40 ans de Libération : des maos aux bobos

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40 ans de Libération : des maos aux bobos
Categories : Dossiers, Médias
Date : 8 janvier 2014
L’histoire de Libération est avant tout l’histoire d’une génération. Alors que le quotidien
emblématique d’une certaine intelligentsia de gauche parisienne fête ses quarante ans,
c’est l’occasion pour l’OJIM de revenir sur son histoire, laquelle résume à elle seule la
formation, les mutations, le rayonnement et le déclin de toute une génération et son
idéologie dominante.
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Le journal fut fondé le 4 janvier 1973 dans le baptême d’une conférence de presse avec Sartre
pour parrain, au cours de laquelle Jean-Claude Vernier, Serge July et Philippe Gavi
annonçaient leur volonté de créer un nouveau type de presse émancipé de la pression des
banques et de la publicité, d’offrir au peuple un journal qui ne le méprise pas mais libère sa
parole. Quarante ans plus tard, Libé, contrôlé par Édouard de Rothschild, homme d’affaires
héritier du célèbre banquier, est devenu précisément le symbole d’une doxa essentiellement
partagée par les élites médiatico-politiques, combat la « libération de la parole » et craint plus
que tout le déchaînement des bas instincts du peuple. Comment un tel renversement a-t-il pu
se produire ? C’est qu’à l’analyse, l’histoire de Libération traduit, plutôt qu’un quelconque
mouvement d’émancipation du peuple, celui de l’avènement d’une nouvelle classe dirigeante
et de son idéologie, celle de babyboomers galvanisés par mai 68 qui allaient prendre le pouvoir
dans de nombreux secteurs clés de la société française et l’exercer presque sans partage à
partir des années 80. L’histoire de Libé, c’est donc avant tout celle d’une génération,
aujourd’hui épuisée, déclinante, menacée, qui avait succédé à celle forgée par la Résistance et
le mythe gaullien. Tout commence toujours par un mythe : celui qui amorcera l’ascension
de Libé et des babyboomers, c’est mai 68, et c’est d’ici qu’il faut partir pour raconter leur
histoire.
Dans le feu d’une révolution manquée
Si mai 68 nous paraît a posteriori une révolution accomplie, une rupture décisive après quoi
s’est imposée une nouvelle morale, une nouvelle élite et un nouveau rapport au monde, il faut
néanmoins garder à l’esprit que tel ne fut pas le sentiment des protagonistes de cette «
révolution » après que les événements se furent produits. Et c’est bien compréhensible : les
émeutes étudiantes de mai sont suivies, le 30 mai, par une manifestation monstre d’un million
de personnes en soutien au Général, et par la victoire éclatante de ce dernier aux élections
législatives du 23 et 30 juin. Les étudiants trotskystes et maos, qui désiraient la révolution au
sens de celle d’octobre 17 en Russie, ne laissent après leur action qu’un pouvoir renforcé
dans sa légitimité et sont renvoyés à leurs chères études, comme si venait simplement de
sonner la fin de la récréation. Si les idées de mai 68 vont bel et bien finir par triompher, ce sera
donc par un biais indirect. La révolution aura lieu, mais sous la forme d’une revanche sur cette
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révolution manquée. D’une certaine manière, le cas de figure est presque à l’opposé de celui
qu’on put observer avec la Révolution française, où une révolution politique radicale acheva la
longue diffusion des idées des Lumières. A l’inverse, c’est à partir de l’échec d’une révolution
politique que vont se diffuser les idées de 68 et que celles-ci vont bouleverser la société
française sous l’égide, notamment, d’un quotidien mythique : Libération.
La Gauche prolétarienne
Dans l’émission de France Culture, « Concordances des temps », datant du 25 novembre 2006,
Jean-Claude Vernier, l’un des fondateurs de Libé, et Laurent Martin, spécialiste de l’histoire
des médias, nous offrent un éclairage passionnant sur la naissance du quotidien. Celle-ci a
donc lieu, comme nous le raconte ce dernier, dans « un climat extrêmement tendu, puisque
depuis 68, ceux qui ont espéré le Grand Soir et qui ne l’ont pas vu se réaliser, essaient de
prolonger cette espèce de tension et de passion révolutionnaire (…). Donc, un certain nombre de
gens qui n’ont pas abandonné leur rêve de 68 fondent des journaux, fondent des
groupuscules, en particulier le groupe (…) de la Gauche prolétarienne, qui est un de ces
groupes gauchistes nés non pas pendant mai 68, mais dans le sillage de mai 68. » Serge July
appartient alors à ce groupuscule clandestin (car interdit par le ministre de l’intérieur de
l’époque, Raymond Marcellin), où il agit sous pseudonyme, et se trouve donc clairement dans
un cadre d’activisme révolutionnaire.
