Le patrimoine culturel peut-il être autre chose qu’une nostalgie du passé dont un objet ou un héritage immatériel est chargé de témoigner ? Cet ouvrage en fait le pari. En explorant les temps forts et les moments oubliés de deux des plus importants « chantiers » de l’histoire du patrimoine au Québec, l’île d’Orléans et la place Royale de Québec aux xixe et xxe siècles, il présente un visage méconnu de l’héritage culturel, celui qui reconstruit le souvenir du passé pour répondre aux préoccupations de la société du présent. Tour à tour, des idéologies, des manifestations du savoir et des contextes socioéconomiques sont convoqués pour expliquer la construction des deux « berceaux du Canada français » et pour déchiffrer l’élément qui en est au centre, la quête du sens et de la durée, une tâche que seul peut accomplir un travail d’interprétation. Étienne Berthold est professeur associé au Département de géographie de l’Université Laval et chercheur invité à l’INRS Urbanisation Culture Société. En marge de son domaine de spécialisation, qui porte sur l’histoire culturelle et l’histoire du patrimoine urbain, il cherche à développer la réflexion épistémologique dans le champ des études patrimoniales, au Québec. collection monde culturel Dirigée par Christian Poirier Photos de la couverture : Pierre Lahoud Étienne Berthold.indd 1 Étienne Berthold L’île d’Orléans et la place Royale de Québec L’île d’Orléans et la place Royale de Québec Patrimoine, culture et récit Patrimoine, culture et récit Étienne Berthold Patrimoine, culture et récit L’île d’Orléans et la place Royale de Québec collection monde culturel Histoire 12-11-05 14:38 collection monde culturel Collection dirigée par Christian Poirier La collection « Monde culturel » propose un regard inédit sur les multiples manifestations de la vie culturelle et sur la circulation des arts et de la culture dans la société. Privilégiant une approche interdisciplinaire, elle vise à réunir des perspectives aussi bien théoriques qu’empiriques en vue d’une compréhension adéquate des contenus culturels et des pratiques qui y sont associées. Ce faisant, elle s’intéresse aussi bien aux enjeux et aux problématiques qui traversent le champ actuel de la culture qu’aux acteurs individuels et collectifs qui le constituent : artistes, entrepreneurs, médiateurs et publics de la culture, mouvements sociaux, organisations, institutions et politiques culturelles. Centrée sur l’étude du terrain contemporain de la culture, la collection invite également à poser un regard historique sur l’évolution de notre univers culturel. Patrimoine, culture et récit : l’île d’Orléans et la place Royale de Québec Etienne Berthold Patrimoine, culture et récit : l’île d’Orléans et la place Royale de Québec Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la ­Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publi­cation. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition. Cet ouvrage a bénéficié de l’appui financier de la Chaire Fernand-Dumont sur la culture. Maquette de couverture : Laurie Patry Mise en pages : Mariette Montambault ISBN 978-2-7637-9848-6 ISBN-PDF 9782763798493 ISBN-ePUB 9782763798509 © Les Presses de l’Université Laval 2012 Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal 4e trimestre 2012 Les Presses de l’Université Laval www.pulaval.com Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce soit est interdite sans l’autorisation écrite des Presses de l’Université Laval. Table des matières Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . XI Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 1. La recherche savante en quête de constructions patrimoniales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 2. Déconstruire et interpréter le patrimoine . . . . . . . . . . . . . . . . . 2 3. Derrière le berceau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 Chapitre I Une intelligence de la patrimonialisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 1. Le patrimoine comme construction : un état des lieux . . . . . . 9 2. Déconstruire et interpréter le patrimoine . . . . . . . . . . . . . . . . . 11 2.1 Patrimoine et interprétation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14 3. Histoire culturelle et interprétation : l’approche de Fernand Dumont . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 3.1 Fernand Dumont : quelques repères . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16 3.2 Une histoire culturelle et l’herméneutique de Fernand Dumont . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20 4. Quelques notes sur la méthodologie employée dans l’ouvrage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25 VIII Patrimoine, culture et récit : l’île d’Orléans et la place Royale de Québec Chapitre II L’île d’Orléans, terre de la Tradition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29 1. Faire de l’île d’Orléans un Staten Island : Noel Bowen et la villégiature au « bout de l’île » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30 2. Une île en récit : les écrits francophones des années 1860 . . . . 35 2.1 Le « Voyage autour de l’île d’Orléans » d’Hubert Larue . 36 2.1.1 Un « Voyage autour de l’île d’Orléans » . . . . . . . . . . 40 2.2 Louis-Édouard Bois, Louis-Philippe Turcotte et la « petite histoire » de l’île d’Orléans . . . . . . . . . . . . . . . 42 2.3 Louis-Édouard Bois . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44 2.4 L’Île d’Orléans : fertilité du sol, patrimoine terrien et traditions familiales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47 2.5 Louis-Philippe Turcotte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51 2.6 Histoire de l’Île d’Orléans . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53 3. Un saut dans le temps : l’ouvrage L’île d’Orléans de 1928 . . . . 57 3.1 Pierre-Georges Roy et la « petite histoire » . . . . . . . . . . . . . 61 3.2 L’île d’Orléans : livre d’histoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 66 3.3 L’île d’Orléans : livre de luxe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69 Chapitre III Voyage au berceau de la Nouvelle-France. Joseph-Camille Pouliot, la restauration du manoir Mauvide-Genest et l’île d’Orléans au tournant des années 1930 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77 1. Joseph-Camille Pouliot : un libéral modéré en terre de la Tradition . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79 2. Pour la stabilité du nom et des traditions de la famille : L’Île d’Orléans : glanures historiques et familiales . . . . . . . . . . . . . 82 3. La découverte, l’achat et la restauration du manoir Mauvide-Genest . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87 4. Célébrer l’« épopée canadienne » et le berceau de la Nouvelle-France : les célébrations commémoratives de 1929 et de 1934-1935 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 94 4.1 Les célébrations de 1929 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 94 4.2 Les célébrations de 1934-1935 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 100 Table des matières IX 5. La controverse du pont de l’île et la Loi concernant l’île d’Orléans . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 104 Chapitre IV La reconstruction de la place Royale à Québec (1956-1978) . . . . 117 1. La rénovation urbaine aux portes de la Basse‑Ville de Québec . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 118 1.1 Le secteur Notre-Dame-des-Victoires : bouleversements économiques, démographiques et sociaux . . . . . . . . . . . . . 120 1.2 Un « quartier historique » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 122 1.3 La restauration de la maison Chevalier . . . . . . . . . . . . . . . 125 2. Étendre la rénovation à la place Royale : l’action de la Commission des monuments historiques . . . . . . . . . . . . . . . . . 