4.3 - Des aménagements à la théorie synthétique La théorie

4.3 - Des aménagements à la théorie synthétique
La théorie darwinienne repose sur quelques principes : variabilité génétique,
sélection naturelle, fixation des mutations sélectionnées, évolution progressive par
effet cumulatif de ces mutations. Mais des chercheurs semblent avoir parfois
découvert des mécanismes qui n'obéissent pas aux principes darwiniens classiques ;
l'évolution saltatoire et l'évolution moléculaire neutre en font partie.
4.3.1 - L'évolution saltatoire
La macro-évolution de Richard GOLDSCHMIDT
- Les arguments
Les Chauves-souris et les Baleines sont apparues à l'Éocène voici 50 Ma.
Toutes deux représentent des types adaptatifs entièrement nouveaux dans la classe
des Mammifères. Leurs ancêtres, qui devaient pourtant figurer parmi les Mammifères
placentaires, apparus 10 Ma seulement avant les premières Chauves-souris et
Baleines, sont demeurés longtemps énigmatiques : on connaît aujourd'hui des formes
intermédiaires entre les Baleines et une famille d'Artiodactyles, ces derniers
comprennent, par exemple, les Mammifères ruminants et les Suiformes. Cependant,
les transformations morphologiques considérables de ces espèces par rapport au plan
d'organisation des Mammifères terrestres auraient demandé plusieurs dizaines, voire
plusieurs centaines de millions d'années pour s'accomplir, en admettant les processus
de l'évolution graduelle classique de type darwinien. Or 10 Ma ont suffi à
l'accomplissement de ces modifications de grande ampleur. Ces deux exemples
illustrent le passage irrésolu d'un taxon vers les taxons supérieurs.
Le généticien Richard GOLDSCHMIDT (1878-1958) qualifie ces brusques apparitions
de formes nouvelles de macro-évolutives et il les oppose aux phénomènes micro-
évolutifs caractéristiques de l'évolution phylétique. La micro-évolution concerne la
formation des sous-espèces et l'évolution des espèces ; elle s'appuie sur les
arguments darwiniens. La macro-évolution s'occupe uniquement de la formation des
unités taxinomiques supérieures à l'espèce : les genres, les familles, les ordres...
R. GOLDSCHMIDT expose dans son livre The Material Basis of Evolution (« Les
Fondements matériels de l'évolution », 1940) des conceptions peu orthodoxes : les
races et les sous-espèces ne sont pas des espèces naissantes, la spéciation est
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brusque et l'évolution ne serait pas graduelle mais saltatoire, la sélection naturelle ne
joue aucun rôle dans la spéciation et surtout pas dans la formation des taxons
supérieurs à l'espèce. Les seules données utilisables pour l'étude de la macro-
évolution sont les documents fossiles, dont les paléontologues soulignent l'importance
puisque ce sont les uniques témoins objectifs des phénomènes évolutifs de grande
ampleur. Des mutations dites systémiques seraient responsables de l'évolution en
donnant soudainement naissance à des mutants : les monstres prometteurs (the
hopeful monsters). D'après les études et les descriptions de R. GOLDSCHMIDT, on pense
que ces mutations affectent sans doute les gènes de régulation homéotiques, car ils
donnent quelquefois naissance à des formes monstrueuses.
- Les critiques
Sa conception de l'évolution l'oblige à envisager seulement une évolution
saltatoire. Comme elle s'applique à quelques cas, elle ne peut prétendre constituer, à
elle seule, une théorie de l'évolution. Elle repose sur des arguments génétiques encore
très vagues des années 1930, sur quelques exemples qui manquent de consistance
scientifique et sur des formes monstrueuses presque toujours non viables. Les
arguments macro-évolutifs, obligatoirement paléontologiques, relèvent du miracle pour
trois raisons : la fossilisation est naturellement un événement peu fréquent ; la
fossilisation des monstres prometteurs peu nombreux doit être exceptionnelle car ils
ont plus de chance de disparaître sans laisser de traces ; enfin la découverte de ces
mutants fossiles demeure improbable. Cette théorie, quasiment impossible à
démontrer, est donc rapidement tombée en désuétude, mais si l'origine de la macro-
évolution n'est pas élucidée, le phénomène demeure. Actuellement, les mutations
homéotiques, beaucoup mieux connues, sont à l'origine d'idées parfois comparables à
celles de R. GOLDSCHMIDT.
