C’est en 1956 que Duras est entrée dans le champ dramatique. À la demande d’un metteur
en scène, Claude Martin, elle a réécrit son roman le Square (1955) pour une mise en scène théâtrale.
Or, cette réécriture s’est limitée à quelques modifications, puisque c’est un roman dialogique où
règne la parole de deux personnages. Cette expérience a permis à l’auteure de publier plusieurs textes
dramatiques, à savoir Les Viaducs de la Seine-et-Oise (1960), La Musica (1965), et L’Eden cinéma
(1977). Son travail dramatique s'est poursuivi dans plusieurs œuvres postérieures. Parallèlement à
l'écriture dramatique, elle n'a pas abandonné la production romanesque. En se déplaçant dans les
différents modes d’écriture, Duras a éclaté les limites définitoires des genres et a abouti à une écriture
intergénérique en ce sens où son écriture comporte tout autant les caractères théâtraux formels, à
savoir le dialogue, la didascalie, et ceux du roman c’est-à-dire une narration. Il faut remonter à son
premier texte dramatique, le Square, afin de savoir l’origine de cet intergénéricité, car Duras était
déjà consciente de cette fusion générique dès son premier texte dramatique, comme en témoigne son
propos au sujet de ce livre : « Ai-je voulu faire une pièce en écrivant le Square ? Non, je n’ai voulu
faire ni une pièce de théâtre, ni à vrai dire, un roman. Si « roman » figure sous le titre du livre, c’est
par étourderie de ma part, j’ai oublié de le signaler à l’éditeur(1) ». Duras a volontairement brouillé le
statut générique de son texte. Cette tendance à mélanger les différents genres a participé du
parachèvement de son style particulier. C’est le cas de Savannah Bay où, malgré une forme respectant
les normes traditionnelles du théâtre, dans les didascalies apparaît le « je » qui donne son point de vue
subjectif comme le fait le narrateur dans le roman. La séparation de ces différences textuelles devient
de plus en plus confuse et il est difficile d’y repérer les marques de chaque genre. Il ne serait plus
intéressant de focaliser uniquement sur l’écriture intergénérique mais sur la fusion des deux arts ;
celle du spectacle et celle de la parole(2). Il en va de même dans Les Yeux bleus cheveux noirs publié
en 1986, où, cette fois-ci Duras a inséré cette représentation fusionnelle au sein même d’un texte qui
figure dans sa bibliographie sous la mention générique « roman ». Cette insertion de l’art du spectacle
recourt aux passages appelés par l’auteure les couloirs scéniques. Ces passages du texte qui se
103
Lorsque les couloirs scéniques déconstruisent le récit
de Les Yeux bleus cheveux noirs
Yoko FUJIMORI
détachent du corps de l’œuvre, où est racontée l’histoire principale par un léger décalage sur la droite.
En dehors du texte où les personnages principaux sont un homme et une femme, les acteurs y sont
mis en place pour la version théâtrale de ce récit premier.
Ces données nous conduisent à nous demander dans quelle mesure Duras insère un autre
genre, « théâtre » qui est un art du spectacle et de la parole à l'intérieur d’un roman et quelle est la
fonction assignée aux passages dits couloirs scéniques. Il convient donc, dans un premier temps, de
reconstituer, à travers les couloirs scéniques, la mise en scène prévue dans le texte, et d’envisager les
traits saillants de cette opération. Dans un deuxième temps, nous tenterons d’analyser l’irruption de la
dimension dramatique dans le corps de ce texte.
La mise en scène dans les Yeux bleus cheveux noirs
Avant de commencer à voir de plus près les passages du couloir scénique, il est judicieux
d’évoquer la relation intertextuelle qu'entretient Les Yeux bleus cheveux noirs avec son texte antérieur
intitulé la Maladie de la mort (1982), afin de pouvoir saisir le projet de l’auteure. Lorsque Duras a
entamé la réécriture de ce dernier pour une adaptation théâtrale, elle a entrepris de modifier son texte
antérieur où à la fin du récit, elle avait déjà donné quelques indications scéniques en vue d’illustrer sa
version dramatique(3). Or, cette réécriture consistera à faire un triage plutôt qu’un ajout. D'un point de
vue formel, elle a trié les passages de ce récit qui était déjà comme une pièce de théâtre(4). Ceci
semble expliquer chez elle à quel point la mise en scène virtuelle est importante dans son texte
homogène en termes de généricité.
Luc Bondy m’avait demandé une mise en scène de la Maladie de la mort pour la Schaubühne de Berlin.
J’avais accepté, mais je lui avais dit qu’il fallait que j’en passe par une adaptation théâtrale, que je fasse
un tri dans le texte, qu’il pouvait être lu, mais non joué. J’ai fait cette adaptation. […] Tous les couloirs
scéniques, dix ou douze, étaient en place(5).
