L’édito
Par Jean-Louis Servan-Schreiber
Réapprendre
à manger?
anger n’est peut-être plus le plaisir intense de notre vie, mais c’est bien
le plus fréquent. On ne fait pas l’amour trois fois par jour de sa
naissance à sa mort. Et quand le coup de rein se fait rare, il reste
toujours le coup de fourchette.
Nos ancêtres, pas si lointains, savaient en se réveillant le matin que leur priori
était de se nourrir, eux et les leurs. Aujourd’hui, il ne s’agit plus de trouver des
victuailles, mais d’y échapper. Elles nous guettent à tous les coins de rues, ou à
chaque rencontre. Après le « je pense donc que je suis » de Descartes, la
pensée philosophique de l’époque devient le « on est foutus, on mange trop »
de Souchon.
Et à notre culpabilité de manger trop s’ajoute maintenant celle de manger mal.
On finit par se demander si porter notre cuillère à sa bouche ne relève pas d’une
conduite à risque. Le doute plante : qu’est-ce qui est bénéfique ou nocif, sain
ou toxique, bien ou mal? De nécessité alimentaire, manger est devenu un
dilemme moral. On juge l’autre à son comportement à table « il s’est resservi
de la mousse au chocolat… » - ou à son tour de taille.
Chacun d’entre nous vit une forme d’incertitude alimentaire. On n’est plus sûrs
de rien, ni de ce qu’il faut manger pour être en bonne santé, ni des proportions,
ni même de ce qui nous fait plaisir.
Et si, par exemple, moins manger était une forme d’épicurisme? Chacun de
nous peut en effet constater que les trois ou quatre premières bouchées d’un
mets réussi sont délicieuses. Au-delà, l’intensité des saveurs s’atténue souvent.
Épicure professait que l’excès d’un plaisir pouvait mener à la souffrance.
Manger moins pourrait nous garder en bonne santé et même faire de nous des
philosophes.
Ce numéro spécial a été conçu avec la collaboration de Thierry Marx, qui, aux
commandes de la cuisine du relais château de Cordeillan-Bages (dans le
Bordelais), a été élu meilleur chef de l’année 2006. Nous espérons qu’il vous
aidera à vous y retrouver dans la vague des informations contradictoires et des
injonctions péremptoires.
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Se nourrir est à la fois un besoin et un plaisir naturels. Ce serait dommage que
nous finissions par le vivre comme un problème. Réapprenons cet art pour
mieux vivre.
1. apprendre
à manger juste
Comment concilier plaisir et santé,
sans renoncer à la gourmandise
ni céder à la tyrannie de contrôle
permanant? Manger juste, cela
signifie tout simplement retrouver
notre bon sens alimentaire
Sommaire
3
N’ayez pas peur de manger!
7
Dix conseils pour manger à sa faim… et pas
plus!
12 « A force de se priver, on finit par
manger plus »
15 Gourmandise, arrêtez de vous culpabiliser
20 Quatre exercices pour faire la paix avec vos
aliments tabous
24 Le goût, ça se cultive
28 Enfants, ados : les clés de l’équilibre
3
Chasse au gras et au sucre, obsession du diététiquement
correct, tyrannie des régimes… Au secours, face à notre
assiette, nous sommes en train de perdre la tête! Il suffirait
pourtant de quelques grammes de réflexion et de bons sens
pour retrouver facilement le chemin de l’équilibre et du plaisir.
N’ayez pas peur
de manger !
Par Gérard Apfeldorfer
omment en est-on arrivé là? Par ce « là », j’entends ce monde
d’abondance, de surabondance, et dans lequel cet excès devient
souffrance. J’entends aussi ce monde qui cherche son salut dans la
diététique, tout comme l’homme des XIX
e
et XX
e
siècles, encombré de sa
sexualité, cherchait le salut dans le rigorisme puritain. Ça ne marchait pas
vraiment, à l’époque où ce qu’on chassait par la porte se présentait à la fenêtre,
et où l’on fréquentait tout à la fois les lupanars, les confessionnaux, puis les
cabinets de psychanalystes.
Aujourd’hui, la sexualité, dépouillée de la plupart de ses interdits moraux, s’en
trouve à la fois libérée, et en même temps dépossédée d’une certaine frénésie,
de l’excitation que procure la transgression. En somme, la sexualité s’est faite
banale, ce qui ne signifie pas qu’elle soit dénuée de problèmes.
Les comportements alimentaires ont curieusement suivi le chemin inverse : ils
se sont moralisés, dramatisés, névrotisés. Il est désormais devenu très
compliqué de manger et on est toujours pris du sentiment, quoi qu’on fasse,
qu’on fait mal. Quand on mange, c’est déjà trop ; ou bien ce n’est pas assez
diététique, pas assez équilibré ; ou encore, c’est trop industriel, trop pollué, trop
trafiqué, pas assez pur, pas assez naturel. Et quand on vous dit qu’en plus il
faut que ce soit bon, un régal pour les papilles, que ce soit convivial, que ce
qu’on mange ait du sens, nous fortifie dans notre être, on ne fait qu’augmenter
le niveau d’exigence, qu’ajouter à la difficulté de manger.
Si bien qu’au lieu de s’efforcer de manger au mieux, simplement, sans chichis,
on essaie d’éviter de penser à cette chose bien trop compliquée, ce problème à
résoudre qui s’apparente à la quadrature du cercle : on avale alors à la va-vite
n’importe quoi, pour ne pas avoir à prendre conscience qu’on est coupable,
forcément coupable.
Les puritains du sexe perdent chaque jour du terrain, face aux orthorexiques,
ceux qui veulent manger droit, et qui ruminent leurs fautes alimentaires passées
et future au-delà de trois heures par jour.
