Mise en scène de l`écriture chez Guy de Maupassant

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Mise en scène de l’écriture chez Guy de Maupassant Élisabeth Himber Docteur en littérature française, professeur de français langue étrangère à l’IEP de Paris Journée d’études de l’université d’Artois 26 octobre 2006 Mise en scène de l’écriture chez Guy de
Maupassant
Présences du rideau dans l’œuvre maupassantienne Introduction Les écrivains réalistes‐naturalistes, adeptes de la peinture « vraie » des milieux, des êtres et des choses, évoquent pourtant avec prédilection la dimension factice de ces mêmes milieux et de cette même société : ‐ fausseté des rêves et des sentiments : Madame Bovary de Flaubert ou Le rêve de Zola ; ‐ fausseté des bijoux : La Parure de Maupassant ; ‐ fausseté des façades : Pot‐Bouille de Zola ; ‐ fausseté des tableaux : La dame qui a perdu son peintre de Paul Bourget ; ‐ éloge systématique de l’artificiel et du factice pour Huysmans dans À rebours. 1
Élisabeth Himber En disant indirectement le vrai par le faux, les romanciers veulent aussi démontrer que la fiction fait partie de la réalité, que la facticité et la fausseté sont aussi réelles que la matière la plus brute et la plus concrète. En ce sens, la thématique du théâtre prend toute sa place et sa signification au sein des œuvres des écrivains du XIXe siècle, et surtout ceux de la deuxième moitié du siècle. Si le théâtre est à la fois un lieu concret à la topographie soigneusement détaillée (salle, scène, rideau, coulisses, loges, etc.), il est aussi un milieu social. Il apparaît dans de nombreux romans sur l’actrice, personnage qui fascine, et comme moment obligé dans la vie mondaine des Parisiens. Il est le lieu du paraître en public, le lieu de rencontre amoureuse, le lieu de réunion des personnages. Le rideau, élément essentiel de l’espace scénique, frontière entre la salle et la scène, entre le vrai et le faux, joue dans l’œuvre de Guy de Maupassant un rôle à la fois essentiel et singulier. L’écrivain en effet, a été séduit par le théâtre : il a écrit lui‐même pas moins de sept pièces et, contrairement à Flaubert ou Balzac que le théâtre n’a fasciné qu’un temps, Maupassant imaginait des adaptations de ses nouvelles jusqu’à la fin de sa période d’écriture1. D’autres également avaient pensé, du vivant de l’écrivain déjà, adapter ses romans ou récits courts pour les planches : c’est que le texte de Maupassant reste éminemment théâtral. Je m’attacherai ainsi dans un premier temps à recenser quelques‐unes des présences du rideau dans les nouvelles de l’auteur. Parfois réel, parfois plus symbolique, nous verrons 1. Ainsi, Maupassant pensait à adapter sa nouvelle Yvette au théâtre. 2
Mise en scène de l’écriture chez Guy de Maupassant dans un deuxième temps que cet élément revêt plusieurs fonctions narratives qui président à la mise en scène de l’écriture des récits courts. Enfin, les métaphores du rideau renvoient à une conception volontiers pessimiste et ironique de la vie en société, où tout n’est souvent que paraître, fausseté, facticité, décor ou imitation. Présences du rideau Le récit maupassantien est rythmé par une succession de scènes, qui s’ouvrent par un effet dramatique de lever de rideau, et se closent de la même manière par un tomber de rideau qui efface définitivement le décor aux yeux du spectateur. Dans nombre de nouvelles, cette fonction de rideau de théâtre est tenue par des éléments tels que la neige, la pluie ou le brouillard. Le rideau blanc de la neige, qui se lève et retombe sur le texte, marque trois récits de façon similaire : Le Mariage du lieutenant Laré, Boule de Suif, Mademoiselle Fifi. La première nouvelle prend place dans un décor enneigé : on lit au début « la neige commença de tomber » ; le deuxième évoque « un rideau de flocons », tandis que le troisième parle d’une pluie « épaisse comme un rideau ». Cette évocation de la neige déclenche ainsi le récit pour le clore à la fin de l’histoire, tel un rideau de théâtre qui retomberait sur la scène. Dans la nouvelle Le Mariage du lieutenant Laré, la neige lance le début de l’action : Il gelait fortement depuis huit jours. À deux heures, la neige commença de tomber ; le soir, la terre en était couverte, et d’épais tourbillons blancs voilaient les objets les plus proches. 3
