Le 3 mai 2016 L’honorable Bob Runciman, président Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles Sénat du Canada 40 rue Elgin, pièce 1057 Ottawa (Ontario) K1A 0A4 OBJET : Mémoires en réaction au projet de loi C-14 Monsieur le Sénateur, Mesdames et Messieurs les Membres du Comité, La Société de protection des infirmières et infirmiers du Canada (SPIIC) est un organisme à but non lucratif qui offre des services de gestion des risques, de l’assistance juridique et une protection en matière de responsabilité professionnelle à plus de 125 000 infirmières autorisées et infirmières praticiennes du Canada. Le SPIIC tient à souligner le travail très difficile que le gouvernement du Canada a dû entreprendre pour assurer un accès raisonnable à l’aide médicale à mourir pour des personnes vivant avec des souffrances incurables et intolérables tout en protégeant aussi des citoyens vulnérables qui sont âgés, malades ou invalides. Il est important de reconnaître que l’évolution du droit que nous devons à l’arrêt Carter de la Cour suprême du Canada représente aussi un changement de paradigme pour les professionnels de la santé au Canada. Ce changement oblige les professionnels de la santé à réexaminer leurs valeurs personnelles et professionnelles et à évaluer si une protection suffisante est prévue pour garantir à ceux qui souhaitent participer à l’aide médicale à mourir qu’ils peuvent le faire avec la certitude qu’ils agissent dans le respect du Code criminel. Les professionnels de la santé devraient pouvoir faire clairement la distinction entre ce qui est un acte criminel et ce qui ne l’est pas. Le présent mémoire met l’accent sur le caractère adéquat des exemptions prévues aux paragraphes 227(1) et (2), 241(2) et (3). Pour invoquer ces exemptions, les professionnels de la santé participant à l’aide médicale à mourir devront se conformer à toutes les conditions énoncées dans l’article 241.2. Selon nous, les conditions nécessaires à l’application des exemptions, nonobstant les paragraphes 227 (3) et 241(6), sont trop exigeantes, incompatibles avec la Charte ou doivent être précisées pour permettre à des professionnels de la santé de participer à l’aide médicale à mourir en ayant la certitude suffisante qu’ils ne commettent pas un acte criminel. 1. La qualité de l’exemption Les préoccupations de la SPIIC se rapportent aux dispositions ci-dessous. a) L’obligation d’agir avec les soins et l’habileté raisonnables et en accord avec les lois, les règles et les normes provinciales [par. 241.2(7)] : Le défaut de remplir cette exigence pourrait entraîner la perpétration d’un acte criminel malgré l’absence complète d’un élément de mens rea. Selon le libellé actuel du paragraphe, un praticien qui satisfait à l’élément d’actus reus (le fait de fournir l’aide médicale à mourir sans « la connaissance, les soins et l’habileté raisonnables »), mais ne le fait pas avec un quelconque élément de mens rea (comme l’intention, la connaissance, l’insouciance déréglée ou téméraire) ne sera pas visé par l’une ou l’autre des exemptions. Il s’agit d’un seuil de culpabilité beaucoup plus faible que celui que le paragraphe 219(1) établit pour la négligence criminelle, qui exige l’élément de mens rea suivant, soit une « insouciance déréglée ou téméraire à l’égard de la vie ou de la sécurité d’autrui ». Il convient de souligner que nulle part ailleurs dans le Code criminel un manquement à une norme de soins (c.-à-d. agir sans « la connaissance, les soins et l’habileté raisonnables ») ne donne lieu à une infraction criminelle. En outre, cette disposition rend l’exemption conditionnelle à l’observation d’exigences inconnues et mal définies : les lois et normes provinciales n’ont pas encore été promulguées et le terme « règle » n’a pas de signification juridique. Toutes les exigences provinciales sont aussi incorporées par renvoi sans égard à leur importance, alors que certaines exigences pourraient être simplement de nature administrative. Le fait d’associer une conséquence criminelle à un manquement à la norme pourrait dissuader des autorités réglementaires d’adopter des normes, voire de prendre des mesures destinées à améliorer les soins et la sécurité du patient dans ce domaine. Il serait tout à fait injustifié d’importer des notions civiles ou réglementaires à titre de fondement d’une conduite criminelle. L’exigence d’agir avec la connaissance, les soins et l’habileté raisonnables est une norme civile et réglementaire qui s’accompagne déjà de conséquences civiles et réglementaires. Pour les raisons susmentionnées, le paragraphe 241.2(7) devrait être entièrement