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Grossesse, toxicomanie… et euphémismes
● J.F. Morienval*
“L
’euphémisme est l’expression atténuée d’une
notion dont l’expression aurait quelque chose
de choquant ou de déplaisant” (Le Petit
Robert 2001). Ainsi, en matière de toxicomanie et grossesse,
parle-t-on de grossesse et dépendance ou de grossesse et
addiction. L’usage de l’euphémisme devrait nous interroger
sur ce qui choque ou nous déplaît dans cette association au
moins triade mère-fœtus-toxique(-père ?) sur laquelle se greffent le médecin, son savoir, l’institution hospitalière, la
société… car le patient toxicomane est un patient “voyant” qui
interpelle et ne lasse pas de “faire causer” tous les acteurs de
soins auxquels le médecin devra aussi rendre des comptes. Ce
questionnement est important, car y répondre permettra au soignant de connaître ses propres fragilités, ses propres limites,
qui ne manqueront pas d’être explorées par un patient luimême en quête de limites. Ce questionnement est surtout
important pour se recentrer en permanence sur l’objet des
soins à donner, c’est-à-dire la mère et son fœtus, et non le soignant et “ce quelque chose de choquant ou de déplaisant” qui
se cache derrière l’euphémisme “grossesse et addiction”.
GROSSESSE ET ADDICTION
L’euphémisme permet aussi de comprendre le mécanisme qui
mène à la toxicomanie : du latin addictus : adonné à…, addiction est aussi un anglicisme qui signifie : conduite de dépendance. La toxicomanie serait donc une conduite de dépendance à quelque chose, à une “substance” (un autre
euphémisme) addictive, complémentaire, supplémentaire. La
définition ne dit pas si c’est la substance qui, à l’insu de l’utilisateur, le mène à la dépendance, ou si l’utilisateur choisit de
dépendre de la substance.
L’euphémisme aurait aussi l’avantage de ne pas juger, catégoriser, dévaloriser l’usager de toxique, qui a trouvé un moyen
efficace de modifier sa perception de la réalité. Car c’est là le
but de la dépendance : surtout ne pas voir les choses telles
qu’elles sont, interposer entre la réalité passée et présente un
écran de protection, qui évite de voir, de penser… et quand
certains de ces patients se laissent aller à raconter ce qu’ils
refusent d’éprouver, on peut comprendre leur volonté de protection.
* Gynécologue, psychosomaticien, attaché au service de gynécologie I, CHRU
Strasbourg-Hautepierre.
La Lettre du Gynécologue - n° 265 - octobre 2001
Alors quelle dépendance choisir ? Alcool, tabac, nourriture,
travail, sexe, sport, collections, substances illicites… tout est
possible. Et pourquoi pas une grossesse, voire des grossesses ?
Et si la grossesse était envisagée sous l’angle de la conduite
addictive ? Combien de fois n’avons-nous pas entendu :
“J’espérais que ça irait mieux avec un enfant !” Combien de
fois n’ai-je pas entendu, en prison, des détenues, souvent toxicomanes, s’enquérir de leur fertilité : “Vous comprenez, docteur, dès que je sors, je fais un enfant. Avec lui, je suis sûre
que je vais m’en sortir !” Parfois, un ou deux enfants étaient
déjà placés !
GROSSESSE ET DÉPENDANCE
L’autre euphémisme, “grossesse et dépendance”, permet de
s’interroger sur l’objet de la dépendance. Qui est dépendant de
qui ou de quoi ? La grossesse est déjà la dépendance du fœtus
envers sa mère, à laquelle il est lié par le cordon ombilical,
adduction sanguine physiologique, du latin adductio, conduite.
Et si la grossesse était aussi la dépendance de la mère à son
état de grossesse, à son enfant, à son ventre, rempart naturel
interposé entre un environnement perçu comme hostile et ellemême, sorte de filtre interposé entre la réalité et elle, moyen de
se protéger, de vivre ce qu’il y a à vivre, mais autrement ? Ce
rempart va jouer son rôle de filtre pour la femme toxicomane,
mais aussi pour ceux qui la côtoient. De femme toxicomane
qui porte les marques de sa toxicomanie, elle passe au statut de
femme enceinte qui montre d’abord son ventre et l’enfant
qu’elle porte. Le regard du soignant change au point de lui
laisser imaginer “que la grossesse pourrait être un moment privilégié pour mettre en place un suivi qui pourrait aboutir à
l’arrêt de la toxicomanie”. La femme toxicomane dépend de
son fœtus pour reprendre de la valeur à ses propres yeux et
pour recevoir l’humanité, l’empathie, la considération, voire
tout simplement l’accès aux soins. Elle, qui depuis longtemps
était en manque de liens de respect, d’affection, de reconnaissance, prend brutalement de la valeur, à ses yeux et aux yeux
des autres, grâce à l’enfant qu’elle porte. Elle, la “bonne à
rien”, celle “qui n’a pas réussi grand-chose dans sa vie”, réussit “au moins” à faire des enfants, “et ça, personne ne peut
m’en empêcher !”. L’addiction d’un enfant en son sein crée un
lien social, médical, énorme bénéfice secondaire chez ces
patientes dont tous les liens ont disparu, voire n’ont jamais
existé, et dont le lien le plus durable et le plus sûr est encore le
lien à leur toxique. Et si le toxique et son lien de dépendance
étaient une substitution à d’autres liens fondamentaux jamais
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développés ? La “grossesse addictive” recrée ce lien qui, provisoirement, peut se substituer au lien du toxique. Substitution
malheureusement éphémère, mais heureusement reproductible
– et on comprend pourquoi ! –, au grand dam des gens bienpensants, qui s’inquiètent de voir survenir d’autres grossesses
quand les enfants déjà nés ont tant de mal à être élevés.