L’affaire de Bruay-en-Artois
Une anecdote que rapporte l’historien nous éclaire sur l’atmosphère qui règne dans ces
franges militantes : Serge July, jugé trop mondain par ses camarades, est envoyé à Douai en
janvier 71 pour « s’imprégner de la base ». Là, il prend parti avec son groupe dans l’affaire de
Bruay-en-Artois : « c’est une affaire finalement assez sordide, une fillette qui est violée et
assassinée dans le coron et évidemment les gens de ce groupe maoïste pensent que le
coupable est tout désigné, il s’agit d’un notaire… » Serge July écrit alors dans La Cause du
peuple, que le notaire, Mr. Leroy, est forcément coupable puisque le soir du meurtre, il
mangeait huit cent grammes de viande… Dans un réflexe essentialiste et par une argumentation
tautologique aussi simpliste que ceux qui poussaient les intellectuels antisémites à désigner
Dreyfus coupable parce que juif, Leroy est coupable parce que bourgeois, et l’instinct
épurateur qui en découle est également assez effrayant. Ainsi, se référant à un article
du Nouvel Observateur de mars 1981, Jean-Noël Jeanneney, l’animateur de « Concordances
de temps », rapporte comment July aurait répliqué à une militante émettant des doutes quant au
fait de désigner le notaire à la vindicte populaire : « c’est parce que tu as peur, toi, fille de
bourgeois, de voir la tête de ton père au bout d’une pique. ». L’affaire restera en tout cas
classée sans suite.
L’APL du 18 juin 1971
Il ne s’agit pas ici, à l’instar des méthodes pratiquées par certains journalistes de gauche, de
faire porter à July aujourd’hui les errements radicaux de sa jeunesse, d’autant qu’il voulut
rapidement Libération en rupture avec ces pratiques, mais simplement de donner à comprendre
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l’atmosphère qui présida à la naissance du quotidien. Libération va en effet représenter une
mutation, en phases successives, de cet élan révolutionnaire violent des origines. Et la
première phase de cette mutation, c’est la création de l’APL, l’Agence de Presse Libération, le
18 juin 1971. La date, bien évidemment, n’est pas anodine, mais exprime clairement la
manière dont l’agence se définit en situation de résistance contre le pouvoir. Elle permet
également à l’APL de substituer, en quelque sorte, le symbole qu’elle voudrait devenir au
symbole qui fonde le prestige du pouvoir gaulliste, l’appel du 18 juin 1940. L’APL commence
du reste déjà à agir, moins comme un organe de lutte radicale, que comme un relais entre la
marge et les institutions. Laurent Martin, toujours : « Disons que l’APL avait vocation a fournir
les informations (…) sur tout le mouvement social qui se déroulait à l’époque non seulement à la
presse militante, qui, elle, existait déjà depuis 1968 (…), mais aussi à la presse dite bourgeoise,
à la presse traditionnelle, à la presse classique. »
Du deuil de 68 à une nouvelle stratégie de conquête
Or, l’un des événements qui va faire connaître l’APL au grand public est justement celui qui
amorce le basculement définitif de la lutte immédiate à la lutte médiatique. En mars 1972, Pierre
Overney, militant maoïste de Renault, de l’usine de Flins, est abattu de sang froid par le chef
du service d’ordre lors d’une altercation. La direction plaide la légitime défense, mais un jeune
lycéen a pu prendre des photos du drame et, via l’APL, celles-ci vont être diffusées dans les
grands médias et démentir totalement les allégations de la firme. Coup de maître pour
l’agence, donc. Mais d’un autre côté, si les obsèques de Pierre Overney, le 4 mars, sont
suivies par deux cent mille personnes, « certains y ont vu les obsèques du mouvement de 68
», explique Jean-Noël Jeanneney. Et Laurent Martin de préciser : « Quelqu’un comme Benny
Lévy, Pierre Victor, le chef de la Gauche prolétarienne, sent qu’il y a un danger de
basculement dans la révolte violente qui va causer des morts. Donc, il va essayer d’infléchir le
mouvement maoïste en particulier vers, disons, d’autres formes d’action, et en particulier le
journalisme. » De l’Agence de Presse Libération va naître, l’année suivante, le quotidien du
même nom.
