q éthi u e et addi c tion Réflexions sur les soins aux personnes “addicts” en pratique bucco-dentaire Fabien Cohen* Lors de la Journée de réflexion organisée en octobre dernier par la Société d’addictologie francophone sur le thème “Prise en charge des addictions : l’éthique médicale en question”, un chirurgien-dentiste a posé le problème de la place de la santé bucco-dentaire des “addicts”. Osons l’avouer, cette place est bien mince. La bouche d’un “addict” intéresse bien peu de gens. L’“addict”, pour ce qui le concerne, ne commence à se préoccuper de lui-même que bien tardivement, son entourage a bien d’autres motifs de préoccupation, et le chirurgien-dentiste est peu souvent associé aux équipes de prise en charge, que ce soit dans une approche globale de santé publique ou a fortiori comme soignant. Et pourtant, quoi de plus stigmatisant que la bouche dégradée d’un “addict” ? Quoi de plus marginalisant que cette atteinte aussi bien physique qu’esthétique ? Comment ne pas prendre en compte tout ce que représente l’univers buccal malade ? Carrefour de tous les dangers, la bouche des “addicts” est le lieu de passage de nombreux produits qui fragilisent l’individu et en est le révélateur. La détérioration la plus visible, qui marque la personne, tant dans son intégrité physique que morale, c’est son état de santé bucco-dentaire, résultat de désordres nutritionnels et immunologiques. C’est particulièrement vrai chez les toxicomanes. Cette détérioration touche toutes les parties de la sphère buccale, domaine privilégié du chirurgien-dentiste : L’atteinte dentaire : trop de caries Le manque d’hygiène buccale du toxicomane est souvent associé à une hyposialie qui se combine à un apport glucidique toujours très important. * Coordinateur de la mission bucco-dentaire du conseil général du Val-de-Marne. Responsable du service dentaire du CMS, Ivry-sur-Seine. L’ensemble favorise la plaque dentaire qui, associée aux facteurs alimentation, terrain et temps, donne une atteinte dentaire importante. Il faut noter que l’utilisation de certaines substances psychoactives peut masquer, chez le toxicomane, la douleur d’une lésion bucco-dentaire non traitée et contribuer ainsi à l’absence de consultation auprès du chirurgien-dentiste entraînant une dégradation de l’hygiène buccale. C’est pourquoi un questionnement et une attention particulière doivent être portés sur la santé dentaire de l’“addict”. L’entourage de la personne est important pour motiver à une consultation dentaire. Elle évitera une perte de substance importante pouvant atteindre la vitalité pulpaire ou, plus grave encore, l’intégrité dentaire. Il faut se rappeler qu’une lésion dentaire est guérissable, mais une perte de substance par la carie est irréversible, nécessitant obligatoirement une intervention réparatrice chirurgicale. Un état parodontal préoccupant L’accumulation de plaque, la baisse de l’immunité générale, les carences nutritionnelles, les caries du collet, les traumatismes engendrés par le bruxisme sont autant de facteurs étiologiques expliquant un état parodontal plus affecté chez les toxicomanes, sans compter les autres risques associés à la toxicomanie. Ils affecteront les tissus de soutien de la dent que sont les ligaments alvéolo-dentaires (desmodonte), la gencive et l’os alvéolaire. Cette atteinte est là encore progressive, pouvant associer phases aiguë et chronique, allant de la gingivite à la perte de la dent par disparition du parodonte. Le Courrier des addictions (3), n° 3, octobre/novembre/décembre 2001 154 Le toxicomane associe les facteurs locaux et généraux prédisposant à la gingivite ulcéro-nécrotique aiguë. On en voit une incidence accrue chez les patients immunodéprimés, notamment ceux affectés par le virus VIH. Mais les études modernes ont clairement confirmé que le tabagisme joue un rôle étiologique important dans cette maladie. Certains auteurs notent que le fait de fumer représenterait un risque d’atteinte deux à quatre fois plus important qu’en l’absence de tabagisme. On a même signalé que le groupe de sujets