La continuité diégétique de ces deux ouvrages est ici évidente en ce sens où un homme et
une femme enfermés dans une chambre, tentent de s’aimer pendant les quelques nuits payées par
l'homme. Cette continuité est maintenue malgré quelques différences dans les situations historiques et
le contenu du dialogue comme en témoigne la citation. Le noyau historique demeure tel quel dans les
deux textes. Par ailleurs, au cours de la récriture pour l’adaptation théâtrale de La Maladie de la mort
où sont mis en place les couloirs scéniques, la relation générique des deux textes reste ambiguë d’un
104
point de vue formel. Ni le corps du texte, ni les passages des couloirs scéniques ne sont à proprement
parler théâtraux puisque leur fonction est indéterminée. Autrement dit, au lieu d’en assurer
logiquement la représentation scénique, ces passages l’annulent comme le souligne Duras dans un
entretien accordé à Gilles Costaz où elle clarifie le rôle conféré auxdits passages :
Maintenant que j’ai écrit les Yeux bleus cheveux noirs, avec ces couloirs scéniques, pourquoi le faire au
théâtre ? Je l’ai donné au théâtre et je l’ai rendu impossible à jouer au théâtre. […] Parce que dans une
pièce de théâtre, je ne serais pas allée aux mêmes endroits que là. C’est toujours raccourci une pièce, par
rapport au texte ; le dialogue, quand-même, est là, mais je crois qu’ici, ce n’est pas assez. Il y a le vide
où je reste très longtemps, très souvent, la marée qui vient, la lumière, le passage des gens… Une scène
de théâtre, c’est trop petit pour contenir ça. Le livre non. Et, au théâtre, le décor est loin de ce qui se
passe entre les gens, il est séparé, sauf dans Tchekhov(6).
Ainsi, Duras distancie la mise en scène parce qu’elle l’a déjà convoquée dans les couloirs
scéniques. Les outils qui sont censés marquer la représentation scénique de la Maladie de la mort,
dépassent ce que le théâtre pourrait représenter. Ce qui importe à l’auteure ici ne semble pas être une
mise en scène réelle mais les processus mêmes qui régissent la mise en scène. Il serait alors
primordial de considérer ce roman dans cette optique-là dans la mesure où les couloirs scéniques ont
tendance à dérouler en scène l’histoire entière racontée dans le corps du texte.
Toutefois, si nous nous penchons sur les parties couloirs scéniques du texte, nous
découvrons qu’ils tiennent lieu d’indications opérationnelles pour la mise en scène. Et ils permettent
par conséquent à Duras de détourner le texte initial vers une forme hybride. Le décor prévu dans le
premier couloir scénique est celui mis en lumière dans l’incipit du récit premier qui est celui raconté
dans le corps du texte, et fait écho à celui du texte et réciproquement. Nous allons essayer de voir de
plus près ce décor dupliqué à trois reprises dans l’œuvre, deux fois dans le corps du texte et une fois
dans les couloirs scéniques.
Le noir serait fait dans la salle, la pièce commencerait.
La scène, dirait l’acteur. Elle serait une manière de salle de réception, sévèrement meublée de meubles
anglais, confortables, très lumineux, en acajou sombre. Il y aurait des chaises, des tables, quelques
fauteuils(7).
Après avoir raconté la rencontre entre l’homme et la femme du récit premier dans le hall de
l’hôtel, puis dans le bar de la ville, ce passage du couloir scénique survient comme une irruption de
théâtralité dans la diégèse qui conserve jusqu'ici une tonalité romanesque. Cette irruption nous
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renvoie à l’incipit du roman qui s’ouvre sur le hall de l’hôtel des Roches : « Pas un souffle de vent. Et
déjà, étalé devant la ville, baies et vitres ouvertes, entre la nuit rouge du couchant et la pénombre du
parc, le hall de l’hôtel des Roches(8) », comme la scène, « elle serait une manière de salle de
réception » citée plus haut le confirme. Cette coïncidence entre la diégèse et la représentation
scénique est présentée de façon à ce que le lecteur devienne témoin d'un travail de mise en scène.
Succède à cette ouverture, le passage où l’acteur annonce le commencement de la version théâtrale.
Dans ce premier couloir scénique l’auteure, l’instance narratoriale augurale ou bien le metteur en scène
signale que « la description du décor, […] devrait être lue par les acteurs à égalité de ton avec le récit
de l’histoire(9) »; il s’agit là clairement d’un mécanisme de mise en scène. C’est ce que dit Duras dans
l’interview mentionée antérieurement en donnant une réponse affirmative à la question de son
interlocuteur : « ces passages ne sont-ils pas une façon de faire par l’écriture une mise en scène que
vous ne ferez pas au théâtre? (10) ».