Élisabeth Himber À six heures, le détachement se mit en route2. La neige qui tombe donne le signe de départ à la narration qui met l’action en mouvement. Toute la nouvelle raconte la longue marche de trois cents hommes jusqu’à Blainville, conduits par le lieutenant Laré. Elle se clôt sur le tableau final d’un dénouement heureux où le lieutenant sauve puis épouse la jeune fille d’un comte rencontrée en chemin. La narration du mouvement de troupe se clôt sur le rideau de neige : La neige avait cessé de tomber. Un vent froid balayait les nuages, et derrière eux, plus haut, d’innombrables étoiles scintillaient. Elles pâlirent et le ciel devint rose à l’Orient3. Non seulement la neige fige le mouvement de l’action tel un rideau qui tombe pour clore le spectacle, mais elle introduit encore un décor immobile prometteur de bonheur, fait d’étoiles qui scintillent et de ciel rose. Le tableau final s’impose ainsi comme un épilogue à la pièce, concentrant à lui seul le dénouement heureux et la promesse d’un avenir rempli de bonheur. De la même façon, dans la nouvelle Boule de Suif, le rideau de neige qui se met à tomber donne le branle à la narration : Depuis quelque temps déjà la gelée avait durci la terre, et le lundi, vers trois heures, de gros nuages noirs venant du nord apportèrent la neige, qui tomba sans interruption pendant toute la soirée et toute la nuit. 2. « Le Mariage du lieutenant Laré », Contes et nouvelles I, p. 65 ; in Contes et nouvelles, Gallimard, collection « La Pléiade », texte établi et annoté par Louis Forestier, 1974. 3. Idem, p. 68. 4
Mise en scène de l’écriture chez Guy de Maupassant À quatre heures et demie du matin, les voyageurs se réunirent dans la cour de l’Hôtel de Normandie, où l’on devait monter en voiture4. Le prologue, constitué par le tableau initial des troupes françaises en déroute et de l’occupation prussienne à Rouen, cède donc la place au lever de rideau mobile de la neige qui tombe, et lance la narration du mouvement de diligence. Un rideau de flocons blancs ininterrompu miroitait sans cesse en descendant vers la terre ; il effaçait les formes, poudrait les choses d’une mousse de glace, et l’on n’entendait plus, dans le grand silence de la ville calme et ensevelie sous l’hiver que ce froissement vague, innommable et flottant de la neige qui tombe, plutôt sensation que bruit, entremêlement d’atomes légers qui semblaient emplir l’espace, couvrir le monde5. Cette description, en termes proches de celle qui lance le mouvement dans la nouvelle Le Mariage du lieutenant Laré, sollicite les sens du lecteur : la vue, l’ouïe, le toucher. La neige, rideau, efface les formes réelles pour donner aux choses celles de l’illusion que l’on trouve sur une scène de théâtre. En effet, une fois le mouvement de la diligence lancé, la neige cesse de tomber : Ces flocons légers qu’un voyageur, Rouennais pur sang, avait comparés à une pluie de coton, ne tombaient plus6. Le récit du voyage vers Dieppe, interrompu par des journées d’attente angoissée dans une auberge de Tôtes, se clôt sur un autre rideau, celui des pleurs de Boule de Suif, sacrifiée puis rejetée. 4. « Boule de suif », Contes et nouvelles I, p. 87. 5. Idem, p. 87‐88. 6. Idem, p. 88. 5
Élisabeth Himber Elle fit des efforts terribles, se raidit, avala ses sanglots comme les enfants, mais les pleurs montaient, luisaient au bord de ses paupières, et bientôt deux grosses larmes se détachant des yeux roulèrent lentement sur ses joues. D’autres les suivirent plus rapides, coulant comme les gouttes d’eau qui filtrent d’une roche, et tombant régulièrement sur la courbe rebondie de sa poitrine. Elle restait droite, le regard fixe, la face rigide et pâle, espérant qu’on ne la verrait pas7. Le gros plan final centré sur les yeux de Boule de Suif, procédé plus cinématographique que purement théâtral, porte pourtant une grande intensité dramatique. En effet, l’opposition entre le mouvement vertical des larmes qui tombent et celui, simultané, des couplets de Cornudet qui montent, réunit les deux personnages indésirables de la diligence face aux « notables » qui, eux, se laissent emporter par le mouvement horizontal d’ensemble, celui de leur hypocrisie réelle qui compose avec l’ennemi. Ce double mouvement vertical ressemble à s’y méprendre à un rideau qui tombe pour effacer les personnages centraux, face aux spectateurs, indifférents… Quant à la nouvelle Mademoiselle Fifi, le rideau de pluie se manifeste entre chacune des séquences du texte que l’on pourrait donc ainsi considérer comme autant de scènes. En effet, le récit s’ouvre ainsi : La pluie tombait à flots, une pluie normande qu’on aurait dit jetée par une main furieuse, une pluie en biais, épaisse comme un rideau, formant une sorte de mur à raies obliques, une pluie cinglante, 7. Idem, p. 120. 6
