La vie sociale des sons du français

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La vie sociale des sons du français
site; www.librairieharmattan.com
[email protected]
e.mail: [email protected]
~ L'Harmattan, 2005
ISBN; 2-7475-9810-1
EAN : 9782747598101
François Wioland
La vie sociale des sons du français
L'Harmattan
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique;
FRANCE
L'Bannattan Hongrie
Kônyvesbolt
Kossuth L. u. 14-16
1053 Budapest
Espace L'Harmattan
Kinshasa
Fac..des Sc. Sociales, Pol. et
Adm. ; BP243, KIN XI
Université de Kinshasa
- RDC
75005 Paris
L'Harmattan
Italia
L'Harmattan
Burkina Faso
Via Degli Artisti, 15
10124 Torino
1200 logements villa 96
12B2260
ITALlE
Ouagadougou 12
Ma reconnaissance
français
langue
aux professeurs
de
étrangère
de partout
dans le monde qui m'ont convaincu
de
présenter
en publie et non plus en privé
cette œuvre de conviction
au service de
l'enseignement
de la langue française.
La mise en scène et les décors [croquis et
vues de profil] sont de Jean-Claude GALDIN,
Maître de Conférences de phonétique géné-
rale et expérimentaleà l'université de
Dakar de 1975 à 1986 et à l'université de
Strasbourg de 1986 à 2001. Merci à lui.
Les sons du français: leur vie sociale secrète
De quoi s'agit-il t
Vous êtes invité à découvrir sous forme imagée l'existence d'un
monde ignoré, celui des sons du français, qui tout comme nous, vivent en
société selon des habitudes bien établies et étonnamment structurées.
Nous tenons à vous présenter les sons, non pas au garde-à-vous
comme le sont les lettres de l'alphabet, par ordre alphabétique, mais dans
leur cadre de vie habituel, pour vous permettre de partager leur existence
quotidienne. Les différentes positions qu'ils occupent, à l'image des positions sociales que nous occupons nous-mêmes dans la société dans laquelle
nous vivons, ainsi que les relations qu'ils entretiennent au contact les uns
des autres, les obligent à modifier et à adapter leurs manières d'être.
Un monde ignoré qui suscite la suspicion
La phonétique est une science très ancienne qui s'intéresse en
termes articulatoire, acoustique et perceptif aux sons des différentes langues parlées. Une première anecdote pour illustrer notre propos:
Anecdote 1
Au retour de missions à l'étranger, le douanier qui me demande ce que
je suis alléfaire et auquel je réponds: « De la phonétique », me somme
d'ouvrir sur-le-champ ma valise. Il ne peut en effet imaginer un seul instant, et ilfaut le comprendre, que ce soit le vrai motif de mon déplacement
et encore moins le seul.
Le terme «phonétique}) est, en effet, à bannir, car il n'engendre
que scepticisme et manque de considération. Lorsque vous l'évoquez, vous
n'êtes pas pris au sérieux et l'on vous accorde tout au plus un rictus condescendant, si ce n'est une réaction de rejet.
Anecdote 2
Dans le cadre d'accords internationaux de collaboration scientifique
obtenus suite à une sélection rigoureuse, nous dirigions un programme
8
les sons du français:
intitulé:
«
leur vie sociale secrète
Français parlé: enseignement et recherche». À Paris, lors de
la première réunion des responsablesfrançais
des programmes
sélection-
nés, l'un d'entre eux, spécialiste d'une science dite « dure », s'empressa de
m'aborder pour me signaler une erreur évidente dans l'intitulé de mon
programme: « Français parlé? Français parlé? Ce ne peut être que français écrit, n'est-cepas? ».Je lui confirmai l'exactitude du titre. Il seprit la
tête dans les mains, la secoua et s'en alla dire, à qui voulait l'entendre,
que la sélection des programmes manquait de sérieux et qu'elle n'était
plus ce qu'elle devrait être.
Un scientifique français perd de son objectivité à propos de sa
langue, le français, et se permet un jugement qui se veut scientifique dans
une matière qui n'est pas sa spécialité. Nous ne sommes pas spécialistes
de la façon dont on articule une langue du seul fait de la parler, pas plus
que nous ne sommes spécialistes de la respiration du simple fait que nous
respirons!