Toutefois, comme nous l’avons démontré, la relation entre le texte et les couloirs scéniques
ne devrait pas se limiter à une simple relation comme entre la réplique et la didascalie. Ce décor qui
paraît correspondre à celui de l’incipit « l’hôtel des Roches » est repris encore une fois dans le corps
du texte lorsque l’homme revient au lieu de la première rencontre. Mais cette fois-ci c’est avec plus
de précisions; notamment avec des reprises lexicales contenues déjà dans le couloir scénique dont
nous avons parlé :
Le hall est fermé de toutes parts. Les meubles sont anglais. Des fauteuils, des tables d’acajou sombre. Il
y a beaucoup de fleurs remisées dans ce calme à l’abri du bruit et du vent. Il imagine bien l’odeur des
fleurs enfermées, celle d’une chaleur solaire maintenant prise au froid. Derrière les vitres des baies, dans
le même silence, le ciel en mouvement, la mer(11). (les mots sont soulignés par le citant)
La reprise des mêmes termes du passage du couloir scénique tels que « les meubles
anglais », « des fauteuils, des tables » et « acajou sombre », et « les vitres de baies » tiré de l’incipit
pourrait occasionner l’emmêlement générique. Ce lieu pourrait devenir celui de la diégèse et de la
scène théâtrale. Du point de vue de l’écriture intergénérique, l’incipit in medias res de ce roman et
son écriture scindée par les mots renvoie immanquablement à l’écriture didascalique qui fixe
partiellement les conditions de l’énonciation du dialogue dans la terminologie traditionnelle(12), alors
que nous sommes dans une écriture romanesque comme l’indique le genre du texte. Cela contribue à
renforcer cette idée du quiproquo. Ces effets de la confusion nés de la technique du ressassement
permettent à Duras de mêler l’espace théâtral et celui du roman et de faire croire que « le récit entier
est mis en scène ».
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C’est pourquoi les héros du récit premier sont aussi présents en tant que tels sur la scène.
Aucun acteur ne joue son rôle mais il est une entité présente sur le plateau du théâtre.
Les deux héros de l’histoire occuperaient la place centrale de la scène près de la rampe. Il ferait toujours
une lumière indécise, sauf à cet endroit du lieu des héros où la lumière serait violente et égale. Autour,
les formes vêtues de blanc qui tournent(13). (les mots sont soulignés par le citant)
Dans ce passage extrait du couloir scénique, les protagonistes du récit premier sont
convoqués dans la représentation scénique sous le nom de « deux héros de l’histoire » auxquels est
attribuée « la place centrale de la scène près de la rampe ». Ils viennent là tenir leur rôle et seraient
ainsi également les personnages principaux de la représentation scénique. Les personnages vont et
viennent entre l’espace romanesque et la scène dramatique et cohabitent avec ceux de l’espace
scénique qui sont « les formes vêtues de blanc » sur scène.
Ils sont des acteurs qui viendraient rappeler aux spectateurs virtuels et à l’homme de cette
histoire l’importance d’ « un jeune étranger aux yeux bleus cheveux noirs(14) » disparu dès l’ouverture
de ce roman. Duras a privilégié de mettre en scène ce personnage éponyme absent au présent de
l’indicatif qui commande l’histoire de l’homme et la femme. Il est une figure-relais indispensable car
elle relie les deux pôles dans le roman. Si « les formes vêtues de blanc » sont des répliques du
personnage éponyme, ils sont là pour illustrer la scène et non pas prendre la place centrale. Le jeu des
acteurs se limite à tourner autour des héros de l’histoire, et à lire leur histoire à voix haute comme en
témoigne le propos suivant.
Un acteur qui lit un livre tout haut comme il le ferait dans Les Yeux bleus cheveux noirs avec rien à faire
d’autre, rien que garder l’immobilité, rien qu’à porter le texte hors du livre par la voix seule, sans les
gesticulations pour faire croire au drame du corps souffrant à cause des paroles dites alors que le drame
tout entier est dans les paroles et que le corps ne bronche pas(15).
D’après cette citation qui décrit le jeu des acteurs sur la scène, ils restent immobiles et
profèrent le texte pour le rendre palpable au spectateur. Duras leur interdit de laisser voir les
expressions émotionnelles contenues dans leur discours. Ici il s’agit plus de la lecture que du jeu
dramatique. C’est ce que M. Engelberts appelle la fusion des deux arts, celui du spectacle et celui de
la parole.
Nous retrouverons également ces indications opérationnelles dans le couloir scénique de Les
Yeux bleus cheveux noirs. La lecture de l’histoire sur l’homme et la femme racontée dans le corps du
texte tient lieu de jeu théâtral.
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