Libération : une synthèse sous le patronage de Sartre
Cet « infléchissement », qui doit à la fois, désormais, éviter la révolution violente et atteindre ses
objectifs par d’autres moyens, s’affirmera grâce à un amalgame entre l’option qu’incarne
Jean-Claude Vernier et celle que représente Philippe Gavi, un ancien d’HEC. La première
consisterait à « faire un journal par le peuple, pour le peuple, et dont le contenu serait composé
essentiellement des informations que feraient remonter les militants des comités Libération,
puisqu’on passe finalement sans transition quasiment des comités mao aux comités Libération
» (Laurent Martin). La seconde est de faire un journal professionnel capable de rivaliser avec la
presse traditionnelle. Et c’est Serge July qui va accomplir la synthèse, de par sa légitimité de
militant maoïste, en ralliant finalement la seconde option. La synthèse a lieu sous le haut
patronage de Jean-Paul Sartre qui définit ainsi, face à Jacques Chancel sur France Inter, en
1973, les objectifs du journal : « Nous avons une seule opinion certaine, nous croyons à la
démocratie directe et nous voulons que le peuple parle au peuple. » Quand Jacques Chancel
fait remarquer au philosophe, qu’en termes de diversité d’opinions, la rédaction
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de Libération ne compte pas de gens de droite, celui-ci lui rétorque : « Il est évident que les
gens de droite n’ont pas dans l’idée de donner la parole au peuple. » Encore une tautologie
d’époque qui ne peut aujourd’hui que nous faire sourire, à l’heure où le sociologue Christophe
Guilluy montre comment le socle électoral de la gauche est essentiellement constitué des
classes aisées des grandes villes profitant de la mondialisation capitaliste… Néanmoins, ce
besoin de « démocratie directe » peut sembler parfaitement légitime au début des années 70,
alors que l’ORTF s’assimile peu ou prou à un média d’État aux mains du régime gaulliste.
Première version : l’utopie 70’s
Le journal qui naît alors est en parfaite adéquation avec l’esprit de cette jeunesse révélée à
l’Histoire en mai 68 : utopiste, manichéenne, éprouvant une certaine fascination pour les
totalitarismes de gauche, mais plutôt vertueuse quant à ses principes. Tandis que des étudiants
hippies fondent des communautés ou abandonnent leur carrière promise pour aller élever des
chèvres en Ardèche, les journalistes de Libé, ne subvenant à leurs besoins que grâce aux
contributions de leurs lecteurs (donc très mal), ne pratiquent aucune hiérarchie des salaires et
s’organisent eux-mêmes selon un système de démocratie directe. « Serge July lui-même est à
la tête vaguement d’une direction qui n’ose pas dire son nom : on l’appelle une "unité de
décision" », explique Laurent Martin. Tout cela est également typique d’un certain contexte
socio-économique : nous sommes dans la dernière décennie des « trente glorieuses », le culte
de la consommation provoque des réactions de rejet bien compréhensibles, et dans le même
temps, la prospérité du pays ne permet pas de soulever des masses miséreuses pour faire la
révolution. Reste une grande latitude pour expérimenter, sans crainte réelle de l’avenir, des
solutions alternatives. La nostalgie des révolutions violentes porte Libé à saluer la victoire des
Khmers rouges en avril 75, en plaçant en une : « Phnom Penh : sept jours de fête pour une
libération. » Le journal qui se fera porte-flambeau de la lutte prétendument antifasciste, se
réjouit donc, à l’époque, de l’avènement d’un régime qui exterminera en quelques années
plus de 20% de la population de son pays…
Le social ou les mœurs
Libération est véritablement le lieu où se vit la mutation de la gauche moderne. Aussi, dès les
années 70, s’amorce ce mouvement de transition de la lutte sociale à la question des mœurs. Si
l’« Affaire Lip », en 1974, permet au journal de réaliser un beau travail sur le terrain et
d’accompagner cette aventure assez émouvante d’ouvriers licenciés qui reprennent en main
leur propre usine en se lançant dans l’autogestion, une crise s’ensuit pourtant au sein de la
