l’invité du mois Astrophysicien de renom, infatigable passeur de sciences et écologiste convaincu, le franco-canadien Hubert Reeves s’emploie inlassablement à éveiller les consciences, ne craignant rien de plus que la démobilisation. Rencontre avec un homme déterminé. Propos recueillis par Aurélie Seigne Hubert Reeves Science avec conscience PARCOURS 1932 Naissance à Montréal. 1960-1964 Enseigne la physique à l’université de Montréal ; conseiller scientifique à la Nasa. 1981 Premier succès de vulgarisation scientifique, « Patience dans l’azur », suivi de « Poussières d’étoiles », en 1984. 2001 Président d’Humanité et Biodiversité (anciennement Ligue ROC). 2003 « Le Mal de la Terre ». Denis Allard / Réa 2008 Parution de ses mémoires, « Je n’aurai pas le temps… ». 2013 « Là où croît le péril… croît aussi ce qui sauve ». Dans une tribune* cosignée avec Laurent Berger, vous appelez à faire mieux avec moins. Pourquoi ? De plus, c’est une attitude de fermeture, pas dynamique et déprimante. On arrive aux limites de la disponibilité des ressources naturelles. Le réservoir commence à être vide. Parallèlement, la population s’accroît et ses besoins également. Les pays émergents qui n’étaient pas avides des ressources de la terre le deviennent. Ce qui n’était pas un problème le devient. Quelle alternative proposez-vous ? Quelles peuvent être les réponses à cette problématique ? Depuis les Grecs et les Égyptiens, on sait que la terre est finie. Lorsqu’Ératosthène mesure, au iiie siècle avant J.-C., la circonférence de la terre, il émet implicitement l’idée que la terre est finie. Mais on a fait comme si ce n’était pas le cas. Les premières véritables réflexions sur le sujet démarrent avec la croissance rapide de la consommation à partir des années cinquante. C’est donc une prise de conscience récente. Un certain nombre de mouvements prônent la décroissance. Or celle-ci laisse en difficulté une partie importante des humains ; plus d’un milliard de personnes ne mangent pas à leur faim et n’ont pas accès à l’eau potable. La décroissance est donc une attitude égoïste de ceux qui vivent bien par rapport à ceux qui n’ont pas assez. 27 L’enjeu, c’est d’augmenter le rendement de la qualité de vie sans continuer à puiser indéfiniment dans un ensemble fini. Cela suppose de remettre en cause un comportement qui fait comme si la terre et ses ressources étaient infinies. De quand date la prise de conscience de la finitude de la terre ? CFDT MAGAZINE Avril 2014 l’invité du mois De la prise de conscience à la réaction, le chemin semble long… Comment expliquez-vous cette inertie ? Le paradoxe de notre période est que tous les scientifiques compétents admettent qu’on est dans une situation grave, mais un certain nombre de personnes continuent de ne pas croire à la réalité du changement climatique. Les rapports du Giec sont explicites sur le fait que sans modification de nos comportements, le problème climatique va augmenter et conduire à une hausse des températures non pas de 2°C d’ici 2100, qui est le seuil au-delà duquel on considère que le changement ne sera plus gérable, mais de 4°C. Les signes sont plus inquiétants que ce qu’on attendait : les glaces fondent plus vite, les tempêtes sont plus nombreuses et intenses, les désastres écologiques (froid extrême, canicules, inondations) augmentent. Pourquoi la réaction n’estelle pas plus rapide ? C'est comme si on préférait ne pas savoir. Quand on a la fièvre, on casse le thermomètre. notre monde est en sursis, mais un autre avenir est possible. Cela ne vous décourage pas ? De petits pas sont faits et c’est très positif. Le bilan du Sommet de la Terre, en 1992 à Rio, est mince mais l’écologie entre dans le vocabulaire. À Copenhague, c’est la biodiversité. Nul ne peut prédire l’avenir, mais nous pouvons agir et nous devons tout faire pour qu’il soit meilleur. Il faut être 28 déterminé. Ce qui est grave, c’est la démobilisation. C’est un peu comme dans les années trente où en niant les risques de guerre, on y a couru tout droit. Nous sommes dans l’obligation de répondre positivement à la question de savoir si l’avenir sera celui d’un développement durable. C’est à nous de faire en sorte que cela advienne. En France, peu a été fait depuis le Grenelle de l’environnement… Les avancées du Grenelle ont été mises de côté au nom de problématiques jugées plus urgentes. Mais si on laisse l’écologie aller à vau-l’eau, c’est l’économie qui va s’effondrer. La question est : à quel moment interviennent les considérations écologiques ? Quand le gouvernement d’Alberta décide de poursuivre l’extraction des sables bitumineux en dépit de toute logique écologique, le décideur est-il conscient de la responsabilité qu’il endosse ? Quelle est l’importance des considérations de long terme par rapport à celles de court terme que sont les échéances électorales ou les bénéfices immédiats de ces décisions ? L’enjeu, c’est précisément d’inciter les citoyens à donner du poids à ces questions, d’éveiller les consciences en soulignant les menaces. Notre monde est en sursis, mais un autre avenir est possible. Comment impliquer les individus sans les démoraliser face à l’ampleur des dangers potentiels ? Il nous faut être réaliste et ne rien cacher des problèmes. Le fait de penser CFDT MAGAZINE Avril 2014 Denis Allard / Réa - Jean Claude Moschetti / Réa - Gary Braasch / Zuma-Réa Les premières traces du fait que des humains pressentent