Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1 13/05/10 15:38 Page 2 (Noi Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1 13/05/10 LES PAPES OU LE BRÉVIAIRE DE MAÎTRE GORGIBUS 15:38 Page 3 (Noi Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1 13/05/10 15:38 Page 4 Des mêmes auteurs Romans Arnaud Le Gouëfflec : Basile et Massue, éditions L’Escarbille, 2004 Les Discrets, Ginkgo éditeur, 2007 L’Irrésistible, Ginkgo éditeur, 2009 Comment je suis devenu un guerrier Mouktar, Editions Anathol Karnivor, 2009 Mon nom est Person, Coop Breizh, 2010 Récits illustrés Arnaud Le Gouëfflec / Laurent Silliau : Le Bestiaire secret de Lord Bargamoufle, Ginkgo éditeur, 2006 Participation à La Cuisine très facile, collectif, Ginkgo éditeur, 2006 Sophie Loubière / Laurent Silliau : Petit Atelier de bricolage de plage, Ginkgo éditeur, 2008 Bandes dessinées Arnaud Le Gouëfflec : Vilebrequin (avec Obion), Editions Casterman, 2007 Topless (avec Olivier Balez), Editions Glénat, 2009 Nouvelles Arnaud Le Gouëfflec : Bayou, in Dernières nouvelles de Guérande, Editions Gourenez, 2008 Brest, ville Aztèque, dans En Bretagne ici et là... 40 lieux, 40 auteurs, collectif, Keltia Graphic, 2008 Un écrivain préhistorique, in Bonnes nouvelles de Carhaix, Ville de Carhaix, 2009 Curiosités Arnaud Le Gouëfflec : Guides touristiques préhistoriques, 16 volumes, L’Eglise de la petite folie (Noi Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1 13/05/10 LES PAPES OU LE BRÉVIAIRE DE MAÎTRE GORGIBUS Dessins Laurent Silliau Textes Arnaud Le Gouëfflec Ginkgo éditeur Paris 15:38 Page 5 (Noi Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1 13/05/10 15:38 Merci à Agnès Le Boulanger pour ses lumières latines Page 6 (Noi Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1 13/05/10 15:38 Jésus dit : « Je (...)rai (... ...) et personne ne pourra ... ... (... ... ...) (...). » Évangile selon Thomas (logion 71) Page 7 (Noi Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1 13/05/10 LES PAPES L’abbé Gorgibus 8 15:38 Page 8 (Noi Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1 13/05/10 15:38 LES PAPES MAÎTRE GORGIBUS L’abbé Gorgibus traversa le siècle en somnambule. Au séminaire, ses camarades se moquaient de ses accès de contemplation et le traitaient de « poisson lune ». En 1916, fraîchement ordonné prêtre, il fut affecté sur le front de la Somme. La Grande Guerre ne fit pourtant que l’effleurer. Délogé de sa tranchée par une averse d’obus, Gorgibus s’égara dans le no man’s land et se réfugia dans un repli lunaire du paysage, un bosquet épargné par les obus. À l’abri du relief, il se bricola une cabane et s’installa dans l’œil du cyclone, au milieu du fracas des armées. Pour survivre, il élabora un potager de fortune et puisa le reste de sa subsistance dans une petite rivière qui coulait là, s’absorbant dans la pêche à la ligne. Gorgibus attendit ainsi que la guerre se tasse : « Ce fut ma retraite au désert. Mais, au lieu d’être assailli de vilains démons tentateurs, je fus envahi d’une paix profonde et durable. Le reste m’est passé au-dessus de la tête. » À l’Armistice, lorsqu’il raconta son aventure, on jugea qu’il avait perdu la raison et on l’expédia à Sainte-Paluche, paroisse sans ouailles et sans tracas. À sa question (« Que dois-je y faire ? »), l’évêque répondit en ricanant : « Cultivez vos visions, mon brave ! » C’est ce qu’il fit. 9 Page 9 (Noi Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1 13/05/10 15:38 LES PAPES LE MYSTÈRE DE SAINTE PALUCHE Pour aborder le bréviaire secret de maître Gorgibus, rendons-nous au presbytère qui jouxte la petite église de Sainte-Paluche. C’est dans ce lieu abandonné des hommes, logé dans les tréfonds d’une campagne noueuse et complexe, que notre brave curé rédigea seul, à la