133 3. La place Royale : un berceau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141 4. Le berceau sous la tutelle de l’État . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149 Chapitre V Une interprétation citoyenne du berceau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 165 1. La pédagogie néonationaliste et le sens à donner à la place Royale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 166 2. Un versant sombre du chantier de reconstruction : le déplacement et la relocalisation des populations locales . . 167 3. Pour une place Royale habitée par des familles : une conception citoyenne de la place Royale au milieu des bouleversements des années 1970 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 170 4. Pour un « patrimoine vivant et habité » : le parachèvement de la place Royale entre une conception muséologique et une interprétation citoyenne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 178 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 189 1. Déconstruire et interpréter le berceau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 189 2. Le berceau ; et après ? Ou que faire d’une construction patrimoniale ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 192 Références bibliographiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 195 Remerciements C e livre a été rédigé sur la base de la thèse de doctorat que j’ai soutenue à l’INRS Urbanisation Culture Société en novembre 2007 et des recherches postdoctorales que j’ai menées à la Chaire de recherche du Canada en patrimoine urbain (ESG - UQAM) entre 2008 et 2010. Je tiens à exprimer ma gratitude aux membres du jury qui ont commenté et évalué ma thèse. Je n’aurais pu mener ce projet d’écriture à terme sans le soutien inconditionnel de Pierre Lucier et de Fernand Harvey, à l’INRS, de Lucie K. Morisset et de Luc Noppen à l’UQAM et de Guy Mercier, à l’Université Laval. Je tiens à remercier Christian Poirier pour son accueil enthousiaste et sa lecture critique du manuscrit. Mes remerciements s’adressent finalement à toutes les personnes que je ne puis nommer ici mais qui m’ont apporté un soutien scientifique, technique ou personnel à un moment ou à un autre de la rédaction de ma thèse ou du présent ouvrage. Merci à Pierre Lahoud qui a aimablement accepté de me fournir de précieuses photographies pour illustrer la couverture de l’ouvrage. La publication de cet ouvrage a été rendue possible par la Chaire Fernand-Dumont sur la culture (Guy Bellavance). Mes recherches doctorales ont été financées par le Fonds québécois de recherche sur la société et la culture (FQRSC). Mes recherches postdoctorales ont été financées par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada, le Centre interuniversitaire d’études sur les lettres, les arts et les traditions (CELAT) et la Chaire de recherche du Canada en patrimoine urbain (ESG UQAM). Je sais gré à tous ces organismes. Etienne Berthold Vieux-Québec, mai 2012 Introduction L e terme de « patrimoine » a hérité de l’histoire occidentale au moins deux significations distinctes qu’il porte encore à l’heure actuelle. Il est d’abord né dans un cadre juridique en se présentant comme un bien transmis de père en fils, de génération en génération (Babelon et Chastel, 2000 : 49). Puis, au fil des derniers siècles, à la suite de la Renaissance, de la révolution industrielle ou du Siècle des Lumières, en fonction de divers points de vue, il a été déporté sur le territoire de la culture — celui auquel s’intéressera cet ouvrage. Des monuments et des objets ont été invités à raconter le passé des collectivités nationales en pleine émergence. Aujourd’hui, à l’orée d’un nouveau millénaire, le patrimoine culturel accompagne la multiplication soutenue des quêtes d’identité dont les groupements sociaux se font le théâtre. À cette fin, des objets aux types sans cesse plus éclatés, et même des patrimoines immatériels (que l’UNESCO définit comme l’« héritage culturel vivant des communautés »), sont triés, conservés et mis en valeur1 (UNESCO, 2003 : 1-2). Le phénomène n’en reste pas là. Bien installé derrière l’économie du tourisme de masse du XXIe siècle, le patrimoine parle aussi le langage politique, qui n’hésite pas à y recourir à des fins de légitimation du pouvoir (Hobsbawm et Ranger, 1994). 1. On trouvera dans le Rapport du Groupe conseil sur la politique du patrimoine du Québec, une définition du patrimoine culturel parmi d’autres : « Peut être considéré comme patrimoine tout objet ou ensemble, matériel ou immatériel, reconnu et approprié collectivement pour sa valeur de témoignage et de mémoire historique et méritant d’être protégé, conservé et mis en valeur » (Québec (Province) Groupe conseil sur la politique du patrimoine du Québec, 2000 : 50). 2 1. Patrimoine, culture et récit : l’île d’Orléans et la place Royale de Québec La recherche savante en quête de constructions patrimoniales Plusieurs enquêtes sont consacrées au patrimoine culturel. En règle générale, les recherches produites en France, aux États-Unis, en Angleterre et au Québec depuis quelques années s’intéressent moins aux caractéristiques de l’objet patrimonial — sans évidemment en faire fi complètement — qu’aux dynamiques par lesquelles celui-ci accède au statut de patrimoine culturel. Ces dynamiques se traduisent par l’étude attentive des processus au fil desquels l’objet, l’ensemble d’objets ou l’héritage immatériel acquièrent des significations sociales. On peut donc croire qu’à l’heure actuelle, le patrimoine intéresse les chercheurs dans la mesure où il traduit une construction qui, à son tour, renseigne au moins autant sur les individus et sur la collectivité qui l’orchestrent que sur les objets qui en découlent. C’est l’ensemble de ce processus que nous désignerons, dans cet ouvrage, par « patrimonialisation » (terme que nous tenons pour synonyme de « construction patrimoniale »). En reprenant la plume à la suite d’une thèse de doctorat, nous souhaitons réfléchir particulièrement à la constitution du patrimoine culturel, mais aussi à la manière qu’a aujourd’hui la recherche savante de l’étudier et d’en rendre compte. 2.Déconstruire et interpréter le patrimoine L’étude du patrimoine culturel n’est pas l’apanage d’un seul domaine académique. L’ethnologie, l’anthropologie, l’histoire, la sociologie, l’histoire de l’art, l’architecture et plusieurs autres disciplines la poursuivent sur la base de leurs approches et de leurs méthodologies. Pour les chercheurs qui s’intéressent aux mécanismes par lesquels se constitue le patrimoine, une démarche s’impose d’emblée : il faut déconstruire ce qui se construit. Cette démarche implique entre autres de relever les dynamiques et les processus qui sous-tendent la construction du patrimoine et qui en font une initiative du présent. Pour prendre des exemples parmi d’autres, il s’agit de démontrer que l’image patrimoniale du Vieux-Montréal provient d’une construction opérée, en grande partie, à compter de l’après-guerre dans un contexte de rénovation urbaine et de développement de l’activité touristique (Drouin, 2008). Ou encore que celle du Mont Tremblant est largement tributaire de la création de toutes pièces, au milieu du XXe siècle, d’un Introduction 3 « village canadien typique » et, plus récemment, de la transposition dans une forme quasi intégrale de bâtiments situés dans l’îlot SaintNicolas, dans le Vieux-Québec (Morisset, 2009b). Un patrimoine se construit sur la base de contextes précis qui dépassent le seul cadre de la culture et qui englobent des univers avec lesquels cette dernière, qu’on le veuille ou non, a beaucoup à voir, l’économie et l’activité touristiques par exemple. De la même façon, il a, plus souvent qu’autrement, une dimension idéologique sans laquelle les politiciens ne s’y intéresseraient que fort peu. Il faut aussi ajouter qu’il fait appel à un certain nombre de savoirs, de plusieurs ordres et à divers titres2. La recherche savante possède dorénavant tous les outils et les approches nécessaires pour en opérer la « déconstruction ». Les scientifiques peuvent s’en rassurer — la science doit sans cesse chercher à s’interroger sur les certitudes reçues. En revanche, cette déconstruction nous semble moins apte à aménager les significations qu’elle dégage des patrimonialisations. Derrière tout patrimoine, il y a des significations et des mémoires qui se disent. Le présent ouvrage ne cherche rien d’autre qu’à suggérer que la construction du patrimoine relève aussi d’une démarche d’interprétation, de « déchiffrage » du sens, et que la culture savante possède les outils nécessaires pour le démontrer. Pour ce faire, nous entamons un voyage à travers deux lieux qui, aux XIXe et XXe siècles, ont peu à peu pris la forme du berceau du Canada français et du Québec. Il s’agit de l’île d’Orléans et de la place Royale de Québec. 