Quant aux étudiants ou aux professeurs, qui ont eu des contacts
avec cette matière, ils frémissent, le plus souvent, à la seule évocation du
terme
«
phonétique ». Ne recouvre-t-il pas des réalités différentes: expi-
ratoire, phonatoire, articulatoire, acoustique, perceptive, phonologique
autres qui s'imposent simultanément, telles les sept têtes de l'hydre?
et
Ce rejet spontané, quasi unanime, de la phonétique se justifie à plus
d'un titre:
. Tous les sons que nous percevonssont « interprétés»
qui leur attribue une signification:
tel bruit évoquera
par notre cerveau
«
une voiture
»,
tel
autre « lespas de l'être aimé »,peu importe que ce soit vrai ou faux.
Si, par contre, nous ne sommes pas capable de donner une signification à un son, c'est l'angoisse, voire la panique qui peuvent s'emparer de
nous. Le bruit du tonnerre n'était-il pas jadis la manifestation de la colère des
dieux? Le cerveau interprète, génère de la signification: en dehors du sens,
pas de salut possible!
Or les sons des langues parlées ne signifient pas. Il paraît donc
normal de ne pas s'y intéresser. C'est une suite de sons, appelée « mot »,qui
signifie, et ce mot ne peut être, pour les lettrés que nous sommes, que le
mot du dictionnaire, un mot écrit.
français
.
wio/and
La vie sociale des sons du français
9
La façon dont je parle ma langue maternelle n'est absolument pas cons-
ciente. La restriction du rythme à la seule prosodie n' a-t-elle pas pour but,
selon MESCHONNIC,
de privilégier l'inconscient? Toute tentative de mise à la
conscience de réalités propres à l'oral a le plus souvent pour conséquence
des réactions d'incompréhension, voire de révolte.
Combien de personnes qui ont été enregistrées lors de réunions
familiales ou amicales sont surprises de la façon dont elles ont parlé quand
elles réécoutent ce qu'elles ont dit. Elles ne sont pas ravies pour la plupart
et avouent ne pas avoir « bien parlé l'idéal étant, comme tout un chacun
le sait, de s'exprimer comme un livre! Or dans la majorité des situations de
communication par oral ce n'est pas le cas.
}),
.
L'histoire de la langue française est une quête sans cesse renouvelée de
la perfection qui tend à nous laisser croire que cet état une fois atteint, la
langue doit être défendue pour ne pas dégénérer. Il convient donc d'empêcher le plus possible tout changement. L'orthographe peut nous donner l'illusion d'une langue fixée, pour ne pas dire figée, qui n'évoluerait pas, alors
qu'en réalité, l'expression orale est à l'image de la vie qui évolue. Cette
position participe d'un courant de pensée qui aimerait nous convaincre de
l'immortalité en nous suggérant que c'est la vie qui passe, alors que c'est
nous qui changeons et évoluons, tout comme la langue que nous parlons.
Qui dit survie, dit évolution, c'est-à-dire adaptation.
Anecdote 3
Interroger de nos jours, comme cela m'a été rapporté, des apprenants de
français mauritaniens sur la conjugaison - il est vrai limitée - du verbe
«
sourdre
»,
sous prétexte que ce n'est pas inutile puisque l'eau y est rare,
est-ce répondre à un réel besoin d'adaptation?
Anecdote 4
N'avoir retenu de son apprentissage du français que l'énoncé: «Je suis
mouillé jusqu'aux os» comme cela m'a été rapporté par un collègue
étranger, me fait penser au seul énoncé en anglais que je maîtrisais:
«
My tailor is rich ». Si mon anglais est encore ce qu'il est à ce jour, ce doit
être parce que je n'ai, encore aujourd'hui, pas de tailleur!
10
les sons du français:
leur vie sociale secrète
Qu'en est-il de l'écrit J
Au temps des P1T, l'emploi des télégrammes dans le but de gagner
du temps était relativement limité. Rien de comparable avec l'emploi actuel
massif de « textos» sur téléphones portables, qui impose un nouveau langage « tecbnoide » comme le qualifie « Le dico des textos » publié en 2002
chez Robert LAFFONT.
Nous vivons actuellement le passage d'une communication écrite spatiale différée, hors situation, à une communication soumise
à des contraintes temporelles fortes, ce qui replace le code écrit dans une
dimension évolutive, tout comme l'expression orale.