lumière d’une petite Fig. 1. lampe frontale qui lui usa les yeux et Casque auréole lui consuma l’âme, l’extraordinaire série (Adrian modèle 1916). d’hagiographies que voici. Lorsque Gorgibus arriva à Sainte-Paluche, le village avait depuis longtemps perdu ses derniers habitants. Plus personne à confesser, plus de sermon à délivrer : n’importe quel curé de campagne ainsi désœuvré aurait fini par travailler du chapeau. Gorgibus, lui, aguerri par sa longue expérience de solitaire et suivant le bon conseil de l’évêque, s’employa à bricoler toutes sortes d’ustensiles à vocation spirituelle, des auréoles artisanales et des paratonnerres à feu divin, machines incongrues destinées à capter visions et révélations. « Je ne suis pas un prophète. Je ne suis qu’un bricoleur d’âme. » Du village, nous ne dirons pas grand chose : masures éteintes, rues livrées aux caprices des herbes folles et des ronces, façades lézardées et planches mal cloutées en guise de volets, le hameau avait cessé de décliner pour se fondre dans le décor, comme une vieille bicoque au toit béant que les racines ont tordue dans leur sens, que les oiseaux ont transformée en volière et Fig. 2. Claquoir. 10 Page 10 (No Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1 13/05/10 15:38 LES PAPES qui devient arbre parmi les arbres. Sur une colline, la petite église dardait son clocher mangé de lierres, comme dressé sur la pointe des pieds, aspirant les dernières goulées d’air avant de s’effondrer sous les assauts du règne végétal. Les vitraux étaient depuis longtemps crevés et la nef envahie. Seul le petit presbytère tenait encore debout, entretenu avec un soin tout religieux par le vieux Gorgibus, resté là comme un capitaine coulé avec son navire. Les autorités ecclésiastiques l’avaient oublié. Même au plus fort de la crise des vocations, personne ne songea à le rappeler. Au diocèse, son dossier avait dû tomber d’une pile. Passons sur les pièces meublées avec peu, l’escalier ciré, la chambre simple, le grenier Fig. 3. Bretelles spirituelles. encombré de vieilleries et d’ostensoirs hors d’usage, et entrons directement dans le cloître de l’ancienne abbaye, qui servait de potager. Dans ce petit monde clos, protégé par les murs de pierre épaisse, Gorgibus cultivait des champignons, et l’effroyable amas de ses cultures formait un chaos à nul autre pareil. Tout ici poussait de travers, s’emmêlait, se ramifiait en une petite forêt de clochettes et de bulbes, parés de couleurs exagérées et à coup sûr inédites. Fig. 4. Plâtre de saint Pistou. 11 Page 11 (No Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1 13/05/10 15:38 LES PAPES Les mauvaises langues prétendent que Gorgibus consommait à l’aveugle, parfois terrassé par telle omelette un peu trop assaisonnée et se retrouvant allongé, suant sur la dalle froide de l’église, en proie à d’étranges hallucinations culinaires. C’est méconnaître la personnalité de l’abbé : en comparaison de ses bouillonnantes visions, les brumes hallucinogènes des psilocybes ne sont que des pétards du dimanche. Lui jouait Fig. 5. avec la dynamite de son imaginaVéritable molaire tion, dont les machines à visions de saint Brugnon. furent les prodigieux détonateurs. Deux mots, à ce propos, de la végétation singulière de Sainte Paluche, de ses fruits comiques en forme de bassines, de ses arbres ventouses, de leurs mille bouches et trompes, des fleurs impossibles qui s’épanouissent dans ce bocage zigzaguant. À Sainte Paluche, l’œuvre de Gorgibus n’est qu’une fantaisie supplémentaire, qui s’ajoute à la longue liste des plantes tarées, des arbres tronqués et des poussées anormales qu’on observe tout autour de l’église. Certains ont vu dans ce presbytère l’épicentre d’un vaste phénomène de corruption de la réalité, procédant par « exagération », « amplification », « déformation », « congestion », « dédoublement » et pour finir « métamorphose » des plantes et des minéraux. Il est vrai que Fig. 6. Bible à plumes de saint Jovial. 