3.Derrière le berceau3 Dans une perspective patrimoniale, la plupart des collectivités ont (au moins) un berceau. Après tout, il s’agit d’un formidable laboratoire à construire l’« origine ». En ce qui le concerne, le Québec francophone possède plusieurs berceaux. L’année 2008, qui a été placée en partie sous le signe des célébrations du 400e anniversaire de la fondation de Québec, l’a rappelé à sa façon en faisant ressurgir la représentation qui associe Québec au berceau de l’Amérique ­française 2. 3. Sur ce point, voir la dernière section du chapitre I de l’ouvrage. Par « berceau », nous référons à un terme consacré dans le vocabulaire patrimonial d’époque auquel nous nous intéresserons dans ce livre. Il ne s’agit pas, à proprement parler, d’un concept construit a posteriori. 4 Patrimoine, culture et récit : l’île d’Orléans et la place Royale de Québec et du Québec « traditionnel », mais aussi au berceau du Canada et, partant, de l’Amérique septentrionale. Inspiré par la voie ouverte par Lucie K. Morisset et Luc Noppen, mais désireux d’y engager une approche interprétative, notre choix de berceaux s’est porté sur l’île d’Orléans et sur la place Royale de Québec (Morisset et Noppen, 2007). L’île d’Orléans et la place Royale constituent deux des chantiers les plus marquants de l’histoire du patrimoine culturel au Canada français et au Québec. Elles ont fait l’objet d’importants investissements symboliques et, même, financiers dans le deuxième cas. Après avoir expliqué en détail notre approche de la patrimonialisation, nous leur consacrerons respectivement les deuxième et troisième parties de cet ouvrage. Nous analyserons les processus de construction de la représentation de l’île d’Orléans comme berceau du Canada français, et l’interprétation qu’ils sous-tendent, en deux moments distincts. D’abord, le chapitre II sera consacré à l’étude des textes desquels a peu à peu émergé la représentation du berceau sur une période de près de troisquarts de siècle. Le regard se tournera en premier lieu sur la conjoncture et sur les écrits des années 1860. On y verra la pratique de la villégiature chercher à prendre racine dans l’île, alors même que se déploie dans l’est de l’Amérique et dans la vallée du Saint-Laurent un « tourism belt » qui a, jusque-là, préféré mouiller l’ancre dans Charlevoix ou encore au Saguenay. On y verra également des idéologies conservatrices en quête d’une conception de la tradition qui gravite autour de la terre jeter leur dévolu sur l’île d’Orléans. Cette contrée de 190,4 km2 située sur le fleuve Saint-Laurent à quelques kilomètres en aval de Québec comptera alors un peu plus de 5 000 âmes dont l’immense majorité seront d’origine française et de confession catholique. Son économie viendra d’entrer dans une phase de spécialisation agricole et ses produits se destineront, en quantités croissantes, aux marchés urbains, surtout celui de Québec. En prise avec ces contextes, ces idéologies et sur la base des savoirs qu’ils possèdent, quatre auteurs, Noel Bowen, Hubert Larue, Louis-Édouard Bois et Louis-Philippe Turcotte, produiront des textes sur l’île d’Orléans à quelques années d’intervalle. En plus de faire entrer formellement l’île dans le monde du discours, ils construiront des représentations d’elle — l’île comme lieu d’enracinement, d’ancienneté et comme pépinière de la colonie — par l’intermédiaire d’un travail d’interprétation impliquant le patrimonium, le bien de l’insulaire transmis de père en fils, de génération en génération. Introduction 5 La deuxième partie du chapitre restera dans un registre semblable en examinant la confection et la réception de l’ouvrage L’île d’Orléans publié en 1928 par la Commission des monuments historiques. Paru à quelques mois d’intervalle en français et en anglais au coût impressionnant de 35 000 $, L’île d’Orléans tombera à point nommé dans le contexte du développement du tourisme automobile de masse, bien tangible dans le Québec des années 1920. Il ne sera pas non plus à l’abri des idéologies conservatrices qu’avaient endossées, en partie, les auteurs des années 1860. Finalement, il sera en phase avec le développement institutionnel des beaux-arts au Canada français. Ces facteurs réunis en feront à la fois un livre d’histoire et un livre d’art. Dans son volet historique, il contiendra lui aussi une symbolisation de l’île d’Orléans. En raison de sa haute tenue artistique et des moyens financiers considérables attribués à sa diffusion, L’île d’Orléans répandra à plus large échelle les représentations construites par les auteurs des années 1860 et aura pour effet de faire de l’île, le berceau du Canada français. Pour sa part, le chapitre III cherchera à aller quelque peu audelà du texte en proposant un « voyage au berceau de la NouvelleFrance », l’île d’Orléans, au tournant des années 1930. L’étude de la restauration du manoir Mauvide-Genest de Saint-Jean de l’île d’Orléans par le juge Camille Pouliot, en 1926-1927, permettra d’explorer les motifs et les processus qui sous-tendent la construction du patrimoine culturel dans une terre que les textes considèrent déjà comme un berceau. Par la même occasion, elle donnera à voir une facette particulière de l’interprétation : celle qui s’opère sur un lieu dont la valeur symbolique est déjà partiellement construite et partagée. C’est à mi-chemin entre son allégeance viscérale pour le bien et les traditions de la famille, d’une part, et pour le régime français et l’« épopée canadienne », d’autre part, que le juge Pouliot inscrira et interprétera la renaissance du manoir à la suite de sa restauration. C’est aussi sous ce double chapeau qu’il prendra part à l’organisation et au déroulement des célébrations commémoratives de 1929 et 1934-1935, dans la paroisse de Saint-Jean, lesquelles viendront, à leur façon, témoigner du fait que le berceau s’éprouvera désormais de manière tangible dans la « matière » de l’île elle-même. En ce qui la concerne, la construction de la représentation de la place Royale de Québec comme berceau de l’Amérique française occupera le chapitre IV de l’ouvrage. La patrimonialisation de la place Royale s’organisera dans la première partie des années 1960 en 6 Patrimoine, culture et récit : l’île d’Orléans et la place Royale de Québec fonction de contextes donnés — surtout celui de la rénovation urbaine —, d’idéologies — avec, en tête, l’idéologie fonctionnaliste et les idéologies nationalistes — ainsi qu’au fil de diverses interventions. Après avoir amorcé le projet de restauration de l’hôtel Chevalier dans la Basse-Ville de Québec, la Commission des monuments historiques commandera à l’architecte et urbaniste André Robitaille un Rapport sur l’aménagement de la place Royale de Québec (1960). Elle l’affectera aussi à la restauration de la