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Aperçu de l’histoire de la conquête des nombres
Le mathématicien Kronecker (1823-1891) a dit : « Dieu fit le
nombre entier, le reste est l’œuvre de l’homme ». Nous allons
voir comment, à partir des nombres entiers positifs, les
hommes ont créé de nouveaux types de nombres.
Au commencement
La nécessité de compter des objets ou des animaux est
apparue très tôt dans l’histoire de l’humanité, et c’est à la
préhistoire que sont nés les premiers nombres entiers. On
pense que la pratique de l’élevage et de l’agriculture conduisit
les hommes à dénombrer les troupeaux et à élaborer des
calendriers. Par exemple pour compter les bêtes, ils plaçaient
des cailloux dans une urne. Ils ont ainsi manipulé des nombres
entiers positifs que nous appelons les
naturels. Pour écrire ces nombres, les diverses civilisations ont
imaginé des systèmes de numération très variés. Ce sont les
indiens qui ont réuni les conditions permettant un
développement du calcul, et qui nous ont transmis nos chiffres
actuels. Cependant, ce ne sont pas eux qui ont élaboré les
techniques de calcul, mais les arabes. Au 10
ème
siècle les
troupes d’Al-Ma’mun, calife de Bagdad, viennent de remporter
une victoire décisive sur les armées byzantines ; or Al-Ma’mun
préfère échanger les prisonniers qu’il a faits contre des livres !
Dans un de ces livres, le «
Siddhantha
» du mathématicien
indien Brahmagupta, se trouvent dix petites figures qui vont
devenir célèbres : nos dix chiffres ! Un mathématicien arabe
rédige un traité pour les faire connaître et décrire la façon de
les utiliser. Plusieurs siècles plus tard, cet ouvrage parviendra
en France, en Italie, en Allemagne et dans tout l’Occident.
Problèmes de partage
Avec les problèmes de partage, c’est dans les civilisations
babyloniennes et égyptiennes que sont apparues des fractions
simples comme 1
2 , 1
3 , 2
3 etc. Rappelons que, pour un
mathématicien, une fraction doit avoir son numérateur et son
dénominateur entier. Les égyptiens savaient additionner des
quantièmes (fractions de numérateur 1). Puis les grecs ont
effectué les quatre opérations sur ces ‘rapports de grandeurs’,
comme le montre le livre 5 des éléments d’Euclide, écrits au
3
ème
siècle avant J.C. Les grecs savaient calculer avec les
nombres écrits sous forme de fraction et qu’on nomme les
nombres rationnels.
Racines carrées… et nombres irrationnels
Au 5
ème
siècle avant J.C., au sud de l’Italie, Pythagore et ses
disciples, qui formaient une secte mathématique et religieuse,
croyaient que les entiers et les fractions pouvaient expliquer
tous les phénomènes du monde. L’harmonie de l’univers reposait
sur ces nombres qui suffisaient à leur bonheur. En
conséquence, chaque longueur aurait dû s’écrire sous la forme
d’un entier ou d’une fraction. Or le théorème de Pythagore
montre que la diagonale d’un carré de côté 1 est un nombre
dont le carré est 2, aujourd’hui noté 2 . Certaines racines
carrées sont des nombres bien connus : par exemple 9 = 3.
Mais d’autres, comme 2, ne ‘tombent pas juste’. On s’est alors
demandé si 2 pouvait s’écrire sous la forme d’une fraction.
Un certain Hippase de Métaponte a démontré que 2 ne
pouvait pas s’écrire sous forme de fraction , ce n’est pas un
nombre rationnel. Si bien que, pour eux, ce n’était pas vraiment
un nombre, ils en pressentaient seulement l’existence (la
diagonale du carré existe bel et bien !). Etonnés par cette
découverte qui bouleverse les croyances de leur société, ils
l’ont qualifié d’irrationnel, d’innommable, d’inexprimable, ce qui
traduisait bien leur embarras (une légende dit même que, pour
supprimer les témoins et garder le ‘scandale’ secret, ils
auraient éliminé discrètement celui qui avait découvert cette
troublante propriété, mort noyé dans un naufrage…). Plus tard,
les mathématiciens arabes et persans, comme Al-Khwarizmi au
9
ème
siècle, ont établi les règles de calcul sur les racines
carrées . Alors, petit à petit, avec les travaux des algébristes
du 13
ème
siècle, on n’a pas hésité à considérer tous les rapports
de longueurs comme des nombres. Depuis ce temps-là, on admet
qu’à côté des nombres rationnels, il en existe d’autres – les
nombres irrationnels – qui n’ont pas d’écriture fractionnaire.
Irruption du zéro et des nombres relatifs
C’est en 456, dans un traité de cosmologie, le «
Lokavibhaga
»,
qu’on trouve pour la première fois un mot («
çunya
» qui signifie
‘le vide’) qui représente le zéro. Au 7
ème
siècle après J.C., le
mathématicien indien Brahmagupta énonça des règles pour
opérer sur trois sortes de nombres appelés « biens »,
« dettes » et « zéro ». Les nombres négatifs étaient utilisés en
Inde pour le commerce : on avait ainsi inventé les
relatifs. Grâce à eux, la soustraction est toujours possible ; par
exemple 3 – 7 = – 4. Cependant les hommes furent longtemps
réticents à accepter les nombres négatifs. Ils sont restés
ignorés, puis méprisés. Les mathématiciens ne commencent à
travailler avec qu’au 15
ème
siècle, et ils les appellent «
numeri
absurdi
» (‘les nombres absurdes’), en leur refusant le statut
de solution d’une équation. Ce n’est qu’au 19
ème
siècle que
l’utilisation des nombres relatifs ne deviendra courante.
Pour faciliter les calculs, l’apparition des décimaux
Le fait d’écrire les nombres entiers avec un chiffre pour les
unités, un chiffre pour les dizaines, un chiffre pour les
centaines, etc. (cela s’appelle la numération de position) facilite
beaucoup les opérations (essayez de faire une multiplication
avec des chiffres romains !). Au fil du temps, les
mathématiciens ont remarqué que les opérations sur des
nombres non entiers seraient également facilitées si l’on avait
un chiffre pour les dixièmes, un chiffre pour les centièmes,
etc. Mais les nombres décimaux ne sont apparus que
tardivement ! Leur écriture actuelle (avec la virgule) a été
introduite au 16
ème
siècle par les mathématiciens européens.
C’est alors que le flamand Stevin, vers 1580, publia un traité
complet sur l’usage des nombres décimaux. Ceux-ci ne sont que
des nombres rationnels particuliers (c’est à dire que tout
décimal peut s’écrire sous la forme d’une fraction ; par exemple
8,76 = 876
100 ). Mais ils ont un grand intérêt pratique car ils
fournissent des valeurs approchées pour tous les autres
nombres, rationnels ou irrationnels (par exemple, on prend
souvent 3,14 pour
π
et 1,414 pour 2).