12 Page 12 (No Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1 13/05/10 15:38 LES PAPES Fig. 7. Tenue de prêche d’apocalypse. les singularités du paysage sont au diapason des divagations de notre hagiographe, soit qu’elles l’aient inspiré, soit qu’elles en aient été, par quelque curieux transfert alchimique, progressivement affectées. Nous y voyons la marque de la puissance de l’imagination de Gorgibus qui, non content d’avoir conçu un monde dans le creuset de son propre esprit, lui a donné des contours si admirables et conféré une énergie si palpable que celui-ci a progressivement déteint sur la réalité. Peut-être avons-nous assisté à Sainte Paluche, du vivant de l’abbé, rien moins qu’à la création d’un nouveau monde, auquel la mort de son démiurge porta un coup d’arrêt. 13 Page 13 (No Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1 13/05/10 L’église de Sainte-Paluche 15:38 Page 14 (No Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1 13/05/10 15:38 Page 15 (No Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1 13/05/10 15:38 LES PAPES LES MACHINES À VISIONS DE MAÎTRE GORGIBUS L’histoire des saints, et en particulier La Légende dorée de Jacques de Voragine, regorge de destins étonnants, de drames invraisemblables et de rebondissements inattendus. Mais le bréviaire que nous a légué Maître Gorgibus dépasse en tous points les délires les plus baroques de la Littérature. Saints hirsutes et bariolés, bricolés, démontés et remontés à l’envers, saints mécaniques et tocs, à fronts d’horloge et ventres de pendules, saints à têtes de clou appelant le coup de marteau divin, saints animaux et parfois domestiques, à trompes et mandibules, pleins de pattes ou de genoux, saints volants et aquatiques, qui font des bulles ou des vrilles, et s’abîment dans les génuflexions abyssales d’un jeu de dominos qui se confond avec l’existence ellemême, tout ici atteste de l’imagination foisonnante de l’abbé. On a pu dire que Gorgibus avait peint la Création d’un dieu devenu fou. Disons simplement que les visions qui assaillirent notre bon abbé étaient Fig. 8. Lunettes en cuir de melon. 16 Page 16 (No Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1 13/05/10 15:38 LES PAPES Fig. 9. Ventouse. frappées du sceau d’une fantaisie proprement surnaturelle, dont il serait hasardeux de déterminer l’origine. Ce n’est pas, en effet, dans les livres canon que notre artisan a été puiser son fabuleux cortège d’arlequins en soutane et d’illuminations clownesques, mais dans les tréfonds de son propre esprit, éclairé selon lui d’une bien vive lumière : « Les vies de saints dont il est question dans mon livre m’ont été communiquées par vision. Pour les provoquer, j’ai bricolé, taillé, poncé et fixé chacun des barreaux de mon échelle de Jacob. Alors, j’ai su, et les vies de saints inconnus se sont mises à défiler devant mes yeux comme un livre d’images étincelantes, ouvert pour moi seul. J’ai rendu grâce, et je me suis mis au travail. Pas d’art ici, ni d’artifice, je n’ai nul mérite : je n’ai eu qu’à recopier. Tout avait jailli là, devant moi, comme d’autant d’apparitions, toutes uniques, toutes sublimes, toutes frappées du sceau magique de la vérité. » On ne peut qu’admirer le prodigieux arsenal développé par Gorgibus pour capter ces révélations. On reste saisi par la profusion d‘ustensiles qui encombrent 17 Page 17 (No Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1 13/05/10 15:38 LES PAPES toujours le grenier de l’église, fasciné par les fabuleuses machines à visions, qu’il décrit avec un luxe de rigueur et de précisions