Paléontologue, très proche des conceptions darwiniennes, G. SIMPSON conçoit
une évolution accélérée qu'il appelle « évolution quantique ».
L'évolution quantique de George Gaylord SIMPSON
À côté des séries fossiles progressives témoins d'une évolution classique, il en
existe certaines qui plaident en faveur d'un autre type d'évolution. On observe, en
effet, que des espèces stables pendant de longues périodes donnent lieu à des
spéciations très rapides : le passage d'une espèce à plusieurs autres se réalise sans
formes intermédiaires ; il y a une sorte de saut évolutif, le quantum, qui semble
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conduire directement des ancêtres aux descendants. Vers les années 1940, le nombre
de ces séries reconnues exclut l'argument des « lacunes stratigraphiques » ; il s'agit
donc bien d'un phénomène évolutif accéléré. G. SIMPSON évite le terme d'évolution
saltatoire en le remplaçant par celui d'évolution quantique.
Il pense que les petites populations sont principalement affectées par ce type
d'évolution lorsqu'elles se trouvent en déséquilibre avec leur milieu à la suite d'un
bouleversement écologique ou d'une migration. L'établissement d'un nouvel équilibre
se manifeste alors par une spéciation rapide, un quantum évolutif. G. SIMPSON n'est pas
loin des idées de E. MAYR quand ce dernier proposera une interprétation génétique en
établissant, en 1954, le concept de révolution génétique.
L'explication génétique de G. SIMPSON reste classique et ne s'éloigne pas du
modèle néo-darwinien : la rapidité de la spéciation lors du quantum provient d'une
accélération du taux des mutations. Leur effet s'accumule immédiatement et provoque
la brusque apparition de formes nouvelles ; il n'y a donc qu'une micro-évolution
classique dont le rythme est très rapide. Mais lorsque, selon G. SIMPSON, l'évolution
quantique conduit parfois à des taxons supragénériques (ordre, classe...), elle peut
être alors assimilée à la macro-évolution, qui ne semble pas obéir au modèle
darwinien.
Le concept d'évolution quantique est sans doute tombé en désuétude parce que,
à cette époque, G. SIMPSON ne disposait pas encore des connaissances génétiques qui
ont été acquises plus tard. Il n'a pas envisagé d'autre solution que celle d'une
accélération des mutations, alors qu'il existe plusieurs alternatives que vont utiliser
Niles ELDREDGE et Stephen Jay GOULD en proposant leur modèle des équilibres
ponctués.
Le ponctualisme de Niles ELDREDGE et de Stephen Jay GOULD
- Naissance et contenus de la théorie des équilibres ponctués
Décrié par les uns, considéré par les autres comme une découverte
fondamentale, ce modèle prend naissance en 1971, à partir des travaux de
N. ELDREDGE. Ce paléontologue est parti de l'observation d'une lignée de Trilobites du
genre Phacops, dans laquelle les variations du nombre de rangées d'ocelles sont
discontinues ; cela n'est pas a priori surprenant, car le caractère étudié est, lui-même,
discontinu. Il pense que l'absence de fossiles intermédiaires dans les séries fossiles ne
résulte pas toujours de lacunes documentaires, mais bien d'une évolution saltatoire.
L'étude des variations de 13 lignées de Gastéropodes du lac Turkana (Kenya),
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réalisées plus tard par P. WILLIAMSON (1981 et 1983), fournit un autre argument en
faveur d'une évolution saltatoire. Celui-ci a suivi chez 3 300 individus les variations de
parfois 24 caractères. P. WILLIAMSON observe chez les différentes espèces de
Gastéropodes, qui ont vécu vers la fin du Tertiaire (5 Ma) et au début du Quaternaire
(1 Ma), de longues périodes de stabilité, suivies d'épisodes brefs d'évolution rapide de
5 000 à 50 000 ans. Ces ponctuations, qui affectent toutes les espèces, correspondent
à des régressions dont les baisses de niveau des eaux fractionnent le lac en « îles ».