Mise en scène de l’écriture chez Guy de Maupassant éclaboussante, noyant tout, une vraie pluie des environs de Rouen, ce pot de chambre de la France8. Le texte présente alors l’intérieur du château d’Uville, occupé par les soldats prussiens, et les dégâts dont s’amuse Mademoiselle Fifi. C’est lorsque les personnages ouvrent la fenêtre, et que le décor extérieur est rendu sensible au lecteur à travers le regard des Prussiens, que reparaît l’évocation de la pluie, comme si le rideau intervenait pour signifier un changement de scène dans ce nouveau décor. Le commandant ouvrit la fenêtre, et tous les officiers, revenus pour boire un dernier verre de cognac, s’en approchèrent. L’air humide s’engouffra dans la pièce, apportant une sorte de poussière d’eau qui poudrait les barbes et une odeur d’inondation. Ils regardaient les grands arbres accablés sous l’averse, la large vallée embrumée par ce dégorgement des nuages sombres et bas, et tout au loin le clocher de l’église dressé comme une pointe grise dans la pluie battante9. Puis, après le récit de la soirée d’orgie, qui se clôt sur la mort de Mademoiselle Fifi, poignardée par la prostituée Rachel qui s’enfuit dans la nuit, le rideau à nouveau intervient pour ouvrir la dernière séquence, heureuse, du dénouement. L’averse torrentielle continuait. Un clapotis continu emplissait les ténèbres, un flottant murmure d’eau qui tombe et d’eau qui coule, d’eau qui dégoutte et d’eau qui rejaillit10. À l’instar d’un rideau de scène, l’averse amène les ténèbres pour ne laisser entendre que le son de la pluie ; le suspense 8. « Mademoiselle Fifi », Contes et nouvelles I, p. 385. 9. Idem, p. 389‐390. 10. Idem, p. 396. 7
Élisabeth Himber reste ainsi maintenu quant au dénouement de l’histoire. De plus, la répétition de la subordonnée relative associée à son antécédent (eau qui, eau qui, eau qui) permet au lecteur d’envisager toutes les hypothèses concernant l’issue du drame. En effet, Rachel peut soit « tomber » sous la vengeance des Prussiens, soit « rejaillir » en héroïne patriotique. Une autre pluie encore ouvre la nouvelle Regret : Il pleut. C’est un triste jour d’automne ; les feuilles tombent. Elles tombent lentement dans la pluie, comme une autre pluie plus épaisse et plus lente.11 La morosité du rideau qui s’ouvre introduit le lecteur dans la grisaille quotidienne de l’existence de Saval, seul et vieux garçon à soixante‐deux ans. Il se clôt plus tragiquement encore par les pleurs du personnage qui vient de comprendre qu’il est définitivement passé à côté du bonheur : Il filait à grands pas sous la pluie, droit devant lui, descendant vers la rivière, sans songer où il allait. […] Alors il s’assit sous les arbres dénudés, et il pleura12. Ce tableau final clôt le récit en opérant une similitude avec Boule de Suif, dans la mesure où la focalisation sur les larmes du personnage introduit un second rideau, dans la continuité tragique du premier. La nature déteint sur les êtres humains, comme le décor finit par se confondre avec les personnages. Les « arbres dénudés » reflètent en effet le désespoir irrémédiable de Saval, « atterré comme après un désastre ». 11. « Regret », Contes et nouvelles I, p. 1047. 12. Idem, p. 1052. 8
