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Osons l’avouer, cette place est bien mince.
La bouche d’un “addict” intéresse bien peu
de gens. L’“addict”, pour ce qui le concerne,
ne commence à se préoccuper de lui-même
que bien tardivement, son entourage a bien
d’autres motifs de préoccupation, et le chi-
rurgien-dentiste est peu souvent associé
aux équipes de prise en charge, que ce soit
dans une approche globale de santé
publique ou a fortiori comme soignant.
Et pourtant, quoi de plus stigmatisant que
la bouche dégradée d’un “addict” ? Quoi de
plus marginalisant que cette atteinte aussi
bien physique qu’esthétique ? Comment ne
pas prendre en compte tout ce que repré-
sente l’univers buccal malade ?
Carrefour de tous les dangers, la bouche
des “addicts” est le lieu de passage de nom-
breux produits qui fragilisent l’individu et
en est le révélateur.
La détérioration la plus visible, qui marque
la personne, tant dans son intégrité phy-
sique que morale, c’est son état de santé
bucco-dentaire, résultat de désordres nutri-
tionnels et immunologiques. C’est particu-
lièrement vrai chez les toxicomanes.
Cette détérioration touche toutes les parties
de la sphère buccale, domaine privilégié du
chirurgien-dentiste :
L’atteinte dentaire : trop de caries
Le manque d’hygiène buccale du toxico-
mane est souvent associé à une hyposialie
qui se combine à un apport glucidique tou-
jours très important.
L’ensemble favorise la plaque dentaire qui,
associée aux facteurs alimentation, terrain
et temps, donne une atteinte dentaire
importante.
Il faut noter que l’utilisation de certaines
substances psychoactives peut masquer, chez
le toxicomane, la douleur d’une lésion
bucco-dentaire non traitée et contribuer
ainsi à l’absence de consultation auprès du
chirurgien-dentiste entraînant une dégrada-
tion de l’hygiène buccale.
C’est pourquoi un questionnement et une
attention particulière doivent être portés sur
la santé dentaire de l’“addict”.
L’entourage de la personne est important
pour motiver à une consultation dentaire.
Elle évitera une perte de substance impor-
tante pouvant atteindre la vitalité pulpaire ou,
plus grave encore, l’intégrité dentaire. Il faut
se rappeler qu’une lésion dentaire est guéris-
sable, mais une perte de substance par la carie
est irréversible, nécessitant obligatoirement
une intervention réparatrice chirurgicale.
Un état parodontal préoccupant
L’accumulation de plaque, la baisse de
l’immunité générale, les carences nutrition-
nelles, les caries du collet, les traumatismes
engendrés par le bruxisme sont autant de
facteurs étiologiques expliquant un état
parodontal plus affecté chez les toxico-
manes, sans compter les autres risques
associés à la toxicomanie. Ils affecteront
les tissus de soutien de la dent que sont les
ligaments alvéolo-dentaires (desmodonte),
la gencive et l’os alvéolaire.
Cette atteinte est là encore progressive,
pouvant associer phases aiguë et chronique,
allant de la gingivite à la perte de la dent
par disparition du parodonte.
Le toxicomane associe les facteurs locaux
et généraux prédisposant à la gingivite
ulcéro-nécrotique aiguë. On en voit une
incidence accrue chez les patients immuno-
déprimés, notamment ceux affectés par le
virus VIH. Mais les études modernes ont
clairement confirmé que le tabagisme joue
un rôle étiologique important dans cette
maladie.
Certains auteurs notent que le fait de fumer
représenterait un risque d’atteinte deux à
quatre fois plus important qu’en l’absence
de tabagisme. On a même signalé que le
groupe de sujets sains ne comprenait aucun
fumeur.
Si l’étiologie déclenchante de la maladie
parodontale reste la plaque bactérienne, il
est reconnu non seulement que le tabac
modifie ou aggrave une parodontite déjà
installée, mais qu’il altère les défenses
immunitaires et diminue l’efficacité du
traitement parodontal.
Au-delà de son aspect irritatif, l’alcool aug-
mente la prévalence microbienne dans l’en-
vironnement buccal, ce qui lui confère un
rôle supplémentaire dans les maladies
parodontales
L’alcool à fort degré peut entraîner des
traumatismes chroniques avec dommage
tissulaire du parodonte pouvant aboutir à la
mobilité de la dent et sa perte.
