Il y a un passage dans le Coup de Dés de Mallarmé qui m'interpelle :
«
veillant
doutant
roulant
brillant et méditant
»
Je serai tout à fait d'accord avec Maurice Blanchot lorsqu'il avança :
« Il faudrait ici s'arrêter sur ces cinq mots par lesquels l'œuvre se
présente dans l'invisibilité du devenir qui lui est propre ».
Maurice Blanchot, « Le livre à venir », Le Livre à venir , op. cit ., p.
318.).
Je pourrai présager, comme Blanchot lui-même le confie implicitement,
qu'un trouble demeure, semé dans le creux de ces cinq mots.
En effet, je ne peux m'empêcher de croire qu'ici un mystère ne cesse de
persister, un mystère dont l'énigme ne peut qu'inciter les lecteurs les plus
habiles à re-lire le poème du Coup de Dés de Stéphane Mallarmé. Il
s'agira donc, ici et dans un premier temps, de creuser le vers pour lequel
l'aura incantatoire nécessite d'émettre pour le coup, d'exposer pour le jeu
(1), non pas une énième tentative d'élucidation qui aurait put susciter
chez certains un intérêt sérieux et/ou ré-créatif (LOL), chez d'autres une
lâche intention, si ce n'est la dé-sacralisation du poème mais une
expérience qui fut la mienne. « Toute Pensée émet un Coup de Dés ». Je
m'y engage.
De ce fait, les prochaines lignes décriront un parcours qui suit à la lettre la
proposition de Blanchot à travers laquelle il nous faudra dans un second
temps comprendre en quoi quelque chose pourrait une fois de plus nous
échapper, ici, l'œuvre, l'invisible, son devenir.
À en penser ou lire chaque vague de mots qui le compose, le poème nous
tenterait d'illustrer une scène d'un certain « naufrage ». Un certain
« navire », donc, semblerait couler au milieu d'une certaine « tempête ».
Sombrant lui-même, un certain « Maître » dont on suppose être celui du
« navire », apparaît et interviendrait face à la dramatique situation par le
biais d'une seule action qui cependant, ne serait pas en mesure de se
produire puisque touché par l'hésitation. En effet, maintenant en son poing
hors des eaux furieuses, des dés, leur éventuel lancé demeure en puissance
s'élançant. Pour le coup, un certain « Nombre » du moins unique mais
hypothétique, devrait résulter de ce geste mystérieux. Par la suite,
apparaissent une certaine « toque » surmontée d'une certaine « aigrette »,
une plume, que l'on suppose avoir appartenu au « Maître » que nous
savons déjà submer jusqu'à la tête qu'elles coiffaient. Puis de cette
« aigrette », encore, nous découvrons la présence d'une certaine « sirène »
qu'elle est censé nous faire entrevoir dans son ombre, une « sirène » qui
anéantirerait un certain « roc » que l'on suppose être la cause du naufrage.
On ignore si les dés ont été lancés mais tandis que la plume est à son tour
submergée par les flots, le Poème se termine sur l'apparition hypothétique
(soulignée par celle du « PEUT-ÊTRE »), d'une certaine « Constellation »
stellaire proche du Septentrion. Cette dernière semble se substituer au
résultat du lancer de dés, résultat ou Nombre, en tout cas « compte total en
formation » qui s'identifie à un certain « sacre » dont on serait témoin.
« le Septentrion aussi Nord
UNE CONSTELLATION
froide d'oubli et de désuétude
pas tant
qu'elle n'énumère
sur quelque surface vacante et supérieure
le heurt successif
sidéralement
d'un compte total en formation
veillant
doutant
roulant
brillant et méditant
avant de s'arrêter
à quelque point dernier qui le sacre
Toute Pensée émet un Coup de Dés »
On peut déjà constater que notre fameux passage est situé dans la dernière
Page, juste avant le sacrement de ce compte total en formation, « en voie
d'apothéose » qui se finalise par « quelque point dernier », avant les
derniers mots du poème « Toute Pensée émet un Coup de Dés » qui lourd
de sens, tombe à la façon d'une morale, celle du poème lu.
« La dernière page m’a glacé d’une émotion très semblable à celle que
donne telle symphonie de Beethoven (certes je ne vous apprend rien).
Mais après ces cris
Excepté peut-être une constellation.
le dégringolement de tout l’orchestre en la série des participes
Veillant, doutant, roulant, brillant, et méditant…
Et la grandeur pacifiée de la dernière phrase, comme l’accord parfait
final. Cela est admirable ».
