27ème dim. A 2011 Mt 21, 33-43

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Introduction aux lectures du 27e dimanche A (2 octobre 2011) : Is 5, 1-­‐7 ; Ps 80, 9-­‐17 ; Mt 21, 33-­‐43 Ce temps est celui des vendanges : nous nous réjouissons de voir
récolter dans les meilleures conditions le raisin du pays, fruit de la
vigne et du travail des hommes. À l’occasion de la parabole de
l’embauche successive des ouvriers à la vigne (Mt 20, 1-6), nous
avions médité, il y a 15 jours, sur le thème de la justice. Dimanche
dernier, la parabole des deux fils conviés au labeur du vignoble par
leur père (Mt 21-32) nous offrait l’opportunité de réfléchir à la
générosité. Nous venons d’entendre aujourd’hui la parabole des
vignerons meurtriers : il s’agit ici moins d’une parabole – une histoire
troublante qui doit donner à penser – que d’une allégorie puisque,
dans ce récit, chaque détail renvoie de manière signifiante à la réalité.
Saisissons cette occasion pour mettre en lumière un autre aspect qui
devrait caractériser l’engagement chrétien : la compassion.
Avant que les adeptes du bouddhisme ne le remettent en
circulation dans le monde occidental, ce mot d’origine latine avait
presque cessé d’appartenir à notre vocabulaire courant. En lieu
chrétien, on parlait de miséricorde. Mais aujourd’hui, pour les jeunes
au vocabulaire si restreint, cette « misère de corde » n’évoque plus
rien. Ne leur expliquez pas que la compassion ou la miséricorde sont
des synonymes de la pitié. La pitié, pour eux, est devenue une injure :
« tu me fais pitié… ! ».
Comment la compassion pourrait-elle être bonne, si – comme on
l’entend souvent – c’est un malheur qui la suscite ? Les dictionnaires
nous disent pourtant que la compassion est le contraire de la dureté,
de la cruauté, de la froideur, de l’indifférence ou de la sècheresse de
cœur… ce qui devrait nous la rendre plutôt « sympathique ».
Sympathie, voilà justement la version grecque du mot latin
« compassion », et qui signifie clairement : ressentir avec, partager
l’émotion, éprouver un sentiment d’attraction… Dirait-on pour autant
de ce fils, que le Père envoie à sa vigne et qui va y mourir, qu’il est
« sympathique » ? Cela nous fait prendre la mesure de la difficulté des
mots. Vous ne me direz pas non plus que Jésus est « sympa » et
qu’entre lui et vous « le courant passe ». Du reste les témoins n’ont
jamais, du prophète de Nazareth, qu’il avait « du charme ». D’autant
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que la sympathie ne prouve rien : il y a des salauds ou des pervers qui
peuvent nous paraître sympathiques. Quant à Jésus, il n’a rien d’un
séducteur. Au contraire, sa parole ou son attitude souvent nous
heurte, nous paraît rude.
M’est qu’est-ce que la compassion, ou la miséricorde ?
C’est avoir un cœur qui participe à la misère d’autrui ; qui sort de
la prison du « moi » pour prendre part à la passion, à la souffrance
d’autrui, fût-ce à la mauvaise et regrettable souffrance de ses
égarements, de son orgueil, autrement dit de son péché. Comme une
mère ou un père souffre des bêtises ou des fautes de son enfant ! Au
plan humain, le regret apparaît comme la forme minimale de cette
compassion. On ne verrait pas qu’un être aimant éprouve de la joie à
la vue du mal dont l’aimé serait l’auteur… ou la victime !
Partager une souffrance, cela ne nous oblige pas à en partager les
raisons, bonnes ou mauvaises : c’est refuser de considérer cette
souffrance, de quelque nature qu’elle soit, comme un fait indifférent…
parce qu’un être vivant – même crapuleux – ce n’est jamais un objet,
une chose. C’est pourquoi, soit dit en passant, la miséricorde ne
pourra jamais s’accommoder avec la peine de mort.
Il y a cependant eu des voix non négligeables pour s’élever contre
la compassion, notamment parmi les philosophes : des stoïciens à
Hannah Arendt, en passant par Spinoza et surtout Nietzsche. Leurs
critiques sont souvent légitimes et nous interpellent : la pitié ne ferait
qu’augmenter le poids de tristesse qui est dans le monde… et cela
n’aiderait personne ! À quoi bon entasser tristesse sur tristesse : c’est
accablant ! Le sage, soutenaient les stoïciens dans l’Antiquité, est un
homme sans tristesse, parce qu’il est sans chagrin. Cicéron écrivait :
« Plutôt que plaindre les gens, pourquoi ne pas les secourir, si l’on
peut ?... Nous ne sommes pas tenus à prendre pour nous les chagrins
des autres, mais, si nous le pouvons, à les soulager de leur chagrini. »
Fort bien ! action plutôt que sentiment, mais le sentiment n’aide-t-il
pas à la générosité ? Pour Spinoza, c’est la joie qui est bonne à
partager, car c’est la raison, l’amour et la générosité qui appellent le
sage à aider ses semblables, non la pitié. Mais pour lui – ici très
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proche de l’Évangile –, ne pas être secourable, c’est ne pas être
humain. Comprenez donc : il faut aller au secours d’autrui avec et
pour la joie, non dans la tristesse et par devoir.