Mise en scène de l’écriture chez Guy de Maupassant Fonctions narratives du rideau En début et en fin de récit, l’évocation du rideau de neige, de pluie ou de larmes encadre la narration. De même, de nombreux récits courts de Maupassant sont enchâssés dans des récits cadres, comme autant de « spectacles » encadrés par un lever et un tomber de rideau narratif. L’exemple pertinent de la nouvelle Le Bonheur le confirme. Le récit s’ouvre sur le tableau de la Corse au loin, véritable décor de scène : C’était l’heure du thé, avant l’entrée des lampes. La villa dominait la mer ; le soleil disparu avait laissé le ciel tout rose de son passage, frotté de poudre d’or ; et la Méditerranée, sans une ride, sans un frisson, lisse, luisante encore sous le jour mourant, semblait une plaque de métal polie et démesurée13. Cette description complète figure ainsi non seulement l’ensemble du décor d’arrière‐plan, un tableau rose et or qui rappelle le décor final du Mariage du lieutenant Laré, mais encore la scène sur laquelle le spectateur attend le personnage principal, la Corse : « une plaque de métal polie ». L’introduction de l’île sauvage s’apparente à une véritable ouverture de rideau par son apparition brusque dans le décor de la Méditerranée : Alors un vieux monsieur, qui n’avait pas encore parlé, prononça : « Tenez, j’ai connu dans cette île, qui se dresse devant nous, comme pour répondre elle‐même à ce que nous disions et me rappeler un singulier souvenir, j’ai connu un exemple admirable d’un amour constant, d’un amour invraisemblablement heureux. 13. « Le Bonheur », Contes et nouvelles I, p. 1239. 9
Élisabeth Himber Le voici. 14 » L’acte de narration se déclenche ainsi à partir du lever de rideau (texte cadre) sur le personnage principal, la Corse, introduisant par là même l’action centrale (texte encadré). Le texte cadre, tel un rideau final, clôt le spectacle de la narration sur la disparition du personnage principal : Et là‐bas, au fond de l’horizon, la Corse s’enfonçait dans la nuit, rentrait lentement dans la mer, effaçait sa grande ombre apparue comme pour raconter elle‐même l’histoire des deux humbles amants qu’abritait son rivage15. Ainsi, comme dans la plupart des récits, le rideau se baisse lentement dans un dégradé de lumière en introduisant la nuit, laissant la pensée des spectateurs errer sur le souvenir immédiat du conte d’amour qu’il vient d’entendre. Une autre nouvelle, Rouerie, présente un prologue, suivi d’une ouverture de rideau sur le spectacle du récit encadré, pour se clore enfin par la fermeture de ce rideau et l’épilogue. L’avant‐scène où se déroule le prologue introduit une conversation en cours, parmi des hommes du monde qui débattent de la ruse des femmes. Théâtre dans le théâtre, cet épilogue amène une image qui perdure, celle de la femme comédienne, dont la seule occupation consiste à jouer et tromper les hommes, éternels spectateurs crédules et abusés : « J’ai été roulé par une humble petite bourgeoise d’une façon comique et magistrale. Je vais vous dire la chose pour votre instruction16. » 14. Idem, p. 1240. 15. Idem, p. 1245. 16. « Rouerie », Contes et nouvelles I, p. 673. 10
Mise en scène de l’écriture chez Guy de Maupassant Puis, un blanc typographique fait passer le texte par une seconde étape, celle du rideau qui se lève sur le récit de la rouerie elle‐même, rythmée çà et là par de brèves indications de jeu théâtral : « elle simula fort bien l’étonnement » (p. 674), « cette comédie » (p. 677). Le spectacle se clôt ainsi sur la sortie de scène du personnage principal, la jeune femme : « Et, saluant avec un sourire un peu moqueur, elle sortit sans plus d’émotion, en actrice dont le rôle est fini17. » C’est alors que le blanc typographique figure pour le lecteur le noir du rideau qui tombe sur le spectacle alors que les feux de la rampe s’éteignent, tandis que l’épilogue rend la parole au narrateur : Et le comte de L… ajouta, comme morale : « Fiez‐vous donc à ces oiseaux‐là18 ! » Cette construction narrative des récits courts se retrouve fréquemment dans la littérature du XIXe siècle. Mais, de façon plus singulière et originale, Maupassant parvient aussi à mettre en scène ses personnages, qui font dans le texte des entrées et sorties dignes des plus grands comédiens. L’héroïne d’Une Vie, Jeanne, entre en scène dans le roman de façon tout à fait emblématique : « Jeanne, ayant fini ses malles, s’approcha de la fenêtre, mais la pluie ne cessait pas19 ». Cet incipit fait entrer l’héroïne en scène dès le premier mot, le rideau étant une fois de plus figuré par la pluie incessante. Le lecteur‐spectateur la voit ainsi comme dans le cadre d’un 17. Idem, p. 678. 18. Idem, p. 678. 19. « Une Vie », Romans, p. 3. 11