André Gide, lettre à Mallarmé du 9 mai 1897, cité par H. Mondor, La
Vie de Mallarmé , Gallimard, 1941, p. 770.
veillant, doutant, roulant, brillant et méditant...
J'ai brièvement parlé du caractère incantatoire de ce passage. Le poème
entier l'est, seulement, nous pourrions avouer que ce passage ne fait
qu'accroître son intensité et pour cause, unique dans le poème pour sa
régularité de frappe, il s'impose visuellement, musicalement — en tout cas
conjointement à la rime interne -ant, vue et entendue, dans l'absolu lue
et mène le poème à son terme, son apothéose.
veillant, doutant, roulant, brillant et méditant...
Nous avons par ailleurs affaire à des participes présents, ou des gérondifs
vu le contexte lacunaire voulu par le poème car ni-verbe, ni ad-verbe, il
serait plus sûr de résumer la chose comme étant de simples déclinaisons
de verbes et ce, en vue de leur laisser signifier l'idée de ce qui va se faire,
se fait ou doit se faire. Quelque chose pourrait très bien se passer :
« (…) en formation
>>>>> maintenant <<<<<
avant de s'arrêter
à quelque point dernier qui le sacre ».
veillant, doutant, roulant, brillant et méditant...
Il s'agirait de se concentrer maintenant sur la signification de chaque
verbe employé. Tout d'abord, nous savons qu'ils expriment l'action en
accomplissement d'un "compte total en formation".
Un compte serait donc en train de :
- Veiller, d'être de garde ou en état de veille, d'éveil constant du latin
vigilare, qui vient de vigil, éveillé (Selon le Littré : Terme de marine.
Se dit de l'état d'un rocher dont la partie supérieure se découvre à mer
basse.)
- Douter, d'hésiter du latin dubitare, d'un radical dub, qui se trouve
dans dubius et qui signifie double ; le grec se traduit par double.
- Rouler, d'avancer en tournant sur lui-même. (Selon le Littré : Terme
d'imprimerie. Une presse roule lorsqu'elle est en pleine activité.)
- Briller, d'être lumineux ou poli, d'attirer le regard par son éclat de
l'italien brillare, dans le sens d'être agité d'impatience.
- Méditer, faire de ceci ou de cela l'objet d'une réflexion profonde.
Nous aurions du mal à penser en quoi un tel compte puisse acter dans
ce(s) sens.
Or, il est important d'évoquer l'investigation faite par Quentin Meillassoux
dans son essai intitulé Le Nombre et la Sirène.
Ce dernier a proposé d'émettre l'hypothèse que le poème est codé, et le
procédé de cryptage permet d'éclaircir le sens du Nombre unique, du
moins sa nature, et qui se révèlerait être le décompte des mots inclus dans
le poème de son titre jusqu'au mot « sacre » (qui justement dans le
poème, sacre le compte total en formation), attribuant donc au poème du
Coup de Dés un « Mètre » inédit. Cependant, le « bougé » du Nombre
mettrait le lecteur dans une indécidabilité quant à sa valeur stable, fixe, et
c'est ce qui infinitiserait le geste du Maître dont il est question dans le
naufrage, comme celui de Mallarmé dans son propre projet d'écriture d'Un
Coup de Dés. Le jet de dés, le jet stellaire, ne peut aboutir ; il se doit d'être
pro-jetant.
Il serait plus facile de comprendre en quoi le compte est veillant, doutant,
roulant, brillant et méditant, dans la mesure effectivement, « à lire
cette apothéose, nous comprenons que le poème est tout simplement en
train de faire ce qu'il décrit. Le Coup de Dés possède une dimension
performative en ce qu'il opère un « compte total en formation » d'une
unité de compte = x qui est en train d'être sommée sous nos yeux,
« roulant » sur la surface de la Page « avant de s'arrêter » à un « point
dernier qui le sacre ». » (Quentin Meillassoux, Le Nombre et la Sirène,
éd. Bayard Presse, p. 48). Et comme Quentin Meillassoux le suggère
parce que le Nombre est codé, il se garde et ainsi se maintient en éveil
(« veillant» ) ; parce qu'il est « bougé », ne pouvant être certain de sa
stabilité (« doutant ») ; parce qu'il s'étale, s'avance inconsciemment
énuméré par le seul processus de la lecture roulant » sur le papier) ;
parce qu'il est celui du décompte des mots dont l'éclat, noir sur fond blanc
comme étant l'image inversée du ciel constellé ou l' « Alphabet de la
Nuit » (Stéphane Mallarmé, Divagations, Bibliothèque-Charpentier ;
Eugène Fasqueue éditeur, 1897, p. 172) attire l'attention du Lecteur
(« brillant ») ; parce que justement son déchiffrage invite à cerner la
nature d'un tel Nombre unique, de surcroît infinitisé, néantisé par l'effet du
Hasard (« méditant ») , il est donc plus facile de comprendre le sens
mobilisé par ces cinq verbes, rattaché à ce compte.
