C’est en lisant Pier Paolo Pasolini que j’ai voulu relire Pedro Calderón de la Barca. Et,
c’est en lisant Calderón de Pasolini que j’ai voulu relire La Vie est un songe de Calderón.
J’ai donc ouvert à nouveau le livre du dramaturge espagnol, et j’avoue ne pas avoir
relu exactement la même histoire. Je n’ai pas reconnu tout à fait la pièce de théâtre que
j’avais lue quelques années auparavant.
Les dernières saisons passées à travailler sur la tragédie grecque, et l’expérience
toute proche du miroir déformant de Pasolini ont modifié mon point de vue.
Il n’est plus question de mêler cette œuvre au vieux débat théologique sur la
prédestination ou le libre arbitre. Le projet n’est pas non plus de répondre à la question :
« Est-ce que la vie est un songe ? ». L’affirmation, presque indécente, selon laquelle la vie
le serait, est un mensonge. C’est une véritable doctrine fasciste qui vise à maintenir les fils
en dehors de la réalité.
En proclamant que la vie est un songe, Basile - père et tyran - rend confuse la vision
du monde à son fils. Il le brouille avec la vie réelle et brise en lui toute volonté d’action. En
quelque sorte, il l’anesthésie pour mieux l’écarter du pouvoir. Car c’est là sa profonde
angoisse : celle de voir un jour son fils lui prendre les prérogatives royales. « Le fouler au
pied ». Pour continuer à régner sans partage, il doit détruire toutes menaces, et pour
commencer, faire disparaître sa propre descendance. Comme Laïos ou Cronos avant lui,
alerté comme eux par une sombre prophétie, Basile s’emploie à « dévorer » son fils dès la
sortie du ventre maternel.
Calderón rend compte chez l’homme d’une fêlure qui le coupe de la réalité, qui
l’encourage à refuser sa propre mort, et par conséquent la vie qui doit lui succéder.
Je relis aujourd’hui La Vie est un songe comme une tragédie sur le cycle de la vie,
comme un Œdipe à l’envers, où la mère est morte en couche, où le père laisse libre cours à
ses pulsions infanticides. Le fils, condamné par la sentence d’un oracle, n’a pas été sauvé
par un berger. Il a grandi comme une bête dans la montagne. A l’inverse de la tragédie
antique, La Vie est un songe permet la confrontation père-fils. Si chez Sophocle, Polybe et
Laïos sont morts, ici, le père nourricier et le géniteur exercent toujours leur pouvoir. En
revenant au palais, le fils héritier reconnaît son père. Leurs identités sont déclinées. Le
meurtre à la fourche des deux routes n’existera pas. Le débat peut enfin avoir lieu, et il sera
violent.
Les liens étroits que Calderón entretient avec la tragédie antique, m’encouragent à
aborder La Vie est un songe comme un théâtre de figures. Les personnages y sont libérés
des considérations psychologiques. La scène est débarrassée de son attirail baroque.
Si le XVIIe siècle est convoqué sur le plateau ce sera, comme nous le suggère Pasolini
dans son Calderón, sur le mode de la citation. Reconstituer par touches le monde de
Velázquez est l’ultime mensonge de Basile pour maintenir son fils dans l’erreur et dans le
carcan d’un monde voué à s’éteindre. Derrière les figures d’emprunt, les masques de
circonstance, il s’agit de retrouver la dimension mythologique de l’œuvre, rendue à
l’archaïsme du plateau.
Dans la période actuelle où règne la confusion, je crois que nous avons besoin
d’entendre nos mythes, ces histoires qui interrogent nos comportements profonds, nos
relations obscures au monde. La Vie est un songe fait partie de ces grandes fables. Elle
relate l’irruption de nos angoisses et de nos violences. Elle place au centre du plateau cette
« fêlure » qui nous pousserait même à renoncer au cycle de la vie. Dans ce conflit
obsessionnel entre père et fils, Calderón nous rappelle que si l’homme renonce à la volonté
de transmettre, il est condamné au chaos. Il ne peut alors susciter qu’appétit et désir
despotique où règnent les ténèbres, les erreurs et les oracles.
Guillaume Delaveau