1†ıFUJIMORI 103-114

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Lorsque les couloirs scéniques déconstruisent le récit
de Les Yeux bleus cheveux noirs
Yoko FUJIMORI
C’est en 1956 que Duras est entrée dans le champ dramatique. À la demande d’un metteur
en scène, Claude Martin, elle a réécrit son roman le Square (1955) pour une mise en scène théâtrale.
Or, cette réécriture s’est limitée à quelques modifications, puisque c’est un roman dialogique où
règne la parole de deux personnages. Cette expérience a permis à l’auteure de publier plusieurs textes
dramatiques, à savoir Les Viaducs de la Seine-et-Oise (1960), La Musica (1965), et L’Eden cinéma
(1977). Son travail dramatique s'est poursuivi dans plusieurs œuvres postérieures. Parallèlement à
l'écriture dramatique, elle n'a pas abandonné la production romanesque. En se déplaçant dans les
différents modes d’écriture, Duras a éclaté les limites définitoires des genres et a abouti à une écriture
intergénérique en ce sens où son écriture comporte tout autant les caractères théâtraux formels, à
savoir le dialogue, la didascalie, et ceux du roman c’est-à-dire une narration. Il faut remonter à son
premier texte dramatique, le Square, afin de savoir l’origine de cet intergénéricité, car Duras était
déjà consciente de cette fusion générique dès son premier texte dramatique, comme en témoigne son
propos au sujet de ce livre : « Ai-je voulu faire une pièce en écrivant le Square ? Non, je n’ai voulu
faire ni une pièce de théâtre, ni à vrai dire, un roman. Si « roman » figure sous le titre du livre, c’est
par étourderie de ma part, j’ai oublié de le signaler à l’éditeur(1) ». Duras a volontairement brouillé le
statut générique de son texte. Cette tendance à mélanger les différents genres a participé du
parachèvement de son style particulier. C’est le cas de Savannah Bay où, malgré une forme respectant
les normes traditionnelles du théâtre, dans les didascalies apparaît le « je » qui donne son point de vue
subjectif comme le fait le narrateur dans le roman. La séparation de ces différences textuelles devient
de plus en plus confuse et il est difficile d’y repérer les marques de chaque genre. Il ne serait plus
intéressant de focaliser uniquement sur l’écriture intergénérique mais sur la fusion des deux arts ;
celle du spectacle et celle de la parole(2). Il en va de même dans Les Yeux bleus cheveux noirs publié
en 1986, où, cette fois-ci Duras a inséré cette représentation fusionnelle au sein même d’un texte qui
figure dans sa bibliographie sous la mention générique « roman ». Cette insertion de l’art du spectacle
recourt aux passages appelés par l’auteure les couloirs scéniques. Ces passages du texte qui se
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détachent du corps de l’œuvre, où est racontée l’histoire principale par un léger décalage sur la droite.
En dehors du texte où les personnages principaux sont un homme et une femme, les acteurs y sont
mis en place pour la version théâtrale de ce récit premier.
Ces données nous conduisent à nous demander dans quelle mesure Duras insère un autre
genre, « théâtre » qui est un art du spectacle et de la parole à l'intérieur d’un roman et quelle est la
fonction assignée aux passages dits couloirs scéniques. Il convient donc, dans un premier temps, de
reconstituer, à travers les couloirs scéniques, la mise en scène prévue dans le texte, et d’envisager les
traits saillants de cette opération. Dans un deuxième temps, nous tenterons d’analyser l’irruption de la
dimension dramatique dans le corps de ce texte.
La mise en scène dans les Yeux bleus cheveux noirs
Avant de commencer à voir de plus près les passages du couloir scénique, il est judicieux
d’évoquer la relation intertextuelle qu'entretient Les Yeux bleus cheveux noirs avec son texte antérieur
intitulé la Maladie de la mort (1982), afin de pouvoir saisir le projet de l’auteure. Lorsque Duras a
entamé la réécriture de ce dernier pour une adaptation théâtrale, elle a entrepris de modifier son texte
antérieur où à la fin du récit, elle avait déjà donné quelques indications scéniques en vue d’illustrer sa
version dramatique(3). Or, cette réécriture consistera à faire un triage plutôt qu’un ajout. D'un point de
vue formel, elle a trié les passages de ce récit qui était déjà comme une pièce de théâtre(4). Ceci
semble expliquer chez elle à quel point la mise en scène virtuelle est importante dans son texte
homogène en termes de généricité.