qu’il y a un problème remontent à Pythagore. Mais il faut attendre la fin du xixe siècle pour observer les premières décisions : en Californie, on décide de créer des parcs naturels nationaux (Yellowstone, Sequoia National Park) pour sauver la nature. Ce sont les premiers exemples où l’on sort de la seule déploration pour passer à l’action. Depuis, ce type de mouvements s’est répandu à travers le monde, en particulier occidental. Mais est-ce suffisant ? En dépit des réactions, des mouvements, des conférences pour empêcher la détérioration de la planète, nous continuons d’augmenter nos émissions de CO2 de 3 % par an alors qu’il faudrait les diminuer de 60 % à 80 % ; la déforestation, la pollution des cours d’eau et de l’air, la diminution des terres arables se poursuivent. aux générations futures non pas comme une abstraction mais à travers sa famille, ses enfants, ses petits-enfants, est motivant. Simplement, il faut que cette vigilance citoyenne intervienne non pas en admirant la beauté de la nature mais au moment où se prennent les décisions : lorsqu’on vote, lorsqu’on consomme, lorsqu’on décide de faire telle activité plutôt que telle autre. Chacune de ces décisions a des implications de court et de long terme. En passant de l’astrophysique à l’écologie, peut-on dire que vous avez délaissé l’univers pour la Terre ? L’univers et la terre sont également importants. L’astronomie nous dit d’où l’on vient, comment on en est arrivé, nous les humains, à exister. L’écologie nous dit comment rester dans un monde aujourd’hui menacé par l’activité humaine. Cette menace met-elle l’avenir de la planète en danger ? La planète continuera de tourner autour du soleil, la vie reviendra. La vie est très résistante : voyez les extrêmophiles, ces organismes qui vivent dans des milieux sous 0°C ou au-dessus de 100°C, hyper-acides ou radioactifs. Nous, humains dévastateurs, n’arrive- rons pas à éliminer la vie. Ce qui est menacé, c’est l’humanité, qui risque un appauvrissement considérable de ses conditions de vie par la destruction des cadeaux que la nature nous offre gratuitement : l’air, l’eau, les vers de terre qui oxygènent les sols et les insectes qui pollinisent les plantes. L’ère de l’anthropocène (ndlr : période qui débute avec la Révolution industrielle et durant laquelle l’activité humaine devient prépondérante dans le système terrestre) nous a permis de vivre de grands progrès en matière de conditions de vie, l’espérance de vie humaine est passée de 25 ans à 80 ans. Qu’est-ce qui suivra dans les siècles à venir ? C’est à nous d’en décider. On dit que l’homme se distingue des animaux par son intelligence. Pourquoi ne la met-il pas à profit pour sortir de cette impasse ? L’homme a effectivement une intelligence fantastiquement supérieure à celle des animaux. Il a inventé la culture, la musique, les sciences, exploré les lois de la nature. C’est cette intelligence qui nous a permis de survivre alors que l’homme est un animal bien mal armé pour se défendre dans la nature. C’est aussi cette intelligence qui nous a conduit à faire des armes : des flèches, des épées, des fusils, la bombe atomique. Notre intelligence nous a sauvés ; elle nous menace. La question n’est donc pas d’être intelligent, mais de s’en servir à bon escient. La science est-elle l’avenir de l’homme ou son arme de destruction ? La science peut donner le meilleur comme le pire. Ce n’est qu’un instrument et non un domaine de valeurs. Elle ne dit pas ce qui est bien ou pas ; elle dit comment faire. S’il s’agit de construire un avenir enviable pour l’homme, il vaut mieux faire appel à la philosophie, la morale ou la spiritualité. Et développer un humanisme élargi qui ne considère pas que l’être humain a tous les droits parce cette attitude implique sa propre destruction. * Tribune « Avec moins faire mieux », parue dans Libération le 5 décembre 2013. www.hubertreeves.info www.humanite-biodiversite.fr Retrouvez l’invitée du mois sur cfdt.fr rubrique “idées” Le combat pour une mort digne d’un amoureux de la vie Alain Tendero / Divergence « Quand il y a un conflit entre la vérité et la vie, je choisis la vie », déclare Hubert Reeves lorsqu’on l’interroge sur son engagement comme membre du comité d’honneur de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité, qui milite pour le droit à une assistance médicalisée en fin de vie. Citer la vie pour se donner la mort ? Pour Hubert Reeves, tout est une question de choix entre « les principes de notre culture judéochrétienne » et la réalité de la vie. Il cite Nietzsche : « Ce qui importe, ce n’est pas tellement ce qui est vrai, mais ce qui aide à vivre. » Son combat contre l’acharnement thérapeutique ne date pas d’hier. En 1991, il préface l’ouvrage « Final Exit », plaidoyer en faveur de l’euthanasie. Le livre est interdit à la vente en France. En 1999, il signe « l’appel des 132 pour la désobéissance civique », dans lequel Pierre Bourdieu, Françoise Giroud, Albert Jacquard, Michel Onfray, Michel Polac, Agnès Varda, Hubert Reeves et bien d’autres déclarent : « Notre mort nous appartient ». « Les choses se sont améliorées avec la loi Leonetti sur les droits des malades et la fin de vie. Mais des situations inhumaines perdurent », estime-t-il, citant le cas Vincent Lambert, tétraplégique de 38 ans en état végétatif chronique depuis cinq ans, dont le sort a rouvert le débat sur la fin de vie. 29 CFDT MAGAZINE Avril 2014