Élisabeth Himber plateau de scène, au travers des carreaux, prisonnière des conventions. L’ironie du texte veut qu’elle soit « libre enfin pour toujours, prête à saisir tous les bonheurs de la vie dont elle rêvait depuis si longtemps20 ». Nous savons tous, naturellement, ce qu’il en sera. Cependant, sa première apparition, dès la première phrase du roman, nous la montre derrière les carreaux d’une vitre ruisselante, comme emprisonnée dans le cadre d’un espace scénique, celui que les écrivains réalistes appellent la société. De surcroît, quelques lignes plus loin, le portrait qu’en fait le narrateur la réduit à un personnage de tableau : Elle semblait un portrait de Véronèse avec ses cheveux d’un blond luisant qu’on aurait dit avoir déteint sur sa chair, une chair d’aristocrate à peine nuancée de rose, ombrée d’un léger duvet, d’une sorte de velours pâle qu’on apercevait un peu quand le soleil la caressait. Ses yeux étaient bleus, de ce bleu opaque qu’ont ceux des bonshommes en faïence de Hollande21. Le personnage s’assimile donc à un type, celui de l’aristocrate, à un art de peindre, celui de Véronèse, et rappelle un objet à la mode, les faïences de Hollande. Le décor dans lequel elle apparaît est une scène de théâtre. Quoi de plus factice, donc, que cet univers où règnent les conventions, la mode, les types sociaux ? L’écriture de Maupassant nous interroge, ici, sur la définition même de l’écriture réaliste… D’autres « cadrages » viennent confirmer cette première impression d’écriture mise en scène. Dans le roman Fort comme la mort, le peintre Olivier Bertin, dévasté par l’amour qu’il 20. Idem, p. 3. 21. Idem, p. 4. 12
Mise en scène de l’écriture chez Guy de Maupassant porte à la jeune Annette, la fille de sa maîtresse, assiste à l’Opéra à la représentation de Faust. De la loge sur la scène qu’occupaient déjà la duchesse, Annette, le comte, le marquis, Bertin et M. de Musadieu, on ne voyait rien que les coulisses où des hommes causaient, couraient, criaient : des machinistes en blouse, des messieurs en habit, des acteurs en costume. Mais derrière l’immense rideau baissé on entendait le bruit profond de la foule, on sentait la présence d’une masse d’êtres remuants et surexcités, dont l’agitation semblait traverser la toile pour se répandre jusqu’aux décors. On allait jouer Faust22. Le personnage, contre toute attente, se trouve placé de façon à voir parfaitement les coulisses et l’arrière du rideau. En réalité, cette soirée à l’Opéra va révéler au personnage toute la douleur de son amour impossible, et préfigurer sur la scène sa propre issue tragique, la mort. Le rideau s’étant levé, il se dressa de nouveau et il vit, dans un décor représentant le cabinet d’un alchimiste, le docteur Faust méditant. […] Alors il écouta, comme les autres, et derrière les paroles banales du livret, à travers la musique qui éveille au fond des âmes des perceptions profondes, il eut une sorte de révélation de la façon dont Goethe rêva le cœur de Faust. Il avait lu autrefois le poème, qu’il estimait très beau, sans en avoir été fort ému, et voilà que, soudain, il en pressentit l’insondable 22. « Fort comme la mort », Romans, p. 1000. 13
Élisabeth Himber profondeur, car il lui semblait que, ce soir‐là, il devenait lui‐même un Faust23. Non seulement le lieu du théâtre marque une sorte de révélation cathartique pour le personnage, mais encore la présence du rideau qui lui permet de passer de l’autre côté de la scène, le révèle à lui‐même comme le créateur, comme l’artiste maître tout‐puissant de son art qu’il aurait pu être... S’il sent alors son amour pour la jeune fille sans espoir, il prend également conscience qu’il demeure le seul représentant d’un art désormais dépassé, celui du portrait, face à l’impressionnisme naissant. Maintenant, il écoutait au fond de lui‐même l’écho des lamentations de Faust ; et le désir de la mort surgissait en lui, le désir d’en finir aussi avec ses chagrins, avec toute la misère de sa tendresse sans issue. (…) Il se sentait vieux, fini, perdu24 ! Aux douleurs de l’amant malheureux se superposent celles de l’artiste qui a échoué, et l’écriture revient alors naturellement à la peinture, dans le cadrage de la loge où il aperçoit Annette. Il se rassit, et la phrase qu’il venait d’entendre lui revint à la mémoire : Je veux un trésor qui les contient tous, Je veux la jeunesse. Il la murmurait entre ses dents, la chantait douloureusement au fond de son âme, et, les yeux toujours fixés sur la nuque blonde d’Annette 23. Idem p. 1000‐1001. 24. Idem p. 1002‐1003. 14
