Le point de vue dans le récit : Matthieu, Jean et les autres
Daniel Marguerat
Lausanne
Cet article est dédié à Jean Zumstein à l'occasion de son entrée dans l'ère de
liberté qu'on appelle retraite. La dédicace vaut à plusieurs titres. Tout d'abord, elle
s'adresse à l'ami de longue date (nous étions assis sur les mêmes bancs d'université),
dont la fidélité dans l'amitié est exemplaire. Elle s'adresse ensuite à l'exégète de
Matthieu et de Jean, dont la méthodologie, initialement historico-critique, s'est
enrichie progressivement d'une sensibilité narratologique. C'est cette dernière
évolution, nous nous sommes retrouvés une fois de plus sur les mêmes chemins,
que je désire saluer par cette étude sur la notion de point de vue. Je commencerai par
l'appliquer à Matthieu et à Jean, pour l'étendre ensuite à d'autres champs littéraires.
Quarante ans d'analyse narrative
La narratologie est une science neuve. Je rappelle pour mémoire que la fracture
originelle dont elle est née, à savoir la distinction entre story et discourse ou, si
l’on préfère, entre fabula et mise en récit date de 1970 et remonte à Seymour
Chatman1. La première application d’envergure au récit biblique date de 1981 ; elle
est l’œuvre de Robert Alter, The Art of Biblical Narrative2. Depuis lors, c’est-à-dire
depuis environ quarante ans, l’appareil conceptuel et l’outillage méthodologique de
l’analyse narrative se sont progressivement construits. Mais quarante ans, pour une
science, c’est encore la jeunesse… Nous avons publié un premier bilan, Yvan
Bourquin et moi, dans un manuel d’analyse narrative : Pour lire les récits
bibliques3. Il se trouve que deux concepts sont actuellement réétudiés, le débat des
1 S. Chatman, Story and Discourse. Narrative Structure in Fiction and Film, Ithaca-
London 1978.
2 R. Alter, The Art of Biblical Narrative, London 1981 ; trad. fr. L'art du récit
biblique, Le Livre et le Rouleau 4, Bruxelles 1999.
3 D. Marguerat, Y. Bourquin, Pour lire les récits bibliques. Initiation à l'analyse
narrative, Paris/Genève 42009.
chercheurs conduisant à remettre en question les premières intuitions posées par les
narratologues. Il s’agit d’une part du concept d’intrigue, d’autre part de la notion de
point de vue. J'ai choisi de m'arrêter sur cette dernière notion, actuellement en plein
réexamen, pour participer à la discussion en cours. J’ai la conviction que de
nouvelles avancées sur la question du point de vue sont à la fois nécessaires et
prometteuses, et qu'elles ouvrent un accès plus raffiné à la stratégie narrative des
auteurs bibliques4.
Mon étude procédera en cinq temps. Dans un premier temps, je rappellerai la
définition du point de vue (désormais abrégé PDV) selon Uspensky, avec les divers
registres sur lesquels il s’inscrit. Dans un deuxième temps, j’exposerai la position de
Genette avec sa typologie des focalisations ; cette position a connu un énorme
succès et est devenue classique ; elle a été utilisée dans le cadre de la plupart des
travaux d’analyse narrative jusqu’à présent. C’est précisément sa définition des
focalisations qui a été attaquée, tout d’abord par Mieke Bal, et plus récemment par
le linguiste français Alain Rabatel ; je présenterai dans un troisième temps les
objections et la reconstruction du concept de PDV que propose Rabatel. La suite de
l’exposé sera l’occasion de deux applications car une théorie, fût-elle séduisante,
ne vaut strictement rien tant qu’on ne l’a pas mise à l’épreuve du texte. J’appliquerai
donc cette nouvelle approche du PDV tout d’abord (4.1) à l’épisode de la guérison
du boiteux à la Belle Porte du Temple, raconté en Ac 3,110 ; je tenterai ensuite
(4.2) de montrer comment l’approche par le PDV peut éclairer la construction d’une
séquence narrative, en l’occurrence Mc 8,2238. Brève conclusion en cinquième
temps5.