rédaction, entre militants purs et durs d’un côté, et tenants du journalisme professionnel de
l’autre, menant au remplacement progressif des premiers, du moins les plus intransigeants
d’entre eux. Déjà, toutefois, la lutte se déplace sur le terrain des mœurs : le féminisme,
l’homosexualité et… la pédophilie (qui a – littéralement – « bonne presse » dans les années 70)
deviennent des dossiers importants pour la rédaction. Quitte à créer une rupture avec le lectorat
ouvrier, comme en témoigne encore Laurent Martin : « Ils (certains rédacteurs de Libération) se
heurtent effectivement à cette autre fraction de la rédaction qui sont les maos et qui, eux, voient
d’un assez mauvais œil, finalement, cette émancipation par le corps en particulier, considérant
qu’il y a là un danger d’effrayer les masses ouvrières, qui n’ont pas cet affranchissement par
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rapport aux normes morales… » Affranchissement tel, à l’époque, que les célèbres « petites
annonces » de Libé, rédigées dans un langage très cru, peuvent être ouvertement pédophiles,
tandis que certains articles sont gaiement titrés : « Câlins enfantins ». En 2010, au sujet d’un
documentaire à charge contre l’Église catholique réalisé par Paul Moreira, Ondine Millot titre
dans Libé : « Quand l’Église se tait ». On ne peut que convenir qu’au contraire de l’Église,
Libé, durant des années, ne s’était pas tu au sujet de la pédophilie, mais en avait claironné la
promotion.
La fin du premier Libé
Mais la fin des années 70 va signifier pour Libération, comme pour toute la génération que le
journal incarne de manière symptomatique, la fin des utopies. D’abord, cesse la complaisance
que le journal entretenait pour le terrorisme (s’il était d’extrême gauche). Après avoir refusé de
condamner les actions de la fameuse RAF (Fraction Armée Rouge) de la bande à Baader, Libé
finit par titrer en une : « RAF/RFA, la guerre des monstres », le 18 octobre 1977, suite au
carnage final des terroristes. Ce changement de cap ne se fera pas sans provoquer l’ire de
nombreux lecteurs qui viennent faire le siège du journal. Mais Serge July ne cède pas. Celui-ci,
d’ailleurs, dès 1978, devient un invité régulier du Club de la presse, et par là, la figure
émergente d’une rédaction censée être composée exclusivement d’égaux. Le mouvement
s’accélère et sont rapidement sapés tous les principes fondateurs du premier Libé. Plus de
mode autogestionnaire, re-hiérarchisation des salaires et des postes, introduction de la publicité
et de capitaux extérieurs… De février à mai 1981, le journal cesse de paraître, se restructure et
ressurgit sous une forme tout à fait neuve, du côté de la presse classique et mieux, depuis
l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République le 10 mai, du côté du
pouvoir.
Seconde version : les années 80, réalisme et paillettes
Les années 80, si elles marquent le début d’une longue récession économique, marquent
également l’ascension fulgurante d’une nouvelle gauche dont Libé, rompant avec ses racines
maoïstes, se fait le porte-voix : « sociale-démocrate à tendance libertaire. » S’amorce ainsi le
remplacement d’un consensus historique par un autre. Celui de l’après-guerre, résultat de
l’alliance entre les acteurs de la Libération, le consensus gaullo-communiste, va être
progressivement remplacé par l’alliance des enfants de 68, le consensus libéral-libertaire décrit
par le philosophe Jean-Claude Michéa. D’un côté, la droite liquide plus ou moins la nation et
l’héritage gaulliste pour virer franchement libérale, de l’autre la gauche au pouvoir délaisse la
réforme sociale pour s’attaquer à réformer les mœurs, alors que le PC autrefois si puissant
débute sa descente dans les vestiges de l’Histoire. D’ouvriériste, la gauche devient
médiatique, s’approprie la plupart des postes clés dans ce domaine, avec le soutien du pouvoir
mitterrandien qui régnera sur toute la décennie. Libération, dans un contexte aussi favorable,
atteindra son pic de diffusion en 1988 en frôlant les 200 000 exemplaires.