maison d’Eddy Sacks, incendiée à la fin de l’année 1959 et qui renaîtra au cours de l’année 1964 sous le nom de « maison Fornel ». En 1963, le Comité pour la conservation des Monuments et Sites Historiques, qui a été créé à la fin de l’année 1960 dans le cadre d’un réseau d’échanges canado-américains et que dirige le dominicain ­Georges-Henri Lévesque, se donnera comme mission de convaincre les autorités politiques de restaurer la place Royale, ainsi qu’une partie de la rue Saint-Louis, en vue des célébrations imminentes du centenaire de la Confédération canadienne (1967). Les représentations auxquelles procédera le Comité auront plutôt pour effet de susciter la convoitise du gouvernement provincial, qui, au début de l’année 1966, profitera d’une initiative de la Chambre de commerce de Québec pour s’emparer du projet de restauration et éventuellement faire de la place Royale le berceau de l’Amérique française dans une perspective néonationaliste. Jusqu’à la fin des années 1970, le projet de restauration de la place Royale sera traversé par des constantes. D’abord, une conviction voulant que la place elle-même ait porté a priori un caractère historique, lequel se serait fondé, en partie, sur l’existence d’un buste de Louis XIV — que les autorités municipales avaient installé dans les années 1930 — et sur la présence de l’église Notre-Dame-des-­Victoires, qui avait joint les récits historiques à compter de la deuxième moitié du XIXe siècle. Ensuite, une impression voulant que la redécouverte de la qualité historique de la place Royale passe, en grande partie, par la requalification fonctionnelle des bâtiments ou des lieux qu’elle abrite. Finalement, le projet de la place Royale impliquera la formation d’une sémantique de la restauration à travers laquelle ­s’affirmera l’architecture comme spécialisation disciplinaire. En ­fonction de dynamiques précises, il se formera une séquence qui cherchera à redonner à la place Royale une architecture du XVIIIe siècle et qui entreverra un programme de restauration à cette fin. À la fin des années 1970, dans le sillage d’un important colloque consacré à la place Royale, le vocabulaire de la restauration intégrera plus explici- Introduction 7 tement les nombreuses reconstructions qui auront ponctué le projet de la place Royale. Pour sa part, le chapitre V ne visera pas à poursuivre l’étude de la patrimonialisation de la place Royale au-delà de la fin des années 1970, puisqu’à cette date, le cœur de la patrimonialisation en question sera, pour l’essentiel, déjà complété. Dans une perspective complémentaire à l’analyse existante, le chapitre cherchera plutôt à cerner le processus qui a entouré la construction d’une interprétation citoyenne de la place Royale en tant que berceau. Le parcours sera divisé en trois étapes. Il consistera d’abord à revenir sur le phénomène du déplacement et de la relocalisation des résidants touchés par les grands travaux des années 1970. Il impliquera ensuite d’examiner les actions et les revendications du comité de citoyens du secteur Notre-Dame-des-Victoires à l’égard de l’urbanisme et du réaménagement touchant le « projet place Royale ». Finalement, le chapitre se terminera sur l’étude d’une brève controverse survenue au milieu des années 1990 dans le sillage du projet de parachèvement de l’« îlot 4 » au fil de laquelle il apparaîtra clairement que, du point de vue citoyen, la place Royale peut s’interpréter elle-même par la perpétuation de sa fonction résidentielle. Chapitre I Une intelligence de la patrimonialisation 1. Le patrimoine comme construction : un état des lieux D epuis quelques années, la communauté scientifique aborde de plus en plus le patrimoine culturel comme une construction. La plupart des disciplines académiques qui étudient la patrimonialisation ont leurs auteurs et leurs ouvrages de référence qui ont lentement gagné leurs lettres de noblesse et qui sont, pour ainsi dire, devenus incontournables. Nous en évoquerons quelques-uns ici qui se rattachent aux domaines de l’histoire, de l’histoire de l’architecture, de l’histoire de l’art et de l’ethnologie. Les historiens s’appuient, entre autres, sur les travaux-phares d’Eric Hobsbawm, de Benedict Anderson et de Pierre Nora. E. Hobsbawm a étudié les processus de construction des traditions sur un espace donné en mettant de l’avant les notions de traditions inventées et d’invention de la tradition (Hobsbawm et Ranger, 1983). À sa suite, B. Anderson a analysé les modes de constitution de l’imaginaire national. Il a dégagé de ses recherches une conception qui présente la nation comme une « communauté politique imaginée » composée d’individus qui ne sont pas 10 Patrimoine, culture et récit : l’île d’Orléans et la place Royale de Québec en interaction directe (Anderson, 1991). Pour sa part, dans un vaste chantier qui a suscité l’intérêt des chercheurs en Europe et dans les Amériques, Pierre Nora s’est intéressé aux lieux de mémoire de la France moderne et contemporaine. Sur la base de l’observation d’une tension marquée entre l’histoire, comme savoir critique, et la mémoire individuelle et collective, il a dégagé un patrimoine culturel sans cesse recomposé sous l’effet de jeux de mémoire solidaires de contextes sociaux et politiques mouvants (Nora, 1984). À ces auteurs s’ajoutent certainement David Lowenthal et François Hartog. F. Hartog a expliqué l’avènement du patrimoine culturel tel que nous le connaissons aujourd’hui par un nouveau régime de temporalité, mû par le présentisme des valeurs, qui serait actuellement en train de succéder au temps des « Modernes » (lequel, au tournant du XIXe siècle, aurait lui-même succédé à un temps des « Anciens ») (Hartog, 1998, 2012 ; Lowenthal, 1985, 1998). En histoire de l’art, l’essai de Jean-Pierre Babelon et d’André Chastel, publié pour la première fois en 1980 pour l’Année française du patrimoine, s’est rapidement imposé. Il fut l’un des premiers à proposer une histoire de la notion de patrimoine à l’aune des dimensions juridiques et culturelles qui la constituent (Babelon et Chastel, 2000 ; Chastel, 1986). En architecture, les travaux de Françoise Choay ont aussi connu une large diffusion. F. Choay a étudié les notions de monument historique et de monument. Sur la base des écrits de l’historien d’art autrichien Alois Riegl (1859-1905), elle a distingué la première de la seconde en présentant le monument historique comme un patrimoine construit en fonction des valeurs d’âge, d’art et d’usage (Choay, 1992, 1998 ; Riegl, 1984 [1903]). L’anthropologie et l’ethnologie ont, elles aussi, leurs auteurs privilégiés. Du nombre, il y a Arjun Appadurai et Henri-Pierre Jeudy. Dans le sillage de l’examen critique des héritages légués par l’époque coloniale — autopsie à laquelle se sont livrés plusieurs chercheurs en provenance des anciennes colonies britanniques —, A. Appadurai a fait œuvre de pionnier en attribuant aux objets des usages politiques, économiques, culturels et, partant, une vie sociale conflictuelle (Appadurai, 1986). Henri-Pierre Jeudy, quant à lui, a analysé la patrimonialisation comme une virtualisation de la condition humaine (soit une perte graduelle du sens premier, dit symbolique, du monde) (Jeudy, 1990, 1995, 2001). Les quelques recherches majeures dont nous venons de faire état l’indiquent bien : c’est à la quête d’une intelligence de la patrimo- Chapitre I — Une intelligence de la patrimonialisation 11 nialisation qu’est conviée la communauté scientifique contemporaine. En effet, il semble bien que la description et la caractérisation des objets patrimoniaux auxquelles les recherches savantes nous ont traditionnellement habitués aient cédé le pas (pour l’heure du moins) au repérage des dynamiques et des logiques d’action qui sous-tendent la construction du patrimoine et qui en font une initiative du présent. 