Les altérations chroniques
des muqueuses
Si les atteintes de la muqueuse buccale des
“addicts” ne sont pas spécifiques, elles sont
nombreuses et diverses, conduisant, notam-
ment par l’association alcool, tabac et
négligence de l’hygiène bucco-dentaire, à
une pathologie cancéreuse spécifique.
La plupart des pathologies de la muqueuse
buccale du toxicomane ont une étiologie
fongique. Les candidoses buccales sont
effectivement des affections relativement
fréquentes et l’expression d’une altération
de l’écosystème microbien local ou du sys-
tème immunitaire. Mais on trouve aussi
d’autres formes de lésions (des leucokéra-
toses, des lichens plans, des poussées bul-
leuses, comme les aphtes et l’herpès).
Les toxicomanes, et surtout ceux qui prati-
quent une polytoxicomanie, représentent la
population à risque la plus importante en
matière de cancers buccaux.
De tous les facteurs, le tabagisme est de
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Réflexions sur les soins aux personnes
addicts” en pratique bucco-dentaire
Fabien Cohen*
Lors de la Journée de réflexion organisée en octobre dernier par
la Société d’addictologie francophone sur le thème “Prise en
charge des addictions : l’éthique médicale en question”, un
chirurgien-dentiste a posé le problème de la place de la santé
bucco-dentaire des “addicts”.
* Coordinateur de la mission bucco-dentaire du
conseil général du Val-de-Marne. Responsable
du service dentaire du CMS, Ivry-sur-Seine.
Le Courrier des addictions (3), n° 3, octobre/novembre/décembre 2001
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loin le plus important des risques. Il aug-
mente avec la quantité de consommation
quotidienne de tabac et le nombre d’années
de consommation.
Une consommation excessive d’alcool est
le second plus important facteur de risque.
Il a un effet synergique avec le tabagisme,
de sorte que l’effet combiné est plus que
multiplié.
Cet ensemble de constatations nous amène
à regretter, dans le domaine de l’addiction
à l’alcool et/ou au tabac, que le chirurgien-
dentiste ne soit que peu ou pas associé, dès
sa formation initiale et de surcroît en for-
mation continue, à une démarche de pré-
vention des risques, voire de sevrage.
Il peut – pour ne pas dire il doit – être
impliqué dans tous les programmes pré-
sents et à venir, car il est à une place privi-
légiée de par les conséquences de ces
addictions sur la santé bucco-dentaire et sur
la représentation de soi.
L’approche au cabinet dentaire
Une première constatation : les toxicomanes
fréquentent peu les cabinets dentaires, et les
chirurgiens-dentistes le leur rendent bien.
Les raisons en sont multiples :
leur état de dépendance ;
leur expérience passée négative du chirur-
gien-dentiste ;
la difficulté des chirurgiens-dentistes à
s’investir avec des patients peu solvables ou
peu persévérants dans leurs soins, quand ce
ne sont pas les deux à la fois ;
une anxiété exacerbée ;
une absence de démarche culturelle pour
la promotion de la santé bucco-dentaire ;
un problème économique et parfois le
manque de couverture sociale, ce qui
nécessite de la part du praticien d’avoir des
relais avec des travailleurs sociaux ;
la couverture médicale universelle, dans sa
part complémentaire pour le dentaire, a plus
aggravé la situation (par un panier de soins
limitatif, des tarifs inappropriés, une absence de
prise en charge de l’accompagnement social
et administratif) qu’elle ne l’a améliorée ;
l’absence de réseau de soins coordonnés,
particulièrement avec le secteur dentaire.
De fait, cette situation conduit nombre de
confrères médecins ou de travailleurs
sociaux à adresser ce type de patients à un
service hospitalier de stomatologie, les ser-
vices d’odontologie étant très peu nom-
breux et presque exclusivement dédiés à la
formation des étudiants en chirurgie-den-
taire.
C’est pourquoi ces patients sont générale-
ment vus en urgence. Et cette rencontre
avec un stomatologiste se solde la plupart
du temps par des extractions multiples et
un retour à la case départ.