À l’opposé, Nietzsche explose et s’indigne : la pitié est un fléau de
l’humanité. Comment les chrétiens osent-ils présenter la figure d’un
Dieu crucifié ? Le christianisme n’a-t-il pas conduit à l’exaltation de
l’humiliation et de la souffrance, à la destruction de l’humain, à
l’anéantissement de ses valeurs, à l’emprisonnement de l’esprit dans
la culpabilité et la peur ?
J’ai cité quelques penseurs célèbres, mais leurs propos n’ont rien
d’extraordinaire, sinon qu’ils ont su mettre en mots clairs ce que
beaucoup de leurs contemporains ruminaient de façon confuse. Ce qui
n’empêche pas Spinoza de donner de la miséricorde une définition qui
pourrait fort bien traduire le message de notre parabole :
« La miséricorde est l’amour en tant qu’il affecte l’homme de telle
sorte qu’il se réjouisse du bonheur d’autrui et s’attriste de son
malheurii. »
Avec une différence sensible qu’ici, Jésus ne parle pas de l’homme,
mais de Dieu : d’un Dieu qui ne se contente pas de se réjouir ou de
s’attrister de ce qui constitue la trame de nos vies, mais qui, en nous
envoyant son Fils, s’implique « en personne » dans notre histoire et y
agit ; qui y intervient pour briser les chaînes de la mort.
Et la « pitié de Dieu » – si vous accueillez ce mot – ou sa
compassion n’apparaît pas dans la Bible comme un élan soudain,
mais comme une disposition constante et constitutive de son être, de
sa nature. Ainsi, demander à Dieu de prendre pitié de nous – Kyrie
eleison – c’est avoir la confiante certitude qu’il s’attriste aussi bien de
nos peines qu’il se réjouit de notre bonheur. Parce que la justice de
Dieu, c’est précisément sa miséricorde. Aussi bien, le Fils nous révèle
un Père qui nous aime, et non un juge qui nous guette et soupèse.
Nous en faisons nous-mêmes quelque peu l’expérience quand nous
nous réjouissons de l’existence d’un être, car c’est alors aussi que nous
souffrons le plus de le voir s’égarer ou souffrir. Mais dans l’amour
cette tristesse est sans hargne ni haine : c’est pourquoi il vaut mieux
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une vraie tristesse – de cette sorte – qu’une fausse joie. Mieux vaut
un amour attristé qu’un impassible ou une haine joyeuse.
Mieux vaudrait, certes, un amour toujours joyeux ! c’est dire
l’amour de pure charité ! Cet amour – que nous appelons la sainteté –
est en Dieu une source inaltérable, constante, spontanée, qui n’a pas
besoin de la misère de l’autre pour naître et se manifester. La vraie
charité n’a pas besoin de rencontrer d’un pauvre en haillons pour
découvrir la compassion et pour aimer.
Nietzsche pensait que l’on vivrait mieux sans la pitié. Plus
profondément, le sombre Schopenhauer voyait dans la compassion le
ressort de la morale et le meilleur barrage au plus grand mal,
l’égoïsme.
Mais Jésus n’est pas soucieux de morale. Pour lui, l’amour libère
de la loi, non pas en l’abolissant, mais en l’inscrivant au fond des
cœurs. Jérémie l’avait déjà dit (Jér 31, 31-38), et Paul développera ce
thème avec ferveur. Saint Augustin y apportera la dernière touche,
résumant si bien l’esprit de l’Évangile : « Aime, et fais ce que tu
veuxiii. »
L’étonnante leçon de cette parabole, c’est la mise en images de
l’amour incompréhensible de Dieu, qui ne ressemble en rien aux
sentiments des humains, exprimés ici par les réactions des auditeurs,
qui sont pourtant des prêtres du Temple et des experts de la Loi.
Mais Dieu ne se tient pas où nous le cherchons : il n’est ni dans les
sanctuaires courus, ni dans les dogmes, ni dans les codes de droit
canonique ou les leçons de morale. Il est au milieu de nous… dans
l’humanité que nous sommes, une humanité trop souvent égoïste,
insensée, violente et cruelle. Mais cette humanité est la vigne très
aimée de Dieu. Il lui a donné son Fils et Il se réjouit déjà de la bonne
vendange qui s’annonce, en nous offrant de tremper nos lèvres à la
coupe de la vie éternelle.
Merci de votre écoute.
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Cicéron, Tusculanes, IV, 26 (Pléiade, Les stoïciens, p. 350).
Spinoza, Ethique, III, déf. 24 des affects.
iii St Augustin, Commentaire de la première Epître de saint Jean, Traité VII, chap. 8.
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