sains ne comprenait aucun fumeur. Si l’étiologie déclenchante de la maladie parodontale reste la plaque bactérienne, il est reconnu non seulement que le tabac modifie ou aggrave une parodontite déjà installée, mais qu’il altère les défenses immunitaires et diminue l’efficacité du traitement parodontal. Au-delà de son aspect irritatif, l’alcool augmente la prévalence microbienne dans l’environnement buccal, ce qui lui confère un rôle supplémentaire dans les maladies parodontales L’alcool à fort degré peut entraîner des traumatismes chroniques avec dommage tissulaire du parodonte pouvant aboutir à la mobilité de la dent et sa perte. Les altérations chroniques des muqueuses Si les atteintes de la muqueuse buccale des “addicts” ne sont pas spécifiques, elles sont nombreuses et diverses, conduisant, notamment par l’association alcool, tabac et négligence de l’hygiène bucco-dentaire, à une pathologie cancéreuse spécifique. La plupart des pathologies de la muqueuse buccale du toxicomane ont une étiologie fongique. Les candidoses buccales sont effectivement des affections relativement fréquentes et l’expression d’une altération de l’écosystème microbien local ou du système immunitaire. Mais on trouve aussi d’autres formes de lésions (des leucokératoses, des lichens plans, des poussées bulleuses, comme les aphtes et l’herpès). Les toxicomanes, et surtout ceux qui pratiquent une polytoxicomanie, représentent la population à risque la plus importante en matière de cancers buccaux. De tous les facteurs, le tabagisme est de q éthi u e et addi c tion loin le plus important des risques. Il augmente avec la quantité de consommation quotidienne de tabac et le nombre d’années de consommation. Une consommation excessive d’alcool est le second plus important facteur de risque. Il a un effet synergique avec le tabagisme, de sorte que l’effet combiné est plus que multiplié. Cet ensemble de constatations nous amène à regretter, dans le domaine de l’addiction à l’alcool et/ou au tabac, que le chirurgiendentiste ne soit que peu ou pas associé, dès sa formation initiale et de surcroît en formation continue, à une démarche de prévention des risques, voire de sevrage. Il peut – pour ne pas dire il doit – être impliqué dans tous les programmes présents et à venir, car il est à une place privilégiée de par les conséquences de ces addictions sur la santé bucco-dentaire et sur la représentation de soi. L’approche au cabinet dentaire Une première constatation : les toxicomanes fréquentent peu les cabinets dentaires, et les chirurgiens-dentistes le leur rendent bien. Les raisons en sont multiples : • leur état de dépendance ; • leur expérience passée négative du chirurgien-dentiste ; • la difficulté des chirurgiens-dentistes à s’investir avec des patients peu solvables ou peu persévérants dans leurs soins, quand ce ne sont pas les deux à la fois ; • une anxiété exacerbée ; • une absence de démarche culturelle pour la promotion de la santé bucco-dentaire ; • un problème économique et parfois le manque de couverture sociale, ce qui nécessite de la part du praticien d’avoir des relais avec des travailleurs sociaux ; • la couverture médicale universelle, dans sa part complémentaire pour le dentaire, a plus aggravé la situation (par un panier de soins limitatif, des tarifs inappropriés, une absence de prise en charge de l’accompagnement social et administratif) qu’elle ne l’a améliorée ; • l’absence de réseau de soins coordonnés, particulièrement avec le secteur dentaire. De fait, cette situation conduit nombre de confrères médecins ou de travailleurs sociaux à adresser ce type de patients à un service hospitalier de stomatologie, les services d’odontologie étant très peu nom- breux et presque exclusivement dédiés à la formation des étudiants en chirurgie-dentaire. C’est pourquoi ces patients sont généralement vus en urgence. Et cette rencontre avec un stomatologiste se solde la plupart du temps par des extractions multiples et un retour à la case départ. On n’a ainsi rien réglé d’autre que la douleur (certains diront que ce