Ce nouvel usage va obliger l'expression écrite à s'adapter elle aussi
aux exigences des temps actuels. Et les puristes qui jugent des textes sur
courriels et « textos » comme: « Du mauvais français », et qui s'esclaffent:
« Où allons-nous? », savent très bien que l'on n'a jamais su où l'on allait!
Et n'est-ce pas justement du fait que l'évolution « naturelle» de la
langue n'a pas suffisamment été prise en compte, le code oral différant de
plus en plus du code écrit, que l'on se retrouve aujourd'hui avec nombre
de retards scolaires, de cas de dyslexie et de difficultés d'apprentissage des
langues étrangères?
Importance des représentations
visuelles
Dans ma langue maternelle, que je n'ai pas choisie puisqu'elle m'a
été donnée au même titre que la vie - n'est-ce pas elle qui m'a choisi? - je
n'ai pas besoin de savoir comment je la parle. Je ne me souviens même pas
comment j'ai appris à la parler! Ai-je besoin de savoir comment je respire?
Comment fonctionne le moteur de ma voiture? Comment se fabrique le
chocolat? L'essentiel pour la majorité des individus n'est-il pas de respirer,
de savoir conduire sa voiture, de pouvoir apprécier le bon chocolat? Tout
être humain sur terre ne parle-t-il pas naturellement une langue?
La question du « Comment? » est le plus souvent laissée à la seule
compétence des spécialistes. La seule conscience que l'on a de sa langue
maternelle est celle du lettré que l'on est, qui a appris une façon de la lire
à haute voix et une façon de l'écrire. Un système d'écriture aboutit à des
textes écrits qu'on lit, et que l'on dit par conséquent, et qui, dès ce moment,
deviennent des modèles de ce qui se dit. C'est ce qui explique l'assimilation
français
wio/and
11
La vie sociale des sons du français
quasi automatique de l'oral par tout un chacun à de l'écrit oralisé de type
lecture à haute voix; l'expression orale spontanée restant pour l'essentiel
du domaine du subconscient.
En apprenant une langue dite étrangère, un lettré adulte se réfère à
la forme écrite, la seule référence consciente et visible. C'est pourquoi les
réalisations orales de l'apprenant étranger en français tiennent systématiquement compte dans un premier temps des représentations graphiques.
Anecdote 5
«Je vais au cours» sera logiquement prononcé par une majorité d'apprenants «je vais aux courses ».
En raison
du modèle
grammatical
de l'écrit qu'il a appris,
l'appre-
nant croit devoir prononcer le cr:s» de cr:cours », le mot n'étant pas au plu-
riel; dans des mots comme cr:mars », cr:ours» ou cr:nounours»
le cr:s » final
n'est-il pas bel et bien prononcé?
Notons que, dans ce contexte - le contexte étant, on
jamais suffisamment, un élément constitutif très important
d'expression orale - nous comprenons néanmoins, malgré la
du cr: s » final, que cet étudiant ne va ni au supermarché, ni
courses, mais bel et bien en salle de cours.
ne le rappelle
des situations
prononciation
au champ
de
En vérité, la grande majorité des apprenants ayant pris conscience
de l'ambiguïté latente, évitent par la suite ce mot et utilisent le mot cr: leçon ».
De plus, suivies ou non de la graphie cr:e» nombre de consonnes finales
posent problème aux apprenants, même à ceux qui pratiquent la langue:
Anecdote 6
-
Gina Lollobrigida invitée à l'inauguration
du festival de Cannes le 14
mai 2003 pour le cinquantenaire du film français «Fanfan la Tulipe»
qui l'avait rendue célèbre expliquait dans unfrançais coloré: «Qu'arriver inconnue et repartir connue, ç'avait été étonnante ».
- Charlotte Rampling interrogée au cours de l'émission «Les cleft de la
maison» sur France-Info estimait également que: «C'est différente ».
En grammaire de l'oral, l'une des interrogations de l'apprenant est
celle de savoir si la consonne finale de mot non suivie de la graphie cr:e »,
comme le cr: s » de cr:cours» par exemple, est vivante ou morte? Dans le cas
de cr:cours », elle est morte, c'est-à-dire muette. Pourquoi?