P. WILLIAMSON pense que ces « îles » écologiques ont abrité de petites populations,
isolées génétiquement de la population mère, qui ont rapidement divergé : le faible
effectif des populations pionnières favoriserait leur divergence génétique.
N. ELDREDGE et S. GOULD ont proposé dans un article intitulé : Punctuated
Equilibria : an alternative to phyletic gradualism » (« Les équilibres ponctués : une
alternative au gradualisme phylétique », 1972) un modèle d'évolution dit des
« équilibres ponctués » qui s'appuie sur deux observations principales :
- la présence de discontinuités entre les espèces dans les archives
paléontologiques,
- la stabilité morphologique de certaines espèces pendant des millions d'années.
D'après les documents paléontologiques, certaines lignées apparaissent
soudainement : c'est la ponctuation, et elles présentent très rapidement de
nombreuses variations morphologiques : c'est la radiation adaptative, puis elles
demeurent stables sur une longue période de temps qui représente la stase évolutive.
Stases et ponctuations prouvent que l'évolution ne se déroule pas à vitesse
constante ; chaque phase comporte des phénomènes particuliers. Une des
conséquences de leur alternance serait un découplage total entre la micro-évolution,
c'est-à-dire l'évolution des espèces et la macro-évolution, qui se rapporte à l'apparition
des taxons supra-spécifiques :
1) Pendant les stases, l'évolution est lente, les modifications observées sur les
fossiles ne sortent pas du cadre spécifique. Les mutations ponctuelles concernées
affectent surtout les gènes de structure et favorisent les changements adaptatifs des
espèces. La théorie darwinienne s'applique à ces périodes de micro-évolution. Les
stases s'expliquent de deux façons : soit la sélection naturelle, stabilisante, favorise un
type moyen ; soit les espèces restent inchangées par manque d'une variabilité
génétique suffisante.
2) Pendant les ponctuations, l'évolution et la spéciation sont rapides. Les mutations
probables des gènes de régulation permettent non seulement la diversification des
espèces (radiations), mais aussi le passage de l'espèce à un taxon supérieur.
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- Origine et conséquence des ponctuations
Origine
N. ELDREDGE et S. GOULD considèrent que les ponctuations se déroulent dans les
populations périphériques d'effectif faible, aptes à subir la spéciation. Le modèle de la
révolution génétique de Hampton CARSON leur convient. Ils font référence également à
la macro-évolution de Richard GOLDSCHMIDT, car, selon eux, les ponctuations sont des
périodes favorables au passage des taxons spécifiques vers les taxons supérieurs.
Conséquence
Lors d'une ponctuation, quand une espèce est sur le point d'être remplacée par
une autre, il existe, dans la même lignée évolutive, des populations candidates à la
succession. Chacune possède des adaptations particulières, distribuées au hasard,
parfois sans utilité bien définie. Mais, si un changement de milieu se révèle plus
favorable à l’un de ces types d'adaptation, la population possédant cette adaptation se
développera, alors que les autres régresseront. En outre, si ce milieu est toujours
avantageux au cours de ponctuations successives, la même adaptation persiste en
s'accentuant. Alors, dans cette lignée, le paléontologiste observe une tendance
évolutive qui n'a pas, comme le soulignent N. ELDREDGE et S. GOULD, obligatoirement
une valeur adaptative. La tendance évolutive se manifeste d'un bout à l'autre de la
lignée, même si chaque espèce, considérée isolément, ne la présente pas. C'est le
cas, par exemple, de l'augmentation du cerveau dans la lignée humaine : chez
Homo habilis, H. erectus ou H. sapiens. Les études du paléontologue Ian TATTERSALL
montrent que la morphologie du crâne et le volume cérébral n'ont pratiquement pas
changé entre les deux spécimens d'H. erectus du lac Turkana, datant de 1,5 Ma, dont
les volumes sont de 850 et 1 100 cm3 et ceux des derniers représentants chinois de
l'espèce, datant de 500 000 ans, dont les volumes oscillent entre 900 et 1 200 cm3 ; il
s'agit certainement d'une stase évolutive. En revanche, les mesures attestent une très
nette augmentation, quand on passe de H. habilis à H. erectus puis de H. erectus à
H. sapiens.
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