supprimé. b) L’exigence qu’un praticien soit convaincu que la demande d’aide médicale à mourir est signée et datée devant deux témoins indépendants [alinéa 241.2(3)c)] : La définition de « témoin indépendant » est fournie au paragraphe 241.2(5), mais en pratique, un médecin ou une infirmière praticienne n’est pas à même de déterminer si ces conditions sont remplies. Il conviendrait de supprimer le mot « indépendant » de ce paragraphe et de faire supporter aux témoins la responsabilité de toute fausse déclaration concernant leur indépendance. Il est important de souligner qu’aux termes des alinéas 241.2(3)a) et 241.2(1)d), le médecin ou l’infirmière praticienne est déjà tenu d’établir que la demande est « volontaire » et « sans pressions extérieures ». c) L’exigence qu’il n’existe pas de « relation d’affaires » entre les praticiens qui prodiguent l’aide médicale à mourir et les praticiens qui donnent l’avis prévu à l’alinéa 241(3)e) [alinéa 241.2(6)a)] : L’interdiction de toute forme de « relation d’affaires », sans fournir de définition, sera une source d’incertitude. Par exemple, l’existence d’aiguillages réguliers serait-elle considérée comme une « relation d’affaires »? Une relation de collaboration entre une infirmière praticienne et un médecin serait-elle considérée comme une « relation d’affaires »? Si l’intention de l’alinéa 241.2(6)a) est d’éviter la participation de praticiens lorsqu’ils travaillent dans une société en nom collectif ou à d’autres titres dans la même clinique, cette intention devrait être explicitement stipulée. À notre avis, une définition plus large d’une relation d’affaires créerait aussi des obstacles à l’accès, en particulier dans les régions rurales où les praticiens doivent régulièrement collaborer. d) L’exigence selon laquelle le praticien ne peut « savoir ou croire qu’il est lié à l’autre ou à la personne qui fait la demande de toute autre façon qui porterait atteinte à son objectivité ». [alinéa 241.2(6)c)] : Cette exigence est trop vague et beaucoup trop subjective pour établir l’existence d’une infraction criminelle. Le fait de vivre dans la même collectivité ou d’orienter des patients vers un praticien voudrait-il dire qu’il existe un « lien » entre les praticiens qui porterait atteinte à leur « objectivité »? Afin d’éviter l’adoption d’une disposition vague et exagérément large qui risquerait de créer tellement d’incertitude qu’elle dissuaderait à elle seule des médecins et des infirmières praticiennes de prodiguer cette aide, la SPIIC recommande d’éliminer entièrement cette condition. e) L’exigence d’informer le pharmacien de l’objet d’une prescription écrite dans le contexte de l’aide médicale à mourir [paragraphe 241.2(8)] : Cette pratique ne soulève pas d’objection comme telle. Toutefois, il semble démesuré d’en faire une exigence inscrite dans le Code criminel de sorte qu’un médecin ou une infirmière praticienne pourrait s’exposer à des poursuites pénales en raison de la simple omission d’informer le pharmacien de l’objet d’une prescription destinée à la prestation de l’aide médicale à mourir. Le pharmacien pourrait facilement déterminer la nature létale d’une telle prescription, de prime abord, sans l’avis préalable de l’infirmière autorisée ou praticienne qui la prescrit. En outre, le pharmacien pourrait facilement déterminer qu’il s’agissait de la fin voulue en communiquant avec le médecin ou l’infirmière praticienne prescripteur. 2. Incertitude fondamentale en ce qui concerne le rôle de l’infirmière autorisée, de l’infirmière auxiliaire autorisée et de l’infirmière psychiatrique autorisée : Comme le champ de pratique de l’infirmière autorisée permet généralement l’administration d’une substance sous les ordres d’un médecin ou d’une infirmière praticienne, les paragraphes 227(2) et 241(3) donneraient à penser qu’une infirmière autorisée pourrait effectivement administrer une substance dans le cadre de la prestation de l’aide médicale à mourir sous les ordres d’un médecin ou d’une infirmière praticienne. Cependant, les alinéas 241.1a) et 241.2(3)h) donnent à penser qu’un médecin ou une infirmière praticienne doit être présent au chevet du patient et administrer la substance prescrite dans le cadre de la prestation de l’aide médicale à mourir, à moins que le patient ne soit capable de se l’administrer et disposé à le faire. La SPIIC est d’avis que si l’intention du projet de loi est de garantir que la substance est administrée par un médecin ou une infirmière praticienne, sauf en cas d’autoadministration par le patient, un énoncé clair selon lequel la substance doit être « administrée personnellement par le médecin ou l’infirmière praticienne » doit être inséré. 