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les sons du français:
leur vie sociale secrète
Pourquoi meurt-on? Soit d'accident, soit de maladie ou bien de
vieillesse. Il n'y a pas de règle générale, il n'y a que des cas particuliers, du
cas par cas. Il en va de même pour les consonnes écrites en fin de mot:
certaines sont mortes depuis plus ou moins longtemps, d'autres, bien qu'en
position faible, sont encore vivantes.
L'écriture conserve, ou restitue même parfois, des états anciens de
la langue, ce qui explique l'existence de graphies muettes qui présentent
un handicap certain pour l'apprenant qui doit se convaincre que cette graphie, qu'il a pourtant sous les yeux, n'existe plus à l'oral; ce qui, dans la vie
courante, porte le nom d'illusion; en linguistique, c'est ce que l'on nomme
l'usage!
Il s'agit de deux aspects d'une même réalité, chacun ayant sa raison
d'être. Objectivement l'écrit n'est pas plus important que l'oral; il n'y a pas
de hiérarchie entre les deux codes, mais une complémentarité. Dans les
faits, au niveau des représentations, il faut bien reconnaître que l'un écrase
l'autre. Le philosophe Jacques DERRIDA
n'a-t-il pas célébré le «primat de
l'écrit transmissible sur la présence de la parole?»
Anecdote 7
Que penser à ce sujet de l'art du journaliste qui consiste à donner l'illusion de la spontanéité
-
du direct comme on dit
-
alors qu'il lit un
texte écrit préparé d'avance qui défile sur un télé souffleur? Il est des
lapsus qui sont lefait de la lecture et non de l'expression orale spontanée,
comme par exemple, lors des incendies dans le Vat; Claire Chazal au
journal de 13 h sur TF1le 19juillet 2003 qui a lu crincidents» à la place
de ccincendies» sans s'en rendre compte.
L'étude de la musique au conservatoire consacre la plus grande
partie du temps à travailler le solfège, sans parler de la dictée musicale et
du chant choral, pour s'habituer à lire la musique, et non pas à la pratique
de l'instrument choisi. Qui dit solfège, dit comme pour l'écriture, représentation visuelle. Pourquoi donner une telle importance à une représentation
spatiale de réalités comme la parole et la musique qui sont éminemment
temporelles? Il faut savoir que chez l'être humain les représentations visuelles au cerveau sont tout particulièrement élaborées par rapport à nombre
d'autres représentations, du fait de leur permanence. La rétine n'est-elle pas
une « extension» du cerveau?
wio/and la vie sociale des sons du français
français
La pédagogie privilégie en effet les apprentissages
13
à base visuelle.
Seulle document écrit a valeur juridique dans nos civilisations: « C'est écrit}).
Ma signature officielle n'est pas encore vocale.
N'est-il pas paradoxal que je vous «parle}) de l'oral par écrit? La
représentation visuelle est spatiale, c'est-à-dire que les données sont simultanées, alors que la représentation auditive est temporelle, c'est-à-dire que
les données sont successives. Aussi la représentation du parler est-elle
entièrement façonnée par l'écrit dans la culture lettrée.
Anecdote 8
J'avais une tante, qui lorsque ses amies lui demandaient, autour d'une
tasse de thé, en quoi consistait la phonétique que j'enseignais, répondait:
-
cr
Il étudie l'alphabet!»
cr
Et où ? »
cr À
l'université.
»
Et les amies, par ailleurs cultivées, de s'exclamer admiratives:
- cr Oh là là ! ».
Si dans des langues comme le turc ou même l'espagnol la langue
orale est proche de la langue écrite, dans d'autres comme le français, force
est de constater, pour des raisons historiques, une distorsion de plus en
plus grande entre les deux codes. Il ne faut donc pas craindre d'affirmer
que l'écrit n'est pas, dans le cadre de l'apprentissage, le modèle de la prononciation du français.
Anecdote 9
Si, comme le souligne à juste titre Bernard Pivot dans un article du
crMonde» du 25/26 janvier 2004, les crDicos d'or» ont une utilité: crCelle
de donner le goût du dictionnaire aux jeunes », Jean-François Frouard,
le coordinateur, de préciser: cr En Allemagne et en Angleterre cette initiative n'a pas été une réussite, peut-être parce que leur langue ne recèlepas
assez de chausse-trappes pour motiver une dictée et aussi du fait que les
linguistes seraient plus laxistes» !