Ainsi, le fœtus serait dépendant à travers une adduction vitale
de sang, et la mère serait dépendante de son fœtus à travers
une addiction de soins, de prise en charge, de considération,
d’auto-considération, de valorisation, tous ces besoins fondamentaux, manques définitifs et douloureux qui justifient
l’addiction.
LA PRISE EN CHARGE
Alors que faire, nous, les soignants ? Et pour qui ? Qui, que
s’agit-il de prendre en charge ? La mère, l’enfant, la grossesse,
l’accouchement, nous-mêmes, l’institution hospitalière, la
société ?
Quels sont les besoins spécifiques de chacun de ces pôles ? Et
même si les besoins sont réels, sont-ils ressentis, voire acceptés ? Quant à être exprimés…
La prise en charge a d’autant plus de chances d’aboutir que
nous savons quels sont nos objectifs, qu’ils ne dépendent que
de nous et qu’ils sont réalistes et réalisables.
• À titre d’exemple, réaliser le sevrage de l’enfant ne dépend
que de notre compétence ; c’est réalisable facilement, donc
c’est réaliste : l’objectif est valable.
• Avoir comme objectif d’apporter à la mère le soutien médical spécifique auquel elle a droit est aussi réalisable et a priori
réaliste, mais va dépendre de la compliance de la patiente au
suivi médical, et là, l’objectif ne dépend plus uniquement de
nous.
• Avoir comme objectif de profiter de l’état de grossesse pour
apporter le soutien psychologique qui donnerait la force
d’arrêter la toxicomanie est, certes, généreux, mais lié à trop
d’inconnues pour être envisageable comme objectif.
Notre médecine hyper-spécialisée favorise, voire exige, une
prise en charge multidisciplinaire. Exit le spécialiste-généraliste, homme-orchestre, médecin de l’âme et du corps, de tout
le corps, de l’homme et de la femme, de la mère, du fœtus et
de l’enfant… La médecine est devenue technique – trop ? – et
fait appel à des intervenants de plus en plus spécialisés et nombreux. La multidisciplinarité additionne les compétences mais
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multiplie les liens. Elle substitue des “relations médecinmalade” à une “relation médecin-malade” et risque de privilégier le nombre plutôt que la densité. Dans ces conditions, la
relation de transfert nécessaire à la prise en charge d’une
pathologie où la composante psychologique est majeure a du
mal à s’établir. Le patient toxicomane manque de repères
simples et stables. La multiplicité des discours qui, bien sûr,
ont tous le même sens (les médecins se comprennent entre eux
!), mais sont tous exprimés différemment, selon la formation
de l’intervenant et surtout selon le ressenti personnel du soignant, conduit le patient fragile à ne plus savoir qui choisir
comme repère, comme référent. La nécessaire réaction de
transfert a du mal à se nouer, et le patient risque une fois de
plus de se tourner vers le lien qu’il connaît le mieux et qui ne
varie pas dans son discours… ou plutôt dans ses effets : son
toxique ! La prise en charge, même purement médicale, d’un
patient toxicomane est éprouvante, ne serait-ce que par la difficulté d’obtenir une régularité aux rendez-vous, difficulté qui
se multiplie avec le nombre des intervenants. L’investissement
psychologique du soignant doit être à la hauteur de ces difficultés. Le paradoxe serait que l’investissement moral de chacun soit inversement proportionnel au nombre d’intervenants.
Le risque serait alors que jamais les vraies questions ne soient
abordées, chaque intervenant respectant le champ d’action du
suivant et lui laissant le “soin” de se charger des problèmes
difficiles, aidé en cela par le patient toxicomane, dont la capacité à fuir la réalité fait partie des caractéristiques.
Face à ces écueils, la prise en charge du patient toxicomane
doit être réfléchie. Il s’agit de définir précisément ce que l’on
veut prendre en charge, ce que l’on peut prendre en charge et
quelle est la demande de la patiente. La prise en charge médicale (somatique) doit être la plus complète possible, mais peut
être difficile à mettre en place. La prise en charge psychologique est l’affaire de chaque intervenant. Elle consiste
d’abord, et souvent uniquement, à accepter la patiente telle
qu’elle est, sans vouloir faire de la grossesse “une bonne occasion de l’aider à décrocher”, parce que ce n’est pas la demande
de la patiente, parce que la grossesse est peut-être aussi addictive et constituerait par elle-même une tentative d’auto-traitement, parce que la multiplicité des intervenants au cours d’une
grossesse n’est pas favorable à une prise en charge psychologique, et enfin… parce que le médecin gynécologue a aussi
des limites !
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La Lettre du Gynécologue - n° 265 - octobre 2001
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