dans son Traité de la vision mécanique, dont la modernité ne peut que stupéfier : sous ses dehors de pâtre rustique, Gorgibus était un scientifique. Imaginons notre curé, assis dans l’un des fauteuils élimés de sa chambre, coiffé d’un casque surplombé d’une lampe à pétrole, les yeux dissimulés par d’épaisses lunettes à multiples foyers, forçant les portes du divin secret, tétanisé par l’éclat de ses découvertes. C’est en observant les vitraux, et principalement les auréoles des saints, que Gorgibus eut la révélation de son système bipolaire de loupe spirituelle : « l’auréole est un foyer, et l’œil un réceptacle ». L’auréole est conçue comme une manifestation du feu divin et, dans sa combustion surnaturelle, défile le film de la vraie réalité, qu’un complexe système de loupes, de miroirs en biseaux, de cristaux, d’émaux et de lapis-lazuli permet de filtrer jusqu’à l’œil. Reste à se bricoler une auréole. Gorgibus opta d’abord pour une sorte de bougeoir en calotte, sur lequel il fit brûler de l’encens (mêlé à certains champignons du cloître, persiflent certains). Posé sur le haut du crâne, il donnait à peu prés l’illusion d’un embrasement de l’âme. Mais il arrivait de temps à autre que les cheveux prennent feu. C’est alors Fig. 10. Ampoule de saint Obthüs. 18 Page 18 (No Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1 LES PAPES L’ange 19 13/05/10 15:38 Page 19 (No Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1 13/05/10 15:38 LES PAPES que Gorgibus, en bon poilu, recycla son vieil Adrian modèle 1916 et inventa le casque à auréole, avancée décisive sur la voie de la vision artificielle. « La lunette de la machine à visions est la porte étroite qui ouvre le jardin des délices. Je n’ai pas plus de génie que les autres. Je ne suis pas plus clairvoyant. J’ai simplement une méthode. Ne pas demeurer plus d’un quart d’heure face au judas de la machine, sans quoi l’âme elle-même risquerait la combustion. Ne pas poser de questions ou tenter d’hasardeux commentaires : ce serait de l’impiété. Il faut se contenter du fait brut. Puis rédiger, transcrire et coucher par écrit tout ce foisonnement de scènes inédites, en s’efforçant de ne pas trahir ce que l’on a vu. » C’est ainsi, à force de méthode et d’obstination, que Gorgibus nous légua le cortège des Papes et de leurs facéties. Reste ce titre nébuleux : Les Papes. Gorgibus s’en explique : « J’aime le mot pape, car il évoque pour moi le bruit d’un flacon qu’on débouche. » Il précise toutefois : « Je parle d’un flacon d’eau bénite. » Fig. 11. Escabeau de saint Médard. 20 Page 20 (No Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1 LES PAPES La nonne 21 13/05/10 15:38 Page 21 (No Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1 LES PAPES 22 13/05/10 15:38 Page 22 (No Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1 13/05/10 LES PAPES Principe de la lunette 23 15:38 Page 23 (No Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1 13/05/10 LES PAPES « Et Dieu vit que cela était rond. » Gustave 1, 14. 24 15:38 Page 24 (No Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1 13/05/10 15:38 LES PAPES SAINT ALDO Saint Aldo fut un saint sphérique, comme on en fit tant sous le règne de notre bon roi Louis le Batave. La mode était alors à la géométrie, et c’était à qui se montrerait le plus rigoureux jusque dans sa forme. Les femmes se coupaient les cheveux en quatre et s’égalisaient les tempes avec un niveau. Tout naturellement, les saints eux-mêmes furent touchés de cette manie, et l’on vit alors déambuler ici et là des saints carrés, en losange, parfois franchement trapézoïdaux. Plus le saint se rapprocherait de la forme idéale qu’il avait choisie, semblait-il, plus il serait saint, et cela occasionna plus d’un excès : on se rognait souvent trop