À l'oral, pas de chausse-trappes, mais une saine approche qui doit
favoriser un contact le plus agréable possible avec la réalité de la langue parlée
dans un contexte chaque fois particulier. Il n'est pas davantage question de
laxisme, mais de hiérarchisation d'exigences non conscientes d'emblée.
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les sons du français:
leur vie sociale secrète
Une autre langue'
Bien qu'il soit indispensable d'utiliser le code écrit, il importe de faire
prendre conscience - c'est le but de cet essai - du fonctionnement autonome
de l'oral tout en utilisant le plus possible, mais pas uniquement, le code écrit,
pour qu'il soit une aide et non pas un handicap pour l'apprenant.
Anecdote 10
Un témoignage révélateur d'un professeur defrançais détaché en Hongrie
qui prolongeait volontairement son séjour après un an :
«J'aime beaucoup le hongrois, je n'ai qu'un seul petit problème, on ne
me comprend pas bien quand je parle. Le nouveau stagiaire français qui
vient d'arriver sefait mieux comprendre que moi qui connaît la langue
hongroise!
»
De quelle langue parle ce professeur? De la grammaire de l'écrit,
du vocabulaire, de l'orthographe, de l'histoire de la langue? Est-ce suffisant pour communiquer? Apparemment non. Docteur, est-ce grave?
Limiter ainsi la langue, c'est oublier son aspect interactif, la possibilité de
partage avec l'autre. Refuser, de fait, le contact direct par oral est à la limite
une attitude, inconsciente bien entendu, qui confine au racisme.
En communication orale je ne parle pas comme je devraisparler» ;
({
je ne parle pas comme un livre en tout cas. Pour vous en convaincre, enregistrez, à l'insu des personnes présentes à une soirée réussie de l'avis de
tous, quelques minutes de conversations et analysez par la suite la façon
dont chacun s'est exprimé; vous serez effaré, pour le moins surpris: personne ne termine ses phrases, personne ne respecte la grammaire de l'écrit,
certains semblent bafouiller, hésiter, se répéter, improviser; une cacophonie difficile à analyser.
Le français que l'on enseigne n'est pas celui que nous parlons tous
les jours. La langue de l'école n'est pas celle de l'oral; il s'agit d'une langue
socialisante en fonction d'un modèle de lecture à haute voix tel qu'il est
appliqué lors de la dictée.
Anecdote Il
Des élèves étrangers interrogés sur leur propre évaluation du français
qu'ils parlaient ont estimé: «Ne pas bien s'exprimer parce qu'ils parlaient avec desfautes d'orthographe ».
français
wio/and
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La vie sociale des sons du français
À l'oral:
-
-
pas de fautes d'orthographe,
pas d'inversion
du sujet, mais:
« Tu vas où ? », « Elle est pas belle, la vie ? »,
pas d'emplois du passé simple,
pas de graphies « e » qui seraient la marque du féminin, ce qui d'ailleurs
n'est de loin pas une règle générale,
pas de graphies
« bijou, caillou,
«
s » qui seraient la marque du pluriel à l'exception de
chou, genou,
-
pas de règles d'écriture
-
«
hibou, joujou, pou »,
du redoublement
des consonnes
et des accents
aigus, graves ou circonflexes,
ce truc, ce machin,
ce bidule»
autant d'expressions
utilisées
en lieu et
place du mot adéquat,
- « C'est un pote,
Laisse tomber, Pauv'mec, T'es con, Déconne pas » : tout fout
le camp mon pauvre monsieur!
Que peut-on lire page 83 dans un article de « Biba » de janvier 2004
qui s'adresse aux jeunes: «Les mômes, Les nanas, Je my colle, Un staff,
Une virée, C'est crade, Ces mecs qui vivent chez leurs copines, Être accro, Se
taper cette corvée, Un week-end peinard, Unpetit-dèj au lit, OK »,etc., toutes
expressions issues du langage oral des intéressés.
On ne cherche plus « Ornicar» ; mais où a-t-il bien pu être? « Qui,
que, quoi, dont, où » et autres moyens mnémotechniques bien connus des
français, relèvent de la même logique que celle de la question que l'on
posait aux jeunes recrues à l'armée: «De quoi sont les pieds?» et dont la
réponse obligée était: «L'objet de soins constants ».