Mise en scène de l’écriture chez Guy de Maupassant qui surgissait dans la baie carrée de la loge, il sentait en lui toute l’amertume de cet irréalisable désir25. Le rappel du cadre projette le personnage du roman dans l’univers du théâtre. La société parisienne n’est que fausseté, factice et éclat artificiel. Les véritables sentiments sont à rechercher en coulisses, derrière le rideau. Le personnage du peintre se sent désormais isolé par rapport à une société qui ne le comprend pas. La représentation à l’Opéra ne sert qu’à accentuer le divorce entre le factice d’une société sur son déclin et la sincérité des sentiments vrais dont sont porteurs les véritables artistes. Le rideau permet dans cette scène de matérialiser cette rupture. La scène est le lieu de vérité, la salle celui du mensonge. Fonction métaphorique du rideau : un enjeu de l’écriture maupassantienne C’est ainsi que l’on ressent pleinement l’une des missions de l’écriture réaliste : lever le voile sur l’hypocrisie du quotidien, de la société, du monde tout entier. Or, le théâtre permet à l’auteur de « métaphoriser » son message : la réalité n’est pas dans ce que l’on voit ; elle est derrière, dans les coulisses. Ce qui s’offre à notre vue tous les jours n’est que comédie. Le théâtre seul offre cette double possibilité de dire sans dénoncer, de révéler sans juger. C’est ainsi que Maupassant joue sur le cadrage de ses récits pour mieux faire sentir à son lecteur que sa perception de la réalité est totalement aléatoire et dépend uniquement de sa sensibilité. 25. Idem p. 1002‐1003. 15
Élisabeth Himber […] les Réalistes de talent devraient plutôt s’appeler des Illusionnistes. Quel enfantillage, d’ailleurs, de croire à la réalité puisque nous portons chacun la nôtre dans notre pensée et dans nos organes. Nos yeux, nos oreilles, notre odorat, nos goûts différents créent autant de vérités qu’il y a d’hommes sur la terre. Et nos esprits qui reçoivent les instructions de ces organes, diversement impressionnés, comprennent, analysent et jugent comme si chacun de nous appartenait à une autre race. Chacun de nous se fait donc simplement une illusion du monde, illusion poétique, sentimentale, joyeuse, mélancolique, sale ou lugubre suivant sa nature. Et l’écrivain n’a d’autre mission que de reproduire fidèlement cette illusion avec tous les procédés d’art qu’il a appris et dont il peut disposer. Illusion du beau qui est une convention humaine ! Illusion du laid qui est une opinion changeante ! Illusion du vrai jamais immuable ! Illusion de l’ignoble qui attire tant d’êtres ! Les grands artistes sont ceux qui imposent à l’humanité leur illusion particulière26. Le cadrage des scènes qui séduit tant Maupassant répond à cette volonté de sensibiliser tous les lecteurs à la relativité de leur interprétation, aux nuances qu’ils doivent apporter à leurs jugements sur la réalité. La nouvelle La Fenêtre raconte ainsi la méprise du narrateur au sujet de l’identité d’une jeune femme dont il n’a vu qu’une moitié car elle était penchée à la fenêtre. Alors qu’il croyait surprendre Césarine, une petite bonne dont il avait fait sa maîtresse, il se trouvait face à Mme de Jadelle, la femme dont il avait demandé la main. 26. « Le Roman », Romans, p. 709. 16
Mise en scène de l’écriture chez Guy de Maupassant Je m’avançais sans bruit, les pieds en mes pantoufles de maroquin aux semelles ouatées, pour gravir les premières marches, quand j’aperçus Césarine, penchée à la fenêtre, regardant au‐dehors. Je n’aperçus pas Césarine tout entière, mais seulement une moitié de Césarine, la seconde moitié d’elle ; j’aimais autant cette moitié‐là. De Mme de Jadelle j’eusse préféré peut‐être la première. Elle était charmante ainsi, si ronde, vêtue à peine d’un petit jupon blanc, cette moitié qui s’offrait à moi. Je m’approchai si doucement que la jeune fille n’entendit rien. Je me mis à genoux ; je pris avec mille précautions les deux bords du fin jupon, et, brusquement, je relevai. Je la reconnus aussitôt, pleine, fraîche, grasse et douce, la face secrète de ma maîtresse, et j’y jetai, pardon, Madame, j’y jetai un tendre baiser, un baiser d’amant qui peut tout oser. Je fus surpris. Cela sentait la verveine ! Mais je n’eus pas le temps d’y réfléchir. Je reçus un grand coup, ou plutôt une poussée dans la figure qui faillit me briser le nez. J’entendis un cri qui me fit dresser les cheveux. La personne s’était retournée – c’était Mme de Jadelle27 ! La méprise, qui se nourrit de la ressemblance physique entre les deux personnages féminins, permet une description de moitié de femme truffée d’ambiguïtés et d’ironie envers lui‐