L’arme du « tout-culturel »
Si July essuie de nombreuses critiques des anciens soixante-huitards qui lui reprochent de
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trahir tous les principes sur lesquels s’était fondé le journal, celui-ci se défend avec cet
argument que l’on peut aisément qualifier de mauvaise foi : « Ce n’est pas moi qui ait changé,
c’est le monde » ! En fait, plus exactement, il justifie l’introduction de la publicité (le 16 février
1982) avec cette phrase : « Non, Libération ne change pas ; c’est la publicité qui a changé. Elle
est un art. On ne sait plus très bien où commence la culture et où finit la publicité. Sans
elle, Libération eût été incomplet. » (cf. Benjamin Dormann, Ils ont acheté la presse, Jean
Picollec, 2012). Voici encore un propos extraordinairement symptomatique qui annonce le « toutculturel » de Jack Lang. N’importe quelle personne ayant reçu un minimum d’éducation sait
faire la différence entre une pub pour du shampoing et une toile de Van Gogh. Pas Libé. Pas la
gauche des années 80 qui ne sait plus où s’achève la culture et où commence la réclame, où
s’achève la culture et où commence la propagande. Table rase des poussiéreux classiques ou
des « humanités », table rase de la déférence pour la grande littérature, la grande musique ou
les grands penseurs, du Beau et du Vrai recherchés pour eux-mêmes, vient l’ère du « toutculturel », c’est-à-dire de la culture comme emballage d’une idéologie ou d’un produit au
service du consensus libéral-libertaire. En outre, les années 80 représentent l’âge d’or des
pubards et des communicants, et Libé, par sa maquette, son losange rouge, ses célèbres titres
à base de calembours et son langage volontiers relâché, affirme un nouveau style d’une
redoutable efficacité.
Troisième version : les années 90, triomphe et déclin
Cependant, le deuxième septennat de Mitterrand va s’accompagner d’une perte de vitesse
significative puis d’un renversement de la courbe des ventes de Libération. Cherchant des
alternatives, une nouvelle formule, Libération 3, est lancée en 1994 mais se révèle un échec qui
enfonce encore davantage le journal et l’oblige à faire appel à Claude Maggiori et à confier
60% de son capital au groupe Chargeurs. Ainsi, comme l’écrit Jean Stern, entre 1982 et 1996,
Libération perd toute son indépendance. Néanmoins, Libé a-t-il encore besoin d’une
quelconque indépendance ? Pour s’opposer fondamentalement à quoi ? La croisade des
années 80 est achevée, ses idées règnent dans la plupart des postes de pouvoir, le consensus
libéral-libertaire est pleinement installé. Au moment où les idées de Libé s’institutionnalisent de
manière implicite sous la forme d’une Pensée Unique qui irradie presque tous les cercles du
pouvoir, le lectorat de Libé décline, sans doute parce qu’il s’agit également du moment où le
peuple commence de divorcer des élites, le magistère du journal dans la France « d’en haut »
s’accompagnant d’un désaveu progressif de la France « d’en bas ». Les militants maos sont
devenus des journalistes « in », et ceux-ci sont désormais des notables des médias qui
n’assument pas leur statut, perdent le peuple, et s’apprêtent à vieillir en bobos.
Les années 2000 : fusion et crispation
Entre 2001 et 2005, la diffusion de Libération encaisse un recul de 20%. Le déclin s’accélère,
rompu seulement par les unes anti-Le Pen durant la campagne présidentielle de 2002. Le
lendemain du premier tour, la fameuse photo du visage de leader frontiste marqué d’un « NON
» en lettres capitales, fait diffuser le journal à 700 000 exemplaires (300% d’augmentation).
Symbole éloquent, encore une fois, la génération qui a pris le pouvoir culturel et trahi les idéaux
initiaux de la gauche ne trouve plus d’autre justification que dans l’antifascisme pavlovien,
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folklorique et parodique pour conserver ses prébendes. Autre symbole éloquent, Serge July fait
appel à Édouard de Rothschild en 2005 pour éviter la faillite de son journal. L’année suivante,
le 30 juin, Serge July quitte le journal pour le sauver, selon ses dires, et obtempérer aux
conditions posées par Rothschild. La rédaction fait mine de s’inquiéter de perdre une
indépendance qu’elle n’a plus depuis dix ans. July remplacé par Rothschild avec l’accord du
premier, cela annonce déjà le mariage de Carla Bruni avec Nicolas Sarkozy en 2008 : la fusion
complète, enfin réalisée, entre la droite libérale et la gauche libertaire. Ainsi, ce qui semble un
scandale ou une anomalie à beaucoup n’est en réalité qu’une conclusion strictement logique
d’un processus enclenché depuis plusieurs décennies et qui trouve là son achèvement.