fort, et jusqu’à de fatales impasses. Le Saint-Siège interdit donc de se trop géométriser et il fut convenu qu’une approximation toute en douceur et souplesse du triangle, du carré ou du cercle pouvait dispenser de se circonscrire tout entier entre les bornes de l’abstraction. Aldo n’était donc, fidèle en cela à la bulle papale, pas vraiment sphérique, mais un tantinet globulaire, ce qui est déjà beaucoup. Son petit visage lui faisait une encoche au milieu de tout et le reste de son corps s’enflait autour comme une bajoue unique. À force de ne s’alimenter que d’algues et de têtards, sa peau finit par verdir. C’est sans doute ce qui explique sa fin tragique : tombé à l’eau, il échoua entre les mailles d’un filet de pêcheurs qui, n’ayant jamais entendu parler des subtilités de la cour du roi et croyant qu’il s’agissait d’un poisson, l’assommèrent à coups de marteau et le vendirent à la criée. 25 Page 25 (No Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1 LES PAPES Recule, saint ! 26 13/05/10 15:38 Page 26 (No Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1 13/05/10 15:38 LES PAPES SAINT DIABLE Un paysan qui cueillait paisiblement des champignons dans la forêt tomba un jour nez à nez avec saint Diable. Pris de terreur, il revint en courant au village, répétant à la cantonade qu’il avait vu « un être rouge, avec des cornes, une fourche et une queue pointue, qui rôdait dans les sous-bois ». On organisa une battue. Diable fut capturé (il n’offrit aucune résistance). On l’exhiba dans une cage, sur la grand place, et les enfants lui jetèrent des pierres. On ne pouvait le garder indéfiniment sous les verrous : il fallait savoir si l’on avait affaire à un homme ou à un démon. Un phrénologue l’examina, mesura sa boîte crânienne avec des compas et des pendules, puis déclara : « Autant l’origine de ces soi-disant cornes peut s’expliquer scientifiquement car il ne s’agit en somme que d’excroissances osseuses, autant je ne peux me prononcer sur la queue ni sur la couleur étrange de sa peau. » Un biologiste expliqua alors que le rouge de son épiderme était la conséquence d’une maladie transmise par les trompettes de la mort, dont il faisait visiblement une excessive consommation. Un partisan de la théorie de monsieur Darwin trouva une justification à la queue. Bien que personne ne comprît son explication, tout le monde s’y rallia. On allait relâcher le pauvre hère quand une grosse dame, qui n’était pas tombée de la dernière pluie, cria : « Et la fourche, c’est pour se gratter le dos peut-être ? » Personne n’y trouva rien à redire, et on brûla saint Diable. Fig. 12. Chaussons crocodiles de saint Bémol. 27 Page 27 (No Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1 13/05/10 15:38 LES PAPES « Heureux les simples, car ils feront le tour du monde. » Raoul 1, 45. 28 Page 28 (No Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1 13/05/10 15:38 LES PAPES SAINT FIDÈLE Saint Fidèle était un gros saint tonsuré qui se nourrissait exclusivement de miel. Il adorait le seigneur Saillevent et il ne se passait pas un jour sans qu’il lui rende visite, lui portant au hasard des fruits du verger, des petits pots de compote, des grives fraîches, ou un cuissard de sanglier. À force, il finit par l’importuner. Il faut dire que, une fois son présent offert, il restait bêtement devant le seigneur à sourire d’un air niais, opinant légèrement du chef, poussant de temps en temps des petits cris navrants. À la chasse, Saillevent ne parvenait plus à se divertir car il apercevait toujours, derrière un tronc ou dans les buissons, saint Fidèle qui lui faisait des coucous. Un jour, il lui décocha une flèche dans la poitrine. Mais Fidèle survécut à ses blessures. Le seigneur assura qu’il s’agissait d’un accident. Sa femme, Ludivine, châtelaine