C
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Du coup, voilà nos curées, nos père la Pudeur qui se voient supplantés par des
hordes de nutritionnistes et de diététiciens professionnels ou amateurs,
d’hygiénistes de tout poil, voire des politiciens et mal de pouvoir, qui tous,
s’efforcent d’occuper le rôle de directeurs de conscience.
Et que dire des cuisiniers ennoblis, des artistes de métiers de bouche, de
chantres télévisuels du bien manger? De quel côté sont-ils? De celui de la
bonne re Nature, nous serinant que ce qui est bon au goût est bon pour le
corps?
V
OUS ÊTES NATURELLEMENT CAPABLES DE MANGER JUSTE
Perdus comme nous le sommes, je vous propose de revenir à des questions de
base. Par exemple : à quoi cela sert-il de manger? Ou encore : sommes-nous
capables, par nature, de réguler nos prises alimentaires ou bien devons-nous
faire un effort conscient pour cela?
Attaquons-nous tout d’abord à cette question d’une fausse simplicité, la nature
des besoins que l’acte de manger est censé satisfaire. Pour le comprendre, il
convient de faire la synthèse des dernières avancées de la physiologie de
l’alimentation et des sciences humaines.
On mange en premier lieu pour satisfaire ses besoins énergétiques. Fait-on de
l’exercice, un travail de force, vit-on dans le froid, n’a-t-on pas mangé depuis
longtemps? Ou bien au contraire vit-on dans un cocon, toujours assis ou
couché, sans se priver? À l’évidence, on ne ressentira pas la faim et le
rassasiement de la même façon.
Certains de nos appétits sont spécifiques : on a parfois, par exemple, faim de
protéines, ou bien faim de zinc, ou bien faim de vitamine B. Pour satisfaire ces
appétits-là, il n’est nul besoin de connaître la diététique, puisque les rats et les
petits enfants d’hommes y parviennent sans se poser de question. Sans savoir
pour quelle raison, on a envie de tel ou tel aliment déjà mangé dans le passé,
on sent que c’est cela qu’il nous faut, là, maintenant. On en mange, on en est
contenté.
Nourrir le corps au mieux est loin d’être la seule fonction de l’acte alimentaire.
Tout d’abord, c’est à partir de l’acte alimentaire, qui leur sert d’étayage, que se
développent les premières relations affectives. On comprend que manger sur
un mode convivial, ensemble, soit un aspect indispensable des liens sociaux.
On mange par amitié, par amour, pour faire des affaires. Et comme nous
sommes bien faits, cette empathie qui naît du partage facilite notre régulation
alimentaire : voyant l’autre manger ce que nous mangeons, nous sommes
ramenés à nos sensations alimentaires. Nous avons donc impérativement
besoin, pour aller bien, de partager, ainsi que de disposer d’un temps suffisant,
d’un cadre rassurant et agréable.
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Nous avons aussi besoin de consommer des représentations, qui nous
confortent dans notre être, ou bien qui nous font découvrir d’autres semblables
différant de nous par tel ou tel aspect. En déclarant comestibles certains
aliments rituellement préparés et consommés d’une certaine façon, dans un
certain ordre, nous nous définissions. Nous devenons un peu plus musulmans,
juifs ou bouddhistes, ou bien Français ou Allemands, Auvergnats ou Bretons,
végétariens ou carnivores. Assurés de notre être, nous pouvons aussi voyager
dans nos assiettes, partir à la découverte de l’Italie savoureuse, de l’esprit
nippon, de la Chine éternelle.
Enfin, lorsque tout va mal, quand le stress nous domine, nous cherchons refuge
dans la nourriture. Des aliments riches, bien gras et sucrés, voilà ce qu’il nous
faut. Un bon repas pris avec des amis chers, ou une petite gâterie en douce
nous apaisent, nous font retrouver nos marques. Où est le mal quand cela nous
fait du bien?
O
SEZ SATISFAIRE TOUS VOS BESOINS
Parvenus à ce point, il nous faut attaquer notre seconde question : comment
faire pour réguler ce bazar? Nous voilà avec toutes sortes de besoins, qui se
situent à des niveaux hiérarchiques fondamentalement différents, mais qui sont
tous indispensables à notre survie et à notre épanouissement harmonieux. Nous
avons des besoins énergétiques, des besoins en nutriments et en
micronutriments, nous avons faim de représentations, faim des autres, et nous
ressentons parfois le besoin d’utiliser nos comportements alimentaires pour
lutter contre des stresses, des pensées et des états émotionnels malvenus.
Nous voilà donc aux prises avec la complexité du monde, notre propre
complexité. Nous y faisons face de la façon habituelle, comme le font tous les
êtres biologiques pour tout ce qui relève de la complexité (et y a-t-il vraiment
des choses qui n’en relèvent pas?). Nous utilisons la thode du bricolage
permanent.
Nous satisfaisons en premier lieu les besoins les plus criants. S’agit-il par
exemple d’un besoin pressant d’amitié et de chaleur humaine? Pourquoi ne pas
susciter une petite fête entre amis, où nous mangerons et boirons d’abondance?
Bien sûr, ce repas, qui nous nourrira d’émotions tendres, engendrera des
déséquilibres a d’autres niveaux. On boira trop d’alcool, on mangera une
nourriture trop riche en trop grande quantité. Mais qu’importe, puisque le
lendemain matin ou le surlendemain, son appétit diminué d’autant, la régulation
des besoins énergétiques prendra le dessus? On n’aura pas faim, ou alors pour
des choses légères, rafraîchissantes, par exemple un peu de verdure, quelques
bouchées de ceci ou cela. Sans qu’on s’en occupe rationnellement, simplement
en suivant ses appétits, l’équilibre naturel se rétablira de lui-même à l’échelle de
la semaine.
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