Luc Bondy m’avait demandé une mise en scène de la Maladie de la mort pour la Schaubühne de Berlin.
J’avais accepté, mais je lui avais dit qu’il fallait que j’en passe par une adaptation théâtrale, que je fasse
un tri dans le texte, qu’il pouvait être lu, mais non joué. J’ai fait cette adaptation. […] Tous les couloirs
scéniques, dix ou douze, étaient en place(5).
La continuité diégétique de ces deux ouvrages est ici évidente en ce sens où un homme et
une femme enfermés dans une chambre, tentent de s’aimer pendant les quelques nuits payées par
l'homme. Cette continuité est maintenue malgré quelques différences dans les situations historiques et
le contenu du dialogue comme en témoigne la citation. Le noyau historique demeure tel quel dans les
deux textes. Par ailleurs, au cours de la récriture pour l’adaptation théâtrale de La Maladie de la mort
où sont mis en place les couloirs scéniques, la relation générique des deux textes reste ambiguë d’un
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point de vue formel. Ni le corps du texte, ni les passages des couloirs scéniques ne sont à proprement
parler théâtraux puisque leur fonction est indéterminée. Autrement dit, au lieu d’en assurer
logiquement la représentation scénique, ces passages l’annulent comme le souligne Duras dans un
entretien accordé à Gilles Costaz où elle clarifie le rôle conféré auxdits passages :
Maintenant que j’ai écrit les Yeux bleus cheveux noirs, avec ces couloirs scéniques, pourquoi le faire au
théâtre ? Je l’ai donné au théâtre et je l’ai rendu impossible à jouer au théâtre. […] Parce que dans une
pièce de théâtre, je ne serais pas allée aux mêmes endroits que là. C’est toujours raccourci une pièce, par
rapport au texte ; le dialogue, quand-même, est là, mais je crois qu’ici, ce n’est pas assez. Il y a le vide
où je reste très longtemps, très souvent, la marée qui vient, la lumière, le passage des gens… Une scène
de théâtre, c’est trop petit pour contenir ça. Le livre non. Et, au théâtre, le décor est loin de ce qui se
passe entre les gens, il est séparé, sauf dans Tchekhov(6).
Ainsi, Duras distancie la mise en scène parce qu’elle l’a déjà convoquée dans les couloirs
scéniques. Les outils qui sont censés marquer la représentation scénique de la Maladie de la mort,
dépassent ce que le théâtre pourrait représenter. Ce qui importe à l’auteure ici ne semble pas être une
mise en scène réelle mais les processus mêmes qui régissent la mise en scène. Il serait alors
primordial de considérer ce roman dans cette optique-là dans la mesure où les couloirs scéniques ont
tendance à dérouler en scène l’histoire entière racontée dans le corps du texte.
Toutefois, si nous nous penchons sur les parties couloirs scéniques du texte, nous
découvrons qu’ils tiennent lieu d’indications opérationnelles pour la mise en scène. Et ils permettent
par conséquent à Duras de détourner le texte initial vers une forme hybride. Le décor prévu dans le
premier couloir scénique est celui mis en lumière dans l’incipit du récit premier qui est celui raconté
dans le corps du texte, et fait écho à celui du texte et réciproquement. Nous allons essayer de voir de
plus près ce décor dupliqué à trois reprises dans l’œuvre, deux fois dans le corps du texte et une fois
dans les couloirs scéniques.
Le noir serait fait dans la salle, la pièce commencerait.
La scène, dirait l’acteur. Elle serait une manière de salle de réception, sévèrement meublée de meubles
anglais, confortables, très lumineux, en acajou sombre. Il y aurait des chaises, des tables, quelques
fauteuils(7).