même de la part d’un narrateur qui se souvient (« De Mme de Jadelle, j’eusse préféré peut‐être la première » ; « Je la reconnus aussitôt »). La fenêtre, cadre par lequel notre regard s’ouvre sur une réalité délimitée, remplit une fonction bien particulière, comme la porte ou le rideau dans d’autres récits courts : elle trace la frontière entre le réel et le factice, dans la mesure où elle montre la coulisse et dévoile les personnes dans toute leur réalité, ayant délaissé leur rôle quotidien. 27. « La Fenêtre », Contes et nouvelles I, p. 900‐901. 17
Élisabeth Himber À ce propos, il faut noter que la fenêtre est un élément particulièrement présent dans la littérature réaliste à partir des Goncourt et de Flaubert. Mettre un personnage à la fenêtre permet à l’auteur de justifier la vraisemblance de la description panoramique qui va suivre, de la « cadrer », tout en déléguant l’exposition des lieux et des milieux à l’œil du personnage accoudé. Si elle est traditionnellement le lieu de la transition entre le public et le privé, elle peut aussi donner lieu à une rêverie (Emma Bovary) ou à une révélation, comme c’est souvent le cas chez Maupassant. Quoi qu’il en soit, elle est frontière entre le réel et le factice, elle se donne volontiers la mission de révéler le non‐dit d’une réalité insoupçonnée. Maupassant se plaît ainsi à resserrer le cadre de son texte, par un rideau, une fenêtre, une porte, créant de la sorte une mise en abyme de cadrage. Ce procédé a pour effet de permettre au lecteur de nuancer ce qu’il voit. S’il se reconnaît dans le narrateur qui, comme le spectateur d’une pièce de théâtre ne voit que ce qui se passe sur scène, c’est‐à‐dire une réalité choisie en vue de la représentation, pourtant le lecteur de Maupassant sait quelque chose d’essentiel qui échappe à tout spectateur au théâtre : il prend davantage conscience de la présence des coulisses, de l’existence d’une réalité « hors‐
cadre ». Cette notion de cadrage prend donc une dimension bien différente de celle d’un simple enjeu esthétique, dès l’instant où elle vient bouleverser la vision de la réalité pour le lecteur, en lui imposant une conception chère à Maupassant, celle de l’illusion. Or, si ce n’est qu’en franchissant la limite du rideau scénique pour passer derrière que l’on entrevoit la réalité vraie, ce n’est donc qu’en ouvrant un livre que l’on peut accéder à la vie. Rideaux, portes, fenêtres sont autant de frontières à traverser pour accéder à ce qui nous échappe d’ordinaire ; ouvrir un livre, c’est sauter de l’autre côté du 18
Mise en scène de l’écriture chez Guy de Maupassant miroir et pénétrer dans l’univers de la réalité, celui que nous met sous les yeux Maupassant, pour peu que l’on veuille bien ouvrir le livre et franchir le pas. C’est dans l’artifice que se révèle la vérité, qu’elle trouve sa meilleure expression. Conclusion Qu’est‐ce donc qui soutient l’homme ? Qui le fait aimer la vie, rire, s’amuser, être heureux ? L’illusion. Elle nous enveloppe et nous berce, nous trompant et nous charmant toujours ! Elle nous fait voir bleu, elle nous fait voir rose, elle tombe sur nous avec les rayons du soleil, flotte autour de nous dans la pâle clarté de la lune28 ! Maupassant écrit dans une période où le roman s’efforce d’être le genre qui démasque, qui va sous les apparences, afin de décomposer et de percer à jour les mécanismes secrets de la vie sociale. Il se trouve donc tiraillé entre deux tendances : celle du roman qui dévoile, et celle du théâtre qui crée l’illusion. Il opère ainsi un mélange des genres, après Victor Hugo (dans sa préface de Cromwell), Baudelaire et ses poèmes en prose, avant Mallarmé et sa Crise de Vers, qui emprunte à la fois au théâtre et au roman. Pour lui, la vérité ne peut se dévoiler que dans l’illusion, puisque le romancier doit être à la fois acteur et spectateur, comédien et homme. Il participe d’abord à la vie, puis s’en distancie pour mieux la recréer selon sa propre nature. L’écrivain regarde, tâche de pénétrer les âmes et les cœurs, de comprendre leurs dessous, leurs penchants honteux ou magnanimes, toute la mécanique compliquée des mobiles humains. Il observe ainsi, suivant son tempérament d’homme et sa conscience d’artiste. Il cesse d’être consciencieux et artiste, s’il s’efforce systématiquement de 28. « Causerie triste », Chroniques II, p. 353. 19