1. Le point de vue et sa définition
Dire que dans un récit, les événements de l’histoire racontée (la story) ne sont
pas exposés dans une perspective neutre, mais sous un angle de vue particulier, est
une évidence. C’est précisément l’adoption d’un PDV spécifique qui détermine la
mise en récit. On peut dire que pour une même histoire racontée (une même fabula),
il y a infinité de PDV possibles qui se concrétiseront chacun dans une mise en récit
particulière6. A ce stade préliminaire, on dira que la tradition synoptique offre
grosso modo trois variantes de PDV pour une même histoire racontée, à savoir
l’histoire de la vie, de la mort et de la résurrection de Jésus de Nazareth. Chaque
évangile synoptique se singularise par la cristallisation narrative du PDV d’un
4 Cet article reprend et amplifie une version initiale de ma réflexion, développée le 19
mars 2009 à la demande de la Facoltà Teologica del Triveneto, à Padoue.
5 Les études sur le point de vue dans la narration biblique sont rares. Je signale : G.
Yamasaki, Watching a Biblical Narrative. Point of View in Biblical Exegesis, New York
2007 ; RRENAB, Regards croisés sur la Bible. Etudes sur le point de vue. Actes du IIIe
colloque international du Réseau de recherche en narrativité biblique, Paris 8-10 juin 2006,
LeDiv hors série, Paris 2007 ; J.L. Resseguie, L’exégèse narrative du Nouveau Testament.
Une introduction, Le livre et le rouleau 36. Bruxelles, Lessius, 2009, p. 203-240.
6 Sur ces concepts narratologiques, je me permets de renvoyer à : Marguerat,
Bourquin, Pour lire (cf. note 3), 27-36.
narrateur, et il est possible, par abstraction et par synthèse, de reconstituer ce PDV
qui régit toute la stratégie narrative déployée dans le texte ; on parlera ainsi du PDV
de Marc, de Matthieu ou de Luc.
Qu’est-ce donc que le PDV ? C’est « le rapport qu’entretient le narrateur avec
l’histoire racontée »7. Le PDV est donc une posture cognitive qu’adopte le narrateur
lorsqu’il met en récit l’histoire dont il veut rendre compte. Sur le personnage
collectif des « juifs » dans les évangiles, par exemple, on différencie le PDV à la
fois critique et distant de Marc du PDV plus hostile de Matthieu avec sa fixation sur
la figure des Pharisiens, et enfin la massification à laquelle procède Jean, qui fait des
« juifs » une entité uniformément agressive à l’égard du Révélateur8. Le PDV est
une posture du narrateur qui s’applique à tous les éléments du récit, qu’ils soient des
personnes, des objets ou des valeurs.
Nous devons à Boris Uspensky d’avoir conceptuali la notion de PDV9. Il
reconnaît à cette notion une quintuple dimension : spatiale, temporelle,
psychologique, phraséologique et idéologique. Le PDV est donc cadré, ou déterminé
si l'on préfère, par ces cinq registres.
La dimension spatiale : le narrateur peut occuper une variété de positions
en décrivant l’action. Il peut s’attacher au personnage et décrire la maison
lorsqu’il entre dans une maison, puis décrire la rue lorsqu’il sort ; ou bien il
peut se tenir à distance et décrire l’action de son personnage au milieu de la
foule. Tout dépend s’il veut associer le lecteur au personnage ou non, s’il
veut empathiser sur le personnage ou non.
La dimension temporelle : le narrateur peut décrire une histoire au passé,
parce qu’elle est antérieure historiquement au temps qu’il vit et qu’il veut
qu’elle soit saisie comme telle ; mais il peut aussi (et c’est fréquent dans les
évangiles, surtout chez Marc) passer soudainement au présent et proposer
la synchronie à son lecteur. Il peut aussi faire une ellipse à partir de son
positionnement historique ; c’est le cas en Mt 28,15 : « Ce récit [la rumeur
du vol du corps du Ressuscité par les disciples] s’est propagé chez les juifs
jusqu’à ce jour. ». On passe d’un bond du temps du récit au temps de
l’énonciation narrative.