Après avoir raconté la rencontre entre l’homme et la femme du récit premier dans le hall de
l’hôtel, puis dans le bar de la ville, ce passage du couloir scénique survient comme une irruption de
théâtralité dans la diégèse qui conserve jusqu'ici une tonalité romanesque. Cette irruption nous
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renvoie à l’incipit du roman qui s’ouvre sur le hall de l’hôtel des Roches : « Pas un souffle de vent. Et
déjà, étalé devant la ville, baies et vitres ouvertes, entre la nuit rouge du couchant et la pénombre du
parc, le hall de l’hôtel des Roches(8) », comme la scène, « elle serait une manière de salle de
réception » citée plus haut le confirme. Cette coïncidence entre la diégèse et la représentation
scénique est présentée de façon à ce que le lecteur devienne témoin d'un travail de mise en scène.
Succède à cette ouverture, le passage où l’acteur annonce le commencement de la version théâtrale.
Dans ce premier couloir scénique l’auteure, l’instance narratoriale augurale ou bien le metteur en scène
signale que « la description du décor, […] devrait être lue par les acteurs à égalité de ton avec le récit
de l’histoire(9) »; il s’agit là clairement d’un mécanisme de mise en scène. C’est ce que dit Duras dans
l’interview mentionée antérieurement en donnant une réponse affirmative à la question de son
interlocuteur : « ces passages ne sont-ils pas une façon de faire par l’écriture une mise en scène que
vous ne ferez pas au théâtre? (10) ».
Toutefois, comme nous l’avons démontré, la relation entre le texte et les couloirs scéniques
ne devrait pas se limiter à une simple relation comme entre la réplique et la didascalie. Ce décor qui
paraît correspondre à celui de l’incipit « l’hôtel des Roches » est repris encore une fois dans le corps
du texte lorsque l’homme revient au lieu de la première rencontre. Mais cette fois-ci c’est avec plus
de précisions; notamment avec des reprises lexicales contenues déjà dans le couloir scénique dont
nous avons parlé :
Le hall est fermé de toutes parts. Les meubles sont anglais. Des fauteuils, des tables d’acajou sombre. Il
y a beaucoup de fleurs remisées dans ce calme à l’abri du bruit et du vent. Il imagine bien l’odeur des
fleurs enfermées, celle d’une chaleur solaire maintenant prise au froid. Derrière les vitres des baies, dans
le même silence, le ciel en mouvement, la mer(11). (les mots sont soulignés par le citant)
La reprise des mêmes termes du passage du couloir scénique tels que « les meubles
anglais », « des fauteuils, des tables » et « acajou sombre », et « les vitres de baies » tiré de l’incipit
pourrait occasionner l’emmêlement générique. Ce lieu pourrait devenir celui de la diégèse et de la
scène théâtrale. Du point de vue de l’écriture intergénérique, l’incipit in medias res de ce roman et
son écriture scindée par les mots renvoie immanquablement à l’écriture didascalique qui fixe
partiellement les conditions de l’énonciation du dialogue dans la terminologie traditionnelle(12), alors
que nous sommes dans une écriture romanesque comme l’indique le genre du texte. Cela contribue à
renforcer cette idée du quiproquo. Ces effets de la confusion nés de la technique du ressassement
permettent à Duras de mêler l’espace théâtral et celui du roman et de faire croire que « le récit entier
est mis en scène ».
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C’est pourquoi les héros du récit premier sont aussi présents en tant que tels sur la scène.
Aucun acteur ne joue son rôle mais il est une entité présente sur le plateau du théâtre.
Les deux héros de l’histoire occuperaient la place centrale de la scène près de la rampe. Il ferait toujours
une lumière indécise, sauf à cet endroit du lieu des héros où la lumière serait violente et égale. Autour,
les formes vêtues de blanc qui tournent(13). (les mots sont soulignés par le citant)
Dans ce passage extrait du couloir scénique, les protagonistes du récit premier sont
convoqués dans la représentation scénique sous le nom de « deux héros de l’histoire » auxquels est
attribuée « la place centrale de la scène près de la rampe ». Ils viennent là tenir leur rôle et seraient
ainsi également les personnages principaux de la représentation scénique. Les personnages vont et
viennent entre l’espace romanesque et la scène dramatique et cohabitent avec ceux de l’espace
scénique qui sont « les formes vêtues de blanc » sur scène.