2.Déconstruire et interpréter le patrimoine Une intelligence de la patrimonialisation ne saurait faire l’économie d’une réflexion sur les paradigmes qui sous-tendent l’étude savante du patrimoine. Nous l’avons souligné plus haut : cette étude est l’apanage de plusieurs disciplines académiques. Elle est multi­ disciplinaire ou interdisciplinaire, pour employer deux expressions bien en vogue dans les universités du XXIe siècle et, d’ailleurs, beaucoup plus faciles à proclamer qu’à mettre en œuvre. La patrimonialisation est donc d’abord étudiée sur une base disciplinaire et en fonction des problématiques, des approches et des enjeux propres aux disciplines elles-mêmes. Pourtant, elle n’y est pas complètement soluble. Puisqu’elle intéresse au premier chef la vaste famille des sciences sociales, des sciences humaines et des lettres, elle est aussi susceptible de s’alimenter de paradigmes analytiques transversaux. Une part significative des études savantes dans le domaine est tributaire d’approches structuralistes ou poststructuralistes. Nous ne prétendrions en rien les y rattacher toutes, mais nous croyons néanmoins qu’il s’agit d’une réalité dont il faut prendre acte. Le structuralisme, ce n’est un secret pour personne, a connu une période faste dans les sciences sociales et humaines pendant la seconde moitié du XXe siècle. À telle enseigne qu’une fois la sémiologie de Roland Barthes ou encore l’anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss bien implantées dans le paysage académique, on a pu parler d’une belle époque au « pays de la structure » (Dosse, 1992 : 368ss). Le mouvement ne s’est pas limité à la France et à certains États de la francophonie. Le Foucault de Les mots et les choses, qui rappelait d’une façon percutante que le structuralisme est la « conscience éveillée et inquiète du savoir moderne » (Foucault, 1966 : 221), n’est pas passé sous silence aux États-Unis une fois traduit en anglais (1970). Sous un autre aspect, ne sont-ce pas les écoles sémiologiques de Tartu et de Moscou qui ont permis de redécouvrir 12 Patrimoine, culture et récit : l’île d’Orléans et la place Royale de Québec l’histoire et la culture russes prérévolutionnaires dans l’URSS brejnévienne en déclin (Lotman et Ouspenski, 1990) ? Les nombreuses perspectives analytiques développées dans le cadre du paradigme structuraliste ont sans aucun doute permis de jeter un éclairage nouveau sur l’histoire culturelle et sur les modalités qui entourent son écriture. Dans un petit ouvrage consacré à la pratique du métier d’historien, Krzysztof Pomian a livré quelques réflexions fort éclairantes à ce propos : La découverte, dans les œuvres de Saussure, de Troubetzkoy, de Jakobson et surtout de Lévi-Strauss, de l’approche sémiotique de la culture ou, comme on l’appelait à l’époque, du structuralisme, fut dans ma vie intellectuelle, comme dans celle de plusieurs personnes de ma génération, un des événements les plus importants. Dans mon cas, son influence s’est avérée durable. Je pense toujours que l’apparition de cette approche ouvrit une nouvelle époque dans l’histoire des sciences humaines et que tous les retours vers les approches antérieures et leurs problématiques ne sont que des régressions et rien de plus. Mais les 35 années passées depuis les temps d’une assimilation enthousiaste des règles de l’approche sémiotique n’ont fait que renforcer la conviction qui germait déjà à cette époque, sans que je susse alors l’exprimer clairement, et selon laquelle l’étude de la culture ne saurait rendre intelligibles les objets tels que nous les appréhendons dans l’expérience, qu’à condition de dépasser l’opposition entre l’approche sémiotique et l’approche pragmatique. C’est ce qui se fait aujourd’hui dans la pratique de l’histoire culturelle : dans l’histoire du livre, dans l’histoire des collections, dans la nouvelle histoire politique, dans certains travaux d’histoire de l’art. Et c’est ce que j’ai essayé de théoriser ici, en introduisant la notion de sémiophore, qui me semble caractériser de façon topique le type d’objets privilégiés par l’histoire culturelle d’aujourd’hui : ni entités idéales, ni choses matérielles ; des objets dont l’apparence, la localisation ou les deux montrent qu’ils sont investis de significations (Pomian, 1999 : 224-225). Par-delà la réception dont le « sémiophore » a pu bénéficier auprès des chercheurs dans les domaines de la muséologie, de l’histoire de l’art et de l’ethnologie (réception qui est, il faut le reconnaître, assez large)1, les réflexions de Pomian rendent compte d’un climat 1. À titre de preuve non probabilis mais néanmoins très éclairante, les nombreux textes publiés dans un ouvrage collectif paru sous notre direction en 2009 qui réfèrent au « sémiophore » de Krzysztof Pomian. Etienne ­Berthold, Mathieu Dormaels et Josée Laplace (dir.), 2009. Chapitre I — Une intelligence de la patrimonialisation 13 intellectuel qui a, nous croyons, aussi largement marqué et marque toujours l’étude du patrimoine culturel et de la patrimonialisation. Cela dit, les études comme celles de Pomian qui se réclament directement du paradigme structuraliste paraissent, somme toute, peu nombreuses. En revanche, il nous semble plausible de croire que le courant d’études des patrimonialisations s’est, en partie, nourri de la page d’histoire culturelle qu’ont écrite Michel Foucault, Michel de Certeau et Louis Marin en cherchant à réconcilier la construction discursive du monde social et la construction sociale des discours « ou, autrement dit, [à] inscrire la compréhension des divers énoncés qui modèlent les réalités au sein des contraintes objectives qui, à la fois, bornent et rendent possible leur énonciation » (Chartier, 1998 : 129130)2. Pour prendre un cas précis, n’est-ce pas sous l’angle de l’« hétérologie culturelle présente à la masse des signes » que H.-P. Jeudy proposait, dans un court texte paru en 1995, d’aborder la patrimonialisation (Jeudy, 1995) ? Vus à partir de l’université du XXIe siècle, les objets, les ensembles et les héritages immatériels qui composent le patrimoine culturel puisent leurs significations au confluent des discours, des pratiques et des contextes individuels et sociaux. Il appartient au chercheur de débusquer les processus à l’œuvre derrière leur construction. La perspective « déconstructiviste » qui caractérise le courant d’études auquel nous nous intéressons ici n’est pas exclusive. Des chercheurs continuent, à l’heure actuelle, un travail de caractérisation et de description des objets patrimoniaux. De la même façon, fonctionner par « déconstruction » ne signifie pas d’emblée refuser le dialogue avec d’autres paradigmes analytiques. En guise d’exemple, explorons deux démarches fécondes parmi d’autres. Dans un essai récent paru « tout droit du Nouveau Monde » (selon les belles paroles de Jean-Yves Andrieux), l’historienne de l’architecture Lucie K. Morisset aborde la patrimonialisation sous l’angle d’un structuralisme sémiologique : « Interpréter le patrimoine implique […] une double analyse, sémiogénétique et morphogénétique, c’est-à-dire une analyse des deux faces de la réalité du patrimoine : le sens et la forme » (Morisset, 2009a : 18). Pour sa part, dans Le don du 2. On peut croire que cette page d’histoire est une des voies par lesquelles le paradigme poststructuraliste qui aborde la culture comme un ensemble de pratiques influencées par des micro-pouvoirs s’est immiscé dans les études patrimoniales. 