Une certitude: le savoir-faire de l'apprenant n'utilise pas la grammaire telle qu'elle est enseignée.
Mais à l'oral, attention aux liaisons « mal t'à propos ». Nous sommes
tous témoins chaque jour de cas soit-disant erronés, mais qui sur le
moment, c'est-à-dire en contexte, n'ont même pas été remarqués, comme
par exemple « Ce n'est pas vraiment z'une question d'actualité» sur modèle
de « Ce n'est pas une... »,ou «Moi z'aussi », ou «Des z'haricots ».Est-ce vraiment si grave? N'y a-t-il rien de plus important? Tout ne revêt pas la même
importance! Une hiérarchie d'objectifs s'impose.
L'oral serait-il cet éternel souffre-douleur
du modèle écrit, lui
16
Les sons du français:
leur vie sociale secrète
qui n'aurait jamais atteint l'âge adulte comme un «grand gosse}) car jugé
comme trop variable et par conséquent trop instable! Pourtant la langue
orale à l'image de la vie dans sa constante adaptation à l'évolution est bien
mieux organisée et structurée qu'il n'y paraît et est de ce fait tout à fait
capable de répondre aux besoins du moment.
Influence du contexte
La seule exigence, la règle d'or, en compréhension, c'est être capable de saisir le contexte pour comprendre ce que dit l'autre, et en production faire bonne impression et par conséquent être « accepté}) par l'autre. À
l'oral, chaque acte de communication est un cas particulier qui s'insère dans
un contexte particulier, une conjoncture, un ensemble de circonstances. Le
contexte participe à la signification dans des proportions parfois importantes, tout ce qui est dit n'ayant pas l'exclusivité du sens. Dans certaines
circonstances, à la terrasse d'un café un peu bruyant par exemple, la seule
prononciation des syllabes finales « - çon / - - plaît}) produites dans le rythme
habituel suffisent pour interpeller le garçon qui pense avoir entendu:
« Garçon, s'il vous plaît! }).C'est dans cette optique contextuelle que nous
proposons une hiérarchie des contraintes de la production orale.
Point de vue didactique
La salle de classe n'est pas le contexte le plus habituel de la communication orale. Les conditions de mise en contexte dans ce cadre « artificiel
sont donc primordiales. Comment replacer l'oral dans son ou ses contextes
tout en étant dans une salle de classe? Voilà le principal défi à relever.
})
Pour communiquer par oral, il faut être capable de passer à l'acte.
Ce passage à l'acte, tant sur le plan de la compréhension que sur le plan de
la production, suppose un investissement personnel sans réserve, une réelle
motivation et une absence de respect humain.
De la même manière qu'il m'est impossible de reconnaître de
vue quelqu'un que je ne connais pas, il m'est impossible de reconnaître
à l'oreille un son que je ne connais pas: je l'intègre à ce que je connais.
Autant la première affirmation semble évidente pour tous, autant la seconde
ne l'est pas pour beaucoup.
françois wio/and
La vie sodale
des sons du français
17
Anecdote 12
Sur un célèbre croquis de Barberousse, le chat représenté comme professeur avec sa baguette, ayant écrit au tableau crMI-A-OU» en lettres capitales, crie à l'oreille de la souris terrorisée qui est l'élève: crMIAOU, c'est
pas difficile, non?».
En effet, quoi de plus facile d'un point de vue phonétique, puisqu'il
s'agit des trois voyelles de base Ii a ul précédées de l'articulation consonantique labiale Iml ! Et pourtant, la souris, comme trop d'apprenants, se
trouve au pied d'un mur qui lui interdit l'accès au monde qu'on lui décrit
pour cause de différences culturelles.
D'autre part, le cri du chat en français ne se compose-t-il pas phonétiquement d'une seule syllabe que l'on pourrait transcrire par / fi jaw I
mais qui s'avère phonologiquement impossible puisque I w I n'existe pas en
position finale en français?
