TRIBUNE
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La Lettre du Gynécologue - n° 265 - octobre 2001
’euphémisme est l’expression atténuée d’une
notion dont l’expression aurait quelque chose
de choquant ou de déplaisant” (Le Petit
Robert 2001). Ainsi, en matière de toxicomanie et grossesse,
parle-t-on de grossesse et dépendance ou de grossesse et
addiction. L’usage de l’euphémisme devrait nous interroger
sur ce qui choque ou nous déplaît dans cette association au
moins triade mère-fœtus-toxique(-père ?) sur laquelle se gref-
fent le médecin, son savoir, l’institution hospitalière, la
société… car le patient toxicomane est un patient “voyant” qui
interpelle et ne lasse pas de “faire causer” tous les acteurs de
soins auxquels le médecin devra aussi rendre des comptes. Ce
questionnement est important, car y répondre permettra au soi-
gnant de connaître ses propres fragilités, ses propres limites,
qui ne manqueront pas d’être explorées par un patient lui-
même en quête de limites. Ce questionnement est surtout
important pour se recentrer en permanence sur l’objet des
soins à donner, c’est-à-dire la mère et son fœtus, et non le soi-
gnant et “ce quelque chose de choquant ou de déplaisant” qui
se cache derrière l’euphémisme “grossesse et addiction”.
GROSSESSE ET ADDICTION
L’euphémisme permet aussi de comprendre le mécanisme qui
mène à la toxicomanie : du latin addictus : adonné à…, addic-
tion est aussi un anglicisme qui signifie : conduite de dépen-
dance. La toxicomanie serait donc une conduite de dépen-
dance à quelque chose, à une “substance” (un autre
euphémisme) addictive, complémentaire, supplémentaire. La
définition ne dit pas si c’est la substance qui, à l’insu de l’utili-
sateur, le mène à la dépendance, ou si l’utilisateur choisit de
dépendre de la substance.
L’euphémisme aurait aussi l’avantage de ne pas juger, catégo-
riser, dévaloriser l’usager de toxique, qui a trouvé un moyen
efficace de modifier sa perception de la réalité. Car c’est là le
but de la dépendance : surtout ne pas voir les choses telles
qu’elles sont, interposer entre la réalité passée et présente un
écran de protection, qui évite de voir, de penser… et quand
certains de ces patients se laissent aller à raconter ce qu’ils
refusent d’éprouver, on peut comprendre leur volonté de pro-
tection.
Alors quelle dépendance choisir ? Alcool, tabac, nourriture,
travail, sexe, sport, collections, substances illicites… tout est
possible. Et pourquoi pas une grossesse, voire des grossesses ?
Et si la grossesse était envisagée sous l’angle de la conduite
addictive ? Combien de fois n’avons-nous pas entendu :
“J’espérais que ça irait mieux avec un enfant !” Combien de
fois n’ai-je pas entendu, en prison, des détenues, souvent toxi-
comanes, s’enquérir de leur fertilité : “Vous comprenez, doc-
teur, dès que je sors, je fais un enfant. Avec lui, je suis sûre
que je vais m’en sortir !” Parfois, un ou deux enfants étaient
déjà placés !
GROSSESSE ET DÉPENDANCE
L’autre euphémisme, “grossesse et dépendance”, permet de
s’interroger sur l’objet de la dépendance. Qui est dépendant de
qui ou de quoi ? La grossesse est déjà la dépendance du fœtus
envers sa mère, à laquelle il est lié par le cordon ombilical,
adduction sanguine physiologique, du latin adductio, conduite.
Et si la grossesse était aussi la dépendance de la mère à son
état de grossesse, à son enfant, à son ventre, rempart naturel
interposé entre un environnement perçu comme hostile et elle-
même, sorte de filtre interposé entre la réalité et elle, moyen de
se protéger, de vivre ce qu’il y a à vivre, mais autrement ? Ce
rempart va jouer son rôle de filtre pour la femme toxicomane,
mais aussi pour ceux qui la côtoient. De femme toxicomane
qui porte les marques de sa toxicomanie, elle passe au statut de
femme enceinte qui montre d’abord son ventre et l’enfant
qu’elle porte. Le regard du soignant change au point de lui
laisser imaginer “que la grossesse pourrait être un moment pri-
vilégié pour mettre en place un suivi qui pourrait aboutir à
l’arrêt de la toxicomanie”. La femme toxicomane dépend de
son fœtus pour reprendre de la valeur à ses propres yeux et
pour recevoir l’humanité, l’empathie, la considération, voire
tout simplement l’accès aux soins. Elle, qui depuis longtemps
était en manque de liens de respect, d’affection, de reconnais-
sance, prend brutalement de la valeur, à ses yeux et aux yeux
des autres, grâce à l’enfant qu’elle porte. Elle, la “bonne à
rien”, celle “qui n’a pas réussi grand-chose dans sa vie”, réus-
sit “au moins” à faire des enfants, “et ça, personne ne peut
m’en empêcher !”. L’addiction d’un enfant en son sein crée un
lien social, médical, énorme bénéfice secondaire chez ces
patientes dont tous les liens ont disparu, voire n’ont jamais
existé, et dont le lien le plus durable et le plus sûr est encore le
lien à leur toxique. Et si le toxique et son lien de dépendance
étaient une substitution à d’autres liens fondamentaux jamais
Grossesse, toxicomanie… et euphémismes
●J.F. Morienval*
* Gynécologue, psychosomaticien, attaché au service de gynécologie I, CHRU
Strasbourg-Hautepierre.
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