Ils sont des acteurs qui viendraient rappeler aux spectateurs virtuels et à l’homme de cette
histoire l’importance d’ « un jeune étranger aux yeux bleus cheveux noirs(14) » disparu dès l’ouverture
de ce roman. Duras a privilégié de mettre en scène ce personnage éponyme absent au présent de
l’indicatif qui commande l’histoire de l’homme et la femme. Il est une figure-relais indispensable car
elle relie les deux pôles dans le roman. Si « les formes vêtues de blanc » sont des répliques du
personnage éponyme, ils sont là pour illustrer la scène et non pas prendre la place centrale. Le jeu des
acteurs se limite à tourner autour des héros de l’histoire, et à lire leur histoire à voix haute comme en
témoigne le propos suivant.
Un acteur qui lit un livre tout haut comme il le ferait dans Les Yeux bleus cheveux noirs avec rien à faire
d’autre, rien que garder l’immobilité, rien qu’à porter le texte hors du livre par la voix seule, sans les
gesticulations pour faire croire au drame du corps souffrant à cause des paroles dites alors que le drame
tout entier est dans les paroles et que le corps ne bronche pas(15).
D’après cette citation qui décrit le jeu des acteurs sur la scène, ils restent immobiles et
profèrent le texte pour le rendre palpable au spectateur. Duras leur interdit de laisser voir les
expressions émotionnelles contenues dans leur discours. Ici il s’agit plus de la lecture que du jeu
dramatique. C’est ce que M. Engelberts appelle la fusion des deux arts, celui du spectacle et celui de
la parole.
Nous retrouverons également ces indications opérationnelles dans le couloir scénique de Les
Yeux bleus cheveux noirs. La lecture de l’histoire sur l’homme et la femme racontée dans le corps du
texte tient lieu de jeu théâtral.
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Des événements qui seraient survenus entre l’homme et la femme, rien ne serait montré, rien ne serait
joué. La lecture du livre se proposerait donc comme le théâtre de l’histoire(16).
Si ces mentions se manifestent dans le couloir scénique, c’est parce que la fusion de
différents arts dans un texte écrit contamine la structure même du livre. L’acteur qui est le narrateur
de la version théâtrale pénètre dans la diégèse première racontée dans le corps du texte. Cela nous
amène à réfléchir sur les rôles des deux narrateurs ; le narrateur du roman et celui de la version
théâtrale.
Les « voix rapportées(17) » : le système de la narration
Cette insertion de la scène dramatique contenant un trait théâtral et romanesque dans le texte
qualifié de roman, donne naissance aux caractéristiques formelles propres à Les Yeux bleus cheveux
noirs. La femme de l’histoire affirme : « je suis un écrivain(18) », puis « je suis une comédienne(19) »,
elle s’attribue une double fonction en prenant en charge deux rôles. Ainsi elle signe une tension
parallèle et inverse entre le roman et le théâtre(20).
Toutefois si nous voyons de plus près l’écriture du corps du texte, nous ne pouvons qu’être
frappés par la coprésence de caractères romanesques. Dans le corps du texte, l’écriture est davantage
romanesque que dramatique. C’est parce que la parole des personnages est toujours marquée par les
formules incises « elle dit » ou « elle dit que » à la différence du texte théâtral où les répliques des
personnages annoncées en amorce par les noms sont insérées directement.
Elle dit :
—— C’est une chose terrible. Jamais je n’aurais cru avant de vous connaître.
Il demande si c’est aussi terrible que de ne pas croire en Dieu(21).
Ce type de discours direct et indirect s’alternent tout au long du roman. Les énoncés du
protagoniste ne sont jamais directs contrairement aux autres textes romanesques de Duras où le
discours est marqué par des tirets en tête. Sauf dans le cas du discours indirect libre où le narrateur dit
que : « elle lui dit de venir. Venez. Elle dit que c’est un velours(22) », qui nous donne accès directement
à leur voix. Seuls ces cas attestent de la voix du personnage dans ce texte. Mais malgré ce type du
discours qui permet au narrateur de faire entendre à son lecteur l’énoncé direct du personnage, il
présuppose obligatoirement l’instance narrative première qui impose son système énonciatif.