14 Patrimoine, culture et récit : l’île d’Orléans et la place Royale de Québec patrimoine, le sociologue Jean Davallon fait le pari de comprendre l’opérativité symbolique de l’objet patrimonial dans le but d’étudier sa dimension de médiation. Il inscrit l’objet de patrimoine et sa signification dans une relation sémiotique. L’opérativité qu’il en dégage repose ainsi en premier lieu sur « la nature même de [la] relation entre [l’objet] et son univers d’origine3 » (Davallon, 2006 : 17). Par contre, sa construction, souligne l’auteur, implique un « sens anthropologique […], une dimension sociale et communicationnelle » (Idem : 18). C’est sans doute ce regard anthropologique qui invite J. Davallon à proposer au chercheur d’aborder la patrimonialisation à partir d’une « neutralité axiologique » : « étudier la production des valeurs et non pas se positionner vis-à-vis d’elles, ni contre elles […] je rapprocherai cette attitude de celle de l’ethnologue confronté à des phénomènes appartenant à une culture différente de la sienne et dont il ne comprend pas a priori ni la place, ni la signification » (Ibid. : 23). Ces deux exemples le suggèrent : qu’il s’agisse des rapports complexes qu’entretient la culture savante avec la patrimonialisation ou encore des opérations de signification qui entourent cette dernière, le patrimoine culturel appartient également à l’univers de l’interprétation. C’est sur cet horizon de sens que se déploie le présent ouvrage. 2.1Patrimoine et interprétation En raison de plusieurs facteurs, notamment de la vaste réception dont a bénéficié la page d’histoire culturelle évoquée plus haut, les chercheurs se sont généralement montrés peu enclins à étudier la patrimonialisation sous l’angle de l’interprétation. En effet, comment peut-on tout à la fois « déconstruire » une patrimonialisation et considérer que les multiples objets du patrimoine (y compris les héritages 3. Sur ce point, l’auteur recourt d’ailleurs à la « trouvaille » d’Umberto Eco, qui rappelait en 1993 : « Nous appelons "trouvaille" tout bien qui, ayant été soustrait aux yeux de ses possibles bénéficiaires, est redécouvert grâce à un travail de découvrement […] Chaque trouvaille faite dans un gisement culturel est incontestablement un signe : si elle ne l’était pas au moment de sa production, en tant qu’objet destiné à l’usage et à la consommation immédiate, à l’exemple d’un poignard ou d’une coupe, elle le devient, dès le moment où sa découverte en fait un signe archéologique, c’est-à-dire la synecdoque d’une civilisation disparue », Umberto Eco, 1993 : 12-13. Chapitre I — Une intelligence de la patrimonialisation 15 immatériels) portent en eux-mêmes des significations4 ? Des œuvres comme celle de l’historien Dominique Poulot, qui cherche à dessiner les contours d’une anthropologie historique de la patrimonialisation française, proposent de stimulantes réponses à cette interrogation (Poulot, 1992a ; 2006 : 1-24). Notre pari dans ce livre sera de conjuguer la déconstruction avec une certaine permanence du sens. Nous aborderons la patrimonialisation en cherchant à « décoder » certains des processus qui jalonnent sa construction et qui donnent à percevoir les significations qui lui sont sous-jacentes sous l’angle d’un travail d’interprétation. Sur le plan théorique, il nous faudra recourir à une approche « herméneutique » de la culture et de l’idéologie. Pour ce faire, nous prendrons appui sur une branche de l’histoire culturelle développée au Québec depuis un demi-siècle dans le sillage des travaux de Fernand Dumont et qui fait de la mémoire un fondement. 3.Histoire culturelle et interprétation : l’approche de Fernand Dumont Dans un ouvrage sérieux, Pierre Thibault rapporte une anecdote concernant une visite de Paul Ricoeur à l’Université Laval au milieu des années 1960 : Vers 1964, dans la foulée de l’œcuménisme conciliaire, monsieur Paul Ricoeur faisait la tournée de nos Facultés de philosophie. Il donnait ce jour-là une conférence sur le procès intenté à la conscience par Nietzsche, Marx et Freud. Son exposé ne suscita que des applaudissements protocolaires, sans commentaires ni questions. Dès que la séance fut levée, des conversations animées mais discrètes se mirent à fuser parmi 4. Il y a plusieurs façons de pratiquer l’herméneutique. La conception de l’interprétation que nous mettons de l’avant dans cet ouvrage a été guidée par celle qui émane des Essais d’herméneutique du philosophe Paul Ricoeur. Elle aborde l’interprétation comme : « le travail de pensée qui consiste à déchiffrer le sens caché dans le sens apparent, à déployer les niveaux de signification impliqués dans la signification littérale », Ricoeur, 1969 : 16. Malgré le fait qu’il n’ait pas réussi à établir la discussion qu’il souhaitait tenir avec Lévi-Strauss (Dosse, 1992 : 279-282), cet ouvrage pose un problème qui demeure entier et actuel dans la problématique patrimoniale qui nous occupe ici : de quelle façon « une intelligence objective qui décode peut relayer une intelligence herméneutique qui déchiffre, c’est-à-dire qui reprend pour soi le sens, en même temps qu’elle s’agrandit du sens qu’elle déchiffre », Ricoeur, 1969 : 40. 16 Patrimoine, culture et récit : l’île d’Orléans et la place Royale de Québec les auditeurs. Elles avaient toutes le même sens : on était consterné que personne n’ait jamais appris au conférencier ce qui était évident pour tout le monde ici, à savoir que la voie du cogito en philosophie était sans issue, qu’il ne valait pas la peine de s’en occuper. On l’avait appris, non pas des Nietzsche, Marx et Freud, mais dans le père Gredt et chez Jacques Maritain. L’explication de l’innocence à cet égard d’un maître aussi éminent parut finalement toute simple : il était protestant. La philosophie réflexive n’avait jamais eu d’existence, ici, même à titre d’objet historique. Le « réalisme catholique » occupait tout le terrain, et lui niait a priori toute légitimité. Il s’ensuivait que non seulement ses diverses formes historiques, mais toutes les démarches postérieures qui s’étaient définies contre elle, apparaissaient futiles et surfaites ­(Thibault, 1972 : XXII-XXIII). À en croire le récit de Thibault, la philosophie canadienne-­ française n’avait pas encore investi le champ de l’herméneutique en profondeur. Un sociologue allait néanmoins y consacrer une œuvre considérable : Fernand Dumont. C’est vers lui que nous tournons maintenant notre attention. 3.1 Fernand Dumont : quelques repères5 Sociologue et philosophe de la culture, Fernand Dumont naît en 1927, à Montmorency, menue cité ouvrière située à proximité de la ville de Québec. À l’époque, le cœur du secteur industriel de la ville est orienté sur l’usine Dominion textile, créée en 1905 sur la base d’une ancienne filature de coton. Au nombre des ouvriers à l’emploi de l’usine, on trouve Philippe Dumont, le père du futur sociologue. Fernand lui-même y œuvre à quelques reprises, en saison estivale, au cours des années 1940. De 1946 à 1949, après avoir complété un cours primaire supérieur (10e, 11e et 12e années) chez les Frères du SacréCœur (Québec), il poursuit des études classiques au Petit séminaire de Québec. Il s’ensuit, pour lui, un départ définitif de Montmorency, dont il conservera ad vitam le souvenir et l’image évocatrice d’une « émigration ». Sur le plan académique, les premiers intérêts paraissent diriger Dumont vers le domaine de la philosophie. Au-delà des difficultés d’accès aux œuvres classiques de la tradition occidentale, ce sont la scolastique et l’apologétique d’un catholicisme couronnant alors l’édifice de l’enseignement supérieur canadien-français qui l’en 5. Fernand Dumont (1974a, 1997), Berthold (2009). Chapitre I — Une intelligence de la patrimonialisation 17 détournent : pour un croyant assailli du doute, la foi va de pair avec la perpétuelle remise en question des enseignements acquis (Dumont, 1997 : 64). En 1949, Dumont s’inscrit à la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval, qu’a fondée et que dirige le dominicain ­Georges-Henri Lévesque. Le choix de la sociologie demeure solidaire des apprentissages philosophiques, la jeune faculté des sciences sociales