Cependant j'ai l'impression que tout nous pousse ou pas à se
concentrer précisément sur ce qu'il se passe parmi ces cinq verbes, comme
quelque chose d'autonome, quelque chose qui engendrerait ce fameux
« tourbillon d'hilarité et d'horreur », un gouffre d'une telle profondeur qu'il
m'ai apparu par sa seule sensation et qui se trouve précisément autour des
premières lettres de chacun :
Veillant
Doutant
Roulant
Brillant et Méditant
Le sigle VDRBM m'est alors apparu comme étincelant.
Or ce que l'on obtient au final, ressemble à quelques lettres près au mot
VERBE.
On pourrait ne pas y croire, j'éprouve également quelques réticences quant
à la valeur de cette « trouvaille », surtout lorsqu'on a affaire ici à l'un des
poèmes les plus connus sur le HASARD.
Ce n'est pas un mot que nous voyons apparaître recomposé grâce aux
initiales, mais VDRBM qui après réflexion ou net raccourci, m'a amené à
faire le rapprochement avec l'éventuel, accidentel, quoique virtuel, Mot
qui permet au vers de s'élever (acrostiche, du grec akrostikhos, akros,
haut, élevé et stichos, le vers).
Je pourrais très bien me dire qu'il s'agit d'une coïncidence, ou un
fantasme, une idée fixe, mais après tout pourquoi dans ce cas avoir choisi
d'écrire ces cinq verbes dans cet ordre. Cela aurait pu être, « veillant,
roulant, doutant, brillant et méditant » (VRDBM) ou bien « doutant,
veillant, roulant, brillant et ditant » (DVRBM) sans entacher l'aspect
harmonieux de leur lecture et leur sens respectif.
Ce serait en revanche une coïncidence plus surprenante si l'on cherche ce
que pourrait simplement « signifier » le mot verbe dans le répertoire
mallarméen.
Ce qui justifie la forme éclatée du poème était pour certains l'œuvre de la
folie, pour d'autres, l'œuvre d'un génie qui fut néanmoins marqué par
quelques crises. Nous pouvons commencer par évoquer la « crise de
vers ».
« Mètre officiel », l'alexandrin était au centre d'une querelle dont le
« Prince des poètes », contemporain, n'y avait pas échappé. Entre les Vers-
libristes qui d'un côté refusaient la légitimité du vers traditionnel et les
Parnassiens de l'autre qui, eux, refusaient le vers libre comme étant un
vers à part entière, Mallarmé, traversant cette « mémorable crise » tendait
à ne privilégier aucun des deux. L'alexandrin reste selon lui réservé à la
solennité des « occasions amples » (Stéphane Mallarmé, Divagations,
Crise de vers, Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur, 1897,
p. 241), et le vers libre, l'occasion pour chacun des poètes de défendre leur
individuité, et ce, au nom de la modernité.
Ainsi, pour l'auteur du poème qui exposerait le plus volontairement une
composition de type vers-libriste, il n'est pas surprenant de trouver en son
coeur des références à la « Cadence Nationale », au contraire, peut-être
faut-il y voir une « occasion ample » d'y méditer plus attentivement.
« Toute la nouveauté s'installe, relativement au vers libre, pas tel que le
XVIIe siècle l'attribua à la fable ou l'opéra (ce n'était qu'un
agencement, sans la strophe, de mètres divers notoires) mais,
nommons-le, comme il sied, "polymorphe": et envisageons la
dissolution maintenant du nombre officiel [l'alexandrin], en ce qu'on
veut, à l'infini, pourvu qu'un plaisir s'y réitère. Tantôt une euphonie
fragmentée selon l'assentiment du lecteur intuitif, avec une ingénue et
précieuse justesse. »
Stéphane Mallarmé, Divagations, Crise de vers, Bibliothèque-
Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur, 1897, p. 240)
veillant, doutant, roulant, brillant et méditant...
« - ant » du vent qui souffle d'un trait ce qui participe au plus présent de la
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