Il est vrai que la phonétique est le plus souvent présentée de façon
rédhibitoire et caricaturale. Combien d'apprenants disent, avec l'accent qui
leur est propre, mais en un français tout à fait compréhensible:
Je neparle
pas français», persuadés qu'ils sont que le français est difficile. Ceux qui
ont pour mission de l'enseigner les en ont convaincus, puisque eux-mêmes
le pensent et ce, à juste titre, s'ils ne considèrent que l'écrit. N'enregistronsnous pas quatre fois plus de dyslexiques en France et en Angleterre qu'en
Espagne, par exemple?
({
Quand on parle du français n'évoque-t-on pas systématiquement:
- le
({
h aspiré» qui n'a jamais été aspiré, ni même expiré d'ailleurs, puis-
qu'il n'existe pas à l'oral en tant que phonème consonantique du français.
Comment un apprenant peut-il, à partir de la graphie, arriver à se représenter qu'il s'agit en fait d'articuler deux voyelles successives, comme par
exemple dans: I êi0 I En haut» ?
({
-
({
le e muet qui se prononce», comme si les morts pouvaient ressusciter,
et qui en fait correspond à l'articulation de deux consonnes successives,
comme par exemple dans: / samdi/ ({ Samedi»,
- la liaison soit obligatoire, soit interdite, soit facultative» - comme ceret
tains arrêts de bus - qu'il convient de distinguer de l' ({ enchaînement»
qui serait une exception, alors que c'est l'une des caractéristiques fondamentales de la structuration syllabique à l'oral,
({
18
Les sons du français:
leur vie sociale secrète
-l'existence
de «semi-consonnes)} ou de ccsemi-voyelles}) -la chose semble
qui ne seraient ni de vraies consonnes, ni de vraies voyelles, des
articulations bâtardes en quelque sorte,
- l'importance
de « l'opposition / e / -/ e / pour la distinction des premières
personnes du singulier des verbes en « ai/ais}) respectivement au passé
simple ou futur simple et à l'imparfait ou au conditionnel, alors que le
timbre vocalique n'a jamais distingué le temps, sauf dans le contexte tout à
fait particulier de la dictée, dont tout ancien élève garde un souvenir ému,
pour ne pas dire plus,
-
aléatoire
})
-
et d'autres cas marginaux, ponctuels et statiques, relevant de la justification de la graphie et non pas de la dynamique de l'oral, qui ne donnent
aucune vue d'ensemble du fonctionnement de l'oral? Le rythme n'est-il
pas la loi de toute action commune, selon le philosophe ALAIN?
Pourquoi s'acharner à vouloir expliquer à tout prix le fonctionnement de l'oral à partir de l'écrit ?
Comment
vouloir
justifier, par exemple,
ples raisons étymologiques
cc-tion, -sion, -ssion, -xion,
nombreux
de multiples
-cion)} pour
le maintien
différences
la syllabe
pour de sim-
graphiques
comme
finale / sj5 / de très
mots? Et si dans le nom ccinspection)} c'est le cas du fait du
cct)} graphique,
dans
nom ccdiscussion)},
le verbe
malgré
ccinspecter)}, ce n'est plus le cas pour le
dans le verbe ((discuter)} !
le cct)} graphique
Le français est ce qu'il est - difficile pourquoi pas - mais sa présentation doit renvoyer une image d'accessibilité moderne, c'est-à-dire attirante, efficace et rentable. L'apprenant ne doit pas avoir l'impression d'être
attendu au coin du bois comme un vulgaire gibier!
Sans vouloir critiquer les méthodes de français qui ont le mérite
d'exister et qui sont indispensables à un enseignement hors bain linguistique,
il faut néanmoins reconnaître que la spécificité de la communication orale
est le plus souvent laissée à la discrétion des enseignants qui n'ont pas eu de
formation spécifique et qui obtiennent néanmoins à force de génie des résultats souvent étonnants. Combien d'enseignants ont développé, en privé, des
modèles qu'ils n'ont malheureusement jamais osé publier!
Il n'y a pas eu beaucoup d'avancées médiatisées en didactique de
l'oral ces dernières décennies, en tout cas bien moins que pour l'enseignement/ apprentissage du ski ou de la natation, par exemple.
français
wio/and
19
La vie sociale des sons du français
Observez un moniteur de ski avec des débutants; vous constaterez qu'il ne skie pas comme d'habitude, et que certaines de ses positions
pourraient passer pour ridicules s'il ne portait pas la tenue prestigieuse de
l'école de ski.