2010 : paradoxes terminaux
Depuis le départ de Serge July, Laurent Joffrin a eu la direction de Libé, fait la campagne de
Ségolène Royal en 2007 et enrayé légèrement la chute des ventes en 2010 et 2011, laissant
cette année-là son poste à Nicolas Demorand. Le déclin s’est depuis de nouveau confirmé et
fin 2013, le quotidien prévoit une perte nette de 1,3 million d’euros, alors qu’Édouard de
Rothschild et les héritiers de l’éditeur italien Carlo Carraciolo annoncent vouloir se désengager.
Devant cette débâcle bien réelle, le quotidien s’empêtre toujours davantage dans sa propre
mythologie comme un vieillard cherchant désespérément à rallumer la flamme de sa jeunesse.
Aussi, après la mort du jeune Clément Méric en juin dernier, Libé a-t-il employé tous les moyens
pour recycler le cadavre du jeune homme en icône, et pour régler ainsi ses propres problèmes
de légitimité : mettre en scène une hypothétique menace fasciste qui ferait passer Libé, comme
à ses débuts, pour un organe de résistance et non pour un organe de collaboration avec le
pouvoir. Le 15 novembre dernier, le fantasme du vieillard sembla se réaliser. Un homme au
crâne rasé entra dans la rédaction pour faire feu. C’est tout Libé qui serait « méricisé », martyr
du fascisme ressuscité, accrédité dans ses délires ! Cependant, cruelle ironie de l’histoire, on
découvrit cinq jours plus tard l’identité réelle du tireur, Abdelhakim Dekhar, un vieux militant
d’extrême gauche qui avait déjà été mêlé à l’ « affaire Rey Maupin » vingt ans plus tôt, un «
antifa », dont Libé, deux jours avant d’en être victime, approuvait les méthodes violentes dans
ses propres colonnes, un révolutionnaire qui semblait incarner la version sénile des premiers
rédacteurs du Libé des années 70 et qui tirait sur le Libé des années 2010 au nom de
l’antifascisme délirant, un militant enfin qui, comme les rédacteurs du journal, voyait du
fascisme partout, mais lui, même jusque dans Libé. Après la tragédie, la farce.
À quand le requiem ?
Dérouler l’histoire de Libération, c’est dérouler, en accéléré, l’histoire de la génération 68, une
génération finalement saturée d’imaginaire, qui s’est forgée sur la mythification d’une
révolution ratée, a régné par le « tout-culturel », et s’achève aujourd’hui dans le
résistantialisme d’opérette. Sauf qu’entre temps, sur un plan très concret, cette génération
aura accouché d’un nouveau consensus historique redoutable, le consensus libéral-libertaire,
ayant laminé toutes les anciennes structures familiales, sociales, nationales selon lesquelles les
hommes avaient jusque là toujours vécu, une tabula rasa plus formidable qu’aucun Bolchevik
ne l’aurait jamais rêvé. Si un journaliste appartenant à une nouvelle génération désirait,
aujourd’hui, combattre un pouvoir jugé inique et crypto-totalitaire, si un journaliste d’une
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nouvelle génération se retrouvait dans une attitude comparable à celle qu’adoptèrent les
journalistes du premier Libération, et souhaitait, par conséquent, rendre la parole au peuple et
combattre la presse aux ordres, il est fort possible qu’il agirait sur un média Internet financé par
ses propres lecteurs afin, comme au temps du premier Libé, d’échapper à la double pression
de la finance et de la publicité. Et s’il se penchait sur l’histoire de Libé, sur l’histoire, donc, de la
génération qui l’a précédé, il est assez probable qu’il la jugerait aussi périmée que Serge July
et ses acolytes durent juger la génération gaullienne, si bien que son papier finirait sans aucun
doute à la manière d’une oraison funèbre. Quarante ans, c’est long. À quand le requiem ?
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