évitant d’assigner Dumont à un « positivisme de bonne compagnie » (Idem, 1974a : 257). Ce choix implique également la perpétuation de la conviction, léguée par l’émigration et renforcée au contact de l’œuvre de Gaston Bachelard, selon laquelle l’exercice du métier doit s’accompagner d’une critique des sciences, dites « sciences de l’homme » dans ce cas-ci. Il s’agit, dit Dumont en 1974, de « ne point oublier ce que la science veut abandonner à l’ombre sous prétexte d’éclairer le monde » (Ibid. : 255). À la fin des années 1950, de retour d’un séjour d’études en France où il a pu suivre les enseignements de Bachelard tout comme d’autres penseurs comme Georges Gurvitch (sociologue russe de l’émigration), il est embauché comme professeur de sociologie à la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval — poste qu’il occupera jusqu’à sa retraite, en 1995. En 1967, Dumont obtient la direction du nouvel Institut supérieur des sciences humaines de l’Université Laval, dont il guide les activités jusqu’en 1972. C’est également en 1967 qu’il soutient, en Sorbonne, sa thèse sur le thème de la dialectique de l’objet économique, elle-même entamée dans le sillage de son premier séjour parisien (1953-1955). La fin des années 1960 et les années 1970 marquent, pour Fernand Dumont, une période prolifique sur le plan intellectuel. En effet, c’est en 1968 qu’il publie Le lieu de l’homme : la culture comme distance et mémoire (1968), ouvrage contenant le cœur de sa théorie de la culture. Deux années plus tard, l’auteur publie La dialectique de l’objet économique (1970), un ouvrage érudit tiré de sa thèse doctorale. En 1974, il publie Les idéologies, une étude théorique à laquelle se réfèrent encore, de nos jours, plusieurs chercheurs francophones, au Québec tout comme à l’étranger. Puis, en 1981, Dumont signe L’anthropologie en l’absence de l’homme, une réflexion originale qui se présente comme une sociologie de la connaissance étroitement liée à la théorie de la culture énoncée dans Le lieu de l’homme : la culture comme distance et mémoire. Les années 1980 sont, pour Fernand Dumont, largement marquées du sceau de la fondation et de la direction scientifique de l’Institut québécois de recherche sur la culture (lequel existera entre 1979 18 Patrimoine, culture et récit : l’île d’Orléans et la place Royale de Québec et 1994). Cet institut, dont il guidera étroitement les destinées jusqu’en 1990, offre l’image de l’essentiel « relais » empirique à l’œuvre exigeante d’un infatigable théoricien solitaire. L’ouvrage Le sort de la culture (1987) (Ibid., 1995a) en contient d’ailleurs les grands axes de recherche. Au milieu des années 1990, après avoir reçu de nombreuses distinctions honorifiques et avoir publié sa Genèse de la société québécoise (1993) (Ibid., 1996), si longtemps souhaitée, Fernand Dumont se voit forcé de quitter le monde de l’enseignement ; un cancer le hante qui aura raison de ses forces le 1er mai 1997. De la théorie sociologique dumontienne, nous retiendrons, à défaut du tout, un nœud gordien, probablement le principal : la théorie de la culture. C’est Le lieu de l’homme. La culture comme distance et mémoire qui l’exprime au mieux. Pour Fernand Dumont, l’existence est fondamentalement un « débat de sens » (Ibid., 1981 : 322). Elle est une dramatique où les hommes, depuis qu’ils parlent et qu’ils écrivent, « ont voulu ramener le mutisme de l’univers et leurs sauvages intentions intimes à des horizons repérés et à des angoisses fondées » (Ibid., 1968 : 9). De la même façon, l’existence est : poème, roman, théâtre. Les opérations que l’on peut y isoler, les actions qui s’inscrivent dans le temps, n’épuisent pas les raisons de penser […]. L’histoire collective est, elle aussi, d’abord une tragédie. Les événements nous pressent, à la fois échos du destin et invites à prendre parti, tantôt se perdant dans les catastrophes, tantôt se présentant comme la chance et la fête de la liberté (Ibid., 1981 : 322). La dramatique dumontienne de l’existence s’appuie sur une disjonction de la conscience, lectrice avide en quête de sens, qui « peut bien […] ramener le monde à moi, mais qui, plus profondément, introduit en moi une fissure qui me fait naître à un autre monde et un autre moi » (Ibid., 1968 : 58). Dans la sociologie de Fernand Dumont, une telle disjonction entraîne un dédoublement de la culture. Car « la culture est ce dans quoi l’homme est un être historique, et ce par quoi son histoire tâche d’avoir un sens » (Ibid. : 189). Le dédoublement de la culture implique d’abord une « culture première » qui fournit spontanément sens aux hommes et à leurs actions : La culture première est un donné. Les hommes s’y meuvent dans la familiarité des significations, des modèles et des idéaux convenus : des schémas d’actions, des coutumes, tout un réseau par où l’on se recon- Chapitre I — Une intelligence de la patrimonialisation 19 naît spontanément dans le monde comme dans sa maison. Fermée habituellement sur elle-même, et m’enfermant avec elle pour me conférer le sentiment de ma consistance, la culture s’offre par ailleurs à une reprise en charge : non pas seulement par l’intermédiaire de la conscience personnelle, mais dans sa structure même (Ibid. : 51). À l’opposé, il y a, pour Dumont, une autre culture qui « s’infiltre par les fissures que la première veut masquer » et qui « suggère que la conscience ne saurait être enfermée ni dans le monde ni en ellemême » (Ibid. : 63) ; une « culture seconde » qui, à travers sa stylisation, voit l’existence se constituer comme objet à distance d’elle-même (Ibid. : 63 ; 1997 : 154). S’il est partie prenante de la dramatique de l’existence, le dédoublement de la culture s’inscrit également dans l’histoire des hommes et des femmes. Au sein des sociétés de la Tradition, la culture abrite déjà la contradiction caractéristique de la conscience : Les sociétés traditionnelles traduisent déjà dans leur culture la contradiction nécessaire à toute conscience. La tradition ne s’y identifie pas avec la suite des conduites effectives, le mythe ne s’y confond pas avec l’ensemble des critères des actions. Néanmoins, la tradition, le mythe, le rite enveloppent et désignent des situations fondamentales. Tout en prenant distance par rapport aux comportements, ils confirment dans un univers parallèle de la signification ce qui est latent dans l’ordinaire des jours6 (Ibid., 1981 : 79). Des sociétés de la Tradition à celles de la modernité — notion que Dumont aborde prudemment tout en la rapprochant de l’industrialisation —, il y a un passage qui n’est pas marqué par la disparition des traditions, mais plutôt par la libération de la technique et de l’autonomie, toutes deux autrefois contenues dans l’univers cosmique et collectif de la signification (Ibid., 1968 : 63). Il y a aussi, par là, libération du dédoublement constitutif de la culture. La production de Fernand Dumont s’attache, en partie, à la quête de médiations qui permettraient aux sociétés de la modernité 6. On trouvera, chez Dumont, une définition du mythe qui emprunte à celle de Mircea Eliade : « Une histoire vraie qui s’est passée au commencement du temps et qui sert de modèle aux comportements des humains ». ­Fernand Dumont, 1968 : 65. De même, on abordera le rite comme une activité dénuée des objectifs « ordinaires » des autres comportements, une activité qui commémore la condition humaine, la commente et, par là même, la confirme en des sources et en des anticipations qui dépassent les autres actions. Fernand Dumont, 1981 : 342. 