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Cette instance narrative est, à première vue, hétérodiégétique, racontant leur histoire à la
troisième personne à l’extérieur du récit. Il connaît des événements qui vont advenir plus tard par
rapport au présent d’énonciation narratoriale comme en témoigne l’emploi du futur de l’indicatif dans
la citation suivante : « Quand elle sera endormie de nouveau, tard dans la nuit, il fera : La soie noire
aura glissé et son visage nu sous la lumière. Il touchera ses lèvres avec ses doigts, celles de son sexe
aussi ; il embrassera les yeux fermés, le bleu que fuit sous ses doigts(23) ». Au sein de la narration qui
se déroule au présent la plupart du temps, le narrateur montre sa puissance narrative aux yeux du
lecteur. C’est sous le masque de l’opacité du pronom personnel indéfini « on » qu’apparaît cette
instance. Prenons un exemple :
On ne sait pas qui a crié ce mot qu’on ne connaissait pas sauf en ceci qu’on croyait avoir entendu qu’il
venait des ténèbres de l’hôtel, des couloirs, des chambres(24).
Ce passage extrait du corps du texte fait remarquer la présence du narrateur premier de ce
roman au niveau textuel. Le narrateur parle du cri qui a eu lieu dans « le hall de l’hôtel des Roches » à
l’incipit. Cette « voix qui crie est si claire et si haute que les gens s’arrêtent de parler et attendent
comme une explication qui ne viendra pas(25) ». Puisque tous ceux qui sont dans le hall l’entendent, ce
« on » où se cache et s’entrevoit le narrateur brouille les pistes du discours en donnant son point de
vue subjectif. La présence de ceci y inclut les autres presonnages de ce récit, l’auteure, le lecteur, et
peut-être le spectateur et l’acteur. Car l’acteur est celui qui profère l’histoire entre l’homme et la
femme sur la scène virtuelle.
En employant la formule presque à l’identique que celle de l’instance première; il prend luimême en charge sa parole dans le couloir scénique précédemment cité.
On ne saurait pas, dirait un acteur, pour les héros de l’histoire, qui ils sont ni pourquoi(26).
Celui qui prendrait la formule « on ne saurait pas », comme le démontre la citation, est
l’acteur qui serait le narrateur sur la scène. Comme l’énonciateur de cette phrase est indiqué par une
formule incise « dirait un acteur », ce pronom personnel indéfini « on » comprend l’acteur, le
spectateur virtuel, le lecteur, ainsi que l’instance première. Car, puisque le couloir scénique fait partie
de ce livre portant le genre « roman », il faut présupposer celui qui raconte l’histoire derrière lui. Or,
comme ces passages dits couloirs scéniques, séparés du corps du texte, semblent une partie
didascalique, nous avons tendance à nous méprendre sur l’acteur qui prend le rôle du narrateur
premier dans cette partie textuelle. Autrement dit, l’écriture intergénérique formelle produit cette
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confusion structurelle. De plus, les indications opérationnelles dramatiques telles que « la lecture du
livre se proposerait donc comme le théâtre de l’histoire(27) », « la description du décor, devrait être lue
par les acteurs », qui insiste que l’énonciateur de cet espace dramatique est l’acteur, concourent à
renforcer cet effet de brouillage de l’instance énonciative.
Cet acteur qui semble diriger la représentation théâtrale intervient même dans le corps du
texte comme en témoigne la citation suivante.
Elle dormirait, dit l’acteur. Elle aurait l’air de le faire, de dormir. Elle est au centre de la chambre vide,
sur les draps blancs étalés à même le sol(28).
L’acteur vient cette fois-ci interrompre la prédominance romanesque dans le corps du texte
pour donner un ton dramatique. Le narrateur feint de lui céder son rôle d’énonciateur premier. Et une
page plus tard l’instance narrative première vient reprendre ce rôle, en disant : « Elle dort. Elle a l’air
de le faire. On ne sait pas(29) ». Cette instance première fait une remarque presque identique à celle de
l’acteur. Nous avons l’impression que le narrateur est indéterminé, il apparaît conjointement comme
narrateur hétérodiégétique et homodiégétique au sein même du corps du texte. Non seulement cette
alternance relève du domaine théâtral dans les couloirs scéniques mais aussi de celui de la littérature
dans le corps du texte où le narrateur hétérodiétique semble régner. Cet emmêlement narratif
contamine l’œuvre entière. Voici un autre exemple qui illustre cette idée.