3. Sanctions incohérentes et imprévisibles : Le paragraphe 227(1) prévoit une exemption à l’homicide coupable si les conditions énoncées à l’article 241.2 sont remplies. L’homicide coupable est défini au paragraphe 222(4) du Code comme « le meurtre, l’homicide involontaire coupable ou l’infanticide ». Les châtiments possibles pour l’infraction criminelle d’homicide coupable sont exposés au paragraphe 235(1), aux alinéas 236a) et b) et à l’article 237. Selon le type d’homicide coupable, le châtiment varie d’une peine d’emprisonnement minimale de quatre ans à l’emprisonnement à perpétuité. Le défaut de se conformer aux conditions de l’exemption pourrait aussi aboutir à un verdict de culpabilité aux termes du paragraphe 241(1), qui s’accompagne d’une peine d’emprisonnement potentielle d’au plus 14 ans. Toutefois, l’article 241.3 comporte d’autres durées d’emprisonnement pour défaut de satisfaire aux exigences prévues aux alinéas 241.2(3)b) à h) et au paragraphe 241.2(8). 4. L’obligation des fournisseurs de soins de santé de « conseiller » : L’alinéa 241(1)a) crée une infraction criminelle de « conseiller » le suicide. « Conseiller » est défini au paragraphe 22(3) du Code comme suit : « s’entend d’amener et d’inciter ». En soins infirmiers toutefois, « conseiller » est souvent utilisé pour décrire la communication d’information ou la participation à un dialogue éducatif avec un patient afin de l’informer des options de soins. De fait, le personnel infirmier, au Canada, a l’obligation juridique et morale de « conseiller » ou d’éduquer les patients au sujet des décisions relatives à leurs soins de santé. Considérant l’alinéa 241(1)a) proposé, le personnel infirmier pourrait être exposé à des poursuites pénales pour s’être acquitté de ses obligations professionnelles en entamant des discussions avec des patients sur des questions concernant la fin de la vie. Le personnel pourrait hésiter à entamer de telles discussions de crainte que celles-ci puissent être interprétées comme « conseiller ». En conséquence, il est dans l’intérêt des patients et de l’équipe soignante d’inclure une exemption explicite pour le personnel infirmier (et d’autres professionnels de la santé) qui peut avoir des obligations similaires de discuter des options en fin de vie. De façon à distinguer la définition actuelle de « conseiller » prévue au paragraphe 22(3) du Code de la présentation d’information dans le contexte des soins de santé, la SPIIC recommande d’inclure la définition et l’exemption ci-dessous dans l’article 241.1 : « conseiller » En relation avec la mort d’une personne, fournir des renseignements ou des conseils en lien avec l’aide médicale à mourir dans le cadre de la prestation de soins de santé professionnels; S. 241.1(2)b) : Un praticien aidant, un médecin consultant ou un infirmier qui, dans le cadre de la prestation de soins de santé, conseille une personne ou fournit une opinion professionnelle en lien avec l’aide médicale à mourir n’est pas coupable d’une infraction au sens de l’article 241. 5. La définition de « infirmier praticien » : L’article 241.1 définit « infirmier praticien » comme suit : « Infirmier agréé qui, en vertu du droit d’une province, peut de façon autonome, à titre d’infirmier praticien ou sous toute autre appellation équivalente, poser des diagnostics, demander et interpréter des tests de diagnostic, prescrire des substances et traiter des patients ». Toutefois, la lecture des définitions de « médecin » ou de « pharmacien » à l’article 241.1 révèle que les définitions ne renvoient qu’aux lois d’une province qui réglementent les professions. La SPIIC est d’avis que la même approche devrait être retenue par rapport à la définition de « infirmier praticien » en adoptant la suivante : Infirmier praticien Personne autorisée par le droit d’une province à exercer à titre d’infirmier praticien. Conclusion La SPIIC est d’avis que si les révisions, exclusions et points nécessitant des précisions susmentionnées sont pris en compte, le projet de loi fournira plus d’orientation et de certitude à l’équipe soignante dans le cadre de la prestation de l’aide médicale à mourir, assurera une plus grande prévisibilité des conséquences en cas de défaut de se conformer à la loi, ce qui, en retour, engendrera une plus grande volonté de participer à la prestation de l’aide médicale à mourir et un accès proportionnellement accru pour les patients qui souhaitent exercer le choix de mourir. Le tout respectueusement soumis, Chantal Léonard, chef de la direction