On n’a ainsi rien réglé d’autre que la dou-
leur (certains diront que ce n’est déjà pas si
mal ; l’odontologiste y voit au contraire
l’échec médical).
Le patient est (parfois un peu plus) handi-
capé sur le plan masticatoire, son esthé-
tique est encore plus atteinte et sa margina-
lisation accentuée.
Ce qui est vrai, c’est que les cabinets den-
taires libéraux sont peu habitués à prendre
en charge ces patients, et les centres de
santé ne peuvent être à eux seuls une réponse.
En effet, une telle prise en charge pose
aujourd’hui des problèmes financiers, car
le seul mode de financement est le paie-
ment à l’acte, là où l’accompagnement
social et administratif est important, et le
temps une caractéristique principale de la
prise en charge de ces patients.
Quand, néanmoins, la rencontre se fait
entre le praticien et son patient “addict”, la
douleur et le préjudice esthétique sont sou-
vent à l’origine de la première consultation.
Mais ce que nous constatons surtout, c’est
une volonté de tourner la page par une
réhabilitation orale complète qui sera
longue et difficile.
La première approche est donc psycho-
logique il va falloir établir une relation de
confiance entre le praticien et le patient,
point de départ de tout traitement mais
encore plus appropriée dans la circonstance.
Si la prise de rendez-vous doit être adaptée,
il faudra néanmoins considérer le toxico-
mane comme un patient à part entière, sans
complaisance ni jugement moral et sans
tenter de jouer un rôle abusif de psycho-
logue qui aboutirait à une rupture de la
relation thérapeutique.
Le dialogue et l’interrogatoire médical doi-
vent permettre d’obtenir un certain nombre
d’éléments qui orienteront le diagnostic et
pourront révéler une contamination par le
VIH ou par le virus de l’hépatite B ou C.
Malgré toutes les précautions à prendre,
aucune de ces difficultés ne représentent un
obstacle au traitement de ces patients.
On notera, en revanche, une approche dif-
férente suivant la manière dont ils gèrent
leur toxicomanie. Ainsi, l’ancien toxicoma-
ne ou celui en traitement de substitution est
beaucoup plus facile à soigner, car la
consultation est souvent motivée par un
désir de réhabilitation complète, esthétique
et fonctionnelle, qui s’inscrit dans un souci
de restaurer un confort et une intégrité cor-
porelle, base de toute réinsertion sociale.
Une prémédication sédative, bien que déli-
cate, sera souvent instaurée chez les toxico-
manes actifs et ceux en cure de sevrage.
Pour tous, notre attitude sera fonction de
l’évolution de la relation praticien-patient ;
la préparation psychologique étant la
meilleure des prémédications.
Trois objectifs doivent guider le praticien
dans son plan de traitement :
1. Traiter l’urgence, qu’elle soit au niveau
de la douleur ou de l’esthétique, si possible
en une seule séance et dans un temps le
plus court possible.
2. Supprimer les foyers infectieux chro-
niques qui peuvent provoquer à distance
des complications infectieuses en instau-
rant une antibiothérapie prophylactique.
3. Créer les conditions fonctionnelles d’une
alimentation correcte. Dans tous les cas, le
choix de reconstruction prothétique ne sera
guidé que par le dialogue avec le patient et
non par des a priori de quelque nature
qu’ils soient.
En cas de chirurgie ou de traitement paro-
dontal, un bilan d’hémostase doit être pres-
crit. Il faudra prévoir des hémostatiques
locaux ou éventuellement une gouttière
hémostatique après les extractions.
Notre expérience à Ivry (associant centre
de santé polyvalent et centre méthadone) et
au sein du service de santé publique dentaire
du Conseil général du Val-de-Marne, nous
a conduits à proposer la création d’un
réseau social dentaire, non limitatif aux
seuls addicts, apte à coordonner l’offre de
soins bucco-dentaires au secteur social
départemental et aux autres réseaux du
département, donc en lien avec les réseaux
d’addictions.
Malgré les difficultés à la faire prendre en
compte par le Fond d’amélioration de la
qualité des soins en ville (FAQSV) Île-de-
France, nous sommes persuadés que seule
cette démarche répondra d’une manière
durable à ce qui est à la fois un problème
médico-social et culturel.
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