n’est déjà pas si mal ; l’odontologiste y voit au contraire l’échec médical). Le patient est (parfois un peu plus) handicapé sur le plan masticatoire, son esthétique est encore plus atteinte et sa marginalisation accentuée. Ce qui est vrai, c’est que les cabinets dentaires libéraux sont peu habitués à prendre en charge ces patients, et les centres de santé ne peuvent être à eux seuls une réponse. En effet, une telle prise en charge pose aujourd’hui des problèmes financiers, car le seul mode de financement est le paiement à l’acte, là où l’accompagnement social et administratif est important, et le temps une caractéristique principale de la prise en charge de ces patients. Quand, néanmoins, la rencontre se fait entre le praticien et son patient “addict”, la douleur et le préjudice esthétique sont souvent à l’origine de la première consultation. Mais ce que nous constatons surtout, c’est une volonté de tourner la page par une réhabilitation orale complète qui sera longue et difficile. La première approche est donc psychologique il va falloir établir une relation de confiance entre le praticien et le patient, point de départ de tout traitement mais encore plus appropriée dans la circonstance. Si la prise de rendez-vous doit être adaptée, il faudra néanmoins considérer le toxicomane comme un patient à part entière, sans complaisance ni jugement moral et sans tenter de jouer un rôle abusif de psychologue qui aboutirait à une rupture de la relation thérapeutique. Le dialogue et l’interrogatoire médical doivent permettre d’obtenir un certain nombre d’éléments qui orienteront le diagnostic et pourront révéler une contamination par le VIH ou par le virus de l’hépatite B ou C. Malgré toutes les précautions à prendre, aucune de ces difficultés ne représentent un obstacle au traitement de ces patients. On notera, en revanche, une approche différente suivant la manière dont ils gèrent 155 leur toxicomanie. Ainsi, l’ancien toxicomane ou celui en traitement de substitution est beaucoup plus facile à soigner, car la consultation est souvent motivée par un désir de réhabilitation complète, esthétique et fonctionnelle, qui s’inscrit dans un souci de restaurer un confort et une intégrité corporelle, base de toute réinsertion sociale. Une prémédication sédative, bien que délicate, sera souvent instaurée chez les toxicomanes actifs et ceux en cure de sevrage. Pour tous, notre attitude sera fonction de l’évolution de la relation praticien-patient ; la préparation psychologique étant la meilleure des prémédications. Trois objectifs doivent guider le praticien dans son plan de traitement : 1. Traiter l’urgence, qu’elle soit au niveau de la douleur ou de l’esthétique, si possible en une seule séance et dans un temps le plus court possible. 2. Supprimer les foyers infectieux chroniques qui peuvent provoquer à distance des complications infectieuses en instaurant une antibiothérapie prophylactique. 3. Créer les conditions fonctionnelles d’une alimentation correcte. Dans tous les cas, le choix de reconstruction prothétique ne sera guidé que par le dialogue avec le patient et non par des a priori de quelque nature qu’ils soient. En cas de chirurgie ou de traitement parodontal, un bilan d’hémostase doit être prescrit. Il faudra prévoir des hémostatiques locaux ou éventuellement une gouttière hémostatique après les extractions. Notre expérience à Ivry (associant centre de santé polyvalent et centre méthadone) et au sein du service de santé publique dentaire du Conseil général du Val-de-Marne, nous a conduits à proposer la création d’un réseau social dentaire, non limitatif aux seuls addicts, apte à coordonner l’offre de soins bucco-dentaires au secteur social départemental et aux autres réseaux du département, donc en lien avec les réseaux d’addictions. Malgré les difficultés à la faire prendre en compte par le Fond d’amélioration de la qualité des soins en ville (FAQSV) Île-deFrance, nous sommes persuadés que seule cette démarche répondra d’une manière durable à ce qui est à la fois un problème médico-social et culturel.