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fait une hypothèse minimale : si le
prix reflète un équilibre entre ache-
teurs (qui pensent que le cours va
monter) et vendeurs (qui pensent
qu’il va descendre), ce prix est tel
que l’espérance (c’est-à-dire la
valeur moyenne attendue) du prix de
demain est égale au prix actuel.
Bachelier écrit : Les opinions
contradictoires relatives à ces varia-
tions se partagent si bien qu’au
même instant les acheteurs croient à
la hausse et les vendeurs à la baisse,
et, plus loin : Il semble que le mar-
ché ne doit croire à un instant donné
ni à la hausse ni à la baisse puisque,
pour chaque cours coté, il y a autant
d’acheteurs que de vendeurs. Autre-
ment dit, l’accroissement de prix
entre aujourd’hui et demain est une
variable aléatoire imprédictible. Le
prix est donc la somme de ces
accroissements aléatoires. Or, la
somme d’un grand nombre de
variables aléatoires est, moyennant
des hypothèses peu restrictives, une
variable aléatoire dite gaussienne,
c’est-à-dire dont la distribution est
donnée par la loi normale de
Laplace-Gauss, et dont l’écart-type
croît comme la racine carrée du
temps qui s’écoule. Le processus
statistique ainsi construit est celui du
mouvement brownien. L’objet obtenu
est universel, dans le sens où il ne
dépend pas de la distribution particu-
lière des accroissements élémen-
taires. Un exemple d’une chronique
fictive, engendrée numériquement à
partir de la prescription de Bachelier,
est donné en figure 1, et comparé
avec la chronique de l’indice Dow-
Jones de la bourse de New-York
depuis le début du siècle. Au premier
coup d’œil, les caractéristiques gros-
sières de ces deux graphiques se res-
semblent et notamment, de manière
surprenante, avec l’apparition sur la
chronique simulée de périodes rela-
tivement longues où le prix fictif
semble être sur une tendance haus-
sière ou sur une tendance baissière.
Ces « tendances » ne correspondent
évidemment à aucune explication
économique rationnelle, et à aucune
possibilité de prévision. Elles ne
sont que le reflet du hasard, qui
prend cependant, dans le cas du
mouvement brownien, une forme
très particulière : en effet, les hausses
peuvent durer si longtemps que la
durée moyenne d’une période faste
(ou défavorable) est infinie !
Une différence majeure apparaît
cependant lorsque l’on observe les
deux graphes de la figure 1 plus
attentivement : plusieurs disconti-
nuités apparaissent clairement sur le
cours réel, correspondant aux grands
krachs du siècle (celui de 1929 par
exemple et la grande dépression qui
en a résulté, ou celui de 1987). Le
processus de Bachelier, quant à lui,
est continu ; aucune grande variation
n’est observée. Cela est une pro-
priété de la loi normale de Laplace-
Gauss, qui décroît si vite lorsque
l’on s’écarte du centre que les évé-
nements extrêmes ont une probabi-
lité quasi nulle de se produire. Dans
le monde de Bachelier, le krach de
1987 n’aurait jamais dû se produire,
même si la bourse avait existé depuis
le début de l’univers. La reconstruc-
tion empirique de la loi de distribu-
tion des variations de prix fait appa-
raître une queue dite de Pareto
(encadré 1), c’est-à-dire une lente
décroissance en loi de puissance de
la probabilité des extrêmes. Cette
loi, observée par Pareto à la fin du
XIXesiècle sur la répartition des for-
tunes ou des revenus, est apparue
depuis dans de nombreux contextes :
fluctuations financières, amplitudes
des tremblements de terre, taille des
mégapoles, recettes d’exploitation
des films... Une autre représentation
permet de comprendre la différence
profonde entre le modèle de Bache-
lier et la réalité des marchés : au lieu
de tracer le prix au cours du temps,
on peut tracer les variations journa-
lières des prix, à la fois pour l’indice
Dow-Jones et pour l’histoire fictive
de Bachelier (figure 2). On observe
dans le cas réel non seulement des
« pics » d’amplitude correspondant
à de fortes hausses ou de fortes
baisses, mais aussi une tendance à
l’agrégation de ces pics dans le
temps. Autrement dit, il apparaît
clairement des périodes troublées,
d’agitation intense, entrelacées par
des périodes plus calmes, de faible
activité : l’évolution des marchés se
fait par bouffées intermittentes de
volatilité. De telles structures n’ap-
paraissent pas dans le diagramme
sans relief du mouvement de Bache-
lier, qui correspond à une dynamique
modérée, sans à-coups, un hasard
sans surprises. Il est intéressant de
souligner les similarités frappantes
entre la texture statistique des fluc-
tuations financières et celle du
champ de vitesse d’un écoulement
turbulent. Comme pour les marchés,
un écoulement turbulent (par
exemple celui produit dans la grande
soufflerie de Modane) est intermit-
tent : il se structure en régions
« laminaires » (où l’écoulement est
relativement régulier et où la dissi-
pation d’énergie est faible) entrecou-
pées par des régions fortement dissi-
patives. Ainsi, toutes les méthodes
récentes d’analyse de signaux chao-
tiques (comme la transformée en
ondelettes) qui ont permis des pro-
grès considérables dans la compré-
hension de la turbulence hydrodyna-
mique et le développement de
modèles statistiques nouveaux, trou-
vent une application naturelle dans
l’étude des fluctuations financières
(encadré 1).
Lente décroissance de la probabi-
lité des variations extrêmes, persis-
tance des périodes de forte volati-
lité ; au-delà de cette description
qualitative, on peut définir des
mesures quantitatives de ces effets,
et comparer les résultats obtenus
pour différents marchés et diffé-
rentes époques pour conclure à cette
grande universalité mentionnée en
introduction (encadré 1). Celle-ci
suggère un mécanisme élémentaire
commun, peut-être relié à certains
invariants fondamentaux de la psy-
chologie humaine : appât du gain et
peur de perdre, manque d’informa-
tions, esprit grégaire et mimétisme,
apprentissage par essai et erreur...
notions qu’il faut tenter de quantifier
précisément. Plusieurs modèles,
pour lesquels l’un ou l’autre de ces