20 Patrimoine, culture et récit : l’île d’Orléans et la place Royale de Québec de « récapituler » le dédoublement de la culture ; la mémoire en est une plaque tournante. Sur le fond d’une démarche herméneutique dont le philosophe Serge Cantin a montré les sources ricœuriennes avec une grande sensibilité (Cantin, 1995), Dumont attribue à la culture moderne la faculté d’avoir conservé l’empreinte et la trace des formes originelles grâce auxquelles l’homme peut habiter, voire cultiver, la distance7. Un peu comme si l’homme et la société allaient « se faire en se disant » ou « se dire et se faire tout à la fois » (Dumont, 1979a : 14). En 1981, dans L’anthropologie en l’absence de l’homme, Dumont relève trois types d’anthropologies qu’il aborde « moins [comme] l’étude de l’homme [que sous l’angle] des pratiques par lesquelles l’homme se constitue » (Idem, 1981 : 22) : une anthropologie de l’opération (celle de la science, qui provoque méthodiquement l’absence pour isoler un phénomène en production), une anthropologie de l’action (celle du pouvoir qui recourt à l’idéologie) et une anthropologie de l’interprétation (celle qui convoque le sujet à un éternel présent de compréhension) (Ibid. : 209, 355). 3.2Une histoire culturelle et l’herméneutique de Fernand Dumont La théorie de la culture et l’herméneutique de Fernand Dumont ont connu et connaissent toujours une réception dans divers champs du savoir, au Québec principalement8. Aussi, dans les lignes qui suivent, nous voudrions suggérer qu’une branche de l’histoire culturelle québécoise s’est particulièrement inspirée de la conception herméneutique de la culture et de l’idéologie développée et mise de l’avant par Fernand Dumont. De temps à autre, les périodiques académiques québécois nous offrent une recherche ou un essai traitant du thème des idéologies canadiennes-françaises et québécoises aux XIXe et XXe siècles. Cer7. 8. Nous empruntons cette idée à notre collègue Sébastien Lefebvre. Sur ce point, nous nous permettons de référer à un article que nous avons publié en langue russe en 2009 : Etienne Berthold, « Создание интеллектуальиого эталона в небольшом североамериканском обществе : мысль Фернана Дюмона и социология в Квебеке » [La construction d’une référence intellectuelle dans une petite société nord-américaine : la pensée de Fernand Dumont et les sciences sociales au Québec]. Traduit par V. A. Koleneko. Американский ежегодник [American Annual], Moscou, 2009 : 327-347. Chapitre I — Une intelligence de la patrimonialisation 21 tains de ces travaux — il ne faut pas les y affilier tous — cherchent à réinterpréter les idéologies religieuses et conservatrices qu’une partie de l’historiographie des années 1970 et 1980 a reléguées derrière le souvenir de la « grande noirceur9 » (Kelly, dir., 2003). Au Québec, la recherche historique sur les idéologies prend lentement son envol à compter des années 1960. Elle se conjugue aux mutations que connaît la pratique savante de l’histoire au fil des années. L’histoire sociale10, en particulier, l’amène à additionner au monde des idées — son objet d’étude privilégié — celui des pratiques sociales d’autres classes que la seule classe dominante et même d’autres groupes sociaux que les classes elles-mêmes (Bernard, 1973 : 9). En parallèle, apparaissent peu à peu des enquêtes consacrées à la circulation des idées politiques au Canada et au Québec. En donnant lieu à des débats parfois vigoureux, ces enquêtes permettent de baliser le territoire occupé historiquement par les différentes idéologies tout comme de mettre en relief la concurrence qu’elles se sont livrées entre elles11. 9. 10. 11. Il faut souligner que, pour certains chercheurs intéressés par l’histoire des idéologies au Québec, la redécouverte de la durée s’opère à travers l’examen critique des jalons de la modernité québécoise et, surtout, de l’interprétation associée à la Révolution tranquille : « Pour qui s’intéresse au passé canadienfrançais, 1960 reste une ligne de démarcation essentielle de l’histoire québécoise. An zéro de notre modernité, cette année cruciale est devenue un marqueur indispensable pour rendre compte du Québec d’aujourd’hui […] La moindre évocation, le plus petit souvenir [du] passé religieux, et de lourds griefs remontent à la surface […] L’idée qu’une demande de religieux ait pu venir d’en bas, que des croyants, sans être contraints, aient pu vouloir adhérer à cette église, comme prêtre séculier ou comme sœur d’une congrégation, est restée étrangère à de nombreux chercheurs ». Eric Bédard dans la préface de E.-Martin Meunier et Jean-Phillippe Warren, 2002 : 12-13. Non étranger à l’héritage de l’école des Annales, ce mouvement scientifique né à la toute fin des années 1920, en France, à l’instigation de Marc Bloch (18861944) et de Lucien Febvre (1878-1956), qui cherchaient à additionner les dimensions sociales, culturelles et économiques à l’intérêt séculaire de l’histoire pour le fait politique l’histoire sociale entreprend de donner la parole aux oubliés de l’historiographie traditionnelle : ouvriers, femmes, minorités ethniques. Fernand Harvey, 2000 ; Éric Bédard et Julien Goyette, 2006. Référons, en guise d’exemple parmi d’autres, à la discussion qu’ont eue les historiens Fernande Roy, 1993, ainsi qu’Yvan Lamonde, 2001, 2002, au sujet de la portée et de la domination du libéralisme (Roy) et du conservatisme (Lamonde) au Canada français. 22 Patrimoine, culture et récit : l’île d’Orléans et la place Royale de Québec Pour sa part, Fernand Dumont s’intéresse à la question des idéologies dès le début des années 1960, alors qu’il codirige un numéro de la revue Recherches sociographiques consacré à la problématique des idéologies au Canada français. À partir de la fin de cette même décennie, paraissent régulièrement certains travaux produits dans le cadre d’un séminaire d’études supérieures qu’il dispense en compagnie de l’historien Jean Hamelin. Menés d’abord et avant tout sur la base de sources et de journaux cléricaux, ces travaux contribueront surtout à mettre en relief la présence et l’influence des idéologies conservatrices en sol canadien-français (Dumont, Hamelin et Montminy, dir., 1971, 1978, 1981). En 1974, dans un ouvrage d’une rare clarté, Dumont pose ouvertement sa conception de l’idéologie : « Les pratiques idéologiques sont un dédoublement, avons-nous dit. Elles ne sont pas la réplique, encore moins la synthèse de la praxis (ou de la culture, comme on voudra). Elles sont donc la résultante d’une exégèse, d’une interprétation de l’infini domaine des activités et des pensées des hommes. Elles constituent une herméneutique, devenue pratique collective, du texte social » (Dumont, 1974b : 152). Deux ans plus tard, il réaffirme sa position : « Non seulement les discours idéologiques doivent être saisis pour eux-mêmes, mais la société à laquelle on les rapporte ne peut être appréhendée, au premier moment de l’étude, que grâce aux représentations collectives que l’on s’en fait […] La mémoire serait le commencement, l’enveloppe, la suscitation de la méthode » (Idem, 1976 : 32, 34). Dans le Québec du début des années 1980, l’histoire culturelle cherche à affirmer sa spécificité par l’étude d’institutions et de manifestations culturelles développées sous le régime colonial. L’historien Yvan Lamonde, le littéraire Maurice Lemire et l’historien-sociologue Fernand Harvey figurent alors parmi les chercheurs qui abordent l’histoire culturelle à l’aune des conceptions dumontiennes de la culture et de l’idéologie. Yvan Lamonde entame un travail de recherche empirique qui le mènera à formuler, en 1995, les principes-cadres d’un « projet d’histoire de la pensée québécoise » qui fait de la mémoire une méthode (Lamonde, 1995 : 271-273). Quelques années plus tard, il proposera son Histoire sociale des idées qui « entend rendre compte du circuit complet des idées, de leur production, de leur diffusion, de leur réception » (Idem, 2000a : 10)12. 12. Les idées ici considérées s’apparentent à des idées civiques (davantage que strictement politiques) en vertu du fait qu’elles réfèrent aux « grands courants