Si elle parlait, dit l’acteur, elle dirait : Si notre histoire se jouait au théâtre, tout à coup un acteur
viendrait au bord de la rivière, de la lumière, très près de vous et de moi qui suis à côté de vous. Mais il
ne regarderait que vous seul. Et ne parlait que pour vous seul(30).
Comme le fait discrètement l’instance narrative première de ce roman, l’acteur prend la
parole du personnage « elle » mais concrètement. Il enchâsse la parole du personnage « elle » dans
son propre propos. Cet enchâssement ou plutôt mise en abyme est une technique dite « discours
rapporté » que Duras a tenté dans sa pièce Svannah Bay. Cela permettra à l’auteure de faire raconter
sur la scène l’histoire du passé c’est-à-dire l’histoire du temps qui n’appartient pas au présent de la
scène en faisant dire aux personnages les formules incises comme « elle dit ». Grâce à cette
technique, elle a réussi à mettre en scène l’histoire de la voix qui se détache du corps de l’acteur, et à
conférer à cette histoire un caractère légendaire. Il semble en aller de même dans les Yeux bleus
cheveux noirs. Elle voudrait peut-être donner du caractère à cette histoire. Elle recourt cette fois-ci à
la puissance théâtrale afin de donner à son texte écrit la sonorité. Car, dans le passage du couloir
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scénique cité plus haut, l’acteur fait comme s’il était un vrai narrateur. Sa parole n’est pas au
conditionnel mais au présent indicatif qui assure l’acte de l’énonciation de celui-ci en tant que fait
réel, comme le montre la citation précédente du passage du corps du texte où « elle dormirait, dit
l’acteur ».
Ce va et vient du présent et du conditionnel existe dans ce roman dès l’ouverture.
Une soirée d’été, dit l’acteur, serait au cœur de l’histoire. […]
A l’intérieur, des femmes avec des enfants, elles parlent de la soirée d’été, c’est si rare, trois ou quatre
fois dans la saison peut-être, et encore, pas chaque année, qu’il faut en profiter avant de mourir, parce
qu’on ne sait pas si Dieu fera qu’on en ait encore à vivre d’aussi belles(31).
C’est l’acteur qui prononce la première phrase de l'œuvre. Il dit que « une soirée d’été serait
au cœur de l’histoire » en y employant un verbe au conditionnel. Rien n’est survenu à part son acte
d’énonciation qui entame l’histoire, car le mode conditionnel indiquant le fait potentiel ou le fait
irréel du présent est dans le contenu de son énoncé, alors que son acte d'énonciation est au présent. Il
serait impossible de savoir quand est-ce que l’histoire de l’homme et la femme commence ou si cellelà a commencé au niveau de l’instance première. Sans avoir l’ancrage temporel réel, l’histoire devient
flottante. Seule la lecture de l’acteur résonnerait dans l’espace fictionnel de ce roman. Il ne faut pas
oublier non plus que c'est l’instance première qui dit que l’acteur dirait qu’« une soirée d’été serait au
cœur de l’histoire ». Cependant, le pacte de la narration demeure confus à cause de l’écriture
intergénérique et aux procédés des couloirs scéniques que nous avons analysés jusque-là. Et
l’instance première laisserait sa place à l’acteur.
Il serait particulièrement intéressant de voir dans cette optique-là, l’excipit de ce texte, car
l’histoire se clôture par l’énonciation de l’acteur qui décrit l’histoire rétrospectivement.