autoritaire, exigea que Fidèle soit hébergé à la cour, et dans leurs propres appartements, tant elle était dévote. Le soir, quand Saillevent rentrait de la chasse ou de la guerre, il trouvait Fidèle, sagement assis au coin du feu, qui lui offrait des biscuits ou des pâtes de fruits. Quand il allait se coucher, il savait que dans un coin de la pièce Fidèle l’observait. Et quand il se réveillait en pleine nuit, il voyait des yeux cligner dans l’obscurité. Il lui parla : « Veux-tu te lancer dans une quête par amour de moi ? » « Si fait, mon doux seigneur. » Et il envoya Fidèle à la recherche du trèfle à douze feuilles. Quand le saint revint, le trophée à la main, Saillevent était mort depuis longtemps. Fig. 13. Pèse bedaine de sainte Biffure. 29 Page 29 (No Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1 13/05/10 15:38 LES PAPES « En vérité, je ne suis qu’une seule et même personne. » Sosie 14, 28 30 Page 30 (No Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1 13/05/10 15:38 LES PAPES SAINT SUAIRE Saint Suaire avait son petit succès. C’était le sosie du Christ et, à chaque procession, on l’invitait à se jucher sur un char garni de fleurs pour rappeler aux fidèles que Jésus avait d’abord été une créature de chair et de sang, un être de réalité, et non un fantôme abstrait. Pour augmenter cette impression, saint Suaire faisait des acrobaties, jonglait, sifflait des airs connus. Il ne vivait que pour épater la galerie. Un jour, il se mit à changer l’eau en vin et régala la foule de ses métamorphoses. Choqué, le légat du pape fit arrêter le défilé et procéda à un sévère rappel à l’ordre. Mais la fois d’après, saint Suaire dépassa vraiment les bornes. Alors que le défilé traversait la place des fontaines, il se mit à marcher sur l’eau sous les vivats de la foule et déclara à la cantonade qu’il avait « compris le truc » et qu’il se faisait fort de « ressusciter un Lazare » si on lui en amenait un. On l’arrêta et on le crucifia. Fig. 14. Épaulette de saint Maxule. 31 Page 31 (No Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1 13/05/10 LES PAPES « J’ai une idée: séparons-nous! » Annales du grand schisme de 1208 32 15:38 Page 32 (No Papes_inside_13.05.10:Mise en page 1 13/05/10 15:38 LES PAPES SAINT FRANÇOIS XAVIER À force de prêcher, saint François Xavier avait fini par énerver. En évangélisant le Japon, il reçut un coup de sabre qui le fendit en deux. Par quelque curieux miracle, les deux moitiés continuèrent à vivre de manière autonome. On les rapatria au Vatican. Bientôt, on ne parla plus que du phénomène, et on rendit visite à saint François Xavier comme on va à la foire. L’archevêque lui-même voulut le voir, ou plutôt les voir. Il les réconforta à tour de rôle et fut fort embarrassé quand il s’agit de donner l’accolade. « C’est un miracle, assura-t-il en sortant de la pièce, mais je ne suis pas certain qu’on doive s’en féliciter. » On consulta les plus grands théologiens de l’époque pour savoir si l’on pouvait considérer chacune des moitiés de saint François Xavier comme une personne et si, à ce titre, elle était dotée d’une âme, ou seulement d’une moitié d’âme. L’enjeu était de taille : chacune d’entre elles n’était peut-être qu’à moitié sainte, et son âme n’était peut-être promise qu’à un demi-salut, partant un demi-paradis. Les infinies complications théologiques de cette situation nouvelle effrayaient les plus sages, qui voyaient le spectre d’un demi-absolu et d’un demi-Dieu se profiler dans les lointains. « L’âme n’est point divisible », affirma un père jésuite, « en voulant la scinder, ce coup d’épée l’a simplement multipliée » et l’affaire fut tranchée. On béatifia chacune des moitiés, en les rebaptisant saint François et saint Xavier, et on les renvoya au Japon. 33 Page 33 (No