Avez-vous vu nager un maître nageur? Le plus souvent il se déplace
et donne des instructions du bord de la piscine.
Le moniteur de ski ne skie pas comme d'habitude quand il enseigne, le maître nageur ne nage pas, mais ils apprennent à quelqu'un à skier
ou à nager, ce qui est tout à fait différent.
Autrement dit, ce n'est pas au professeur à faire montre de ses
compétences en un français réputé complexe, mais à donner à l'apprenant
les moyens de devenir autonome, de se jeter à l'eau, pour oser s'exprimer
en français, les «erreurs}) obligées étant autant de signes de progrès et
de réussite. Donner à l'apprenant l'autonomie ce n'est pas le rendre indépendant
de tout modèle
- l'autonomie
n'est pas l'indépendance
-
mais lui
permettre de créer et non pas de répéter comme un perroquet, en utilisant
l'espace offert par le modèle.
Il importe que ce modèle ne soit pas forcément, malgré le désir inavoué de trop d'enseignants, celui dont ils rêvent, comme par exemple celui
« d'un rythme rapide et coulant}) que l'on peut observer chez les « natifs})
mais qui ne savent pas comment ils procèdent. Le modèle proposé doit
avant tout permettre à l'apprenant de «faire français }).
Le moniteur, quand il est seul, ne skie pas de la même façon que
pendant une leçon. Le maître nageur ne nage même pas lorsqu'il apprend
à nager.
Comme chaque locuteur parle de façon originale, le modèle doit
laisser la plus grande liberté possible et ne contraindre que sur l'essentiel.
On peut relever trop de modèles à exigences inutiles, voire néfastes.
Anecdote 13
Le moniteur de ski vous félicite presque lorsque vous tombez, le maître
nageur apprend aux jeunes enfants à aimer l'eau en leur proposant de
jouer avec l'eau dans l'eau.
L'apprentissage de ces deux sports n'est pas considéré comme difficile. Tout le monde pense pouvoir les pratiquer, même si ce ne sera jamais
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les sons du français:
leur vie sociale secrète
le cas pour certains et si en 2003-2004 on a comptabilisé, en France, une
cinquantaine de morts sur les pistes de ski ! Ils sont, en effet, perçus comme
accessibles par le plus grand nombre en raison de leur image médiatisée,
ce qui est loin d'être le cas pour la pratique du français.
Anecdote 14
j'ai appris à nager le ventre sur un tabouret. Unefois acquis les mouvements coordonnés des bras et des jambes, je fus admis à la piscine où je
devais reproduire ces mouvements, précédé par une longue gaffe tenue
par le moniteur en guise de planche de salut au cas où je me noyais. je
n'ai pas appris à nager, j'ai appris à avoir peur de l'eau! Rassurez-vous,
j'arrive à surnager.
La mise en œuvre de moyens multiples pour satisfaire la demande
-
la définition même du marketing - n'est rendue possible que si l'objet
désiré - ou que l'on veut faire désirer - est rendu psychologiquement
accessible.
Anecdote 15
Quand j'étais petit je devais avaler toute pure une grande cuillérée d'huile
de foie de morue pour papa et une autre toute aussi grande pour maman.
Mon amour pour mes parents a beaucoup diminué
vert dernièrement
avec stupéfaction
de ce fait. j'ai décou-
que les enfants aujourd'hui
adorent
prendre le même produit mais, et c'est toute la différence, enrobé de pilules à la framboise
ou autres fruits.
Le rôle de l'enseignant
il a besoin
Anecdote
de disposer
est de «faire
d'un modèle
passer
la pilule».
et de sa représentation
Pour ce faire,
consciente.
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Lors de mes premières leçons de ski, j'ai appris à freiner en chasse-neige
selon la technique enseignée à l'époque. Par la suite, j'ai également pratiqué la nouvelle technique dite en parallèle. Mais lorsque se présente subitement un obstacle, je freine comme par réflexe en utilisant la technique
du chasse-neige.
Il est difficile d'évoluer par rapport à la façon
appris. On enseigne parfois toute une vie. Remettre en
d'apprentissage que l'on a pratiqué n'est le plus souvent
Si les avancées aussi bien techniques que pédagogiques
dont nous avons
cause le modèle
pas envisageable.
sont aussi perfor-
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