Élisabeth Himber glorifier l’humanité, de la farder, d’atténuer les passions qu’il juge déshonnêtes au profit des passions qu’il juge honnêtes29. L’écrivain est donc monté sur la scène du monde, il a percé à jour l’illusion et en est revenu, afin de recréer la vérité, sous forme d’une autre illusion, l’écriture. Maupassant use ainsi des ressources des deux modes : son œuvre se revendique comme une création à la fois littéraire et dramatique. La prose emprunte au théâtre sa structure et ses outils : le narrateur, principe même de la différenciation entre théâtre et roman, revêt l’habit et les fonctions d’un metteur en scène, les personnages figurent quant à eux une immense pantomime, manipulés par une société de conventions et de faux‐
semblants. Le rideau trouve ainsi toute sa place dans cette mise en scène de la narration : frontière entre réel et factice, miroir révélateur d’une vérité insoupçonnée et insoupçonnable, il figure le point au‐delà duquel les limites s’évanouissent entre vrai et faux, vérité et mensonge. Toujours une vérité semble se cacher derrière une autre, manipulations et dissimulations incessantes miment les rapports de force constants qui priment dans un univers qui a perdu toute rationalité, et où sont exacerbés le plaisir du jeu, la fascination pour l’artifice qui transfigure le réel, et la mise en abyme des apparences. Par ailleurs, la nature de l’écrivain « acteur et spectateur de lui‐même et des autres30 » révèle un dilemme fondamental dans l’œuvre de Maupassant : faut‐il agir ou regarder ? L’auteur semble favoriser les spectateurs de l’existence exclusivement, comme le fera Bergson quelques années plus tard : 29. « Les Audacieux », Chroniques II, p. 280‐281. 30. Sur l’eau, Cannes, Saint‐Raphaël, Saint‐Tropez, Complexe, 1993, p. 65. 20
Mise en scène de l’écriture chez Guy de Maupassant Détachez‐vous maintenant, assistez à la vie en spectateur indifférent : bien des drames tourneront à la comédie. Il suffit que nous bouchions nos oreilles au son de la musique dans un salon où l’on danse, pour que les danseurs nous paraissent aussitôt ridicules31. Seuls les spectateurs échappent au drame de l’existence dont nous sommes tous dupes. L’immense farce que nous jouent la Nature et la Société ne peuvent nous atteindre si nous les regardons de loin. C’est donc la leçon du maître Flaubert qui l’emporte : Le seul moyen de vivre en paix, c’est de se placer d’un bond au‐
dessus de l’humanité tout entière et de n’avoir avec elle rien de commun, qu’un rapport d’œil32. Le rideau, élément dramatique par excellence, nous rappelle ainsi à chaque détour de l’œuvre que l’art ne montre pas la vraie vie, et que le lecteur que nous sommes ne doit pas se laisser piéger par l’illusion romanesque… C’est la raison pour laquelle le théâtre a tant séduit Maupassant : il n’est qu’illusion de la réalité, mais une illusion qui se présente sous les traits d’un miroir qu’on ne soupçonne d’aucun mensonge. Bibliographie
BERGSON Henri, Le Rire, Alcan, 1927. FLAUBERT, Lettre à Louise Colet, 22 avril 1853. MAUPASSANT Guy, Contes et nouvelles I, Gallimard, collection « La Pléiade », texte établi et annoté par Louis Forestier, 1974. 31. BERGSON H., Le Rire, Alcan, 1927, p. 5. 32. FLAUBERT G., Lettre à Louise Colet, 22 avril 1853. 21
Élisabeth Himber MAUPASSANT Guy, Contes et nouvelles II, Gallimard, collection « La Pléiade », texte établi et annoté par Louis Forestier, 1979. MAUPASSANT Guy, Romans, Gallimard, collection « La Pléiade », texte établi et annoté par Louis Forestier, 1987. MAUPASSANT Guy, Sur l’eau, Cannes, Saint‐Raphaël, Saint‐
Tropez, éditions Complexe, 1993. MAUPASSANT Guy, Chroniques, tome 2, éditions 10/18, 1980. 22
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