que représente Philippe Gavi, un ancien d’HEC. La première
consisterait à « faire un journal par le peuple, pour le peuple, et dont le contenu serait composé
essentiellement des informations que feraient remonter les militants des comités Libération,
puisqu’on passe finalement sans transition quasiment des comités mao aux comités Libération
» (Laurent Martin). La seconde est de faire un journal professionnel capable de rivaliser avec la
presse traditionnelle. Et c’est Serge July qui va accomplir la synthèse, de par sa légitimité de
militant maoïste, en ralliant finalement la seconde option. La synthèse a lieu sous le haut
patronage de Jean-Paul Sartre qui définit ainsi, face à Jacques Chancel sur France Inter, en
1973, les objectifs du journal : « Nous avons une seule opinion certaine, nous croyons à la
démocratie directe et nous voulons que le peuple parle au peuple. » Quand Jacques Chancel
fait remarquer au philosophe, qu’en termes de diversité d’opinions, la rédaction
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de Libération ne compte pas de gens de droite, celui-ci lui rétorque : « Il est évident que les
gens de droite n’ont pas dans l’idée de donner la parole au peuple. » Encore une tautologie
d’époque qui ne peut aujourd’hui que nous faire sourire, à l’heure où le sociologue Christophe
Guilluy montre comment le socle électoral de la gauche est essentiellement constitué des
classes aisées des grandes villes profitant de la mondialisation capitaliste… Néanmoins, ce
besoin de « démocratie directe » peut sembler parfaitement légitime au début des années 70,
alors que l’ORTF s’assimile peu ou prou à un média d’État aux mains du régime gaulliste.
Première version : l’utopie 70’s
Le journal qui naît alors est en parfaite adéquation avec l’esprit de cette jeunesse révélée à
l’Histoire en mai 68 : utopiste, manichéenne, éprouvant une certaine fascination pour les
totalitarismes de gauche, mais plutôt vertueuse quant à ses principes. Tandis que des étudiants
hippies fondent des communautés ou abandonnent leur carrière promise pour aller élever des
chèvres en Ardèche, les journalistes de Libé, ne subvenant à leurs besoins que grâce aux
contributions de leurs lecteurs (donc très mal), ne pratiquent aucune hiérarchie des salaires et
s’organisent eux-mêmes selon un système de démocratie directe. « Serge July lui-même est à
la tête vaguement d’une direction qui n’ose pas dire son nom : on l’appelle une "unité de
décision" », explique Laurent Martin. Tout cela est également typique d’un certain contexte
socio-économique : nous sommes dans la dernière décennie des « trente glorieuses », le culte
de la consommation provoque des réactions de rejet bien compréhensibles, et dans le même
temps, la prospérité du pays ne permet pas de soulever des masses miséreuses pour faire la
révolution. Reste une grande latitude pour expérimenter, sans crainte réelle de l’avenir, des
solutions alternatives. La nostalgie des révolutions violentes porte Libé à saluer la victoire des
Khmers rouges en avril 75, en plaçant en une : « Phnom Penh : sept jours de fête pour une
libération. » Le journal qui se fera porte-flambeau de la lutte prétendument antifasciste, se
réjouit donc, à l’époque, de l’avènement d’un régime qui exterminera en quelques années
plus de 20% de la population de son pays…
Le social ou les mœurs
Libération est véritablement le lieu où se vit la mutation de la gauche moderne. Aussi, dès les
années 70, s’amorce ce mouvement de transition de la lutte sociale à la question des mœurs. Si
l’« Affaire Lip », en 1974, permet au journal de réaliser un beau travail sur le terrain et
d’accompagner cette aventure assez émouvante d’ouvriers licenciés qui reprennent en main
leur propre usine en se lançant dans l’autogestion, une crise s’ensuit pourtant au sein de la
rédaction, entre militants purs et durs d’un côté, et tenants du journalisme professionnel de
l’autre, menant au remplacement progressif des premiers, du moins les plus intransigeants
d’entre eux. Déjà, toutefois, la lutte se déplace sur le terrain des mœurs : le féminisme,
l’homosexualité et… la pédophilie (qui a – littéralement – « bonne presse » dans les années 70)
deviennent des dossiers importants pour la rédaction. Quitte à créer une rupture avec le lectorat
ouvrier, comme en témoigne encore Laurent Martin : « Ils (certains rédacteurs de Libération) se
heurtent effectivement à cette autre fraction de la rédaction qui sont les maos et qui, eux, voient
d’un assez mauvais œil, finalement, cette émancipation par le corps en particulier, considérant
qu’il y a là un danger d’effrayer les masses ouvrières, qui n’ont pas cet affranchissement par
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