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L’espace, le réel et l’imaginaire
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cet espace de communication partagé puisque la teneur de notre objet
d’étude continue de se dérober. C’est comme si les anthropologues ou les
sociologues avaient continuellement à résoudre la question de savoir si la
société et les systèmes symboliques qui les gouvernent sont le résultat de
l’activité humaine. Pour les géographes, la question du statut de l’espace
autour de « l’humain/non-humain » se pose encore. « L’espace est-il donc
distinct du social ? Le considère-t-on comme externe ou interne à la
société ? » demandait encore récemment Christian Grataloup (2000, p. 57).
Mettre en rapport le matériel avec l’idéel, c’est forcément convoquer les
instances réputées subjectives. Celles-là ont longtemps été l’apanage des sec-
teurs « culturels ». La géographie n’est bien sûr pas restée étrangère au souci
de s’intéresser aux univers de sens et de valeurs pour en trouver les expres-
sions spatialisées. D’où la constitution logique d’une branche « culturelle »
aux côtés d’autres domaines de compétences parfois bien proches comme la
« géographie sociale ». Mais cette distribution des objets de la géographie
peut devenir contre-productive si elle devient l’outil même, par la catégori-
sation qu’elle rend effective, de la séparation des instances « objectives » et
« subjectives ». Certes, la spécialisation en sous-champs caractérise la plupart
des disciplines. Cependant, pour la géographie, elle redouble l’immense dif-
ficulté à se saisir d’un objet stable dont la définition doit nécessairement
mobiliser le couple « idéel/matériel ». L’idéel n’intéresse pas seulement les
spécialistes des expressions culturelles, mais tous ceux qui ont à cœur de
comprendre en quoi l’espace est le vecteur puissant de la construction de nos
vies humaines. Parce que le socle commun reste à construire, la désignation
d’une « géographie culturelle » prend le risque de séparer ce qui doit être
d’abord rassemblé au sein de ce consensus théorique minimal toujours fragile
et qu’il nous faut travailler
en commun
.
L’objectif de cet article tentera de convaincre de cette nécessité d’œuvrer
d’abord pour un chantier commun. Conçue en deux étapes, la progression
partira du contexte de la discipline géographique pour discuter les fragilités
qui viennent d’être mentionnées. L’objectif de cette première étape n’est
pas de dresser un « bilan de la géographie culturelle » proposé par ailleurs
(Chivallon, 2003). Il est plutôt de comprendre comment le fonctionnement
du champ disciplinaire forme obstacle à la formulation d’énoncés basiques
partagés. Cette étape sera l’occasion de montrer les contradictions qui
assaillent les connaissances pourtant les plus soucieuses de réconcilier les
deux faces de l’espace, la physique et la mentale. Elle plaidera pour un
savoir non dispersé dans des compartiments sous-disciplinaires qui dotent
d’efficacité le séparatisme spatial. Une deuxième partie consistera à proposer
un canevas théorique inspiré par des auteurs dont le propos a paru convain-
cant pour résoudre certaines contradictions qui habitent nos manières de
nous saisir du couple matériel-idéel. Dans cette perspective, on développera
l’idée selon laquelle le « réel » dans ces formes les plus physiques, ne peut
se comprendre sans entrevoir l’imaginaire sociétal — instance on ne peut
plus « subjective » — qui le fabrique. Par cette voie, il s’agit de convaincre
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.38.6.125 - 28/04/2016 22h15. © Armand Colin
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