Troisièmement, la dimension psychologique. Elle se concrétise dans les
verbes du ressentir : il pensa, il se demandait, il prit peur, il eut pitié, il lui
semblait que… Le PDV correspond ici à une vision interne, c’est-à-dire à
une information que le narrateur livre sur l’intériorité d’un personnage.
La dimension phraséologique : le choix des mots, le choix d’un langage est
déterminant dans la perception du personnage que le narrateur veut créer
chez son lecteur ; mais au-delà de cette évidence, Uspensky rend attentif à
7 P. Lubbock, The Craft of Fiction, London 1921, p. 251.
8 Voir à ce sujet J. Zumstein, Ausgrenzung aus dem Judentum und Identitätsbildung
im Johannesevangelium, in : F. Schweitzer, ed., Religion, Politik und Gewalt,
Veröffentlichungen der Wissenschaftlichen Gesellschaft für Theologie 29, Gütersloh 2006,
383-393.
9 B. Uspensky, A Poetics of Composition. The Structure of the Artistic Text and
Typology of a Compositional Form, Berkeley 1973.
la manière dont le PDV du narrateur imprègne le discours rapporté des
personnages. Quand un légiste chez Luc demande à Jésus : « Maître, que
ferai-je pour hériter de la vie éternelle ? » (Lc 10,25), le narrateur exprime
une attitude de déférence de la part du légiste, un rapport de type scolaire à
Jésus, et une prise au sérieux de Jésus considéré comme apte à résoudre une
question sotériologique cruciale. C’est encore une fois le PDV du narrateur
qui construit une telle image proposée au lecteur, et induit chez lui une
attitude d’empathie à l’égard du légiste.
Cinquième et dernière dimension : l’idéologie. Le mot est piégé, mais il
faut entendre par là ce qui a trait au système de valeurs que le narrateur met
en place au long de son récit. La manière opposée dont sont traitées dans
l’évangile de Jean la figure du disciple bien-aimé, « le disciple qu’il
aimait » (Jn 19,26) d’un côté, et de l’autre la figure de Judas « l’un de ses
disciples, celui- même qui allait le livrer » (Jn 12,4), suffit à évoquer
comment le narrateur construit un monde de valeurs qu’il instille plutôt
qu’il ne le déclare explicitement dans le récit. Dans les évangiles,
« l’idéologie » du narrateur se confond avec une adhésion non discutée aux
valeurs que Jésus représente. Toute opposition à ces valeurs classe les
personnages dans le camp des ennemis mais c’est justement
« l’idéologie » (disons : la théologie) paradoxale du narrateur Marc de
situer souvent les disciples dans le camp des opposants, ceux qui ne
comprennent pas les paroles de Jésus ou refusent ce qu’il annonce (cf. Mc
6,37.52 ; 8,1421.31-33 ; 9,1819.32 ; 10,3538 ; etc.). Marc brouille les
cartes en associant les disciples à des positions hostiles à Jésus10.
Pour en rester à ce premier stade de compréhension du PDV un stade
élémentaire, que nous allons voir se complexifier par la suite pour en rester donc à
ce premier stade, nous pouvons déjà faire quelques observations intéressantes. Je me
limiterai à deux.
Matthieu 14,2233 et Jean 6,1621
Si nous comparons les deux versions évangéliques de l’épisode de Jésus
marchant sur la mer, celle de Matthieu (Mt 14,2233) et celle de Jean (Jn 6,1621),
nous constatons que chaque évangéliste a opéré un choix spécifique de PDV pour
raconter l’histoire. Je ne me place pas ici dans la perspective de la critique des
sources et ne prétends pas que la version johannique est une relecture du récit
matthéen ; la question est trop complexe pour être traitée ici, et surtout elle est hors
de mon propos. Je me borne à comparer, sans défendre d’hypothèse généalogique, le
10 Pour une application des cinq dimensions du point de vue à Lc 10,25-37, voir
Resseguie, L’exégèse narrative (cf. note 5), p. 235-240.
traitement narratif d’une scène dont le contenu (la fabula) est équivalent de part et
d’autre, sous réserve de l’épisode de Pierre qui est propre à Matthieu.