La dernière nuit, annonce l’acteur. […]
Une dernière phrase, dit l’acteur, aurait peut-être été dite avant le silence. […]
Au fond du théâtre, dit l’acteur, il y aurait eu un mur de couleur bleue. Ce mur fermait la scène. […] À
l’origine, il se serait agit d’un fort allemand abandonné. […]
L’acteur dit que ç’avait été autour de l’idée de ce mur et de la mer que le théâtre avait été construit, afin
que la rumeur de la mer, proche ou lointaine, soit toujours présente dans le théâtre. […] Quand les
tempête étaient fortes, certaines nuits, on entendait clairement l’assaut des vagues contre le mur de la
chambre et leur déferlement à travers les paroles(32). (les mots sont soulignés par le citant)
Les phrases de l’énonciation de l’acteur sont palpables à savoir « la dernière nuit, annonce
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l’acteur », « une dernière phrase, dit l’acteur, aurait été peut-être dite avant le silence », « Au fond du
théâtre, dit l’acteur, il y aurait eu un mur de couleur bleue », elles accentuent le rythme de l’histoire et
contrôlent sa clôture. Puisque c’est un passage du couloir scénique où règne fortement une puissance
narrative de la part de l’acteur, la formule incise « l’acteur dit que » devient une marque de l’instance
narrative première qui donne le sentiment de céder son rôle de la narration. Du point de vue de
l’écriture intergénérique, l’histoire racontée dans ce passage-là est plus romanesque que théâtrale en
ce sens où les verbes sont employés aux temps du passé, celui de l’imparfait et du plus-que-parfait
qui sont des purs temps narratifs. Seule la voix de la lecture de l’acteur dans un ton fortement narratif
résonne dans cet espace doublement fictif. Fictif dans la mesure où c’est un espace scénique enchassé
dans la fiction même du livre. Les deux mondes fictionnels se rejoingnent là. Ce serait ce qui s'est
passé tout au long du livre. Ainsi l’espace fictionnel de Les Yeux bleus cheveux noirs est entièrement
recouvert par la voix qui fait entendre l’histoire à son lecteur.
*
Comme nous l’avons vu, nous sommes face à un livre dont le genre est extrêmement
brouillé. Le lecteur y rencontre la mise en scène de la pièce durassienne qui est une fusion de deux
arts : celui de la parole et celui du spectacle comme le dit Engelberts.
Toutefois, ce qui se passe dans Les Yeux bleus cheveux noirs est une tentative de mettre cette
fusion artistique au sein même d’un texte littéraire qui relève de l’art de la parole. Pour aboutir à cet
objectif, l’auteure recourt avant tout aux passages dits couloirs scéniques qui lui permettent de donner
une tonalité dramatique à son œuvre romanesque. Là où un acteur donne la lecture de l’histoire
première qui est celle de l’homme et de la femme. L’instance narrative première se confond au fur et
à mesure avec l’acteur de cette scène dramatique à tel point que la voix de la lecture devient la
diégèse même de ce roman. Ces passages des couloirs scéniques tiennent lieu d'éléments constitutifs
de « la chambre d’écho(33) » où « les voix, passant par cet espace, devraient arriver au spectateur avec
la même portée que ‘sa voix de lecture intérieure’(34) ». Car les acteurs de même que l’homme et la
femme de l’histoire première qui sont mis en scène dans ces passages-là, sont dépourvus de la parole
et un acteur-narrateur se substitue à eux en lisant leurs répliques. Si Les Yeux bleus et cheveux noirs
est un roman où seul l’acte de l’énonciation est assuré en tant que diégèse, la scène décrite dans ce
passage-là devient un espace où résonnent toutes les paroles de ce texte. Duras fait de la voix de
l’acteur à la fois une voix auditive et visuelle puisque c’est un texte écrit dont la représentation
scénique est interdite par l’auteure même(35). C’est à ce niveau là où la vraie fusion des arts se produit.
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Une lecture à voix haute est mise en équivalence à la lecture silencieuse. Du point de vue du genre,
l’intention de l’auteur-metteur en scène est accomplie dans Les Yeux bleus cheveux noirs, puisque
Duras ne publie pas la pièce dramatique en tant que telle. « Elle est [Je suis] redevenue un écrivain de
romans(36) » qui comporte tous les genres, à savoir « texte théâtre film(37) ». Ainsi, son écriture passée
par l’intergénéricité devient une écriture transgénérique.
Nous en arrivons à nous demander si ce travail sur et à travers l'intergénéricité ne donne pas
lieu à une forme de littérature qui englobe différents genres à la fois et qui pourrait ainsi paraître
inclassable. Si l'entreprise de Marguerite Duras est donc volontaire et au regard de ce que nous avons
disséqué dans Les Yeux bleus cheveux noirs, quelle est désormais la limite distinctive des genres
littéraires dans cette œuvre singulière?
Notes
(1) Entretien avec Claude Sarraute, Le Monde, 18 septembre 1956.
