Article paru dans Accueil rencontre 238 (juillet-août 2007) 12-13.
Abandonner ou honorer père et mère ?
La première fois qu’il est question de « père et mère » dans la Bible, c’est dans un
curieux passage : le narrateur laisse un moment le récit de l’histoire d’Adam et Ève pour
ouvrir une sorte de parenthèse où il affirme : « L’homme abandonnera son père et sa mère et
s’attachera à sa femme… » (Genèse 2,24). Plus loin, au cœur même de la Loi, l’unique
précepte entièrement positif du Décalogue prescrira : « Honore ton père et ta mère » (Exode
20,12). N’y a-t-il pas là une contradiction, un illogisme du moins ? Faut-il « abandonner »
père et mère ou les « honorer » ?
1. Abandonner père et mère
Au début de la genèse, il est donc question d’« abandonner ». Le verbe hébreu (‘azav) a
un sens fort. Il ne s’agit pas seulement pour l’homme de quitter la maison de ses parents, de
s’éloigner géographiquement, mais de les laisser derrière, de les lâcher, de les abandonner
pour une nouvelle relation. Pour bien saisir ce que la phrase veut dire, il faut la lire dans son
contexte à laquelle elle est liée par une conjonction de cause (« c’est pourquoi l’homme
abandonnera… »).
En réalité, lorsqu’il propose cet aphorisme, le narrateur de la Genèse réagit à ce qu’il
vient de raconter. Dieu a séparé en deux l’être humain indifférencié du jardon d’Éden : un
côté est élaboré en femme, l’homme étant l’autre côté. Dieu amène alors la femme à l’homme
(Gn 2,21-22). Mais plutôt que d’engager un dialogue ou de poser des questions à la nouvelle
venue (histoire de faire connaissance), l’homme prend la parole pour dire qui est celle qui lui
fait face (verset 23). En réalité, il s’efforce de colmater la brèche faite par Dieu, de reprendre
le côté qui lui manque désormais, en se fiant à l’apparente proximité entre la femme et lui.
Mais en clamant ainsi qu’elle est l’os tiré de ses os, la chair tirée de sa chair, et en occultant
l’opération par laquelle Dieu a rendu la femme différente de lui, l’homme se trompe sur ce
qu’elle est : il la prend pour son âme sœur, il affirme qu’il la connaît parce qu’apparemment
elle correspond à son manque comme ce qui doit le combler. « C’est pourquoi », avertit le
narrateur, le lecteur doit le savoir : puisque l’homme cherche spontanément à ramener la
femme à lui, à l’assimiler à ce qu’il croit d’elle, le chemin vers la réalisation du projet de Dieu
sera long. C’est qu’il s’agit pour l’homme de « s’attacher à sa femme ». L’expression évoque
un lien profond, celui que crée une alliance (Dt 11,22 ; Jos 22,5) ou une grande affection (Rt
1,14 ; Pr 18,24) ; elle peut dire aussi l’amour qui unit un homme et une femme (Gn 34,3 ; 1 R
11,2). Pour réaliser ce programme, dit le narrateur, l’homme doit abandonner ceux dont il
peut dire qu’il est « les os et la chair », à savoir ses père et mère. Il lui faut, « dans un
processus de différenciation, de séparation, laisser l’univers familier, connu “depuis toujours”
en quelque sorte ; il doit quitter le monde sécurisant du même, dans le cadre duquel vient
spontanément s’inscrire toute nouvelle relation. Alors il peut entrer dans un juste attachement
à celle qu’il a d’abord reconnue autre, loin de toute fusion »1.
1 A. WÉNIN, D’Adam à Abraham ou les errances de l’humain. Lecture de Genèse 1,1–12,4 (Lire la Bible 148),
Paris, Cerf, 2007, p. 82. L’ensemble du paragraphe est largement inspiré de ce livre.auquel on se référera pour
une argumentation à partir du texte.