Dans le récit matthéen, il est manifeste que le PDV adopté est celui de Jésus.
C’est lui qui contraint ses disciples à embarquer pour la traversée (14,22) ; il se
trouve seul le soir venu, et le tableau dramatique de la barque battue par les vagues
se présente comme le spectacle qu’il a sous les yeux (v. 23b24 ; pas un mot du
narrateur sur une peur des disciples !). C’est encore Jésus qui vient vers eux sur la
mer et les exhorte à la confiance (v. 25.27) ; entre ces deux mentions, changement
brusque de PDV (c’est le verset 26) pour focaliser sur la peur des disciples. La
même stratégie du narrateur se répète dans l’épisode de Pierre marchant sur les
eaux : exhortation de Jésus et action de Pierre (v. 2829), focalisation sur la peur de
Pierre (v. 30), puis réplique de Jésus (v. 31). Focalisation en finale sur les occupants
de la barque qui se prosternent devant Jésus (v. 33). Au final, donc, une focalisation
massivement centrée sur Jésus, sans toutefois que le narrateur nous donne accès à
son intériorité : la troisième dimension du PDV selon Uspensky, la dimension
psychologique, est réservée aux brèves focalisations sur les disciples et leur crainte
ou leur adoration (v. 26, 30, 33). Que pense Jésus, que ressent-il devant le spectacle
du bateau en péril, pourquoi les rejoint-il en marchant sur l’eau ? Le lecteur est
laissé démuni face à ces interrogations, constatant et c’est le paradoxe du récit
que la peur des disciples se déclenche non devant la tempête, mais devant l’irruption
de Jésus qu’ils prennent pour un fantôme : leur cri de peur (avpo. tou/ fo,bou
e;kraxan v. 26b) suit immédiatement la mention de Jésus pris pour un fantôme.
Tout autre climat dans le récit de Jean. Là, le PDV adopté est à l’inverse celui
des disciples dans la barque. Un simple regard sur l’écriture du texte en offre
l’évidence : la plupart des verbes ont les disciples pour sujet (6,16b-–7.19.21a). De
plus, la traversée a lieu à leur initiative (c’est eux qui embarquent pour
Caphernaüm : 6,17). Le récit dramatise la situation de danger (v. 18), et ce sont les
disciples qui « voient Jésus marcher sur la mer et s’approcher de la barque » (v. 19).
C’est encore eux qui, après les mots par lesquels Jésus s’identifie c’est moi,
n’ayez pas peur ! »), veulent prendre Jésus dans la barque, mais en vain : le bateau
touche terre à ce moment précis. Enigmatique finale johannique, qui symbolise à
mes yeux l’insaisissabilité du Christ pascal dans la barque-Eglise.
Quoi qu’il en soit, le doute est guère permis : la caméra chez Jean est installée
dans la barque, chez Matthieu derrière Jésus. Ces régies narratives opposées sont au
service de deux herméneutiques différentes de la scène : christologique chez
Matthieu, ecclésiologique chez Jean. C’est une christologie de la présence du
Ressusciparmi les siens qui se déploie dans le premier évangile, avec en annexe
une petite catéchèse sur l'ovligopi,stia, la « petite foi » exemplifiée par la démarche
de Pierre (14,2831). Jean, de son côté, relit l’épisode comme une métaphore de la
situation de l’Eglise sous la croix, de son drame, de son sentiment d’échec ; la venue
du Christ correspond à la surprise pascale, sous la forme d’une parole apaisante ; il
n’y a pas d’« embarquement » possible du Ressuscité ; la nouvelle pascale promet
une présence, mais la présence de l’Absent (Marie-Madeleine avec le noli me
tangere ne recevra pas d’autre message : cf. Jn 20,17). Bref, on constate à quel point
la gie narrative, et singulièrement ici le choix d’un PDV, est au service de la
lecture du récit que le narrateur entend provoquer chez ses lecteurs.
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