(2) « Le théâtre transforme en théâtre lu, se rapprochant ainsi de la littérature pour aboutir à une fusion de
l’art du spectacle et de l’art de la parole » : Matthijs Engelberts, Défis du récit scénique Forme et enjeux
du mode narratif dans le théâtre de Beckett et de Duras, Dorz, 2001, p. 268.
(3) « La maladie de la mort pourrait être représentée au théâtre » : Marguerite Duras, La Maladie de la
mort, Minuit, 1982, p. 59. Duras y explique quelques aspects scéniques, en s’appuyant sur l’importance
de la lecture au sein de la représentation.
(4) Il faut envisager d’autres raisons diégétiques comme en témoigne les faits racontés dans le texte
ultérieur. Dans ce texte, entre l’homme et la femme rien ne se passe, contrairement à la Maladie de la
mort.
(5) Id., La Pute de la côte normande, Minuit, 1986, p. 7.
(6) Le Matin, 14, novembre 1986, p. 25.
(7) Marguerite Duras, Les Yeux bleus cheveux noirs, Minuit, 1986, p. 21.
(8) Ibid., p. 9.
(9) Ibid., p. 22.
(10) Le Matin, op. cit., p. 25.
(11) Marguerite Duras, Les Yeux bleus cheveux noirs, op. cit., p. 136.
(12) « Pas un souffle de vent. Et déjà, étalé devant la ville, baies et vitres ouvertes, entre la nuit rouge du
couchant et la pénombre du parc, le hall de l’hôtel des Roches. » : Ibid., p. 9.
(13) Ibid., p. 50. Cf. « Les acteurs quitteraient le centre de la scène et ils regagneraient le fond de celle-ci,
là où il y aurait les tables, les chaises, les fauteuils, les fleurs, les cigarettes, les carafes d’eau. D’abord
ils resteraient là, à ne rien faire, ils fermeraient les yeux, la tête renversée sur le dossier de leur fauteuil,
ou ils fumeraient, ou ils feraient des exercices respiratoires, ou ils boiraient un verre d’eau. Après s’être
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recouverts le corps d’un vêtement, les deux héros resteraient immobiles et silencieux de même que les
acteurs » : Ibid., pp. 112-113. Dans cette citation aussi, les acteurs et les héros d’histoire cohabitent sur
la scène dans le passage du couloirs scéniques.
(14) « il est grand comme elle, comme elle il est en blanc » : Ibid., p. 11.
(15) Id., « Le théâtre », La Vie matérielle, P.O.L., 1987, coll. « Folio », 1994, p. 17.
(16) Id., Les Yeux bleus cheveux noirs. op. cit., p. 38.
(17) Id., « Le théâtre », La Vie matérielle, op. cit., p. 17. Duras parle de ces « voix rapportées » à propos de
Savannah Bay, un texte théâtral publié en 1982 où les personnages parlent d’une histoire légendaire.
Dans cette scène, les voix de cette histoire antérieure sont rapportées dans les répliques des personnages
qui disent « elle dit ».
(18) Id., Les Yeux bleus cheveux noirs, op. cit., p. 39
(19) Ibid., p. 16.
(20) « Elle dit qu’un jour elle fera un livre sur la chambre » : Ibid., p. 40. « Si notre histoire se jouait au
théâtre » : Ibid., p. 110.
(21) Ibid., p. 31.
(22) Ibid., p. 51.
(23) Ibid., p. 68.
(24) Ibid., p. 12.
(25) Ibid., p. 11.
(26) Ibid., p. 61.
(27) Ibid., p. 38.
(28) Ibid., p. 22.
(29) Ibid., p. 23.
(30) Ibid., p. 110.
(31) Ibid., p. 9.
(32) Ibid., pp. 150-152.
(33) Id., India Song, Gallimard, 1973, coll. « L’Imaginaire », 1991, p. 57.
(34) Idem.
(35) « Maintenant que j’ai écrit les Yeux bleus cheveux noirs, avec ces couloirs scéniques, pourquoi le faire
au théâtre ? Je l’ai donné au théâtre et je l’ai rendu impossible à jouer au théâtre. » : Le Matin, op. cit.,
p. 25.
(37) Marguerite Duras, L’Amant de la Chine du Nord, Gallimard, 1991, coll. « Folio », 1993, p. 12.
(38) Id., India Song, op. cit.
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